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Parcours visionnaires et passeurs de frontières

André Mary

To cite this version:


André Mary. Parcours visionnaires et passeurs de frontières. Anthropologie et sociétés, Québec :
Département d’anthropologie, Faculté des sciences sociales, Université Laval, 2001, 27 (1), pp.111-
130. �halshs-00204939�

HAL Id: halshs-00204939


https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00204939
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PARCOURS VISIONNAIRES ET PASSEURS DE
FRONTIERES

André Mary

Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’expérience « extraordinaire » des


explorateurs de l’Afrique, Out of Our Minds, Johannes Fabian soutient que le
passage de frontières entre les mondes n’est possible et pensable que sur la base
d’une suspension des cadres ordinaires de l’expérience qui bouleverse tous les
plans et les schémas (Fabian 2000 : 8). Il n’y a pas de rencontre et de découverte
de l’autre, même sur le plan anthropologique, sans une sorte d’expérience
« extatique » qui vous fait « perdre la tête », « being outside ». On peut
facilement transposer cette thèse à l’histoire mouvementée des prophétismes
africains et à la médiation décisive de l’expérience visionnaire dans le
télescopage des mondes, dans le passage de frontières, matérielles et spirituelles,
et dans les conversions de vie. L’irruption brutale de la vision marque sans doute
un arrêt, provoque parfois la chute et vous laisse un temps comme « mort » (à
l’image de Paul sur le chemin de Damas), mais la vision met aussi en
mouvement, littéralement en marche, ceux qui sont visités par l’Esprit. Elle est
le préalable de tous les parcours itinérants qui conduisent les prophètes à
accomplir leur mission divine de village en village, franchissant allègrement
toutes les barrières, ignorant et provoquant tous les interdits. Les récits de
conversion aux religions missionnaires sont également tous associés à des
visions ou des rêves ménageant quelque rencontre avec les ancêtres ou les
divinités tutélaires, assurant la continuité de quelque filiation au coeur du
changement de vie. L’expérience extatique qu’offrent les cultures visionnaires se
révèle être le creuset de la capture des héros chrétiens et de la rencontre entre les
mondes, le lieu transcendant des synthèses incompatibles, comme l’illustre sur le
terrain indien le rôle du shamanisme dans l’appropriation du christianisme. La
redécouverte de l’importance de la dimension prophétique de l’expérience
religieuse est une des clefs de l’« effervescence » du religieux observable
aujourd’hui, en Afrique comme ailleurs. Le succès récent de la mouvance
charismatique, évangélique et pentecôtiste contribue à « évangéliser » les voies
de l’imagination et à lier fortement la conversion de tout un chacun et ses
promesses de guérison à la nécessité « d’avoir une vision ».
Cet article voudrait illustrer à travers quelques parcours et figures
biographiques d’hommes de Dieu inscrits dans la mouvance d’une religion
prophétique africaine la manière dont les visions et les songes encouragent et
accompagnent les parcours migratoires des individus et par là même le
mouvement de transnationalisation des religions africaines. L’idée est que la
migration des individus fonctionne à l’imaginaire autant qu’au réel des
opportunités et contraintes du marché du travail, ne serait-ce que parce que

Anthropologie et Sociétés, vol. 27, n°1, 2003 : 111-130


112 ANDRE MARY

l’offre de biens imaginaires (visions, guérisons, etc.) fait partie des enjeux du
voyage et des échanges. Par le biais des trajectoires d’immigration, des
obligations religieuses (pèlerinages et autres), des missions ou des fonctions
exercées par certains, ou encore des visites de dignitaires étrangers, les membres
des églises « africaines » vivent de plus en plus au rythme de réseaux d’échanges
nationaux et internationaux. Un témoignage de conversion au christianisme
céleste — une église d’origine béninoise — recueilli à Brazzaville vous parle
autant du contexte local de l’implantation de l’Église dans le quartier de Poto-
Poto que des débuts de l’Église en Côte-d’Ivoire, des tribulations de son arrivée
dans la banlieue parisienne en Seine-Saint-Denis ou des souvenirs liés à la
fréquentation du prophète fondateur dans son quartier de Ketu à Lagos au
Nigeria. L’installation de l’Église du Christianisme Céleste (ECC) à Brazzaville,
c’est entre autres le croisement de deux histoires de vie transnationales : celle
d’une commerçante béninoise installée de longue date sur place mais dont la
mère a été guérie par un visionnaire de l’ECC à Cotonou, et celle d’un haut
fonctionnaire congolais, catholique, venu à Paris pour une opération grave et qui
a trouvé lui aussi la cause de sa maladie à la suite du diagnostic d’un visionnaire
d’une paroisse céleste de la banlieue parisienne. On n’en finirait pas de citer ces
itinéraires de conversion et de guérison qui ne cessent de franchir les frontières,
comme celui d’Albert, un jeune métis gabonais de Libreville, qui lors d’un
voyage « visionnaire » à Abidjan où il cherchait désespérément son père, un
Blanc, le retrouve grâce à un visionnaire d’une paroisse de Marcory. L’histoire
individuelle de chacun s’inscrit dans l’histoire globale d’une communauté
qu’elle reproduit et transcende dans le même mouvement.
Pour suivre ces passeurs de frontières que sont les « hommes de Dieu »,
convertis ou consacrés, prophètes ou pasteurs, vivre au rythme de ces
individualités migrantes et quelque peu cosmopolites, l’anthropologue est amené
à pratiquer lui-même une ethnographie voyageuse, errante, faite d’une
multiplicité de situations et de rencontres personnelles. Aux longs séjours fondés
sur la corésidence en un lieu donné et sur le réexamen d’une communauté
familière régulièrement revisitée, fait place l’impératif ethnographique d’avoir à
suivre ces « fous voyageurs » dans leur déplacement et à jouer le jeu des
événements miraculeux qu’ils rencontrent sur leur route. Comme le souligne
Fabian (2000) dans son parallèle avec la vie des explorateurs, l’ethnographe doit
aussi accepter de perdre ses repères, stepping outside, pour retrouver la force et
la présence de l’imaginaire dans les itinéraires de vie singulière.

Entre Ciel et Terre, la vision du prophète


L’implantation de l’Église du Christianisme Céleste (ECC) en Afrique
n’obéit pas vraiment, au moins initialement, à ce qu’on peut appeler une
« stratégie missionnaire » mais plutôt à un mélange de contraintes migratoires et
de rêves visionnaires. Les migrants économiques mais aussi les réfugiés
politiques ou les victimes de persécutions religieuses ont fourni sans nul doute le
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 113

principal relais de l’expansion transnationale de l’Église et ils en restent les


agents principaux. Le foyer de la révélation originelle se situe à proximité
immédiate de la frontière entre l’ex-Dahomey, actuel Bénin, pays francophone,
et le Nigeria anglophone. Si l’Église est officiellement fondée au Dahomey en
1947, le prophète se rend dès 1951 au Nigeria, pour échapper, dit-on, aux
persécutions religieuses des catholiques, avec l’aide des pêcheurs toffins des
villages lacustres, qui ont introduit l’Église dans ce pays dès 1950. C’est par
l’immigration d’un « frère » de promotion et d’un compagnon de vision
d’Oschoffa, que la première communauté céleste s’implante en Côte-d’Ivoire
dans les années 1950. Cette transgression des frontières imposées par le
colonisateur, sur fond de migration, d’exil et de persécution, a contribué à forger
l’identité de cette Église et facilité son expansion dans les autres pays d’Afrique.
C’est encore par l’intermédiaire des migrants béninois fuyant le régime de
Kérékou, ou attirés par les profits de l’or noir, que l’Église prend pied dans les
années 1970 au Gabon et dans toute l’Afrique équatoriale. Quant à son
implantation en Europe ou aux États-Unis, elle la doit principalement aux
migrants célestes, souvent étudiants ou cadres, d’origine ivoirienne ou nigériane.
Le Diocèse de France et des Dom-Tom1, en grande partie fondé par des célestes
ivoiriens, est dirigé depuis 1986 par Emmanuel Oschoffa, un des fils du
prophète, et fréquenté entre autres par de nombreux Antillais.
Par sa naissance même, le prophète Oschoffa transcende d’emblée les
frontières artificielles de la colonisation puisqu’il naît en 1909 « dahoméen »
d’une famille yoruba originaire du Nigeria (son père aurait échappé
miraculeusement aux marchands d’esclaves pour cause de maladie). C’est auprès
de la tombe de sa mère, dans son village d’origine d’Imeko en pays yoruba où il
a fait construire une « Cité Céleste », que son corps repose depuis 1985. Sa
naissance est aussi un défi au destin puisqu’elle est placée sous le signe de la
promesse et de la Grâce : Samuel est le seul garçon inespéré d’un père qui, après
avoir perdu de nombreuses filles de ses six femmes (une seule a survécu), avait
fait le voeu de consacrer ce fils à Dieu. Le père, seul membre d’une famille à
dominante musulmane qui pratiquait la religion protestante et méthodiste,
confiera en effet très tôt son fils à un catéchiste puis à un pasteur méthodiste. Le
surnom yoruba de bilewu, adjoint au prénom biblique de Samuel (don de Dieu),
évoque l’incertitude d’une naissance qui le voue à exister à la frontière entre les
mondes, entre la vie et la mort, entre le Ciel et la Terre, à l’image de cette
situation d’errance entre les eaux et la forêt et de retraite hors du monde qui le
conduit un jour à sa vision2.

1
Départements et territoires d’outre-mer.
2
Toute sa vie, Oschoffa cultive ce lien ombilical au monde « céleste » (qui donne son nom à ses
disciples, les « célestes »), comme lors de sa maladie en 1965 où l’Ange lui accorde in extremis
une rémission miraculeuse qui prolonge sa mission sur terre de 20 ans, et surtout lors de sa
mort en 1985 qui n’intervient que plusieurs jours après son accident de voiture alors qu’il était
apparemment « revenu à la vie ».
114 ANDRE MARY

Comme il l’a raconté lui-même très officiellement le mercredi 18


janvier 1969 à Makoko (siège de l’Église et du Diocèse du Nigeria), c’est alors
qu’il voyageait depuis plusieurs jours en forêt sur une barque à la recherche de
bois d’ébène dont il faisait le commerce qu’il vécut l’événement suivant :
Un jour de mai 1947, j’étais en forêt après avoir traversé le fleuve Ouémé.
Mon piroguier fut pris de violentes coliques. Nous n’avions aucun secours.
Confiant en l’Éternel, je pris ma Bible, priai et imposai ma main sur le
ventre du malade. Quelques minutes après, il se sentit soulagé. Pris de peur,
il me confessa qu’il avait, pour son déjeuner, puisé délibérément dans la
friture que j’avais emportée dans mes tournées. Il ajouta que j’étais
certainement un homme bizarre puisque la sanction de cet acte odieux ne
s’était pas fait attendre. Puis il se sauva me laissant seul entre l’eau et la
forêt. Je ne savais ni nager, ni conduire une pirogue. Bon gré, mal gré, j’étais
inexorablement condamné à demeurer sur place jusqu’au secours éventuel.
Néanmoins je n’avais pas peur, la nuit, j’allumais du feu pour me réchauffer
et je priais ardemment. Le troisième jour de cette situation désespérée,
précisément le 20 mai 1947, il y eut une éclipse de soleil. Depuis ma
naissance, pareil événement ne s’était jamais produit au Dahomey. J’étais
seul dans la forêt, je pris peur et me jetai à genoux, et fermai les yeux pour
prier. Au cours de ma prière, j’entendis distinctement une voix qui me
disait : « Luli, Luli » et l’explication suivait : « Grâce, Grâce ». Quand
j’ouvris les yeux, je vis devant moi, à ma grande stupéfaction, un singe blanc
ailé assis sur son séant. Il avait deux dents à la mâchoire supérieure et deux
autres à la mâchoire inférieure. C’est lui apparemment qui avait prononcé les
mots Luli et Grâce. À ma droite et prêt à me mordre, je vis un petit serpent
marron. Il avait le cou très gonflé surmonté d’une petite tête. On aurait dit un
serpent à sonnettes. Sans peur d’être mordu, je le saisis par le collet, le
caressai et le relâchai tranquillement. Puis un peu à l’écart, je vis un oiseau
très joli. Il avait les ailes pointues et les plumes colorées. Ses pattes et son
bec sont d’un jaune nacré. Il faisait la roue et ressemblait beaucoup à un
paon. Un instant après, ces animaux disparurent sous mes yeux. Néanmoins,
mon odyssée devait durer trois mois. Je n’avais plus rien à me mettre sous la
dent. Je ne vivais désormais que d’eau et du miel que je récoltais en brûlant
les ruches d’abeilles. J’étais transformé et vivais dorénavant sans peur dans
la prière et la lecture de ma Bible.
Mais un jour fatidique, le cours d’eau se mit en crue et faillit emporter ma
frêle embarcation. Je résolus de me jeter dans la pirogue, confiant en
l’Éternel. De roulis en roulis, se cognant aux monticules de ronces et de
branchages qui émergeaient de l’eau, ma pirogue échoua le second jour à
proximité du village appelé Agongue, dans la sous-préfecture d’Adjohoun 3.

3
Nous citons ici une traduction française parmi d’autres d’un ami personnel d’Oschoffa, Papa
Adjovi, de Cotonou, inspirée de la version anglaise initiale de la Constitution Bleue, un des
rares documents officiels de l’Église émanant du diocèse du Nigeria.
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 115

Cette expérience de retrait du monde figure dans tous les récits de


prophètes fondateurs (Adogame 1999 : 24) ; ici, la vision a lieu les yeux fermés
selon une habitude de prière acquise dans le milieu protestant et renforcée ici par
l’événement symbolique de l’éclipse solaire. Autre trait paradoxal, c’est une
vision qu’on écoute, une voix qui se fait entendre : « Luli, Grâce », et par la suite
toutes les réponses apportées à ceux qui interrogent Oschoffa ou toutes les
actions à accomplir sont dictées par la voix qu’il entend. Les trois êtres qui sont
au centre de la rencontre visionnaire ont un caractère hybride très marqué : un
singe blanc ailé qui ressemble à une chauve souris, un serpent court au cou
gonflé qui a l’allure d’un serpent à sonnettes et qui se laisse caresser, un bel
oiseau à grande queue qui ressemble à un paon. Ces êtres ne sont pas tout à fait
ce qu’ils sont et n’ont pas un comportement ordinaire. Si les exégèses
symbolistes de ces trois apparitions ne manquent pas, aucun commentaire
officiel n’a jamais été fourni dans l’Église sur l’énigme de ces trois êtres
hybrides qui interviennent comme signes et médiateurs de l’annonce de la
mission prophétique. Dans cette version, la scène de la guérison par imposition
des mains du pagayeur voleur qui consacre Oschoffa comme « un homme
bizarre », faisant des miracles malgré lui, précède la vision, alors que dans
d’autres cette scène intervient plutôt après. Elle est suivie dès son retour au
village d’une cascade d’autres guérisons tout aussi miraculeuses : celle d’un
jeune homme méthodiste Kudilho à Agongue (« je le touchai et Jésus le fit se
lever ») et surtout celle du fils agonisant de la soeur d’Oschoffa (Emmanuel
Guton) qui deviendra le premier « visionnaire » de l’Église. L’épisode du retrait,
du jeûne et de l’errance en forêt se retrouve aussi dans les récits de vocation des
grands féticheurs vodu (Surgy 2001), mais le premier geste d’Oschoffa en
arrivant au chevet du fils agonisant de sa soeur est de « chasser les féticheurs »
de la maison. Seule la puissance de Jésus agissant par l’imposition des mains est
à la source des guérisons. La mission confiée par Dieu quelque temps plus tard
sera justement de fonder une Église sainte qui n’adore que Dieu et mette fin à la
puissance des fétiches.
Au-delà de l’événement inaugural qui change fortement la vie du
prophète, la révélation est un processus continu qui se poursuit dans un climat
incontrôlé d’effervescence visionnaire à plusieurs voix puisque d’autres
« visionnaires », particulièrement des femmes (et notamment une « amie »
d’Oschoffa, Marie Zevounou, en septembre et octobre 1947), tombent en extase
et ont des révélations capitales (sur le nom de l’Église, la Mission, la Croix de
bois, etc.) qui ne cessent de compléter les signes et les messages initiaux. Les
« visionnaires » sont d’emblée présents aux côtés du prophète (un de chaque
côté) qui raconte ses visions, avant même qu’ils soient institués si l’on peut dire,
car de fait ce sont les chérubins et séraphins, une autre Église Aladura
qu’Oschoffa a fréquentée, et qu’il croise d’ailleurs dans son périple, qui ont
institué ce ministère de la vision (Mary 1999). Mais la dimension inaugurale et
fondamentalement biblique du message prophétique refoule tous les emprunts et
héritages locaux qui pourraient être évoqués.
116 ANDRE MARY

La conversion d’un génie sorcier


Si l’Église se répand dès 1950 au Nigeria par le biais des pêcheurs
toffins, au même moment des migrants célestes dahoméens créent un groupe de
prière au quartier Chicago de Treichville à Abidjan. Le pionnier de cette
implantation (surnommé l’Ancien ou Papa Côte-d’Ivoire) est un certain Yansunu
Nathaniel, comptable à la RAN, la compagnie des chemins de fer, et fils du
pasteur méthodiste à qui Oschoffa fut confié dès l’âge de sept ans. En 1952,
Oschoffa rend visite en Côte-d’Ivoire à son ami Yansunu et inaugurera une
petite paroisse en dur fréquentée par les Dahoméens. Les visions de la femme du
premier évangéliste Yansunu font des miracles en terre ivoirienne, comme cette
femme stérile qui devient mère de jumeaux. Un des premiers baptêmes
d’« étrangers » sera en 1953 celui de Philibert Sylvanielo, un Français d’origine
martiniquaise, collègue de Yansunu à la RAN, qui connaissait aussi bien que ses
amis dahoméens la force maléfique du vodu. Les événements de 1958 qui
débouchent sur les bastonnades et l’exclusion des Dahoméens mettront fin à
cette première communauté céleste, tous les Béninois fuyant la Côte-d’Ivoire. Il
faudra attendre les années 1968 pour que les migrants de retour s’engagent dans
la création de paroisses (Bon Berger, Saint-Michel).
En 1972 la paroisse Saint-Raphaël d’Abidjan est la première à adopter le
français dans la liturgie, à la place du gun ou du yoruba pratiqué par les
immigrés béninois. La mort de Yansunu en 1975 et la venue d’Oschoffa à
Abidjan accompagnant le rapatriement du corps de son ami à Cotonou, marquent
une autre étape de la conversion et du baptême des Ivoiriens, comme celle de
B. J. Ediémou et de L. A. Zagadou, tous deux futurs chefs de diocèse et frères
ennemis. Nommé à la tête de l’Église par le prophète Oschoffa, Ediémou est le
champion de l’ivoirisation de l’Église. Le scénario de la conversion et de la
vocation religieuse d’Ediémou est d’ailleurs très fidèle à celui que l’on trouve
dans les récits des prophètes ivoiriens harristes. Il est né sous le signe de l’eau et
sa naissance s’inscrit dans une dette vitale vis-à-vis d’une société de génies
sorciers qui lui donne sa force4 :
Tout africain est né sous un signe. Et moi je suis né sous le signe de l’eau.
Ma maman a cru que c’était un génie qui m’a fait naître, car elle n’avait que
des filles et voulait un garçon. Le féticheur a dit que c’est le génie de l’eau qui
a voulu que je vienne. On a donc adoré l’eau pendant un moment. Et moi, je
me suis vraiment donné corps et âme au génie. Le génie existe. Dieu a ses
ministres qui sont les anges, ceux qui sont corporels sont les prêtres et autres.
Le démon existe, ses ministres sont les génies. J’étais avec les génies.
Après des études primaires à la mission catholique Saint-Jean de Grand
Bassam et des études secondaires au lycée classique d’Abidjan, il entre aux

4
J’ai rencontré Ediémou en décembre 1999 à Abidjan ; cette rencontre fut suivie de plusieurs
autres. Parmi les entrevues qu’il a accordées à la presse abidjanaise, la plus significative pour
ce sujet est parue dans le journal Actuel, n°1574 du 7 janvier 2002.
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 117

Postes en tant qu’agent contrôleur chargé des marchés des télécommunications.


Le ministre Séri Gnoléba lui demande en 1975 de travailler à ses côtés comme
« attaché de cabinet ». C’est dans ce moment d’ascension sociale où il est admis
dans la société des « Grands », où il dispose de tous les signes de la richesse (les
chèques en blanc) — et même de la réputation de grand gardien de but d’une
équipe nationale de football — tout en restant l’humble serviteur de l’Église
catholique (où il est interprète dans sa langue vernaculaire lors de la messe
dominicale), qu’il est brusquement confronté à une dette inassumable, le
sacrifice de sa soeur. Comme tous les Grands, il recourait en effet à la sorcellerie
pour se protéger, mais pour échapper à la dette sacrificielle, il lui manquait la
puissance de Dieu.
Le sorcier boit beaucoup de sang et le sorcier ne boit pas le sang du mouton.
En fin d’année, les sorciers boivent le sang des hommes. Je devais livrer ma
petite soeur en sorcellerie et j’ai refusé. J’ai donné une autre personne que les
sorciers ont rejetée. Le délai qu’on m’avait donné c’était le 31 décembre
1975. C’est une date qui est gravée dans ma mémoire, car c’est ce jour là que
devait mourir ma soeur. Et c’est celle que j’aimais beaucoup. C’est elle que
j’ai pu scolariser et je ne voulais pas que les sorciers la mangent. C’est quand
nous nous battions cette nuit là entre sorciers que j’ai découvert l’Église du
Christianisme Céleste. Une Maman visionnaire de la paroisse Prodomo m’a
fait la vision. Elle m’a rassuré en m’affirmant que je suis effectivement dans
l’Église qui peut me délivrer et que Christ pouvait délivrer ma soeur. J’ai cru,
mais on m’a dit que le prophète Oschoffa était à Porto-Novo [au Siège] et non
au Saint-Siège [à Rome] comme le laissaient entendre les Béninois. Je suis
allé au Bénin et j’ai vu le prophète. Je l’ai attaqué deux fois avec mes
pouvoirs mystiques et il m’a repoussé. J’ai attaqué une troisième fois et je me
suis écroulé. Quand j’ai retrouvé mes esprits, il avait son pied sur ma tête.
Moi, Ediémou, j’étais sous le pied de quelqu’un. Je n’en revenais pas. De
retour à Abidjan, j’ai intégré définitivement l’Église du Christianisme Céleste.
La conversion se présente comme la conclusion d’un duel entre le
prophète et le sorcier, comme dans tous les récits prophétiques ivoiriens : une
véritable épreuve de force entre les « pouvoirs mystiques » de son double et la
puissance de Dieu qui est dans les mains du prophète. Vaincu par ce dernier, à
l’image du dragon terrassé par Saint-Michel, il est enfin délivré de l’emprise des
génies sorciers. Mais le cercle du prophète et du sorcier s’est inversé, car le
prophète qui l’a sauvé lui a demandé à son tour un autre « sacrifice », en
échange d’une promotion accélérée et du partage des secrets de l’Église : la
consécration de sa vie à Dieu et le renoncement à son travail dans le monde.
En 1977, le prophète m’a demandé de quitter mon travail. La Côte-d’Ivoire
connaissait le boom économique à cette époque. J’étais au ministère du
Commerce. J’étais attaché de cabinet. J’avais une voiture, des bons
d’essence… tout gratuitement. Mon ministre me faisait confiance. Il me
confiait des chèques signés en blanc sans montant. Je mettais le montant
ensuite. C’est donc dans ce contexte que le prophète m’a demandé de venir à
l’Église. Le prophète Oschoffa ayant vu que si on ne me prenait pas au sérieux
118 ANDRE MARY

le diable pouvait s’en mêler, parce que la force que j’avais n’était pas à
négliger, il a voulu vite me récupérer et accélérer ma formation. J’ai connu
l’Église en 1975 et je suis devenu évangéliste en 1977 (alors qu’il faut
habituellement au moins 15 ans pour arriver normalement à ce grade dans
l’Église). J’ai quitté le diable et je suis venu à Jésus-Christ qui est la vérité. Si
un prophète demande à quelqu’un de quitter son travail pour se consacrer à
l’Église, la logique veut que le prophète parle un peu de son Église à cette
personne. Et la réalité l’oblige à me confier quelque chose à l’Église. Je ne
peux pas quitter ce boom sans qu’il y ait une puissance qui m’ait attiré, qui
m’ait convaincu, qui m’ait persuadé. C’est ce qui explique le fait que la seule
personne qui est restée dans les secrets du prophète jusqu’à sa mort, c’est
Ediémou.
Ce pacte prophétique (qui prend des allures de pacte secret avec un
diable reconverti) et cette promotion exceptionnelle au sein de l’Église qui court-
circuite les étapes ordinaires de la consécration ne pouvaient que susciter la
jalousie des autres, des Béninois mais surtout des Ivoiriens qui attendaient
patiemment leur heure. Le destin d’Ediémou, le changement de vie spectaculaire
de celui qu’on appelait « Ediémou l’argent », s’inscrivent donc dans la vision du
prophète, même s’il est resté aux yeux des autres le « diable » qu’il était, lui-
même cultivant à merveille le rappel de son passé de grand sorcier et la menace
du réveil de la colère de son double diabolique qui ne tardera pas d’ailleurs à se
réveiller et à provoquer cette fois son excommunication5

Un « magicien » céleste à Paris


La fin des années 1970 constitue une autre étape de l’histoire de l’Église
en Côte-d’Ivoire. C’est l’époque où toute une génération de jeunes « lettrés »,
des étudiants qui commencent à fréquenter l’université d’Abidjan, vont
rencontrer l’ECC sur leur chemin et modifier profondément l’image et les
pratiques de l’Église, entre autres parce que leur génération, à la différence de
celle des « Papa » qui en interdisaient l’accès, se met à investir la Bible. C’est
aussi en grande partie par le biais de ces étudiants, cadres ou ingénieurs, que
vont s’opérer les premières implantations de l’Église en Europe (les diocèses
anglophones comme le Nigeria ayant pris dix ans d’avance puisque la première
paroisse de Londres s’ouvre en 1964).
En 1977, promu évangéliste, Ediémou est envoyé pour une première
mission en France par le prophète, en Seine-Saint-Denis, pour visiter la diaspora
des célestes de la région parisienne. La même année il baptise, dans le lieu
consacré d’Abidjan, au lac de petit Bassam, un jeune étudiant en sciences
économiques, Daniel, originaire de Gagnoa, né dans une famille dida. Son
histoire est représentative de cette génération et de la mondialisation de l’Église.
Daniel fait ses études primaires sur place et ses études secondaires au lycée de

5
Les extraits sont cités à partir des termes d’un entretien personne, mais Ediémou témoigne lui-
même dans la presse ivoirienne en ces termes : « J’étais un grand sorcier ».
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 119

Gagnoa, la ville des Bété. Le père est secrétaire des Postes et chef coutumier, et
la famille profondément catholique. Durant toutes ses études, le Seigneur n’a
jamais cessé de faire pression sur lui, et ses parents voyaient qu’il était attiré par
la parole de Dieu et le travail spirituel au sein de l’Église. En 1972, à Gagnoa,
une église du christianisme céleste s’implante près du lycée en face de l’église
catholique. Le chargé de l’Église de Gagnoa était un jeune étudiant d’Abidjan
qui avait lui-même abandonné ses études pour se consacrer au service de
l’oeuvre de Dieu. En 1977, Daniel passe son bac à Abidjan, se fait baptiser à
Vridi Plage par Ediémou, et entre à l’université en Faculté de sciences
économiques. Il continue à faire le travail spirituel et participe à la fondation de
la paroisse Saint-Pierre, mère des 15 paroisses de la commune urbaine de
Yopougon, et plus tard d’autres paroisses notamment lors de ses missions en
milieu rural6.
Pendant mes études, j’avais constamment des visions. J’étais par exemple en
cours de comptabilité et brusquement en plein amphi, le ciel s’ouvrait. Je
voyais un grand temple. Et en ouvrant le tiroir, je me retrouve devant un grand
autel en train de prier. Le Seigneur descend habillé de blanc, bleu, jaune, vert
[les couleurs autorisées dans l’ECC ; le rouge et le noir sont interdits]. Il
enlève tout, il me montre son coeur. Il me dit : « travaille avec moi, car
partout où tu iras, sous terre, au ciel, sur la mer, à l’école, tu ne verras que ma
face ». J’étais content parce que le Seigneur était avec moi. Et lorsque je suis
revenu à moi-même, après trois heures de temps, il n’y avait plus personne
dans l’amphi, j’étais seul et je n’avais pas vu le temps passer. Je me suis dit
que je devenais fou.
Grâce à l’aide du Seigneur, il obtient l’ouverture d’un sanctuaire de
prière dans une chambre de la cité universitaire au même titre que les
musulmans qui avaient obtenu une mosquée pour prier. Déambulant pieds nus
avec sa soutane blanche (comme tous les célestes consacrés), il ne cesse
d’intriguer les autres étudiants surtout lorsqu’il entreprend de purifier les
couloirs les lendemains de beuverie avec de la fumée d’encens. Beaucoup
l’accusent de faire de la magie, mais il réussit à en convertir certains, notamment
des rosicruciens et des francs-maçons.
Un jour, un camarade de philosophie qui vivait avec une fille, est venu me
chercher, il m’appelait le « magicien ». Son amie se tordait avec un mal de
ventre, elle avait une crise de paludisme, et criait de douleur. Je n’étais pas là.
Ma petite soeur a seulement répondu que j’avais l’habitude de prendre
seulement une bougie et d’appeler : Jehovah! Jehovah! Jehovah! Jésus-Christ
Saint-Michel, Dieu de vie, Dieu de délivrance ». Dès qu’il a fait cela, la fille
s’est endormie et elle n’a plus eu mal. L’ami a dit à ma petite soeur : « Toi
aussi tu fais la magie? ». Elle a répondu qu’elle faisait seulement la prière. La
nuit suivante alors que je dormais, on frappe à ma porte : « Alleluia! Alleluia!
le magicien! ». C’était à nouveau cet ami qui s’affolait, car la femme en

6
Daniel m’a accordé deux entretiens : l’un en janvier 1997 à Brazzaville, l’autre en juillet 2001
à Abidjan.
120 ANDRE MARY

question était en fait en grossesse de sept mois et s’apprêtait à perdre l’enfant,


la poche s’étant ouverte. J’ai prié, et l’Esprit me dit: « Va à Cocody, dans
l’immeuble des Français, tu trouveras un visionnaire et fais la prière avec
lui ». Je l’ai fait et le visionnaire me dit une fois au pied de la malade : « Va
chercher les feuilles de rameaux qui sont dans ta chambre ». Je n’avais pas de
feuilles de ce genre dans ma chambre mais pourtant je les ai trouvées. Il m’a
dit de placer une feuille de rameau à chaque coin de la chambre, et de placer
ma main sur le ventre de la femme. Pendant ce temps, j’ai vu apparaître une
femme tout en blanc qui chantait le cantique suivant : « C’est fête au pays des
anges, c’est fête chez nous aussi, c’est fête sur la terre, nous sommes réunis, la
joie est dans nos coeurs, chantons vers toi Marie ». Et puis elle m’a dit de
suivre tout ce que me dira le visionnaire. J’ai tendu la main : « Seigneur Jésus,
Tu es la vie, sans Toi, il n’y a pas de vie, et après Toi il n’y a pas de Dieu,
c’est pourquoi Tu es l’Éternel. Accomplis ce que tu as accompli! ». Et j’ai vu
l’enfant remonter dans le ventre de sa mère et la poche se refermer. L’étudiant
a fui la cité parce qu’il avait peur.
Convaincu de sa vocation par le témoignage de ce charisme de guérison,
Daniel décide d’accepter le plan que Dieu a pour lui depuis longtemps. Dès
1972, alors qu’il était encore à Gagnoa, le Seigneur lui avait dit en songe : « Tu
auras un billet d’avion, tu ne sauras pas qui te le donnera mais il faudra
accepter ». Le billet d’avion miraculeux est un lieu commun des récits de voyage
des migrants célestes. Un visionnaire est venu le voir pendant qu’il priait en lui
disant d’aller regarder dans sa boîte aux lettres au campus universitaire. Une
lettre le priait de se rendre à l’adresse d’une banque où se trouvait l’argent du
billet d’avion et un passeport, tout cela était prêt. En 1984, sept ans après la
première mission d’Ediémou en France, Daniel part donc pour Paris où un
premier groupe de célestes francophones se retrouvent pour prier Quai de la
Gare, dans un vieux bâtiment de la SNCF qu’ils partagent avec un groupe
théâtral. La cohabitation n’est pas facile : l’autel servait à la troupe, les
chandeliers étaient utilisés comme cendriers. Le groupe rassemblait des
Ivoiriens, des Togolais, mais aussi des Antillais. C’est une dame
guadeloupéenne, une infirmière qui avait connu l’Église au Togo, et épousé un
étudiant togolais, qui deviendra la « Maman de l’Église de France » en servant
d’intermédiaire pour trouver un vrai lieu de prière. La reconnaissance de l’Église
au Journal Officiel (en avril 1987) comportera l’adresse de la première paroisse
de France à Corbeilles-Essonne. Après trois ans, le groupe quitte cet endroit trop
éloigné de Paris, et s’installe, toujours à la suite des révélations d’un visionnaire,
à Champigny, pour fonder la paroisse Saint-Michel. Cette paroisse est devenue
la plus grande paroisse de France, où le Pasteur Bada, le successeur nigérian du
prophète fondateur, engagé dans une politique internationale de voyage et de
visite des diasporas célestes en Europe et aux États-Unis, sera reçu pour la
première fois en 1987. Des chrétiens célestes d’origine béninoise ou nigériane,
souvent plus gradés dans l’Église mais vivant jusqu’alors en France sans lieu de
prière, rejoignent cette paroisse mère. Daniel délaisse les études qui justifiaient
son voyage et son visa pour se consacrer entièrement à l’Église. Le Seigneur
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 121

avec lequel il est en communication permanente lui impose une « retraite » dans
ce lieu pendant sept mois (le chiffre sacré de l’Église), pour veiller sur l’autel et
accomplir des prières toutes les trois heures « pour que la lumière vienne et que
la force de Dieu se manifeste ». La mise au « couvent » d’origine vodu,
généralement associée au traitement des maladies, est une pratique courante dans
l’Église Céleste.

Missions célestes au Congo


Et puis un jour, le destin de Daniel croise celui d’un Congolais
séjournant à Paris pour des raisons de santé et décide de son départ pour le
Congo7.
Un certain Monsieur Malela, médecin congolais travaillant à la SNE (Société
Nationale de l’Électricité) de Brazzaville se rend à Paris en 1989 pour se faire
soigner. Il prend pension chez un de ses frères dont le logement se trouve être
juste derrière l’église du Christianisme Céleste de Champigny. Le dimanche
matin, il demande à son frère où il peut prier, car il était catholique et même
président du comité paroissial de la cathédrale de Brazzaville, mais les enfants
le conduisent à l’église des célestes. Étonné par ces gens habillés de soutanes
blanches, il pense qu’il s’agit d’une secte, comme les Témoins de Jéhovah ou
autres. Comme il s’apprête à repartir, ses oreilles se mettent à bourdonner. Il
entend une voix : « Viens, c’est ma Maison. Viens, c’est mon Église.
Déchausse-toi »8. À l’écoute de l’Évangile, il est saisi par l’Esprit, comme
« électrifié », pour reprendre ses termes. Après le culte, un visionnaire
s’adresse à lui : « Tu cherches Dieu ». Et le visionnaire se met à lui parler de
l’Église, de Dieu, et de Marie. Et soudain il voit une grande lumière, le ciel
s’est ouvert et il est tombé. Il s’est mis à suffoquer et à entrer en transe. Une
fois revenu à lui, il a déclaré : « J’ai vu Dieu en personne, Dieu que je
cherchais, je l’ai vu aujourd’hui. Dans ma vie, je suis allé à Rome, à
Jérusalem, dans tous les monastères et les lieux saints, Lourdes et autres, mais
je n’avais jamais rencontré Dieu ». Il a demandé le baptême tout de suite. Le
fils du prophète Oschoffa, Emmanuel, qui vit en France et qui était à l’époque
évangéliste, l’a plongé dans la « piscine » et là encore il est entré dans tous ses
états, comme fou ; il avait des visions. Le Seigneur lui a dit : « Tu veux te
faire opérer à Paris, mais si tu le fais tu vas mourir. Va, rentre chez toi. Tu me
cherches partout mais je suis dans ta maison avec toi. Inutile de passer par
l’opération. Je vais te donner encore quelques années à vivre pour que tu
accomplisses une mission. Je vais passer par toi ». Il est retourné au Congo et
s’est mis à parler de ce qui lui est arrivé même auprès des autorités religieuses
catholiques. Les gens autour de lui ont eu peur, ils ont prié, certains se sont
confessés. Marchant pieds nus, en soutane blanche, on le prend pour un fou.

7
C’est Daniel qui m’a raconté la révélation de Monsieur Malela lors de notre entretien de
janvier 1997. Boniface Ngamié, secrétaire de la paroisse Saint-Michel, à Brazzaville, a
complété l’information.
8
Le déchaussement, inspiré d’une prescription biblique (et non une imitation des musulmans),
est obligatoire pour pénétrer dans les lieux saints, et les évangélistes consacrés sont voués à
marcher toute leur vie pieds nus.
122 ANDRE MARY

Ses propres enfants s’étonnent. Il répond seulement : « Je veux que l’Église


soit implantée ici ». Il s’est mis en prière et a demandé à Dieu quelqu’un pour
venir au Congo.
En France, toute la paroisse des célestes s’est mise en prière pendant une
semaine et tous les visionnaires, comme toujours lors des grandes décisions au
sein de l’Église, se sont réunis. Ils ont eu la révélation que le Saint-Esprit avait
choisi Daniel pour une mission au Congo. Celui-ci arrive ainsi au Congo
Brazzaville le 2 juillet 1989. Si les premières paroisses célestes de Brazzaville ne
datent que du début des années 1990, le christianisme céleste était en réalité déjà
présent au Congo au sein des communautés béninoises de Pointe-Noire depuis
1982. À l’image de la situation initiale de l’Église en Côte-d’Ivoire, les logiques
économiques de la migration des populations béninoises (pêche, commerce,
bâtiment) en quête de travail, se combinent et s’entrelacent avec les logiques
inhérentes aux liens de parenté, aux relations d’alliance et de solidarité locale
entre originaires. Mais les révélations visionnaires associées au prosélytisme
missionnaire et à la volonté de faire reconnaître l’Église officiellement auprès
des autorités locales prennent parfois le dessus. Les commerçants et artisans
« béninois » sont souvent accusés par les « nationaux » en attente de promotion
ou par les missionnaires envoyés par le Siège central de cacher l’Église et de
vouloir la garder pour eux afin de mieux faire le commerce de la vision et de la
guérison des malades. La situation de clandestinité imposée jusqu’en 1990 par
les politiques d’expulsion et de suspicion des régimes de parti unique (qui
voyaient dans les « sectes » des lieux de complot) est aussi à prendre en compte.
L’histoire congolaise du christianisme céleste se joue en réalité entre
trois ou quatre acteurs principaux : la « Maman », une dame patronnesse,
commerçante béninoise, dont la famille est implantée depuis 1953 à Brazzaville
et qui se convertit à l’Église lors d’un voyage au pays natal ; un maçon béninois,
immigré et baptisé au Nigeria, entouré de ses deux femmes, véritable « ouvrier »
de l’implantation de l’Église au Congo ; et notre intellectuel ivoirien, chargé de
mission par le nouveau Pasteur Bada, débarquant au Congo. Pierre, l’ouvrier, est
arrivé au Congo, à Pointe-Noire, le 14 avril 1981. Catholique originaire de
Porto-Novo, il part comme maçon au Nigeria où il fait la connaissance de sa
femme et du christianisme céleste. La rencontre avec l’Église fut en effet
occasionnée par les difficultés de sa femme « à faire l’enfant » et le miracle
inattendu. Lorsqu’il apporte sa bouteille d’eau et ses bougies pour la
consultation, la femme visionnaire lui apprend que sa femme est déjà enceinte.
Convaincu de la puissance de cette Église, il sera baptisé en 1974 au sein d’une
paroisse nigériane par un évangéliste nigérian et restera dans cette paroisse
jusqu’en 1980. C’est également au Nigeria que sa première femme Célestine, la
visionnaire la plus gradée du diocèse du Congo (senior maman visionnaire avec
six onctions), a été baptisée.
Un jour, une vieille maman visionnaire a une révélation qui lui dit que le
Seigneur l’appelle à exercer une mission dans un autre pays : « Tu auras
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 123
beaucoup de difficultés mais tu dois les supporter. Quelqu’un de ce pays va
venir bientôt et te payer le billet pour le voyage. Avant de partir, tu dois
dormir dans l’église avec trois bougies [séance d’exposition] comme une
action de grâce afin de prier Dieu ». Trois mois après, exerçant toujours en
attendant son métier de maçon, il rencontre près d’un grand marché de Lagos
le fils de son oncle qui lui dit que ce dernier est revenu chez lui au Bénin.
Pierre décide alors de se rendre au Bénin pour voir son oncle, mais une fois
sur place, la maman lui dit que son oncle est parti à l’aéroport pour accueillir
un ami congolais. Dès que le Congolais a appris que Pierre était maçon, il lui
a tout de suite proposé de venir avec lui au Congo. Il se chargerait bien sûr
des papiers et du billet. L’homme annoncé par la vision, c’était donc lui.
La biographie de ce missionnaire ouvrier et fondateur révèle les
ressources méconnues de la polygamie (que l’Église n’encourage pas mais
tolère) et l’art d’utiliser les femmes promues visionnaires, d’exploiter leurs
révélations et de les répartir sur les paroisses. La « Maman » donatrice (plus que
le Papa bienfaiteur) et, à défaut, le couple homme évangéliste et femme
visionnaire forment le noyau de la cellule de base d’une paroisse.
Le conflit entre les deux prétendants, Pierre et Daniel, au statut de chef
de diocèse, l’un installé en son pays à Pointe-Noire, l’autre invité à Brazzaville,
a été largement temporisé par les efforts de conciliation de la dame patronnesse.
Daniel finira par obtenir une parcelle offerte comme don à l’Église par le défunt
Malela, deux mois avant sa mort (une des filles de ce grand bienfaiteur
deviendra également la femme actuelle de Daniel), sur laquelle il implante la
paroisse de Saint-Michel, rue Mayama. Les Béninois, après avoir loué une
parcelle, rue Makoto Poto, construiront la paroisse Saint-Benoît grâce
notamment au soutien financier de la dame patronnesse, Madame Félicité.
Comme dans d’autres pays, notamment le Gabon voisin, l’histoire de
l’implantation a été fortement marquée par les conflits de succession ouverts par
la mort du prophète en 1985. Les luttes d’influence entre le clan d’Agbaossi, le
régent béninois, et celui de Bada, le pasteur nigérian, ont déchiré les
communautés locales, notamment lors des visites des prétendants à la succession
(visite d’Agbaossi en 1991 à Brazzaville). L’évolution de la conjoncture des
rapports entre nationaux et migrants (congolais et béninois) et la manière dont
les outsiders ivoiriens, togolais, nigérians, ont pris position dans ces rapports,
notamment en cherchant à contrer l’hégémonie de la communauté « béninoise »
(en trouvant une écoute auprès des autorités congolaises) est une autre donne
importante (Mary 2000).

Prophète de Dieu en quête de père


L’histoire de la migration béninoise, de sa répression et des expulsions a
beaucoup marqué les débuts de l’Église du Christianisme Céleste au Gabon.
Cette Église « martyre » y fait son apparition dans les années 1970 par
l’intermédiaire d’une « Maman » d’origine béninoise qui a contribué à la
fondation de la paroisse mère d’Acaé où une première église sera construite en
124 ANDRE MARY

1977. Maman Cécile, une commerçante, confrontée à un problème personnel,


serait allée consulter un « visionnaire » au Bénin et aurait proposé en retour à ce
visionnaire de s’installer sur place au Gabon pour faire marché de ses dons. Le
succès des consultations visionnaires conduit les célestes béninois à se déclarer
publiquement, mais en 1978 intervient la première fermeture de l’Église et
l’expulsion dramatique de tous les béninois à la suite d’une dispute diplomatique
entre les présidents Kérékou et Bongo. Les quelques fidèles gabonais continuent
à oeuvrer dans la clandestinité et l’attente du retour des Béninois. C’est
seulement en 1983 que le premier visionnaire béninois est nommé évangéliste
par le pasteur-prophète, et que l’Église du Gabon prend son essor. Mais en mai
1985 survient la deuxième fermeture à la suite de l’affaire Mandza : un officier,
membre du christianisme céleste, accusé de complot contre Omar Bongo,
président du Gabon. Du coup toutes les « sectes » sont interdites, par décret
présidentiel. Il faut attendre 1987 pour que des cellules de prière se développent
et qu’une association, l’Union des Jeunes Chrétiens Célestes, recrée une
animation qui aboutira en juin 1990 à la publication d’un bulletin et à la
réouverture le 10 septembre de l’église d’Acaé pour la célébration de
l’anniversaire de la mort du pasteur-fondateur Oschoffa. Après cette « traversée
du désert » de 7 ans, un premier « devancier » gabonais devient à son tour
« évangéliste » et prend la direction du diocèse : un homme du sud, d’origine
bapunu, scolarisé dans un collège catholique, inspecteur de l’administration. Il
faut dire que la plupart des premiers célestes gabonais sont originaires comme on
dit « du Sud » c’est-à-dire Bapunu, Eshira, Vili, etc., et sont généralement issus
du catholicisme dont ils gardent souvent un bon souvenir (ce respect des célestes
par rapport au catholicisme les différencie radicalement des convertis de la
mouvance évangéliste et pentecôtiste).
Un des leaders de l’Union des Jeunes Célestes est un certain Albert, né
en 1968 d’un père français, exploitant forestier, et d’une mère gabonaise
institutrice de la région de l’Ogoué-Maritime. Son père est parti pour ses affaires
en Côte-d’Ivoire alors qu’il était encore au collège, et il a été pris en charge par
sa grand-mère et son oncle maternel. Ses parents étaient catholiques mais ils
sentaient chez lui un appel si fort pour la religion qu’ils sont allés jusqu’à le
priver, selon ses dires, de catéchisme et d’instruction religieuse. L’argument
avancé était la crainte de le voir s’engager dans la vocation religieuse et renoncer
ainsi à « avoir des enfants », la richesse par excellence. Mais le problème était
ailleurs… Pendant sa scolarité, il manifeste une attirance tout aussi forte pour les
études, mais au collège, en quatrième9, il multiplie soudain les maladies et les
paralysies en situation d’examen. Ses premiers contacts avec le christianisme
céleste sont liés à la recherche de solution pour ses problèmes de maladie et
d’échec scolaire ; dès les premières révélations visionnaires, il apparaît que la
source de tous ses maux est dans la famille : « une famille où le sang a beaucoup

9
N.d.R. : La quatrième correspond à la troisième année du secondaire dans le système scolaire
français.
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 125

coulé. Il fallait qu’on puisse sanctifier cela, car le sang agissait sur tout le
monde ». Et celle qui pratique la sorcellerie et le fétichisme se révèle être sa
propre mère prête à le « sacrifier » s’il ne trouve pas une puissance capable de le
protéger.
Albert a depuis toujours des visions souvent prémonitoires qui l’étonnent
lui-même, surtout lorsqu’elles se réalisent. Quand les femmes visionnaires lui
« font la vision » dans l’Église, elles lui laissent entendre que ses propres visions
témoignent de sa vocation de « prophète de Dieu », ce que confirme
l’évangéliste. La fréquentation des célestes envenime par contre les rapports
avec sa famille qui considère que cette Église est une « secte dangereuse » et
assimile ses dons de vision à la sorcellerie, craignant qu’il ne « précipite la vie »
et sacrifie les siens10.
En vérité, c’était une famille catholique de nom, elle était liée aux ténèbres ;
ils ont beaucoup pratiqué le fétichisme, leurs ancêtres se sont livrés à la
sorcellerie. Il y a ce poids des « péchés héréditaires » qui agissent jusqu’à
présent. Et quand la lumière entre dans la famille, cela dérange leurs
habitudes. Dans le christianisme céleste, on lutte particulièrement contre la
sorcellerie. Mais c’est eux qui me disaient que j’étais devenu sorcier, car ils
savaient que j’étais visionnaire, je ne sais pas comment. Ils ajoutaient que
cette chose ne pouvait être de chez nous et que c’était sans doute mon père, un
Blanc, qui m’avait transmis cela.
Les difficultés continuant à s’accumuler notamment sur le plan financier,
l’Église l’accueille en son sein, pour une mise « en couvent ». Et une nuit, une
voix le prévient qu’une épreuve hors du commun l’attend :
J’ai plongé dans une vision où j’ai vu un serpent transparent comme un être
spirituel qui tentait de m’avaler avec une rapidité étonnante. Je me débattais,
je transpirais, je criais. Et je me suis réveillé en me demandant ce qui
m’arrivait. Une fois rendormi, j’ai à nouveau vu ce serpent mais cette fois,
sachant que souvent les sorciers se métamorphosent en serpent, je me suis mis
à chanter et à prier avec force en implorant l’Esprit de délivrance et le Sang de
Jésus. En fermant les yeux, j’ai vu une lumière qui sortait de ma bouche et
perçait ce nuage de ténèbres. J’ai su alors que j’avais vécu une mise à
l’épreuve et j’ai lu le Psaume 51 pour demander au Seigneur de me protéger.
En me rendormant, j’ai plongé dans une autre vision où la Terre m’est
apparue noire de ténèbres. Un groupe de personnes en suspension était en
marche pour parcourir toute la Terre. C’étaient les prophètes et nos anciens. Je
ne pouvais pas voir qui dirigeait le groupe mais j’étais à la gauche de cette
personne. Il y avait aussi d’autres hommes sur la Terre qui connaissaient ces
prophètes et leur parcours pour pouvoir leur tendre des pièges. À un moment,
ces hommes se sont emparés d’un fusil et ont tiré plusieurs coups de feu en
direction du chef des prophètes qui ont éclaté en pleine face. Ce dernier a
porté la main à son visage comme s’il ressentait une grande douleur et il a dit :
« J’ai vaincu la mort. La mort ne peut plus rien sur moi ». C’est alors

10
Albert m’a accordé une entrevue à Libreville, en août 1994.
126 ANDRE MARY

seulement que j’ai reconnu le Christ. Quand ils ont tiré j’ai ressenti les balles
en pleine poitrine et c’est comme si ma soutane m’avait protégé. J’ai quand
même fait sept bonds en l’air comme transporté par une décharge électrique.
Ma tête semblait prête à exploser, à se fendre, et je sursautais au moindre
bruit. Je ne pouvais plus dormir, je devenais fou. De deux heures du matin à
six heures je suis resté éveillé ainsi. En me levant pour aller au lycée, je
sentais toujours une force qui me suivait et qui faisait pression pour me
pousser dans les carrefours contre les voitures ou une voix qui dans le bus me
répétait : « Jette-toi dehors ». C’était terrible.
Les visionnaires lui ont fait savoir que cette nuit-là il devait être sacrifié
en sorcellerie par un des membres de sa famille et qu’il était urgent s’il voulait
sauver sa vie, non seulement de rompre avec sa famille mais aussi de renoncer à
ses études pour se consacrer au « travail de Dieu ». Albert se voit confier un
ministère de la vision et il enregistre beaucoup de miracles, mais son zèle
intempestif et son obsession d’épurer le culte de toute trace de fétichisme (un
fétichisme lié selon lui à l’atavisme des frères « béninois », fils du vodu),
conduisent à sa mise en accusation en tant que « diviseur de l’Église ». Après un
ultime essai de reprise des études (en première11), il décide de prendre la
nationalité française, puisque son père était français, et de s’engager dans
l’armée. Mais en se rendant à l’Ambassade de France, il découvre que le nom de
son père n’était pas porté sur l’acte de naissance : « pour éviter que les Français
n’emmènent avec eux les enfants, on évitait toute déclaration du nom du père ».
Il se découvre donc sans père et à la suite d’une vision qui lui indique le lieu où
vit et travaille son père, il se met en quête de le retrouver en Côte-d’Ivoire.
Reconnu par son père dans sa vocation de prophète au terme de ce voyage
visionnaire en Côte-d’Ivoire, Albert est retourné au Gabon où il a continué à
batailler pendant des années contre les forces fétichistes dans le cadre de son
ministère de la vision.
La conversion d’Albert, comme celle d’Ediémou ou de Daniel, se
confond avec la vocation religieuse et s’inscrit dans une dramaturgie de la lutte
entre les forces du Bien (l’Église, les anges, les prophètes, la soutane, le monde
de la Lumière) et les forces du Démon (les croix noires, le serpent avaleur, les
fétiches, le monde des Ténèbres). Le travail de Dieu implique des « sacrifices »
qui visent à inverser la dette sorcellaire : le renoncement aux études, mais
d’abord la rupture avec les siens. La logique de l’appel fait référence à une force
qui s’impose à vous, une voix qui vous commande : « Il y avait une voix qui me
répétait : va à l’église ». Tout le problème est que la manifestation du démon
n’est pas très différente : là aussi une voix, une force vous incite à vous jeter
sous les voitures, à vous précipiter dans le vide. Dans cet imaginaire de la
sorcellerie, on est toujours le sorcier d’un autre. Pour l’homme de Dieu, son mal,
ses souffrances et ses épreuves, viennent de la sorcellerie que pratique la famille,
la plus proche, ici la famille maternelle et notamment la mauvaise mère

11
N.d.R. : Avant-dernière année du secondaire, qui en compte sept.
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 127

fétichiste, possédée par le démon. Mais en retour, pour la famille, c’est l’Église
en question qui est un lieu de fétichisme et de sacrifice des autres, et le pouvoir
de vision et de prophétie ne peut être qu’un héritage de la sorcellerie des Blancs.
L’image idéalisée du père et du monde des Blancs n’échappe pas au soupçon
généralisé et les promesses de retrouvailles avec le père se terminent par une
condamnation du monde des affaires et de l’argent du Diable. L’entrée dans
l’Église ne fait pas disparaître le problème et le monde du christianisme céleste a
de fait ses féticheurs, ses sorciers, en l’occurrence pour Albert, les Béninois qui
pervertissent le culte et s’en servent à des fins inavouables.

Conclusion : la performance de la vision


Après de multiples tentatives sans lendemain pour monter lui-même une
affaire (à l’image de son père), Albert, le « diviseur d’Église », s’est converti à
son destin d’évangéliste « consacré », et a décidé de monter son « entreprise »,
dans l’espace de sa concession, avec son groupe de visionnaires, en un mot de
fonder une paroisse indépendante, ce qui a toujours été relativement facile chez
les célestes. Pris dans la tourmente des guerres du Congo Brazzaville, accroché
jusqu’à la dernière heure à sa « barque », Daniel a assisté impuissant à la
dispersion de son diocèse congolais, et se retrouve en Côte-d’Ivoire, chef de
diocèse sans diocèse, posture plutôt dangereuse dans un pays qui n’en manque
pas puisque le conflit entre les deux frères ennemis, Zagadou et Ediémou, n’a
cessé de rebondir. Insatisfait, depuis sa destitution comme chef de diocèse, de la
position de repli que lui offrait le rattachement à une Église autonome
d’Oschoffa, Ediémou s’est offert le luxe d’organiser récemment, fort de sa
position de président du forum des religieux et d’une large complicité
médiatique et politique, sa « restitution » et sa réhabilitation.
30Le parcours biographique de ces hommes de Dieu que la vision
prophétique met en mouvement est fait de division, de migration et parfois de
transgression, mais le jeu d’entrée-sortie qu’ils pratiquent par rapport à leurs
frontières « naturelles » ou leur Église mère est bien éloigné de la quête
individuelle de sens sur fond de pluralisme spirituel ou du goût exotique du
cosmopolitisme religieux qui semblent caractériser le religieux « en
mouvement » dans les sociétés européennes (Hervieu-Léger 1999). Ces
individualités « fortes » ne sont pas travaillées par les valeurs individualistes de
l’épanouissement personnel et de la quête de soi. Les formes de subjectivation
que tracent leur parcours de conversion s’inscrivent dans des formes
d’assujettissement faisant appel au sacrifice de soi et à l’acceptation du « plan de
Dieu ». Loin d’expérimenter les voies d’une religiosité personnelle à distance
des religions instituées, ces sujets de Dieu aspirent fondamentalement à monter
en grade autant qu’à intégrer le monde céleste. Comme souvent en Afrique,
parce qu’ils ont « voyagé », ils ont des droits à faire valoir en retour.
31Le monde des célestes témoigne d’une grande mobilité mais il reste
balisé et habité par des lieux de référence, des paroisses mères et des cités
128 ANDRE MARY

saintes où la présence bienfaisante des « papas » ou des « mamans » prend le pas


sur les assemblées délocalisées de frères et soeurs en Christ. Le passage des
frontières comporte d’autant plus d’enjeux que les identités religieuses ethno-
nationales (yoruba ou akan) sont fortement marquées, comme en témoignent les
interdictions d’entrer sur le territoire et les arrêts à la frontière prononcés
régulièrement contre les leaders étrangers accusés d’alimenter la division. C’est
que la rencontre avec Dieu qui met en marche ces hommes est toujours solidaire
de la révélation d’une puissance unique qui est censée venir à bout du mal qui
vous persécute, en un mot de la sorcellerie. L’inscription de cette religiosité
prophétique dans un seul et même monde de rapports de forces dominé par
l’opposition des forces du bien et du mal et la guerre des esprits, exclut tout sens
de la relativité des formes personnelles de spiritualité. L’enjeu des parcours de
conversion et de vocation est essentiellement de trouver le dieu le plus fort, la
religion la plus efficace.
La force de la vision (que l’on a ou que l’on vous fait) qui anime et
transcende ces récits de vie, en incitant aux voyages et en décidant de l’élection
des lieux, témoigne de la présence quotidienne d’une surréalité constamment
mobilisée et pour autant jamais banalisée. Le miracle de la vision est en effet à la
fois extraordinaire, en rupture avec les pesanteurs d’un destin prévisible ou la
pente naturelle des choses, et en même temps il ne cesse de se multiplier et de se
répéter, sans que cette vertu de re-commencement n’enlève rien à ses promesses
de délivrance. Le paradoxe est que la grâce des révélations peut être
omniprésente, saturer le quotidien, sans pour autant se banaliser.
La dimension rhétorique des prévisions prophétiques et des révélations
visionnaires au regard des contraintes et opportunités des trajectoires migratoires
ne peut être ignorée. L’expérience relatée, avec ses révélations personnelles,
mais aussi ses doutes, ses épreuves et ses preuves, ne peut faire oublier que sa
mise en récit est le produit d’une construction symbolique répétitive et
rétrospective qui permet de dire (a posteriori) que ce qui est arrivé était prévu et
conforme au plan de Dieu. Comme le souligne après d’autres Droogers (1994),
le langage métonymique de l’« expérientiel », qui exclut toute lecture
métaphorique de l’événement et toute concession à quelque efficacité
« symbolique » de la puissance de l’Esprit, fait partie des figures interprétatives
et des ressources de la culture religieuse contemporaine. On peut même penser
que la structure métonymique du langage charismatique qui préside aux lectures
littérales des manifestations de la puissance divine conduit tout droit à la
routinisation de l’expérience religieuse. Mais de même que l’autorité du
prophète participe à la création de l’événement en l’inscrivant dans le plan de
Dieu, de même la mise en discours de l’expérience visionnaire peut comporter
une vertu de transcendance du quotidien. La force inaugurale de l’imaginaire qui
met un jour en mouvement les hommes de Dieu (comme les explorateurs) peut
produire des effets de réel. Pour reprendre la litanie de la foi agissante inscrite
sur tous les taxis-brousse africains : « Avec Dieu tout est possible ».
Parcours visionnaires et passeurs de frontières 129

Références
ADOGAME A.U., 1999, Celestial Church of Christ, The Politics of Cultural Identity in a
West African Prophetic-Charismatic Movement. Francfort, Peter Lang.
DROOGERS A., 1994, « The Normalization of Religious Experience, Healing, Prophecy,
Dreams and Visions », in K. Poewe (dir.), Charismatic Christianity as a Global
Culture. Columbia, University of South Carolina Press.
FABIAN J., 2000, Out of Our Minds, Reason and Madness in the Exploration of Central
Africa. Berkeley, University of California Press.
HERVIEU-LEGER D., 1999, Le Pèlerin et le Converti. La religion en mouvement. Paris,
Flammarion.
MARY A., 1999, « Culture pentecôtiste et charisme visionnaire au sein d’une Église
indépendante africaine », Archives de Sciences Sociales des Religions, 105 : 29-50.
-, 2000, « Anges de Dieu et esprits territorieaux : une religion africaine à l’épreuve de la
transnationalisation », Autrepart, 14 : 71-89.
SURGY A.de, 2001, L’Église du Christianisme Céleste. Un exemple d’Église
prophétique au Bénin. Paris, Karthala.
RESUME/ABSTRACT
Parcours visionnaires et passeurs de frontières

À partir de quelques parcours biographiques de vocation d’hommes de Dieu inscrits


dans la mouvance d’une religion prophétique africaine, cet article illustre la manière dont les
visions et les songes encouragent et accompagnent les passages de frontières et les parcours
migratoires des individus et par là même le mouvement de transnationalisation des religions
africaines. La dimension rhétorique des prévisions prophétiques et des révélations visionnaires
ne peut être ignorée au regard des contraintes et des opportunités des trajectoires migratoires
mais l’idée est que la migration des individus et leurs entreprises religieuses fonctionnent à
l’imaginaire autant qu’au réel des lois du marché du travail, ne serait-ce que parce que l’offre
de biens imaginaires (visions, guérisons, miracles) fait partie des enjeux du voyage et des
échanges.

Mots-clés : Mary, religion prophétique, visions, migrations, christianisme africain

Visionary Journeys and Border Crossings

Using the vocational biographies of several men of God involved in the dynamic
changes of a prophetic African religion, this article illustrates how visions and dreams both
encourage and accompany border crossings and the migratory journeys of individuals, and
thus, the increasing transnationalization of African religions. The rhetorical dimension of the
prophetic predictions and visionary revelations cannot be ignored when considering the
constraints and opportunities of the migratory trajectories. However, the idea is that the
migration of individuals and their religious ventures is fuelled equally by the imaginary as by
the reality of labour market laws, if only because imaginary goods (visions, healing, miracles)
are part of what circulates in travel and trade.

Key words : Mary, prophetic religion, visions, migrations, African Christianism

André Mary
Centre d’Études Africaines
Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme
5, rue du Château de l’Horloge, BP647
13094 Aix-en-Provence Cedex 2
France
andre-mary@wanadoo.fr

Anthropologie et Sociétés, vol. 27, n°1, 2003 : 111-130

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