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Les Nombres Et L'ecriture

Ecrit par Jim RITTER

Transféré par

Sylvain Robineau
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Les Nombres Et L'ecriture

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Université

de tous les savoirs


SOUs ladirêctîon
. . d'Yves' Michâud

··Qu'êsf-ce
." ,'~- "

que l'Univers?
volume 4

. EDITIONS
ODILE JACOB ...
Les nombres et l'écriture

par JIM RrrrER

Mon histoire personnelle avec la question dont je voudrais


aborder ici quelques aspects - celle des mathématiques et de
l'écriture - remonte à près de trente ans : étudiant en mathémati-
ques et physique théorique à Londres, j'avais accepté d'enregistrer
des textes de mathématiques pour un collègue presque aveugle. À
ma grande surprise, et pour la première fois de ma vie, je constatai
à quel point il est difficile de lire à haute voix un texte de mathé-
matiques. Voici, par exemple, un extrait d'une démonstration
mathématique qui se trouve dans un livre de l'époque (Fig. 1).
Les éditeurs du livre, confrontés à cette incongruité, ont pris
le parti de la traiter typographiquement comme une illustration
pleine page, sans titre courant. Pourtant, il s'agit bien d'une
partie intégrante de texte, qui est nécessaire au déroulement de
l'argumentation!
Quant à moi, je redécouvrai à cette occasion, pour mon propre
compte, deux choses banales: la première est que lire et écrire ne
sont pas des activités réciproques, mais radicalement distinctes;
la seconde, c'est qu'un texte mathématique diffère d'un texte roma-
nesque*. Plus précisément, l'écriture n'a pas une structure langa-
gière intrinsèque, un aspect crucial dès qu'on s'intéresse aux aspects
cognitifs.
Écriture et mathématiques, en particulier écriture et nombres,
entretiennent en revanche des liens extrêmement étroits. Un exem-
ple maintenant élémentaire, mais dont le développement a été long

Texte de la 176 c conrerence de l'Uni~ersté de tous les savoirs donnée le 24 juin 2000.
* La littérature a bien sûr joué dans certains cas des possibilités graphiques de l'écri~
ture. Des exemples variés, de différentes époques, se trouvent par exemple dans le cata·
logue de l'exposition Poésure et peintrie, Musées de Marseille, 1993.
Les nombres et ['écriture 115

N-'TO®G.<, ----_ - - - - A'-'To®R.

Figure 1 - Une partie de la démonstration de Théorème 5.3


dans Pommaret 1978, p. 185.
[© OPA N. V. with permission (rom Gordon and Breach Publishers].

et compliqué, historiquement et culturellement, est celui des frac-


tions. La notation pour une fraction générale
~
q
désignait au début une opération de division qu'on n'effectue pas
(dans certains cas, parce qu'on ne peut pas l'effectuer sous les
conditions admises pour l'écriture des nombres, par exemple parce
que l'écriture du quotient doit être finie)'. Une telle écriture,
remarquons-le, transgresse clairement la linéarité, comme c'est
souvent le cas en mathématiques. Elle isole dans l'espace de la page
cette opération comme un nouvel objet, qu'on va pouvoir alors trai-
ter en soi, en l'incluant à son tour dans des opérations, en le traitant
lui-même comme nombre.
Un autre aspect de l'importance de l'écriture en mathéma-
tiques est l'unification que l'écriture peut apporter entre des phé-
nomènes, des objets, des domaines, traités jusqu'alors comme
distincts. Un cas classique est celui de l'algèbre symbolique. Le
symbole désigne d'abord le nombre inconnu cherché. Mais il offre
ensuite la possibilité de dénoter de la même façon des grandeurs
discrètes (relevant du domaine de l'arithmétique) et des grandeurs
continues (relevant du domaine de la géométrie). Les conséquences
sont multiples, et dans plusieurs directions: de nouvelles questions

* L'histoire de cette évolution est tracée dans Benoît et al., 1992.


116 JIM RITTER

surgissent (peut-on fonder une théorie arithmétique des grandeurs


algébriques générales, y développer des notions comme celle de
nombres premiers? Cela s'avérera une question cruciale pour le
développement des mathématiques dans une perspective structu-
rale au XIX' siècle) ; de nouvelles représentations et donc de nou-
velles intuitions des objets mathématiques sont disponibles.
À l'inverse, comparons par exemple ces deux (autres) écritures
de J7, le développement décimal et le développement en fraction
continue:

J7 = 2,645751311064590590501615753639260425710259 ...
J7 = 2 + _ _ _ _ _1:....,-_ _ __
1+-~_
1 + ________1:....,-_____
1 + ______..:.1-;-____
4 + _____1:....,-_ _
1 + _-=1~
1
1+ 1
1 +----
4+ ...

La différence entre l'irrégularité de la suite des chiffres qui


interviennent dans le développement décimal et la régularité de la
seconde forme d'écriture saute aux yeux. L'alternance rigide de 1
et de 4 nous permet dans ce cas de prédire à toute étape la suite
de l'expression et incite en retour à s'interroger sur les caractéris"
tiques des nombres qui ont un tel développement périodique.
Chaque forme de représentation suggère une différente pro-
priété à explorer. Différents modes d'écriture favorisent différents
développements-de ce qui au départ était un unique objet, l'asso'
cient à différents domaines, lui posent différents types de ques'
tions. L'écriture unifie ou au contraire discrimine, et ce faisant,
peut contribuer à créer de nouvelles dynamiques pour les mathé'
matiques. Elle est à la fois une pratique d'action et une pratique
de représentation.
Je voudrais dans ce qui suit mettre en évidence l'articulation
de ces différents aspects dans une situation particulière,qu'on
peut suivre au long terme, sur -près de millé ans. Ce que je vais
décrire est à la pointe de la recherche, car nous n'avons commencé
à le comprendre que depuis une vingtaine d'années, grâce à untra'
vail de collaboration internationale et interdisciplinaire, qui
d'ailleurs a nécessité de puissantes ressources de scannérisation et
d'informatique.
Il semble approprié que le terme de ce développement à long
terme soit l'an 2000, à peu près. Au risque pourtant de désappointer
Les n'ombres et l'écriture 117
mes lecteurs, je dois avouer que le 2000 en question est comme on
dit en maths" au signe près» : il s'agit de - 2000, 2000 avant J.-C.
Je voudrais en effet reconstruire l'imbrication étroite de la nais-
sance de l'écriture en Mésopotamie et d'un objet tellement fonda-
mental des mathématiques que des mathématiciens l'ont dit
naturel ou donné par Dieu, le nombre entier " impliqué dans des
opérations arithmétiques». Si le résultat du processus que je vais
décrire peut paraître élémentaire, l'étude de ce processus met en
fait en évidence des phénomènes généraux et importants.
Je voudrais aussi prendre au mot l'idée d'une" université» de
tous les savoirs en essayant de communiquer, non seulement les
'conclusions de ces recherches, mais la démarche même qui les
anime, de donner une idée des problèmes de l'assyriologue, de l'his-
torien ou de l'historienne des sciences, aux prises avec les textes
parcellaires, tronqués, dont nous disposons. Une certaine patience
est donc requise des lecteurs, mais plus encore leur curiosité pour
les messages du quotidien que nous ont légués des personnes d'il
y a quatre mille ans.

Naissance de l'écriture et nombre: 3200-2100

LES DÉBUTS DE L'ÉCRITURE

Dans ses premières étapes, l'écriture n'est pas une transcrip-


tion de la langue parlée : elle apparaît comme un aide-mémoire,
servant à garder trace de nombres et d'objets utilisés dans des tran-
sactions commerciales.
Les débuts sont maintenant bien connus' : des bulles d'argile
creuses contenant des jetons représentant des biens ont été pro-
gressivement aplaties alors que les marques des jetons enfoncés sur
la surface se substituaient peu à peu aux jetons eux-mêmes, préfi-
gurant ainsi les premières traces d'une écriture. Mais mon histoire,
qui n'est pas encore aussi bien connue, commence après celle-ci,
lorsque les bulles ont déjà été remplacées par des tablettes (plates)
d'argile et les marques de jetons par des traces faites avec des cala-
mes de roseau: c'est alors qu'une analyse systématique et complète
des systèmes métrologiques employés s'est révélée possible, per-
mettant de suivre en détail l'entrecroisement du développement du
nombre et de l'écriture. On assiste alors à une revanche de mille
ans de l'écriture sur les maths: si l'écriture apparaît d'abord
comme outil au service de la quantification, certains de ses

* Voir Nissen et al. 1994.


118 JIM RITTER

développements propres ont d'importantes conséquences techni-


ques et conceptuelles sur les mathématiques.
,Cesten Mésopotamie, d'abord dans le grand centre urbain
qu'était l'ancienne ville d'Uruk vers - 3100, puis à Djemdet Nasr et
enfin dans la ville d'Ur qu'on trouve les premiers écrits. À Uruk
comme ailleurs cette écriture sert à un but: l'enregistrement de la
production et de la répartition des biens, la comptabilité. À peu
près, 85 % des 3900 tablettes trouvées à Uruk sont des textes de
comptabilité, les 15 % restants sont des listes de signes, groupés
par thème (noms de professions, villes, plantes, etc), et utilisées
dans l'enseignement.
Parmi les textes publiés d'Uruk se trouvent quelques 50 tablettes
et fragments qui constituent une archive de troupeaux de moutons
(Fig.2) : voici un exemple typique avec1a face (côté devant) à droite
et le revers (côté derrière) à gauche.

Figure 2 - Tablette de troupeau de moutons W 20274.3


de la ville d'Uruk (vers - 3000). (D'après Green 1980: p. 22).

On notera qu'il y a deux sortes de signes inscrits, de facture très


différente, Une variété est simple, elle consiste en l'impression d'un
calame coupé droit et enfoncé dans l'argile, laissant comme marque
soit un cercle, soit une encoche,et cela en deux tailles différentes.
J'appellerai ces signes numériques car dans le compte ils servent à
quantifier l'information. L'autre type de signe est plus complexe,
souvent pictographique, comprenant des courbes et des droites. Ces
signes non numériques sont tracés avec un calame taillé en pointe
et servent à identifier la nature de l'objet ou du bien quantifié.
Grâce à la relative homogénéité de cette archive, il est facile de
déterminer la structure des tablettes. Quatre cases sur la face portent
chacune le nom d'une catégorie de moutons différenciée par âge, et
par sexe, couplé avec une quantité (#) : deux cases sur le revers don-
nent les totaux de moutons adultes et d'agneaux des deux sexes.

Revers

produit
moutons
• infonnation • ,


laitier (a!Pl eaux) .
dunm • administrative béliers brebis

• •
,

un an
agneaux . agnelles
Les nombres et ['écriture 119
Le fait que les tablettes contiennent les totaux des entrées nous
permet d'établir des relations entre les signes numériques. Ces
signes sont organisés additivement, c'est-à-dire qu'on répète autant
de fois que nécessaire le signe jusqu'à un certain nombre maximal
de répétitions, après quoi on inscrit un autre signe, qui correspond
donc à un ordre de grandeur supérieur. Ainsi l'une des tablettes de
l'archive nous montre les entrées et le total suivants (Fig. 3) :

moutons
1

O~1m
Figure 3 - Tablette de troupeau de moutons W 20274.74.
de la ville d'Uruk (vers - 3000). [D'après Green 1980: p. 21].

Il est clair que dans ce système numérique, utilisé pour comp-


ter des moutons, 6 • vaut 1 \). Il est possible d'agir ainsi sur un
gr3:nd nombre de tablettes d'Uruk qui sont des comptes d'animaux.
Le même système métrologique est utilisé dans tous les cas et les
assyriologues lui ont donné le sigle S ; il fonctionne selon le schéma
suivant:
10 6 10 6 10
$'-.~\)ë7 S
Les unités sont rangées par ordre décroissant, le nombre sur-
montant chaque flèche indique combien l'unité à gauche de la
flèche contient d'unités inférieures Cà droite de la flèche): par
exemple, 10 Q font un •.
De semblables analyses d'autres textes permettent de découvrir
les systèmes métrologiques associés aux mesures de longueur, aux
mesures de surfaces, aux capacités de grains. Le premier, celui des
longueurs, se révèle être identique au système S. Mais, et c'est un
point fondamental, d'« autres» systèmes sont utilisés pour d'autres
biens'. Les aires, par exemple, se mesurent dans un tout autre sys-
tème, nommé système G :

*' Pour mettre en évidence de manière fiable ces différents systèmes, il est nécessaire
de disposer de longues séries de textes de poids et mesures. Avant leur étude systéma-
tique, qui n'a commencé qu'à la fin des années 1980, on ignorait l'existence de ces mul-
tiples systèmes. Beaucoup de reconstitutions faisaient au contraire l'hypothèse d'un
système unique de poids et mesures en vigueur. Comme nous le verrons, ceci a des
conséquences importantes pour comprendre l'évolution de la notion de nombre.
120 JIM RITTER

6 10 3 6
• . - @ . - • . - \iJ . - Ij G
Les mesures de capacité de grains utilisent un troisième système
de mesures, dit SE :
10 3 10 6
\;1.- \ j . - • . - • . - Ij

Et la liste n'est pas close!


En dépit de la multiplicité des systèmes métrologiques, le
répertoire des signes numériques est d'une petitesse surprenante
en comparaison avec les signes non numériques (plus de 800) qui
représentent les biens et les objets. Comme je l'ai dit, si les signes
non numériques sont dessinés avec un calame pointu, les signes
numériques eux sont imprimés dans l'argile fraîche avec l'aide de
deux calames (de taille différente), coupés droit. Chacun d'eux
fournit seulement deux marques différentes: un cercle (extrémité
ronde du calame) et une encoche (extrémité enfoncée en biais). Ce
qui donne un total de quatre signes, ou plutôt sept car certaines
combinaisons sont permises.
Pourtant, bien que ces mêmes signes apparaissent dans tous
les systèmes métrologiques, leurs valeurs, tant absolues que relati-
ves, varient selon le système, comme on le voit d'ailleurs sur les
diagrammes. Le petit cercle représente une valeur 10 fois supé-
rieure à celle de l'encoche si l'on compte des longueurs, mais 6 fois
seulement si l'on mesure des grains de blé. Le grand cercle repré-
sente une unité plus grande que la combinaison du grand et du
petit si l'on mesure des surfaces de champ, et le contraire si l'on
compte des brebis.
Bref, à cette période, « on ne dispose pas de nombre écrit" en
tant que tel, avec une valeur intrinsèque; ce qui existe sont des
notations écrites pour des nombres d'unités, dont la valeur et le
rapport dépendent fortement des biens concernés.

PÉRIODE DYNASTIQUE ARCHAÏQUE

Pendant la période suivante (de - 2800 à - 2350), l'écriture se


répand dans toutes les cités-états de la Mésopotamie. Son dévelop-
pement est marqué par deux caractéristiques essentielles pour ce
qui suit. D'abord, on découvre la possibilité d'utiliser ce nouvel
outil non seulement pour l'information comptable mais aussi pour
enregistrer les sons de la langue parlée. C'est à partir de ce moment
qu'apparaissent des inscriptions historiographiques, des textes reli-
gieux, des lettres, dans lesquels des signes sont utilisés pour leur
valeur phonétique, reconstituant par écrit une langue (en l'occu-
rence, le sumérien) ; en suivant cette piste, nous pouvons arriver ,à
la littérature, mais de cette (autre) histoire, je ne parlerai pas.
De '5 ,'n'o-m b r e set l' é cri t ure 121
La deuxième évolution est le changement dans la forme des
signes, leur « cunéiformisation ». La difficulté physique pour tracer
des courbes continues dans l'argile, le temps nécessaire, provo-
quent ce premier changement dans l'écriture archaïque. La modi-
fication ne touche dans un premier temps que les signes non
IlU:~ériques, puisque les signes numériques sont formés, comme
IlOUS l'avons vu, de manière toute différente. Plutôt que de tirer un
calame pointu continûment sur la tablette, les scribes commencent
à se contenter d'indiquer les contours d'un pictogramme par une
suite d'incisions, à l'aide d'une nouvelle sorte de calame à section
triangulaire: la production des signes se fait par la répétition d'un
seul geste, mais avec des orientations variées. Progressivement, les
orientations du trait se réduisent, jusqu'à ce qu'il n'en subsiste que
quatre ou cinq bien déterminées. Les signes perdent ainsi leur
caractère pictographique d'origine pour devenir ce que les assyrio-
logues ont nommé des signes cunéiformes (de la forme d'un clou).
Cette cunéiformisation des signes non numériques (Fig. 4) est
essentiellement complète vers - 2600, et elle s'accompagne d'une
réorientation spatiale des signes privilégiant les axes horizontaux
ou verticaux.

galga gal kingal sag seg9

~
Uruk 4
-3100
~ f? ~

~ ~
Uruk 3
-3000
'0
Ur
-2850
; ;~1

I!l
Itl
1
Abu Salabikh

-2600

Figure 4 - Cunéiformisation des 5 signes non numériques


pendant la période de - 3200 à - 2600.

Mais les signes numériques n'échappent pas totalement à cette


cunéiformisation. Parmi les exercices scolaires trouvés dans la ville
122 JIM RITTER

de Shuruppak et datant de- 2600, il en existe deux dans lesquels


une paire d'apprentis"scribes traitent le même problème mathéma"
tique. La question est posée dans la partie supérieure (respective"
ment la face) de la tablette etlaréponsede l'élève dans la partie
inférieure (respectivement le revers) -les signes numériques uti"
lisés dans la réponse sont évidemment ceux du système S (Fig. 5).

1.

~}ï!J •~
ï!J • ~
Î\

2
r:Jr:J•• ~
• ~V
r:Jr:J
r:Jr:J

1 grenier (guru,) d'orge. 1.homme reçoit 7 sila.


(Combien sont) les hommes [resp. ouvriers]
(nécessaires pour .vider le greni.,r) ?
164 571 et 3 sila restent. [resp. 164160]
Figure 5 - Exercices scolaires TSf! 50 and TSf! 671
trouvés à Fara, l'ancienne Suruppak (vers - 2600).
[D'après lestin 1937, pl. 21 (J) et 142 (2)J.

Nous pouvons alors faire deux remarques. La phonétisation


des signes non numériques a rendu possible d'éérire explicitement
le nom des unités; nous voyons ici apparaître le süa, une mesure
de capacité qui vaut environ 1 litre. L'information métrologique est
donc partagée entre deux groupes de signes, l'un gérant le pur
quantitatif, toujoUrs dans le contexte spécifique d'un système
métrologique particulier, l'autre (partiellement redondant) dési"
gnant explicitement ce système. Cela ouvrira à terme, nous allons
le voir, la possibilité de détacherle premier groupe de son contexte
métrologique.
L-es nombres et l'écriture 123
La deuxième chose remarquable est la substitution du signe
ê) par lA dans le deuxième texte,le cercle extérieur de l'ancien signe
étant remplacé par quatre traits croisés « cunéiformes ", incisés
avec le calame triangulaire. C'est la partielle application à un signe
numérique de la cunéiformisation déjà complète des signes non
numériques. .
Le même phénomène est visible dans la première table mathé-
matique que nous possédons et qui remonte à la même époque que
ces exercices. L'arrangement ordonné et systématique de cette
table facilitait son utilisation dans la résolution de problèmes
mathématiques'. Voici une traduction des premières cases:

'V 'V 'V 'V 'V 'V 'V 'V 'V \!J nindanlongueur
'V 'V 'V 'V 'V 'V 'V 'V

'V 'V 'V 'V carré 'V'V'V'V'V'V 'V'V'V carré \!J [carré]
'V 'V 'V 'V

•• •• ~.
•• ••
•• •• ~
[ ... cassée]

••

La différence entre un système de numération uniforme


comme celui que nous possédons de nos jours et le stade que je
suis en train de décrire est particulièrement visible au niveau de
cette table de multiplication. Il n'existe bien sûr pas en Mésopota-
mie à cette date de tables de multiplication « par un nombre"
(comme nous avons « la table de multiplication par 3 " ou « par 7 ,,),
le seul produit de quantités ou de biens qui fait sens dans un contexte
métrologique comme le nôtre est celui de deux longueurs qui pro-
duit une aire: c'est bien les seules tables dont nous disposons.
Celle-ci offre une suite décroissante de longueurs et de largeurs de
champs carrés (en unités du système S) et des aires correspondan-
tes, écrites directement dans les mesures de surface (c'est-à-dire en
unités du système G). Dans les cases de surface, on voit le signe
cunéiformisé que nous avons déjà rencontré dans les exercices.
Autrement dit, la cunéiformisation des signes non numériques,
qui s'explique parce qu'ils étaient difficiles à tracer, s'étend aux
signes numériques, alors que ceux-ci ne posaient pas de difficultés

* Sur l'utilisation des tables, et plus généralement, la forme des textes mathématiques
dont nous disposons pour la Mésopotamie, voir par exemple Ritter 1989.
124 JIM RITTER

partictÙières sauf la nécessité de changer de calame pour les tracer.


Ce changement matériel, graphique, dans la rationalisation du
geste d'écriture, a, comme nous allons le voir, des conséquences
importantes pour le domaine numérique.

PÉRIODE D'AKKAD

Le premier empire mésopotamien, celui dit d'Akkad (- 2350 à


-'2200), unifie diverses cités sous un même gouvernement et modi-
fie 'l'administration, qui doit faire face à une tâche accrue; paru1i
les réformes instituées, plusieurs concernent la rationalisation du
système d'écriture et des systèmes de poids et mesures - c'est un
cas fréquent, comme en témoigne l'adoption du système métrique à
la Révolution française. Les deux réformes principales d'Akkad
sont la cunéiformisation complète des signes numériques et la rota-
tion des signes par 90° dans la majorité des systèmes de mesures.
Ces deux développements peuvent être illustrés sur un exercice
mathématique de cette période. Une petite tablette présente le pro-
blème et la solution qui suivent (Fig. 6) :

r r r kùi-numun
r GIS.BAD r zipa\).

2 r4 '( est la longueur (du champ).


(Quelle est) la largeur (teUe que) 1 ~ estla surface?
Sa largeur: 3 f kù.-numun 1 r GIS.BAD r
1 ripa"

Figure 6 - - Exercice scolaire PUL 29 :


calcul des dimensions d'un champ (vers - 2300).
[Limet 1937: pl. 9].
Comme on le voit ici, la rotation des signes est .HlfféreIltie
selon les systèmes; les signes des mesures de longueur,
système S (lignes 1 et 3), résistent à la rotation par 90° et
verticaux, contrairement aux signes numériques du
(ligne 2). La cunéiforn1isation, en revanche, est généraile
signes du répertoire - numériques comme non mlerJq~
s'écrivent maintenant avec un seul calame; l'encoche cr est
r,
un trait vertical le cercle • une marque. du " coin" ne Ca'!;'
Les nombres et l'écriture 125
Mais le gain dans la vitesse avec laquelle le scribe peut désor-
mais écrire un texte résulte en une .confusion graphique accrue
entre des signes qui étaient autrefois tout à fait distincts. Les effets
de la rotation par 90° vont d'ailleurs dans le même sens; la réo-
rientation impose une hauteurlimitée pour tout signe, interdisant
les différences detaille autrefois marqueurs de distinctions dans
les systèmes métrologiques. La grande encoche ne peut plus être
plus grande que la petite, et l'on constate que cette limitation s'est
imposée aussi pour les systèmes qui n'ont pas été réorientés.
Des efforts sont donc faits pour déjouer l'ambiguïté imposée
par la cunéiformisation et la rotation, et rétablir ainsi les distinc-
tions essentielles pour. déterminer la signification des marques
numériques. Par exemple, ici, l'ancienne· différence de "taille"
entre les deux encoches du système S qui marquaient deux ordres
d'unité distincts estremplacée par une différence d'" épaisseur "
dans le trait vertical de taille fixe qui représente maintenant les
deux à lui seul. En prenant en cOmpte d'autres textes de l'époque
d'Akkad, on arrive au schéma decunéiformisation suivant;
Cl ~ T • ---+ (

V
~
~

~
y
'K
•e ---+ Ô
---+ ~ 1
s


}
Cl ~ ~ ~ (
G
.. ~ --.:.. o-f e ---+ t

PÉRIODE D'UR III

C'est sur les décombres de l'empire d'Akkad est bâti un nouvel


empire, dit d'Ur III. L'augmentation des échanges administratifs
écrits accroît' encore les exigences d' efficacité des techniques
d'enregistremerit. Cette course de vitesse de l'écriture aboutit, vers
la fin du III' millénaire et dans certains contextes, à l'abandoridè
la distinction entre les deux sortes de traits verticaux dans le
système S; le trait vertical épais, dernière trace d'une impression
non standard, y est délàissé en faveur du trait simple. .
Mais les scribes mésopotanlieris vont transformer cetteambi-
guïté en un avantage pour le calcul, qui nous apparaît rétrospecti-
vement spectaculaire; Qu'il se produise à cette époque nous est
connu grâce à un document, un seul parmi la dixaine de milliers
de textes de l'époque publiés jusqu'à ici. li s'agit d'un texte appa-
remment anodin de comptabilité de livraison de métaux (Fig. 7).
Voici les cinq premières lignes de ce document;
Les quatre lignes du début représentent en fait une addition
effectuée par le scribe - et laissée sur la tablette pour des raisons
126 JIM RITTER

Total: i mana 3~gfn


moins 7 h d'argent

Figure 7 - Compte de métaux YOS 4293 (vers - 2100) :


les premières 5 lignes
[D'après Keiser 1919: pl. 78}.

inconnues - dont le résultat apparaît dans la cinquième ligne (en


unités de poids ordinaires). Nous voyons une suite alternée de
signes correspondant aux cunéiformisations des anciennes petites
encoches et des anciens petits cercles du système S (puisque verti-
caux). Il ne peut s'agir de l'écriture d'un nombre telle que nous
l'avons vue jusqu'à présent. En effet, dans le cadre de la cunéifor-
misation, le grand cercle, nous l'avons vu, a été remplacé par un
signe cunéiforme tout à fait différent de celui qui remplace le petit
cercle. Ici, au contraire, à la gauche des signes-encoches, on voit
toujours les mêmes signes (ex-petits-cercles). Nous sommes en pré-
sence d'un système d'écriture dans laquelle seule la " position" du
signe (et non plus sa forme graphique même) indique sa valeur,
c'est-à-dire un système numérique de position. Nous avons
- coup de chance! - dans ce premier témoin d'un système
tionnella présence d'un zéro comme" place vide», le blanc
à la fin de la première ligne. Contrairement au nôtre, en re1JaIlct~Ç
qui est à base dix, ce système de position est à base soixante,
correspond au rapport de la grande encoche à la petite
système S. Si nous écrivons les quatre premières lignes en
modernes, nous avons:
14 x 60' + 54 X 60 1 + 0 x 60°
29 X 60' + 56 X 60 1 + 50 x 60°
17 X 60' + 43 X 60 1 + 40 x 60°
30 X 60' + 53 X 60 1 + 20 x 60°

90 X 60' + 206 X 60 1 + 110 x 60°


~ 1 X 60' + 33 X 60' + 27 X 60 1 + 50 x 60°
r'es et {'écriture 127
qu'il y a 180 se dans un gin et 60 gin dans un mana,
se convertit en

1 mana + 33 gin + (3 x 27~)se

= 1 mana + Gmana + 3 gin) + 83~se

= 1 ~man + 3 gin + (90 -7)se + ~se

= 1~man+3 gin-7se(+ ~se)

c'est-,,-dIre la quantité exprimée en ligne 5 à un demi-se près (ou


mg sur plus de 1,5 kg).
Encore plus important que la création d'un système de posi-
tion est le fait que celui-ci est pour la première fois indépendant
du système métrologique. Tous les nombres sont dans un même
système - sauf à la dernière ligne lorsqu'il s'agit de fournir finale-
menlla solution concrète, qui doit être un poids (donc écrite dans
le système de mesure correspondant). C'est un pas majeur en avant
dans un long processus d'abstraction du nombre, un processus qui
continuera jusqu'à nos jours. Contrairement à ce que nous avons
observé sur les premières tables évoquées plus haut, il devient pos-
sible d' « opérer" sur ces nombres sans restriction, par rapport à
un système de mesures quelconque. Dans les deux millénaires qui
restent à la civilisation mésopotamienne, on les additionnera et les
multipliera, on prendra leurs racines carrées et leurs inverses au
gré des procédures de solution des problèmes mathématiques, sans
plus prendre en compte dans les calculs leur éventuelle origine
métrologique concrète dans le problème considéré.

Conclusion

La reconstitution détaillée et concrète, au-delà de son intérêt


propre pour comprendre la genèse d'une de nos notions les plus
courantes, illustre plusieurs aspects importants des rapports entre
écriture et nombres que j'avais évoqués dans l'introduction.
Nous avons vu ainsi comment l'effacement de la distinction
des signes représentant une quantité dans différents systèmes
métrologiques, c'est-à-dire une unification notationnelle, restruc-
ture l'organisation de portions de textes mathématiques.
128 JIM RITTER

Nous avons également observé certains effets des tensions


entre le processus de linéarisation de l'écriture et les ambiguïtés
qui en résultent. Au départ, l'écriture des nombres en Mésopotamie
n'est pas du tout linéaire, l'ordre des signes par exemple est arbi-
traire à l'intérieur d'une case. Les transformations de l'écriture
nécessitent des compensations dans le cas des mathématiques;
ainsi la dissociation dans l'écriture de différents éléments, l'infor-
mation quantitative et le nom de l'unité à laquelle elle est attachée,
crée la possibilité d'isoler cette information quantitative et d'opérer
sur elle seille diverses transformations.
L'effet dynamique créé par plusieurs modifications aboutit,
enfin, à un nouvel objet mathématique, le nombre sexagésimal
inclus dans des calculs, dans le cadre d'un système unique de
numération positionne!. La naissance de cet objet n'est bien sûr
pas un simple réflexe automatique de réformes orthographiques;
mais la nature même du support de l'écriture, les besoins bureau-
cratiques croissants des états mésopotamiens, ont de manière cru-
ciale, stimillé ce changement et contraint sa direction.
Ces rapports étroits entre nombres et écriture, je l'ai indiqué
en commençant, se sont poursuivis bien après la période que j'ai
étudiée en détail ici. Ils sont loin d'être épuisés à la fin de " notre, »
deuxième millénaire. L'écriture des nombres dans des programmes
informatiques, en particillier les problèmes liés à la nécessaire fini-
tude de cette écriture. par rapport aux types de nombres écrits
usuels, fournit un exemple récent de la fécondité actuelle de ces
relations. Je pense que ces relations sont d'autant plus intéressan'
tes à observer que l'écriture est spontanément perçue maintenant
comme une simple réflexion de la langue parlée - en témoigne lê
fait qu'Internet a longtemps été incapable de gérer' les formilles
mathématiques autrement que comme images.
C'est par une question ouverte que je voudrais terminer. Il est
beaucoup' question de la disparition du support écrit, et surtout de
l'écriture (perçue comme simple enregistrement), au profit d'une
information fondée sur les images. Compte tenu des relations pro-
fondes entre mathématiques et écriture, il me semble intéressant
de nous demander si et comment l'écriture et l'activité mathéma-
tique s'en trouveraient transformées.

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