Phares-XVII-04-Adrian-Mihai
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du mouvement sophistique
Adrian Mihai, Université Laval
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Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
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L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique
Where the Christian says that God is love or that God is good
he is first asserting, or taking for granted, the existence of a
mysterious being, God, and making a qualitative judgment
about him. He is telling us something about God. With the
Greek the order was frequently reversed. He would say Love
is god or Beauty is god ; he is not assuming the existence
of any mysterious divinity but telling us something about
love and beauty, the reality of which no one could deny. The
subject of his judgment, the thing of which he speaks, is in the
world we know, and in that world pagan thought was focused
in classical times. By saying the love, or victory, is god, or, to
be more accurate, a god, was meant first and foremost that it
is more than human, not subject to death, everlasting. It is not
for nothing that the Greeks ordinarily referred to their gods
as οἱ ἀθάνατοι, the deathless ones. Any power, any force we
see at work in the world, which is not born with us and will
continue after we are gone could thus be called a god, and
most of them were.
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Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
1. Le fragment du Sisyphe
Je commencerai par l’analyse d’un texte fondamental et assez
singulier dans la pensée occidentale. Dans un fragment du Sisyphe,
attribué tantôt à Euripide9, tantôt au sophiste et poète Critias (c.
460-403)10, on trouve des idées « athées » exprimées ouvertement.
En se basant sur les citations transmises par pseudo-Plutarque et
Sextus Empiricus, les philologues se sont trouvés dans l’embarras
pour identifier l’auteur de ces opinions, car et Euripide et Critias ont
composé un drame du même titre. Le Sisyphe de Critias semble être le
quatrième drame satyrique d’une tétralogie : Tannés, Rhadamanthe,
Pirithoüs, Sisyphe. Le Sisyphe d’Euripide fut composé en 415 en
même temps qu’une trilogie dans laquelle on trouvait Alexandre,
Palamède et Les femmes troyennes. Sextus Empiricus, qui en cite
42 vers, attribue le passage à Critias, tandis que pseudo-Plutarque,
qui n’en cite que quatre vers, soutient qu’il appartient à Euripide.
Malheureusement, on ne peut rien dire de plus précis11.
Pseudo-Plutarque12, dans ses Opinions des philosophes (De
placitis philosophorum), recueil doxographique comprenant 133
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que cet homme proposa l’un des enseignements les plus agréables,
en dissimulant la vérité sous un faux langage.
Il dit que les dieux habitent là où
ils auront effrayé le plus les humains,
parce qu’il savait que c’est de là que proviennent aux mortels
les craintes,
et aussi les soulagements pour leur misérable existence,
de la voûte d’en haut, d’où ils voyaient des éclairs
se former et les fracas terribles des tonnerres
et le brillant ciel remplis d’étoiles,
– belle œuvre du Temps, sage architecte [τέκτονος σοφοῦ –
téktonos sophou] –,
d’où tombe la masse incandescente des étoiles filantes,
et d’où descend sur la terre l’abondance des pluies.
Telles étaient les terreurs qu’il dressa autour des humains
et à travers lesquelles il établit grâce à un beau récit
la divinité [τὸν δαίμονα – ton daimona], et la situa dans son
lieu propre,
et avec les lois il mit fin à l’injustice.
[…]
C’est ainsi, il me semble, qu’un homme a le premier
persuadé les mortels à croire qu’il y avait une race des dieux
[δαιμόνων – daimonôn]20.
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3. Polybe et la δεισιδαιμονία
La même opinion que dans le Sisyphe se retrouve chez l’historien
romain Polybe (c. 208-126), qui explique la supériorité des Romains
sur les autres nations par la peur des dieux et la croyance dans la vie
d’outre-tombe :
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4. Cicéron
Cicéron, dans son De natura deorum, paraphrase en quelques
lignes l’essentiel de l’hypothèse de Critias34 :
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6. Un témoignage de Stace
Dans sa Thébaïde, Stace affirme aussi que « les dieux sont à
plaindre s’ils se soucient des pieuses formules et des prières des
hommes ! C’est la peur qui, la première, a créé des dieux dans le
monde »39. Stace réaffirme un topos qu’on retrouve déjà chez
Démocrite, selon lequel « lorsque les Anciens virent les événements
dont le ciel est le théâtre, comme le tonnerre, les éclairs, la foudre, les
conjonctions d’astres ou les éclipses de Soleil et de Lune, leur terreur
leur fit penser que des dieux en étaient les auteurs40 ». Toutefois,
Stace ne parle pas du rôle politique et judiciaire de cette théorie.
Remarquons aussi que la Thébaïde fut l’une des lectures favorites
des modernes, et surtout de Thomas Hobbes, qui fut, sur ce thème, la
source des écrits libertins des XVIIe et XVIIIe siècles41.
7. Strabon
Dans son ouvrage sur la Géographie, publié en 7 avant J.-C., avec
une édition finale qui vit le jour en 23 après J.-C., Strabon fournit
une liste de législateurs fameux qui dirent à leurs concitoyens qu’ils
reçurent leurs lois directement des dieux. Il finit cette liste par
ces mots :
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9. Conclusion
Pour prévenir toute équivoque, on doit d’abord situer la doctrine
qui ressort du fragment du Sisyphe par rapport à la tradition
sophistique des Lumières grecques. Protagoras, par exemple, dans
son traité sur les dieux, avait affirmé qu’« au sujet des dieux, je ne
puis savoir ni s’ils existent ni s’ils n’existent pas, ni quelle forme
(ἰδέαν – idéan) ils ont. Beaucoup de choses empêchent de le savoir,
surtout l’obscurité [du discours sur les dieux], et la brièveté de la
vie humaine 44 ».
Notons que Protagoras ne pose pas la question, en termes
kantiens, sur les conditions de possibilité de l’apparaître des dieux.
Le sophiste s’intéresse surtout aux limites de notre entendement.
Dès l’incipit de son traité il expose les obstacles empiriques qui
nous empêchent d’avoir une connaissance certaine des dieux. D’un
côté se trouve l’obscurité du discours sur les dieux, non seulement
à cause de la pluralité des doctrines sur les dieux, mais aussi à
cause de la diversité des dieux (n’oublions pas qu’on se trouve dans
un contexte polythéiste) ; de l’autre, s’impose la brièveté de la vie
humaine, qui s’oppose avec l’éternité des dieux, laquelle sous-entend
une connaissance infinie que l’homme ne pourra jamais atteindre.
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Zeus ? Qui est-ce que Zeus ? Car je ne le connais que par ouï-
dire (Ζεὺς ὅστις ὁ Ζεύς, οὐ γὰρ οἶδα πλὴν λόγῳ – Zeus hostis
ho Zeus, ou gar oida plèn logô).
1. Ce travail sera poursuivi dans un autre article. Sur l’apport des lumières
grecques à l’avènement de la modernité en général, voir J.-M. Narbonne,
Antiquité critique et modernité. Essai sur le rôle de la pensée critique en
Occident, Paris, Belles Lettres, 2016.
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23. Sur cette antithèse, voir surtout Felix Heinimann, Nomos und Physis.
Herkunft und Bedeutung einer Antithese im Griechischen Denken des 5.
Jahrhunderts, Basel, Friedrich Reinhardt AG., 1965 (1945).
24. Renvoyons sur ce point au commentaire d’Antonio Battegazzore dans
Sofisti. Testimonianze e frammenti IV. Antifonte, Crizia, Florence, La
Nuova Italia, 1962, p. 309-315.
25. Lire E. Caire, Critias d’Athènes, sophiste et tyran, op. cit.
26. Lire surtout Wauthier De Mahieu, « La doctrine des athées au Xe livre
des Lois de Platon », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 41
(1963), p. 5-24 et « La doctrine des athées au livre des Lois de Platon.
Étude des sources », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 42
(1964), p. 16-47.
27. Platon, Lois X 889e3-5, trad. par É. Chambry.
28. Cette terminologie n’est pas celle de Platon. Nous l’avons empruntée
à R. Mayhew, Plato, Laws 10, Oxford, Oxford University Press, 2008,
p. 76-192.
29. Nous employons par commodité cette expression de « théisme
traditionnel », qui n’appartient pas au vocabulaire de Platon.
30. Lire David Sedley, « The Atheist Underground », dans Verity Harte
et Melissa Lane (éds.), Politeia in Greek and Roman Philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 329-348. Voir aussi
Tim Whitmarsh, Battling the Gods. Atheism in the Ancient World,
New York, Alfred A. Knopf, 2015, qui assimile, la plupart du temps,
« incroyance » à « athéisme ».
31. Voir Marek Winiarczyk, « Wer galt im Altertum als Atheist ? »,
Philologus, vol. 128 (1984), p. 157-183 et « Wer galt im Altertum als
Atheist ? II », Philologus, vol. 136 (1992), p. 306-310.
32. Jean Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes
constitutifs du culte dans la Grèce classique, Paris, Picard, 1992, p. 17.
33. Polybe, Histoires VI 56.6-12 (éd. Weil), trad. par R. Weil et C. Nicolet.
34. Cicéron, De la nature des dieux I 42, § 118 (éd. Pease), trad. de Ch.
Appuhn.
35. Sur Quintus Mucius Scaevola, voir Friedrich Münzer, « Mucius »,
Paulys Realencyclopädie der klassischen Altertumswissenschaft, vol.
31, no 2, Stuttgart, J.B. Metzler, 1933, col. 425-428 et 437-446.
36. Augustin, Cité de Dieu IV 27 (éds. Dombart-Kalb), trad. de P. de
Labriolle. On trouve en italique les phrases appartenant à l’écrit de
Scaevola.
37. Nous suivons ici la traduction de Jean Pépin (p. 270), qui propose « Et
quoi d’autre encore ?… » pour « Quid aliud », au lieu de « Qu’est-ce
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