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L’Antiquité et l’« athéisme »

du mouvement sophistique
Adrian Mihai, Université Laval

RÉSUMÉ : Après une mise au point sur la question de


l’athéisme dans une religion polythéiste telle que celle de la
Grèce ancienne, et sur le rapport du mouvement sophistique à
la religion, nous analyserons le fragment soi-disant « athée »
du Sisyphe, pièce satyrique composée vraisemblablement
par le sophiste et homme politique Critias. Ensuite, nous
aborderons la réception et les implications non seulement
philosophiques, mais surtout politiques, de ce fragment dans
la pensée antique, de Platon à Sénèque.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas, atque letus omnes et


inexorabile fatum subiecit pedibus strepitumque Acherontis avari.
Virgile, Géorgiques II 490-493

Le Ve siècle marque une étape nouvelle dans la méditation pour


une définition de la divinité (θεῖος – theiôs) et de dieu (θέος – thèôs),
et il ne faudra ni surestimer ni sous-estimer l’apport des sophistes
dans cette réflexion. Ne pas le surestimer, car les sophistes reprennent
pour l’essentiel des positions issues des penseurs présocratiques,
tels Héraclite, Parménide et Anaxagore. Mais cette appropriation
est assez polyvalente et hétérogène, et pour cette raison on ne peut
pas sous-estimer leur apport. À partir d’un relativisme culturel et,
principalement, d’une philosophie du langage, les sophistes proposent
une critique logico-linguistique des énoncés philosophiques et
religieux. Sans entrer dans les menus détails, on pourrait même dire
que, pour les sophistes comme pour les néopositivistes modernes,
la philosophie est une « critique du langage », c’est-à-dire que le
discours métaphysique est constitué de mots qui ne sont que des

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Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

analogies linguistiques ; des fictions qui devront pour cette raison-là


être démasquées.
Cette innovation sophistique ne prend tout son relief et sa
signification qu’après avoir étudié le fragment « athée » du Sisyphe.
Peu nombreuses sont les études qui lui sont consacrées, et peu de
spécialistes soupçonnent le rôle de notre fragment dans la constitution
de la modernité en général, et des Lumières tout particulièrement1.
Comme on le verra tout au long de cette étude, les penseurs
antiques, avec au premier chef Polybe et le consul Scaevola, loin
de fuir le concret, ont utilisé la théorie exprimée dans le fragment
du Sisyphe pour proposer des réformes et des changements socio-
politiques. Et ceci, en accord avec les intentions mêmes de Critias,
qui présente plutôt une genèse de la croyance en Dieu (surtout les
causes psychologiques et politiques), qu’une théorie sur l’existence
de Dieu.
Il est bien évidemment difficile de cerner avec précision la
signification du concept d’« athéisme ». En effet, la notion change
en fonction de l’époque historique qui l’applique et l’utilise, et elle
doit être située dans le contexte économique, social, politique,
psychologique et religieux de l’époque en question. En outre, le mot
connaît une telle popularité que le concept a perdu beaucoup de sa
rigueur. Ces remarques ont pour nous leur intérêt particulier en ceci
qu’en distinguant entre irréligion, incroyance et athéisme, on se
met à l’abri d’une généralisation trop hâtive en ce qui concerne le
polythéisme antique et ses divers discours sur les dieux. Dire, comme
on le fait si souvent, que l’« athéisme » a la même signification dans
un cadre polythéiste que monothéiste, fait déjà sentir que le problème
est mal posé.
Et pour cause : comme l’a si bien remarqué William K. C.
Guthrie dans l’un de ses ouvrages sur les philosophes Grecs, « là
où le Chrétien dit “Dieu est amour”, le Grec dit “l’Amour est theos”,
ou “un dieu”2 ». Tout ceci pour dire que, pour un Grec de la période
classique, et même pour Platon et Aristote, les mots employés pour
dire dieu ou le divin, ὁ θεός (ho theos) et τὸ θεῖον (to theion), ont
une valeur prédicative3. Qui plus est, ces mots sont voisins d’autres
mots de la même classe, comme θεοί (theoi), ἀθάνατοι (athanatoi)

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et δαίμων (daimon). Il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici


l’explication de George M. A. Grube4 :

Where the Christian says that God is love or that God is good
he is first asserting, or taking for granted, the existence of a
mysterious being, God, and making a qualitative judgment
about him. He is telling us something about God. With the
Greek the order was frequently reversed. He would say Love
is god or Beauty is god ; he is not assuming the existence
of any mysterious divinity but telling us something about
love and beauty, the reality of which no one could deny. The
subject of his judgment, the thing of which he speaks, is in the
world we know, and in that world pagan thought was focused
in classical times. By saying the love, or victory, is god, or, to
be more accurate, a god, was meant first and foremost that it
is more than human, not subject to death, everlasting. It is not
for nothing that the Greeks ordinarily referred to their gods
as οἱ ἀθάνατοι, the deathless ones. Any power, any force we
see at work in the world, which is not born with us and will
continue after we are gone could thus be called a god, and
most of them were.

Le mot français (ou anglais) Dieu (ou God) et le mot grec


θεός (theos) ne sont pas équivalents, leurs associations étant très
différentes. Ainsi, les mots theos et theion ont un sens plus large
dans la pensée païenne que dans celle monothéiste. En outre,
les êtres divins sont en nombre illimité : des fantômes, qui sont
identifiés aux âmes des morts ; des génies ayant une fonction
momentanée, tel le génie Chasse-mouches (Apomuios), qui, comme
son nom l’indique, chassait les mouches durant les sacrifices
offerts à Athéna dans la ville d’Alifeira en Arcadie ; des génies
avec une désignation adjectivale, tels la Victoire (Nike), la Colère
(Nemesis) ou la Renommée (Feme) ; un nombre de génies, bons ou
mauvais, comme les divinités de la végétation et de la fécondité
(tel Hyacinthe), les « esprits » de vengeance (les Erinyes) ou les
démons protecteurs ; enfin, on rencontre les héros, les demi-dieux
et les Olympiens5. Tous ces êtres sont désignés par le même mot,

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theos, sans distinction aucune, au moins jusqu’à l’époque de Platon


et de ses disciples (surtout Xénocrate et Héraclide du Pont).
Le problème du polythéisme se pose d’emblée. N’en retenons pour
le moment que quelques aspects. D’un côté, celui-ci peut se diviser
en trois types6 : (i) un polythéisme absolu, qui pose l’existence de
plusieurs dieux immortels, égaux, et indépendants l’un de l’autre ;
(ii) un polythéisme relatif, qui pose l’existence d’un dieu qui domine
sur tous les autres dieux ; et, enfin, (iii) un polythéisme immanent, qui
pose l’existence de plusieurs dieux mortels et immanents au monde7.
Mentionnons en outre les deux caractéristiques fondamentales de
la religion antique : (i) un polythéisme ritualiste (le seul « article de
foi » de l’homme antique étant l’obligation rituelle, intrinsèquement
civique, car elle assure la prospérité de la cité)8 ; et (ii) l’inexistence
de dogmes religieux. Le monde antique d’avant le christianisme ne
connaît pas d’Église en tant qu’institution :de là la liberté de pensée
des philosophes.

1. Le fragment du Sisyphe
Je commencerai par l’analyse d’un texte fondamental et assez
singulier dans la pensée occidentale. Dans un fragment du Sisyphe,
attribué tantôt à Euripide9, tantôt au sophiste et poète Critias (c.
460-403)10, on trouve des idées « athées » exprimées ouvertement.
En se basant sur les citations transmises par pseudo-Plutarque et
Sextus Empiricus, les philologues se sont trouvés dans l’embarras
pour identifier l’auteur de ces opinions, car et Euripide et Critias ont
composé un drame du même titre. Le Sisyphe de Critias semble être le
quatrième drame satyrique d’une tétralogie : Tannés, Rhadamanthe,
Pirithoüs, Sisyphe. Le Sisyphe d’Euripide fut composé en 415 en
même temps qu’une trilogie dans laquelle on trouvait Alexandre,
Palamède et Les femmes troyennes. Sextus Empiricus, qui en cite
42 vers, attribue le passage à Critias, tandis que pseudo-Plutarque,
qui n’en cite que quatre vers, soutient qu’il appartient à Euripide.
Malheureusement, on ne peut rien dire de plus précis11.
Pseudo-Plutarque12, dans ses Opinions des philosophes (De
placitis philosophorum), recueil doxographique comprenant 133

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questions de physique et de médecine, nous transmet le passage


suivant concernant le Sisyphe13 :

De même le poète tragique Euripide, bien qu’il ne voulût pas


se déclarer ouvertement [scil. sur l’inexistence des dieux]
par crainte de l’Aréopage, laissa ainsi entrevoir son opinion.
Sisyphe qu’il met en scène se fait l’avocat de cette opinion en
exprimant cette pensée que le poète approuvait :
« Il y eut un temps », dit-il en effet, « où la vie des hommes
était déréglée, bestiale et soumise à la force ».
Ensuite, dit-il, l’introduction des lois fit disparaître l’illégalité ;
mais, comme la loi ne pouvait empêcher les crimes commis
au grand jour et que beaucoup commettaient des crimes en
secret, un homme plein de sagesse établit qu’il fallait occulter
la vérité par un discours et persuader les hommes
« qu’il existe une divinité dont la vie florissante ne connaît
pas la mort, capable de voir, d’entendre tout cela et douée
d’une grande intelligence ».

Bien sûr, il conviendrait de contextualiser ce passage en tenant


compte autant de sa place dans la totalité du recueil dans lequel il
se trouve, soit dans la rubrique concernant la nature de dieu (« Τίς ὁ
θεός » – Tis ho theos), que dans celle de la tradition doxographique
considérée en elle-même. Mais ce n’est pas ici le lieu d’aborder
ces questions, d’autant qu’existe une abondante littérature sur le
sujet. L’important, du point de vue de notre enquête, est moins la
transmission des Placita du pseudo-Plutarque (laquelle ne peut
dépasser le seuil des conjectures), que le fait que notre fragment ait
été considéré comme un manifeste athée.
Comme on peut le constater, pseudo-Plutarque accuse Euripide
non seulement d’en être l’auteur, mais d’y avoir masqué ses propres
sentiments en les mettant dans la bouche de Sisyphe. Le personnage
mis en scène par le dramaturge, quel qu’il soit, soutient que la religion
aurait été inventée par les antiques législateurs afin d’instaurer dans
la cité, par la crainte des dieux, un système juste de récompenses et
de châtiments.

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Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

Pour prouver l’origine euripidienne du fragment du Sisyphe,


et s’accorder ainsi au témoignage du pseudo-Plutarque, certains
historiens comparent ce texte surtout au plus fameux et plus discuté
passage allégué pour prouver le soi-disant « athéisme » d’Euripide,
provenant d’un discours tenu par Bellérophon, dans la tragédie
homonyme, maintenant perdue, et jouée vraisemblablement vers
430-42514 :

Dit-on qu’il y a des dieux au ciel ? Non, non, il n’y en a


pas, pour peu qu’on ne consente pas sottement à prendre
en compte les antiques racontars humains. Examinez cela
par vous-mêmes, sans fonder votre avis sur mes paroles.
J’affirme pour ma part que la tyrannie tue des masses de gens
et confisque leurs biens, qu’en trahissant leurs serments les
tyrans saccagent les cités. Puis, avec une telle conduite, ils
sont plus heureux que ceux qui, jour après jour, cultivent en
paix la piété. Je connais de petites cités honorant les dieux,
qui sont sujettes à d’autres, plus puissantes et dépourvues,
elles, de piété, car elles sont subjuguées par le nombre des
lances15. Je pense que vous-mêmes16, si un oisif priait les
dieux sans gagner sa vie par le travail de ses mains †…†17
fortifient la cause des dieux, de même que les malheurs.

Sans nous attarder sur une analyse exhaustive de ce passage,


nous ferons remarquer que pour montrer qu’il n’y a pas de dieux
dans le ciel, Bellérophon utilise une argumentation assez connue et
qui va comme suit : si les dieux sont justes, alors il est raisonnable de
penser que les bons et les sages méritent une vie bonne et prospère,
et que les méchants et les impies méritent d’être punis pour leurs
crimes. Mais, dans la vie réelle, c’est le contraire qui arrive : les bons
souffrent et les méchants prospèrent. Il s’ensuit donc que les dieux ne
sont pas justes. Nous rencontrons ici le dilemme du juste malheureux
et du méchant prospère. En outre, ceux qui concluent qu’Euripide,
par l’entremise de Bellérophon, fait part de son athéisme, oublient
aussi que dans sa jeunesse, Bellérophon « étai[t] plein de ferveur
envers les dieux18 », car il voulait pénétrer tous les mystères du ciel.
À travers cet acte d’ὕβρις (hubris) – orgueil, insolence, démesure –

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L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

Bellérophon a oublié les limites de sa mortalité en cherchant à


acquérir les attributs de la divinité19, Zeus le punit à errer sur la
terre, meurtri et boiteux. Même si on prend au sérieux les mots de
Bellérophon (qui, ne l’oublions pas, selon la fable était un impie),
ce contre quoi Euripide s’insurge ce n’est pas la religion, mais une
certaine représentation anthropomorphique des dieux.
Venons-en maintenant au passage du Sisyphe conservé cette fois
par Sextus Empiricus :

ἦν χρόνος, ὅτ’ ἦν ἄτακτος ἀνθρώπων βίος


καὶ θηριώδης ἰσχύος θ’ ὑπηρέτης,
ὅτ’ οὐδὲν ἆθλον οὔτε τοῖς ἐσθλοῖσιν ἦν
οὔτ’ αὖ κόλασμα τοῖς κακοῖς ἐγίγνετο.
κἄπειτά μοι δοκοῦσιν ἄνθρωποι νόμους
θέσθαι κολαστάς, ἵνα δίκη τύραννος ἦι
<ὁμῶς ἁπάντων> τήν θ’ ὕβριν δούλην ἔχηι
ἐζημιοῦτο δ’ εἴ τις ἐξαμαρτάνοι.
ἔπειτ’ ἐπειδὴ τἀμφανῆ μὲν οἱ νόμοι
ἀπεῖργον αὐτοὺς ἔργα μὴ πράσσειν βίαι,
λάθραι δ’ ἔπρασσον, τηνικαῦτά μοι δοκεῖ
<πρῶτον> πυκνός τις καὶ σοφὸς γνώμην ἀνήρ [γνῶναι]
<θεῶν> δέος θνητοῖσιν ἐξευρεῖν, ὅπως
εἴη τι δεῖμα τοῖς κακοῖσι, κἂν λάθραι
πράσσωσιν ἢ λέγωσιν ἢ φρονῶσί <τι>.
ἐντεῦθεν οὖν τὸ θεῖον εἰσηγήσατο,
ὡς ἔστι δαίμων ἀφθίτωι θάλλων βίωι,
νόωι τ’ ἀκούων καὶ βλέπων, φρονῶν τ’ ἄγαν
προσέχων τε ταῦτα, καὶ φύσιν θείαν φορῶν,
ὃς πᾶν τὸ λεχθὲν ἐν βροτοῖς ἀκούσεται,
<τὸ> δρώμενον δὲ πᾶν ἰδεῖν δυνήσεται.
ἐὰν δὲ σὺν σιγῆι τι βουλεύηις κακόν>,
τοῦτ’ οὐχὶ λήσει τοὺς θεούς· τὸ γὰρ φρονοῦ
<ἄγαν> ἔνεστι. τούσδε τοὺς λόγους λέγων
διδαγμάτων ἥδιστον εἰσηγήσατο
ψευδεῖ καλύψας τὴν ἀλήθειαν λόγωι
ναίειν δ’ ἔφασκε τοὺς θεοὺς ἐνταῦθ’, ἵνα
μάλιστ’ ἂν ἐξέπληξεν ἀνθρώπους λέγων,
ὅθεν περ ἔγνω τοὺς φόβους ὄντας βροτοῖς.
καὶ τὰς ὀνήσεις τῶι ταλαιπώρωι βίωι,

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Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

ἐκ τῆς ὕπερθε περιφορᾶς, ἵν’ ἀστραπάς


κατεῖδεν οὔσας, δεινὰ δὲ κτυπήματα
βροντῆς, τό τ’ ἀστερωπὸν οὐρανοῦ δέμας,
Χρόνου καλὸν ποίκιλμα τέκτονος σοφοῦ,
ὅθεν τε λαμπρὸς ἀστέρος στείχει μύδρος
ὅ θ’ ὑγρὸς εἰς γῆν ὄμβρος ἐκπορεύεται.
τοίους δὲ περιέστησεν ἀνθρώποις φόβους,
δι’ οὓς καλῶς τε τῶι λόγωι κατώικισεν
τὸν δαίμον(α) οὗ<τος> κἀν πρέποντι χωρίωι,
τὴν ἀνομίαν τε τοῖς νόμοις κατέσβεσεν.>
[…]
<οὕτω δὲ πρῶτον οἴομαι πεῖσαί τινα
θνητοὺς νομίζειν δαιμόνων εἶναι γένος>.

Il fut un temps où la vie humaine était sans ordre,


à la façon des bêtes et soumise à la force brute, quand il n’y avait
point de récompense pour les vertueux,
point de punition pour les méchants.
C’est ensuite, me semble-t-il, que les hommes ont institué des lois
pour punir <les méchants>, afin que règne la justice
<pareillement pour tous> et que la démesure [ὕβρις] soit tenue
en esclavage,
et que soit châtié celui qui commet une faute.
Puisque les lois empêchaient les hommes
de commettre au grand jour leurs forfaits,
mais qu’ils les commettaient en secrets, alors, me semble-t-il,
<pour la première fois>, un homme à la pensée avisée et habile
inventa [ἐξευρεῖν – exeurein] pour les mortels la crainte
<des dieux>, pour que
la peur s’emparât des méchants, même si
ils font, parlent ou pensent en secret <quelque chose de mal>.
C’est donc ainsi que la divinité fut introduite,
comme dieu [δαίμων – daimôn] qui jouit d’une vie impérissable,
qui entend et qui voit par l’esprit,
qui est attentif à tout, qui a une nature divine ;
à qui rien n’échappe de ce que disent les mortels,
et a le pouvoir de voir tout ce qu’ils font.
Quand bien même tu méditerais en silence quelque forfait,
cela n’échappera pas aux dieux ; car ils sont
<très> perspicaces. C’est en tenant de tels propos

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L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

que cet homme proposa l’un des enseignements les plus agréables,
en dissimulant la vérité sous un faux langage.
Il dit que les dieux habitent là où
ils auront effrayé le plus les humains,
parce qu’il savait que c’est de là que proviennent aux mortels
les craintes,
et aussi les soulagements pour leur misérable existence,
de la voûte d’en haut, d’où ils voyaient des éclairs
se former et les fracas terribles des tonnerres
et le brillant ciel remplis d’étoiles,
– belle œuvre du Temps, sage architecte [τέκτονος σοφοῦ –
téktonos sophou] –,
d’où tombe la masse incandescente des étoiles filantes,
et d’où descend sur la terre l’abondance des pluies.
Telles étaient les terreurs qu’il dressa autour des humains
et à travers lesquelles il établit grâce à un beau récit
la divinité [τὸν δαίμονα – ton daimona], et la situa dans son
lieu propre,
et avec les lois il mit fin à l’injustice.
[…]
C’est ainsi, il me semble, qu’un homme a le premier
persuadé les mortels à croire qu’il y avait une race des dieux
[δαιμόνων – daimonôn]20.

Nous nous attacherons plus particulièrement ici à fournir une


description succincte de ces vers et, afin de faciliter la lecture, nous
suivrons la communis opinio pour attribuer ce fragment à Critias21.
N’oublions pas non plus que de toute la pièce, il ne nous reste que
les témoignages transmis par pseudo-Plutarque et Sextus Empiricus,
ce qui rend l’interprétation malaisée. Il serait donc injuste et vain
de vouloir rétablir une sorte de logique rigoureuse entre les idées
exprimées dans ces vers. Néanmoins, tentons autant que cela nous
est possible une interprétation d’ensemble du fragment.
Puisque ces quarante-deux vers en trimètre ïambique constituent
un « plaidoyer » en faveur de l’athéisme, les historiens se sont demandé
d’abord si ces idées représentent bien les opinions personnelles de
Critias. Pour éviter l’accusation d’impiété, Critias aurait choisi de les
exprimer par le drame satyrique.

Phares 55
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

Nous supposons donc que l’essentiel de la réflexion de Critias


porte sur l’origine de la religion et de la civilisation, dans la tradition
de la Kulturentstehungslehre (théorie sur l’origine de la culture). Dès
lors, ce fragment est fondamental pour l’histoire des idées. La thèse
du Sisyphe n’est pas plus irrecevable qu’une autre, au contraire : en
décrivant l’évolution de la civilisation, Critias pense que dans une
première phase primitive, les humains vécurent comme des bêtes,
sans faire de distinction entre le bien et le mal, et que dans une
deuxième phase de leur évolution, des lois furent promulguées pour
« faire que règne la justice pareillement pour tous et que la démesure
soit tenue en esclavage » (l. 7). Mais puisque ces lois étaient des
productions humaines et n’avaient pas d’autorité éternelle, beaucoup
commettaient des crimes en secret. Alors, un homme ayant le don de
la gnomê, c’est-à-dire de l’intellect-volonté ou de la pensée avisée22,
inventa les dieux.

C’est donc ainsi que la divinité fut introduite,


comme dieu [δαίμων – daimôn] qui jouit d’une vie impérissable,
qui entend et qui voit par l’esprit,
qui est attentif à tout, qui a une nature divine ;
à qui rien n’échappe de ce que disent les mortels,
et a le pouvoir de voir tout ce qu’ils font.

En bref, on peut discerner deux traits principaux au sein de la


pensée critienne qui vont faire carrière à travers l’histoire de la
philosophie matérialiste. Premièrement, Critias ne fait qu’appliquer
l’antithèse sophiste nomoi-phusei à l’origine de la civilisation23. De
la sorte, on trouve posée une dichotomie chronologique entre la
nature (φύσις – phusis) et la loi (νόμος – nomos), la nature et la
culture, la force et le droit, la férocité (la bestialité) et l’humanité.
Dès lors, le nomos et les dieux existent par convention et non par
nature. Ils sont donc des inventions humaines24. Soit dit en passant,
on retrouve aussi cette évolution historique dans les comédies les
Agrioi (Les Sauvages) de Phérécrate ( floruit 440) et les Aiges (Les
Chèvres) d’Eupolis (c. 446-411).
Deuxièmement, cette mise en place de lois et d’institutions
politiques par des sages avisés a lieu dans un passé immémorial,

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L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

presque anhistorique. De plus, même si Critias ne croit pas en Dieu


comme être transcendant, il continue à utiliser les rituels et les
pratiques religieuses déjà établis, sans lesquels la société plongerait
dans la confusion et le chaos.
En effet, les conséquences doctrinales et politiques du déni
des dieux sont lourdes. Selon Critias, le meilleur régime politique
érigerait alors la terreur en méthode de gouvernement25.
En ce qui concerne le développement ultérieur de cette théorie,
une distinction doit être établie entre l’idée selon laquelle la religion
provient de la peur des phénomènes naturels, l’idée selon laquelle la
tromperie politique, via la fraude religieuse, est licite, et l’approche
qui tient pour essentiel le rôle des législateurs et des magistrats
politiques dans l’établissement de la religion civique. La première
fut représentée surtout par des penseurs de tendance stoïcienne, la
seconde et la troisième (qui vont ensemble) principalement par des
penseurs qui avaient en vue des réformes sociales.
Pour éviter tout anachronisme, il convient de voir en Critias
non pas un athéiste pur et dur, mais bien un athéiste « faible », la
religion n’étant selon lui qu’une convention sociale. Ici, Critias serait
d’accord avec Plutarque, qui disait qu’on bâtirait plutôt des villes
dans les airs, plutôt que de constituer des États sans la croyance en
l’existence des dieux (Contre Colotès 269). On doit aussi préciser
que l’hypothèse de Critias, œuvre de pionnier à plusieurs égards,
demeure minoritaire au Ve siècle avant notre ère. Autant le dire tout de
suite, cette hypothèse sur l’origine de la religion, si on fait exception
des déclarations des sophistes, par exemple d’un Protagoras ou d’un
Prodicos, ne sera suivie massivement, mis à part l’historien Polybe,
que par des auteurs modernes, tels Machiavel, Hobbes et Spinoza.

2. Platon et son traité contre l’athéisme (Lois X)


Dans le dixième livre des Lois, qui est l’un des premiers traités
contre l’athéisme26, Platon nous transmet une critique des théories
matérialistes et mécanicistes :

Tout d’abord mon bienheureux ami, ils prétendent que les


dieux n’existent point par nature, mais par art et en vertu de

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Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

certaines lois, et que ces dieux diffèrent suivant que chaque


peuple s’est entendu avec lui-même pour les imposer dans sa
législation ; que la morale aussi est autre suivant la nature, et
autre suivant la loi ; que la justice non plus n’existe pas du tout
par nature, mais que les hommes sont toujours en contestation
à son sujet et y font des changements continuels, et que les
dispositions nouvelles qu’il ont adoptées s’imposent aussitôt
avec l’autorité qu’elles tiennent de l’art et des lois, et non de
la nature27.

Dans ces lignes, on peut reconnaître les théories exprimées dans


notre fragment du Sisyphe. Qui plus est, dans ce dixième livre, Platon
distingue trois formes d’athéisme (888c). (i) L’« athéisme » per se : ne
pas croire en l’existence des dieux (ici, Platon s’insurge contre toute
conception mécaniciste et irrationnelle du monde, qui soutient que
tout est causé par la τύχη, le hasard) ; (ii) le « déisme »28 : douter que
les dieux s’occupent des affaires humaines ; enfin et surtout, (iii) le
« théisme traditionnel »29 : soutenir que les dieux peuvent être fléchis
par des sacrifices et des prières
En analysant ce passage du livre X des Lois et d’autres passages
connexes, David Sedley a émis l’hypothèse qu’un vrai mouvement
athée avec une théorie particulière basée sur une physique et une
anthropologie rationnelles n’apparut en Grèce, surtout à Athènes,
qu’à la fin du Ve ou au début du IVe siècle30. Cette hypothèse aborde
l’athéisme seulement d’un point de vue platonicien, c’est-à-dire, en
suivant la critique de Platon dans ses Lois, qui, rappelons-nous, ne
mentionne pas de nom. Aussi, on peut se poser la question de savoir
si Platon décrit dans sa critique un état de fait, ou s’il synthétise, pour
mieux les réfuter, des opinions éparses et sans aucun dénominateur
commun.
Par ailleurs, Marek Winiarczyk, dans un article savant sur
l’athéisme ancien, a constitué une liste des athées présumés
empruntée aux sources anciennes, pour la plupart chrétiennes. Pour
la période classique, on y trouve approximativement vingt-cinq noms
de politiciens, de sophistes et de philosophes. Nous y renvoyons le
lecteur31.

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L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

Est-ce que toutes ces personnes étaient vraiment athées ou


impies ? Il est plus raisonnable de penser que ces hommes et femmes
ne niaient pas absolument l’existence des dieux. Mais certains de
leurs contemporains le crurent ou voulurent le croire.
Notons ainsi que jusqu’à la période platonicienne, au IVe siècle,
le mot atheos signifiait la plupart du temps « impie », à savoir une
personne qui ne suit pas les cultes de la cité. Selon les conceptions
traditionnelles, la piété (εὐσέβεια – eusébeia), comme l’explique
Jean Rudhardt, concerne

les comportements des hommes à l’égard des ἱερά [hiera


– c’est-à-dire, les objets sacrés], à l’égard des dieux et des
morts, à l’égard de la famille et de la cité, ou les comportements
des hommes entre eux dans la mesure où ces comportements
sont inspirés par le sentiment de respect, de soumission et de
confiance32.

3. Polybe et la δεισιδαιμονία
La même opinion que dans le Sisyphe se retrouve chez l’historien
romain Polybe (c. 208-126), qui explique la supériorité des Romains
sur les autres nations par la peur des dieux et la croyance dans la vie
d’outre-tombe :

Et je pense que Rome doit sa cohésion à cela même que l’on


blâme chez les autres peuples, je veux dire la superstition
[δεισιδαιμονίαν – deisidaimonian] ; cet ordre de questions est
si dramatisé chez elle et y joue un tel rôle, dans la vie privée
comme dans les affaires publiques, que rien ne saurait être plus
fort. Beaucoup s’étonneront sans doute de cette constatation.
Mais à mon avis, les Romains ont pensé à la masse du peuple
en faisant cela. Il est vrai que, si l’on pouvait former une cité
de sages, une telle solution ne s’imposerait sans doute en rien ;
mais puisque la masse est toujours instable, pleine de désirs
coupables, d’impulsions irrationnelles, de passions violentes,
le seul moyen de contenir les masses réside dans la peur du
mystère et dans cette sorte de recours au drame. Je crois donc
qu’en introduisant dans le peuple les notions sur les dieux et
les idées sur l’au-delà, les Anciens n’ont pas agi à la légère et

Phares 59
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

au hasard : la légèreté et l’absurdité sont bien plutôt le fait des


Modernes qui rejettent tout cela33.

Disons tout de suite que c’est surtout à travers la présentation


polybienne que les idées de Critias furent transmises au monde
romain et à l’humanisme de la première période. Ce n’est qu’à partir
du milieu du XVIe siècle qu’on reconnaîtra en Critias l’auteur de ces
idées, grâce surtout à la traduction latine de l’Adversus dogmaticos
de Sextus Empiricus.

4. Cicéron
Cicéron, dans son De natura deorum, paraphrase en quelques
lignes l’essentiel de l’hypothèse de Critias34 :

Les thèses soutenues par ces philosophes ne suppriment


pas seulement la superstition dont l’élément essentiel est
une vaine crainte des dieux, elles détruisent la religion et
conséquemment le culte pieux qui leur est rendu. Voyons !
quand on dit que toutes les croyances relatives aux dieux
immortels ont pour origine des fictions imaginées par d’habiles
gens dans l’intérêt public, la crainte des dieux devant amener
les hommes sur qui la raison n’a point d’empire à remplir
leurs tâches convenablement, ne ruine-t-on pas la religion ?
Je te le demande, qu’en subsiste-t-il pour Prodicos de Céos,
qui a soutenu qu’il fallait mettre les dieux au nombre des
objets utiles à la vie humaine ? Et les auteurs qui enseignent
que l’on a divinisé après leur mort les hommes d’un grand
courage, illustres ou puissants et que c’est là l’origine des
êtres auxquels s’adresse notre culte, que nous invoquons et
vénérons, ne sont-ils pas dépourvus de toute religion !

De cet extrait, où s’accumulent plusieurs hypothèses prises


à diverses sources, ce qui nous intéresse surtout c’est le passage
qui se rapproche le plus de celui du Sisyphe, et qu’on a souligné
ci-dessus. En ce qui concerne la Quellenforschung, Cicéron utilise
vraisemblablement un ou plusieurs exposés doxographiques ou
polémiques sur les opinions de certains sophistes, et ne semble pas
avoir eu sous les yeux le texte du Sisyphe.

Phares 60
L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

5. Le consul Scaevola et le Sisyphe mis en pratique


Cicéron et saint Augustin nous ont laissé quelques témoignages,
assez épars, sur la conception de la religion chez l’un des
jurisconsultes romains les plus éloquents et les plus doctes, Quintus
Mucius Scaevola, qui fut consul en 95 avant J.-C.35. Selon les
mots d’Augustin36,

divers auteurs rapportent que le très savant pontife Scaevola


soutenait qu’il fallait distinguer trois sortes de dieux [tria
genera tradita deorum] : l’une introduite par les poètes ; la
seconde, par les philosophes ; la troisième, par les hommes
d’État. La première n’est que pur badinage et comporte
quantité de fictions indignes des dieux. La seconde ne
convient pas aux États, parce qu’elle renferme beaucoup de
choses superflues, quelques-unes même dont la connaissance
peut être nuisible aux peuples… Or quels sont ces secrets
dont la connaissance répandue dans la multitude pourrait être
funeste ? C’est, explique Scaevola, qu’Hercule, Esculape,
Castor, Pollux ne sont pas des dieux. Les savants nous
apprennent qu’ils furent des hommes et que, selon la condition
humaine, la mort les a atteints. Et quoi d’autre encore [Quid
aliud] ?37 Quant à ceux qui sont réellement des dieux, les cités
n’en auraient aucune image véritable, car le vrai Dieu n’a ni
sexe, ni âge, ni forme physique définie. Voilà ce que le pontife
ne veut pas que sache le peuple, car il tient cette conclusion
pour exacte. Il estime donc qu’il est avantageux que les cités
soient trompées en matière de religion.

Même si Scaevola n’insiste pas trop sur le troisième genre de


théologie promulgué par les chefs d’État, il est évident que c’est
à celle-ci qu’il adhère. Le grand pontife romain trouva que si la
religion populaire n’était qu’un tissu de superstitions ignorantes dont
la populace est si souvent victime, elle était toutefois utile dans un
intérêt de gouvernement. Scaevola ne fait ici que suivre Varron, qui
affirmait que l’État est plus ancien que les dieux de l’État, de même
que le peintre précède son tableau et l’architecte son édifice38.

Phares 61
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

6. Un témoignage de Stace
Dans sa Thébaïde, Stace affirme aussi que « les dieux sont à
plaindre s’ils se soucient des pieuses formules et des prières des
hommes ! C’est la peur qui, la première, a créé des dieux dans le
monde »39. Stace réaffirme un topos qu’on retrouve déjà chez
Démocrite, selon lequel « lorsque les Anciens virent les événements
dont le ciel est le théâtre, comme le tonnerre, les éclairs, la foudre, les
conjonctions d’astres ou les éclipses de Soleil et de Lune, leur terreur
leur fit penser que des dieux en étaient les auteurs40 ». Toutefois,
Stace ne parle pas du rôle politique et judiciaire de cette théorie.
Remarquons aussi que la Thébaïde fut l’une des lectures favorites
des modernes, et surtout de Thomas Hobbes, qui fut, sur ce thème, la
source des écrits libertins des XVIIe et XVIIIe siècles41.

7. Strabon
Dans son ouvrage sur la Géographie, publié en 7 avant J.-C., avec
une édition finale qui vit le jour en 23 après J.-C., Strabon fournit
une liste de législateurs fameux qui dirent à leurs concitoyens qu’ils
reçurent leurs lois directement des dieux. Il finit cette liste par
ces mots :

Quoi qu’on puisse penser de la réalité historique de ces faits,


toujours est-il que les hommes anciennement les admettaient
tous, qu’ils y croyaient, et que, par suite de cette croyance, ils
honoraient les devins [μάντεις – manteis] d’une façon toute
particulière, jusqu’à revêtir parfois de la dignité royale ces
messagers inspirés qui nous apportent les avertissements et
les ordres de la divinité, non seulement pendant leur vie, mais
même après leur mort42.

8. Sur un passage de Sénèque


Nous trouvons la même pensée dans un passage des Questions
naturelles de Sénèque le Jeune43 :

Car quoi de plus absurde que de se figurer Jupiter, du sein


des nuages, foudroyant des colonnes, des arbres, ses propres
statues quelquefois ; laissant les sacrilèges impunis, pour

Phares 62
L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

frapper des moutons, incendier des autels, tuer des troupeaux


inoffensifs, et enfin consultant les autres dieux, comme
incapable de prendre conseil de lui-même ? […] Hommes
pleins de sagesse, ils ont jugé indispensable d’employer la
crainte pour réprimer les emportements des ignorants. Ils ont
voulu que nous eussions à redouter quelque chose au-dessus
de nous. Comme le crime ne recule devant rien, il était utile
d’affirmer l’existence d’un être auquel personne ne pouvait
se croire capable de tenir tête. Pour épouvanter ceux qui ne
consentent que par peur à être innocents, ils ont mis au-dessus
de leur tête un vengeur, un vengeur armé.

Se faisant l’écho des passages de Critias et de Polybe, Sénèque


pense que la crainte des dieux est utile contre le crime et au maintien
d’une société basée sur la justice.

9. Conclusion
Pour prévenir toute équivoque, on doit d’abord situer la doctrine
qui ressort du fragment du Sisyphe par rapport à la tradition
sophistique des Lumières grecques. Protagoras, par exemple, dans
son traité sur les dieux, avait affirmé qu’« au sujet des dieux, je ne
puis savoir ni s’ils existent ni s’ils n’existent pas, ni quelle forme
(ἰδέαν – idéan) ils ont. Beaucoup de choses empêchent de le savoir,
surtout l’obscurité [du discours sur les dieux], et la brièveté de la
vie humaine 44 ».
Notons que Protagoras ne pose pas la question, en termes
kantiens, sur les conditions de possibilité de l’apparaître des dieux.
Le sophiste s’intéresse surtout aux limites de notre entendement.
Dès l’incipit de son traité il expose les obstacles empiriques qui
nous empêchent d’avoir une connaissance certaine des dieux. D’un
côté se trouve l’obscurité du discours sur les dieux, non seulement
à cause de la pluralité des doctrines sur les dieux, mais aussi à
cause de la diversité des dieux (n’oublions pas qu’on se trouve dans
un contexte polythéiste) ; de l’autre, s’impose la brièveté de la vie
humaine, qui s’oppose avec l’éternité des dieux, laquelle sous-entend
une connaissance infinie que l’homme ne pourra jamais atteindre.

Phares 63
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

Considérons ainsi Euripide, qui se questionnait dans sa pièce perdue


Mélanippe philosophe sur la vraie nature des dieux45 :

Zeus ? Qui est-ce que Zeus ? Car je ne le connais que par ouï-
dire (Ζεὺς ὅστις ὁ Ζεύς, οὐ γὰρ οἶδα πλὴν λόγῳ – Zeus hostis
ho Zeus, ou gar oida plèn logô).

Durant l’Antiquité, la dichotomie entre, d’une part, l’incroyance,


et de l’autre, la croyance aux dieux ne se posait même pas. Et
pour cause : la piété, l’hypocrisie et l’incrédulité ne sont point
rigoureusement inséparables et donc trois mentalités cohabitent
dans la même personne en tout temps : une pensée mythologique,
une pensée rationnelle incrédule et une religiosité civique. J’en veux
pour preuve le fait que l’« athéisme » n’a pas la même signification
dans une religion polythéiste que dans celle monothéiste.
L’« athéisme », ou mieux l’« agnosticisme », antique présuppose
l’existence des dieux. Même chez Critias, nous l’avons vu, les dieux font
partie de la fable fondatrice de la cité, du temps immémorial, le temps
fabuleux ou légendaire des commencements. Chez les épicuriens,
les dieux existent bel et bien, mais n’ont cure de nos affaires.
On peut enfin résumer comme suit les résultats de notre enquête :
en suivant la théorie exprimée dans le fragment du Sisyphe cité
surtout par Sextus Empiricus, mais transmis aussi par Platon et
Polybe, on peut affirmer que selon ses adhérents, la religion ou,
pour être plus précis, la croyance aux dieux, émerge typiquement au
croisement de l’ignorance et de la dynamique des passions, la crainte
ne représentant que l’une de ces passions46. Le rôle de la croyance en
l’existence des dieux serait donc d’assujettir les foules pour mieux
les contrôler. La religion serait une imposture, une sorte d’« opium
du peuple » (das Opium des Volks), formule célèbre forgée bien plus
tard et dans un autre contexte par Karl Marx47.

1. Ce travail sera poursuivi dans un autre article. Sur l’apport des lumières
grecques à l’avènement de la modernité en général, voir J.-M. Narbonne,
Antiquité critique et modernité. Essai sur le rôle de la pensée critique en
Occident, Paris, Belles Lettres, 2016.

Phares 64
L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

2. William K.C. Guthrie, The Greek Philosophers, from Thales to


Aristotle, London, Routledge, 1997 (1950), p. 10 et Id., A History of
Greek Philosophy II. The Presocratic Tradition from Parmenides to
Democritus, Cambridge, Cambridge University Press, 1965, p. 257.
3. Voir surtout Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, Platon I, Berlin,
Weidmann, 19202 (1919), p. 348 (« Denn Gott selbst ist ja zuesrt ein
Prädikatsbegriff ») et Id., Der Glaube der Hallenen I, Berlin, Weidmann,
1931, p. 17-21.
4. George M.A. Grube, Plato’s Thought, Indianapolis, Hackett Publishing
Company, 1980 (1935), p. 150.
5. Lire Francis M. Cornford, Greek Religious Thought, from Homer to the
Age of Alexander, London, J.M. Dent & Sons, 1923, p. xii.
6. Voir Jan Assmann, « Magic and Theology in Ancient Egypt », dans P.
Shäfer et H.G. Kippenberg (éds.), Envisioning Magic, Leiden, Brill,
1997, p. 1, n. 1. Assmann emprunte ici la typologie de Ralph Cudworth,
élaborée dans son traité The True Intellectual System of the Universe
(Cambridge, 1678).
7. Selon Erik Hornung (Die Eine und die Vielen – altägyptische Götterwelt,
Darmstadt, 2005), celle-ci est bien la description de la religion
égyptienne.
8. Voir John Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Collin, 2010
et Id., Religion et piété à Rome, Paris, La Découverte, 1985.
9. Albrecht Dihle, « Das Satyrspiel ‘Sisyphos’ », Hermes CV (1977),
p. 28-42. Charles H. Kahn, « Greek Religion and Philosophy in the
Sisyphus Fragment », Phronesis, vol. 42 (1997), p. 247-262.
10. Marek Winiarczyk, « Nochmals das Satyrspiel ‘Sisyphos’ », Wiener
Studien, vol. 100 (1987), p. 35-45. Dana Sutton, « Critias and Atheism »,
The Classical Quarterly, vol. XXXI (1981), p. 33-38. Pieter W. Van der
Horst, « The First Atheist », dans Jews and Christians in Their Graeco-
Roman Context, Tübingen, Mohr Siebeck, 2006, p. 242-249. Ce Critias
semble être le même que celui qui figura au nombre des Trente Tyrans,
qui gouvernèrent la cité d’Athènes durant l’année 404 av. J.-C. Sur
Critias, voir la thèse d’Emmanuèle Caire, Critias d’Athènes, sophiste
et tyran, thèse de doctorat, Aix-en-Provence, Université d’Aix-en-
Provence, 1998.
11. Le savant et théologien anglais William Warburton (1698-1779) avait
proposé jadis l’hypothèse selon laquelle Euripide, conformément aux
habitudes du genre satirique, cite des vers de Critias afin de les critiquer.
Ainsi, la pièce est bien d’Euripide (selon pseudo-Plutarque), mais les
vers sont de Critias (selon Sextus Empiricus).

Phares 65
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

12. Sur pseudo-Plutarque, voir surtout Andrei V. Lebedev (qui attribue le


traité à Plutarque), « Did the Doxographer Aetius Ever Exist ? », dans V.
Cauchy (éd.), Philosophie et culture, actes du XVIIe Congrès mondial
de philosophie, vol. 3 Montréal, Éditions Montmorency, 1988, p. 813-
817. Lire aussi Jaap Mansfeld et David T. Runia, Aëtiana. The Method
and Intellectual Context of a Doxographer, I-III, Leiden, Brill, 1997-
2009.
13. Ps.-Plutarque, Placita I 7, 880e4-f6 (éd. Lachenaud) = Aétius, Placita
I 7.2 (éd. Diels) = Critias, fr. 88B25 (éds. Diels-Kranz), trad. par. G.
Lachenaud.
14. Euripide, Bellérophon, fr. 10 (éds. Jouan-Van Looy) = fr. 286 (éd.
Kannicht), trad. par F. Jouan.
15. Selon Roger Goossens (Euripide et Athènes, Bruxelles, Palais des
Académies, 1962, p. 176-177), ces remarques sur la tyrannie se réfèrent
à la prise et la destruction de Platées par les Lacédémoniens en 427 av.
J.-C.
16. Selon Christoph Riedweg, « The “Atheistic” Fragment from Euripides’
“Bellerophontes” (286 N2) », Illinois Classical Studies, vol. 15 (1990),
p. 43, Bellérophon s’adresse au chœur composé de modestes paysans
Lyciens.
17. Lacune de longueur indéterminée après le vers 14 dans le seul texte qui
nous a transmis ce passage, le De monarchia du pseudo-Justin. Cette
lacune n’est pas identifiée dans le texte du manuscrit, mais elle a été
déterminée par des raisons syntaxiques depuis Hugo Grotius en 1626.
18. Euripide, Bellérophon, fr. 28 (éds. Jouan-Van Looy) = fr. 311 (éd.
Kannicht).
19. Pour la définition d’hubris, voir surtout Nicolas R.E. Fisher, Hybris. A
Study in the Values of Honour and Shame in Ancient Greece, Warminster,
Aris & Philips, 1992, p. 2-3.
20. Sextus Empiricus, Adv. Math. IX 54 = Critias, 88B25 (éds. Diels-Kranz)
= fr. 25 (éds. Untersteiner-Battegazzore), notre traduction.
21. Consulter surtout les arguments de Malcolm Davies, « Sisyphus and the
Invention of Religion », Bulletin of the Institute of Classical Studies,
vol. 36 (1989), p. 16-32 et Emmanuèle Caire, « L’homme qui inventa la
divinité. Le Sisyphe de Critias (fr. D.K. 88B25) », dans G. Dorival et D.
Pralon (éds.), Nier les dieux, nier Dieu, Aix-en-Provence, Publications
de l’Université de Provence, 2002, p. 37-49.
22. Sur la notion de γνώμη (gnome) chez Critias, voir M. Untersteiner, I
sofisti, Milano, Mondadori, 2008 (1949), p. 505-506.

Phares 66
L’Antiquité et l’« athéisme » du mouvement sophistique

23. Sur cette antithèse, voir surtout Felix Heinimann, Nomos und Physis.
Herkunft und Bedeutung einer Antithese im Griechischen Denken des 5.
Jahrhunderts, Basel, Friedrich Reinhardt AG., 1965 (1945).
24. Renvoyons sur ce point au commentaire d’Antonio Battegazzore dans
Sofisti. Testimonianze e frammenti IV. Antifonte, Crizia, Florence, La
Nuova Italia, 1962, p. 309-315.
25. Lire E. Caire, Critias d’Athènes, sophiste et tyran, op. cit.
26. Lire surtout Wauthier De Mahieu, « La doctrine des athées au Xe livre
des Lois de Platon », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 41
(1963), p. 5-24 et « La doctrine des athées au livre des Lois de Platon.
Étude des sources », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 42
(1964), p. 16-47.
27. Platon, Lois X 889e3-5, trad. par É. Chambry.
28. Cette terminologie n’est pas celle de Platon. Nous l’avons empruntée
à R. Mayhew, Plato, Laws 10, Oxford, Oxford University Press, 2008,
p. 76-192.
29. Nous employons par commodité cette expression de « théisme
traditionnel », qui n’appartient pas au vocabulaire de Platon.
30. Lire David Sedley, « The Atheist Underground », dans Verity Harte
et Melissa Lane (éds.), Politeia in Greek and Roman Philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 329-348. Voir aussi
Tim Whitmarsh, Battling the Gods. Atheism in the Ancient World,
New York, Alfred A. Knopf, 2015, qui assimile, la plupart du temps,
« incroyance » à « athéisme ».
31. Voir Marek Winiarczyk, « Wer galt im Altertum als Atheist ? »,
Philologus, vol. 128 (1984), p. 157-183 et « Wer galt im Altertum als
Atheist ? II », Philologus, vol. 136 (1992), p. 306-310.
32. Jean Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes
constitutifs du culte dans la Grèce classique, Paris, Picard, 1992, p. 17.
33. Polybe, Histoires VI 56.6-12 (éd. Weil), trad. par R. Weil et C. Nicolet.
34. Cicéron, De la nature des dieux I 42, § 118 (éd. Pease), trad. de Ch.
Appuhn.
35. Sur Quintus Mucius Scaevola, voir Friedrich Münzer, « Mucius »,
Paulys Realencyclopädie der klassischen Altertumswissenschaft, vol.
31, no 2, Stuttgart, J.B. Metzler, 1933, col. 425-428 et 437-446.
36. Augustin, Cité de Dieu IV 27 (éds. Dombart-Kalb), trad. de P. de
Labriolle. On trouve en italique les phrases appartenant à l’écrit de
Scaevola.
37. Nous suivons ici la traduction de Jean Pépin (p. 270), qui propose « Et
quoi d’autre encore ?… » pour « Quid aliud », au lieu de « Qu’est-ce

Phares 67
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique

à dire ? – Sinon que… ». Voir J. Pépin, « La ‘théologie tripartite’ de


Varron. Essai de reconstitution et recherche des sources », Revue des
études augustiniennes, vol. 2 (1956), p. 256-294, qui insiste sur le
fait que dans ce passage, Scaevola distingue les héros d’une part (qui
auraient été des hommes divinisés après leur mort), des dieux de l’autre
(qui seraient sans figure).
38. Augustin, Cité de Dieu VI 4 (éds. Dombart-Kalb).
39. Stace, Thébaïde III 657-661 (éd. Lesueur), trad. de R. Lesueur.
40. Sextus Empiricus, Adv math. IX 24 = 68A75 (éds. Diels-Kranz), trad.
par Jean Salem (dans Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de
Soleil, Paris, Vrin, 2002 [1996], p. 297).
41. Lire Pierre-François Moreau, « La crainte a engendré les dieux »,
dans Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, IV. « Gassendi et les
gassendistes » et « Les Passions libertines », Publications de l’Université
de Saint-Étienne, 2000, p. 147-153.
42. Strabon, Géographie XVI 39 (éd. Radt), trad. de A. Tardieu.
43. Sénèque, Questions naturelles II 42.3 (éd. Oltramare), trad. de P.
Oltramare.
44. Protagoras, Vors. 80B4 = Diog. Laert. Vitae IX 51 (éd. Dorandi), notre
traduction.
45. Euripide, Mélanippe philosophe, fr. 0 (éds. Jouan-Van Looy) = fr. 480
(éd. Nauck2), trad. par H. van Looy.
46. Remarquons que pour les épicuriens, comme nous le transmet Lucrèce,
ce sont les dieux qui engendrent la crainte, et non pas le contraire,
comme l’affirme Critias.
47. Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel (1843), édition bilingue et trad. franç. par M. Simon, Paris,
Aubier-Montaigne, 1971, p. 53.

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