Juste la fin du monde EL Prologue
Juste la fin du monde EL Prologue
Juste la fin du monde EL Prologue
Présentation de l’extrait
La dimension tragique de la pièce apparaît dès le prologue de la pièce.
Le prologue trouve son origine dans le théâtre grec (pro logos signifiant « le discours placé avant ») ; c'est la
1ère partie de la tragédie, avant la 1ère apparition du chœur, à laquelle est dévolue la fonction d'exposer le
sujet.
Louis expose les données principales de l’intrigue, se présentant comme un homme en sursis qui a décidé
d’aller retrouver les siens. Il livre aussi aux spectateurs une réflexion sur la volonté humaine confrontée à la
fatalité de la mort.
Projet de lecture
En quoi ce prologue annonce-t-il la tragédie à venir ?
Mouvements du texte
1er mouvement – lignes 1 à 12 : un personnage face à sa propre mort.
2e mouvement – lignes 13 à 28 : la décision du retour pour annoncer sa mort à sa famille
3e mouvement – lignes 29 à la fin : La volonté de garder le contrôle
• Au seuil de la pièce, Louis nous apprend que ses jours sont comptés.
Sentiment d'urgence temporelle avec les 2 C.C. de temps « Plus tard, l’année d’après», dont le
second, « l’année d’après » est répété en anaphore à quatre reprises (l.4, 7, 12 et 17) ; ces C.C. de
temps sont mis en valeur grâce aux versets.
• Malgré la précision, ces repères demeurent flous et mystérieux. Louis ne précise pas « après quoi ».
Ils ne sont pas rattachés à un moment déterminé qui permettrait de les situer dans une
chronologie. La pièce refuse d'inscrire l'action dans une temporalité réaliste.
• Mais ce qui surprend est que celui qui parle de la mort parle de sa propre mort à venir, alors que
dans les prologues antiques c’est un autre personnage, un messager qui annonce le destin du
protagoniste.
De plus, il en parle au passé « j'allais mourir » : l’emploi du passé a de quoi surprendre : a-t-on
affaire à un personnage qui parlerait depuis l’au-delà ? Il semble parler d'outre-tombe Cela
s’apparente au procédé de la prosopopée (figure de style qui consiste à faire parler un mort, un
animal, une chose personnifiée, une abstraction).
C’est aussi ce que semble impliquer l’expression « l’année d’après », qui doit être employée dans un
récit au passé.
On trouve ainsi l'imparfait (« j'allais ») mêlé au présent (« j'ai ») et au futur (« je mourrai »), ce qui
contribue à brouiller les repères temporels.
Quoi qu’il en soit, cette expression « l'année d'après » qui scande la première partie du texte traduit
l’angoisse profonde et existentielle du personnage.
• La parole est lancinante, répétitive ; le personnage ressasse cette attente solitaire de la mort.
Anaphore « de nombreux mois que j'attendais » qui inscrit la souffrance dans une durée
indéterminée. Le temps semble un dévorateur implacable qui accule Louis à la mort.
L’énumération amplifie l’idée du calvaire enduré par Louis : « j'attendais à ne rien faire, à tricher, à
ne plus savoir […] j'attendais d'en avoir fini ».
La mort paraît le paralyser avec « à ne rien faire ». Le personnage apparaît figé dans l’angoisse de la
mort.
L’attente de la mort ne semble pas seulement paralyser le personnage, mais aussi lui faire perdre ce
qu’il est, ce que suggèrent les négations grammaticales « à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir ».
Il n’agit pas mais ment. Le verbe « tricher » peut renvoyer au fait de mentir aux autres (en
prétendant qu'on va s'en sortir) ou à soi-même (en tâchant de s'en persuader) : on perçoit le
tragique de la situation de Louis, qui tente comme il peut de lutter contre son destin funeste. Ce
thème de la tricherie est récurrent dans toute la pièce.
• Cet immobilisme funeste qui gagne le personnage est également observé dans la longue
comparaison « comme on ose bouger parfois […] et vous détruirait aussitôt ». Cette proposition
subordonnée comparative décrit l'état de choc et d'angoisse extrême de Louis à l'approche de la
mort.
C'est ce que montre aussi la personnification de la mort en « ennemi » susceptible de « détruire »
Louis s'il sort de son immobilisme.
Les compléments circonstanciels de manière sont multipliés pour suggérer la précaution, la
circonspection : « à peine », « imperceptiblement », « sans vouloir faire de bruit ou commettre un
geste trop violent ».
L'image qui est donnée de Louis est donc celle d'un homme faible, contraint de se faire tout petit et
de ménager ses forces face à une force qui le dépasse ; c'est tout le contraire de l'image qu'en ont
les membres de sa famille. Cela peut faire référence à la situation de Lagarce, atteint du sida, qui
devait donc ménager impérativement sa santé sous peine de voir son état empirer, le VIH l'ayant
privé de ses défenses immunitaires.
Le verbe « oser » l.8 et l'emploi du conditionnel présent « réveillerait », « détruirait » sont autant de
précautions présentes dans le langage aussi.
• Ligne 11, le pronom « vous » implique le destinataire, qui est d'abord Louis lui-même dans ce
monologue qui ne fait qu'extérioriser ses pensées. Mais le monologue est aussi destiné au public.
Le monologue associe les spectateurs à l'expérience dont parle Louis.
• Revenir vers les siens n'est pas chose aisée. La répétition de la formule concessive « malgré tout »
montre à quel point cette démarche coûte au personnage.
Expression de la détresse avec « la peur » et « prenant ce risque » devant l'imminence de la mort.
L'expression « sans espoir jamais de survivre » renvoie à nouveau à la dimension tragique
traditionnelle / à la fatalité. Cf le monologue du Choeur dans Antigone d'Anouilh : « C'est reposant,
la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir [...] ».
Des effets de répétition qui donnent une certaine solennité au propos mais aussi des changements
de rythmes avec des propositions brèves (mise en valeur de « la peur » par exemple) alternant avec
un souffle plus ample. Une écriture poétique et musicale. Dans les tragédies grecques le prologue
était chanté.
• La ligne 18 marque une rupture avec l'usage du passé simple « je décidai » et l'arrêt du leitmotiv
« l'année d'après ». Il s'agit du verbe principal de l'unique longue phrase, aux nombreux détours,
qui compose ce monologue.
La thématique du retour de Louis dans sa famille est mise en place, répétée de 4 façons différentes
ligne 18. Le texte assume ici sa fonction d'exposition en présentant le sujet de la pièce.
« retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces » : les infinitifs « revenir » et
« retourner » et les déterminants possessifs « mes » suggèrent un retour aux sources, un retour aux
origines, une quête identitaire de la part de Louis. Un combat contre le temps qui passe.
La thématique du retour est une référence à plusieurs textes antiques : le retour du fils prodigue
dans les Evangiles (Luc), celui d'Ulysse à Ithaque (Odyssée de Homère), celui d'Oreste à Argos
(Electre de Sophocle, Les Choéphores d'Eschyle).
• Louis évoque les membres de sa famille simplement au moyen du pronom personnel « les » :
« retourner les voir » l.18. Ligne 22, ce sera « eux ». Cela révèle le rapport compliqué et
contradictoire qu'il entretient avec eux : d'un côté , il prend le risque de « retourner les voir » ; de
l'autre, il parle d'eux sans la moindre affection et sans même les nommer. Cette imprécision laisse
entendre la distance avec les autres personnages.
Le sujet de la pièce est autant la confrontation avec la mort que la confrontation avec sa famille et
l'exploration de relations familiales complexes.
• Le but de ce voyage est exprimé par un complément circonstanciel « pour annoncer » repris en
anaphore aux l.19-24-28.
Le COD du verbe « annoncer » sera seulement donné à la ligne 27 : « pour annoncer … ma mort ».
Ce suspens traduit une parole difficile. Entre les 2, on trouve de nombreuses répétitions,
reformulations, corrections (épanorthoses) comme si le personnage réfléchissait à voix haute et
tentait d'exprimer avec justesse le fil souvent confus de ses pensées.
On relève plusieurs CC de manière « lentement, avec soin, avec soin et précision » l.19 et
« lentement, calmement, d'une manière posée » l.21, compléments qui reprennent l'idée de
précaution, de circonspection. Il faut trouver la meilleure manière de dire pour ne pas blesser ou
décevoir peut-être.
Cette façon de chercher le mot juste nous en apprend plus sur le personnage de Louis et prépare le
spectateur à comprendre qu'il est un homme de lettres, et qu'il va falloir être attentif aux nuances.
• Le mot « annoncer » est corrigé en « dire, / seulement dire » l.25-26, et ces trois formulations
forment chacune un verset isolé, montrant à quel point le mot juste importe à Louis.
La différence de sens est en effet importante : le verbe « annoncer » est solennel, il suppose une
forme de grandiloquence (éloquence abusant des grands mots et des effets faciles) et un effet que
l'on cherche à produire sur l'auditoire, une réaction de sa part ; le verbe « dire » suppose que c’est
la parole même qui est vue comme essentielle, ce que souligne l’emploi de l’adverbe d’atténuation :
« seulement dire », c’est dire sa détresse, sans rien en attendre, comme un vrai personnage
tragique qui sait que sa parole ne changera rien, mais qu’il importe de la dire.
La répétition des verbes « annoncer » et « dire / seulement dire » insiste sur l'importance de la
parole dans les tragédies en général (où tout est joué d’avance) et dans le théâtre de Lagarce en
particulier.
Le cœur de la pièce se trouve là : la mort de Louis n'est pas ce qui fera l'intérêt de la pièce, c'est
bien le fait de dire qui fournit le sujet de celle-ci. L'adverbe « seulement » souligne le fait qu'il s'agit
du seul sujet important. D'ailleurs dans la pièce chaque personnage a à dire quelque chose. La
parole de Louis va être noyée par d'autres paroles qui revêtent, pour ceux qui les prononcent, une
importance également cruciale.
• Cette seconde partie du prologue permet aussi à Louis de faire son autoportrait en « homme posé »
(l.27), qualificatif qu’il reprend en polyptote pour qualifier sa manière de s'exprimer, « d’une
manière posée » et par l’adverbe « calmement ». Mais c’est une mise en scène de lui-même,
comme le laisse entendre l’insistance sur le regard des « autres » (l.22).
Les autres le perçoivent comme un homme posé, et c'est donc ainsi qu'il va agir, comme s'il lui
fallait être conforme à l'image qu'on a de lui, à l'étiquette qu'on lui a attribuée.
Cette question du rôle que chacun joue dans une famille participe de la dimension tragique de la
pièce. On retrouvera chez son frère et sa sœur cette pression exercée par ce qu'on attend d'eux, qui
les contraint à agir malgré eux, en dépit de ce qu'ils voudraient être : Suzanne qu'on a étiquetée
comme médiocre, et Antoine, comme une brute et un chanceux par rapport à son frère et qui a lui-
même repris, malgré lui, le rôle de chef de famille.
• Louis laisse apparaître sa volonté de maîtriser l'annonce de sa mort, de rester maître d’une certaine
façon de sa destinée. C’est une manière de rester vivant jusqu'au bout alors que la vie lui échappe.
Il contre le caractère tragique de la fatalité en cherchant à être son « propre maître ».
Insistance sur l'idée de volonté, caractéristique traditionnelle du héros tragique qui se veut lucide et
tente d’exercer son libre-arbitre pour défier la fatalité : tournure elliptique « [c'est] ce que j'ai
toujours voulu, voulu et décidé […] et paraître vouloir décider, […] être responsable de moi-même
et d'être, jusqu'à cette extrémité, mon propre maître. »
• Mais cette volonté affichée n'est qu'illusoire, c’est un semblant de prise sur son existence : un
« paraître », le mot est répété 2 fois l.29 et 32 ; il s'agit de « me donner et donner aux autres une
dernière fois l'illusion » l.35. Louis joue un rôle, il joue la comédie et il le sait. C'est une thématique
récurrente dans la pièce. Le personnage triche, se met en scène lui-même introduisant le théâtre
dans le théâtre. On a une mise en abyme du théâtre.
• La métaphore du messager porteur d'une funeste nouvelle rapproche une nouvelle fois la pièce
d'une tragédie grecque où ce type de personnage est fréquent. Mais ici Louis concentre à lui seul
tous les rôles (héros tragique victime du destin mais aussi voix du destin).
• Emploi particulier des pronoms « eux, toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas » l.33 qui
peut ainsi faire l'objet d'une double interprétation : ils renvoient d'abord aux personnages de la
pièce, qui peuvent être sur scène au moment du prologue (cf le prologue d'Antigone D'Anouilh, qui
présente les personnages). Autre interprétation possible : Louis prend à partie le public. Il y a là une
reprise du procédé de la parabase antique : le coryphée (chef du chœur) s'adressait directement
aux spectateurs.