Jean Luc Lagarce Oral Texte 1 Prologue + Corrigé

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Objet d’étude 2 : Le Théâtre du XVIIème au XXIème siècle.

Parcours : « Crise personnelle, crise familiale »

Explication linéaire : Texte 1

5
PROLOGUE

LOUIS. ─ Plus tard‚ l’année d’après


─ j’allais mourir à mon tour –
10 j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que
je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
15 l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop
violent qui
20 réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
25 malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚
pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
─ce que je crois ─
30 lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
─et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai -je pas
toujours été un homme posé ?,
pour annoncer‚
dire‚
35 seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
─peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin que
40 j’ose me
souvenir ─
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne
connais pas (trop
45 tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être‚ jusqu’à cette
extrémité‚ mon propre maître.

50

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990, Flammarion, Étonnants classiques, p. 51-52
Correction TD explication linéaire 1
Prologue

Introduction :
55 Cet extrait est le prologue de la pièce de Jean-Luc Lagarce intitulée Juste la fin du monde qu’il
écrivit en 1990.

Le prologue de théâtre, qui apparaît dans le théâtre antique, est la première scène d’une œuvre
dramatique qui sert à situer les personnages et l’action de l’œuvre en exposant au spectateur divers points
essentiels à connaître pour comprendre l’intrigue.
En ce sens l’extrait répond bien aux attentes d’un prologue puisque le personnage principal, Louis,
expose au public le motif de son retour auprès de sa famille après douze ans d’absence. Seul en scène, il
prononce en effet un monologue qui rompt l’illusion théâtrale en s’adressant directement aux spectateurs
pour leur annoncer sa mort prochaine.
En partageant ainsi son secret avec le public, Louis, sorte de double de l’auteur, programme
également comme enjeu du drame la révélation à sa famille de cette même nouvelle. Nous savons
cependant que le reste de la pièce prendra à revers cet horizon d’attente fixé par le prologue, pourtant
lourd de potentiel tragique1.

Projet de lecture :
60 a. En quoi cette scène est bien un prologue en annonçant la tragédie à venir ?

b. Nous nous intéresserons par conséquent à la manière dont ce prologue installe certains
aspects attendus d’un prologue de tragédie, mais en analysant à la fois comment il en
subvertit les codes procédant ainsi à une mise à distance de cette fiction de tragédie que
semble se raconter le personnage pour mieux affronter la perspective de sa mort prochaine.

Remarque : On proposera un découpage thématique de l’extrait en quatre mouvements, tout en gardant


à l’esprit qu’on aurait pu en proposer un autre, et que le texte lui-même n’y invite pas nécessairement. En
effet, il n’y a pas de paragraphes, ni même de phrases, qui permettraient de délimiter des unités
cohérentes, mais un seul monologue, une unique émission de parole, qui fait bloc, et par conséquent
résiste en partie à tout séquençage.
65
Premier mouvement : Annonce de la mort du héros par lui-même qui fait signe en direction de la
tragédie par son recours au pathétique2 (l. 1-4).

l. 1 : La locution adverbiale (LA) et le groupe nominal (GN) détachés en fonction de compléments


circonstanciels de temps, traduisent l’obsession pour un avenir qui se précise comme très proche, et
70 annoncent déjà la syntaxe très déstructurée du monologue.

l. 2 : L’information principale est délivrée de manière abrupte sans être arrimée aux énoncés qui l’entourent
(rupture de construction logique : anacoluthe).
Le texte propose un traitement curieux de la temporalité : la périphrase verbale servant à
l’expression du futur proche (auxiliaire aller + infinitif) tranche en effet avec les valeurs de l’imparfait
75 (temps du récit) qui en estompent l’imminence menaçante. L’énoncé est en effet dissocié de la situation
d’énonciation comme pour traduire la position ambivalente occupée par Louis : à la fois acteur et
narrateur de sa propre histoire.

1
La tragédie est un genre théâtral essentiellement défini par l’effet qu’il produit sur le spectateur : elle suscite l’effroi
et la pitié en mettant souvent en scène des conflits passionnels qui déchirent les alliances ou des individus
impuissants face à leur destin dont l’issue est souvent fatale.
2
Le pathétique est un registre littéraire qui a pour vocation d’émouvoir vivement par la représentation de la
5 souffrance d’autrui.
Enfin, le groupe prépositionnel circonstant « à mon tour » désamorce le pathétique de l’annonce en
insérant Louis dans une succession qui renvoie à la condition humaine ; c’est donc banaliser la mort,
80 même précoce, du personnage en faisant échos à l’euphémisme du titre (Juste la fin du monde), et peut-
être également évoquer très allusivement la figure du père dont Louis est à plusieurs reprises invité à
remplir le rôle symbolique.

l. 3 : Deux propositions coordonnées où ce sont encore une fois les temps qui sont générateurs de
85 tensions : entre le présent de l’énonciation (« j’ai », « maintenant ») et le futur (« je mourrai »)
paradoxalement identifiés à l’âge du locuteur. La phrase clivée (« c’est à cet âge que... ») est un procédé
d’emphase syntaxique qui en faisant reposer la prédication sur le circonstant accentue cet effet de
dramatisation.
Cet âge, ainsi mis en valeur, n’est pas tout à fait dépourvu de valeur symbolique puisque c’est celui
90 auquel serait mort le Christ ; trente-trois ans donc. Une piste interprétative que vous pouvez lier à la
dimension sacrificielle du personnage de Louis.
La parole de Louis est donc déjà construite comme prononcée d’outre-tombe : sa jeunesse, ses
regrets le rapprochent du monde des vivants, mais la proximité de sa mort le projette déjà dans celui des
morts. On peut donc se demander si ce monologue n’est pas une prosopopée3 ce qui permet d’expliquer
95 le caractère fantomatique de la présence de Louis dans le reste de la pièce.
Dans la suite du monologue, Louis va faire son propre portrait de mourant et décrire cette situation
de porte-à-faux qui lui interdit de s’inscrire dans le monde des morts ou des vivants.

l. 4 : Groupe nominal détaché en fonction de complément circonstanciel de temps (« l’année d’après »),
100 répété quatre fois (l. 1, 5, 14, et 19). Procédé qui rappelle l’écriture du flux de conscience (monologue
intérieur), ressassement qui suggère la réticence du personnage à accepter la situation qui s’impose
à lui de l’extérieur et qui insiste en tout cas que la menace obsédante de l’échéance fatale : il n’y aura pas
vraiment d’année d’après puisque « c’est à cet âge qu[’il mourra] ».

105 Deuxième mouvement : Portrait moral du héros face à la mort (l. 5- 17)

l. 5 et 6 : répète l’aphérèse (« de nombreux mois déjà… ») qui imite la parole orale, au même titre que la
parataxe4.

Sur l’oralité du texte : la parole se voit attribuer une valeur ambivalente dans l’écriture de Lagarce. Elle
se voit prêter une solennité, un poids symbolique très lourd, ce qui lui permet de faire évènement. Toute
l’intrigue de la pièce repose sur l’attente d’un acte de parole : l’annonce de la mort de Louis. Mais tout, par
ailleurs, signale sa grande fragilité, que ce soit son instabilité syntaxique (ruptures, multiplications des
groupes détachés), ou la tendance systématique des personnages à se reprendre, à reformuler leur
discours, voire à se dédire et à se contredire.

Portrait moral du personnage prostré dans une attitude d’attente où les variations sur les
110 circonstants rattachés au verbe au verbe attendre insistent sur la vanité de ce retrait du monde marqué
par le négatif (« ne rien » ; « ne plus » ; « tricher » ; « finir »). Le rythme vient de changer soudainement ; à
l’imminence de la mort précoce, succède le temps long de l’attente et du figement. Un an c’est à la fois
trop et trop peu : que faire de ce temps qui lui reste ?
l. 8-11 : Pourtant quelque chose va venir rompre cet attentisme ; une prise de décision, affirmée à la
115 ligne 18, et qui est préparée par une longue comparaison introduite par « comme » (l. 8)…

La suite de la correction avait été travaillée en classe. Vous reporter à vos notes de cours, ou à
celles de vos camarades…

3
La prosopopée est une figure par laquelle l'écrivain fait parler et agir un être inanimé, un animal, une personne
absente ou morte.
4
On désigne par parataxe un procédé de construction syntaxique qui procède majoritairement par juxtaposition,
par opposition à l’hypotaxe qui procède par subordination.

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