araminte-dubois-lecture-lineaire-1-acte-i-scene-14

Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

Marivaux. Les fausses confidences.

Explication linéaire 1

Aujourd’hui on appelle marivaudage, une conversation galante qui exprime en termes vifs et
légers la subtilité du sentiment amoureux. Au XVIIIème siècle en 1737, du temps même de Marivaux
et des Fausses Confidences, on a appelé marivaudage l’usage d’une langue galante capable de mêler
un discours subtil sur les passions avec la spontanéité du langage populaire. C’est très exactement à
cette acception du mot qu’il faut rattacher la scène 14 de l’acte 1 des Fausses Confidences. Dans
cette scène , le valet Dubois, sous le faux prétexte de la mettre en garde contre la folie de son nouvel
intendant, confie à sa maîtresse, Araminte, l’amour que Dorante a pour elle. Il fait cette confidence à
travers un récit où la déraison du sentiment de Dorante s’embellit de la facticité romanesque des
situations et des faits afin qu’Araminte se prenne de passion pour un homme que son statut social
lui interdit d’aimer. Dans une langue spontanée et directe , adaptée à sa condition de valet, Dubois
dresse de Dorante un portrait qui épouse les codes subtils de la galanterie amoureuse à l’intérieur
d’une société dominée par la raison, les intérêts d’argent et … l’injonction faite aux filles d’obéir aux
parents. Son but est de faire qu’Araminte tombe amoureuse à son insu , qu’elle transgresse sans s’en
apercevoir , la morale autoritaire et très peu sentimentale de sa mère . Il semble donc juste de se
demander comment Dubois, par le jeu d’une parole aux nombreux artifices, s’emploie à toucher le
cœur d’Araminte au profit de son ancien maître Dorante? Nous répondrons à cette question en
considérant trois parties dans le texte. De la ligne 1à 7 nous étudierons le portrait de l’amant idéal
dans le discours de Dubois. Puis, passant du portrait de l’amoureux au récit de sa passion, nous
observerons quelle occupe dans ce récit, le renoncement moral de Dorante aux avantages matériels
( 7 à 21 ) , et de la ligne 22 à la fin du texte, le naufrage de sa raison .

1-6 : portrait de Dorante en amant idéal.


Cet amant idéal n’est pas l’expression de la pensée et de la sensibilité de Dubois en matière
d’amour. En fait on ne sait presque rien dans toute la pièce de ce que pense Dubois sur le sujet de
l’amour. Dubois va dépeindre l’« archétype » de l’amant tel qu’il imagine correspondre à la
sensibilité et à l’imaginaire d’Araminte .

1-3 : dans ces trois lignes, l’amoureux idéal doit paraître inspiré par un sentiment quasiment
religieux pour la femme qu’il aime ( « adorer » 1)…Cette adoration le mène au point de se sacrifier (
« Il donnerait sa vie » 2). Son amour exclut toute idée de possession et de prédation, son but est de
« Contempler 4 » l’objet aimé comme une icône religieuse.

L’amoureux idéal peint par Dubois donne l’impression d’être sous l’effet d’une puissance magique
qui émanerait de la femme aimée. Il est littéralement « Enchanté 3 » : le sentiment amoureux opère
à la façon d’un philtre (on pense au philtre dans le myhe de Tristan et Iseult) , comme si l’homme
était dépossédé de sa raison. La seule présence de la femme aimée le ravit, sans le besoin d’aucun
artifice de séduction , elle peut se contenter de simplement « parler 3», sa présence suffit au
bonheur, comme le ferait une divinité.

On voit que Dubois, dans sa mise en scène de l’amant idéal recycle les codes de l’amour courtois et
notamment le fait que l’amoureux idéal a admis à l’avance de ne rien tenter pour s’emparer de
l’objet de l’amour qu’il se contente de contempler, d’écouter, et, éventuellement, de conquérir par
la force sublime de son renoncement .

A tous ces traits qui caractérisent le visage du parfait amoureux dans les tous premiers mots
de Dubois , s’ ajoute une particularité plus globale…L’amant idéal, pur produit du discours de Dubois,
s’efface en tant que personne réelle pour laisser place, dans l’esprit d’Araminte, à une créature
imaginée et imaginaire dont l’existence n’est faite que de paroles et de récits…ce personnage
imaginaire est moins un « mensonge » comme dans le cas du « séducteur » (type le Menteur de
Corneille, ou Dom Juan de Molière) qu’ un beau songe…l’amant idéal, c’est en somme celui qui est
absent et dont on rêve.

4-6 :

L’exclamation pleine de pathos d’ Araminte (« Juste ciel ! pauvre garçon ») prouve que Dubois a
réussi à faire naître une émotion chez la jeune femme. Le portrait de Dorante en homme qui
n’attend rien, qui ne tente rien, qui aime en silence et sacrifie ses jours à cette adoration sans espoir
a suscité chez le jeune veuve de la compassion. Mais cette exclamation est aussi teintée d’une sorte
de mépris de classe : les mots « pauvre garçon » laissent entendre le sentiment de supériorité d’une
grande bourgeoise peu tentée d’admirer un homme comme Dorante.

Ce rapide portrait de départ va être suivi d’un récit en deux temps centré sur le thème : « la vie de
Dorante et l’amour ». Plus ce récit va avancer, plus il fera vivre des personnages individualisés ( une
grande femme brune qui rôde autour de Dorante) , des actions circonstanciées dans les temps et
l’espace ( le jour du coup de foudre à l’Opéra). C’est exactement la structure d’un roman ou d’une
pièce de théâtre qui part d’une présentation globale pour faire vivre une suite de scènes.

7 à 21 le récit du renoncement moral de Dorante à la fortune et


aux avantages matériels
Ces 15 lignes, à travers des fragments de récit, développent une des caractéristiques de « l’amoureux
idéal » : le sacrifice des avantages matériels au nom de l’amour.

Ce thème apparaît dès la ligne 7 : « ruine 7» puis le champ lexical s’étend sur tout le paragraphe… ce
thème du sacrifice renvoie très précisément aux codes de l’amour courtois médiéval. (dans le roman
de Tristan et Iseult, Tristan et Iseult supporteront toutes sortes de privations matérielles dans une
forêt qui leur sert de refuge loin de la jalousie du Roi Marc et où ils vivent dans une simple cabane
pendant 3 ans) .

7-8 le double registre de langue à destination de l’imaginaire et de la sensibilité d’Araminte


Dubois utilise une langue chatoyante, changeante qui mêle le langage savant des maîtres et le
langage plus direct et familier des valets. Nous sommes au cœur du Marivaudage .( voir introduction)

Du côté du langage des maîtres, il faut noter le conditionnel du verbe « croiriez » (L 7) à


valeur de prétérition ( à partir de la ligne 15 Dubois finira par raconter précisément ce qu’il semble à
cet instant vouloir taire )…Ce conditionnel pourrait être précédé par la proposition subordonnée
d’hypothèse « si je vous disais »…C’est une figure d’atténuation complexe qui consiste à annoncer
qu’on ne parlera pas de ce qu’on fait comprendre, justement parce que les faits sont tellement
énormes qu’ils paraîtraient invraisemblables si on les nommait . Il s’agit donc d’un effet de style qui
consiste à minimiser, à effacer afin de faire naître le fantasme décuplé de ce qu’on n’ose mettre en
mots : les sacrifices de Dorante sont tellement gigantesques que Dubois n’en parlera pas à Araminte
afin de rester crédible ! D’où l’on comprend que tout le jeu de Dubois consiste à actionner les
ressorts de l’imaginaire chez son interlocutrice qui imaginera d’autant plus de choses qu’on lui en
dira le moins possible …

Evidemment, ce registre soutenu du non dit et de l’implicite typique des salons mondains,
est relayé par un registre direct ou familier, emprunté à la langue des valets, naturelle à Dubois
« coupe la gorge, ruine, démence » sont des hyperboles explicites qui décrivent clairement et
brutalement l’effondrement de la situation de Dorante sous l’effet de la passion… Quand il parle la
langue des valets plus directe et plus concrète que la langue des maîtres , Dubois sollicite cette fois la
sensibilité d’Araminte.

On voit qu’en brillant causeur , Dubois sait parler à Araminte une langue savante , faite de
sous entendus qui éveillent l’ imagination, il sait aussi la bousculer par une langue de registre plus
familier et plus expressif qui cherche à la soumettre aux émotions de son récit. …Elle est prise sous
le feu d’un langage qui ne s’adresse jamais à sa raison mais plutôt à son être affectif. C est une
manière d’empêcher qu’ Araminte ne contrôle la parole et ne maîtrise ses sentiments . D’ailleurs,
Araminte ne parle pour ainsi dire pas, elle écoute Dubois, comme soumise au charme de son
éloquence . ( « Pour persuader , il faut étourdir » a écrit Crébillon , ami et rival littéraire de Marivaux
dont Dubois paraît mettre en pratique la célèbre maxime).

8-20 la double visée du discours ou l’art d’influencer par suggestion sans rien dire
clairement.
Afin de bien comprendre ces 12 lignes, il faut avoir en tête que Dubois s’adresse à
deux personnes en une. Araminte est à cet instant un personnage double.
Primo, Dubois parle à une grande bourgeoise fille de Madame Argante… Il sait que dans le
milieu où il travaille comme valet rien n’ est plus important que la réussite et l’élévation sociale. On
ne plaisante pas dans ce milieu avec la question de la réussite sociale. D’ailleurs Araminte est prête à
se marier avec un homme qu’elle n’aime pas simplement parce que le prestige de sa famille auquel
veille sa mère l’exige . C’est donc à ce instant une femme qui a intégré la morale d’un milieu qui place
l’argent et la réussite au sommet de ses valeurs.

Secundo, Dubois parla à une jeune maîtresse, sans doute frustrée au fond d’elle de se trouver
si obéissante à sa mère et si éloignée des héroïnes de fiction dont elle lit ou écoute les aventures ( on
sait qu’elle va à l’opéra…)

Dans le discours de Dubois, il y a donc deux discours, ou si l’on préfère, un discours à deux
niveaux de sens.

sens premier : Un discours explicite convenable et conforme aux bienséances qui condamne les
désordres de l’amour

Les lignes 8-10 poursuivent le portrait de Dorante en homme convenable : « bien fait »,
« passable », « bien élevé, « bonne famille » représentent une énumération dans un style moyen,
tempéré et classique. Dorante est en tout convenable. C’ est en somme le parfait honnête homme…
La litote « Il n’est pas riche », en lieu et place de « il est pauvre » permet d’établir une antithèse
entre ce que possède Dorante ( toutes les qualités de l’honnête homme) exprimé par la forme
affirmative qui amplifie et ce dont il est privé (seulement l’argent) exprimé à la forme négative qui
minimise .

Finalement, il ne manque pas grand-chose à Dorante pour être le gendre et l’époux idéal ,
suggère Dubois. Mais sur ces prémices parfaitement rassurantes , un malheureux climat de
désordres est venue se greffer, opérant une sorte de dérèglement généralisé de toutes les valeurs
bourgeoises autour de Dorante . Ce dérèglement qui affecte des femmes à la fois riches ( ligne10) et
jolies (aimables= l 11) sera présenté en trois temps qui constituent une sorte de gradation
émotionnelle pour Araminte.
-Ier temps : 10-11-12… dans ces lignes, Dubois utilise une énonciation indéfinie qui
désigne de façon vague « des femmes ». C’est un mode d’expression atténué puisqu’il ne permet pas
encore à Araminte de se figurer une femme particulière. Il use du passé, en laissant penser que la
situation n’est plus d’actualité. Des femmes riches sont tombées amoureuses de Dorante prêtes à lui
sacrifier leur fortune pour l’épouser et prêtes à lui faire le sacrifice de partis prestigieux qu’elles
auraient « mérités »… le mot « offrir »met en valeur le thème de la gratuité : quand on est face à
Dorante et ses nombreuses qualités, on est prêt à tout lui accorder .

-2eme temps 13-16. Cette fois Dubois utilise le présent, accompagné de l’adverbe
« actuellement » pour souligner que la situation se pérennise , ce qui la rend pour Araminte plus
actuelle et plus sensible. L’énonciation n’est plus indéfinie. Elle désigne une femme particulière dont
Dubois fait le portrait mélioratif : « grande, piquante » …Il met en avant le comportement
extravagant de cette femme qui est attirée par Dorante au point de ne pouvoir en « revenir »…Cette
dernière expression est familière, elle souligne, dans une langue typique de valet, le caractère
déraisonnable d’une attitude. Ainsi Dubois, avec le portrait de cette femme, invente t-il un nouveau
personnage romanesque et suggère t-il une intrigue romanesque secrète et dramatique ( une
femme y a perdu la raison) autour de Dorante . La vie de Dorante, si convenable et banal en
apparence, serait plus déraisonnable et mouvementée qu’il n’y parait…

-3ème temps. 16-19. Le troisième temps de ce récit de Dubois est consacré à la réaction
du personnage « Dorante » face aux amours qu’il suscite. C’ est le temps le plus fort dans la
gradation des faits, celui qui livre à son interlocutrice le détail le plus émouvant. Dubois le dramatise
par une syntaxe plus heurtée qui utilise la juxtaposition rapide de propositions courtes, donnant ainsi
un rythme précipité au texte . Par amour pour Araminte ( son cœur est « parti » 19), Dorante
« refuse » toutes les alliances socialement flatteuses que lui attirent ses qualités naturelles d’honnête
homme (17 : « Monsieur refuse tout ») et son propre comportement d’amoureux attaché
exclusivement à Araminte le fait souffrir : « la larme à l’œil ». Ce dernier détail souligne vraiment le
désordre des passions puisqu ‘il fait de Dorante une victime consciente des passions malheureuses
qu’il vit et qu’il fait vivre.

Autour de Dorante, le dérèglement de l’ordre moral et social par les égarements du cœur est
total. Personne n’accorde plus aucune valeur à l’argent. Or Dubois condamne de façon très explicite
ce dérèglement moral : « il sent bien son tort » (17) . Il faut absolument relever cette phrase de
Dubois qui suit immédiatement l’expression « la larme à l’œil » ; ces deux expressions relaient une
opinion supposée de Dorante que Dubois reprend à son compte ; elles expriment une condamnation
morale des désordres de la passion, à la fois par Dorante et par Dubois qui approuve le sentiment
de culpabilité supposé de son maître. La bourgeoise Araminte, du coup, est rassurée par ce
conformisme moral auquel elle souscrit: « cela est fâcheux » (21), s’écrit-elle. L’explicite du discours
de Dubois s’accorde avec tous les lieux communs de la morale religieuse, aristocratique et
bourgeoise pour laquelle les emballements du cœur conduisent toujours au gâchis navrant des
situations socialement et moralement convenables. Il faut les fuir. Ce qu’il y a de bourgeois en
Araminte est rassurée…elle peut continuer à s’entretenir de Dorante avec Dubois sans déroger aux
convenances.

En apparence, Dubois fait entendre à Araminte une histoire dont la morale est totalement
acceptable et qu’elle peut écouter sans se sentir coupable et même avec un sentiment louable de
pitié pour l’honnête homme que la fatalité de l’amour est en train de « ruiner » ( il est malheureux,
sous-entend Dubois à l’intention d’Araminte, que le cœur ravage ainsi des situations au départ aussi
convenables) .
Un sens second : un discours implicite profondément inconvenant qui favorise le sentiment
amoureux

En réalité, l’implicite du discours de Dubois est totalement transgressif par rapport au code
moraux de la société mondaine. Sans jamais les énoncer , Dubois suggère à Araminte, jeune femme
frustrée par sa propre obéissance à sa mère, des pensées contraires aux bienséances et
puissamment attractives . Il fait naître par insinuation des sentiments propices à la précipiter elle-
même dans le désordre des passions contre tous les intérêts de sa famille et contre la volonté de sa
mère : il entraîne Araminte vers la curiosité admirative, la satisfaction narcissique d’amour propre,
la désobéissance et la jalousie

La curiosité admirative et la satisfaction d’amour propre: par ses qualités morales, Dorante
rend les femme les plus honorables et les plus jolies, folles de lui … C est une façon bien sûr
d’éveiller pour Dorante un intérêt et une vraie considération secrète. De plus l’amour propre
d’Araminte y trouve son compte, puisqu’elle ne peut qu’être fière de l’emporter dans cete véritable
joute amoureuse où tant de femmes poursuivent vainement Dorante de leurs assiduités.

La désobéissance: l’argent et les positions sociales ne comptent pour rien quand on prend
conscience des qualités de Dorante ( allusions nombreuses dans ces lignes aux sacrifices de leurs
ambitions sociales que plusieurs femmes du meilleur monde seraient prêtes à lui faire ). C est une
façon pour Dubois d’encourager Araminte à braver sa mère et les codes du milieu bourgeois, si
jamais elle se sentait attirée par Dorante. D’autres, le font, pourquoi pas elle qu’on va forcer à
épouser un homme riche qu’elle n’aime pas ?

La jalousie: « une grande brune très piquante 16» , assiège littéralement Dorante. . C est
évidemment une façon d’éveiller, en soulignant le charme d’une possible rivale, la jalousie d
Araminte qui ,satisfaite d’être préférée, n’en sera pas moins inquiète d’être concurrencée. Cette
jalousie la poussera à agir vite de crainte que Dorante ne lui échappe… La didascalie de la ligne 14
prouve que le projet de Dubois a déjà réussi : si Araminte pose sa question « avec négligence »,, c
est pour masquer la curiosité jalouse que le discours de Dubois a fait naître…

Ces trois sentiment subrepticement insinués par Dubois , conjugués à la pitié, vont saper en
silence tout l‘édifice moral et toutes les bases sociales sur lesquelles repose la situation d’Araminte.
Et tout cela, au profit de la passion de Dorante.

20-21 une réplique d’Araminte conclut ce mouvement du texte.

L’expression « cela est fâcheux » permet plusieurs déductions :

Araminte respecte les codes de son milieu : elle condamne moralement tout ce qu’elle
a entendu. Si elle éprouve un faible pour Dorante, il ne sera pas facile de le lui faire avouer. Son
éducation lui interdit de porter un regard ouvertement favorable aux égarements du cœur et de
l’esprit qui prévalent dans la vie de Dorante selon le récit de Dubois. L’amour que Dorante lui porte
et l’affection qu’elle pourrait à son tour lui porter ne devra jamais s’exprimer franchement en
bousculant les bienséances. Il va devoir s’imposer en secret, submerger et vaincre par surprise sa
conscience de fille soumise.

La phrase : « où m’a-t-il vue ? » confirme à Dubois que son stratagème est en train de
réussir. La curiosité d’Araminte est totale. Elle veut en savoir plus à la fois sur Dorante, sur elle-même
et sur les débuts de leur histoire. A cet instant, sans en avoir conscience, ou du moins sans laisser
paraître aucune gêne, Araminte outrepasse le cadre de ce que permet la bienséances. Dorante, parce
qu’il ose l’aimer, devrait être l’objet non de son intérêt mais de son indignation de grande
bourgeoise, sur le point de se fiancer avec un Comte . Elle devrait le congédier de sa maison.

23-37 le récit du naufrage de la raison de Dorante

Maintenant qu’il a réussi à éveiller l’intérêt d’ Araminte pour un homme qui sacrifie sa
position sociale à sa passion, Dubois va devoir faire valoir dans le naufrage de la raison un nouvel
argument en faveur de l’amour . Or, dans le milieu d’Araminte, la raison (raison=ratio en latin= calcul
= intérêt) est une vertu cardinale, indispensable à l’honnête homme. Rendre aimable, sans le dire, le
naufrage de la raison au profit des émotions, c’est l’enjeu des lignes 22 à 36. Dans cette dernière
partie du texte , tout l’art de Dubois va de nouveau reposer sur la duplicité de son langage. Il va
devoir s’appliquer à rendre séduisant implicitement (=sous-texte) un naufrage de la raison qui sera
explicitement (texte) présenté comme dramatique et déplorable.

22-27 Décrire le naufrage de la raison:

Dans ces lignes, Dubois décrit le naufrage de la raison de Dorante. Il utilise des phrases
courtes avec une majorité de verbe au passé simple, temps qui souligne la rapidité des faits ( « ce
fut, sortîtes, perdit…etc. ».) . C’est une façon d’insister sur l’emballement dramatique de la passion
qui emporte tout sur son passage. Dorante a renoncé non seulement à toute ambition sociale mais
à toute forme de comportement raisonnable depuis qu’il a croisé Araminte. Ce thème s’exprime à la
fois au premier degré : “il perdit la raison”( 24), et de façon imagée (il était comme extasié 24) . Ces
quelques lignes décrivent l’amour que Dorante éprouve comme un anéantissement de toute maitrise
de soi et de toute capacité d’agir ( il ne remuait plus 27). L'amour vécu par Dorante est une fatalité
qui agit sous le mode du coup de foudre (il vous vit 24). Dorante est réduit à l’impuissance d’un
pantin désarticulé (il vous suivit 26). On a l’impression qu’ayant aperçu Araminte pour la première
fois , il la suit malgré lui, poussé par une force qui le prive de sa capacité de réfléchir et décider .
L’usage de propositions très brèves et de points virgules prête à la syntaxe un aspect saccadé et
désarticulé (suppression de liens logiques= asyndète ou parataxe) qui correspond au comportement
erratique d’un homme incapable de rendre compte de sa conduite de façon logique .

27-36 Faire entendre à Araminte un discours bienséant sur le naufrage de la raison,

Les lignes suivantes vont multiplier, comme plus haut dans le texte, les marques d’une
déploration, comme si Dubois était affligé de la situation vécue par Dorante, qu’il la regrettait et
invitait Araminte à s’en protéger.

Ligne 20, pour revenir un peu plus haut , l’interjection élégiaque “Hélas “inscrivait déjà tous
les propos de Dubois dans le cadre d’un jugement moral bienséant. Il n’y a rien d’appréciable dans
ce que vit Dorante.

“je m’en ressouviens” (23) vient souligner la gravité d’une situation suffisamment dramatique
pour avoir marqué dans ses moindres détails la mémoire. ( le préfixe “re”, signale toutefois une
hésitation de Dubois , comme s’il hésitait et improvisait son discours) “, “j’eus beau lui crier 28” “je le
jetai dans une voiture 30” évoquent les efforts de Dubois pour faire cesser cette situation.
L’affirmation “j’espérais que tout cela passerait 31” a valeur de condamnation explicite de ce que
Dorante a vécu. Les phrases exclamatives ( 33), les tournures négatives et restrictives (28-29-30-33-)
prêtent au propos de Dubois un ton tragique, de même que la brièveté de la syntaxe dans laquelle
les phrases nominales apparaissent ( “Point de nouvelle”” point du tout”) comme pour souligner que
sous le coup d’une émotion pathétique Dubois lui-même peine à préserver à sa syntaxe un aspect
construit et régulier. Le passage entier, par le ton pathétique adopté par Dubois, vient en apparence
donner raison à l’exclamation d’Araminte ligne 21 : « cela est fâcheux ». C’est une peinture qui
s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une condamnation morale des égarements du coeur et de
l’esprit.

22-36 Charmer Araminte par le récit malséant d’un homme déraisonnable par amour. ( il
faut en fait réexaminer tout le passage du coup de foudre de Dorante depuis la ligne22 pour
découvrir sous la condamnation apparente prononcée par Dubois, la séduction secrète opérée par
son récit )

Tout le talent de Dubois, au-delà des mots qui paraissent exprimer le regret de ce qui se
passe, c’est de construire un récit fictif, un conte qui donne du plaisir à son interlocutrice au point de
lui communiquer envie d’en devenir elle-même une protagoniste…Le naufrage de la raison raconté
par Dubois à l’oreille d’une fille de famille asservie à la platitude d’une existence trop raisonnable
doit devenir terriblement tentateur par la seule évocation hyperbolique des émotions les plus
folles. (Marivaux témoigne qu’à ce moment de la culture européenne, en 1737, commence de
s’opérer un considérable bouleversement éthique qui , à partir de 1760 et Jean Jacques Rousseau ,
verra l’émotion et la sensibilité remplacer la raison et la sagesse comme socle des valeurs morales)

Dubois élabore un véritable conte, une « fiction » dont toutes les séductions littéraires
doivent faire oublier à Araminte ce qu’elle devrait intimement déplorer et qu’ elle ne condamne au
final que par convention bourgeoise . Quelles sont ces séductions littéraires, poétiques et
narratives… ? On peut entendre le récit de Dubois de diverses façons, comme si plusieurs formes
littéraires se réunissaient là pour captiver Araminte . On peut lire le récit de Dubois décrivant le coup
de foudre de Dorante à l’Opéra et son ravissement comme:

Un épisode dans un fiction galante, légère voire libertine : l’Opéra, variante de la scène de
bal, est un topos de la littérature romanesque galante. C’est un lieu de plaisir, d’ivresse sensorielle . A
partir de l’ apparition d‘Araminte sur le seuil de l’Opéra, comme une actrice entrant en scène, les
péripéties s’enchaînent . Aveuglé par cette apparition, Dorante semble avoir perdu la parole, le
mouvement, le bon sens…Dans le récit galant de Dubois, Araminte est ainsi semblable à ces
héroïnes qu’elle va écouter à l’Opéra et qui ravissent par leur apparition le cœur des hommes.

Un épisode dans un récit lyrique et autobiographique : le « je » autobiographique prête au


texte de Dubois le ton émouvant du témoignage vécu dans des circonstances dramatiques.

Un épisode dans un mélodrame romanesque : le passé simple , l’amplification hyperbolique


des situations, la précipitation des phrases courtes confère au récit l’éloquence d’un drame
romanesque promis à une fin tragique. ( le héros est comme anéanti par l’amour)

Une scène de théâtre : le couple antithétique maître et valet… (le maître saisi et muet… le
valet bavard… le maître rêveur et le valet actif 36 37) nous entraîne dans une suite de scènes qui
rappellent le théâtre dont le couple maître/ Valet est un topos tout au long du siècle …On y goûte
alors le charme d’un impromptu, genre théâtral très prisé à l’époque : la rapidité des phrases, leur
registre familier, (vous aviez tout expédié 35) donne le sentiment d’une improvisation dans le style
commedia dell’ arte. (On appelait “impromptu” une pièce qui donnait le sentiment d’improvisation.)
L’ensemble constitue une « aventure l 28 » … Cette expression, totalement romanesque,
d’Araminte trahit une forme de pitié mais surtout l’envie de participer, d’être elle-même prise dans
l’histoire de Dorante perçue soudain comme une merveilleuse fiction…En écho de cette exclamation
émerveillée, le texte fait d’ailleurs entendre en note finale : « tu m’étonnes 37 »… Araminte,
conquise par le spectacle que vient de lui donner Dubois, s’imagine déjà en protagoniste. Sans se
l’avouer bien sûr , elle est prête à quitter son quotidien sage et morose de bourgeoise obéissante
pour l’excitation d’une « aventure » inattendue et palpitante .

Conclusion :

Dubois a décidé qu’Araminte tomberait amoureuse de Dorante à travers le portrait qu’il


dresserait de son ancien maître, condamné au silence et à l’effacement . Il connaît l’emprise qu’une
mère et les intérêts d’une famille bourgeoise ont sur une jeune veuve . Tout ce qu’il dira pour faire
valoir Dorante devra séduire sans effaroucher celle sur qui pèse une autorité maternelle despotique.
Son récit est bien une « fausse confidence », c’est-à-dire une confidence destinée à tromper ( fausse
vient du latin falsus et signifie , en ancien français : qui trompe, qui falsifie) . (notez la valeur
oxymorique de l’expression « fausse confidence», puisqu’on a tendance à associer confidence et
sincérité/vérité ) . Dorante, dans la narration de Dubois, a les traits d’ un jeune homme porté au
sacrifice, capable au mieux d’inspirer de la pitié par les égarements de son cœur et de son esprit . Le
narrateur Dubois ne peut que déplorer et condamner le défaut de sagesse de ce personnage qui
gâche sa vie pour des chimères. Cette condamnation morale, la bourgeoise Araminte la comprend et
l’approuve. Elle n’a absolument pas conscience en revanche qu’à cet instant le récit à double sens de
Dubois est un stratagème qui l’embarque dans une fiction à suspens. On lui propose ni plus ni moins
de troquer son identité de jeune fille au destin tout tracé pour un rôle autrement séduisant , encore
à écrire : le rôle de l’héroïne au coeur empathique devant les chagrins du héros. Peu importe que
ce rôle contrevienne aux bienséances, du moment qu’il fait imaginer, rêver et vivre des émotions au
détriment de la raison. Marivaux donne ainsi au spectateur une brillante démonstration de ce qu’on
appelle le théâtre dans le théâtre. Sa pièce raconte l’histoire d’une « pièce »( une mise en
scène )inventée par un valet afin d’envoûter le cœur de sa maîtresse pour le profit de son ancien
maître . Elle représente un des exemples les plus réussis de ce qu’ André Gide au XXème siècle
appellera « la mise en abyme ».

Vous aimerez peut-être aussi