MACDONALD L'hypothèse du pluralisme juridique
MACDONALD L'hypothèse du pluralisme juridique
MACDONALD L'hypothèse du pluralisme juridique
Revue de DROIT
UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE
Pages : 133-152
ISSN : 0317-9656
URI : http://hdl.handle.net/11143/12300
DOI : https://doi.org/10.17118/11143/12300
Page vide laissée intentionnellement.
L’HYPOTHÈSE DU PLURALISME JURIDIQUE
DANS LES SOCIÉTÉS DÉMOCRATIQUES AVANCÉES
SOMMAIRE
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
Avant-propos
Ni l'une ni l'
autre de ces trois perspectives idéologiques n'est soutenable
aujourd'hui comme hypothèse pour penser le droit dans les sociétés
multiculturelles. Par contre, l' hypothèse du pluralisme révèle l'impact de divers
ordres juridiques autonomes et concurrentiels dans nos vies quotidiennes. Elle
nous permet de voir dans quelle mesure le sujet de droit est effectivement celui
qui crée le droit. Enfin, cette hypothèse montre que le sujet de droit est celui qui
rend possible le fonctionnement de toutes les institutions juridiques -- étatiques
ou autres -- en leur accordant leur légitimité.
Introduction
1. Le but de ce court texte est double : (1) dans la première partie, je jette
les bases d'
une perspective théorique du droit qui, selon moi, répond mieux aux
besoins des sociétés multiethniques et multiculturelles; (2) dans la deuxième
partie, j'
essaie d'identifier la conception des institutions et le processus
d'ordonnancement juridique implicites qui sous-tendent une telle perspective
théorique. La perspective s' appelle le pluralisme juridique et le processus
d'ordonnancement qu' elle privilégie s'
appelle la médiation.
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2. Avant d' entrer dans le vif du sujet, il m' incombe de faire une mise en
garde en ce qui a trait à la nature de toute perspective théorique sur le droit. Le
rapport entre les perspectives théoriques et les faits sociaux qu' elles cherchent
à expliquer n'est pas un rapport objectif et scientifique. Puisque les faits sociaux
sont eux-mêmes constamment en construction, le rapport en question n' est
jamais fixe, mais est plutôt en transformation, donc difficile à saisir. Il découle
de cela que la perspective théorique que j' élabore dans ce texte n' est pas
nécessairement davantage reliée aux faits sociaux que d' autres perspectives
théoriques, notamment celle qu' on qualifie de théorie jacobine (ou républicaine)
classique. Cette perspective veut que le droit soit exclusivement rattaché à l' État
politique, qu'il soit un assemblage systémique de règles de conduite générales,
abstraites et objectives, et que seuls les tribunaux juridictionnels officiels qui
tranchent les litiges soient les garants de son intégrité. Bien que la théorie
jacobine soit de plus en plus contestée en Amérique du nord, elle semble rester
dominante en Europe.
3. Toute théorie juridique repose sur des présupposés ayant trait à la nature
de l'
être humain et de la société et aux croyances inspirant les notions de patrie,
de culture, d'
amour, de haine, de liberté, d'
égalité, de fraternité, etc. Pour qu'
une
théorie quelconque soit persuasive, ses adhérents doivent justifier pourquoi leur
vision des êtres humains et de la société est plus valable et plus viable -- ou
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mène à une société plus libre, plus démocratique et plus juste -- que la vision des
autres.
En d'autres termes, les leçons juridiques à tirer des rencontres et, parfois,
des conflits interculturels dans les pays occidentaux sont assez claires. Ces
rencontres et ces conflits nous enseignent que le droit n' est pas mieux conçu
comme un phénomène social objectif, édicté et imposé par un législateur
officiel, capable de gérer sans heurts les rapports interculturels. Il est mieux
conçu comme une construction sociale subjective, émergeant dans l' activité et
l'
interaction quotidiennes. Le droit, y compris le droit étatique, n' existe que dans
la mesure où les citoyens et citoyennes le reconnaissent comme tel.
7. Qu' est-ce que donc cette théorie de pluralisme juridique? D' abord, elle
n'est pas un dogme. Le pluralisme juridique se conçoit comme un hypothèse
pour imaginer et pour aborder la normativité dans les sociétés hétérogènes, de
manière à mieux actualiser les idées de liberté, d' égalité et de fraternité. Il est,
à la fois, plus démocratique (c' est-à-dire, plus respectueux de l’idée voulant que
l'
opposition au consensus établi ne fonde la vraie démocratie) et moins dirigiste
(c'est-à-dire, qu' elle cherche moins à réglementer les croyances, les pratiques et
les modes de définition de soi) que l' idéologie dite républicaine. Cette approche
ne permet pas des distinctions nettes entre la normativité (en fait je devrais dire
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1. La conception du pluralisme juridique exposée dans ce texte est abordée plus en détail dans
les articles suivants : R. A. Macdonald, «Metaphors of Multiplicity : Civil Society, Regimes
and Legal Pluralism» (1998) 15 Arizona Journal of International and Comparative Law 69;
«Critical Legal Pluralism as a Construction of Normativity and the Emergence of Law» dans
A. Lajoie et al., dir., Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination,
effectivité, Montreal, Thémis, 1998 à la p. 12; «Pluralism in Law and Regime Theory» dans
R. Wolfe, dir., Transatlantic Identity [:] Proceedings of the 1996 Canada-U.K. Colloquium,
Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, 1997 à la p. 37; «Justice, Immigration
and Legal Pluralism» dans P. Kelly, dir., Colloque dans le domaine de la justice et de
l'immigration, Ottawa, Metropolis Project, 1997 à la p. 94; «What is a Critical Legal
Pluralism?» (1997) 12 Canadian Journal of Law and Society 25 (avec la collaboration de
Martha-Marie Kleinhans); «Les vieilles gardes, Hypothèses sur l' émergence des normes,
l'
internormativité et le désordre à travers une typologie des institutions normatives» dans J.G.
Belley, dir., Le droit soluble [:] Contributions québécoises à l' étude l'
internormativité,
Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1996 à la p. 233; «Should Judges Be
Legal Pluralists» dans Aspects of Equality : Rendering Justice, Ottawa, Canadian Judicial
Council, 1996 à la p. 229; «Recognizing and Legitimating Aboriginal Justice : Implications
for a Reconstruction of Non-Aboriginal Legal Systems in Canada» dans Aboriginal Peoples
and the Justice System, Ottawa, Royal Commission on Aboriginal Peoples, 1993 à la p. 232.
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10. Depuis quarante ans, les anthropologues qui ont travaillé en Afrique, en
Océanie ou au nord du Canada avec les peuples autochtones, ou encore en
milieu urbain (dans les favelas du Brésil, les ghettos juifs de New York, les
quartiers hispaniques de Miami, par exemple) ont constaté que le droit étatique
n'avait presque aucun effet normatif pour la plupart des populations étudiées.
Il existait d'
autres ordres juridiques non étatiques beaucoup plus puissants. Ces
anthropologues ont alors essayé de comprendre la nature de cette normativité
non étatique et, pour ce faire, ils ont proposé l'
hypothèse du pluralisme juridique
qu’en parallèle et en concurrence avec le droit étatique, il existe d'autres droits.
Selon l' hypothèse pluraliste, tout ordre juridique est constitué par les
pratiques et les croyances des sujets. Le droit trouve sa source non pas dans la
coercition qu' impose le pouvoir politique mais plutôt dans les interactions
humaines. Pour identifier les divers sites du droit, les anthropologues ont pris
l'
habitude de parler ou de champs sociaux semi-autonomes, ou d' identité
ethnique et religieuse, ou de sentiment de classe. En d' autres termes, les
premières thèses pluralistes ont remplacé un critère normatif formel et
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12. Nous vivons plusieurs dimensions identitaires tous les jours. Si nous
cherchons à nous comprendre et à nous présenter sous l' angle de nos rapports
juridiques formels avec d'
autres sujets, nous pouvons dire que nous sommes, par
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exemple, des consommateurs, des clients, des enfants, des parents, des époux,
des légataires, des employés, des voisins, des associés, etc.
15. Le pluralisme juridique radical nous permet de voir dans quel mesure le
sujet de droit est effectivement celui qui crée le droit et celui qui façonne les
ordres juridiques. Il révèle également que c' est le sujet de droit qui permet à
toutes les institutions juridiques, étatiques ou non étatiques, de fonctionner en
leur accordant ou en leur refusant leur légitimité. En fin de compte, la
perspective pluraliste radicale rejette le postulat des autres théories pluralistes
voulant que la culture, la religion ou l' ethnie peuvent à elles seules déterminer
les frontières du droit et des ordres juridiques. Tout comme l' État, ces
phénomènes sociologiques sont construits. La pluralité des ordres juridiques
reste toujours dans l'imaginaire des sujets, dans la pluralité de leurs conceptions
de leur soi.
Le défi se résume ainsi. Pour réimaginer le droit non pas comme une
règle abstraite, impersonnelle, institutionnelle et formelle imposée de l'
extérieur
par l'autorité compétente mais plutôt comme un lieu de rencontre, il nous faut
un appareil conceptuel nouveau. Il faut reconstituer la norme non pas comme
une règle imposée mais plutôt comme une règle négociée. Il faut reconcevoir
la décision non pas comme l' énoncé officiel d' un magistrat mais plutôt comme
le fruit d'
un accord entre les justiciables. Et il faut revoir le décideur non pas
comme le sage qui tranche un débat contradictoire mais plutôt comme un
facilitateur dans le cadre d'
une médiation interpersonnelle, culturelle et sociale.
17. Affirmer que le droit comprend des ordres juridiques autres que le
régime étatique est problématique pour la police, les fonctionnaires et les
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magistrats parce qu' ils se voient dès lors obligés de transiger avec les normes,
pratiques et usages provenant de ces autres ordres juridiques. Mais prétendre en
plus que tout ordre juridique se construit dans l' usage qu'en font des sujets qui
le rendent légitime risque de miner le caractère normatif du droit étatique. Pour
cette raison, les juristes (et surtout les professeurs de droit) ont tendance à
souscrire à une conception instrumentaliste du droit selon laquelle les normes,
les procédures et les institutions du droit étatique peuvent être révisées pour
réglementer directement les rapports interculturels. Ainsi, ils cherchent à
constituer un droit formel qui caractérise ces rapports interculturels en termes
de conflits susceptibles de résolution par des processus juridictionnels.
L'hypothèse du pluralisme juridique met en question cet exercice de réforme du
droit étatique.
Pour répondre à cette question, nous avons repéré l' usage d'une
institution étatique «populaire» et en avons analysé l' usage. Nous aurions pu
choisir parmi de nombreuses institutions étatiques telles que la Régie du
logement et le Tribunal du bien-être social, mais notre objectif fut plus ciblé.
Nous voulions connaître l'usage des institutions traditionnelles de règlement des
conflits -- la cour de justice -- pour évaluer l' impact des normes et des
procédures du droit étatique dans les situations de conflits intraculturels et
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18. Plusieurs facteurs motivaient ce choix. D' abord, selon les sondages, le
niveau de connaissance de cette institution parmi toutes les couches de la
population est très élevé. Ensuite, par sa nature, elle est une institution étatique
de règlement de conflits entre les citoyens agissant à titre privé. Finalement,
cette cour a plusieurs particularités structurelles et procédurales ayant pour but
d'y faciliter l'accès par les citoyens et citoyennes. Quelles sont ces
particularités?
2. Voir, notamment, les études suivantes : «Tales of Wows and Woes From the Masters and the
Muddled : Navigating Small Claims Court Narratives» (1998) 16 Windsor Y.B. Access Just.
48 (avec la collaboration de Seana C. McGuire); «Small Claims Courts Cant» (1996) 34
Osgoode Hall Law Journal 509 (avec la collaboration de Seana C. McGuire); «Judicial
Scripts in the Dramaturgy of Montreal' s Small Claims Court» (1996) 11 Revue canadienne
de droit et société 63 (avec la collaboration de Seana C. McGuire). Pour les autres études,
voir : «Problèmes de participation aux services de la protection juridique» in S. Langlois, et
al., dir., Traité des problèmes sociaux, Quebec, Institut québécois de recherche sur la
culture, 1979, (1994) à la p. 907; «Theses on Access to Justice» (1992) 7 Revue canadienne
de droit et société 23; «Accessibilité pour qui : Selon quelles conceptions de la justice»
(1992) 33 C. de D. 457; «Access to Justice and Law Reform» (1990) 10 Windsor Y.B.
Access Just. 287.
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ont été choisis pour y siéger à cause de leur intérêt pour cette Cour. Finalement,
bien que les juges soient tenus d' appliquer le droit, ils disposent d' une large
discrétion quant aux règles de preuve et aux procédures d' audition.
19. Malgré que tous ces arrangements institutionnels aient pour but de
faciliter l'
accès par toutes les couches de la population à la Cour, et malgré qu’ils
soient assez connus dans les milieux populaires, les résultats de nos études
empiriques ont révélé le peu d' impact qu' a cette Cour sur l'
accessibilité de la
justice étatique. Comment en sommes-nous arrivés à cette conclusion? La
démonstration se fait en quatre étapes.
20. Certains diront que ces résultats sont peu révélateurs parce que les types
de conflits portés devant cette Cour (et plus globalement devant toutes les Cours
de justice) ne sont pas distribués de façon égale à travers toutes les couches de
la population. Mais d' autres études empiriques ont confirmé que ce n' est pas le
cas. Les conflits opposant les consommateurs et les commerçants, les locataires
et locateurs ou les clients et les entrepreneurs, ainsi que les conflits entre voisins
se distribuent assez également, indépendamment des indicateurs socio-
démographiques des parties. En d' autres termes, une disproportion socio-
démographique des demandeurs devant la Cour fut établie. Certaines couches
de la population, par exemple, la couche où je me situe personnellement, sont
plus présents dans les institutions étatiques de règlement des litiges. D' autres,
par exemple les communautés culturelles, ne le sont pas.
D' autres juristes croient plus à une idéologie non-étatique mais aussi
collectiviste; ce sont des communautariens. Ils cherchent à minimiser le pouvoir
étatique parce qu' il sert à aliéner les citoyens, et ils proposent des institutions
non-étatiques pour régler les conflits dans une ambiance de solidarité. Les idées
de médiation communautaire, de justice réparatrice et de conciliation sont les
réponses que l' État doit promouvoir.
libertaires, le fait que certains citoyens n' ont pas les ressources à poursuivre en
justice n' est, en soi, ni problématique ni pathologique. Ce n' est pas la
responsabilité de l' État de financer les litiges des démunis.
24. Des recherches complémentaires dans les parcs publics d' un quartier
multiethnique de Montréal semblent confirmer la perspective pluraliste. Ces
recherches faisaient état de la pluralité des régimes normatifs que vivent les
citoyens et citoyennes. Des amies et amants, des familles et des groupes, des
personnes seules ou ensemble perçoivent qu' elles coexistent avec d'autres, autant
dans leurs régimes normatifs propres, que dans les régimes normatifs construits
par ces autres. Dans ce climat d' hétérogénéité diffuse, le droit étatique n' est
qu'une façon parmi d' autres de saisir et de comprendre l' interaction et la
communication intersubjective et interculturelle.
Tout comme les enfants qui s' amusent dans un carré de sable, ces
citoyens et citoyennes créent et existent dans des mondes parallèles. Sauf dans
les cas de conflits touchant les frontières de leur espace privé, ils ne sont ni
interrompus ni interpellés par les autres. Toutefois, bien que la plupart des
activités quotidiennes se passent sans égard aux autres, cet espace public leur
sert de lieu de rencontre. L'
espace public leur sert de lieu de médiation du flou
interculturel.
Conclusion
26. La médiation que nous faisons entre les diverses identités que nous nous
attribuons est le premier pas vers la médiation des ordres juridiques reflétés par
l'
extériorisation de ces identités. Et cette médiation des ordres juridiques est le
premier pas vers la médiation des rapports interculturels et la conciliation de
perspectives parfois en contestation. La problématique fondamentale du droit
contemporain se situe donc au niveau de la médiation des normes, des
procédures et des institutions des divers ordres juridiques que les citoyens et
citoyennes reconnaissent (et créent) pour eux-mêmes et elles-mêmes.