MACDONALD L'hypothèse du pluralisme juridique

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RDUS

Revue de DROIT
UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Titre : L’HYPOTHÈSE DU PLURALISME JURIDIQUE DANS LES SOCIÉTÉS


DÉMOCRATIQUES AVANCÉES

Auteur(s) : Roderick A. MACDONALD

Revue : RDUS, 2002-2003, volume 33, numéro 1-2

Pages : 133-152

ISSN : 0317-9656

Éditeur : Université de Sherbrooke. Faculté de droit.

URI : http://hdl.handle.net/11143/12300

DOI : https://doi.org/10.17118/11143/12300
Page vide laissée intentionnellement.
L’HYPOTHÈSE DU PLURALISME JURIDIQUE
DANS LES SOCIÉTÉS DÉMOCRATIQUES AVANCÉES

par Roderick A. MACDONALD*

SOMMAIRE

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

I. La conjugaison des identités multiples et le pluralisme


juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138

II. La justice dans les quartiers multiethniques et multiculturels


sous l'angle du pluralisme juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152

*. Titulaire de la Chaire F.R. Scott en droit constitutionnel et en droit public à la Faculté de


droit, Université McGill; ancien Président de la Commission du droit du Canada. Je tiens à
remercier mon collègue Jean-François Gaudreault-DesBiens qui a gentiment consenti à
commenter une version antérieure de ce texte. Texte original présenté au colloque «Les
transformations du droit et la théorie normative du droit», tenu le 16 mai 2001 à la Faculté
de droit de l’Université de Sherbrooke (69e Congrès de l’ACFAS). Une version préliminaire
de ce texte fut présentée au colloque «Diversité culturelle et médiation : modèles, approches
et stratégies pour quelle société?» au Laboratoire d’anthropologie juridique, le 11 décembre
2000 à Paris, France.
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dans les sociétés démocratiques avancées

Avant-propos

Le droit n' est pas autant un fait social qu'


une construction sociale. Le
droit n'existe comme phénomène normatif que dans la mesure où il est reconnu
à ce titre par les citoyens.

L'idéologie de la modernité soutient essentiellement que (1) le droit est


uniquement rattaché à l' Etat politique (centralisme); (2) qu'
il ne peut y avoir
qu'un seul ordre juridique correspondant à un seul espace géographique
(monisme); et (3) que le droit est toujours le produit d' une activité explicite
d'
institutions telles que la législature (positivisme).

Ni l'une ni l'
autre de ces trois perspectives idéologiques n'est soutenable
aujourd'hui comme hypothèse pour penser le droit dans les sociétés
multiculturelles. Par contre, l' hypothèse du pluralisme révèle l'impact de divers
ordres juridiques autonomes et concurrentiels dans nos vies quotidiennes. Elle
nous permet de voir dans quelle mesure le sujet de droit est effectivement celui
qui crée le droit. Enfin, cette hypothèse montre que le sujet de droit est celui qui
rend possible le fonctionnement de toutes les institutions juridiques -- étatiques
ou autres -- en leur accordant leur légitimité.

La problématique fondamentale du droit contemporain a trait à la


conciliation des divers ordres juridiques reconnus et créés par les citoyens et
citoyennes. Trouver des moyens de concilier les conflits normatifs dans notre
propre vie est le premier pas pour trouver des moyens de concilier les conflits
normatifs interculturels.

Introduction

1. Le but de ce court texte est double : (1) dans la première partie, je jette
les bases d'
une perspective théorique du droit qui, selon moi, répond mieux aux
besoins des sociétés multiethniques et multiculturelles; (2) dans la deuxième
partie, j'
essaie d'identifier la conception des institutions et le processus
d'ordonnancement juridique implicites qui sous-tendent une telle perspective
théorique. La perspective s' appelle le pluralisme juridique et le processus
d'ordonnancement qu' elle privilégie s'
appelle la médiation.
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2. Avant d' entrer dans le vif du sujet, il m' incombe de faire une mise en
garde en ce qui a trait à la nature de toute perspective théorique sur le droit. Le
rapport entre les perspectives théoriques et les faits sociaux qu' elles cherchent
à expliquer n'est pas un rapport objectif et scientifique. Puisque les faits sociaux
sont eux-mêmes constamment en construction, le rapport en question n' est
jamais fixe, mais est plutôt en transformation, donc difficile à saisir. Il découle
de cela que la perspective théorique que j' élabore dans ce texte n' est pas
nécessairement davantage reliée aux faits sociaux que d' autres perspectives
théoriques, notamment celle qu' on qualifie de théorie jacobine (ou républicaine)
classique. Cette perspective veut que le droit soit exclusivement rattaché à l' État
politique, qu'il soit un assemblage systémique de règles de conduite générales,
abstraites et objectives, et que seuls les tribunaux juridictionnels officiels qui
tranchent les litiges soient les garants de son intégrité. Bien que la théorie
jacobine soit de plus en plus contestée en Amérique du nord, elle semble rester
dominante en Europe.

Il se peut que la théorie républicaine classique ait une certaine utilité


pour éclairer et pour expliquer le droit dans les pays démographiquement
homogènes (ou officiellement présumés l' être), mais franchement, j' en doute.
Quoi qu' il en soit, je suis convaincu que la perspective théorique non
traditionnelle exposée dans ce texte est plus révélatrice du phénomène juridique
et plus utile pour comprendre le droit et ses possibilités dans les pays qui sont
démographiquement hétérogènes. Au fond, je crois que le grand projet sociétal
que nous appelons droit se conçoit mieux comme une pratique émancipatoire
pour tous les citoyens si l'on adopte l'approche pluraliste. Je crois aussi que la
théorie du pluralisme juridique nous offre des concepts, des outils et des
institutions pour mieux résoudre les conflits interculturels. En fin de compte,
l'approche pluraliste sert à réorienter la manière dont ces conflits sont compris
en invitant les juristes à reconnaître et à concilier les divers ordres juridiques
dans le cadre desquels ils s' expriment.

3. Toute théorie juridique repose sur des présupposés ayant trait à la nature
de l'
être humain et de la société et aux croyances inspirant les notions de patrie,
de culture, d'
amour, de haine, de liberté, d'
égalité, de fraternité, etc. Pour qu'
une
théorie quelconque soit persuasive, ses adhérents doivent justifier pourquoi leur
vision des êtres humains et de la société est plus valable et plus viable -- ou
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mène à une société plus libre, plus démocratique et plus juste -- que la vision des
autres.

D' où cette mise en garde : la théorie du pluralisme juridique, comme


toute autre théorie, n' est rien de plus qu'
une hypothèse. Une théorie n' est ni
vraie, ni fausse; elle nous permet d' imaginer le réel et de modeler ce réel selon
les valeurs auxquelles nous adhérons. Son utilité principale réside dans les
questions qu' elle nous oblige à nous poser.

4. Que dire des conflits interculturels eux-mêmes? De jeunes enfants qui


jouent dans un carré de sable s' amusent selon le modèle que les psychologues
appellent le jeu en parallèle. Chaque enfant habite un monde qui n' est ni
interrompu ni interpellé par les autres. L' identité individuelle de chacun se
construit en partie sans la connaissance et la reconnaissance d' autrui. Ce n'est
que dans le cas des conflits touchant les frontières de leur espace privé -- le
territoire, les objets, le bruit, l'
attention des parents, par exemple -- que nous, les
observateurs, percevons que ces enfants ne jouent pas véritablement ensemble.
Il n'en demeure pas moins que dans ces situations conflictuelles que la
constitution de l' identité des enfants comme des êtres humains qui agissent en
société, et par rapport auxquels d' autres agissent en société, n' est rendue
explicite.

Paradoxalement, les groupes d' adultes partageant le même espace public


dans un quartier multiethnique d' une grande ville, ou même dans un État
politique, adoptent un modèle d' interaction presque identique. La plupart des
activités quotidiennes se font sans égard aux autres, et sans le regard des autres.
On ne peut prétendre qu' il existe une situation d' équilibre statique entre ces
divers groupes sociaux; il n' existe pas d' ordre définitif dans une société
multiculturelle non plus qu’il n’existe de système normatif monolithique et
intégré -- le droit étatique, par exemple -- pour régler l'action et l'interaction de
ces groupes. L' espace public sert de lieu de rencontre où se produit le flou du
quotidien; l' espace public sert de lieu de médiation interculturelle.

5. Dans ce texte, je tracerai les rapports entre la nature hypothétique des


théories juridiques et l'interaction normative des groupes dans les sociétés
multiethniques. La recherche que je poursuis depuis maintenant 12 ans
m' amène à une conclusion qui est tout à fait inattendue en comparaison des
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attentes que j'


avais au début de ces recherches, en 1989. Pour rappeler, entre
1989 et 1991, j’ai été président d’un groupe de travail ministériel sur l'
accès à
la justice au Québec. Entre 1991 et 1997, je bénéficiais d' une subvention de
recherche pour étudier le multiculturalisme dans l' un des quartiers les plus
hétérogènes sur le plan ethnico-culturel à Montréal. Entre 1997 et 2000, j’ai été
Président de la Commission du droit du Canada.

6. En bref, voici cette conclusion : les questions dites épistémologiques


concernant la nature des interactions humaines (que ce soit dans un milieu
homogène ou que ce soit dans un milieu extrêmement hétérogène) et les
questions dites ontologiques sur la définition et l' objet du droit se posent
inéluctablement avant les questions concernant la façon dont les conflits
interculturels sont perçus, compris et éventuellement réglés.

En d'autres termes, les leçons juridiques à tirer des rencontres et, parfois,
des conflits interculturels dans les pays occidentaux sont assez claires. Ces
rencontres et ces conflits nous enseignent que le droit n' est pas mieux conçu
comme un phénomène social objectif, édicté et imposé par un législateur
officiel, capable de gérer sans heurts les rapports interculturels. Il est mieux
conçu comme une construction sociale subjective, émergeant dans l' activité et
l'
interaction quotidiennes. Le droit, y compris le droit étatique, n' existe que dans
la mesure où les citoyens et citoyennes le reconnaissent comme tel.

I. La conjugaison des identités multiples et le pluralisme juridique

7. Qu' est-ce que donc cette théorie de pluralisme juridique? D' abord, elle
n'est pas un dogme. Le pluralisme juridique se conçoit comme un hypothèse
pour imaginer et pour aborder la normativité dans les sociétés hétérogènes, de
manière à mieux actualiser les idées de liberté, d' égalité et de fraternité. Il est,
à la fois, plus démocratique (c' est-à-dire, plus respectueux de l’idée voulant que
l'
opposition au consensus établi ne fonde la vraie démocratie) et moins dirigiste
(c'est-à-dire, qu' elle cherche moins à réglementer les croyances, les pratiques et
les modes de définition de soi) que l' idéologie dite républicaine. Cette approche
ne permet pas des distinctions nettes entre la normativité (en fait je devrais dire
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les normativités) de l'


État et les normativités de la société civile. Le pluralisme
conçoit toutes ces normativités comme des ordres juridiques1.

8. L'idéologie juridique de la modernité -- c'


est-à-dire l'
idéologie provenant
des trois grandes révolutions politiques des XVIIe et XVIIIe siècles (celle de
Angleterre en 1688, celle des États-Unis en 1776; et celle de la France 1789)
l'
-- se construit autour de trois postulats. Elle veut : (1) que le droit soit
uniquement rattaché à l' État politique (c'est le présupposé du centralisme);
(2) qu' un seul ordre juridique puisse correspondre à un seul espace géographique
(c'est l'hypothèse du monisme); et (3) que le droit soit toujours le produit d' une
activité explicite des institutions telles que les législatures (c'
est le postulat du
positivisme).

Le monisme, le centralisme et le positivisme ne sont évidemment que


des hypothèses; j' insiste là-dessus. Ni l' une ni l'autre de ces caractéristiques
présumées fondamentales n' est un fait social qui se rapporte à une réalité
empirique. Toutes sont le fruit d' idéologies, même si les positivistes endurcis
affirmeraient décrire la réalité telle qu'elle se donne à voir. Il existe, certes, les
phénomènes sociaux mais leur interprétation et leur sens sont construits à travers
les lentilles des idéologies et des théories.

1. La conception du pluralisme juridique exposée dans ce texte est abordée plus en détail dans
les articles suivants : R. A. Macdonald, «Metaphors of Multiplicity : Civil Society, Regimes
and Legal Pluralism» (1998) 15 Arizona Journal of International and Comparative Law 69;
«Critical Legal Pluralism as a Construction of Normativity and the Emergence of Law» dans
A. Lajoie et al., dir., Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination,
effectivité, Montreal, Thémis, 1998 à la p. 12; «Pluralism in Law and Regime Theory» dans
R. Wolfe, dir., Transatlantic Identity [:] Proceedings of the 1996 Canada-U.K. Colloquium,
Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, 1997 à la p. 37; «Justice, Immigration
and Legal Pluralism» dans P. Kelly, dir., Colloque dans le domaine de la justice et de
l'immigration, Ottawa, Metropolis Project, 1997 à la p. 94; «What is a Critical Legal
Pluralism?» (1997) 12 Canadian Journal of Law and Society 25 (avec la collaboration de
Martha-Marie Kleinhans); «Les vieilles gardes, Hypothèses sur l' émergence des normes,
l'
internormativité et le désordre à travers une typologie des institutions normatives» dans J.G.
Belley, dir., Le droit soluble [:] Contributions québécoises à l' étude l'
internormativité,
Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1996 à la p. 233; «Should Judges Be
Legal Pluralists» dans Aspects of Equality : Rendering Justice, Ottawa, Canadian Judicial
Council, 1996 à la p. 229; «Recognizing and Legitimating Aboriginal Justice : Implications
for a Reconstruction of Non-Aboriginal Legal Systems in Canada» dans Aboriginal Peoples
and the Justice System, Ottawa, Royal Commission on Aboriginal Peoples, 1993 à la p. 232.
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9. Le succès jusqu' à tout récemment de l' idéologie juridique républicaine


a d' abord et avant tout été le résultat de trois facteurs socio-politiques de
l'
époque révolutionnaire : l' homogénéité et le faible pourcentage de la
population admise à titre de citoyen; le caractère plutôt statique de la population
et de l'
économie; et le rôle relativement restreint qu' a joué l'État politique dans
la vie normative de la population. Aucun des ces trois «faits sociaux» n' existe
aujourd' hui : la population des États occidentaux est de plus en plus hétérogène
au point de vue socio-démographique; la société est constamment en mutation
et, même dans un milieu rural jadis isolé, les institutions traditionnelles
s'effondrent; et le secteur public joue un rôle accru dans la vie quotidienne
depuis l'avènement de l' État-providence. Pour ces raisons, les trois postulats de
la théorie juridique classique cadrent de moins en moins bien avec la socio-
démographie des sociétés contemporaines.

L'hypothèse du pluralisme juridique, par contre, relativise l' ordre


juridique étatique en nous invitant à voir une multiplicité d'
ordres juridiques
concurrents. Pour bien situer la contribution que peut faire le pluralisme
juridique dans les sociétés occidentales, il faut commencer par examiner les
circonstances sont à l'
origine des thèses pluralistes du 20ième siècle.

10. Depuis quarante ans, les anthropologues qui ont travaillé en Afrique, en
Océanie ou au nord du Canada avec les peuples autochtones, ou encore en
milieu urbain (dans les favelas du Brésil, les ghettos juifs de New York, les
quartiers hispaniques de Miami, par exemple) ont constaté que le droit étatique
n'avait presque aucun effet normatif pour la plupart des populations étudiées.
Il existait d'
autres ordres juridiques non étatiques beaucoup plus puissants. Ces
anthropologues ont alors essayé de comprendre la nature de cette normativité
non étatique et, pour ce faire, ils ont proposé l'
hypothèse du pluralisme juridique
qu’en parallèle et en concurrence avec le droit étatique, il existe d'autres droits.

Selon l' hypothèse pluraliste, tout ordre juridique est constitué par les
pratiques et les croyances des sujets. Le droit trouve sa source non pas dans la
coercition qu' impose le pouvoir politique mais plutôt dans les interactions
humaines. Pour identifier les divers sites du droit, les anthropologues ont pris
l'
habitude de parler ou de champs sociaux semi-autonomes, ou d' identité
ethnique et religieuse, ou de sentiment de classe. En d' autres termes, les
premières thèses pluralistes ont remplacé un critère normatif formel et
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dans les sociétés démocratiques avancées

institutionnel (l’État) par un critère substantiel et sociologique (géographie,


religion, culture et classe sociale). Ces anthropologues ont contesté
explicitement l' un des trois postulats fondamentaux de la théorie juridique
républicaine, celui de l' identification du droit avec l' État politique (le
centralisme). Pour eux, tous ces autres ordres juridiques sont des faits sociaux
normatifs qui existent en compétition avec la normativité de l' État.

11. Plus récemment, une autre approche au pluralisme juridique, plus


radicale, s' est manifestée. Selon cette approche, les deux autres postulats
classiques, soit le monisme et le positivisme, sont également suspects. La
théorie radicale du pluralisme juridique postule que le droit est plus un mode de
connaissance, une manière distinctive d' imaginer le réel, qu'un fait social. Elle
tient pour acquis que la connaissance est un processus de création et de maintien
du réel. Les sujets de cette connaissance sont aussi ses objets. Contrairement
à la théorie républicaine et aux approches anthropologiques de la théorie du
pluralisme, qui conçoivent le sujet de droit uniquement sous un angle passif (soit
le sujet sur lequel le droit agit), la théorie radicale du pluralisme conçoit le sujet
de droit également comme un acteur moral (le sujet actif qui confectionne le
droit qui lui est applicable). La connaissance juridique est ultimement une
manière distinctive d' imaginer le soi, un processus de création et du maintien du
soi.

Dans la perspective du pluralisme juridique radical, le soi (sujet) est


inévitablement multiple; ni l'une ni l' autre des multiples personnes que nous
sommes ne prédomine sur les autres en toute occasion. Au contraire, notre vécu
nous permet précisément d' exprimer l' une ou l'
autre de ces personnes selon les
circonstances. Dans nos rapports avec les autres, nous choisissons constamment
laquelle de nos identités nous voulons privilégier, tout comme les autres nous
assignent également les identités qu'ils veulent privilégier. Nous faisons appel
à des critères de cohérence pour nous auto-évaluer dans le contexte des diverses
possibilités qui nous sont ouvertes, et pour choisir l' ordre juridique qui nous
convient davantage à un moment donné. Ce processus d' auto-évaluation se
déroule comme la médiation entre nos identités multiples.

12. Nous vivons plusieurs dimensions identitaires tous les jours. Si nous
cherchons à nous comprendre et à nous présenter sous l' angle de nos rapports
juridiques formels avec d'
autres sujets, nous pouvons dire que nous sommes, par
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exemple, des consommateurs, des clients, des enfants, des parents, des époux,
des légataires, des employés, des voisins, des associés, etc.

Si nous nous décrivons par rapport à nos motivations, nous pourrions


dire que nous sommes téméraires, sensibles, égoïstes, altruistes, curieux,
songeur, jaloux, etc. Si nous nous décrivons selon nos attaches institutionnelles,
nous pouvons nous décrire comme des juristes, de juges, des professeurs, des
catholiques, des citoyens, des actionnaires, des membres, etc.

Si nous nous décrivons en fonction de certains attributs identitaires


visibles imposés à nous par d’autres nous sommes des hommes, des femmes, des
Blancs, des Noirs, des Bruns, des Rouges ou des Jaunes, des grands, des petits,
des maigres, des gros, des chevelus, des chauves; etc.

Si nous nous décrivons sous l'


angle de notre rapport avec l'État politique
tel que défini par cet État, nous sommes des citoyens ou citoyennes, des
immigrés, des mineurs, des détenus, des inaptes, des fonctionnaires, des hommes
ou des femmes politiques, etc.

Le sujet juridique est à la fois un être qui s'identifie de multiples façons


et qui est identifié par d'
autres de multiples façons. Son appartenance à un ordre
juridique quelconque s' établit en fonction du critère identitaire du jour. Le droit
étatique peut bien le qualifier de citoyen mais à l' intérieur de sa famille la
qualification juridique la plus significative se situe autour des concepts de père,
fils, mari, beau-frère, et ainsi de suite. La famille peut bien le qualifier de père
et fils mais à l'
intérieur de l'
université où il travaille, par exemple, ce sont plutôt
les concepts de professeur, collègue, et président de comité qui organisent ses
rapports juridiques avec les autres.

13. Le sujet de droit ne choisit pas seul son appartenance à un ordre


juridique quelconque ni la qualification que cet ordre juridique lui propose.
Toute personne se fait qualifier de sujet de droit par l'
État, par la société, par la
communauté, par le lieu de travail et par d' autres sujets de droit. Mais comme
le sujet de droit lui-même, ces ordres juridiques, qu' ils soient étatiques,
sociétaux, communautaires, ou économiques, ne sont que des hypothèses. Ces
ordres sont constitués des connaissances qu' ils possèdent, qu' ils créent et qu'
ils
partagent avec d'autres. Selon les théories républicaines, le droit est constitué
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de ses institutions formelles : leurs règles, leurs agents et organes, et leurs


sanctions. Ces théories se préoccupent de la façon dont ces institutions
façonnent les sujets. La théorie pluraliste, par contre, comprend le droit en
examinant la manière dont les sujets façonnent les institutions à travers les
interprétations des connaissances qu'ils et elles en donnent.

Cette perspective pluraliste est évidemment déstabilisante pour les


institutions et les officiers de justice étatique tels que la police, les
fonctionnaires, les magistrats. Elle les oblige à reconnaître que leur rapport avec
le droit et leur responsabilité envers lui n' est pas uniquement tributaire de
normes juridiques étatiques. Plus encore, leur rapport avec et leur responsabilité
envers lui n'est non plus tributaire de leur propre imagination (leurs croyances)
et leurs pratiques (leurs comportements). En effet, selon la perspective
pluraliste, le droit étatique lui-même n' est que le produit d' une construction
réciproque -- une médiation constante -- entre les sujets du droit et les sujets qui
exercent un rôle institutionnel (les officiers).

14. Toutefois, la vie inter- et intrasubjective n' est ni radicalement


démocratique ni radicalement égalitaire. Je ne prétends pas que l' hypothèse du
pluralisme, soit l'
idée que les sujets de droit sont également ceux qui façonnent
le droit, nous permette comme société de surmonter la discrimination, l' abus du
pouvoir et les conflits interculturels. Voici pourquoi j'arrive à cette conclusion.

D' abord, en tant que sujet de droit passif ou objet de l'


ordonnancement
juridique, je suis conscient que ceux qui détiennent le pouvoir social vont, en fin
de compte, tenter d' imposer non seulement leur interprétation du droit, mais
aussi celle de ce que je suis, laquelle correspondra à l' image qu' ils se font de
moi. Que ce contrôle s’exerce directement par l' imposition d' une contrainte qui
se présente comme légitime (par exemple, celle qu' impose la police), ou qu’elle
s’exerce indirectement par l' idéologie du pouvoir légitime (surtout le pouvoir
législatif de l'
État), ces détenteurs du pouvoir social vont donc me réduire à une
seule dimension de mon soi. Ils vont m’imposer celle des diverses qualifications
du droit étatique qui leur convient le mieux .

De plus, comme sujet de droit actif (ou créateur de l' ordonnancement


juridique), je suis conscient que toutes mes interprétations du droit ne sont pas
également persuasives et que, par conséquent, toutes mes identités ne sont pas
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également puissantes. Mais parce que seul le sujet possède l'


autorité de raconter
authentiquement l' interprétation de sa vie normative, en la racontant
constamment, il sert à engager, à éduquer et à influencer l' imagination
interprétative des autres.

15. Le pluralisme juridique radical nous permet de voir dans quel mesure le
sujet de droit est effectivement celui qui crée le droit et celui qui façonne les
ordres juridiques. Il révèle également que c' est le sujet de droit qui permet à
toutes les institutions juridiques, étatiques ou non étatiques, de fonctionner en
leur accordant ou en leur refusant leur légitimité. En fin de compte, la
perspective pluraliste radicale rejette le postulat des autres théories pluralistes
voulant que la culture, la religion ou l' ethnie peuvent à elles seules déterminer
les frontières du droit et des ordres juridiques. Tout comme l' État, ces
phénomènes sociologiques sont construits. La pluralité des ordres juridiques
reste toujours dans l'imaginaire des sujets, dans la pluralité de leurs conceptions
de leur soi.

II. La justice dans les quartiers multiethniques et multiculturels sous


l'angle du pluralisme juridique

16. Quelles institutions et quels processus d'ordonnancement juridiques, la


perspective pluraliste sous-tend-elle? Et dans quelle mesure les théories
pluralistes nous permettent-elles de reconcevoir le droit afin qu'
il réponde mieux
aux besoins normatifs d' une société multiculturelle?

Le défi se résume ainsi. Pour réimaginer le droit non pas comme une
règle abstraite, impersonnelle, institutionnelle et formelle imposée de l'
extérieur
par l'autorité compétente mais plutôt comme un lieu de rencontre, il nous faut
un appareil conceptuel nouveau. Il faut reconstituer la norme non pas comme
une règle imposée mais plutôt comme une règle négociée. Il faut reconcevoir
la décision non pas comme l' énoncé officiel d' un magistrat mais plutôt comme
le fruit d'
un accord entre les justiciables. Et il faut revoir le décideur non pas
comme le sage qui tranche un débat contradictoire mais plutôt comme un
facilitateur dans le cadre d'
une médiation interpersonnelle, culturelle et sociale.

17. Affirmer que le droit comprend des ordres juridiques autres que le
régime étatique est problématique pour la police, les fonctionnaires et les
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dans les sociétés démocratiques avancées

magistrats parce qu' ils se voient dès lors obligés de transiger avec les normes,
pratiques et usages provenant de ces autres ordres juridiques. Mais prétendre en
plus que tout ordre juridique se construit dans l' usage qu'en font des sujets qui
le rendent légitime risque de miner le caractère normatif du droit étatique. Pour
cette raison, les juristes (et surtout les professeurs de droit) ont tendance à
souscrire à une conception instrumentaliste du droit selon laquelle les normes,
les procédures et les institutions du droit étatique peuvent être révisées pour
réglementer directement les rapports interculturels. Ainsi, ils cherchent à
constituer un droit formel qui caractérise ces rapports interculturels en termes
de conflits susceptibles de résolution par des processus juridictionnels.
L'hypothèse du pluralisme juridique met en question cet exercice de réforme du
droit étatique.

Par ailleurs, ce n' est pas seulement au niveau théorique que la


perspective républicaine fait défaut. Les conclusions d' une étude sur la vie
quotidienne des membres des groupes ethniques démontrent le peu d’impact que
peut avoir le droit étatique. Pendant cinq ans, j'
ai dirigé une équipe de recherche
qui poursuivait un projet ayant pour objectif d' examiner l' engagement civique
des citoyens et citoyennes en retraçant leur participation au processus officiel de
gouvernance et la fréquence de leur recours aux institutions étatiques de
règlement des conflits. Comme hypothèse de départ, nous nous sommes posé
la question suivante : dans quelle mesure les membres de diverses communautés
culturelles se servaient-ils des tribunaux civils pour régler leurs conflits
intraculturels et interculturels?

Pour répondre à cette question, nous avons repéré l' usage d'une
institution étatique «populaire» et en avons analysé l' usage. Nous aurions pu
choisir parmi de nombreuses institutions étatiques telles que la Régie du
logement et le Tribunal du bien-être social, mais notre objectif fut plus ciblé.
Nous voulions connaître l'usage des institutions traditionnelles de règlement des
conflits -- la cour de justice -- pour évaluer l' impact des normes et des
procédures du droit étatique dans les situations de conflits intraculturels et
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dans les sociétés démocratiques avancées

interculturels. Pour ce faire, nous avons entrepris une étude empirique de la


Cour des petites créances de Montréal2.

18. Plusieurs facteurs motivaient ce choix. D' abord, selon les sondages, le
niveau de connaissance de cette institution parmi toutes les couches de la
population est très élevé. Ensuite, par sa nature, elle est une institution étatique
de règlement de conflits entre les citoyens agissant à titre privé. Finalement,
cette cour a plusieurs particularités structurelles et procédurales ayant pour but
d'y faciliter l'accès par les citoyens et citoyennes. Quelles sont ces
particularités?

Premièrement, seules les personnes physiques sont, en principe, admises


comme demanderesses. À l' époque de l'étude, aucune société, aucune personne
morale, aucune corporation -- commerciale, religieuse ou étatique -- ne pouvait
se porter demanderesse. De plus, sauf exception pour les personnes
handicapées, aucun avocat ou avocate ne peut plaider à titre de représentant, que
ce soit du demandeur ou du défendeur. Troisièmement, la Cour siège dans des
locaux situés dans des quartiers résidentiels et ses heures d' ouvertures sont de
neuf heures à vingt et une heures. Quatrièmement, la Cour est dotée de
personnel de soutien, comme des greffiers, pour aider gratuitement les
demandeurs et les défendeurs à remplir les formulaires. Cinquièmement, les
frais pour intenter une action en justice ont été fixés à un tarif modique soit $25.
Sixièmement, avant de procéder devant le juge, un processus de médiation
gratuit devant le service de médiation de la Cour est obligatoire. Septièmement,
en rupture avec le modèle anglo-saxon traditionnel d' adjudication contradictoire,
les juges de la Cour ont le mandat d' aider les parties à préciser leur cause et ils

2. Voir, notamment, les études suivantes : «Tales of Wows and Woes From the Masters and the
Muddled : Navigating Small Claims Court Narratives» (1998) 16 Windsor Y.B. Access Just.
48 (avec la collaboration de Seana C. McGuire); «Small Claims Courts Cant» (1996) 34
Osgoode Hall Law Journal 509 (avec la collaboration de Seana C. McGuire); «Judicial
Scripts in the Dramaturgy of Montreal' s Small Claims Court» (1996) 11 Revue canadienne
de droit et société 63 (avec la collaboration de Seana C. McGuire). Pour les autres études,
voir : «Problèmes de participation aux services de la protection juridique» in S. Langlois, et
al., dir., Traité des problèmes sociaux, Quebec, Institut québécois de recherche sur la
culture, 1979, (1994) à la p. 907; «Theses on Access to Justice» (1992) 7 Revue canadienne
de droit et société 23; «Accessibilité pour qui : Selon quelles conceptions de la justice»
(1992) 33 C. de D. 457; «Access to Justice and Law Reform» (1990) 10 Windsor Y.B.
Access Just. 287.
L’hypothèse
(2002-03) 33 R.D.U.S. du pluralisme juridique 147
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ont été choisis pour y siéger à cause de leur intérêt pour cette Cour. Finalement,
bien que les juges soient tenus d' appliquer le droit, ils disposent d' une large
discrétion quant aux règles de preuve et aux procédures d' audition.

19. Malgré que tous ces arrangements institutionnels aient pour but de
faciliter l'
accès par toutes les couches de la population à la Cour, et malgré qu’ils
soient assez connus dans les milieux populaires, les résultats de nos études
empiriques ont révélé le peu d' impact qu' a cette Cour sur l'
accessibilité de la
justice étatique. Comment en sommes-nous arrivés à cette conclusion? La
démonstration se fait en quatre étapes.

Nous avons commencé par repérer plusieurs indicateurs socio-


démographiques de la population des demandeurs devant la Cour -- sexe, langue
maternelle, ethnie, âge, religion, pays d'
origine, éducation, revenu annuel, statut
d'emploi -- ainsi que des chiffres «objectifs» sur la nature de la cause et le
résultat. Neuf mille dossiers (tous les dossiers de l'année judiciaire 1992-93)
furent examinés, neuf cent questionnaires de suivi furent envoyés et quatre-
vingt-dix entrevues détaillées furent tenues sur les lieux. Ensuite, nous avons
comparé nos données à ces mêmes indicateurs socio-démographiques pour le
bassin géographique de la Cour repérés par le recensement canadien, soit le
bassin comprenant la population la plus diverse au point de vue socio-
démographique au Québec. Troisièmement, nous avons comparé nos chiffres
objectifs avec les statistiques provenant de la Cour supérieure du Québec pour
la même période. Finalement, nous avons interviewé les juges à la Cour pour
sonder leurs perceptions de la population des demandeurs.

Voici le résultat de cette première étape de recherche. Le profil des


causes devant cette Cour n' était pas radicalement différent du profil des causes
devant les instances judiciaires plus formelles. En d' autres termes, la structure
de la Cour n'avait pas d'
effet d'incitation sur certains types de demande. Le profil
socio-démographique des demandeurs ne reflétait pas le profil de la population
en général; les demandeurs furent disproportionnellement des hommes,
francophones, blancs, citoyens canadiens, québécois dits de souche,
professionnels, bien instruits, avec un revenu annuel largement supérieur à la
moyenne, et âgés entre 35 et 55 ans. Pas moins du sixième de ces demandeurs
étaient des avocats poursuivant leurs clients pour des honoraires impayés!
L’hypothèse
148 du pluralisme juridique (2002-03) 33 R.D.U.S.
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20. Certains diront que ces résultats sont peu révélateurs parce que les types
de conflits portés devant cette Cour (et plus globalement devant toutes les Cours
de justice) ne sont pas distribués de façon égale à travers toutes les couches de
la population. Mais d' autres études empiriques ont confirmé que ce n' est pas le
cas. Les conflits opposant les consommateurs et les commerçants, les locataires
et locateurs ou les clients et les entrepreneurs, ainsi que les conflits entre voisins
se distribuent assez également, indépendamment des indicateurs socio-
démographiques des parties. En d' autres termes, une disproportion socio-
démographique des demandeurs devant la Cour fut établie. Certaines couches
de la population, par exemple, la couche où je me situe personnellement, sont
plus présents dans les institutions étatiques de règlement des litiges. D' autres,
par exemple les communautés culturelles, ne le sont pas.

Il y a deux autres éléments de l'analyse qu'il faut noter. Nous avons


constaté par un analyse de régression que plus ces indicateurs de sous-
représentation se conjuguent par exemple le cas d'une femme, immigrante, d' une
minorité visible, peu instruite, avec un faible revenu, de religion minoritaire,
âgée de plus de 55 ans, parlant une langue autre que le français comme langue
maternelle), plus la disproportion est frappante. Les seuls critères qui
dominaient tous les autres de façon évidente étaient la classe sociale et le statut
économique. Par exemple, une jeune femme, immigrante, allophone,
musulmane, africaine sera quand même assez présente comme demanderesse si
elle est également une professionnelle (dentiste, avocate, vétérinaire) ou une
entrepreneure.

La seconde observation a trait aux autres facteurs qui influent sur la


décision de poursuivre. À cet égard, les facteurs socio-démographiques externes
(ceux repérés d'après le recensement canadien) ne donnent pas toute l' histoire.
Nous avons aussi entrepris une étude des traits psychologiques de certains
demandeurs et d' autres personnes qui n' ont pas poursuivi. Cette troisième étude
semble démontrer que certains types de personnalités sont plus enclins à intenter
des procédures judiciaires que d' autres, nonobstant leurs caractères socio-
démographiques. En d' autres termes, la décision de poursuivre ou non est le
produit de plusieurs facteurs qui n' ont aucun rapport avec la justesse de la
demande et avec la nature de la cause.
L’hypothèse
(2002-03) 33 R.D.U.S. du pluralisme juridique 149
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21. Alors comment interpréter ces données? Selon la théorie républicaine,


absence de demandeurs en provenance des couches démunies de la population
l'
est un symptôme pathologique. Il démontre que la règle juridique abstraite et
objective n'est pas toujours garante d'
une justice étatique égale et également
accessible à tous. Pour surmonter la pathologie, diverses solutions sont
possibles. L'approche recommandée dépend des choix politiques du juriste qui
les propose.

Ainsi, certains juristes, motivés par une idéologie étatique et collectiviste


(des socialistes, par exemple) croient qu' il faut absolument redoubler d’efforts
pour que tous les citoyens portent tous leurs conflits devant les tribunaux : plus
d'argent, plus de tribunaux, plus d' aide juridique populaire. Parmi ce groupe il
y a aussi ceux et celles qui soutiennent que si la disproportion a trait aux facteurs
psychologiques, il faudrait aussi créer des institutions étatiques de règlement de
litiges pour les timides, des processus doux, non contradictoires, non
intimidants, etc.

D' autres juristes croient plus à une idéologie non-étatique mais aussi
collectiviste; ce sont des communautariens. Ils cherchent à minimiser le pouvoir
étatique parce qu' il sert à aliéner les citoyens, et ils proposent des institutions
non-étatiques pour régler les conflits dans une ambiance de solidarité. Les idées
de médiation communautaire, de justice réparatrice et de conciliation sont les
réponses que l' État doit promouvoir.

Il y a en plus les juristes qui prônent une idéologie étatique mais


individualiste; ce sont ceux qui adoptent la perspective jacobine. Ils acceptent
l'
inégalité comme résultant de la vie dans une société libre mais ils sont en
faveur d'ajustements institutionnels comme ceux que reflète la Cour des petites
créances. L' État peut (et doit) traiter tout citoyen ou toute citoyenne de façon
égalitaire, par le biais de normes, de processus et d' institutions ouverts à tous
sans discrimination. Il appartient au citoyen ou à la citoyenne (et non pas à
l'
État) de revendiquer et de faire reconnaître ses droits.

Finalement, d'autres encore -- disons les libérataires -- sont à la fois


antiétatiques et individualistes. Ils croient que des mécanismes privés sont à
privilégier, mais à l'inverse des communautariens, leur mode de régulation
préféré n' est pas la communauté mais plutôt le marché libre. Pour ces
L’hypothèse
150 du pluralisme juridique (2002-03) 33 R.D.U.S.
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libertaires, le fait que certains citoyens n' ont pas les ressources à poursuivre en
justice n' est, en soi, ni problématique ni pathologique. Ce n' est pas la
responsabilité de l' État de financer les litiges des démunis.

22. Toutes ces stratégies (et non-stratégies) pour remédier au problème de


l'inaccessibilité de la justice sont le fruit d' idéologies qui s'
affrontent.
Paradoxalement, cependant, toutes ces stratégies renforcent le discours juridique
traditionnel. Toutes ces perspectives postulent que les rapports entre personnes
et entre les personnes et les institutions sont à définir unilatéralement par des
règles abstraites, formelles, institutionnelles et étatiques.

La qualification de l' individu est la qualification donnée par l' institution


étatique -- consommateur, locataire -- selon ses besoins. Le droit étatique établit
les règles pour contrôler le comportement des sujets et il se sert de ces mêmes
règles pour empêcher les sujets de concevoir leur situation et leurs rapports
sociaux autrement. Pour le droit étatique, le sujet qualifié de consommateur
n'est rien d'autre -- ni père, ni employé, ni résident d' un quartier, ni locataire, ni
francophone, ni catholique, ni du troisième âge. Le droit étatique qualifie, selon
ses critères propres, chaque partie à un litige de façon monolithique.

23. Le pluralisme juridique radical met en question cette perspective


moniste et étatique. Une prépondérance de mâles, blancs, francophones de
souche, professionnels, par exemple, comme demandeurs devant les tribunaux
étatiques n'est pas, selon la perspective pluraliste, nécessairement pathologique.
Il se peut que les demandeurs absents aient sciemment choisi de ne pas
poursuivre. Vue sous cet angle, la véritable pathologie provient du fait que nos
politiciens, nos juges et nos universitaires sont tous portés à percevoir cette
absence comme un problème à résoudre.

Les normes informelles, les règles ambiguës et équivoques, les décisions


contradictoires et les actions discrétionnaires démontrent que les sujets de droit
sont eux-mêmes en train de construire le droit et les institutions. En d' autres
termes, les régimes normatifs ne sont pas des entités empiriques. Ils constituent
plutôt des hypothèses pour l' exploration de la mêlée sociale. Dans l' optique de
la théorie du pluralisme juridique, si les citoyens et les citoyennes préfèrent
mener cette exploration -- s'ils veulent débattre des rapports conflictuels -- dans
L’hypothèse
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dans les sociétés démocratiques avancées

les institutions non étatiques, c'


est davantage la preuve d'
une société ouverte,
libre et démocratique que l' indice d'
une pathologie à surmonter.

24. Des recherches complémentaires dans les parcs publics d' un quartier
multiethnique de Montréal semblent confirmer la perspective pluraliste. Ces
recherches faisaient état de la pluralité des régimes normatifs que vivent les
citoyens et citoyennes. Des amies et amants, des familles et des groupes, des
personnes seules ou ensemble perçoivent qu' elles coexistent avec d'autres, autant
dans leurs régimes normatifs propres, que dans les régimes normatifs construits
par ces autres. Dans ce climat d' hétérogénéité diffuse, le droit étatique n' est
qu'une façon parmi d' autres de saisir et de comprendre l' interaction et la
communication intersubjective et interculturelle.

Tout comme les enfants qui s' amusent dans un carré de sable, ces
citoyens et citoyennes créent et existent dans des mondes parallèles. Sauf dans
les cas de conflits touchant les frontières de leur espace privé, ils ne sont ni
interrompus ni interpellés par les autres. Toutefois, bien que la plupart des
activités quotidiennes se passent sans égard aux autres, cet espace public leur
sert de lieu de rencontre. L'
espace public leur sert de lieu de médiation du flou
interculturel.

Conclusion

25. La théorie républicaine ne rend pas compte de façon adéquate de la


complexité du phénomène juridique dans les sociétés multiculturelles. De plus,
la théorie du pluralisme juridique qui postule l' existence d' ordres juridiques
sociologiques se révèle également problématique. Dans ce court texte, j' ai
essayé de démontrer qu' une autre conception du pluralisme juridique pourrait
mieux servir. Cette conception du pluralisme, loin de demander comment le
droit agit sur le sujet de droit (comme si le droit, que ce soit étatique ou
sociologique, était une entité réelle), demande comment les sujets de droit
contribuent à la création du droit. Par cette notion dynamique du droit construit
réciproquement par les sujets et les institutions officielles du droit, le pluralisme
juridique donne une légitimité aux interprétations autres que celles des
magistrats ou des élites de ces communautés culturelles.
L’hypothèse
152 du pluralisme juridique (2002-03) 33 R.D.U.S.
dans les sociétés démocratiques avancées

L'idée du pluralisme évoquée ici est une pratique émancipatrice. Le


droit vit dans l'âme de tous les membres d' une société. Au lieu de demander
comment le droit voit ses sujets, il faut plutôt demander comment les sujets
voient le droit. Ceci dit, il faut préciser que les sujets ne sont pas uniquement
les multiples êtres construits par le sexe, l' âge, la race, la classe sociale, la
langue et la religion. Il n'
y a pas de traits qui soient présomptivement plus réels
et plus importants que des autres. Toutes nos catégories sociales sont le résultat
des compréhensions partielles des sujets.

26. La médiation que nous faisons entre les diverses identités que nous nous
attribuons est le premier pas vers la médiation des ordres juridiques reflétés par
l'
extériorisation de ces identités. Et cette médiation des ordres juridiques est le
premier pas vers la médiation des rapports interculturels et la conciliation de
perspectives parfois en contestation. La problématique fondamentale du droit
contemporain se situe donc au niveau de la médiation des normes, des
procédures et des institutions des divers ordres juridiques que les citoyens et
citoyennes reconnaissent (et créent) pour eux-mêmes et elles-mêmes.

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