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LE FOOTBALL SAISI PAR LES MÉDIAS

Par Dominique Marchetti

Ce programme de recherche s'inscrit dans un travail plus général


sur les transformations du champ journalistique depuis le début des
années Quatre-vingt et les relations que ce dernier entretient avec
d'autres espaces sociaux. Ce projet vise notamment à comparer les
changements qui ont affecté différents types de journalismes
spécialisés. S'il existe des travaux français sur les journalistes
politiques, sociaux, scientifiques et médicaux, les recherches sur le
journalisme sportif sont rares. Seuls quelques essais journalistiques
ou certaines monographies portant sur des rédactions ou des
rubriques sportives apportent des éléments d'information. À partir de
l'étude de la médiatisation de deux sports professionnels - le football
et, de manière plus secondaire, le basket - il s'agit, d'une part, de
prendre la mesure des transformations qui ont affecté le sous-champ
du journalisme sportif1 depuis les années Quatre-vingt, du fait
notamment de l'arrivée des télévisions privées, d'autre part, d'analyser
comment les médias sont devenus un enjeu stratégique dans la
production des « événements sportifs », ce qui a des effets sur le
fonctionnement des espaces nationaux et internationaux des sports
professionnels.

1
. Si on étudie la presse spécialisée de diffusion nationale, il faut aussi et surtout
analyser les rubriques sportives des médias nationaux d'information générale. La
presse quotidienne régionale d'information générale a été écartée parce qu'elle
mériterait, à elle seule, une enquête spécifique dans la mesure où le sport y occupe
une place beaucoup plus grande que dans la presse quotidienne nationale. De plus, la
hiérarchie des sports y varie suivant les régions. Sur ce sujet, cf. Alain Garrigou,
«L'information sportive dans la presse régionale», in Albert Mabileau et André-Jean
Tudesq, L'Information locale, Paris, Pedone, 1980, pp. 28-37 ; Pierre Thonat, Le
Football dans les médias locaux, Rennes, mémoire de l'IEP de Rennes, 1998. Enfin,
les radios, et notamment les stations nationales qui accordent une large place au
sport, sont volontairement traitées de manière secondaire, car les archives, hormis
dans le cas de Radio France, n'existent pas ou sont d'un accès difficile.

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.
« L'EXPOSITION MÉDIATIQUE » D'UN SPORT

Quelle est la place occupée par le football et le basket dans la


médiatisation du sport en France ? Le football est non seulement le
sport qui compte le plus de licenciés (2,05 millions en 1997) mais il
est aussi celui qui est le plus médiatisé. Ainsi, à la télévision,
représente-t-il l'essentiel des retransmissions en direct à des heures de
grande écoute sur les chaînes généralistes en clair. Ce poids s'est
renforcé avec le développement du football professionnel et l'arrivée
des chaînes privées. Le nombre de matchs retransmis s'est multiplié
avec les contrats passés par Canal+. Ainsi, le football représentait-il,
en 1997, 402 heures et 17 minutes si on totalise les temps d'antenne de
TF1 (152 h), France 2 (1 h 37), France 3 (48 h 40) et surtout de
Canal+ (200 h)2. Le volume des retransmissions et des émissions de
football sur les chaînes hertziennes a été multiplié par deux en six ans
: 483 heures en 1995 contre 233 heures en 19893. La forte exposition
médiatique de ce sport se mesure également à travers la place qu'il
occupe dans les quotidiens nationaux et régionaux. Par exemple, à
L'Équipe, le football occupait, en 1995, 25 à 27 % de la surface
rédactionnelle et, 4selon les enquêtes, 88 % des lecteurs déclaraient
lire cette rubrique . Enfin, les plus gros tirages de la presse sportive, si
l'on excepte L'Équipe, sont réalisés par des titres qui traitent
exclusivement du football : France Football - qui a augmenté
sensiblement sa diffusion depuis le début des années Quatre-vingt
(une 5moyenne de 230554 exemplaires en 1996 contre 144245 en
198l) , développant deux éditions le mardi (199175 exemplaires en
1997) et le vendredi (90918) - et le mensuel Onze Mondial (161661).
Le basket, qui est le cinquième sport en nombre de licenciés (437974
en 1997), occupe une position médiane entre les sports pro-
fessionnels ou semi-professionnels (athlétisme, judo, escrime) qui ont
peu d'exposition médiatique, hormis lors des Jeux Olympiques, et les

2
Source : Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA).
3
Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, Sport et télévision (1991-1996). Bilan de six
années de régulation, Paris, mars 1997, p. 113.
4
Ce chiffre est extrait d'un article du Monde daté du 24 fév. 1996. Par ailleurs, selon
l'enquête de Jérémie Arbona (La Rédaction du journal L'Équipe, Paris, mémoire de
maîtrise d'information
et communication de l'Institut français de presse, Université Paris II, septembre
1997) sur 77 éditions de L'Équipe du premier semestre 1997, 39 «unes» ont été
consacrées majoritairement au football.
5
Ces chiffres concernent la diffusion totale France (source : Diffusion contrôle).

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.
sports dominants. En 1997, il arrive en sixième position pour
l'exposition à la télévision avec 100 heures.
L'emploi de l'expression « exposition médiatique » demeure
insatisfaisant. Si l'offre des sports et des événements couverts - c'est
vrai pour le football et le basket -, notamment par les télévisions
depuis le milieu des années Quatre-vingt, a globalement augmenté,
cette évolution cache au moins deux tendances. D'une part, des médias
de plus en plus spécialisés se sont développés, comme le montre la
création de chaînes de radio (Sport O'FM) ou de télévision (Eurosport
France, AB Sport, L'Équipe TV, Infosport), partiellement ou
uniquement consacrées au sport,mais surtout l'augmentation du
nombre de magazines : les exemples du football et surtout du basket
(américain essentiellement) en témoignent. D'autre part, au sein de
l'espace des médias nationaux grand public, l'intensification de la
concurrence commerciale par la création de chaînes privées a eu deux
effets majeurs. Si depuis la moitié des années Quatre-vingt, le football
est l'un des rares sports à faire l'objet de retransmissions régulières sur
TF1, et quelquefois sur les chaînes du service public, il est de moins
en moins visible en clair (50 %)6. Une grande part des retransmissions
de matchs sont et seront de plus en plus à « double péage » en raison
du développement des paiements à la séance ou pay per view, dont
l'accès n'est possible qu'aux abonnés du câble ou du satellite7. La
concurrence commerciale a conduit en second lieu à accroître le degré
d'exposition médiatique des sports professionnels dominants. Les
sports qui sont censés faire moins d'audience ont disparu, les
responsables des chaînes tendant à se concentrer sur quelques sports
comme la Formule 1 et le football, voire, pour certains événements,
sur le cyclisme, la boxe ou le rugby. C'est surtout à propos de ces
sports que la concurrence pour l'achat des droits de retransmission est
exacerbée. C'est ainsi que le basket est, sous ce rapport, dans une
situation comparable à celle du tennis (si l'on excepte Roland Garros,
le tournoi de Bercy ou la coupe Davis), c'est-à-dire qu'il a disparu des
programmes des chaînes généralistes en clair : il est devenu un « sport à

6
L'Équipe, 20-21 déc. 1997.
7
Ce système, très développé aux États-Unis mais qui existe depuis les années
Quatre-vingt-dix en France, permet de regarder un match «à la carte», moyennant
un paiement à l'année ou à chaque compétition organisée. Ainsi, les matchs du
championnat de France de division 1 qui ne sont pas diffusés par Canal+, sont visibles
sur Kiosque, détenu par cette même chaîne. Le service Multivision, disponible sur
certains réseaux câblés et sur le bouquet satellite TPS, permet aussi d'«acheter» des
rencontres de la plus prestigieuse compétition européenne, la ligue des champions.

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péage », qui n'est visible qu'à condition d'être abonné au câble, au
satellite ou à Canal+.
À la différence du football, le basket professionnel français, qui
s'oppose, par ailleurs, sous beaucoup de rapports à son homologue
américain plus « médiatique », présente, en effet, certaines propriétés
qui le rendent peu intéressant aux yeux des journalistes. Par exemple,
c'est un sport jugé « trop technique » dont les règles sont
« compliquées ». Il n'y a pas pour l'instant de grands champions aux
caractéristiques « médiatiques », c'est-à-dire susceptibles de
dépasser le seul public des « connaisseurs ». Les mauvais résultats de
l'équipe de France - qui n'est pas parvenue à se qualifier pour les Jeux
Olympiques depuis ceux de Los Angeles - et des clubs à l'échelon européen
contribuent également à expliquer la faible place occupée par le basket
français dans les médias nationaux8.
Pour comprendre l'état actuel de la médiatisation du football et du
basket, il faut mettre en relation la constitution et le développement des
espaces nationaux de ces deux sports professionnels et les transformations
du champ journalistique9. En effet, contrairement à une idée souvent
répandue, la visibilité médiatique d'un sport ne dépend pas uniquement de la
variation du nombre officiel de ses pratiquants, de ses licenciés ou de son
audience telle qu'elle est mesurée à travers les sondages. Il suffit
d'introduire des éléments de comparaison à l'échelon international pour
montrer le poids des spécificités nationales. Pour définir ces dernières il
convient d'analyser la place d'un sport considéré dans l'espace national des
sports, saisir les groupes sociaux différents que ce spectacle sportif
mobilise, mettre au jour les différences des systèmes politiques et
économiques. Par exemple, le basket est beaucoup plus développé et
médiatisé en Italie et en Espagne, où il figure derrière le football, qu'en
France. La situation est inversée pour le rugby. Comment expliquer
également la médiatisation de certains sports universitaires (le basket et le
football américain notamment) aux États-Unis alors qu'ils sont souvent
ignorés en France ?10 . Celle-ci doit être étudiée à l'échelle globale du

8
Ces reproches sont invoqués par de nombreux rédacteurs en chef de rubriques
sportives de grands médias : cf. «Le basket est absent des médias», Basket Hebdo,
1er avril 1998, pp. 8-9.
9
Sur cette notion, cf. Jean-Michel Faure et Charles Suaud, «Les enjeux du football»,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 103, 1994, pp. 3-6.
10
Sur ces questions touchant à la genèse de la professionnalisation des sports, on
peut s'appuyer sur les travaux de Jean-Michel Faure et Charles Suaud portant sur la
sociologie du football et sur ceux de Sylvain Robert dans le cas du basket. Pour
analyser la médiatisation de ces deux sports, on combinera donc les acquis de ces
travaux avec une étude spécifique sur la médiatisation du football et du basket. Jean-
Michel Faure et Charles Suaud, «Le professionnalisme nachevé. Deux états du

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journalisme, c'est-à-dire dans ses rapports avec les transformations qu'a
connues le champ journalistique depuis les années Quatre-vingt. Ensuite, il
faut distinguer les différents sous-secteurs de concurrence qui obéissent en
partie à des logiques propres, qu'il s'agisse des types de presse (presse
spécialisée, presse quotidienne, news magazines, radio, télé) et des
rédactions qui constituent autant de sous-espaces de concurrence. À ces
différents niveaux d'analyse, il faut en ajouter un dernier, le sous-secteur du
journalisme sportif sur lequel portera l'essentiel de cette esquisse.

LE SOUS-CHAMP DU JOURNALISME SPORTIF

Bien que les journalistes sportifs soient relativement nombreux11 et


que les rubriques sportives se soient considérablement
développées12, le journalisme sportif occupe une position
notoirement dominée dans l'espace journalistique, dont l'évidence
s'exprime souvent dans les discours des journalistes sportifs eux-
mêmes. Ainsi, un document de l'Union syndicale des journalistes
sportifs de France montre-t-il que « le journaliste sportif » est souvent
perçu par ses confrères comme un « professionnel d'un type un peu
particulier, un peu marginal, parfois dédaigné comme la matière qu'il
traite »13. Dans les caricatures du milieu, il est décrit comme un
« animateur », un supporter, voire un « frimeur » : « l'image du
journaliste sportif, blouson de cuir sur muscles apparents et
bronzage permanent, mi-grand frère, mirprof de gym, a de quoi
séduire les fans de L'Équipe et les mordus des retransmissions
télévisées », explique ainsi, de manière caricaturale, l'auteur d'un

champ du football professionnel en France, 1963-1993», Actes de la recherche en


sciences sociales, n° 103, 1994, pp. 7-25; Sylvain Robert, Une structuration
inachevée. Processus à l'oeuvre dans la formation d'un sport-basket de haut niveau
en France (formes et enjeux 1920-1997), thèse de sociologie, Université de Nantes,
1997.
11
. À la fin des années Quatre-vingt, sur les 23 000 journalistes en activité, 3000
environ traitaient le sport, dont deux tiers en permanence : cf. Jacques Marchand, La
Presse sportive, Paris, éd. du CFPJ, 1989, p. 47.
12
À titre indicatif, on peut signaler que, selon le directeur du service des sports de
l'Agence France Presse, le sport représentait en moyenne, à la fin des années Quatre-
vingt, 25 à 30 % de la copie diffusée en six langues par l'agence.
13
. Extrait du préambule de L'Essai sur les responsabilités des journalistes dans les
déviations du sport. (Union des journalistes sportifs français, 1975), cité par
Gérard Derèze, «Le petit monde des journalistes sportifs de télévision.
Représentations de rôles en Belgique francophone», Réseaux, n° 57, 1993, p. 52.

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manuel sur le journalisme14. Comme l'écrivent Charles Suaud et
Jean-Michel Faure, cette position dominée induit des pratiques
professionnelles qui se caractérisent par une « grande proximité avec
le terrain, que l'on observe dans le ton des reporters, dans certaines
facilités de langage socialement (et professionnellement) acceptées,
ou encore dans l'adoption d'un style obligé fait de passion, de
camaraderie populaire et d'exaltation de valeurs consensuelles »15.
Alain Garrigou a bien décrit cette « rhétorique de l'information
sportive » qui souligne l'héroïsme ou emprunte des termes au
« monde du travail », qu'ils soient positifs (« souffrance »,
« rendement ») ou négatifs (« laborieux »)16.
En France, le journalisme sportif offre la même structure que le
champ journalistique global :
- un pôle « commercial », incarné par le traitement du sport -
constitué essentiellement de résultats et de comptes rendus - dans les
quotidiens populaires nationaux ou régionaux ou encore les grandes
chaînes de télévision et de radio ;
- un pôle plus « intellectuel » où l'on retrouve les news magazines
et les quotidiens dits « de qualité » (Le Monde, Libération, Le Figaro
notamment) qui considèrent davantage d'autres aspects des activités
sportives : économiques, politiques, médiatiques. Les premiers
éléments de l'enquête permettent d'avancer deux hypothèses. Comme
c'est le cas dans d'autres sous-espaces spécialisés du journalisme, le
pôle « commercial » s'est renforcé, notamment avec l'arrivée des
chaînes de télévision privées. Par ailleurs, le mode de traitement de
l'information sportive tend, semble-t-il, à devenir de plus en plus
homogène17, l'opposition entre les deux pôles devenant de moins en
moins affirmée.
La structure du journalisme sportif s'articule aussi autour d'une
deuxième opposition. Il y a, d'une part, un pôle « généraliste-grand
public » - représenté notamment par les quotidiens et les chaînes de
télé et de radio omnibus pour lesquels la médiatisation du sport se
réduit à quelques sports professionnels dominants : le football, la

14
. Christian Sauvage, Journaliste, une passion, des métiers, Paris, éd. du CFPJ,
1988.
15
Jean-Michel Faure et Charles Suaud, «Les enjeux du football», loc. cit., p. 6.
16
Alain Garrigou, «L'information sportive dans la presse régionale», loc. cit., p. 34.
17
Par exemple, le traitement du sport dans Le Monde et Libération a eu des effets
sur celui de L'Equipe et inversement. Les «transferts» de journalistes d'un média à
l'autre (ou du Parisien au Monde par exemple) sont des indicateurs de
l'homogénéisation du traitement de l'information sportive.

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Formule 1, le rugby et le cyclisme - et, d'autre part, un pôle plus
spécialisé au sein duquel le degré de spécialisation varie fortement :
dans la presse écrite, s'opposent, d'un côté, le quotidien L'Equipe,
qui traite différents sports mais donne la priorité à quelques-uns
(football, rugby, tennis, cyclisme, automobile) et, de l'autre, les
magazines ou les médias spécialisés dont la diffusion est plus
restreinte et qui se sont très fortement développés dans les années
Quatre-vingt et Quatre-vingt-dix.
L'opposition « généraliste »/« spécialiste » s'observe bien
évidemment dans les différents supports. Par exemple, dans le cas de
la télévision, les chaînes généralistes qui ne s'intéressent qu'à un petit
nombre de sports ne leur appliquent pas le même traitement que les
chaînes spécialisées comme Eurosport France, la situation étant
probablement comparable à l'étranger avec les chaînes sportives : DSF
en Allemagne, Sky Sport en Angleterre ou ESPN aux États-Unis.
Enfin, une dernière opposition existe dans le journalisme sportif en
France, entre la presse écrite et les médias audiovisuels, et surtout la
télévision. Les journalistes sportifs de la presse écrite nationale
peuvent être prédominants sous le rapport de la légitimité
professionnelle, c'est-à-dire qu'ils sont souvent considérés par leurs
confrères comme plus prestigieux que ceux de la télévision, parfois
traités avec mépris comme des « marchands de soupe », certains allant
jusqu'à leur refuser le titre de journaliste. À l'inverse, la légitimité
externe des journalistes de télévision est beaucoup plus forte auprès
du public - qui les connaît et les reconnaît - et des sportifs. Même si
cela varie suivant les médias, la « visibilité » télévisuelle est très
appréciée pour différentes raisons, dont, entre autres, ses effets de
publicité pour les sponsors. Cette hiérarchie est, par exemple, très
visible les soirs de matchs de football rassemblant de nombreux
journalistes ou lors de grandes compétitions internationales. Les
journalistes de télévision peuvent souvent interviewer en priorité les
sportifs tandis que leurs confrères de la presse écrite doivent se
contenter d'une conférence de presse. Cette hiérarchie ne va pas sans
provoquer des tensions qui se traduisent par la critique de
l'« arrogance » des journalistes des grandes chaînes de télévision
(« Ils se croient tout permis », « Ce sont les rois », entend-on
parfois).
Au sein de la structure du sous-espace du journalisme sportif, le
poids de chacun des supports dans la production de l'information
sportive pour le grand public est très inégal. Par rapport au champ
journalistique, la principale spécificité de ce sous-champ est la position
dominante occupée par L'Équipe, créé le 28 février 1946. Elle est d'autant
plus forte aujourd'hui que son concurrent Le Sport (1987-1988) a disparu.

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L'Équipe est le seul quotidien sportif français, même s'il se retrouve
objectivement en concurrence avec les quotidiens régionaux, et notamment
Le Parisien, qui accordent une large place à l'actualité sportive. Au-delà de
cette situation de monopole, c'est son histoire et sa diffusion, notamment
dans les milieux sportifs où il est très lu, qui fondent son prestige à tel point
qu'il est parfois appelé « le journal officiel du sport français ». Il occupe
mutatis mutandis une position homologue à celle du Monde dans le
journalisme politique. L'impact médiatique de la « polémique » entre
Aimé Jacquet et la direction du quotidien sportif, avant, pendant et après
l'édition 1998 de la Coupe du Monde de football, a été assez révélateur sous
ce rapport. On peut rendre compte de cette position en se fondant sur
plusieurs indicateurs. Ainsi, ce quotidien constitue-t-il à des degrés divers
la lecture quotidienne des journalistes sportifs, qui reprennent souvent ses
informations exclusives et s'informent à travers lui. Sa lecture fait
partie de l'apprentissage professionnel du jeune journaliste sportif. Les
premiers éléments de notre enquête montrent également qu'être journaliste
à L'Équipe, c'est occuper une des positions les plus prestigieuses (et
donc les plus convoitées) dans ce sous-espace de production
journalistique. Au prestige interne s'ajoute le prestige externe du quotidien
auprès des sportifs, y compris à l'étranger.
Les chaînes de télévision, c'est-à-dire essentiellement Canal+ et
TF1 quand il s'agit de football, occupent également une position
dominante dans la médiatisation du football. Par exemple, celle-ci peut
être analysée à travers les effets des retransmissions des chaînes de
télévision sur la presse écrite. On pourrait montrer combien la
hiérarchie du sport à la télévision pèse sur celle de la presse écrite qui
privilégie très souvent les événements sportifs consacrés par la télévision. La
« visibilité » d'un sport à la télévision pèse très directement dans les luttes
internes aux rédactions sportives des autres médias. L'audimat, ou plus
précisément la lecture qu'en font les journalistes, est une arme dans les
débats, en conférences de rédaction, sur la surface rédactionnelle à accorder
à tel ou tel sport ou événement. Ainsi, par exemple, les remarques qu'on
entend fréquemment à propos du basket désigné comme « un sport qui
n'intéresse pas grand monde » s'appuient-elles largement sur la faible
audience du basket français à la télévision, qui a été soulignée par les
responsables des sports de Canal+ et de France Télévision pour justifier le
désengagement total ou partiel de leurs chaînes. C'est particulièrement vrai
dans le cas de L'Équipe qui réalise ses meilleures ventes lors des
événements télévisés : les finales des grandes compétitions
internationales de football (Coupe du Monde, Ligue des Champions), les
grands prix de Formule 1, les Jeux Olympiques, le Tour de France, Roland
Garros. Le développement de rubriques spécifiques sur le sport à la
télévision dans la presse écrite, et plus encore la place prise par le sport

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télévisé dans les rubriques sportives ou télévisuelles sont un indice de la
position forte qu'occupé aujourd'hui la télévision dans la production de
l'information sportive.
L'analyse des positions occupées par les différents médias dans le
journalisme sportif fait également apparaître le poids spécifique de
l'Agence France Presse.
Non seulement elle fournit des informations propres qui constituent une
matière importante pour les autres médias, mais elle a également un
pouvoir de consécration interne très important. À l'instar d'autres secteurs
comme la médecine18, la « reprise » d'une information de tel ou tel média
par l'AFP lui donne un crédit journalistique dans la mesure où elle l'«
officialise ».
Enfin, le sous-champ du journalisme sportif se structure non seulement
suivant les différents types de médias, mais aussi selon les sports
considérés. Cette hiérarchie apparaît dans les luttes quotidiennes pour la
répartition rédactionnelle entre les différents rubricards au sein des
rédactions sportives. Une enquête permettrait de vérifier que la hiérarchie
des journalistes sportifs reproduit bien la hiérarchie de l'audience des
sports : s'opposeraient ainsi les journalistes qui traitent des sports les plus
populaires, comme le football - ils sont souvent considérés comme plus
prestigieux (on parle parfois de l'« aristocratie » au journal L'Équipe)
-, et les journalistes qui couvrent des disciplines dont l'audience est plus
restreinte.

LES TRANSFORMATIONS DU RECRUTEMENT DES


JOURNALISTES

Analyser les transformations du journalisme sportif, c'est aussi


saisir les mutations de la population des journalistes sportifs
travaillant dans les médias nationaux. Depuis le début des années
Quatre-vingt, l'offre de travail s'est considérablement
accru e avec le dévelop pement d es m édias spéciali sés (par
exempl e Canal+ employait cinq journalistes au service des sports en
1984, ils étaient soixante-cinq en 1996) et les départs en retraite des
nombreux journalistes sportifs qui ont commencé leur carrière
professionnelle dans les années Quarante et Cinquante. Tout laisse à
penser que les transformations morphologiques de la population des

18
Dominique Marchetti, Contribution à une sociologie des transformations du
champ journalistique dans les années Quatre-vingt et Quatre-vingt-dix, À propos
d'«événements sida» et du «scandale du sang contaminé», Paris, thèse de sociologie,
École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1997.

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journalistes sportifs suivent, dans leur grandes lignes, celles qui ont
affecté l'ensemble des journalistes professionnels dans les années
Quatre-vingt et Quatre-vingt-dix19 : augmentation des effectifs,
accroissement du niveau de diplôme, rajeunissement et féminisation.
On peut également faire l'hypothèse que la part des diplômés des
écoles de journalisme, parmi les journalistes sportifs entrés dans les
grands médias nationaux à partir du début des années Quatre-vingt, est
en forte augmentation, confirmant ainsi une tendance qui est
manifeste dans l'ensemble de ces médias. Les jeunes entrants issus de
ces formations sont de plus en plus nombreux et plusieurs anciens
élèves de ces écoles, comme Noël Couedel à L'Equipe puis au
Parisien, Gérard Ernault, Jean-François Renault à L'Équipe, Charles
Bietry, Gérard Marcout a Canal+, occupent ou occupaient des postes
de responsables. Si la cooptation d'anciens sportifs, qui est une
pratique ancienne (les athlètes Marcel Hansenne et Michel Clare à
L'Équipe, le rugbyman Pierre Albaladejo ou encore le footballeur
Jean-Michel Larqué à la télévision), et le recrutement de journalistes
formés sur le tas, tout particulièrement dans la presse quotidienne
régionale, subsistent dans les grands médias nationaux, le passage par
une école fait aujourd'hui figure de « voie royale »20. Plus
généralement, le niveau d'études des journalistes sportifs, notamment
dans les médias les plus prestigieux (les chaînes nationales de
télévision, de radio et L'Équipe par exemple), paraît de plus en plus
élevé.
Au-delà de ces tendances qui affectent l'ensemble de la
population des journalistes professionnels, une enquête pourrait
permettre de dégager les spécificités des journalistes sportifs. On peut
cependant avancer plusieurs tendances qui semblent se dégager d'un
travail liminaire. La première est que l'origine sociale des
journalistes sportifs reste toujours plus « populaire » que celle de la
moyenne des journalistes. Une étude réalisée à l'Institut français de
presse21, portant sur un petit échantillon de journalistes qui exercent
dans des rubriques sportives, paraît confirmer ce constat très ancien :
42 % étaient des fils d'employés ou d'ouvriers contre 10 % pour
l'ensemble des journalistes titulaires de la carte de presse. Bien
évidemment, il faudrait établir les variations de l'origine sociale suivant

19
Valérie Devillard, Marie-Françoise Lafosse, Jean-Pierre Maruhenda, Rémy
Rieffel, Les Journalistes français en 1990, radiographie d'une profession, SJTI-La
Documentation française, 1991.
20
Dominique Marchetti, Contribution à une sociologie..., op. cit.
21
Olivier Escarmena, Les Journalistes sportifs : profils et caractéristiques d'un
journalismespécialisé, Paris, mémoire de maîtrise de l'Institut français de presse,
Université Paris II, sept. 1993.

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les supports considérés - par exemple, à L'Equipe, sur les 28
journalistes interrogés lors d'une enquête22, 16 avaient un père et/ou
une mère cadre supérieur - et les sports traités. En outre, les
producteurs de l'information sportive sont très majoritairement des
hommes, tout comme les lecteurs des pages consacrées au sport ou de
la presse sportive en général (par exemple, 85 % des lecteurs dans le
cas de L'Équipe). Ainsi, sur les 1800 adhérents que comptait l'Union
syndicale des journalistes sportifs de France (USJSF)23 en 1988, 38
étaient des femmes. Sur 82 journalistes de L'Équipe en 1996, 7 sont
des femmes. La troisième spécificité de cette population est liée,
semble-t-il, à sa faible mobilité interne, les professionnels employant
l'expression de « ghetto » pour évoquer la rubrique sportive.
Cependant, certains cas de mobilité professionnelle - par exemple, un
ancien journaliste sportif du quotidien Le Sport, qui a intégré la
rubrique sport du Monde avant de devenir grand reporter dans ce
quotidien, ou des reporters sportifs exerçant dans des médias
audiovisuels qui sont devenus présentateurs de journaux - mériteraient
d'être analysés pour mieux comprendre ces « exceptions » et peut-
être nuancer cette hypothèse.

LE POIDS DES LOGIQUES COMMERCIALES

Un troisième axe de recherche vise à saisir les transformations des


contraintes de production qui pèsent sur l'activité des journalistes
sportifs. Il faudrait, par exemple, mesurer les effets très importants de
l'introduction des nouvelles techniques, à la télévision comme dans la
presse écrite, sur la médiatisation du sport :caméras plus légères,
transmission par satellites, téléphones et ordinateurs portables.
En effet, le journalisme sportif, à la radio24 et à la télévision
notamment, a historiquement permis l'introduction des nouvelles
techniques de transmission en direct qui ont été ensuite généralisées.
Mais on insiste ici sur une de ces contraintes, la contrainte
économique. Pour rendre compte des mécanismes par lesquels elle
s'exerce, on se propose d'analyser l'intensification de la concurrence
commerciale que se livrent aujourd'hui les différents supports de
presse. C'est particulièrement vrai pour les chaînes de télévisions où
la concurrence se règle, à la différence d'autres sous-espaces

22
Jérémie Arbona, La Rédaction du journal L'Équipe, op. cit.
23
Créée le 18 janvier 1958, l'Union syndicale des journalistes sportifs de France est
la principale association de journalistes sportifs
24
Sur la naissance du radio-reportage, cf. Cécile Méadel, «De l'épreuve et de la
relation. La genèse du radio-reportage», Politix, n° 19, 1992, pp. 87-101.

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spécialisés, souvent moins à travers la diffusion de telle ou
telle information exclusive que par l'achat des droits de retransmission
des grands événements sportifs, ceux-ci ayant considérablement
augmenté avec l'arrivée des chaînes de télévision privées25. À titre
indicatif, le prix d'un match de coupe d'Europe diffusé en 1982 sur
TF1, qui était alors une chaîne publique, a été multiplié par cinquante,
six ans plus tard, après la privatisation de TF1 : de 1982 à 1988, le
coût est passé de 150000 francs à 7,5 millions de francs26. Avec le
développement des réseaux câblés et des bouquets satellites, la
concurrence pour l'achat des matchs est exacerbée dans le cas des
sports qui attirent un large public, tout particulièrement pour le
football qui est, avec le cinéma, un des principaux produits d'appel
pour les programmes proposés par les deux principaux opérateurs
français : Vivendi (ex-Générale des eaux), qui est présent dans Canal+
et NC Numéricâble, et La Lyonnaise des eaux, qui possède des parts
dans le bouquet satellite TPS et Lyonnaise câble. Les tensions
récentes à propos des droits de retransmission des matchs du
championnat de France de division 1 (finalement détenus par
Canal+), des coupes nationales et des matchs des coupes d'Europe (où
il y a eu un partage), notamment de la plus prestigieuse d'entre
elles, la ligue des champions, ont confirmé l'importance de l'enjeu
commercial que représente désormais le football, surtout pour le
lancement ou le développement de nouveaux bouquets de chaînes
numériques.
Mais l'intensification de cette concurrence commerciale doit
aujourd'hui être saisie plus largement à l'échelon international
puisqu'elle implique des groupes de communication qui possèdent
des chaînes dans de nombreux pays - le football n'étant qu'un des
secteurs où se joue la concurrence pour les parts de marché - et qui
sont incarnés par des patrons emblématiques comme l'Italien Silvio
Berlusconi, l'Allemand Léo Kirch, l'Australien (naturalisé américain)
Rupert Murdoch et le Français Pierre Lescure. L'un des objets de cette
recherche serait de faire la genèse de cette concurrence pour les droits
et de voir plus largement quelles formes prend cette concurrence
commerciale entre les chaînes de télévision.
Pour saisir le poids des logiques économiques, non plus à la
télévision mais dans la presse écrite, on s'intéressera plus
particulièrement à l'importance prise par les études de lectorat, qui

25
Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, Le Sport et la Télévision. Analyse, avis et
propositions, Paris, juill. 1991.
26
. Exemple cité par Éric Maitrot, Sport et Télé. Les liaisons secrètes, Paris,
Flammarion, 1995, p. 45.

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explique en partie que le sport soit aujourd'hui une des rubriques les
plus développées dans l'ensemble de la presse nationale, qu'il s'agisse
bien évidemment de la presse populaire27 mais aussi de la presse dite
« de qualité ».
Le journal L'Equipe en fournit un bon exemple puisqu'il a
développé, à partir de 1991, avec l'institut EVA, des études de plus en
plus fines sur ses lecteurs, étoffant également son service marketing.
Par rapport aux autres quotidiens nationaux, la part des ventes dans les
recettes est beaucoup plus élevée : 80 % contre 60 % en moyenne
pour ses confrères. Le renouvellement progressif, à partir du départ de
Jacques Goddet en 1984 de l'équipe dirigeante « administrative »,
composée pour partie de personnes ayant travaillé dans la publicité,
n'a probablement pas été sans effet sur le fonctionnement du
quotidien. L'Equipe s'est progressivement transformé à partir de la
deuxième moitié des années Quatre-vingt : ce « journal de
spécialistes », pour reprendre une formule de son directeur actuel, est
devenu plus « grand public », touchant des lecteurs qui se disent,
selon les enquêtes, de plus en plus « zappeurs », c'est-à-dire passant
d'une rubrique à l'autre. Il est, avec Le Parisien, le principal succès
économique de la presse quotidienne en France depuis le milieu des
années Quatre-vingt : sa diffusion totale payée a augmenté de 70 %
entre 1987 et 1997 (386 294 exemplaires contre 222 544).
Enfin, l'une des manières de détailler le poids de ces logiques
commerciales est l'analyse de la montée de la précarité - ce
phénomène concerne à des degrés divers l'ensemble de l'activité
journalistique - chez les journalistes sportifs qui travaillent notamment
pour la presse magazine, laquelle repose sur de petites structures rédac-
tionnelles étoffées par de nombreux pigistes. Ce n'est pas un hasard si
c'est un des axes de la « politique » de l'Union syndicale des
journalistes sportifs de France.
Mais cette description du renforcement des logiques commerciales
dans les grands médias nationaux n'a d'intérêt que si elle est complétée
par une étude de ses effets sur l'activité journalistique. L'attention
sera portée sur certains métiers du journalisme en prenant l'exemple
du poste de responsable des sports, notamment au sein des chaînes
de télévision de diffusion nationale. Celui-ci a considérablement
évolué puisqu'il demande aujourd'hui plus que des compétences
journalistiques 28, les titulaires de ces postes ayant d'ailleurs souvent

27
Cette situation est encore plus flagrante en Angleterre : cf. Jean K. Chalaby, The
Invention of Journalism, London-New York, MacMillan Press-St. Martin's Press,
1998, p. 92.
28
Cette tendance est plus ancienne aux États-Unis. Un responsable du service des

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cessé de présenter des émissions ou de commenter des compétitions.
La gestion de personnels et de budgets de plus en plus importants - par
exemple, le budget « sports » de Canal+, qui était de 32 millions de
francs en 1985, est vingt-quatre fois plus important dix ans plus tard :
782 millions de francs en 199529 -, les discussions avec la direction
des programmes, et surtout les négociations pour l'achat des droits de
retransmission, forment aujourd'hui une partie essentielle de l'activité
d'un directeur des sports d'une grande chaîne de télévision.
Les impératifs commerciaux ont surtout des effets sur le traitement
de l'information. On peut avancer quelques pistes de recherches.
L'évolution de L'Équipe pourrait fournir un premier cas révélateur.
Comme l'a montré une enquête30 qui pourrait être développée à l'aide
d'outils statistiques, la nécessité d'attirer le plus grand nombre de
lecteurs se traduit par des manières spécifiques de traiter le sport :
l'importance accordée à l'« événement » ou à l'« actualité chaude »,
la modification, en 1987, de la « une » - l'adoption de la couleur, un
titre accrocheur et peu de mots, la priorité donnée aux sports et aux
équipes (l’Olympique de Marseille et le PSG) qui attirent le public, le
choix de « parler des stars »31 des sports majeurs, la multiplication des
photos, les reportages sur la vie des sportifs ou sur les sujets plus
« loisirs » et le recours fréquent aux questions-réponses.
Les effets de la logique économique sont probablement encore plus
manifestes dans le traitement des événements sportifs à la télévision.
Ainsi, la nécessité de rentabiliser les investissements consentis pour
certaines épreuves (avions, hélicoptères, motos, personnels sur le
terrain) explique que la durée des retransmissions soit plus longue
qu'auparavant. Les contraintes économiques se traduisent même dans
les commentaires : comme le dit, avec un air amusé, un ancien respon-
sable des sports d'une chaîne publique, « on ne peut plus dire que ça

sports d'un journal américain expliquait en 1980 : « With higher staff salaries and
much larger travel budgets, contemporary sports editors manage a sizable
investment of their newspapers. It is a critical job demanding extremely well-
qualified people ». Cité par Bruce Garrison avec Mark Sabljak, Sports Reporting,
Ames, Iowa State University Press, 1993 (second éd.), pp. 313-314.
29
Chiffres cités par Vincent Celati, Le Service des sports de Canal+, Paris, mémoire
pour le diplôme de l'Institut Français de Presse, Université Paris II, 1996-1997.
30
Jérémie Arbona, La Rédaction du journal L'Equipe, op. cit.
31
«L'Équipe, c'est un journal qui parle des stars, pratiquement que des stars.
Contrairement à d'autres journaux où il y a des anonymes, il y a des faits divers qui
concernent des anonymes, nous non. On ne parle que des stars, donc on sait qu'on
vient aussi nous acheter pour ça», explique Gérard Ejnès, le directeur adjoint de la
rédaction du quotidien (Arrêt sur images, La Cinquième, 30 mai 1998).

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ne vaut pas un clou, vu le prix que ça coûte »32. En effet, l'autonomie
des journalistes sportifs est de plus en plus faible, du fait qu'ils
relatent très souvent un spectacle dont leur chaîne est l'un des
coproducteurs. Ces contraintes sont bien décrites, dans un ouvrage
récent33, par certains journalistes de France 2 qui affirment crûment
qu'ils ne font pas « le poids face à un contrat d'exclusivité » ou vis-à-vis
d'un organisateur qui rappelle au journaliste qu'il n'est « que l'employé
de son partenaire ». Enfin, le choix même des images peut obéir parfois
très directement à une logique strictement commerciale, comme dans le cas
de certaines compétitions automobiles où des plans sont imposés aux
réalisateurs pour des motifs publicitaires.

impératifs externes et internes au champ journalistique

Les seules nécessités commerciales ne peuvent expliquer les


transformations du mode de traitement de l'information sportive
contrairement à ce que pourrait laisser croire la critique politico-éthique
sur les « dérives »34 du journalisme sportif, très présente chez les
journalistes eux-mêmes. Dans une optique sociologique, il apparaît plus
intéressant de décrire et surtout de comprendre les transformations du
traitement de l'information sportive en portant d'abord l'attention sur un
premier phénomène qui a été constaté dans d'autres secteurs du
journalisme (politique, militaire, social et médical notamment) : la
montée de l'expertise est visible à travers les analyses des journalistes et le
recours de plus en plus fréquent aux « consultants ». L'analyse des
commentaires sportifs des grandes rencontres de football à la télévision
porte au jour une distinction très forte entre le commentaire sportif
traditionnel, qui s'adresse au plus grand nombre, c'est-à-dire qui se veut
« populaire », et un commentaire plus technique ou plus spécialisé.
Le premier est incarné par le duo de commentateurs de TF1, Thierry
Roland et Jean-Michel Larqué. La nécessité de s'adresser au « grand
public », ou plus exactement les représentations que ces deux professionnels
se font du « public » et de ses attentes, se traduisent à travers des
catégories de perception très génériques. Il s'agit d'établir une relation
complice et rassurante avec les téléspectateurs en recourant à des

32
Extrait d'une intervention de Christian Quidet lors d'une séance des Lundis de
l'INA au Ranelagh (6 juillet 1998) consacrée au «sport à la télévision».
33
Extrait d'une intervention de Christian Quidet lors d'une séance des Lundis de
l'INA au Ranelagh (6 juillet 1998) consacrée au «sport à la télévision».
34
Pour un exemple, cf. Jean-François Bourg, «L'information sportive sur un marché
monopolistique», Médiaspouvoirs, n° 18, 1990, pp. 29-38.

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expressions familières et humoristiques (« La défense de..., ce n'est pas la
Sécurité sociale » ; « II n'a pas fait le voyage pour rien » ; « Ils ne passeront
pas leurs vacances ensemble », etc.). Le ton parfois affectif du
commentaire vise à montrer la connivence qui règne entre les deux
journalistes (« Mon cher Jean-Michel », ils font parfois allusion à des paris
communs) ou entre confrères (les apartés sur le Variétés club de France,
club amateur présidé par Thierry Roland et qui rassemble des journalistes,
mais aussi des vedettes du spectacle et d'anciens footballeurs célèbres). Le
commentaire peut aussi viser à manifester une forme de proximité avec le
« public » (annonce de tournois jeunes, tel ou tel match dédié à des
enfants malades ou décédés récemment). Il mobilise de nombreux
stéréotypes, notamment nationaux (on insiste sur l'impact physique des
équipes Scandinaves, le fighting spirit des Anglais, les « truquages »
des Italiens), et affiche un nationalisme35 souvent raillé par les
confrères journalistes, sportifs ou non36.
À la limite, le spectacle du match est aussi dans le commentaire
lui-même, dans les plaisanteries ou les remarques souvent épinglées
par deux programmes de Canal+ : le zapping, qui sélectionne quelques
moments insolites de la télévision française, ou l'émission « Les
Guignols de l'info ». Ce qui est perçu très souvent comme des
entorses aux règles journalistiques est rendu possible par l'audimat,
la popularité de ces deux commentateurs mesurée par les sondages,
leur ancienneté37, mais plus largement par les conditions de
production de ce commentaire38.

35
Si le nationalisme est souvent signalé à propos des commentaires sportifs, il est
aussi l'une des caractéristiques du traitement des informations à caractère scientifique
(par exemple la concurrence entre des équipes françaises et américaines à propos de
la recherche contre le sida) ou économique (cf. certains éditoriaux à propos de la lutte
pour la présidence de la future banque centrale européenne) pour ne prendre que ces
deux exemples.
36
On pourrait ainsi analyser un supplément de L'Événement du Jeudi (4-10 juin
1998) intitulé «Mondial, le guide anti-beaufs. 32 pages avec tous les bons plans pour fêter
la Coupe du Monde sans Thierry Roland».
37
Quand on visionne d'anciens matchs commentés par Thierry Roland au début de
sa carrière professionnelle, un des premiers décalages visibles par rapport à ses
commentaires contemporains est la sobriété dont il faisait alors preuve.
38
Une analyse sociologique du commentaire sportif à la radio ou à la télévision ne peut,
en effet, faire l'économie de ses conditions de production. Cet exercice est très
souvent réalisé en direct et sur une durée inhabituelle par rapport aux standards courts de
ce média, ce qui implique une tension nerveuse importante. D'autre part, il est très
souvent effectué sur le lieu même de la compétition, c'est-à-dire que la passion ou les
explosions de joie des commentateurs doivent être rapportées notamment à l'ambiance
qui règne sur place.

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Avec l'arrivée de Canal+, dont la diffusion est plus restreinte, s'est
développé un autre type de commentaire sportif, qui se veut plus
« professionnel » et plus spécialisé. Dans une logique de
distinction interne au champ journalistique, Canal+ a non seulement
innové dans la mise en images des rencontres de football39, et plus
largement du sport, mais aussi dans les commentaires. Celui-ci
combine à la fois des impératifs commerciaux - en cherchant à
s'adresser aux abonnés, qui sont pour une grande part des
« connaisseurs » - et des impératifs professionnels, c'est-à-dire une
sorte d'art pour l'art du reportage sportif. Si les commentateurs
insistent sur l'exclusivité et la qualité du spectacle qui est ou va être
offert (voir les bandes annonces ou les titres d'une émission,
L'Équipe du dimanche, portant sur les rencontres des championnats
étrangers) aux abonnés, s'ils visent à susciter l'émotion, la passion, ils
cherchent aussi à promouvoir un journalisme plus technique,
relativement indépendant par rapport aux contraintes commerciales.
Cette double logique, interne et externe, se donne à voir dans la
manière de mettre le téléspectateur en position d'être le plus proche
possible des « réalités du terrain »40 - c'est-à-dire de la vision des
« acteurs » - à travers les précisions données sur des conversations avec
les joueurs ou le staff du club, sur les anecdotes récentes qui circulent
dans tel ou tel club, sur le déroulement des derniers entraînements et,
plus largement, sur la préparation du match. S'appuyant sur des
images de vestiaires, d'échanges de regards entre joueurs, sur le suivi
des faits et gestes d'un ou plusieurs d'entre eux saisis par des caméras
isolées ou encore sur des prises de sons au bord du terrain, les reporters
(l'un deux est placé à côté des bancs de touche quand c'est autorisé)
permettent de pénétrer dans les coulisses du match de football41. Les
commentateurs de Canal+ mettent également en exergue une
connaissance spécifique du domaine traité avec la lecture de fiches très
précises sur les équipes et les joueurs, la mise en place de statistiques
individuelles et collectives, des indications sur les tactiques des équipes

39
Pour une analyse détaillée de la mise en images de Canal+, cf. Francis James, «Le
problème de l'évolution du statut de l'image dans l'information télévisée»,
Bulletin du CERTEIC (Université Lille III), n° 10, 1989, pp. 11-21.
40
Cette intention est réalisée de manière très spectaculaire dans les retransmissions
des grands prix de Formule 1, où plusieurs caméras installées dans les voitures des
pilotes permettent au téléspectateur de se mettre à la place de celui-ci.
41
Diffusé sur Canal+ en juillet-août 1998, le reportage «Les yeux dans les bleus»,
qui est le produit du travail d'un journaliste qui a suivi, caméra à la main, l'équipe de
France durant toute la Coupe du Monde en France, incarne cette volonté de
pénétrer dans la vie quotidienne des grands champions sportifs.

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(ou sur la réalisation de tel ou tel geste) apportées par les consultants de
la chaîne, qui sont pour la plupart des anciens footballeurs ou
entraîneurs professionnels français.

UNE INFORMATION MOINS STRICTEMENT SPORTIVE

En plus de la montée de l'expertise, le traitement de l'information


sportive a subi une seconde transformation importante. Si elle reste
très majoritairement une information de comptes rendus et de résultats
sur une « actualité » à la fois programmée (les « calendriers » de la «
saison ») et, pour une part, imprévisible (les résultats), elle tend à
perdre de plus en plus son caractère strictement sportif, c'est-à-dire
qu'elle est traitée sous d'autres aspects : économiques, politiques,
médiatiques, scientifiques. Bien que cette évolution doive
probablement beaucoup aux transformations déjà évoquées,
notamment le poids de plus en plus important des contraintes
économiques et les modifications du recrutement des journalistes, elle
doit être également liée à la coexistence de définitions concurrentes du
métier de journaliste sportif. On peut avancer l'hypothèse qu'il existe
une conception spécialisée du journalisme sportif. L'information
concerne alors l'actualité sportive et strictement l'actualité sportive
qui est alors traitée de manière quasi rituelle : donner des résultats,
rendre compte des compétitions, des entraînements, recueillir des
réactions42. Dans certains cas, les journalistes sportifs peuvent se
considérer comme des supporters, voire des porte-parole du
« mouvement sportif », comme l'illustrent les nombreux ouvrages
consacrés aux champions ou à tel ou tel sport (La fabuleuse histoire
de...). Dans d'autres, la neutralité journalistique est revendiquée et elle
s'exprime, par exemple, dans la mise en exergue des compétences
professionnelles qui placent le journaliste en position d'
« observateur »43 (utilisation d'outils statistiques).
Une autre conception s'est développée qui se veut plus
« généraliste », plus « professionnelle », mettant en avant l'idée que le
journalisme sportif est un journalisme comme les autres. Nombre de
journalistes sportifs insistent souvent sur le fait « qu'il n'existe pas de
journalistes de sport, mais des journalistes tout court »44. Les

42
Christian Pociello (Les Cultures sportives, Paris, PUF, 1995, pp. 143-145) décrit
ainsi ce cycle de l'actualité sportive qui va de la «mise en tension du lectorat» avant
la compétition au «retour au calme réflexif et stratégique» sur l'épreuve, après.
43
Francis James, «Mutation des rôles et des images du journaliste de télévision»,
Médiascope, n° 1, 1992, pp. 44-48.
44
Eugène Saccomano, chef du service des sports d'Europe 1, cité par Jacques

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défenseurs de cette conception se veulent souvent plus « critiques »,
n'hésitant pas à demander un droit de regard sur les affaires sportives
(les choix tactiques, les joueurs retenus, le type de recrutement),
traitant aussi le sport dans toutes ses dimensions45. Par exemple,
quand Noël Couedel, directeur de la rédaction à L'Équipe, expliquait
en 1988 les « principes » guidant la « politique rédactionnelle » du
quotidien, il insistait notamment sur la nécessité de traiter « le sport
dans toutes ses dimensions » :
Informer sur le sport de façon classique (résultats,
technique, etc.) mais aussi en tenant compte de ses
prolongements sociaux, politiques, économiques,
culturels. Ne rien occulter des multiples visages du
sport moderne, même les plus laids.
C'est surtout chez certains journalistes de la presse écrite (et plus
exceptionnellement à la télévision) qu'on retrouve cette conception de
l'information. Pour mieux en rendre compte, il faudrait notamment
s'interroger sur les trajectoires sociales et professionnelles des
« défenseurs » de cette conception : les premiers éléments de notre
enquête semblent montrer qu'ils ont souvent fait des études supérieures
plus longues que les autres journalistes sportifs ou qu'ils ont (ou ont eu)
une activité syndicale et/ou politique. Cette conception de
l'information sportive n'est donc aujourd'hui plus seulement présente
dans les grands quotidiens et hebdomadaires généralistes mais aussi
dans la presse sportive, à commencer par L'Equipe. À travers, par
exemple, des dossiers sur le dopage depuis les années Quatre-vingt-dix
ou sur la commercialisation du sport professionnel, le quotidien
spécialisé n'entend plus être considéré comme « la voix du sport
français » - il répond ainsi aux reproches fréquents sur la trop grande
proximité des journalistes sportifs par rapport à leurs sources
d'information - mais travailler « pour les gens qui [F] achètent »,
comme l'explique Jérôme Bureau, son rédacteur en chef.
Cette évolution permet de comprendre, au moins en partie, l'un des
enjeux les moins visibles de la « polémique » qui a opposé, durant la
Coupe du Monde de football en France, des journalistes de la
rédaction de L'Équipe, par ailleurs divisée sur le sujet, et Aimé
Jacquet, le sélectionneur de l'équipe de France. Si les prises de
position dominantes du quotidien étaient ajustées à des intérêts

Marchand, op. cit., p. 45.


45
On constate que cette lutte pour imposer une conception du journalisme sportif
dépasse largement le cas français. Cf., pour la Belgique, Gérard Derèze, loc. cit., pp.
56-57 ; pour les États-Unis, Bruce Garrison avec Mark Sabljak, Sports Reporting,
op. cit.

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commerciaux, elles s'expliquent aussi en partie par la défense d'une
conception plus « critique » du journalisme sportif, notamment à
l'égard des dirigeants des grands sports professionnels. Dans ce cas
précis, il s'agissait de mettre en cause les choix du sélectionneur, voire
ceux de certains (rares) confrères accusés, comme le font remarquer
deux journalistes de Libération qui avaient préféré garder une « profes-
sionnelle réserve », « de complaisance et de "cocardisme" aigu »46.
Par exemple, Gérard Ejnès, directeur adjoint de la rédaction de
L'Equipe, écrit dans son editorial du 25 mai 1998 :
Disons-le une fois pour toutes, le rôle de la presse n'est
justement pas de se transformer en supporter. Elle est là
pour raconter, analyser, expliquer et critiquer si nécessaire.
Elle peut se tromper. Qui ne se trompe pas ? À elle alors
de le reconnaître, de s'incliner devant les faits.

C'est sur les conditions de possibilité du développement de cette


conception du journalisme sportif qu'il faut donc s'interroger en
comparant les évolutions du sous-champ du journalisme sportif avec
d'autres espaces spécialisés du journalisme où une évolution
semblable s'est parfois produite47. Comme l'ont montré la Coupe du
Monde en France et le Tour de France cycliste 1998, le traitement de
l'information sportive sous forme d'« affaires » ou de « scandales »
tend à se développer, même si c'est dans des proportions beaucoup
moins importantes qu'aux États-Unis notamment48.

DES CONCEPTIONS DIFFÉRENTES DU JOURNALISME

Cette opposition sur la manière de pratiquer le journalisme sportif


était très présente dans une émission de télévision (Arrêt sur images,
La Cinquième, 30 mai 1998) consacrée aux « polémiques » entre
certains journalistes et le sélectionneur de l'équipe de France de
football, Aimé Jacquet. Tout le débat, présenté par Daniel
Schneidermann, critique de télévision au Monde, et une jeune journaliste de
46
Michel Chemin et Christian Losson, ««L'Équipe» à l'heure de l'autocritique»,
Libération, 14juill. 1998.
47
Pour le cas du journalisme médical, cf. Patrick Champagne avec Dominique
Marchetti, «L'information médicale sous contrainte. À propos du "scandale du sang
contaminé"», Actes de la recherche en sciences sociales, 1994, n° 101-102, pp. 40-62.
48
Pour une analyse de la médiatisation de «scandales sportifs» récents, cf. David
Rowe, «Apollo Undone : The Sports Scandal», in James Lull et Stephen Hinerman,
Media Scandals, Cambridge, Polity Press, 1997, pp. 203-221.

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l'émission (Colombe'Schneck) était conçu de manière à distinguer en
substance le « bon » traitement journalistique de certains organes de la
presse écrite (essentiellement L'Équipe), qui avaient osé la critique du
sélectionneur, et les journalistes de télévision qui l'avaient ménagé. Ainsi, deux
journalistes de télévision, Hervé Mathoux (alors à TF1) et Thierry Gilardi
(Canal+), se voyaient reprocher leur traitement trop modéré.

(1)
JOURNALISME ET COMPETENCES

Daniel Schneidermann : Est-ce qu'il pourrait vous arriver une fois de le critiquer
en face, de lui dire : Aimé là, je pense que vous avez pris une mauvaise
décision.
Est-ce que ça pourrait vous arriver ?
Thierry Gilardi : Ça pourrait, ça pourrait nous arriver.
Daniel Schneidermann (ironique) : Ça ne vous est pas encore arrivé.
Thierry Gilardi : Non, parce que je n'aipas eu de motif à ça.
Colombe Schneck : Vous m'avez dit : je ne me sens pas compétent pour juger
Aimé Jacquet.
-Thierry Gilardi : Non… oui, il y a un peu de ça
-Daniel Schneidermann ; Ça, c'est une phrase terrible, ça. Si vous n’êtes pas
compétent, qui l'est?
Thierry Gilardi : Je pense que... C'était à propos d'un sujet bien particulier dans
le choix de ses joueurs [il évoque l'une des sélections d'Aimé Jacquet], Pourquoi
Dugarry, plutôt qu'Anelka ou Henry ? Moi, je répondais, je; disais : qui est le
mieux placé ? Qui est au centre du groupe ? Qui sent les affinités, qui sent les
complémentarités ? Certainement pas moi Je vais dormir chez rnoi. Lui, Jacquet,
il va passer deux mois avec tous des: garçons-là.
Daniel Schneidermann : Non, mais vous vous rendez compte, c’est comme si un
journaliste politique disait : oh la la moi, je ne me sens pas compétent pour juger
Jospin.
- Thierry Gilardi: […] Et en plus après, Jospin, on dit quel est le taux de
chômage ? Quel est le taux d'inflation ? Quels sont les résultats du commerce
extérieur ? On en parlera pendant la Coupe}du Monde. Donnez-nous des
matches, où on jugera après les matches…

(1) Arrêt sur images, La Cinquième, 30 mai 1998

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LES MÉDIAS, DES COPRODUCTEURS DES SPECTACLES
SPORTIFS

Au-delà des transformations du territoire journalistique, ce sont aussi les


effets que les médias produisent sur les espaces nationaux du football et du
basket professionnel qu'il faut saisir. Comme dans bien d'autres
domaines (politique, scientifique, etc.), les médias sont devenus, à des
degrés divers, un espace stratégique dans la mesure où ils coproduisent les
événements de manière de plus en plus directe49 . Ils contribuent d'abord,
pour une large part, à transformer les perceptions publiques du sport-
spectacle, que beaucoup de personnes ne connaissent qu'à travers les
retransmissions des chaînes de télévision. Non seulement, comme le note
Charles Suaud, le décalage s'est sans cesse accru entre « le monde social
ordinaire » et « l'espace sur lequel les champions [...] sont préparés et entrent
en compétition »50 mais les grandes compétitions sportives sont de moins en
moins vues sur le lieu même de la compétition au profit de la télévision. Le
spectacle sportif est produit deux fois 51 : d'une part, par les organisateurs et
les gestionnaires de la manifestation et, d'autre part, par les professionnels
chargés de la production et de la diffusion de la compétition.
Les représentations publiques du sport-spectacle sont donc fortement
médiatisées dans tous les sens du terme, les médias construisant un spectacle
propre, très différent de celui que les spectateurs peuvent voir sur le terrain.
Les chaînes de télévision autonomisent la compétition52 en offrant, par le jeu
des caméras, des angles différents (ce qui rend par exemple invisible le
placement des joueurs ou leur jeu sans ballon), en permettant de revoir
certaines actions par le biais du ralenti (qui transforme la vision d'une
action vue en direct des tribunes) ou encore en ne livrant que des images très
furtives des spectateurs (on ne comprend pas toujours leurs réactions ou
leurs calicots). Il y a ainsi peu de domaines où la part du travail de
construction médiatique est aussi grand. C'est ce spectacle fait par et
pour la télévision, qui n'est vu que par le téléspectateur, dont il faut
rendre compte. Il s'agit d'analyser les principes de construction du
sport-spectacle, c'est-à-dire comment sa production répond aux
impératifs (professionnels, économiques, techniques, voire politiques)
spécifiques des chaînes. On renverra ici, notamment, aux travaux de

49
Pour une synthèse des travaux sur le sport-spectacle et les médias, cf. Jacques
Defrance, Sociologie du sport, Paris, la Découverte (coll. «Repères»), 1995, pp.
62-61.
50
Charles Suaud, «Les états de la passion sportive», Recherches en communication,
n° 5, 1996, p. 31.
51
Pierre Bourdieu, «Les Jeux Olympiques. Programme pour une analyse», Actes de
la recherche en sciences sociales, n° 103, 1994, pp. 102-103.
52
Charles Suaud, «Les états de la passion sportive», loc. cit., p. 42.

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.
Françoise Papa53 qui montre les logiques de concurrence ou de
division du travail entre médias à l'oeuvre dans les retransmissions
télévisées de grands spectacles sportifs.
Le champ journalistique a, en second lieu, contribué à renforcer de
plusieurs manières les logiques économiques au sein des espaces
nationaux (et plus encore internationaux) du football et du basket54. Il
suffit notamment de décrire comment l'économie du football
professionnel français est aujourd'hui de plus en plus liée à l'économie
des médias. Le football français est, d'une certaine manière, dans la
même situation que le cinéma, c'est-à-dire que la télévision (et surtout
Canal+) est l'un des principaux financeurs de ce spectacle : la part des
droits télévisuels dans le budget des clubs est passée de 2 millions en
1980 à 900 millions en 199755. L'arrivée des télévisions privées a
bouleversé l'économie générale du secteur : hausse des salaires,
amélioration des installations sportives, arrivée de nouveaux sponsors,
importance du merchandising, c'est-à-dire de la vente de produits
dérivés, qui dépend entre autres de la visibilité médiatique. À
l'inverse, les dirigeants des sports professionnels, en créant des
événements qui répondent de plus en plus aux logiques médiatico-
économiques, favorisent les audiences de certains supports, ceux-ci
étant largement dépendants de ces événements. Pour ne prendre que
l'exemple de L'Équipe, ses meilleures ventes sont réalisées au moment
des grandes compétitions : Tour de France, finales de Coupe d'Europe
avec un club français, Coupe du Monde. Les événements marquants
interviennent dans le cas du football en milieu de semaine, et surtout
le week-end, d'où l'importance de deux jours : le lundi (480000
exemplaires en moyenne en 1996) et le samedi (420000
exemplaires).
Si ces interrelations économiques entre les différents espaces des
sports professionnels, le champ économique et le champ
journalistique ne sont pas nouvelles56, ni spécifiquement françaises57,

53
Françoise Papa, chercheuse à l'université de Grenoble III, a travaillé sur les
retransmissions de plusieurs éditions des Jeux Olympiques sur les chaînes de
télévision française.
54
Comme l'écrit Pierre Bourdieu à propos du champ journalistique (Sur la télévision
suivi de L'emprise du journalisme, Paris, Liber-Raisons d'agir, 1996, p. 80), «la
contrainte structurale que fait peser ce champ, lui-même dominé par les contraintes du
marché, modifie plus ou moins les rapports de force à l'intérieur des différents
champs, affectant ce que l'on y fait et ce qui s'y produit».
55
Chiffres cités par Patrick Mignon in La Passion du football, Paris, Odile Jacob,
1998, p. 84.
56
Pour un exemple, cf. un article consacré aux conditions du développement du football
américain dans certains pays d'Europe de l'Ouest : Joe Maguire, «The Media-Sport

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.
elles sont aujourd'hui beaucoup plus importantes en raison de l'impact
de la diffusion des chaînes de télévision. Les médias français sont, en
effet, depuis très longtemps des producteurs directs de spectacles
sportifs, qu'ils soient propriétaires d'installations ou surtout
organisateurs de compétitions dans le domaine du football, du basket,
de l'automobile, du cyclisme. Il suffitde rappeler que c'est L'Équipe (ou
plus exactement les éditions Philippe Amaury SA, propriétaires du
quotidien) qui organise notamment le Paris-Dakar, le Tour de
France,et qui est à l'origine des coupes d'Europe de football et de
basket. Mais la nouveauté des années Quatre-vingt et Quatre-vingt-dix
tient dans le fait que l'augmentation de la visibilité médiatique du
football a favorisé l'arrivée de grandes entreprises, et notamment de
grands groupes de communication, dans le football européen qui ont
pris des participations dans des grands clubs : Canal+ en France s'est
investi dans le Paris-Saint-Germain, Silvio Berlusconi en Italie dans
le Milan AC.
Le champ journalistique favorise des logiques économiques
concurrentes des logiques sportives, c'est-à-dire internes aux champs
relativement autonomes des sports professionnels, en pesant sur
l'organisation même des compétitions. Dans le cas du football et du
basket, plusieurs compétitions ont été modifiées (et pourraient l'être
très prochainement si les grands clubs qui ne sont pas qualifiés
sportivement sont « invités » automatiquement à telle ou telle
compétition) pour répondre aux impératifs économico-médiatiques.
C'est ainsi que les chaînes de télévision contribuent à la fixation du
jour (les matchs avancés ou retardés pour une diffusion sur Canal+) et
de l'heure des matchs. Il est fréquent que les sportifs (ou les
journalistes travaillant pour d'autres médias que la télévision) s'en
plaignent, comme ce fut le cas lors de la coupe de la ligue de football
1997/98 : certains matchs télévisés, qui avaient débuté à 21 h, ont fini
vers minuit. Les modalités des compétitions, comme l'Euroligue en
basket ou la ligue des champions de football, ont été rénovées pour
des raisons économiques : augmentation des recettes au guichet, de
la publicité mais aussi des rentrées télévisées. Ce qui explique que

Production Complex : The Case of American Football in Western European Societies »,


European Journal of Communication, vol. 6, 1991, pp. 315-335. L'auteur montre, à propos
de la Grande-Bretagne, les interdépendances économiques entre la National Football
League, la chaîne de télévision privée Channel Four et les stratégies marketing de grandes
entreprises.
57
Roland Van Gompel, «Sport et médias en Flandre. Caractéristiques et conséquences
d'une interdépendance économique», in Gérard Derèze (dir.), La quatrième mi-temps.
Contribution à une analyse des relations «sports, médias, société», Université catholique
de Louvain-la-Neuve, Observatoire du récit médiatique, 1995, pp. 113-126.

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.
les matchs à élimination directe ont été supprimés en début de
compétition de manière à accroître le nombre de rencontres disputées.
De même, ce ne sont plus seulement les clubs champions nationaux
qui sont retenus pour disputer ces compétitions mais les seconds, voire les
troisièmes (dans le cas du basket) des pays dominants sur le plan sportif,
mais aussi de l'audience des chaînes.
Il est beaucoup plus difficile de rendre compte des effets de l'emprise
du champ journalistique sur le jeu lui-même 58 . Par exemple, tout donne à
penser que la baisse du nombre de buts (et de points dans le cas du basket)
marqués ou encore la multiplication des blessures qui est, pour une part, le
produit de l'accumulation des matchs dont se plaignent régulièrement les
footballeurs n'est pas sans rapport avec les enjeux économiques de plus en
plus importants que génère le sport télévisé. Les effets des logiques
économico-médiatiques, et notamment l'arrêt Bosman, sont également très
importants sur le marché des joueurs - les changements de clubs étant
beaucoup plus fréquents qu'au début des années Quatre-vingt - et des
entraîneurs, auxquels on demande des résultats immédiats. De même, le
champ journalistique, par son travail de construction des « réputations »
professionnelles -des « équipes » (leurs styles respectifs) ou des sportifs
(leur jeu sur le terrain mais aussi leur vie privée) – agit sur les hiérarchies
internes de l'espace du football. Comme le résume Thierry Gilardi,
journaliste sportif à Canal+, les avis et les notes59 de L'Équipe peuvent
avoir des effets sur les sportifs eux-mêmes : « Ils [les joueurs de l'équipe de
France de footballj se souviennent longtemps d'une ligne critique en page
8 de L'Équipe »60 . Les footballeurs ne peuvent, aujourd'hui, plus ignorer
complètement les représentations véhiculées par les médias : le fait qu'ils
s'en plaignent à l'occasion le démontre. Il faudrait également analyser les
effets de la diffusion du football comme spectacle télévisé sur la
composition du public présent dans les stades. Nombre de supporters
traditionnels, qui sont issus des milieux populaires, tendent - mais des
variations importantes peuvent être constatées suivant le type de
compétitions et les zones géographiques considérées - à ne plus se rendre
58
On pourrait voir ces effets à propos d'autres sports comme le cyclisme, par
exemple. Lors des étapes du Tour de France, on pourrait montrer les effets directs de
l'arrivée des caméras de télévision sur la course. En effet, il n'est pas rare qu'elle
s'anime soudainement et que des échappées se forment, les professionnels parlant
ironiquement d'«échappée publicitaire» pour reprendre une expression employée
par Jean-Maurice Ooghe, un des réalisateurs du Tour de France, lors d'une séance
des Lundis de l'INA au Ranelagh (6 juill. 1998) consacrée au «sport à la télévision».
59
«Les notes [...] c'est très important. C'est incroyable, mais c'est avec des choses
comme ça qu'on fait une carrière», remarque Eric Roy, un joueur de L'Olympique de
Marseille, (Le Journal du Dimanche, 11 oct. 1998).
60
Propos extraits d'un article de Libération, publié le 31 mai 1998 sous le titre
«Double jeu à L'Equipe».

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.
au stade en raison, par exemple, de l'augmentation des tarifs, préférant se
replier sur les abonnements à des chaînes cryptées et câblées ou sur les
retransmissions dans les cafés ou chez des amis 

Dominique Marchetti, « Le football saisi par les médias »,


Sociétés & Représentations n° 7, déc. 1998, pp. 309-331.

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