Grigoria Brindusa politesse faces Tn
Grigoria Brindusa politesse faces Tn
Grigoria Brindusa politesse faces Tn
Universitatea
"Alexandru Ioan Cuza", Iasi
1
Voir, entre autres, Payen, Jean Charles, Le Moyen Age. I, Arthaud, Paris, 1970, p. 333 (Tableau
synoptique)
2
« afin qu’elle [l’histoire] puisse plaire aux amants et afin qu’ils puissent, en certains endroits, se souvenir
d’eux-mêmes », dans Thomas d’Angleterre, Le Roman de Tristan, in Lacroix, Daniel, Walter, Philippe
(éditeurs, traducteurs, commentateurs), Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, Librairie
Générale Française, Paris, 1989, p. 481
3
Eco, Umberto, Lector in fabula (1979), éd. Univers, Bucarest, 1991
4
A l’exception de quelques lectures-écritures amoureusement identificatrices comme celles d’un Jean-
Charles Huchet ou d’un Jean Charles Payen…et la liste est loin d’être close, heureusement
5
Eco, Umberto, op. cit., p. 48; cf Eco, Umberto, Limitele interpretării, (1990), Ed. Pontica, Constanţa,
1996, passim
1
Pour un texte aussi imprécisément daté et douloureusement fragmentaire que celui
de Thomas, un problème bien délicat se pose : l’accessibilité à l’encyclopédie attribuable
à cet « Auteur-Modèle » dont le texte est censé nous tendre le miroir. Mais, comme
beaucoup d’historiens (pas nécessairement littéraires) ont contribué à dresser justement
un tableau vraisemblable du XIIème siècle (à ne citer que Georges Duby, Jacques Le
Goff, Armand Strubel), on pourrait affirmer que l’encyclopédie a une existence bien
attestée- en tant qu’hypothèse empiriquement fondée.
D’autre part, comme « l’étude des transformations implique l’examen…des
permanences »6, nous allons choisir un volet (idéalement) transhistorique de la
communication – le travail des faces- pour en suivre l’illustration particulière à l’heure
des premiers Tristan. Interroger l’amour de légende sous le jour de la pragmatique
interactionniste. Eclairage de la politessologie7.
Notre approche se ressource aux travaux d’Erving Goffman, auteur du concept de
face work (« figuration »)- qui désigne « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses
actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) » 8. Spécifiée et
synthétisée par Penelope Brown et Stephen Levinson 9, la théorie goffmanienne est
devenue le fondement de la pragmatique des interactions verbales, représentée avec
bonheur, entre autres, par Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui reprend et « aménage » le
modèle des faces.
Dans la vision ainsi précisée, aux Face Threatening Acts –FTA- (définis par
Brown-Levinson comme actes menaçant l’une ou l’autre des faces en interaction)
s’ajoutent les Face Flattering Acts –FFA- (leur contrepartie optimiste : tout acte
valorisant pour la face d’autrui10), assurant la symétrie aussi bien que l’efficacité du
modèle. Tout acte de communication- verbal ou non verbal -devient descriptible (sinon
entièrement explicable) dans une telle perspective. Idéalement, dans toute société- qu’elle
soit contemporaine ou révolue.
Certes, l’homme du XIIème siècle francophone n’aurait pu inclure dans son
encyclopédie des concepts aussi rigoureusement spécifiés et structurés que ceux de FTA
ou FFA. Mais, au delà de toute terminologie, il suffit, pour configurer un monde
compatible avec celui représenté dans les Tristan (mais aussi avec l’appareil conceptuel
du XXème siècle), d’avoir des individus doués de propriétés essentielles comme
l’appartenance à la race humaine et l’existence de rapports sociaux pour qu’une
6
Genette, Gérard Introduction à l’architexte, (1979), in Gérard Genette, Hans Robert Jauss, Jean-Marie
Schaeffer, Robert Scholes, Wolf Dieter Stempel, Théorie des genres, Seuil, Paris, 1986, p.154
7
terme utilisé- non sans guillemets- par Kerbrat-Orecchioni, Catherine, Les Interactions verbales, tome II,
Armand Colin, Paris, 1992, p. 169
8
Goffman, Erving, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Anchor Books, 1967, trad. fr. Les
Rites d’interaction, Minuit, Paris, 1974, p. 15
9
Brown, Penelope et Levinson, Stephen, Politeness. Some Universals in Language Usage, Cambridge
University Press, Cambridge, New York, New Rochelle, Melbourne, Sydney, 1987. Les théoriciens
américains développent la théorie en spécifiant la notion de « face », définie désormais comme « image
publique de soi que tout membre veut réclamer pour son compte, consistant en deux aspects liés :
(a) la face négative : l’exigence portant sur le territoire, les réserves personnels, le droit de non-
immixtion, c’est-à-dire la liberté d’action […]
(b) la face positive : l’image de soi positive et conséquente à elle-même ou la « personnalité »
(comprenant de façon essentielle le désir que cette image soit appréciée et approuvée) (notre trad,
p. 61).
10
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, Les actes de langage dans le discours. Théorie et fonctionnement,
Nathan/ VUEF, Paris, 2001, p.74
2
attribution de faces (de personnage à personnage comme de lecteur à auteur-modèle) soit
possible. En effet, c’est le domaine de l’anthropologie qui s’est constitué en champ
d’application privilégié de la méthode brown-levinsonienne. Car il s’agit bien,
apparemment, d’universaux supposés rendre compte de faits aussi élémentaires que cette
interdépendance tout humaine qui fait la puissance trans-historique de la théorie.
Une telle approche est parfaitement compatible, par ailleurs, avec le modèle
proposé par Umberto Eco, dans la mesure où ce dernier faisait de l’interdépendance
humaine (transposée sur le plan fictionnel -ou pas) un élément susceptible de structurer
un monde possible11.
D’autre part, pour qu’une telle vision rende compte de l’interaction de
personnages de roman- et non de personnes- il faut bien envisager un moyen
d’appréhender l’ontologie de chacun des niveaux envisagés.
Il s’agira, dans notre cas, de la voix narrante (le narrateur) et de la voix narrée (le
personnage)- celle proprement auctoriale nous étant biographiquement inaccessible,
puisque Thomas d’Angleterre n’est plus qu’un nom dépourvu d’ancrage factuel précis.
Autrement dit (selon Umberto Eco), si a croit que p, alors p est valide dans tous
les mondes possibles compatibles avec les croyances de a.12 Faute de « réalité » première
à saisir, (ce qui équivaudrait à une espèce de p 0 entretenue par la croyance d’un a 0), nous
avons deux entités possibles pour spécifier cet « a » : l’auteur-modèle et le personnage.
Chacun de ces émetteurs est mis en communication avec un destinataire de même niveau,
ce qui correspond à un lecteur-modèle, respectivement à un personnage autre.
On ne connaît pas Thomas d’Angleterre (a 0) ; en revanche, on peut accéder à
l’univers de a1 (le narrateur), manifesté par l’entremise de l’instance narrative. Un « je »
qui se dit sans expérience amoureuse, qui sait pourtant que la relation tristement mise en
lumière comporte quatre personnages, chacun martyr à sa manière 13; un je qui adresse son
roman à tous les amants, sans pour autant faire partie de la communauté ainsi instituée 14.
Et qui aspire à une problématique intégration à cet univers auquel il prête sa voix
constituante.
Pour ce qui est des autres Je qui s’instancient dans le texte (ceux des
personnages), leurs caractéristiques ne sauraient être énumérées dès le début, puisqu’elles
sont d’une certaine instabilité propice, justement, à de spectaculaires redéfinitions 15 -
toutes narratives.
Or, pour rendre compte du changement intrapersonnel, mais aussi et surtout de
l’amour comme relation interpersonnelle, l’accent ne saurait tomber sur la structuration et
l’accessibilité réciproque (ou autre) des mondes en présence. La pertinence de la théorie
de Umberto Eco est bien réduite, à cet égard. Si elle nous a aidé à configurer des mondes,
elle ne saurait en décrire à fond le dynamisme- sinon dans un langage structuraliste qui
nous semble férocement desséchant (les FTA de la critique face à la vulnérabilité du
11
Cf Eco, Umberto, Lector in fabula, ed.cit, voir, sur les propriétés S-nécessaires, pp. 218-219
12
op. cit., p. 182 (notre traduction du roumain).
13
Le Roman de Tristan, de Thomas, ed. cit. p. 387 : « Hici ne sai que dire puisse,/ Quel d’aus quatre a
greignor angoisse,/ Ne la raison dire ne sai,/ Por ce que esprové ne l’ai », en traduction « Je ne sais dire
lequel des quatre souffre le plus et je me sens incapable d’expliquer cela parce que je ne suis pas dans leur
sitution », pp. 387 et 389.
14
Ibidem, p. 481
15
Ibid, voir surtout le fragment Sneyd 1, édité sous le titre Le Mariage de Tristan, p. 341-371
3
texte…). Nous ne saurions réduire la légende de Tristan et Yseult à une matrice de
mondes mathématiquement cloisonnée et cloisonnante, encore moins les personnages à
des combinaisons de propriétés essentielles, accidentelles ou structurellement nécessaires.
Les schémas d’un Eco pourront, en revanche, mettre en lumière cette
inconcevable fragilité structurelle du monde (narratif) médiéval. De quoi illustrer la
complexité des esprits concepteurs…
Lorsque nous aurons montré en quoi les mondes tristaniens sont ou ne sont pas
traduisibles structurellement, nous pourrons nous pencher sur les entités du texte, dans
leurs tentatives de se donner des faces (ou images de soi. Si courtoisie il y a, une théorie
de la politesse à ambition universaliste devrait décrire pertinemment les interactions de
ces « a » de notre (jusqu’à un point) alphabet structuraliste.
Des êtres qui ne sont pas de simples « stratégies textuelles », comme le voudrait
Umberto Eco, mais plutôt les échos d’un espace-temps bien vivant.
Nous pensons que le désir de face, attribué explicitement par Brown et Levinson à
une entité baptisée MP « Model Person » est parfaitement assignable à ces voix qui
s’élèvent du texte de notre Thomas. (De vraies voix-visages, pourrait-on dire. Des
êtres-là...).
En effet, puisqu’une « personne-modèle ne consiste qu’en un locuteur capable
d’utiliser de façon fluide et délibérée une langue naturelle, et qui soit doué, en outre, de
deux propriétés spéciales : rationalité et face »16, nous pouvons réclamer un même statut
pour les êtres du roman médiéval.
Ainsi, narrateur et personnage se laissent facilement définir selon ce modèle : ils
sont construits sous la forme d’interactants humains qui se voient attribuer des discours
en ancien français ainsi que des intentions à voiler; ils sont censés disposer également de
cette rationalité brown-levinsonienne supposant « l’accès à un mode de raisonnement
allant des fins aux moyens d’y satisfaire »17. Et, last but not least, ils sont munis de face,
puisqu’il leur arrive assez souvent de révéler le besoin d’agir sans entrave (face négative)
et d’être approuvés à certains égards (face positive)18.
Seulement, il s’agit d’êtres et d’(inter)actions en papier…Participant d’un monde
fictionnel, pas actuel.
Heureusement, le « courage méthodologique » d’un Umberto Eco nous invite à la
réduction de tout monde au statut de « construction encyclopédique », ce qui fait que le
positionnement hic et nunc du monde de référence ne jouit plus d’un statut préférentiel 19.
Autrement dit, une même ontologie, construite, sera le propre de tout monde. Et chaque
monde peuplé d’individus anthropomorphes pourra prévoir, au chapitre « relations
interpersonnelles » de son encyclopédie, un modèle de « faces », sensiblement différent
d’une époque à l’autre. Ce sont justement ces oasis d’altérité que nous nous proposons de
retracer sur la carte.
Nos données sont d’un intérêt humain certain, vu les écritures et récritures
foisonnantes dont le mythe tristanien est (ir)responsable. Elles se présentent pourtant sous
la forme de quelques manuscrits défigurés, recelant des mots et des silences bien parlants.
Pour ne pas les froisser aux jargons interactionniste et possibiliste, nous allons opter pour
16
Brown, Penelope et Levinson, Stephen , op. cit., p. 58 (notre traduction)
17
Ibidem, p. 58 (notre traduction)
18
Ibid., p.58
19
Sur cette réduction à un dénominateur commun, voir Eco, Umberto, Lector in fabula, ed.cit., p. 183
4
une « interprétation » des textes aussi respectueuse que possible des faces en présence- et
non pour une « utilisation » pure et simple20d’un texte-objet.
Pour un écrit dont les narrateurs, les personnages, voire le territoire textuel
s’avèrent hautement vulnérables, il serait impossible de ne pas faire valoir les vertus
descriptives de la théorie de Brown et Levinson, qui est, dans sa vision (qualifiée de)
pessimiste, une mise en lumière de la fragilité du Moi. Menacer ou ne pas menacer- pour
être- ainsi se laisserait dire le vivre tristanien, au carrefour de toutes ces voix…
Il faut commencer par une remarque de bon sens : le Lecteur Modèle que
semble construire (de toutes pièces) le narrateur de ce Roman est, en fait, un Auditeur.
C’est, comme le dirait Walter J. Ong, « the oral-aural world » qui le bercerait de son
intériorité21. Une force autrement unifiante, donc.
En outre, il n’aurait pas à affronter l’état fragmentaire auquel nous nous heurtons
aujourd’hui. Il se ferait réciter, dans quelque cour aristocratique, ces 7000 premiers vers
perdus qui sont devenus, pour nous autres, à jamais inaccessibles.
20
Sur la différence entre interprétation et utilisation, ainsi que sur l’aspect coopérant de l’interprétation,
voir Umberto Eco, op. cit., pp. 80-98
21
Ong , Walter J., Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, (1982), Routledge, New York,
1988, p. 74
5
Les personnages sont connus au public : du point de vue de la diégèse, ce n’est pas le t 0 ;
d’ailleurs, hors texte aussi, ils ont une existence bien prégnante –dans le monde de
référence, le troubadour Cercamon avait déjà « rencontré » et dépassé son Tristan. Aussi
ne sont-ils nommés qu’au vers 46.
…Par quelque ironie du destin (bibliophile), c’est le mot « segré » qui ouvre la
voie à Tristan. Et à Yseult. Verbalement, chacun construit son monde possible- sous le
regard omniscient d’un narrateur qui assume la mission de mettre en communication, de
rendre mutuellement accessibles ces deux univers.
Si face il y a, elle serait déjà « négative », dans les termes de nos pragmaticiens 22. Désir
de non-immixtion, mise à l’écart de l’Autre.
Quel qu’il soit ?
Il faut bien distinguer, dès le début, entre narrateur et personnage.
Si quelque clerc du XIIème siècle avait à lire ces « Premiers aveux », il ne lui
serait pas si malaisé de décider à qui attribuer ce segré qui nous hante, dépourvu (comme
il se doit) de tout énonciateur, voire penseur qui puisse le faire sien.
En aval du secret, c’est un homme qui se dessine, de profil : « cil ». Son action
est « l’adeseit » (traduit comme « la touchait »), probablement « por conforter ». Sujet-
objet. D’attouchements…
Et c’est elle qui élève sa voix la première : « e fu merveille/…ne vous ocis »23. Un
FTA d’ores et déjà. La menace par excellence, à vrai dire ; contre la face négative
d’abord, puisqu’il est question d’une auto-défense ainsi activée, mais contre celle positive
aussi, vu la justification vengeresse qu’elle s’empresse d’évoquer-et qui est censée le
rendre condamnable- suprêmement.
...Une menace poliment exprimée, d’ailleurs : c’est le vouvoiement qui est de mise-
assignant déjà à Tristan le rôle de victime potentielle et d’humilié sublime. Une menace
que seul l’amer viendra adoucir…de son effleurement verbal.
6
rapports avec cette rationalité à la Brown-Levinson, toute au service du but- si clerrement
exprimé…par la voix sous-narrative.
Mais venons-en aux moyens…Car, à y voir de plus près, ce portrait de victime
qu’Yseult ébauche n’est peut-être qu’une sorte de FFA destiné à sa propre face,
valorisable justement en vue de…l’indicible. A dire.
C’est l’emprisonnement qui sert de transition vers l’aveu, cet acte premier.
« Si je une foiz fors en ere, /Ja n’enteroie, ce quit »26, fait-elle, comme pour verbaliser son
dedans. Qui ne pèse plus tellement- et ceci pour sa plus grande (déjà évoquée)
« merveille ». Ici, comme ailleurs en ancien français, merveille renvoie à l’idée
d’étonnement extrême, impersonnellement exprimé : « Merveille est k’om la mer ne het/
Que si amer mal en mer set,/E que l’anguisse est si amere ! »27. Autrement dit, il y a un
certain désancrage énonciatif- au service d’une véritable apologie du mal d’amer…
étonnant en soi, semble-t-il…
Ou pas.
Car, du point de vue du contexte énonciatif concret- celui d’un personnage
féminin qui vient de proférer une menace, une louange pro domo à son caresseur muet et,
tout dernièrement, une plainte sans objet (à plaindre), craintivement (…) rattachée à un
« om » employé comme impersonnel28 (ancêtre de notre on), la relation interpersonnelle
semble dépendre justement de cet émerveillement. Censé brouiller les pistes, l’acte de
captatio benevolentiae (« Merveille est… ») trahit, en fait, la présence d’un point
hautement vulnérable. Au fond, c’est la figuration (face work) par excellence : Yseult
(encore innommée) essaie de ménager ses faces tout en exposant, par ce charmant détour,
celles de tous et d’aucun (deuxième sens, pronominal, de « om »).
Et le voile paraît froissé aux endroits les plus délicats : quelques vers plus tard, la
menace ressemble déjà à s’y méprendre à un compliment, tandis que nos catégories
initiales (FTA et FFA) font à nouveau fusion : « Cum bien tretis vus a s amis/ Si vus ne
fussez, ja ne fusse,/ Ne de l’amer rien ne sëusse »29.
Car l’incrimination initiale de Tristan, désigné comme le seul coupable de son
destin à elle, devient une sorte d’apologie en filigrane. Une initiation semble s’ouvrir à
Yseult, un lent apprentissage du mal (« si amer mal en mer set »), aux sens pathologique
comme éthique (les deux attestés à l’époque). Or il est précisément indécidable si le fait
d’assigner à quelque « ami » le statut d’initiateur au mal d’amer est à prendre comme un
compliment (censé gratifier la face positive) ou comme un outrage, voire une attaque
(s’adressant donc aussi la face négative).
D’autant plus que, depuis les troubadours, toute une tradition lyrique était venue
consacrer ce type d’imprécations valorisantes par une évocation de la cruauté, de la
qualité de bourreau de l’autre etc. D’où l’invocation de la merci, seul recours contre la
mort de la victime- présentée comme imminente (et illustrée narrativement, entre autres,
par le cas de Didon dans le Roman d’Enéas).
26
« Si jamais j’arrivais à m’en sortir, certes je n’y retournerais plus jamais », Le Roman de Tristan, op. cit.,
p. 333
27
“Il est étonnant que quelqu’un qui connaît un mal si amer en mer, et qui se sent si amèrement oppressé,
ne haïsse pas la mer (l’amour) », ibidem, p. 333
28
Emploi prévu par l’encyclopédie médiévale, qui comprend (au moins) deux valeurs morphologiques pour
« om » : nom commun (au sens de « homme, vassal ») et pronom personnel , d’après A. J. Greimas,
Dictionnaire de l’ancien français, Larousse-Bordas/HER, Paris, 1999, p. 423
29
« Si vous n’étiez pas là, je ne me trouverais pas ici, et je ne connaîtrais rien de l’amour », ibid, p. 332
7
Rien de tel ici, cependant : s’il est question de maladie et d’emprisonnement, la
mort n’est à aucun moment posée comme conséquence ultime ou inévitable. C’est (dans
cette ouverture de roman, poétique entre toutes) juste un possible dénouement narratif,
pas lyrique : Tristan en tant que meurtrier - ou vainqueur - du Morholt est le seul à
encourir un tel danger, par la main d’Yseult. Suite à des circonstances- au passé déjà.
Pour la femme, en revanche, le risque suprême semble être (du moins par ce que
le texte laisse subsister) plutôt d’une autre nature. Une défiguration, au sens le plus cruel
du mot : perte de la beauté, qui était avant tout colur. Perte de la face positive, de tout
attribut qui rende une fille d’Eve aimable.
D’autre part, pour pallier à une telle menace, Yseult est loin de recourir à quelque prière
de guerredon. Aucune lamentation qui aboutisse ouvertement à la demande de faveur
amoureuse. Même sous l’effet du philtre- linguistiquement absent des vers conservés-
elle a la « courtoisie » de penser à son honneur plus qu’à sa santé biologique ou
esthétique. Politesse positive face à elle-même, diraient Brown et Levinson. Tentative de
se réfugier- à l’abri des paroles.
Amère vulnérabilité que celle de la poésie…
Il pourrait s’avérer discutable de citer et commenter des vers après coup (de
merveille !)-dans notre cas, les vers 23-24 après 44-45 après 39-40. Mais le lecteur
empirique, du fait qu’il a devant soi un écrit, peut retourner librement en arrière pour
éclairer une phrase se révélant, tout à coup, riche d’allusions. Tandis que l’auditeur de
naguère, sauf exception (justement !) pouvait laisser glisser les sonorités trompeuses sans
goûter, par quelque effet de mémoire, le plaisir de se détromper…En tout cas, le discours
oral semble pré-destiné à de telles méprises et reprises du fil narratif/ locutif. Ce plaisir de
la prise de conscience, le public médiéval l’aurait peut-être goûté à l’état pré-conscient,
en pressentant déjà l’avènement de l’aveu. Car, il faut bien le dire, la scène qui met face à
face les deux personnages est (comme toute scène dans la vision de Genette30) un ralenti
qui fait coïncider le temps du narrateur à celui du personnage, amenant ainsi une certaine
identification des deux instances. Et, dans notre cas, le narrateur s’éclipse ou s’incorpore
totalement dans la parole de ses personnages, le discours rapporté contribuant à créer
cette impression de pièce à deux acteurs qui fait encore son attrait (et qui est peut-être
responsable, justement, de la mise en scène cinématographique de certaines variantes de
la légende tristanienne).
Le dramatisme de la confrontation meurtrièrement amoureuse est tout de suite
ramené à des dimensions plus modestes, à portée de main (voix) narrative (vers 47-51);
cette intrusion sur le « territoire » des personnages n’est pas sans déplaire au lecteur
d’aujourd’hui.
Mais le destinataire-modèle (pour reprendre et adapter la formule d’Umberto Eco)
des années 1170-90 est textuellement programmé pour accepter et savourer une telle
glose. Il n’accède aux textes sacrés qu’à travers des métatextes susceptibles d’informer
d’un bout à l’autre sa vision dans le sens allégorique/ symbolique (distinction qui, de
l’avis d’un Umberto Eco, ne saurait être maintenue pour la pensée médiévale) le plus
délicieusement différent de la compréhension littérale des faits.
30
Genette, Gérard, Figures III, Seuil, Paris, 1972, chapitre 2, Durée, le sous-chapitre consacré à la scène,
pp. 141-145
8
Aussi le public idéal est-il induit à contempler en toute passivité, même si esmué,
l’adresse du trouvère capable de relier, sous une forme « merveilleusement » traîtresse,
trois isotopies, trois possibles (méta)narratifs surgissant d’un même malentendu : «Mes
ele l’ad issi forsvëé/Par « l’amer » que ele ad tant changee/Que ne set si cele dolur/Ad de
la mer ou de l’amur, /Ou s’ele dit « amer » de « la mer » / Ou pur « l’amur » dïet
« amer »31. C’est Tristan qui est le fourvoyé-et le public avec. Aux mains du
fourvoyeur…
A mesure que le narrateur trame une complicité métatextuelle avec son public,
Yseult, de son côté, dénude savamment son mystère, mot à mot, en glossateur épris de
détails révélateurs. Il est difficile de dire ici quelle est la face qui domine : si elle tient à
l’écart « cel mal », dont elle est le souffre-douleur (face négative), cela ne va pas sans
quelque désir de faire valoir l’ambiguïté virtuose de son dire (face positive) : « Cel mal
que je sent/Est amer, mes ne put nïent :/Mon quer angoisse e pris se tient/ E tel amer de la
mer vient »32. Son écu est fait de paroles ; son étendard aussi et l’affrontement des sexes
est, grâce à elle, de nature herméneutique. La femme se veut objet de savoir, mais sujet
aussi, car sa fonction est presque d’ordre didactique. Enseigner l’indicible-en toute
poésie. Tel semble son rôle, généreusement concédé par le docte narrateur...
Mais c’est à Tristan de parler : le demi-aveu d’Yseult, à la forme négative car
restrictive, (mais aussi intensément allusif puisque le mot « quer » a été prononcé)
déjouant les signifiants pour jouer sur l’axe paradigmatique, en appelle un autre, plus
proche de ses attentes –et de celles, habilement orchestrées, des auditeurs. Fini le temps
des actes de langage indirects33 : Tristan a la force- virile- de se dire jusqu’au bout. Et de
mettre un point à la scène des aveux.
Ce n’est pas par hasard que, tout en risquant l’acte suprêmement menaçant (pour
sa face comme pour celle de l’interlocutrice) de la déclaration d’amour, il finit par faire
volte-face, comme pour …sauver la face- in extremis : « Assez en ay ore dit a sage »34.
Comment ne pas voir dans cette phrase qui s’inscrit en rupture la con-fusion d’un FTA et
d’un FFA particulièrement puissants ?
D’abord, FTA puisqu’il s’agit d’un « assez » marquant une auto-censure du dire, la
cessation de l’aveu. Autrement dit, c’est la preuve d’un manque de confiance en l’autre,
activant promptement la face négative du moi. Vulnérabilité s’emmurant au silence…
D’autre part, le mot « sage » est virtuellement un compliment, d’attribution
problématique, mais attirante. Il aurait, en outre, 35 le sens d’aimable, qui s’ajoute avec
bonheur à la sphère sémantique de l’habileté. Sur laquelle nous pourrions greffer- mais il
s’agirait seulement de notre encyclopédie- l’étymologie du mot : « du lat. pop. *sabius,
issu de *sabidus par changement de suff., altér. du lat. impérial sapidus ‘qui a du goût, de
la saveur’»36.
31
« mais elle a réussi si bien à l’embrouiller en jouant sans cesse sur le mot ‘amour’ qu’il ignore si c’est de
‘la mer’ ou de ‘l’amour’ que lui vient cette souffrance, ou si elle dit ‘l’amour’ en voulant dire ‘la mer’, ou
si, au lieu de ‘amour’, elle dit ‘amer’», Le Roman de Tristan, op. cit, p. 333
32
« ‘Le mal que je ressens’, dit Yseut, ‘me remplit en effet d’amertume, mais il ne s’agit pas de la nausée ;
c’est un mal qui m’étreint le cœur, et j’en suis oppressée. Cette amertume (cet amour) a comme cause la
mer (l’amour), et elle a commencé après que je suis montée à bord’ », op. cit., p. 333
33
Cf. Kerbrat-Orecchioni, Catherine, Les actes de langage dans le discours. Théorie et fonctionnement, ed.
cit., p. 33-46
34
« J’en ai déjà dit assez pour qui sait me comprendre », Le Roman de Tristan, ed. cit., p. 333
35
Godefroy, Frédéric, Lexique de l’ancien français, Honoré Champion Editeur, Paris, 2000, p. 471
9
Serait-ce, de la part de Tristan, le désir d’éveiller -en elle- perspicacité, amabilité,
saveur ? En tout cas, ce qu’il semble paroler, c’est le souhait que son interlocutrice fût
sage- au moins au sens de subtilité. C’est l’homme qui, à présent, s’érige en détenteur de
segré. La femme qui entend (« son corage »).
Et la boucle pourrait être bouclée, puisque un Nous est engendré, fruit de la
compréhension des aveux…Je + Tu enfin mis en communication.
Au dire donc de sourdre-« dïent lur bon e lur voleir »- suivi, au coin d’une virgule, du
faire.
…A moins que…
Le topic ne soit modernement trompeur, faussement unifiant.
Que l’aveu n’ait été donné- et ignoré- d’entrée de jeu.
Expliquons-nous.
Le topic est celui qui « établit quelle doit être la structure minimale du monde mis
en discussion »37, déterminant donc les conditions d’existence de ce dernier.
Il pose un paradigme qui est censé, justement, se retrouver au niveau
syntagmatique. Dans notre cas, c’est l’aveu qui devrait, en tant que topic, se voir
illustrer, au fur et à mesure que l’on avance dans la connaissance de la fabula (au rythme
de l’intrigue).
Or, pour que l’horizon de cette attente soit pleinement atteint, nous devrions
pouvoir entendre un échange de mots couverts, se laissant précisément découvrir selon
une progression…logique.
Ce que nous avons fait, machinalement d’abord- tant le tiers exclu s’est imprimé
dans l’inconscience lecturante. La machine textuelle, mise en branle par le topic, a vite
fait d’enclencher sur une encyclopédie où la cohérence textuelle- par un acte
promptement manqué- persistait encore. Trace du XXIème siècle, propriété accidentelle à
déchausser absolument- pour intégrer le Moyen Age (même) fictionnel : oralité veut dire
évanescence, vacillation, indétermination. Pas vraiment de « fabula », si elle se définit
comme « schéma fondamental de la narration, logique des actions et syntaxe des
personnages, le cours des événements chronologiquement ordonné »38.
Voyons.
Bien avant le vers 72, le point est déjà mis sur le i. Yseult avait bien prononcé,
sans être comprise, des paroles comme « cest fol corage ». Elle avait encore énoncé -mais
rien ne permet de préciser si c’était à haute voix ou en aparté – des vers fougueusement
confus, du genre « ‘gr.sse me vient/…er si me tient/….elitier le cuer/…e en la mer/…sse
36
Pierrel, Jean-Marie (directeur de la publication), laboratoire ATILF, Centre National de la Recherche
Scientifique, Nancy - Université, http://www.atilf.fr/
37
Eco, Umberto, Lector in fabula, ed. cit., p. 142
38
Eco, Umberto, Lector in fabula, p. 144 (notre trad.)
39
Ibidem, p. 129
10
que fut l’amer/…t si amer/…je me mettreie »40. La triade mer-amer-amertume était donc
mise en présence, que ce soit au niveau du monologue ou du dialogue. Disjonction
interprétative pour le lecteur-modèle.
Si c’était le monologue ou l’aparté, Tristan pourrait encore ne pas comprendre -et
notre logique vingt-et-uniémiste serait sauvegardée. De même que la face positive de
Tristan le dialecticien.
Mais si, les guillemets (de notre édition) aidant, elle eût déversé d’ores et déjà son
secret, dans un discours adressé à Tristan où l’amer est associé au cœur en « delit »,
comment ne pas s’étonner de la voir se répéter (vers 40-43), causer à Tristan une
inexplicable (en ces termes encore nôtres) « dotance » ainsi que des demandes
d’explications faisant raisonner, de concert, narrateur et personnage ? Autour d’un déjà-
dit largement explicable sinon expliqué.
Or le positivisme est à bannir de toute encyclopédie médiévale. Notamment de
celle d’un Thomas, capable de cogiter copieusement sur des sujets qu’il affirme,
d’ailleurs, ne pas connaître directement41. Encore plus sur ce qu’il appelle « estrange
amor », sujet auquel, sans support empirique (« Por ce que esprové ne l’ai », nous
annonce l’auteur-modèle au vers 148, aussi nous fions-nous à tout ce qui pourrait,
textuellement, le présentifier), il consacre les vers 51-195 de son roman42.
Ce qui nous aide à configurer le public-modèle : désireux de redites, itérativement
jouissif face à la pulpe sonore des mots. Poétiquement libre de toute logique de la
non-contradiction.
Et ésolument différent de ce destinataire que nous avions pu configurer dans la
première partie de notre analyse, sous l’influence d’un topic moderniste 43 mais aussi sous
le poids de notre propre encyclopédie- jamais totalement délébile…
D’autre part, pour ce qui est de notre critère de pertinence dans ces promenades
inférentielles - la recherche des faces discursives – force nous est de soulever une
écrasante question : l’éclairage en + et – convenait-il à la description de notre objet?
N’était-il pas également fragile devant le torrent des paroles amèrement amoureuses ?
…La dotance tristanienne, on le voit, n’est que trop sainement contagieuse.
On a déjà signalé quelques situations où les faces tendaient dangereusement à se
confondre, où elles agissaient ensemble, visant, souvent par les mêmes moyens, des buts
difficiles à distinguer l’un de l’autre.
Ainsi en fut-il de l’expérience amère- mais point haïssable- qu’Yseult imputait à Tristan :
« Si vus ne fussez, je ne fusse,/Ne de l’amer rien ne sëusse ». Ce qui, oralement, s’entend
soit comme un reproche, soit, au contraire, comme une sorte de célébration émerveillée
de l’initiation qu’elle lui devrait, sinon comme …les deux à la fois.
Car la confusion est entretenue. Même lorsque les deux s’aimeront nu-mots, une certaine
rancune féminine pourra encore s’associer haineusement à l’amour-passion.
L’a-topic attraction et/ou répulsion, donc. Paradigme qui, tout en sélectionnant, n’élimine
pas. Paradoxalement conjonctif : dans la matrice de ce monde intra-narratif qu’est celui
40
« … …( ?) …me tient si fort…réjouit le cœur … sur la mer… que fut l’amour…si amer…je me
mettrais… », Le Roman de Tristan, ibidem, p. 331, vers 30-36
41
Op. cit., p. 384
42
Ibidem, manuscrit de Turin, édité sous le titre « La Salle aux images », p 381-391
43
Mais aussi, dans une certaine mesure, infléchie par l’opinion d’un Jean-Charles Payen, qui, dans
l’Introduction à son édition- Bordas, Paris, 1989, p. IX - (dont notre fragment est tristement absent),
affirmait sans détours : « Ce qui frappe dans ces textes est leur modernité »,
11
d’Yseult, la relation structurellement nécessaire Yseult aime Tristan et Tristan aime
Yseult est présente et absente à la fois. Cette propriété (structurelle !) se doit pourtant
d’être toujours présente, sinon elle ne saurait structurer un monde.
Or, dans le monde narratif de cette version de la légende, ce qui est vérifiable,
c’est l’interdépendance constitutive Yseult-Tristan, de quelque nature (affective) que ce
soit. Les états successifs de la fable nous les montreront donc vivre et mourir ensemble,
malgré tout et tous.
Cependant, le topic du Roman de Tristan (version de Thomas) nous semble devoir être
reformulé : l’amour de Tristan et Yseult ferait plus pertinemment place à une
complémentarité autre et indéfinissable en termes psycho-sociaux : haine et amour, face
négative et positive à la fois, puisque chacun représente la menace et la glorification
suprêmes de l’autre.
En effet, pour peu qu’on se penche sur les quelques vers dont nous avons-
aventureusement- tenté l’analyse, l’évidence s’impose : la scène des aveux expose autant
à la béatification qu’à la défiguration la plus redoutable d’autrui. Comme l’amour.
Le philtre, même in absentia, a de quoi neutraliser toute opposition érigée par la raison
raisonnante. Pour faire place, dirions-nous, à une raison résonnante.
Aussi voit-on la face se muer, imperceptiblement, en une sorte de halo noirement
rayonnant, se focalisant sur la vertu incantatoire de ce destin linguistique qui, en mer, fait
entendre à deux êtres l’amer-amèrement esmué par la Mère. Car c’est elle, l’absente
innommable dont le signifié hante ces remous de signifiants44.
Sans ramener tout à Œdipe- ou plutôt à cette Jocaste que l’encyclopédie médiévale ne
semblait pas tenir en affection45-nous entendons bien configurer, pour les besoins de la
description, une sorte de matrice, mais a-structurale, que nous proposons de désigner
comme la matrysse de l’être.
Nous allons tenter la construction d’un monde impossible, désignable, en nos
termes, comme « matrysse » : celui d’Yseult. Il s’agit d’un effort de structuration
redevable à Umberto Eco, dont les matrices de mondes narratifs nous ont inspirée autant
qu’intriguée. Voici donc, sous le jour de cette théorie46, le monde d’Yseult dans son
enfantement douloureux (au moment 0 de son existence narrative) :
Wy F M yEt
44
Cf Huchet, Jean-Charles, Tristan et le sang de l’écriture, PUF, Paris, 1990, p. 6
45
Voir, par exemple, le Roman de Thèbes et le traitement expéditif, misogyne dont elle jouit…
46
Eco, Umberto, Lector in fabula, ed. cit., chapitre “Structuri de lumi” (en traduction “Structures de
mondes”), pp. 169-233; voir aussi Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, traduction française par
Myriem Bouzaher, Bernard Grasset, Paris, 1992, notamment p. 222
12
Tristan » (et « Tristan est l’ennemi d’Yseult »). Voici pourquoi des verbes comme
« vengier » et « ocire » sont mis en vedette dès le début de cette scène dite des « aveux ».
En fait, la relation d’inimitié comprend plusieurs volets intégrables sous une même
catégorie. Tout d’abord, il y a tous ces sentiments vindicatifs qu’Yseult doit couver
envers celui qui est le meurtrier de son oncle et son propre geôlier : « …e fu merveille/ ne
vous ocis »47. Elle fait donc référence à un état antérieur de la fabula, autrement dit elle
accède au Wy1, épisode auquel on fait allusion, qui concerne le conflit tristanien (et
cornouaillais) avec le Morholt. On aurait dû introduire dans la matrice cet individu aussi,
auquel Yseult est structurellement liée. Ce sera donc notre individu l, actualisant la
relation avunculaire yNl : Yseult est la nièce du Morholt.
D’autre part, il entretient la relation structurellement nécessaire d’inimitié avec ce Tristan
qui la conquiert pour son oncle, la dépayse et se pose, volens-nolens, en cause première
de son malheur.
Une simple allusion à cette inimitié (vers 7-12) ne suffit pas à le rendre visible au niveau
des structures discursives. Mais il est indéniable que sa présence obsessionnelle peut être
repérée à celui des structures actantielles et idéologiques 48. Nous assumerons donc le
risque de mettre en visibilité cette présence.
Une autre omission de notre matrice est cet individu nommable la mère -et
scriptible sous la forme l’amer aux sens d‘amertume et de sentiment amoureux, mais
aussi sous celle de la mer. Dans notre notation, ce sera l’individu m, structurellement lié,
par le rapport de maternité M, à Yseult.
En fait, il s’agit ici d’une métaphore qui défie le modus ponens du monde d’Yseult et qui
causera à Tristan un même malaise signifiant. Les propriétés qu’on assignera donc à
[lamεR] seront des plus bizarres : féminine, geôlière ou plutôt captivante (C), aimable
(A) malgré son aspect pathologique (P).
Les deux protagonistes bercent donc leurs espoirs aux sonorités de [lamεR]-et se
lient structurellement à travers une eau maternellement agissante.
Mais il faut reconnaître que, du côté de Tristan, ce leurre langagier est vite
démythifié, percé à jour, raisonné. D’où l’existence, chez lui, d’une structure matricielle
qui n‘a rien à voir avec ce que nous appelions, chez Yseult, la « matrysse ». Sans vouloir
généraliser davantage, on est forcé à opposer ici l’homme Tristan à la femme Yseult, le
tiers exclus à l’omni-inclusion. La matrice à la matrysse.
Tentons d’abord une construction du monde d’Yseult tel qu’il se présente au moment de
la prise de conscience (un présent continu) de la fol’amor :
Wy2 F yEt yNl tEl mMy mCy mCt yAm tAm yPm tPm
y (+) [+-] + + + + +
47
Le Roman de Tristan, ibidem, p. 321, vers 7-8, en traduction « a été surprenant…je ne vous ai pas tué »,
p. 322
48
Eco, Umberto, Lector in fabula, ed. cit., voir chapitres 5, “Structurile discursive”, pp. 124-143, 6,
“Structurile narative”, pp. 144-168 et 9, “Structuri actantiale si ideologice”, pp. 234-248
13
t (-) [+-] + + + +
m (+) + + + + +
Féminine ; plus ou moins ennemie de Tristan ; nièce du Morholt, fille de sa mère; captive
de l’amer/ la mer/l’amour, capable d’aimer le mal dont elle souffre : telles seraient les propriétés
d’Yseult vue par elle-même. Si la féminité peut être considérée comme une propriété essentielle,
vu la forme d’érotisme pour laquelle le philtre avait été préparé, aucune spécification
d’essentialité ne saurait être assignée aux autres traits. A ce stade, c’est juste l’inimitié qui
constitue un caractère relationnel marquant, puisqu’il représente l’obstacle rationnel nécessaire à
la catalyse de l’amour ; le trait a ceci de particulier que sa présence est une forme d’absence,
puisque les deux ennemis sont en train, chacun de son côté, de faire la paix -ou le tumulte- de
l’autre. Cette propriété censée structurer la monde d’Yseult (d’où la décision de conserver les
crochets de l’alphabet d’Eco) ne fait que l’effondrer suite à l’abdication progressive à une
« amitié » d’un caractère autrement constituant. Et le monde d’Yseult n’a plus qu’à flotter
entre le + et le – de l’inimitié envers celui qu’elle appelle déjà « ami »…A la recherche
d’une problématique structuration.
Nous avons emprunté à Umberto Eco la coutume d’utiliser les parenthèses pour
les propriétés essentielles, les crochets pour les propriétés structurellement nécessaires et
l’absence de parenthèses comme représentation des propriétés accidentelles.
Quant au critère d’assignation des propriétés, c’est bien la présence d’un « topic »
susceptible de rendre compte du monde d’Yseult : ce fol corage (vers 22) auquel elle
voudrait sensibiliser Tristan. Nous avons pourtant bien fait remarquer le caractère relatif
de l’idée de topic, ainsi que sa sujétion à des négociations par les communicateurs.
Ce n’est donc plus l’aveu de l’amour (topic des éditeurs), mais la mise en
communication de deux mondes sous le signe d’une même folie. Autrement dit, le topic
retracerait ici une prise de conscience qui devienne, peu à peu, une prise en possession-
par l’autre et par ce mal. Mais un tel topic –au monde des personnages- ne se passe pas
de justifications (pour évident qu’il semble).
Si Yseult est liée à son oncle (yNl), ceci se justifie par le besoin tout médiéval
d’identifier un personnage féminin par rapport à quelque homme important de sa lignée.
Virilité vue donc comme un trait essentiel du Morholt. De son côté, le conflit Tristan- Le
Morholt (tEl) aide aussi à configurer le monde d’Yseult, puisqu’il constitue l’ingrédient
familial nécessaire –du point de vue narratif- à la folie amoureuse. Seulement, ce lien ne
saurait mériter les crochets d’une propriété structurellement nécessaire puisqu’il est mis
en éclipse par l’amour- qui saura lui substituer tout un monde où Tristan et Yseult se
définiront, des siècles durant, (amoureusement !) l’un par l’autre. Toute relation familiale
en sera forcément projetée aux périphéries de leur monde...
Le rapport Mère-Yseult (mMy) nous semble l’un des plus profondément
déstructurants du texte : c’est l’empathie maternelle qui crée le philtre. Et qui impose une
nécessité autre, mal structurable.
Et si m en vient à connoter la mer, on pourrait encore maintenir le trait
« maternité » puisqu’il s’agit d’un dedans tout aussi fécond pour la naissance de l’amour.
La captivité maternelle (mCy et mCt), maritime et aimablement amère a des
vertus bien paradoxales : les deux protagonistes l’entretiennent (plus ou moins
complaisamment) autant qu’ils la subissent. Tel semble, du moins, être le point de vue
d’Yseult. Par une sorte de court-circuit plus ou moins logique, on pourrait ainsi poser la
14
relation tMy du monde d’Yseult: Tristan et Yseult sont liés par la mère/la mer/l’amour.
Et l’entité m se mue en verbe : l’aimer passe à l’acte, à mesure que le monde d’Yseult
devient accessible à celui de Tristan.
Par ailleurs, les caractères aimable (A) et pathologique (P) de ce mal d’aimer
représentent à leur tour des propriétés dignes de figurer dans la matrysse d’Yseult, vu leur
caractère profondément déstructurant. Des propriétés hautement accidentelles, relevant
de l’aventure survenue en mer.
Et Yseult se plaît à entretenir l’ambiguïté, puisque [lamεR] dénotera bien l’amour,
en fin de compte, mais ne cessera jamais à connoter l’amertume d’un destin qui l’expulse
outre-mer (et outre-mère, en quelque sorte)…Elle le dira bien, d’ailleurs, dans un état
successif de la fabula- édité sous le titre « Dénouement du roman »- : « Lasse, caitive !
Grant dolz est que jo tant sui vive, / Car unques nen oi se mal nun/ En cest estrange
regiun. »49. La relation yMt restera donc ambiguë, désignant la haine autant que l’amour-
et, plus encore, l’emprisonnement malheureux : « Tristran, vostre cors maldit seit !/ Par
vus sui jo en cest destreit ! »50.
Telle serait donc, après tout éclaircissement et malgré la joie à laquelle elle
s’adonnera durant quelques pages, la matrice du monde d’Yseult, réduite aux individus
qui en forment le noyau :
Wy tMy tCy
y [+][-] [+][-]
t [+][-] [+][-]
m [+][-]
Car la plupart des propositions sont tout aussi vraies que leur contraire : tout dépend de
l’acception de l’amer.
Ainsi, Yseult éprouve non sans émerveillement (vers 41-43) un mal qui n’est pas mal à
vivre. De son côté, Tristan avoue être affecté- mais pas affligé -d’un mal en mer qui le lie
à Yseult (vers 65). Pourtant ce n’est pas un mal de mer (vers 68).
Tristan est prisonnier de l’amour. Mais à quel point puisqu’il n’en fuit guère l’anguisse ?
On dirait qu’il est libre d’en savourer la non- amertume.
Yseult, elle, est et n’est pas prisonnière d’un dedans oppressant. Elle veut (vers 44-45)
et ne veut point (vers 41-43) s’en libérer. En outre, elle identifie tout sentiment à
l’amertume, qu’elle rend omniprésente. Tel est le noyau de l’individu m pour elle : cette
amère consubstantialité de la mère/mer et de l’amour.
Les trois dimensions du monde d’Yseult- son Moi, l’Autre et le mal- en font un monde
structurellement impossible, puisque les propriétés assignables à la lumière du topic
proposé par le texte- celui du « fol courage »- ne sont jamais ni pleinement présents, ni
carrément absents. Autant dire une matrysse. Ou, dans les termes d’Umberto Eco, un
monde structurellement impossible.
Mais tel n’est pas le cas de Tristan (ou de son Wt). Lorsqu’il prend la parole- lors
de la scène dite des aveux, sa compétence encyclopédique arrive à décapiter la métaphore
à trois têtes nourrie par Yseult.
49
« Hélas ! malheureuse que je suis ! Quelle douleur pour moi d’être encore en vie car je ne connais que le
mal dans ce royaume étranger », Le Roman de Tristan, ed. cit., p. 401
50
« Tristan, puissiez-vous être maudit ! C’est à cause de vous que je me trouve dans cette détresse », p. 401
15
Ou, mieux, il pose une « disjonction interprétative » : soit le mal de mer, soit l’amour51 :
toute amertume est exclue.
Pour lui, d’ailleurs, suite à la réponse d’Yseult, un seul monde est possible- et fort
bien structuré, semble-t-il, puisque purgé de toute contradiction :
Wt tAy tCy
t [+] [+]
y [+]. [+]
16
Yseult peut donc le seconder dans la création de ce monde où « ambedeus sunt en
esseir »55. Une matrice vient d’émerger. A l’oubli de toute matrysse, puisque la propriété
[amoureux] est présente, donc susceptible de prédiquer un monde possible, partagé par
les deux futurs amants.
C’est ici que l‘amour se laisse identifier sans voile, c’est maintenant que les
protagonistes s’adonnent aux joies et se soumettent aux coutumes de l’aimer. De son
côté, Yseult plaidera donc, avec Tristan, pour le laisser-aimer. Et le monde de l’amour,
tristanien par excellence, comptera la suivante d’Yseult au nombre de ses adhérents. Pour
l’instant, la bataille des mondes est trist(an)ement gagnée.
Pas la guerre…
55
Op. cit., « tous deux vivent dans l’espoir », p. 332
56
Ibid, vers 90-91, « plus l’un d’entre eux s’abstient, plus il se prive. Joyeux ils continuent le voyage », p.
334
17
Et pourtant, les deux aspirent indiciblement à cette aura de martyr qu’ils ne
cessent de figurer, à tous les sens du terme. Ils réclament, inconsciemment, l’honneur de
souffrir d’un mal invraisemblable, a-humain entre tous.
Yseult la première : « Merveille est k’om la mer ne het/ Que si amer mal en mer
set, /E que l’anguisse est si amere ! »57. On pourrait interroger, dans ce sens, le mot
« om », qui, au-delà de son sens pronominal, charrie encore son ontologie nominale –
qu’il ne convoque qu’en vue d’un dépassement encore virtuel…L’opposition om- mer
s’enrichit d’ailleurs du sème [+viril] qui s’y amalgame, tandis que, du côté marin et
maternel, « elle » lui prépare déjà une sorte de nimbe du malheur, face positive
puisqu’elle est une source à émerveillements prometteurs.
Mais oyons Tristan : « Ly miens mal est del vostre estrait. / L’anguisse mon quer
amer fait,/ Si ne sent pas le mal amer »58. Il se compare implicitement à Yseult, non sans
en tirer quelque gloire (ne fût-ce que celle d’être à la hauteur- tragique par excellence-
des attentes sous-communiquées par elle).
D’autre part, il est valorisant aussi de faire naître un consensus, une conjointure,
une communion dans l’ « anguisse »…Les faces des amants- investies comme positives-
se fondent dans un Nous rayonnant ou obscur- au besoin. Une sorte d’aura –nébuleuse
qui constitue la Face-au-couple.
C’est justement Tristan qui en fournit le noyau. Pour lui, en effet, il s’agit d’oeuvrer à
l’implantation, voire à l’expansion de son monde possible ; autrement dit, à sa radiante
actualisation. Et c’est un Roman de Tristan que nous lirons. Un univers dont le mot
« amur », au nu de sa première prononciation, représente la face et l’envers, la fragilité et
la gloire. Au-delà de tout + ou -
Et c’est bien à une sorte de gloire (noire) que vise, peut-être, notre narrateur
lorsqu’il affirme, à la fine fin du roman, le caractère exemplaire de son récit, ainsi que sa
haute pertinence, indépendamment du type de public :
« Pur essample issi ai fait/Pur l’estorie ambelir, / Que as amanz deive plaisir, / E
que par lieus poissent troveir/ Choses u se puissent recorder »59. Le monde narratif est
voué à une propagation obscurément solaire, d’amplitude bien supérieure à la portée de la
morale sur les esprits du temps. Rien que le titre d’ « amant » - et l’être s’en trouve
ennobli, élevé aux sommets du modèle.
Car aimer à la folie, à la mort même, se doit de représenter, par-dessus toute loi,
un idéal. De quoi auréoler, par-delà leurs faces, ces mondes parlant d’un Tristan -et d’une
Yseult.
BIBLIOGRAPHIE
Corpus
57
Ibid, vers 42-43, « Il est étonnant que quelqu’un qui connaît un mal si amer en mer, et qui se sent i
amèrement oppressé, ne haïsse pas la mer (l’amour) » , p. 332
58
Op.cit., vers 65-67, « C’est l’oppression qui rend mon cœur bilieux (amer), et pourtant je ne ressens pas
ce mal comme étant amer », p. 333
59
Op. cit. ,vers 49-53, « J’ai agi ainsi pour offrir un modèle et pour embellir l’histoire afin qu’elle puisse
plaire aux amants et afin qu’ils puissent, en certains endroits, se souvenir d’eux-mêmes. », p. 480
18
Thomas d’Angleterre, Le Roman de Tristan, in Lacroix, Daniel, Walter, Philippe
(éditeurs, traducteurs, commentateurs), Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga
norroise, Librairie Générale Française, Paris, 1989
Thomas d’Angleterre, Le Roman de Tristan, in Payen, Jean Charles, Tristan et
Yseut, Bordas, Paris, 1989, réédition Maxi-Livres, Paris, 2004
Perspectives théoriques
19