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Georgette! 22-23

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Farida Belghoul

Farida Belghoul (née le 8 mars 1958 à Paris) est


une militante politique française et
ancienne enseignante,
également romancière et réalisatrice. Dans la
première moitié des années 1980, elle se fait
connaître en tant que militante antiraciste ; elle est
alors proche de l'extrême gauche. À partir de 2013,
elle connaît une nouvelle notoriété du fait de son
engagement contre la « théorie du genre », dans le
cadre duquel elle se rapproche de l'extrême droite.
Farida Belghoul est l’auteure de deux romans:
–Georgette! (roman), Paris, Barrault Editions,
1986 (prix Hermès du premier roman, réédition en
2013 chez Kontre Kulture).
–Opus 2 (roman), Paris, Barrault Éditions, 1999.

Et la réalisatrice de deux films,


–C’est Madame le France que tu préfères.
Histoire d’une fratrie de la seconde génération
(1983) et
–Le départ du père: un immigré à la retraite
rentre définitivement au pays en compagnie de sa
fille née en France (1984).
Littérature de banlieue
« Ce n’est que dans les années 1970, avec la sédentarisation
des populations d’origine maghrébine, que l’on commence à
reconnaître dans la vie de banlieues une véritable dimension
culturelle. Depuis lors, les termes servant à désigner ce champ
culturel, n’ont cessé de se succéder. « Culture immigrée »,
« culture beure », « culture franco-maghrébine », « culture
issue de l’immigration », « culture de la banlieue », « cultures
urbaines », « culture de la rue » : chacune de ces expressions a
été le site de débats âpres et parfois confus. »*
* - Alec G. Hargreaves, (Florida State University), « Une culture
innommable ? », in Cultures transnationales de France – Des « Beurs »
aux… ? , Hafid Gafaïti (éd.), L’Harmattan, 2001, coll. Etudes
transnationales, francophones et comparées, pp.27 à 36. Citation, p.27. Cf.
la suite de l’article pour éclairer chaque expression dans leur contexte.
Banlieue
Le « phénomène des banlieues » est une spécificité française, il est le résultat
d'une grande opération menée entre les années 1950 et 1970 pour répondre à la
croissance économique et à l'expansion démographique. Entre 1953 et 1973
apparaîtront notamment «des "zones urbaines" à la campagne: 195 ZUP (zones à
urbaniser en priorité) regroupant plus de 2 millions de logements -de type HLM
locatif essentiellement ». L'idée était à ce moment de construire le plus
rapidement possible et en très grande quantité des logements bon marché qui
pourraient répondre à plusieurs fonctions telles que « résorber l'existence des
bidonvilles, faire face à l'exode rural, accueillir les rapatriés d'Afrique du Nord et
la main d'œuvre immigrée, mais aussi offrir un toit aux jeunes ménages et aux
cadres moyens.» À partir de 1977 avec la loi Barre, les cités HLM se vident
progressivement de la classe moyenne pour laisser place à la population fragilisée
par la crise économique. (Avenel, 2007, p.25)
Littérature de banlieue
• Banlieue: “ceinture rouge” (PCF) jusqu’au
milieu des années 80.
• La Littérature de banlieue met en scène les
minorités d’origine etrangère qui vivent “de
l’autre côté du périph’” (cités defavorisées,
appauvries, subissant en plein les
changements économiques survenus en
France depuis le milieu des années 70).
• La littérature de banlieue partage le destin
de plusieurs autres littératures d’expression
française:
– Littérature de l’immigration (maghrebine, mais
non seulement);
– Littérature “beure” (Azouz Bégag, Faiza
Guène, ...);
– Littérature francophone de l’Afrique noire et du
Maghreb.
– Littérature de l’exil
Cependant:
• Les littératures beure et de l’immigration
revendiquent une reconnaissance nationale;
• Les littérature de l’Afrique Noire et
Maghreb nous parlent de «là-bas»
• La lb est explicitement celle des iciens
(Djamel Debbouze)
• Littérature réaliste; elle parle des gens d’ici.
• Elle illustre l’intrusion récente des cités et des
quartiers dits “sensibles” dans l’espace public.
• L’aventure picaresque est sa prémière
caractéristique.
– Deplacement (cités – Paris) (cités- Pays d’origine)
– Transports en commun
Des années 1980 au début des années 1990,
les perspectives théoriques postcoloniales
demeurent inconnues en France. Pourtant, les
questions que souligne le mouvement «beur»
s'inscrivent dans un même ordre d'idées que
celles des théoriciens postcoloniaux
anglophones pour qui la question de l'identité
culturelle est un enjeu principal. L'identité
mouvante et évanescente que décrivent les
théoriciens postcoloniaux correspond
sensiblement à l'identité controversée et
poreuse que tend à définir le mot «beur».
C'est dans ce contexte qu'émerge un
mouvement littéraire dont se revendiquent
principalement de jeunes artistes français
issus d'origines maghrébines: la littérature
«beure». Ce mouvement propose une identité
réinventée pour les enfants de l'immigration
en France. Il se réapproprie la figure
stéréotypée de «l'Arabe» pour remettre en
question la discrimination structurelle et
systémique dont souffrent les Français issus
de l'immigration post-coloniale.
littérature « beure»
Georgette ! de Farida Belghoul appartient en effet à
la littérature « beure».
Le mot « beur» fait son entrée dans les dictionnaires
français au milieu des années 1980. Il est apparu
publiquement pour la première fois avec la fondation
de Radio beur en 1981. Il a été récupéré par les
médias en décembre 1983, lors de la «Marche pour
l'égalité et contre le racisme» que la presse a diffusé
aussi sous le nom de la « Marche des Beurs ».
Dès lors, les définitions se multiplient et se diversifient.
Néanmoins, elles désignent généralement les enfants
d'immigrants d'origines maghrébines. L'expression
controversée « Immigré de la deuxième génération» est alors
popularisée. Michel Laronde souligne d'ailleurs l'ironie de
cette expression: «Par définition, il n'y a pas d'immigration
au-delà de la "première génération", sinon sous forme de
préjugé. » (Laronde, 1993, p.55) L'origine du mot « beur» est
trouble. Plusieurs s'entendent pour dire que le terme viendrait
du verlan. Le terme serait une double inversion syllabique du
mot « Arabe» : de « Arabe », à « Rebeu », à « Beur ».
Michel Laronde explique que le terme viendrait du mot «
Arabe », mais qu'il aurait été inversé une seule fois (Laronde,
1993, p.52). L'inversion donnerait Bera considérant la
disparition de la voyelle a qui se double dans l'inversion
syllabique (Be-ra-a). La transformation de bera à beur serait
due à une prolifération du son eu dans le verlan. Le son eu
remplace généralement les sons e, a et i comme dans les
expressions populaires keum (mec) et keuf pour (flic). Ainsi,
Bera se serait transformé en Beura, pour devenir Beureu.
Finalement, la perte de la voyelle finale, répandue dans le
processus de transformation du langage oral, serait la dernière
modification qui ferait du terme « Arabe» le mot « Beur ».
On s’accorde désormais à dire que le terme « beur »
date du tout début des années 1980 et que ce sont les
enfants des immigrés maghrébins, ou immigrés de
seconde génération, qui se le sont attribué afin de se
soustraire aux dénominations considérées péjoratives
imposées jusque-là par la communauté française.

Les parents des Beurs sont venus en France dans les


années 1950, 1960.

La banlieue parisienne devient le « lieu


géographique du roman beur»
Les premiers romans beurs ont été rédigés dans les années
1980.
Le premier de ces romans est Le thé au harem d’Archi Ahmed
de Mehdi Charef, qui date de 1983.
Le corpus du roman beur s’est ensuite élargi et de nouveaux
talents ont vu le jour. La littérature beure est une littérature de
transition entre deux générations et entre deux pays.
On a souvent reproché aux romans beurs leur
manque de littérarité.
Le terme « beur » a en outre été contesté par une
partie des écrivains auxquels il était appliqué.
L’appelation a ses limites puisqu’elle tend à
présenter comme homogène un groupe et une
production qui ne le sont pas.
Il est donc important de garder à l’esprit le fait que
ce terme recouvre une réalité hétérogène. Belghoul
par exemple prend ses distances vis-à-vis de cette
appelation lorsqu’elle déplore la « nullité » de la
production “beure”.
« La littérature en question est globalement nulle […] D’un
point de vue littéraire, elle ne vaut rien ou presque » écrit
Belghoul en 1987, l’année suivant la publication de
Georgette !
Elle répond ainsi aux questions de Tahar Djaout qui interroge
« quelques auteurs ‘beurs’ ou s’y apparentant » sur la
nature de la littérature beure. Belghoul reproche aux
écrivains beurs de croire « que la vie est un roman ».
L’écriture beure « ignore tout du style, méprise la langue, n’a
pas de souci esthétique, et adopte des constructions
banales. Cette écriture ressemble à la dernière respiration
que l’on prend avant de couler ».
Belghoul reproche aux écrivains beurs de
limiter leur travail au témoignage
sociologique destiné à un lectorat français,
par opposition à un interlocuteur « intime […]
privé (soi-même par exemple) » puisque «
l’écrivain doit être son premier lecteur ». En
dénonçant les écueils de l’écriture beure,
Belghoul définit par contraste ce que son
roman n’est pas.
Georgette ! ne se limite pas au témoignage
sociologique. L’écriture de Belghoul n’est ni mépris
de la langue, ni ignorance du style, bien au contraire.
En outre, le recours au monologue intérieur et la
présence d’éléments autobiographiques dans le
roman semblent indiquer que l’interlocutrice
principale de la narratrice est l’auteure elle-même.
Le roman Georgette ! a été remarqué pour ses
qualités littéraires exceptionnelles.
Titre
Le titre Georgette ! est comme un cri jeté au
visage du lecteur. Bref et agressif en raison du
point d’exclamation, il est également
trompeur puisque « Georgette » n’est pas le
prénom de la narratrice, ni celui d’aucun des
personnages du roman.
Titre II
Le titre Georgette ! n’est en rien révélateur de
l’identité de la narratrice. Au contraire, il souligne le
fait que son identité est, et reste, un « secret de
guerre » (G 72). Attribuer le prénom « Georgette » à
la narratrice pour simplifier les choses, comme l’ont
fait certains critiques, serait alors aller à l’encontre
du discours de la narratrice, puisque son but est
justement de se soustraire à toute nomination.
stratégie identitaire
Dans Georgette!, la stratégie identitaire mise en
place par la narratrice consiste en un mouvement qui
fait aller le lecteur du prénom « Georgette » à
l’absence complète de nom.
Tout d’abord, le titre du roman de Farida Belghoul
est trompeur : Georgette n’est pas le prénom de la
narratrice, ni celui d’aucun des personnages du
roman.
Le nom
Pour la narratrice, signer « Pierre, Paul, ou
Jean » (G 147) c’est signer d’un prénom
français, mais c’est également signer du nom
de n’importe qui, du nom du premier venu.
C’est alors se fondre dans une masse
anonyme, mais franco-française. Or, c’est ce
que la narratrice refuse à tout prix.
Au cours de son entretien avec la vieille
femme, la narratrice imagine la réaction de
son père s’il apprenait que sa fille signe d’un
nom français :

J’t’envoye à l’école pour signer ton nom, à la finale,


tu m’sors d’autres noms catastrophiques. J’croyais
pas ça d’ma fille. J’croyais elle est intelligente
comme son père. J’croyais elle est fière. Et r’garde-
moi ça : elle s’appelle Georgette ! (G 147-8)
La narratrice rejette ainsi l’identité française, sans
toutefois adhérer explicitement à l’identité
maghrébine, puisqu’elle ne nous dit pas son véritable
prénom. Le prénom Georgette, comme les prénoms
Pierre, Paul et Jean, est un prénom franco-français,
mais féminin cette fois. Farida Belghoul dit avoir
choisi ce prénom car en raison de ses sonorités, il
serait le prénom français le plus étranger à l’oreille
d’un locuteur arabe. Il signifie donc l’altérité et
l’étrangeté française dans la bouche du père de la
narratrice.
Dès lors, aucun des membres de la famille
maghrébine n’a véritablement de prénom qui
l’individualise : la narratrice se contente de
désigner ses proches par le lien de parenté qui
les lie, (père, mère ou frère)
Dans le roman de Farida Belghoul nous allons
de « Georgette », le prénom annoncé par le
titre, à l’absence totale de prénom. La
stratégie identitaire de la narratrice ne
consiste pas à dévoiler l’identité mais, au
contraire, à la voiler de plus en plus.
L’intrigue du roman Georgette !

Concentrée en une journée, celle où la


narratrice débute l’apprentissage de l’écriture
à la plume à l’école française.
Lieu
L’espace géographique du roman, comme sa
durée, est restreint puisque l’action se déroule
entre l’école et la maison de la narratrice. Un
indice nous permet de situer l’action à Paris,
ou dans sa banlieue : on apprend en effet que
le père de la narratrice est employé municipal
de la Ville de Paris.
Temps
Bien que l’action soit concentrée en moins de vingt-
quatre heures, par le biais de retours en arrière
fréquents, le lecteur découvre quelques événements
passés de l’enfance de la narratrice. Le récit ne se
déroule pas de façon linéaire mais plutôt de façon
verticale : à un premier niveau narratif la narratrice
relate sa journée à l’école. À un deuxième niveau, elle
nous raconte des événements passés que les événements
présents évoquent pour elle. À un troisième niveau,
elle nous fait part de ses fantasmes et de ses
hallucinations.
Fin
À la fin du récit, la narratrice est poursuivie
dans les rues par la voiture de la maîtresse et
le roman s’achève ainsi, sans point final :
Je grille un feu et je traverse. Le bonheur est dans…
La roue de la voiture est sur mon ventre.
J’ai déchiré mes vêtements. Je suis toute nue comme une saleté. Je saigne sur la rue. J’ai joué
ma chance : manque de pot. J’étouffe au fond d’un encrier (G 163)
Forme
La narratrice ne sait pas encore écrire, aussi le
roman se présente-t-il sous la forme d’un long
monologue intérieur, entrecoupé de
dialogues réels ou fictifs entre la narratrice et
son entourage : les membres de sa famille,
l’institutrice, sa copine Mireille et une vieille
femme.
Langue
Dans le cas de Farida Belghoul, l’arabe est la
langue de ses parents et nous verrons
comment cette langue est représentée dans
Georgette !
(narratrice dont l’identité est d’entrée de
jeu problématique et présentée comme telle)
Déchirure
La narratrice, dont nous ignorons le prénom, est âgée de sept
ans. Elle est visiblement née en France de parents algériens
immigrés, ce qui fait d’elle une « beure ».
La narratrice est tiraillée entre deux mondes qui lui imposent
deux systèmes de références culturels antithétiques. À la
maison, la petite fille doit se soumettre à la loi imposée par
son père et au mode de vie et à la culture algériennes, tandis
qu’à l’école, elle doit obéir aux instructions de la maîtresse et
tenter de s’adapter aux coutumes françaises.
Ces deux systèmes de référence se contredisent, ce
qui provoque chez la narratrice une véritable
déchirure.
Tiraillée de toutes parts, elle est traitée à l’école
comme une étrangère, tandis que, chez elle, on lui
reproche d’être trop française.
La narratrice est dès lors en proie à une profonde
crise identitaire.
Objets
L’objet qui cristallise la tension de cette journée d’école
est le cahier de la narratrice. Lorsque l’institutrice
cherche les devoirs de la jeune écolière, elle ne trouve
que des pages blanches. Or les devoirs se trouvent de
l’autre côté du cahier, là où son père lui apprend à
écrire en arabe, c’est-à-dire à l’envers du cahier selon la
perception française. Lorsque la narratrice réalise que
c’est l’institutrice qui a numéroté les pages du cahier la
première et a ainsi établi le sens, elle remet en cause le
bien fondé du savoir et de l’autorité paternels.
Pendant la journée, elle apprend le français et le soir son père
lui apprend l’arabe. Dès lors, le cahier de la narratrice devient
le lieu où se cristallise cette opposition entre langue française
et langue arabe. Le père de la narratrice lui apprend à écrire
en arabe, c’est-à-dire de droite à gauche et de haut en bas,
mais aussi à l’envers d’un cahier français. Or pour la
narratrice, c’est son père qu’elle a vu le premier écrire dans
son cahier, c’est donc lui qui en a établi le sens vrai : « Un
jour, il ouvre à l’endroit mon cahier tout neuf » (G 43). Mais
ce qui est l’endroit pour le père est l’envers pour
l’institutrice :
Mon cahier dans les mains, elle recherche mon écriture. Et
ne trouve que des feuilles blanches. […] Mon écriture est de
l’autre côté ! […] Elle feuillette toujours les dernières
pages ! Pourtant il est pas compliqué mon cahier : les
dernières pages sont usées. (G 41-2)
Par conséquent, la narratrice est déroutée par l’endroit et
l’envers, différents selon la culture arabe ou occidentale. Elle
est incapable de déterminer qu’elle est la première page de
son cahier. Elle commence à douter de ses certitudes et ne
sait plus qui de son père ou de l’institutrice a raison :
Mon cahier est sous mes mains. À l’envers ou à l’endroit ?
(G 57)
Finalement, quand l’institutrice lui montre les pages qu’elle a
numérotées, la narratrice comprend que le sens instauré par
son père est l’opposé du sens imposé par son institutrice :—
C’est facile, pourtant, de reconnaître l’endroit de l’envers !…
Regarde : page numéro 1… J’ai numéroté chaque page…
[…] Son ongle rouge tape sur le numéro 1. (G 57)
L’institutrice est celle qui la première a établi le sens
du cahier. Cette découverte conduit la narratrice à
remettre en cause l’autorité de son père, et la
légitimité de son enseignement :
Je croirai plus jamais ce que je vois. J’ai vu mon
père écrire le premier sur mon cahier, et j’étais fière
de lui. Pourtant, c’était pas vrai : il était le
deuxième. J’étais fière comme une andouille. […]
C’est le premier écrivain qui donne le sens à mon
cahier, c’est pas le deuxième ! (G 57-8)
La narratrice réalise que l’institutrice avait numéroté
les pages de son cahier à son insu et ce avant que son
père ne commence à écrire sur le cahier.
L’institutrice est donc celle qui a établi le sens
originel du cahier et de l’écriture. Elle a en quelque
sorte fait la conquête de l’espace textuel la première
et, dès lors, elle est, à double titre, la maîtresse
(maître et institutrice) du sens. Pour la narratrice, il
faut absolument que soit l’institutrice, soit son père,
ait tort. Les deux ne peuvent avoir raison. La petite
fille a besoin de repères stables et fiables. Elle n’est
pas en mesure de comprendre que, d’un point de vue
arabe, son père a lui aussi raison.
L’éclatement et la duplicité du corps de la narratrice sont
symboliquement représentés par le fait qu’elle porte des
chaussettes dépareillées : l’une est verte, l’autre est rouge.
La narratrice personnalise ses chaussettes « orphelines » (G
14), insistant sur leur manque d’homogénéité : « Deux
orphelines malgré tout c’est pas une même famille ! » (G 14).
Cette disparité nous renvoie à la narratrice, partagée elle
aussi entre deux couleurs, entre deux pays. Or, la narratrice
cherche à cacher cette absence d’homogénéité entre ses deux
chaussettes, car elle craint que la maîtresse ne remarque ses «
orphelines ». Pour cela, elle échange sa jupe contre un long
survêtement, et opte pour des baskets montantes « et du coup,
[s]es chaussettes disparaissent » (G 14). La narratrice veut
cacher aux yeux des autres le caractère hybride de son
identité, qui est une identité multiple.
Père
En raison de son origine algérienne et de son
appartenance à une famille de type traditionnel, la
narratrice a été éduquée dans un cadre où le père a
tout pouvoir sur ses enfants, d’autant plus sur ses
filles. Son autorité et son pouvoir au sein de la famille
ne doivent pas être contestés. Cependant, à l’intérieur
de la société française, l’autorité du père algérien
apparaît comme un « abus de pouvoir » car si le père
est « survalorisé à l’intérieur de la famille, potentat
éclairé ou non du foyer », il est « en même temps,
travailleur immigré dévalorisé, au bas de l’échelle
sociale d’une société qui les exclut. » (Mecheri 45)
Alors que la narratrice voue un certain respect
et une certaine admiration à son père, elle le
considère en même temps comme un idiot
indigne d’être présenté à l’institutrice. Le
discours de la petite fille au sujet de son père
se contredit constamment.
Crise identitaire
Dans Georgette ! c’est le père qui au départ
établit le sens (sens du cahier de l’écolière).
Mais, confrontées au monde extérieur, les
normes instaurées par le père volent en éclats.
La dualité des instances narratives est ainsi
révélée au grand jour : la narratrice de
Georgette ! est divisée entre deux cultures.
L’endroit et l’envers
La problématique du sens est illustrée de
manière très tangible dans Georgette ! où
deux cultures s’affrontent sur le terrain de la
langue et, plus particulièrement, celui de la
langue écrite à travers le personnage du père
et de l’institutrice ; l’enjeu de leur
affrontement est l’établissement du sens de
l’écriture.
Au temps de la colonisation, les Français
imposaient leur langue aux peuples colonisés
en créant des écoles où la langue française
était obligatoire, ainsi qu’en faisant de la
langue française la langue officielle du pays.
Il s’agit dans ce cas d’une colonisation
culturelle qui peut être assurée par le biais de
l’éducation.
Dans Georgette ! on retrouve dans chaque
camp (famille- père; école- maîtresse) cette
volonté d’apprendre à la jeune fille sa langue,
d’ainsi définir le sens de l’écriture et, donc,
d’établir la langue de référence afin de
s’approprier un peu plus l’enfant. Il s’agit du
français pour l’institutrice et de l’arabe pour
le père.
Un autre épisode de Georgette ! illustre cet affrontement
entre deux pôles, mais cette fois-ci ce sont deux nationalités,
plutôt que deux cultures, qui s’affrontent. Le jour de la leçon
d’écriture, la narratrice se couvre la main d’encre bleue,
l’encre de l’institutrice avec laquelle elle doit apprendre à
écrire en français :

Mon doigt au bord du verre a glissé dedans. […] Il est tout


bleu et sale. […] Je me salis la main jusqu’au coude. Le bleu
dégouline sur mon bras » (G 20).
Or, cet incident lui remémore immédiatement un autre
souvenir, mais où cette fois, c’est la culture algérienne qui est
mise en avant : « Un jour, ma mère a dessiné dans ma main
un croissant de lune et une étoile » (G 20). Ce sont les deux
symboles du drapeau algérien que la mère a dessinés au
henné sur la main de sa fille. Si elle trouve ce dessin « joli et
magnifique » (G 20) tant qu’elle est à l’intérieur de la maison
de ses parents, où la culture maghrébine domine, en revanche,
dès qu’elle se retrouve dans la rue, c’est-à-dire dans un
environnement français, elle s’empresse de cacher sa « main
dégueulassée par la terre rouge » (G 20), car le dessin ne lui
plaît plus du tout.
Afin d’échapper « à cette dichotomie de
l’appartenance nationale » (Delvaux 682), la
narratrice choisit de masquer sa véritable
identité et de se construire de fausses
identités, afin de tromper son entourage.
Identités multiples

Pour les enfants français, comme Mireille, la


narratrice du roman de Farida Belghoul est
avant tout une arabe. En dépit des efforts faits
par la petite fille pour adopter la démarche
d’un « vieux de soixante-dix ans » (G 9)
Mireille lui lance : « — Ça se voit que t’es
l’arabe comme tu marches» (G 12).
Aux yeux de Mireille, la narratrice n’est pas
seulement perçue comme « l’arabe ». Elle est
également une indienne : « — C’est rigolo,
z’donne le pot rouze à une peau rouze ! »
Qu’elle soit traitée comme « l’arabe » ou
comme une « peau rouge », le roman expose
l’aliénation mentale dont la narratrice est
victime, puisque son entourage tente de lui
imposer des identités antithétiques qui ne
peuvent coexister : une identité française
(Georgette, Pierre, Paul ou Jean), une identité
arabe et une identité indienne ou sauvage.
Identité indienne
L’identité indienne occupe un statut particulier cependant. En
effet, les Indiens symbolisent l’altérité dans le roman de
Farida Belghoul. Lorsque les membres de la famille de la
narratrice regardent un Western à la télévision, ils adhérent à
la cause, bien que désespérée, des Indiens. C’est par solidarité
qu’ils choisissent le camp des opprimés et des vaincus de
l’histoire. Cependant, la narratrice ne nie pas la violence à
laquelle ont recours les Indiens ; elle ne les idéalise pas.
L’image des Indiens est intéressante dans la mesure où, après
avoir été rejetée par la narratrice, parce qu’elle est aliénante,
elle est ensuite reprise par la petite fille car elle présente une
stratégie possible de résistance à l’envahisseur : le
déguisement.
Le déguisement
Le déguisement permet de garder l’identité secrète en la
rendant insaisissable et changeante : « C’est des malins ! Ils
cachent leur figure sous la terre. Ils se déguisent en terre
rouge et le cow-boy est perdu : il peut jamais les reconnaître
nulle part. La carte d’identité des indiens est un secret de
guerre. Il est gardé éternellement même si le cow-boy les
torture. Personne connaît la vraie figure des indiens. » (G 72)
Le thème du déguisement est particulièrement significatif
dans ce roman et nous verrons en quoi il contribue à la
construction d’un véritable « jeu » de rôles. Ce qui nous
intéresse pour l’instant est de montrer en quoi la narratrice est
perçue comme autre par son entourage, et dès lors comment
elle est poussée à se percevoir comme étrangère à elle-même.
Identités multiples - Corps
Face à toutes les identités que l’on cherche à
lui coller à la peau, la narratrice subit une
véritable déchirure, qui se traduit par la façon
dont elle perçoit son propre corps.
Masques
La narratrice du roman de Farida Belghoul se
couvre le visage de plusieurs masques. En
endossant différents rôles, elle se construit un
« je » de rôles par le biais du jeu de rôles.
« un vieux de soixante-dix ans »
Ainsi, au tout début du roman, elle est dans la cour de l’école
et afin d’être respectée, elle mime « un vieux de soixante-dix
ans » (G 9) : « j’ai le dos courbé, mes yeux regardent par
terre. Je fronce les sourcils et je croise les doigts dans mon
dos » (G 9). En endossant le rôle d’un homme de soixante-dix
ans, elle espère obtenir le respect qui lui est refusé du fait de
son jeune âge (elle n’a que sept ans), du fait de son sexe
(c’est une fille) et du fait de son appartenance ethnique : elle
est beure.
Elle s’identifie si bien à son rôle qu’elle s’indigne lorsque ses
camarades de classe la bousculent : « C’est incroyable dans
cette école ! Les filles bousculent les vieux et la maîtresse ne
les punit même pas ! » (G 10) Elle adhère totalement à son
rôle et ne conçoit pas que son entourage ne soit pas trompé
par sa ruse. Plus tard dans la journée, elle endosse à nouveau
le rôle du « vieux » : Avec un effort immense, je fais un pas
avec deux jambes mortes. Puis encore un autre. Je marche
lentement, tout doucement. Je suis un vieillard paralysé ;
malade en plus. Il est foutu, le vieux. Dans une seconde, il
s’écroule par terre et crève aussitôt la bouche fermée. (G 118-
9)
Afin de ne pas être enfermée dans une identité
unique, la narratrice doit constamment
changer de masques ; elle est successivement
« une petite araignée » (G 22, 29), un « petit
chat sauvage » (G 41, 50, 63), « un peau
rouge » (G 71), une fleur : « Flip, Flip, je me
rafraîchis, je bois de l’eau avec mes pieds. Je
suis une fleur » (G 103).
Le foisonnement des identités factices
endossées par la narratrice est destiné à
brouiller les pistes, à déstabiliser le lecteur,
qui dès lors, ne sait plus où se trouve l’identité
du personnage.
Le masque de « peau rouge » revêt cependant
un statut particulier : en effet, ce sont d’abord
les autres qui collent cette identité d’indienne
à la narratrice de Georgette !, mais elle la
reprend ensuite à son propre compte pour la
sublimer.
Peau Rouge
La narratrice s’approprie cette image car elle y voit une
certaine beauté et un moyen possible de transcender
son identité : « J’ai réfléchi ! Finalement, je suis la
fille d’un grand chef Peau Rouge, mon frère est son fils
et ma mère est une reine. À côté de moi, Mireille c’est
une clocharde ! Elle a pas de chance. » (G 86-7) Cet
extrait montre que l’identité de chaque membre de la
famille de la narratrice est redéfinie et valorisée en
fonction de l’identité indienne. Ainsi, « [d]e son père,
éboueur, et de sa mère, femme de ménage, elle fait des
héros fabuleux » (Chaulet-Achour 137).
En outre, les objets et les événements du quotidien
sont désormais vus à travers le masque de beauté
indien que porte la narratrice. Quand la famille
rassemblée regarde un film de cow-boys et d’Indiens
à la télévision, la cigarette de l’oncle devient le «
calumet de la paix » (G 74). Quand la narratrice
commence à se battre avec ses cousins pour savoir
qui aura le privilège de s’asseoir dans le fauteuil
offert par la voisine, « [l]a guerre est déclarée entre
peauxrouges » (G 113). Le couteau brandi par le
père pour mettre un terme à la dispute devient
naturellement « la hache de guerre » (G 115).
Le déguisement
Le déguisement est bien « une ruse », une
stratégie identitaire que la narratrice adopte
pour tromper son entourage et préserver son
identité. Les termes qui évoquent la ruse sont
récurrents dans le roman de Farida Belghoul :
« ruse » (G 51, 77), « astuce » (G 52), «
fausseté » (G 52), « ruse de guerre » (G 77).
Tout devient dès lors pour la narratrice un «
jeu de piste » (G 80) : quand Mireille sollicite
la narratrice pour jouer avec elle, celle-ci lui
répond : « — Je joue à un jeu de piste. C’est
un jeu toute seule. Tu peux pas rester avec
moi. » (G 80) Ce jeu de piste qui occupe la
narratrice depuis le début du roman, c’est la
quête identitaire.
Comme nous l’avons vu précédemment, la narratrice
de Georgette ! refuse à tout prix de se voir imposer
quelque identité que ce soit. Elle rejette tous les
noms avec lesquels son entourage tente de
l’identifier. Son identité, à la fois mouvante et
fuyante, échappe à toute nomination ; c’est une
identité innommable. Pour échapper définitivement à
toute emprise identitaire, la narratrice devient
invisible18 : « Je deviens transparente, la maîtresse
peut plus me voir. J’ai des yeux de fantômes. » (G
55) Ne pouvant être nommée ou identifiée, la
narratrice devient invisible aux yeux de son
institutrice. Ne pouvant être dite, elle ne peut non
plus être vue.
Tactique du caméléon
La stratégie identitaire adoptée par la narratrice de
Georgette ! peut être comparée à la tactique du
caméléon. Le caméléon est un animal qui prend les
couleurs de son environnement afin de se fondre
dans le décor et de mieux tromper sa proie. C’est
grâce à cette tactique qu’il peut assurer sa survie. De
même, c’est en changeant constamment d’identité et
en s’adaptant à son environnement que la narratrice
de Georgette ! assure sa survie identitaire.
Mouvement
Son identité est caractérisée par le mouvement
: elle traverse sans cesse des seuils
identitaires, elle se déterritorialise
constamment sans jamais se reterritorialiser.
Son identité est une identité de transgression.
L’intrigue du roman Georgette !

Concentrée en une journée, celle où la


narratrice débute l’apprentissage de l’écriture
à la plume à l’école française.
Dans son livre, Un passé contraignant : double bind
et transculturation, Bacholle analyse le personnage-
narrateur de Georgette ! en tant que sujet
schizophrène. L’analyse de Bacholle rapproche le
roman de Belghoul de l’oeuvre d’Annie Ernaux et de
celle d’Agota Kristof. À travers son livre, Bacholle
se donne pour tâche « de montrer que le double et/ou
la schizophrénie sont en fait la représentation
littéraire de la situation de double bind » et elle se
propose « d’évaluer les effets de cette mise par écrit
– sur les auteurs surtout, mais aussi sur la langue et
la production littéraire ». (Bacholle privilégie
l’approche psychanalytique)
Caractère schizophrénique du personnage-
narrateur de Georgette !
La petite fille présente en effet les principaux symptômes
caractéristiques du sujet schizophrène, à savoir:
•“une dissociation de la personnalité, se manifestant
principalement par la perte de contact avec le réel, le
ralentissement des activités, l’inertie, le repli sur soi, la
stéréotypie de la pensée, le refuge dans un monde intérieur
imaginaire, plus ou moins délirant, à thèmes érotiques,
mégalomanes, mystiques, pseudo-scientifiques (avec impression
de dépersonnalisation, de transformation corporelle et morale sous
l’influence de forces étrangères, en rapport avec des hallucinations
auditives, kinesthésiques).”(Le trésor de la langue française informatisé, entrée « schizophrénie
»)
Nous avons vu en effet qu’il y a bien
-« dissociation de la personnalité » et « ralentissement des
activités » lorsque la narratrice se prend pour « un vieux » (G
9) par exemple.
-- On observe également chez la petite fille une « stéréotypie
de la pensée » puisque celle-ci ressasse sans cesse les mêmes
pensées.
-- Nous pouvons remarquer également que la narratrice se
réfugie « dans un monde intérieur imaginaire, plus ou moins
délirant », devenant ainsi tour à tour « un vieux » (G 9), « une
fleur » (G 103), « un petit chat sauvage » (G 41, 50, 63), etc.
En outre, on assiste à une « transformation
corporelle […] sous l’influence de forces étrangères,
en rapport avec des hallucinations auditives,
kinesthésiques » puisque ses membres prennent
progressivement de l’autonomie par rapport à son
corps. Par exemple, ses mains et ses doigts peuvent
avoir une existence indépendante du reste du corps :
« Il m’arrive une chose très grave : je suis une statue
qui commande plus ses bras ni le reste. » (G 27)
Nous retrouvons dans cet exemple le cas de l’inertie
mentionné parmi les manifestations de la
schizophrénie.
La narratrice a conscience du fait qu’elle perd le
contrôle de son corps. Ses doigts et ses mains
deviennent alors des « andouilles » et des «
trouillardes » (G 27) dont elle parle comme s’ils
étaient déconnectés de son cerveau, échappant à son
contrôle : « J’ai des andouilles au fond de mes
poches et des trouillardes toutes folles qui mastiquent
du chewing-gum avec mes doigts » (G 27). Les «
andouilles » sont en fait ses mains, et les «
trouillardes » sont ses doigts. Les substantifs mains et
doigts sont ici remplacés par des termes péjoratifs
appartenant au registre familier. Ce genre de
substitution est caractéristique du parler de la petite
fille.
Dédoublement de la personnalité

Le dédoublement de la personnalité de la petite fille


est illustré par l’épisode au cours duquel elle s’enfuit
de l’école et se réfugie dans un dépotoir où elle
entame une conversation fictive avec une poupée qui
se révèle être une sorte de double de la narratrice,
son alter ego.
En effet, les préoccupations de la poupée, baptisée «
la douce » (G 150) par la narratrice, sont les mêmes
que celles de la petite fille : la maîtresse partie à sa
poursuite, Mireille et le père. De plus, la poupée
mime la voix du père comme la narratrice aime le
faire parfois :
J’ai tout vu. La misère affreux, la faim, l’travail
esclave, l’insulte et l’coup d’pied. […] Mais j’ai
toujours rentré chez moi ! Toi, tu t’sauves ! […] Tu
m’déshonores devant tout l’ monde. Tu traînes dans
la rue comme une saleté. Et tu racontes qu’ton père
c’est un âne-alpha-bête… (G 150-51)
On retrouve ici le parler caractéristique du père, ainsi que ses
préoccupations : le travail, la pauvreté, la violence dont
sont victimes les immigrés, l’honneur de la famille et
l’éducation. La dernière phrase est pleine d’humour et
d’ironie : dans le mime de la poupée, le père aurait honte
que sa fille rende son analphabétisme public, mais en
formulant cela, il révèle lui-même son manque de maîtrise
de la langue française aux yeux du lecteur. Dans la
construction « âne-alpha-bête », où il faut évidemment lire
« analphabète », les termes « âne » et « bête » nous
renvoient à la bêtise du père dont la narratrice ne cesse de
se plaindre ; « alpha », première lettre de l’alphabet grec,
symbolise l’éducation car cette lettre renvoie à
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Le dédoublement de la narratrice se traduit de manière
physique également, puisque la petite fille est dotée du don
d’ubiquité. Elle parvient à se trouver dans deux endroits
différents à la fois, et ce afin d’échapper soit au discours du
père, soit au regard de la maîtresse : « Je me suis envoyée
dans une autre pièce où je l’entendais pas. » (G 47) La
tactique de la narratrice pour se soustraire au discours du père
consiste à se boucher les oreilles, mais sans les mains, afin
que son père ne se rende pas compte qu’elle ne l’écoute pas :
« J’ai bouché mes oreilles depuis le début. C’est pire que tout
de manquer de respect à son père. Alors je me suis bouchée
devant lui sans les mains. » (G 47) D’une façon analogue,
lorsque la maîtresse tient dans ses mains le cahier de la
narratrice, celle ci raconte : « Elle est tout près de moi et je
me balade ailleurs ! »
Il semble que l’esprit de la narratrice puisse se
détacher de son corps et errer dans des
endroits différents de celui où elle se trouve
physiquement. Or si le corps est perçu de
façon paradoxale et troublante, les sentiments
de la narratrice sont eux aussi changeants et
ambivalents.
Suite à la violence psychologique que subit la
narratrice de Georgette !, son moi éclate de toutes
parts, son corps vole en éclats et son esprit aussi. La
petite fille est amenée à percevoir son corps non plus
comme une unité, mais comme une chose et son
contraire. Son corps éclate en mille morceaux : «
J’ai envie de m’éclater la tête contre le mur » (G 17).
La narratrice cherche ainsi à extérioriser une douleur
interne qu’elle ne peut plus contenir dans les limites
physiques de son corps. La limite entre son corps et
le corps d’autrui ainsi que la limite entre son corps et
les objets qui l’entourent disparaît progressivement
au profit d’une confusion troublante.
Ainsi, en trempant ses doigts dans l’encre bleue de l’encrier, elle s’imagine être en
train d’enfoncer ses doigts dans les yeux bleus de la maîtresse : « Ses deux trous
vides sont pas profonds, comme les petits verres enfoncés dans la table. En vérité,
je croyais pas qu’ils étaient pleins. Sinon, je trempais pas mon doigt dedans… »
(G 25). Les « trous vides » de l’institutrice sont mis en parallèle avec « les petits
verres enfoncés dans la table » et ainsi, dans la phrase « je croyais pas qu’ils
étaient pleins », le pronom sujet « ils » renvoie aussi bien aux encriers enfoncés
dans le bureau de l’écolière qu’aux globes oculaires de son institutrice. Tremper
les doigts dans l’encre bleue revient donc à crever les yeux de l’institutrice,
puisque c’est d’encre bleue que sont remplis ses yeux, elle pour qui seule
l’écriture compte : « C’est bleu la couleur de ses yeux ! Ils sont au fond du verre.
Je lui ai mis le doigt dans l’oeil » (G 25). Avec la disparition du « comme », il n’y
a plus comparaison, mais superposition de deux réalités qui désormais ne font
qu’une. Les limites entre le corps de la narratrice et le monde qui l’entoure sont
définitivement abolies.
Sentiments contradictoires
La déchirure interne dont elle est victime conduit la
narratrice de Georgette ! À ressentir des sentiments
tout à fait contradictoires, comme en témoigne sa
relation d’amour/haine avec sa maîtresse. La
narratrice est à la fois impressionnée par l’institutrice
puisqu’elle représente à ses yeux l’autorité et le
savoir, mais en même temps, elle la craint et la hait à
cause des méthodes strictes qu’elle utilise.
De même, la relation que la narratrice
entretient avec son père est une relation
ambivalente où se mêlent amour et haine,
respect et mépris.
Ecriture
Bien que l’écriture soit le thème central du récit, on
voit rarement la narratrice en train d’écrire. Ceci
est justifié par le fait qu’elle sait à peine lire et
qu’elle en est à ses débuts en ce qui concerne
l’apprentissage de l’écriture. La poupée « la douce
» (G 150), qui est, comme nous l’avons expliqué
plus haut, une sorte d’alter ego de la narratrice,
l’incite à abandonner l’écriture : « Rentre chez toi
et laisse tomber l’écriture. Regarde ta mère : elle
écrit pas et elle se porte en bonne santé. Ton père
aussi, il est d’accord. T’inquiète pas » (G 151).
La poupée exprime ainsi le refus de l’écriture
de la narratrice. Cependant, nous verrons dans
la suite de ce chapitre que ce refus n’est pas
définitif. À d’autres moments, l’écriture
apparaît au contraire comme absolument
indispensable à la survie de la narratrice.
Si l’écriture est en partie refusée, elle tend également à
devenir illisible et à se réduire au gribouillage. La narratrice
dénonce la vanité de son frère qui pense savoir écrire parce
qu’il recopie les ordonnances des médecins. Or, l’écriture des
médecins n’est pas une belle écriture : « Vlan ! Il est tombé
dans le piège. Les docteurs aussi barbouillent sur leurs
feuilles. Ils savent pas du tout écrire, tout le monde le dit. Ils
font des gribouillages. » (G 109) L’écriture du père est aussi
faite de « gribouillages », c’est une « écriture de môme » (G
109). Cette écriture rend la narratrice honteuse. Elle veut la
détruire par le feu : « En sortant de l’école, je brûle la page
avec du feu. » (G 109) Néanmoins, ces gribouillages sont
considérés par la narratrice comme le seul souvenir qu’il lui
reste de l’enfance de son père. C’est pourquoi elle décide de
les garder et de les cacher dans son matelas. Quoi qu’il en soit,
la narratrice décide de faire disparaître l’écriture de son père.
Ni la maîtresse ni la voisine ne doivent pouvoir la trouver.
En plus de ce refus de l’écriture, la narratrice refuse la
parole en général. Elle reste muette devant la maîtresse
: « Elle a une fille muette, c’est pas un cadeau » (G
64), ou encore « Je suis toujours muette. » (G 108) À
plusieurs reprises, elle explique la difficulté qu’elle
ressent pour parler : « Moi, je souffre du mal de gorge
tout le temps, c’est malheureux. Ma voix est sans arrêt
brouillée comme une radio en panne » (G 35). La
parole ne passe pas, elle est refoulée, « bloquée » (G
57), comme lorsque la narratrice préfère retenir sa
voix plutôt que de montrer à son institutrice les pages
du cahier où se trouvent les exercices : « Ma voix est
bloquée, je préfère. Sinon, je sors des pages
numérotées à l’envers » (G 57).
La narratrice préfère se taire plutôt que de risquer de
dire n’importe quoi : « Et si par hasard, j’ouvre ma
bouche : je dis n’importe quoi. » (G 108) La voix de
la narratrice est littéralement cassée : « Je casse ma
voix dans l’eau à force de marcher dedans. » (G 108)
Si elle est retenue, tue, piétinée, c’est que la parole
est« nauséabonde parce que ravalée » (Durmelat 49)
et parce que la bouche et l’anus sont désormais
inversés : « Mon écriture est de l’autre côté ! Je me
tais, je respire plus tellement je pue dans ma bouche.
Le goût sur la langue est de plus en plus mauvais. Si
je l’ouvre je sors un pet. Je m’applique et je souffle
doucement en retenant l’odeur.» (G 42)
La parole devient alors déjection, dégradation, et c’est
pour cela qu’elle est repoussante et rejetée par la
narratrice. La parole est également assimilée au
devenir-animal, elle est comparable à de la viande : «
J’aime pas le couper quand il parle. J’y comprends
rien mais je lui découperai jamais sa parole comme un
morceau de viande. » (G 84) En plus d’être comprise
dans son sens idiomatique, l’expression « couper la
parole » est investie ici de son sens littéral. Dès lors, «
couper la parole » signifie à la fois interrompre
quelqu’un qui parle et réduire ses mots en morceaux.
Ceci permet à la narratrice de dire plus tard : « Je suis
muette comme un morceau de viande. Il est fort ! Il
m’égorge la parole sans couteau. » (G 86)
• Ce type de double entente est récurrent dans
Georgette !. Comme nous allons le voir, la
double entente participe de la transgression
de la langue opérée par l’auteure.
Enfin, la douleur suscitée par l’écriture et la parole
est telle qu’elle provoque la mort symbolique de la
narratrice : à la fin du roman, la narratrice se voit
écrasée par les roues d’une voiture, qui pourrait bien
être celles de la voiture de sa maîtresse. Or, ce qui la
tue métaphoriquement, ce n’est pas tant la maîtresse
que ce qu’elle incarne : le poids des mots et le
pouvoir de l’écriture, représentés par l’encrier de la
dernière phrase du récit : « J’étouffe au fond d’un
encrier » (G 163), phrase qui reste en suspens, sans
point final.
Ce que cette métaphore nous révèle c’est qu’en
définitive, « la narratrice étouffe et meurt d’écriture.
[…] Cette saisissante phrase finale relève le pari
impossible de dire l’étouffement, de dire et d’écrire,
de décrire l’indicible, cet étouffement contre lequel
la narratrice se débat tout au long du roman. » Par
l’absence du point final, la narratrice dit sa mort sans
pouvoir la dire, puisque tant qu’elle est en vie, elle
ne peut écrire « Je suis morte ».
Le paradoxe de l’écriture provient du fait que
si l’écriture est refusée, niée, dégradée, elle
est cependant nécessaire et bénéfique. Ainsi,
elle occupe une fonction salvatrice dans
Georgette ! : « Dès que je dessine une écriture
magnifique, aussi belle que la voix de mon
père, je m’en vais loin d’ici, je me sauve au
ciel avec un bon métier. » (G 64) L’écriture
doit en dernier lieu permettre à la narratrice de
Georgette ! De s’échapper du monde
oppressant dans lequel elle vit.
L’écriture lui permet en effet de se créer son propre
monde, un monde enfantin de fantasmes et
d’hallucinations, ou un monde de folie et de
schizophrénie, un monde où les poupées parlent et
où les yeux de son institutrice peuvent se fondre
dans l’encre de son encrier. Un monde où le
zézaiement de son amie Mireille est en réalité dû à
un ver de terre qui cherche à la manger de l’intérieur.
Un monde où les parties du corps s’intervertissent de
façon grotesque et comique : « Ma copine ferme les
yeux très fort. Ils disparaissent et, à la place, ils font
deux petits trous du cul sur sa figure… » (G 11). À
l’intérieur de ce monde, elle peut se créer une
nouvelle identité, et dès lors la littérature se substitue
au passeport, elle devient un moyen de s’écrire dans
des identités ou en dehors d’elles.
Cependant, nous avons évoqué le paradoxe de
l’écriture qui consiste à dire l’indicible : pour
passer outre cette contradiction apparente,
l’écriture de Farida Belghoul devient en elle-
même refus et destruction de l’écriture,
transgression des codes de l’écrit de la langue
française.
Le choix du français en tant que langue littéraire
Belghoul ne peut pas ne pas écrire car, en tant que écrivaine
Beure, elle doit témoigner au nom de sa communauté.
Elle ne peut pas écrire en français car le français est la langue du
colonisateur ainsi que la langue de la majorité en France. Si elle
écrit en français, son lectorat tend à se limiter aux lettrés de
France.
Mais elle ne peut pas non plus écrire autrement qu’en français
car elle ne maîtrise pas suffisamment l’arabe. Le français reste en
effet le principal moyen d’expression pour de nombreux
écrivains beurs qui, comme Belghoul, ne maîtrisent pas
suffisamment l’arabe. Le français devient dans leurs mains un
outil malléable, contrairement à l’arabe littéraire dont beaucoup
de gens du Maghreb éduqués dans des écoles françaises ne
maîtrisent pas totalement la grammaire et les structures rigides.
Si elle choisit d’écrire en français pour les raisons que
nous avons mentionnées plus haut, Farida Belghoul
n’en est pas moins en opposition à cette langue. Cela est
illustré par le style subversif de l’auteure qui, tout en
utilisant la langue française, va à l’encontre de ses
normes, et ce, dès la première phrase du roman : « La
sonne cloche…Non, la cloche sonne » (G 9). Le fait
que la narratrice s’auto-corrige met en valeur une erreur
qui aurait autrement pu passer inaperçue aux yeux du
lecteur. auto-correction : « Si on se corrige à l’écrit, et
si on écrit la correction, c’est afin de mettre en scène
l’erreur, pour la préserver et la faire subsister, malgré la
correction que le statut de l’écrit présuppose et impose
» (Durmelat 35).
La première phrase du roman illustre le fait que
l’apprentissage de l’écriture est un apprentissage
difficile. Le « Non » qui suit la faute sonne comme
l’écho de la voix de l’institutrice, autorité en charge
de contrôler le langage et de s’assurer que ses élèves
en font bon usage. En outre, la première phrase du
roman instaure les règles de Georgette ! qui
s’annonce comme un texte qui cloche, un texte où la
langue ne dévoile pas autant qu’elle voile. Plus loin
dans le roman, nous retrouvons la phrase « La cloche
sonne » (G 116) puis « La sonnerie cloche » (G 157),
phrases qui font toutes les deux échos à la première
phrase du récit.
La phrase « La sonne cloche » (G 9) illustre
également l’influence de la langue arabe sur la
syntaxe de la narratrice. En arabe, contrairement au
français, l’ordre syntaxique veut que le verbe précède
le sujet. Nous retrouvons là une des caractéristiques
de l’écriture beure définie par Farida Abu-Haidar :
dans leur effort pour donner à leur écriture une
dimension de l’identité culturelle maghrébine, les
écrivains beurs ont recours à des mots ou expressions
arabes ou berbères. Parfois, ils intervertissent le sens
des mots d’une phrase afin de copier la syntaxe de la
langue arabe (Abu-Haidar 14). En adoptant l’ordre
syntaxique arabe puis en le niant, Belghoul intègre la
langue arabe à son récit tout en s’en distanciant.
Oralité
Par ailleurs, le style de la narratrice est un style très oral. Par
exemple, dans les phrases négatives la particule « ne » est omise la
plupart du temps. Alors que la narratrice hésite entre parler à son
institutrice pour lui montrer que ses exercices se trouvent de l’autre
côté du cahier ou se taire, elle dit : Cette fois, je me décide : je lui
parle. Je reste pas dans la misère. […] J’ai mal dans le fond ; là où
il y a la voix. C’est mon rire qui est monté. Il est plus dans mon
ventre. Il fait une grosse boule sur ma glotte et mon gosier est
coinçé (sic). Je fourre un doigt dans ma gorge, je touche : ma glotte
est dure et complètement enflée. Je m’enlève de là. Mon doigt me
soignera pas : il est beaucoup trop sale. (G 54-5) En plus de
l’omission du « ne » de la négation dans « Je reste pas dans la
misère », « Il est plus dans mon ventre » et « Mon doigt me
soignera pas », le registre employé par la narratrice est familier : «
Je fourre un doigt dans ma gorge ».
Le style oral du récit est justifié par le fait que
Georgette ! se présente comme le long monologue
intérieur d’une fillette de sept ans. Elle utilise un
vocabulaire familier, voire vulgaire : « je le niquerai
» (G 50), « elle a foutu le camp écrire quelque chose
en douce » (G 51) ou encore « Je la ferme » (G 74).
À cela s’ajoute le fait que les dialogues sont
retranscrits tels quels, permettant ainsi au lecteur de
reconnaître les personnages par leur idiolecte, c’est-
à-dire par leur parler distinctif.
Belghoul reproduit mot pour mot les répliques
de son père et elle souligne ainsi les limites de
son entente du français : « — J’ te souhaite pas
que tu passes c’ que j’ai passé, moi. J’en ai
constaté des choses imaginables. Imaginables
et incroyables… Et l’talien’ nationalisé, juste
parce qu’il sait écrire son nom au bas d’ la
feuille, il est chef ! » (G 33) Le terme «
inimaginable » devient dans la bouche du père
de la narratrice « imaginables ». Le père dit
ainsi le contraire de ce qu’il veut signifier.
Belghoul ne tourne pas seulement en dérision
l’élocution des parents immigrés, elle copie aussi
celle de Mireille, qui a selon les dires de la
narratrice, « un asticot dans la bouche » (G 37),
c’est-à-dire un cheveu sur la langue. Quand la
narratrice donne des conseils à Mireille pour se
débarrasser de son « asticot », elle lui répond
enthousiasmée : « —Zoui, zoui, zoui… Il tombe et
c’est fini… Ma bouçe est zévarrassée ! » (G 38)
L’idiolecte de Mireille est caractérisé par la
répétition et le zézaiement : « — Zis-moi, zis-moi,
zismoi… » (G 39), « — Merçi, merçi, merçi… » (G
39) ou encore « — Z’ l’ frai, z’ l’ frai, z’ l’ frai… »
(G 39).
• La transcription des paroles de Mireille
apporte une touche humoristique au récit.
Elle illustre en outre le fait que la narratrice
ne donne jamais la priorité à la culture
française ou à la culture arabe : en même
temps qu’elle attire l’attention du lecteur
sur les fautes de français de ses parents, elle
tourne en dérision le zézaiement de
Mireille, la petite écolière française.
• En outre, l’auteure fait des entorses à
l’orthographe qui peuvent passer tout à fait
inaperçues au lecteur. Ainsi, à cause des bandes
réfléchissantes qu’il porte sur ses vêtements, le
père de la narratrice « brille comme un verre de
terre dans le noir. » (G 82) La narratrice fait ici
référence à un ver luisant ; l’orthographe à
laquelle l’on s’attendrait est « ver de terre ». En
effet, un « verre » ne brille pas dans le noir. C’est
comme si en écrivant le mot « verre » (ver)
l’auteure pensait déjà au mot « terre ».
L’orthographe du deuxième mot contamine ainsi
celle du premier.
La narratrice crée également des mots
nouveaux, comme dans « C’est l’ahurition
totale ! » (G 79). Le terme « ahurition »
ressemble à un mot d’enfant. Il s’agit de
l’adjectif « ahuri » substantivé par ajout du
suffixe « -tion » qui caractérise certains noms
communs. Le substantif exact est «
ahurissement ».
la double entente
Par ailleurs, la narratrice fait un usage extensif de la double
entente. Nous avons vu par exemple comment la petite fille
investit une expression telle « couper la parole » de son sens
littéral, redonnant vie à une expression devenue banale. Pour
illustrer cet aspect transgressif de la langue de Belghoul,
Nicole Buffard-O’Shea analyse le passage dans lequel
l’attention de l’institutrice est momentanément concentrée sur
la narratrice, mais est détournée par l’intervention de sa
camarade de classe qui demande la permission d’aller aux
toilettes. La petite fille devient alors aux yeux de la narratrice
une « pisseuse » dans tous les sens du terme. Par le
réinvestissement du sens littéral de certaines expressions,
l’auteure transgresse les conventions de la langue française.
Ces multiples transgressions linguistiques
illustrent le fait que l’auteure de Georgette !
est résolument en opposition avec les normes
de l’écrit de la langue française. Bien qu’elle
n’ait d’autre choix que d’écrire en français,
par l’usage qu’elle en fait, Belghoul
déconstruit la langue française de l’intérieur et
la réinvente. Elle crée ainsi une langue
nouvelle, propre à illustrer son propos.
Œuvre ouverte
L’indicibilité de l’identité de la narratrice de
Georgette ! est rendue plus évidente encore par
l’absence de point final. Belghoul refuse
explicitement de clore son roman. Son oeuvre
demeure résolument une «œuvre ouverte » (Eco 17)
au sens où toute oeuvre d’art, en dépit de sa clôture
formelle, « peut être interprétée de différentes façons
sans que son irréductible singularité en soit altérée »
(Eco 17). Par l’absence de point final, Belghoul
refuse même de donner une clôture formelle à son
roman.
Son œuvre questionne ainsi le sens du monde, sans
apporter de réponse. Georgette ! implique une
participation active du lecteur, puisque c’est chacun
de nous, lecteurs, qui crée en définitive le sens du
roman. Chacune de nos interprétations n’est qu’une
grille de lecture possible. Elle ne constitue donc pas
une interprétation exhaustive et définitive. Georgette
! reste une oeuvre ouverte.
Mode Enchanté
Le monde désenchanté de Belghoul nous est
rendu supportable parce qu’il nous est
présenté sur un mode enchanté: Belghoul
nous montre un monde triste et cruel, un
monde désenchanté, mais sur un mode
enchanté. L’écriture occupe dès lors une
fonction cathartique.
Musique–voix-chant:
métaphore du langage

La musique et le chant apparaissent dans le roman


étudié comme une métaphore du langage. Dans
Georgette !, la narratrice est subjuguée par la beauté
de la voix de son père lorsque celui-ci récite les
versets du Coran : « sa voix s’enfonce dans l’air,
c’est magnifique tellement c’est beau. Même un lion,
si j’en avais un, s’endormirait au paradis à
l’entendre. » (G 34)
• Le rapport paradoxal que la narratrice de
Georgette ! entretient avec l’écriture trouve
un écho dans le rapport qu’elle entretient
avec la musique et avec la voix de son père
en particulier. Sa voix est tantôt prisée,
tantôt méprisée par la narratrice. La beauté
de la voix du père nous renvoie à la beauté
du langage en général.
La narratrice de Georgette! se réinvente à travers le
langage. La narratrice du roman de Belghoul livre au
lecteur ses fantasmes et ses hallucinations, le faisant
pénétrer dans un monde dont la magie n’est pas
totalement absente : « Debout sur une montagne, je
regarde la forêt brûler jusqu’au sang. C’est beau et
merveilleux. Tout le monde meurt dans le feu sauf
les chevaux. Je saute sur un, le plus rapide et le plus
intelligent, sa robe est noire, il s’habille bien, lui ; et
je pars au ciel dans le château des anges. » (G 113)
En outre, la façon dont la narratrice conçoit le temps,
l’espace et l’identité est déroutante pour le lecteur.
Comme nous l’avons dit auparavant, le temps de
Georgette ! n’est pas un temps linéaire, mais plutôt
un temps vertical composé de trois niveaux : à un
premier niveau, la narratrice narre les événements
qui se produisent à l’école ou chez elle dans la
journée. À un deuxième niveau, elle raconte des
anecdotes passées que le présent lui rappelle. Enfin,
à un troisième niveau, la petite fille nous fait part de
ses fantasmes.
message politique
À travers un récit singulier, ce roman illustre
la condition de toute une partie de la
population immigrée en France. Cependant,
l’intérêt de ce roman est loin d’être limité à sa
portée sociologique. Son originalité vient
aussi du fait d’illustrer à sa façon, tout en la
renouvelant, la richesse de la langue
française.
Dans le roman Georgette !, les rapports
colonisateurs/colonisés qui existaient au moment de
la colonisation du Maghreb par la France sont
reproduits de manière symbolique. Le récit ne se
déroule pas en Algérie, mais on retrouve néanmoins
l’opposition France/Algérie puisque la narratrice du
roman vit en France, tandis que ses parents sont tous
deux algériens. Dès lors, un rapport de force s’établit
entre l’institutrice de la narratrice et le père de celle-
ci. L’institutrice est française ; elle tient
symboliquement le rôle du colonisateur, c’est-à-dire
de celui qui détient le pouvoir et tente de l’imposer
par la force (Talahite 2001 66).
Le père, Algérien immigré en France,
représente son pays d’origine, l’Algérie, qui
tente de résister à l’envahisseur français.
Au milieu de ces deux entités rivales se trouve la
narratrice : elle représente le nouveau territoire sur
lequel les cultures française et algérienne luttent et
tentent d’affirmer leur suprématie. Le corps de la
jeune fille est donc le champ de bataille sur lequel
s’affrontent l’institutrice et le père, la France et
l’Algérie. Le terme « colonisation » apparaît une fois
dans le roman. C’est de manière indirecte et sur un
mode humoristique que l’auteure fait dans un premier
temps allusion à l’histoire de la colonisation de
l’Algérie par la France. Ainsi, lorsque la narratrice et
son frère reviennent de colonie de vacances, le frère
de la narratrice s’exclame : « je suis bien content que
la colonisation c’est fini, j’en avais marre. » (G 99)
Pour le lecteur, le double sens de cette scène ne fait
aucun doute, même si le frère de la narratrice n’a pas
conscience des implications de son lapsus. Vers la
fin du récit en revanche, le père dénonce de manière
directe les conditions de vie que lui et sa famille ont
dû endurer pendant la colonisation :
Sous l’ régime colonial, la misère affreux, le ventre
vide, l’abus d’ pouvoir… Où c’est qu’ tu vas à
l’école ? D’abord, y’en a pas… Et y t’ laissent pas
les colons te redresser un p’ tit peu… Même la date
de naissance, on l’ connaît pas !… C’est pareil : pour
savoir la misère de l’homme contre l’homme, faut l’
connaître ! Sinon, tu t’imagines pas. (G 160)
Or, l’expérience de la colonisation vécue par
le père de la narratrice n’est pas une
expérience unique. Beaucoup de gens l’ont
vécue. C’est en ceci que le récit du
personnage s’élève au niveau du destin
collectif.
Stéréotypes
Par le biais du personnage de l’institutrice, l’auteure peut
en outre dénoncer les stéréotypes véhiculés par les
Français au sujet des immigrés maghrébins. Lorsque la
petite fille est convoquée par son institutrice, cette
dernière lui renvoie une image négative de sa famille : «
— Je sais que les hommes de là-bas frappent leurs
femmes et leurs enfants comme des animaux. » (G 121)
Cette affirmation prend une valeur ironique dans la
bouche de l’institutrice, car dans le roman, la seule
personne que l’on voit frapper physiquement la petite fille
est justement l’institutrice. En effet, elle punit la jeune
écolière en lui tapant sur le bout des doigts avec une
règle.
L’autre personnage qui propage les stéréotypes à l’égard de la
communauté immigrée est la petite Mireille, qui traite la narratrice de
sauvage ou d’indienne. Les paroles de Mireille sont tournées en
dérision par son zézaiement et par le fait que Mireille est elle-même
traitée de sauvage par sa mère lorsque, suivant les conseils de la
narratrice, elle crache par terre pour faire soi-disant tomber « l’asticot »
qui loge dans sa bouche : « Z’ai craçé et ma mère m’atraitée de petite
zégoutante. […] Elle m’interzit trois fois de recommençer. Elle
m’explique que ze suis pas une çauvaze tout de même. […] Elle me
traite encore de petite çauvaze et de tout rapporter à mon père. » (G 79)
À partir de cette anecdote, Mireille transfère l’identité de sauvage que
sa mère lui renvoie sur la narratrice : « ze lui demande c’est quoi une
çauvaze. Elle s’énerve encore plus. Elle zit : une çauvaze c’est une
çauvaze ! Z’insiste plus. C’est normal ! Et ze lui explique que c’est une
inzienne, par ekzemple. Elle reconnaît que c’est vrai. Et là, ze lui
donne le secret… Ze lui dis : z’en connais une ! » (G 79) Le discours
de Mireille provoque « l’ahurition totale » (G 79) de la narratrice qui
refuse d’être traitée de « çauvaze » ou d’ « inzienne » (G 79).
L’auteure dénonce ainsi les stéréotypes
véhiculés par les Français au sujet de la
population originaire de l’immigration. Elle
tourne ces stéréotypes en ridicule pour
montrer leur inefficacité et leurs limites.
Par ailleurs, le récit montre la hiérarchie établie entre
les Français et les immigrés. Il nous rend également
sensible la hiérarchie qui s’établit entre les immigrés
eux-mêmes. Dans cette hiérarchie, la maîtrise de la
langue française et l’alphabétisation tiennent une
place capitale. Ainsi, le patron du père de la
narratrice est un Italien qui sait écrire : « Et l’talien’
nationalisé, juste parce qu’il sait écrire son nom au
bas d’ la feuille, il est chef ! » (G 33) L’auteure nous
montre ainsi la réalité sociale d’une classe ouvrière
qui n’est pas uniforme.
Le « je » de la narratrice de Georgette ! devient un «
je » collectif puisque, la situation de la narratrice est
« représentative de celle de l’ensemble des Beurs :
nés en France d’immigrés maghrébins
(principalement algériens), ils appartiennent à deux
mondes. Ils sont arabes par leur culture et français
par leur éducation, ils sont français par leur
nationalité et arabes par leur ethnie. » Les Beurs, à
l’image de la narratrice de Georgette !, se retrouvent
en rapport de « double exclusion et double
appartenance » (Laronde 1993 145) ou de « double
opposition unifiée » (Buffard-O’Shea 51) : ils sont
ET français ET arabes mais en même temps ils ne
sont NI français, NI arabes.
De plus, dans Georgette !l’écriture devient
acte politique par le choix des mots et de la
syntaxe. En même temps que ce roman se
donne pour tâche de faire reconnaître la
spécificité socio-politique beure, ils se fait
défense et illustration de la «langue
francophone».
Georgette ! participe à la déterritorialisation
de la langue française et de sa
transculturation. Belghoul « fait pénétrer dans
la langue française des expressions et
tournures populaires ou propres au milieu
immigré et déplace le centre de gravité de la
littérature française en développant la branche
de la littérature beure. Georgette ! donne une
impulsion nouvelle aussi bien au roman beur
qu’au roman français contemporain. »
Les tournures propres au milieu immigré et à la classe
ouvrière française sont introduites par l’intermédiaire
des discours rapportés du père et de la mère de la
narratrice, ainsi que par le biais des imitations de la
narratrice et de la poupée « la douce » (G 150). Le
père par exemple mêle tutoiement et vouvoiement
dans une même phrase. Lors de la visite que
l’institutrice rend aux parents de la narratrice, le père
l’accueille en ces termes :« — Soyez la bienvenue !
Vous êtes chez toi ! » (G 157) ou encore : « — C’est
toi, l’maîtresse de ma p’tite fille... Eh oui… Entre, s’il
vous plaît… Entre. »20 (G 158) L’élocution des
parents souligne le fait qu’ils ne maîtrisent pas bien la
langue française.
Le vocabulaire et les tournures de phrase de
Georgette ! ne sont pas seulement
l’illustration du vocabulaire des Beurs, mais
aussi l’illustration du français tel qu’il est
parlé par la classe ouvrière française.
Belghoul illustre ainsi les variétés de la
langue française en refusant d’écrire en
français académique. Aux prénoms français
des camarades de classe de la narratrice,
Mireille, Bernadette et Rémi, se mêlent des
noms d’origine maghrébine : Slimane et
Bendaoud.
On retrouve également une expression typiquement
arabe que la plupart des Français sont en mesure de
comprendre. Vers la fin de la deuxième partie du récit,
la narratrice est, ou imagine être hospitalisée. Son père
s’insurge contre le manque d’attention que les infirmiers
montrent pour sa fille : — Moi, j’ai pas fait les études d’
la médecine. Mais si je j’ suis docteur, j’laisse pas un
enfant crever de soif, comme un rat. — J’vais mourir,
papa ? — Tant que je suis vivant, tu mort pas. N’ch
Allah. (G 107) Ce passage illustre l’introduction d’une
expression arabe, « N’ch Allah », si Dieu le veut, tout
en soulignant une fois encore de manière humoristique
le manque de maîtrise de la langue française du père qui
dit : « tu mort pas », homophone de « tu mords pas » au
lieu de « tu ne meurs pas ».
Belghoul participe ainsi à la transculturation
de la langue française. En écrivant son roman
dans un registre globalement familier et en
introduisant des termes arabes, elle contribue
à déterritorialiser la langue française. Elle
défend ainsi la langue française en tant que
langue francophone et langue de tous ; elle
l’illustre en en soulignant la diversité.

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