Nouveau Grand Jeu
Le Nouveau Grand Jeu est un concept géostratégique qui désigne la rivalité des grandes puissances pour la domination de l'Eurasie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'expression se réfère au « Grand Jeu » proprement dit, qui s'est déroulé pendant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle.
Présentation
[modifier | modifier le code]Les spécialistes de la géopolitique actuelle parlent d'un « Nouveau Grand Jeu » pour désigner la lutte d'influence contemporaine entre les États-Unis, la Russie et la Chine en Asie[1],[2].
Grand Jeu et guerre froide
[modifier | modifier le code]Après la victoire des Alliés de la Seconde Guerre mondiale qui marque l'élimination militaire, sinon idéologique du « pôle nationaliste », le « Grand Jeu » se joue entre les vainqueurs, entre l'URSS et ses satellites auxquels se joignent en 1949 la Chine populaire et en 1959 Cuba, et le « pôle libéral » : cet affrontement géopolitique qui porte la dénomination de « Guerre froide », est marqué sur le terrain par des frontières fortifiées et très contrôlées appelées « Rideau de fer » et localement, « Mur de Berlin ». Il se manifeste à travers le monde, notamment pendant et après la décolonisation, par un grand nombre de guerres localisées, coups d'État, mises en place de dictatures de droite et de gauche, mouvements de guérilla, guerres civiles soutenues par l'un ou l'autre « camp », où s'impliquent activement la CIA et le KGB, et dont les exemples les plus connus sont la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, la guérilla du « Che » Guevara en Bolivie, le renversement du Négus en Éthiopie et de Salvador Allende au Chili, les guerres en Afghanistan et d'autres.
Ces affrontements drainent, au détriment du développement et de la coopération internationale, d'immenses ressources naturelles, scientifiques, technologiques et intellectuelles, et présentent un lourd bilan en vies humaines. Les théâtres d'opérations, notamment africains et sud-asiatiques, en sortent exsangues, instables, fertiles en mouvements extrémistes, privés d'infrastructures leur permettant de profiter de leurs propres ressources, constellés de mines anti-personnel qui continuent à tuer, et affectés d'une émigration endémique notamment des personnes les plus instruites.
À partir de 1970, la Chine communiste s'éloigne du bloc de l'Est et mène sa propre politique, devenant de plus en plus une rivale de l'URSS.
Années 1990
[modifier | modifier le code]Le « Grand Jeu » a été réactivé par les conflits consécutifs à la dislocation de l'URSS et de la Yougoslavie : guerre d'Ossétie de 1991-1992, guerre du Dniestr de 1992, guerres de Bosnie en 1992-1996, d'Abkhazie et du Kosovo en 1998, crise russo-géorgienne de 2006, guerre d'Ossétie de 2008, crise de Crimée, séparatisme russe d'Ukraine, mais aussi les conflits en Asie centrale ex-soviétique (l'Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et le Turkménistan se trouvant confrontés à de graves problèmes économiques et politiques avec la chute de la zone rouble en 1993, la fin des subventions de Moscou et l'afflux de pétrodollars assortis d'idéologies religieuses visant à ré-islamiser ces pays laïcs où la pratique religieuse est faible[3]), qui provoquent une guerre civile au Tadjikistan (1992-1997) et des massacres en Ouzbékistan. La Russie laisse donc dans une certaine mesure place à l'influence de la Turquie, elle aussi laïque mais alliée des États-Unis, qui cherchent à prendre pied dans la région. L'Iran, inquiet de cette influence à tendance laïque, entre en scène.
Dans ce contexte, en 1997, Zbigniew Brzeziński, ancien conseiller du président des États-Unis Jimmy Carter, publie Le Grand Échiquier qui prône une version du « Grand Jeu » adaptée au XXIe siècle, visant à « contenir » tant la Russie, que la Chine et l'islamisme.
La politique américaine, souvent imbriquée avec des intérêts privés pétroliers, se trouve dans une position ambiguë qu'illustre la situation en Afghanistan. Les États-Unis soutiennent d'abord les talibans[4], puis changent peu à peu d'orientation à partir de 2000 et surtout après les attentats du 11 septembre 2001.
Les Américains refusent toutefois d'abandonner leur unilatéralisme, et s'apprêtent à intervenir en Irak, ce qui provoque de la part de la Russie la création avec la Chine et les pays de l'Asie centrale de l'Organisation de coopération de Shanghai. Le « Grand Jeu », qui aurait pu être évité par un renforcement de la lutte anti-terroriste commune entre Américains et Russes, est donc réactivé en 2002-2003[5].
La position de la Russie s'explique selon leur nouvelle représentation stratégique qui s'élabore à la fin des années 1990. L'incapacité des organisations internationales à gérer les crises, et surtout la vision unipolaire et néo-conservatrice de l'administration Bush qui instrumentalise les nouveaux entrants dans l'Union européenne (discours sur la Vieille Europe de Donald Rumsfeld et Dick Cheney), avec l'affaire des boucliers anti-missiles, ainsi que la position américaine vis-à-vis de l'Irak et de l'Iran, déterminent les Russes à réintroduire le « Grand Jeu » dans leur relation avec l'Occident. À Moscou, l'idée d'un consensus global et d'un rapprochement entre la Russie et l'Occident, avec ses modèles sociaux et politiques, est enterrée : place au nationalisme, à la soviéto-nostalgie, à l'affrontement, à une gouvernance autoritaire, à une presse aux ordres, à l'assimilation de tout ce qui vient de l'Ouest au « fascisme ». C'est la nouvelle ligne, que les experts qualifient de pessimisme stratégique poutinien[6].
Cette persistance du « Grand Jeu » va de pair avec le succès, dans beaucoup d'instances dirigeantes et d'académies militaires, économiques et politiques, de l'idée, popularisée par le politologue Samuel Huntington, que le monde serait le théâtre d'un « choc de civilisations » opposées, campées chacune sur un continent, idée combattue par l'économiste Joseph Stiglitz[7] selon lequel, s'il y a bien un choc de civilisations sur notre planète mondialisée, il n'est pas tant géopolitique ou militaire, que social et individuel : c'est à l'intérieur de chaque société, et dans la mentalité de chaque citoyen que se télescopent des visions du monde, des ressources et de l'« autre » héritées de l'Antiquité, du Moyen Âge, du XIXe siècle ou plus modernes, avec les différents modèles familiaux, identitaires, économiques, sociaux et politiques qui en sont issus, et qui se confrontent dans l'arène politique et culturelle, dégénérant parfois en guerres civiles.
XXIè siècle
[modifier | modifier le code]Notes et références
[modifier | modifier le code]- Christian Greiling, Le Grand jeu, Héliopoles, (ISBN 2379850119)
- Jacques Sapir, op. cit., p. 162.[réf. non conforme]
- Jacques Sapir, op. cit., p. 162 sq.
- Madeleine Albright parle de « pas positif » lorsque les talibans prennent Kaboul en 1996, cf. Le Grand Jeu op. cit.
- « La politique américaine peut ainsi se résumer en un refus de la main tendue par les Russes dans cette région si critique pour la stabilité de la masse continentale euro-asiatique. Si un retour au Grand Jeu semble pouvoir être évité en 2002, dès l'été 2003, il était devenu évident qu'il n'en serait rien. », cf. Jacques Sapir, op. cit., p. 169.
- Jacques Sapir, op. cit., p. 169 sq.
- Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Plon 2002 et Livre de Poche, 2003.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Alexander Cooley, Great Games, Local Rules: The New Great Power Contest in Central Asia, Oxford University Press, 2012 (ISBN 978-0-19-992982-5)
- Lutz Kleveman, `The New Great Game, Grove Press, New York City, 2004 (ISBN 9780802141729)