Histoire d’une famille de soldats 1/2
CHAPITRE II
en route pour la gloire.
La joie dans les yeux, il galopait le long du quai, avec cette pensée unique en tête :
« Je suis soldat !… Le colonel Bernadieu m’a pris !… quel bonheur ! »
Des visions d’uniformes, de chevauchées, de canonnades, lui traversaient l’esprit ; et il précipitait sa course folle, se faufilant à travers la cohue des passants, comme une souris dans un fagot.
Pourtant, à hauteur de l’île Saint-Louis, Jean, essoufflé, s’arrêta. Il était en nage, autant de la rapidité de sa course que grâce à l’émotion énorme qu’il éprouvait.
À cet instant, sa pensée se reporta en arrière, vers la boutique de maître Sansonneau.
« Il va m’attendre, ce soir, » murmura-t-il.
Et cette idée l’inquiéta, car, au fond, s’il détestait l’épicerie et surtout la fabrication des chandelles, il aimait bien — malgré sa rudesse — le vieux marchand qui l’avait recueilli ; il aimait bien surtout maîtresse Sansonneau qui souvent le gâtait en cachette et, chose précieuse aux yeux du gamin, l’embrassait même de temps en temps.
Mais Jean réfléchit et murmura :
« Je suis soldat, maintenant !… Et à la 9e demi-brigade, encore !… J’ai signé ; le colonel Bernadieu m’a engagé et m’a dit d’aller à la caserne. Il faut que j’y aille. Je demanderai qu’on prévienne maître Sansonneau…
Tranquillisé par ce soliloque, l’enfant reprit son chemin plus posément ; et bientôt, il aperçut avec une émotion très particulière — faite à la fois de désir et d’appréhension — la caserne des Minimes, dont les hautes murailles grises se profilaient à deux cents pas de lui. Jean s’arrêta encore, presque craintif, considérant ces murs, comme si au travers il eût pu distinguer ce qu’ils renfermaient, le régiment auquel il venait d’être incorporé de façon si brusque et si singulière ; puis, il se rapprocha à tout petits pas.
À l’entrée, un soldat maigre comme un clou, sec comme un hareng saur, se promenait gravement, l’arme au bras, devant une guérite ; et l’enfant admira son air martial.
C’était, en effet, un vieux soldat. Dans sa face couleur brique, deux petits yeux vifs scintillaient, sous des sourcils très bruns qui avançaient en touffes sur les paupières ; deux moustaches grisonnantes, très longues, tombaient des deux côtés du menton ; et, sous son grand chapeau, posé de travers sur la perruque filasse, il avait une tête rébarbative qui impressionna l’enfant.
Mais, soudain, le factionnaire s’arrêta : un hussard à la pelisse rouge, en culotte verte, coiffé d’un haut talpack d’où pendait une flamme rouge, arrivait au grand trot, engoncé dans sa selle en peau de mouton, un sac de cuir en sautoir. Il ralentit son cheval, demanda un renseignement à la sentinelle, et pénétra au pas dans la caserne, se dirigeant vers un bâtiment que le soldat lui indiqua.
Jean Cardignac suivit le hussard. Mais, d’un geste brusque, le soldat en faction avait saisi son fusil ; et, barrant l’entrée :
« Au large, garçon ! dit-il d’une voix rude.
— Pardon, protesta Jean… mais je…
Il n’y a pas de « mais »… au large !
Puisque je suis engagé à la 9e demi-brigade ! » s’écria l’enfant, convaincu que cette déclaration allait suffire.
Mais, bien au contraire, le vieux soldat, persuadé que ce gamin de Paris tentait de rire à ses dépens, s’avança menaçant, les sourcils froncés, le nez pincé par la colère.
« Ah ! tu te moques de moi, clampin ! Tu t’imagines que La Ramée, ancien gardes-françaises, se laisse berner par un blanc-bec ! Tu vas voir si le fond de ta culotte s’accommode des clous de mon soulier. »
Et il allait mettre à exécution cette peu engageante promesse, lorsqu’une voix jeune et bien timbrée se fit entendre :
« Qu’est-ce qui se passe donc ?
Arrivant du fond de la cour où il avait accompagné le hussard, le sergent commandant le poste apparut.
La Ramée s’était arrêté, et le sergent — un tout jeune homme à la fine moustache blonde — répéta :
« Qu’est-ce qui se passe donc ?
— Sergent, que c’est donc subséquemment, que ce clampin il voudrait forcer la consigne.
— Mais non ! interrompit l’enfant. Je suis engagé à la 9e demi-brigade. J’ai une lettre du colonel Bernadieu pour le tambour-maître Belle-Rose, dit Marcellus ».
Les deux soldats s’esclaffèrent ; mais Jean ne broncha pas, et quand leur hilarité fut calmée, il tendit la lettre au sergent qui la lut.
« C’est, ma foi, vrai ! dit-il. Fameuse recrue, hein, La Ramée ?… et qui arrive à pic pour partir !
— Nous partons, sergent ? interrogea La Ramée.
— Après-demain… le hussard vient d’apporter l’ordre au capitaine adjudant-major : « Envoyer prendre, rue des Haudriettes, chez le citoyen Graffin, fournisseur des armées, trois cents paires de souliers, cent couvertures de campement, deux cents sacs et seulement cent vingt paires de guêtres. Il n’y en a pas plus pour l’instant ; ceux qui n’en auront pas s’en passeront ; mais, par exemple, il y a le fourbi complet des gibernes, sabres, armement et cartouches à prendre à l’Arsenal ; puis, après-demain, en route pour Chalons. Signé : Servan, ministre de la guerre. »
À cette déclaration, les yeux du vieux soldat brillèrent… il ne dit pas un mot ; mais, faisant sauter d’un seul coup son fusil dans son bras gauche, il reprit sa faction d’un pas alerte. Ses dents blanches se découvraient dans un sourire de satisfaction, et il se mit à siffloter en sourdine le « Chant de l’Armée du Rhin » qu’un jeune officier du génie, Rouget de l’Isle, venait de composer à Strasbourg et que les volontaires de Marseille avaient entonné quelques jours auparavant en entrant à Paris. C’est notre Marseillaise d’aujourd’hui.
« Allons ! viens, petit », dit le sergent.
Et Jean pénétra enfin dans « sa caserne », au milieu de « son régiment ».
En passant devant le poste, le sergent appela :
« Caporal Flambeau ! »
Celui-ci accourut.
« Voici un ordre de réquisition, avec les bons pour le citoyen payeur ; prends cinq hommes de corvée et va-t’en chez le citoyen Reversy, loueur de voitures, rue Saint-Antoine, à l’enseigne du Bon Luron. Tu prendras cinq charrettes à deux chevaux et tu les ramèneras ici… Au trot, marche ! »
Toujours suivi du petit Jean, le sergent se dirigea vers un grand bâtiment situé au fond de la cour.
Tout en marchant, le gamin ne perdait pas un coup d’œil, et examinait le mouvement qui régnait dans la cour du « quartier ». De tous côtés, des groupes, comprenant chacun une douzaine d’hommes nouvellement enrôlés, apprenaient le maniement du fusil, sous la direction de caporaux, de sergents, et sous la surveillance des officiers.
L’enfant, habitué à voir passer dans Paris des régiments pimpants aux uniformes coquets, tout bariolés de vives couleurs, éprouva un étonnement, presque une désillusion, à constater qu’en dehors de quelques anciens soldats, des sous-officiers et des officiers, la plupart des volontaires étaient habillés de façon disparate.
Beaucoup avaient encore leurs vêtements civils ; certains étaient revêtus de l’habit d’uniforme, avec leur culotte et leur chapeau d’avant l’incorporation ; quelques-uns portaient le pantalon droit blanc, à rayures, avec la guêtre blanche sur le soulier ; d’autres n’avaient pas de souliers, mais des sabots.
Au demeurant, même parmi les soldats entièrement équipés, les uniformes étaient dissemblables : les uns portant l’habit bleu des grenadiers, à parements rouges, et le grand chapeau bicorne ; les autres, l’habit vert et rouge des chasseurs de Louis XVI, avec le chapeau-casque rond, à visière cerclée de cuivre, et orné d’une « chenille » noire, en forme de cimier. Quant aux officiers, tous correctement habillés, il y en avait de tous les âges ; on voyait des capitaines presque imberbes et de vieux sous-lieutenants à moustaches grises.
C’est qu’une grande armée ne s’improvise pas du jour au lendemain. Il faut beaucoup d’argent et beaucoup de temps pour équiper ainsi des masses d’hommes. Or, à cette époque, l’argent était rare ; et le temps manquait, car on était pressé par l’ennemi. Il fallait, comme on dit, faire flèche de tout bois, et on habillait comme on le pouvait les nombreux enrôlés qui arrivaient à toute minute.
La France appelait à son secours tous ses enfants ; elle leur donnait ce qu’elle pouvait, mais, en tous cas, elle les armait ; leur dévouement devait faire le reste. Et, ma foi ! si le pain leur manqua quelquefois, la constance et le courage ne leur firent jamais défaut.
« Nous voici arrivés, mon garçon ! » dit le sergent.
Ils montèrent un petit perron de trois marches et entrèrent dans une salle haute et vaste, dont les murs, blanchis à la chaux, étaient constellés d’inscriptions patriotiques écrites, soit au charbon, soit au crayon, par des mains inhabiles, soit même avec la pointe de couteaux. Trois longues tables massives la garnissaient, sur lesquelles plusieurs soldats, tous des vieux, étaient attablés et causaient bruyamment autour de pots d’étain, tout en fumant des pipes. Dans un coin, une planche posée sur des tréteaux soutenait une futaille ; sur des rayons cloués au mur, des verres, quelques bouteilles. C’était la cantine. Près de la fenêtre, une femme reprisait une petite jupe appartenant, sans doute, à la fillette toute blonde, toute mignonne, qui lisait à ses côtés dans un grand almanach de l’époque, et qui, la mine éveillée, interrompit immédiatement sa lecture pour considérer curieusement le petit garçon qui venait d’entrer avec le sergent.
« Citoyenne, dit ce dernier, je t’amène un conscrit pour ton père.
— Bonjour, Jolibois », dit la cantinière en entendant la voix du sergent. Quittant son ouvrage, elle se leva, étonnée, et considéra en souriant Jean Cardignac qui, très poliment, avait ôté son chapeau et, silencieux, regardait la femme et la petite fille.
— Un conscrit ? reprit au bout de quelques instants la cantinière ; et elle ajouta, d’une voix très douce :
— Pauvre petit !
— C’est pourtant comme ça, citoyenne Catherine ! Voici un mot du colonel Bernadieu pour ton père.
— C’est qu’il n’est pas là.
— Le gamin va l’attendre… Moi, je me sauve… J’ai à commander les corvées… Au revoir, citoyenne ! »
Et Jolibois sortit.
La cantinière était une femme d’environ vingt-huit ans. Grande, élancée, elle avait un visage très doux, très régulier, où brillaient deux grands yeux noirs.
On la sentait de suite très bonne, très simple, sans rudesse ; et son allure générale tranchait par sa distinction native avec ce milieu un peu brutal de soldats.
Jean fut, d’instinct, attiré vers elle.
Et puis l’habillement singulier de la « citoyenne Catherine » qui, sur une femme vulgaire, eût pu sembler bizarre, parut au contraire ravissant au petit garçon, parce qu’il était fort coquettement porté : une jupe à plis droits, couleur vert bouteille, un spencer en drap rouge vif, garni de peau d’agneau et orné de quatre brandebourgs verts, tel était ce costume.
La cantinière était nu-tête et ses cheveux noirs, séparés au milieu du front, encadraient son visage.
— Viens, mon enfant, dit-elle, en prenant doucement la main du petit soldat ; et le faisant asseoir à côté d’elle et de sa fille, elle se mit à le questionner.
Jean répondit gentiment, sans embarras, et raconta son histoire.
Il lui semblait qu’il aimait déjà la cantinière ; qu’il l’avait toujours connue ; et son entrée dans la vie militaire lui parut dès lors très naturelle.
La rudesse de La Ramée l’avait tout d’abord surpris ; mais cet accueil si bienveillant d’une femme le rassura par sa douceur.
Lorsqu’il eut terminé son récit et répondu à toutes les questions :
« Allons ! ça va bien, mon petit Jean, dit la « citoyenne Catherine » ; tu vas faire un joli tambour ; et puisque tu n’as plus de maman, c’est moi qui t’en servirai.
— Oh ! merci », dit l’enfant.
Avec la blonde Lisette, la fille de dame Catherine, la connaissance fut vite faite : une fillette de dix ans et un garçonnet de douze ne sont pas longs à s’entendre.
Lisette, Lise ou Lison (on donnait indifféremment un de ces trois noms à la petite Louise) avait du reste déclaré de suite que « Jean avait l’air bien gentil ».
Tous deux, après un échange de questions, se mirent à feuilleter « l’Almanach du Bon Citoyen », cet almanach dans lequel la fillette s’essayait à lire lorsque Jean était arrivé. Comme Jean Cardignac lisait couramment les légendes des images, Lisette fut de suite remplie d’admiration.
« Oh ! comme tu lis bien ! dit-elle.
— C’est papa qui m’a appris.
— Moi, je ne sais pas encore bien, mais maman me fait lire tous les jours… Tu m’apprendras, dis ?
— Je veux bien… ça n’est pas difficile. Tiens, tu vois ce portrait ; il y a dessous : « Ceci est l’image ressemblante du général La Fayette ». Tu vas lire, en suivant les lettres.
Le jeune professeur improvisé indiquait déjà les premières lettres de son doigt tendu, quand une sorte de géant pénétra dans la salle.
— Tiens ! s’écria Lison, voilà grand-papa !
Et quittant son petit camarade, elle courut vers lui, souriante. Il se baissa, la saisit, l’enleva, l’embrassa sur les deux joues, et, la gardant, toute petite et toute mignonne, sur son bras d’hercule, il s’approcha.
C’était le tambour-maître Belle-Rose, dit Marcellus.
Le qualificatif de géant lui convenait, car il mesurait un peu plus de six pieds, c’est-à-dire plus de deux mètres. Il était large d’épaules ; ses jambes, guêtrées de noir, étaient comme les piliers de cette charpente athlétique.
Pourtant il était déjà vieux, car ses cheveux coupés ras apparaissaient tout blancs sous son bonnet de police ; il était en effet en petite tenue, et n’avait pas, pour l’instant, son grand chapeau à plumet tricolore, ni sa perruque ; mais il était droit et robuste comme un vieux chêne gaulois. Ses deux grandes moustaches blanches, très longues, très rudes, semblaient deux lames de sabre. Une large balafre sillonnait son visage du front jusqu’au coin de la bouche, traversant le nez, et formait comme une rigole dans la peau brune. Des yeux bleu d’acier, au regard aigu, audacieux, complétaient sa physionomie.
Mis au courant de la situation par sa fille Catherine qui lui lut la lettre du colonel — car le colosse ne savait pas lire — Belle-Rose posa sa petite-fille à terre ; puis les sourcils froncés, les jambes écartées, les bras croisés, il dévisagea du haut de ses deux mètres ce conscrit qui lui arrivait, et qui, debout devant lui, ne baissait pas les yeux, le regardait bien en face, quoique très impressionné.
Enfin, au bout d’un instant, Belle-Rose laissa tomber d’une voix profonde qui semblait sortir d’une caverne, ces simples mots :
« Qu’est-ce que le colonel Bernadieu veut que je fasse de ça ?
— Grand-père, Jean sait battre le tambour… il vient de me le dire, s’écria Lison.
— Allons donc ! C’est pas possible !… Faut pas m’en faire accroire, à moi, Belle-Rose, ci-devant tambour aux compagnies grises du Royal-Champagne. et tambour-maître à la 9e… Ah ! mon garçon, tu saurais battre ? Quand moi, que je te parle, j’ai mis dix ans pour savoir !… Où donc alors que tu aurais été à l’école ?… en nourrice, peut-être ?… »
Les baguettes partirent rapides.Et il se mit à rire, avec un bruit de fanfare.
— Citoyen tambour-maître, dit Jean résolument, c’est mon père qui m’a appris. Il en fabriquait, des tambours, et puis des fifres et des flûtes et des violons !… Je sais aussi jouer du fifre et de la flûte ; mais pas encore du violon, c’est trop difficile ; seulement si papa n’était pas mort…
— D’abord, le violon que c’est pas un instrument militaire, garçon… Pas de çà, à la 9e !
Il était très mignon dans sa tenue.interrompit Belle-Rose subitement intéresse. Alors, puisque tu prétends présomptueusement que tu sais battre, nous allons voir ça… Arrive !
Jean sortit derrière son nouveau chef, pendant que la cantinière, qui n’avait rien dit, le suivait d’un regard souriant.
Un instant plus tard, dans un local de la caserne, Belle-Rose avait placé un tabouret, les pieds en l’air, puis par-dessus, un tambour ; et remettant aux mains de Jean Cardignac deux baguettes d’ébène :
— Allons ! fit-il incrédule, fais voir ce que tu sais.
— Qu’est-ce qu’il faut battre ? demanda Jean qui, rouge d’émotion et de plaisir, se tenait droit comme un soldat à la parade, les baguettes prêtes, bien placées dans les doigts, tout petit derrière la haute caisse bleue sur laquelle étaient peintes des grenades jaunes et un faisceau de licteur entouré de drapeaux.
— Un roulement, pour voir ! dit Belle-Rose.
Les baguettes partirent rapides, et la peau d’âne vibra. Le roulement, d’abord très faible, comme lointain, s’accentua, tel un bruit qui se rapproche ; puis grandit encore, pareil au fracas d’une diligence qui roule sur un pont ; et, graduellement, le bruit s’adoucit pour redevenir très faible, comme si le son du tambour arrivait de là-bas, tout là-bas, derrière les maisons. Enfin, au bout d’une grande minute, le roulement s’arrêta.
Un étonnement visible se lisait chez Belle-Rose ; le géant hocha la tête, et sentencieusement :
— Bon !… mais un roulement, c’est un roulement… pas autre chose… que si c’était une marche, c’est une autre affaire.
— Tenez, citoyen Belle-Rose, s’écria Jean, voilà la marche du « Royal-Picardie » !
Et, sans attendre, il commença.
La marche — bien rythmée — s’élevait sonore dans la salle : plan ! rataplan ! rataplan ! plan ! plan !… et, sans le moindre accroc, se continua pendant deux bonnes minutes, à l’ébahissement du tambour-maître.
— Halte ! commanda-t-il.
Instantanément, la marche cessa.
— Pas mal ! Pas mal ! grommela le vieux se parlant à lui-même ; les coudes marchent trop, c’est vrai, mais les poignets sont pas mal… pas mal…
Et au fond, tout à fait surpris, enchanté, il formula son contentement :
— C’est superlatif !… vraiment superlatif, pour un gamin de ton âge… on pourra faire quelque chose de toi.
Mais une voix, celle du caporal-tambour, l’interrompit :
— Pour sûr, Belle-Rose ! que c’est pas mal !
En effet, le caporal et plusieurs tambours, attirés par le bruit, regardaient cette scène à travers la fenêtre et la porte ouvertes.
— Il bat comme un vrai tapin, dit encore le caporal. Y a bien des tambours en pied qui ne battent pas comme ça !
Belle-Rose ne voulut pas demeurer en arrière de son subordonné :
— Que tu as raison, Rongeard ! dit-il… C’est un tapin !… Et je le nomme tambour en pied.
— Ah ! C’est donc un conscrit ? dit le caporal en riant.
— Oui, envoyé par le colonel !
— Ça se trouve bien, dit un des tambours ; nous n’étions que onze, nous serons douze comme tête de colonne. Comment que tu t’appelles, l’enfant ?
— Jean.
— Eh bien ! bravo, le petit tapin ! Bats dur et ferme pour la nation !
Belle-Rose.
Et ce fut au milieu des félicitations générales que Jean revint avec Belle-Rose à la cantine.
— Eh bien, père ? questionna la cantinière.
— Que j’en suis estupéfait, de mon tapin ! dit le vieux… Catherine, tu vas t’arranger pour l’habiller ; lui faut une tenue, il est tambour en pied !
— Oh ! quel bonheur ! s’écria Lison qui vint embrasser son nouvel ami ; Jean tapin !… quel bonheur !…
Et ces deux mots : Jean et tapin, énoncés par la fillette, devinrent le surnom sous lequel désormais on désigna Jean Cardignac.
Belle-Rose réclama au magasin un gilet, un habit de grenadier, des guêtres noires et un bicorne, les rapporta à sa fille qui, de suite, se mit à couper, à tailler, à découdre, pour organiser, avec cet uniforme d’homme, une tenue à la taille de l’enfant.
Au milieu de ces préparatifs, survint le colonel Bernadieu.
Satisfait, en apprenant les aptitudes de son nouveau petit tambour, il le complimenta :
— Mon garçon, lui dit-il, tu vas écrire à ton patron pour le tranquilliser ; tu lui diras que je t’ai pris sous ma protection et que je t’amènerai moi-même, demain, rue de la Huchette pour lui faire tes adieux… Tu feras porter la lettre, Belle-Rose.
— Bien, citoyen colonel.
C’est ainsi que le lendemain, vêtu de son uniforme, Jean Tapin se rendit avec le colonel Bernadieu chez maître Sansonneau.
Il était ma foi très mignon dans sa tenue, que la cantinière avait fort bien arrangée à sa taille,
Seul, le grand chapeau à cocarde et à plumet de crin rouge était un peu grand ; mais, grâce à la perruque blanche, il le coiffait bien tout de même. Et Jean, très crâne, pas gêné le moins du monde, fit l’admiration des passants.
— Seigneur ! s’écria la brave mère Sansonneau en le voyant ainsi habillé ; mais vous n’y pensez pas, colonel ! Il va se faire tuer, ce pauvre enfant.
— Mais non, citoyenne ; et j’ai dans l’idée qu’il fera plus tard un excellent soldat.
— C’est égal ! reprit le gros marchand d’épices ; ça n’est pas de son âge : il aurait mieux fait de rester ici et de fabriquer proprement ses chandelles.
— Dame ! Maître Sansonneau, ça ne lui disait rien ; il aime mieux battre la charge contre les Kaiserlicks.
— Oh ! oui, dit Jean dans un aveu spontané.
Mais il se reprit :
— Ça n’empêche que j’aime bien maîtresse Sansonneau et vous aussi, patron, et que je reviendrai vous voir après la guerre.
— Et vous le verrez peut-être un jour officier, conclut le colonel Bernadieu.
— Oh ! Oh ! fit maître Sansonneau d’un air de doute.
— Eh ! pourquoi pas ? Moi qui vous parle, je suis orphelin comme lui ; racolé pour les gardes françaises j’ai appris tout seul à lire ; je me suis instruit moi-même, et j’étais sergent lors de la dislocation du régiment. Sous l’ancien régime, je serais resté sergent, c’est sûr ; mais maintenant la route est libre : mes anciens camarades, qui forment le noyau de la 9e demi-brigade, m’ont choisi pour les commander. Rien n’est impossible à qui a du cœur, de l’énergie, de l’intelligence et de l’instruction. Ce gamin a tout ce qu’il faut pour arriver… Vous verrez, vous verrez !…
— Je ne dis pas, répondit l’épicier ; mais c’est égal, les boulets et les balles, ça n’est pas engageant.
— Ça dépend des tempéraments, citoyen Sansonneau, dit en riant le colonel. Allons ! Jean, fais tes adieux, et vive la nation !
Maîtresse Sansonneau, pleurant presque, embrassa le petit soldat, et lui glissa dans la main un sac qui contenait trois écus de six livres, ce qui était, à cette époque, un beau cadeau ; Jean la remercia avec émotion et partit avec le colonel Bernadieu.
Le lendemain, dès l’aube, il était à la droite du premier rang des douze tambours, au milieu de la cour des Minimes. La 9e demi-brigade était rassemblée en carré, les tambours et le drapeau tricolore au centre. En arrière se trouvait une petite charrette, recouverte d’une bâche et attelée d’un petit cheval rouan : c’était la voiture de la cantinière ; la frimousse éveillée de Lisette apparaissait sous la bâche, et Catherine tenait le cheval par la bride. Derrière étaient rangées les voitures de réquisition, conduites par des charretiers.
Le colonel Bernadieu, à cheval sur un gros percheron gris à longs crins, s’avança. Et, au milieu du silence :
— Soldats de la 9e demi-brigade, dit-il d’une voix claire et ferme qu’on entendit aux quatre coins du quartier, la patrie en danger nous réclame ! Nous partons pour combattre les ennemis de la nation ! Nous les chasserons, ou nous resterons sur le champ de bataille. Voilà ce que j’attends de vous. Je ne vous en dis pas plus long : tous nous nous comprenons !
Puis, levant son sabre, il cria :
— Vive la nation !
Un long cri de « Vive la nation ! » sortit de toutes les poitrines ; puis, le silence rétabli, les commandements des capitaines retentirent : les compagnies firent toutes « par le flanc gauche ».
Le colonel vint se placer derrière les tambours et en avant du drapeau.
Il se retourna alors sur sa selle pour jeter un dernier coup d’œil sur son régiment ; puis il fit un signe de tête à Belle-Rose qui attendait, la canne à pomme de cuivre en l’air. Le bras du tambour-maître fit tourner la canne ; la marche retentit, et le régiment s’ébranla.
Trois quarts d’heure plus tard, ayant franchi les faubourgs de Paris, la 9e demi-brigade s’allongeait, comme un serpent multicolore, sur la route pavée se rendant à Châlons-sur-Marne. Elle devait, de là, rejoindre l’armée du général Dumouriez, qui gardait en ce moment la forêt de l’Argonne, vers laquelle l’ennemi se dirigeait de son côté.
Jean Tapin, sa caisse à l’épaule, était en route pour la gloire !
Et, à l’arrière de la colonne, la cantinière Catherine, assise dans sa voiture avec Lisette, laissait flotter les guides de son cheval « Carabi » et songeait.