Le 66 !
FRANTZ, jeune tyrolien, chanteur ambulant · · · · · · M. Gerpré.
GRITTLY, sa cousine, idem · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Mlle Mareschal.
JOSEPH BERTHOLD, colporteur · · · · · · · · · · · · · · · M. Guyot.
Scène première.
- Libre et joyeux par le monde,
- Vole, vole, passereau…
- Que la brise te seconde,
- Vole, vole, passereau…
- Comme toi plein de courage,
- L’enfant du Tyrol voyage,
- Vole, vole, passereau…
- Puis à son nid fidèle
- Il revient à tire-d’aile,
- Vole, vole, passereau…
(Grittly entre la première et va s’asseoir sur le banc de pierre. Frantz s’arrête un moment sur une colline pour parler à quelqu’un que l’on ne voit pas. Ils ont chacun une guitare et des paquets.)
Oui… le chemin à gauche, merci, bien obligé, ma brave femme !… et toujours tout droit… tout droit… tu entends, Grittly, il n’y a pas à s’y tromper… (La voyant assise.) Eh bien ! petite cousine, te voilà déjà installée ?…
Je me repose donc… mes jambes refusent le service…
C’est-il délicat, et pas fort du tout une femme… Qu’est-ce que je dirai donc, moi, qui porte les provisions et les bagages ?
Oh ! un homme ! ça ne fatigue pas !…
Ça, c’est vrai, que c’est solide un homme. Ça va… ça va… (S’asseyant à côté d’elle.) Je me reposerais bien tout de même un brin…
Ah ! tu vois bien.
Ah ! c’est pas moi… c’est mon estomac qui me dit qu’il doit être l’heure de déjeuner.
C’est vrai, au fait… Nous laisserons passer la grande chaleur…
Et nous reprendrons des forces pour continuer notre route…
À table !
À table ! (Ils étalent leurs provisions sur le banc.)
Où que nous sommes, à présent ?
Dans le Wurtemberg… Tiens, on voit d’ici les premières liaisons d’une petite ville…
Et combien que la bonne femme t’a dit que nous avions encore de chemin pour arriver à Strasbourg ?
Il paraît qu’autrefois c’était trente lieues… maintenant, c’est cent vingt kilomètres.
Cette idée, d’allonger comme ça les routes…
Dame ! puisque tout augmente !… faut bien que les chemins augmentent aussi… Te redonnerai-je du fromage ? (Il lui en coupe.)
Merci.
Depuis quarante jours que nous avons quitté nos montagnes du Tyrol, nous-en avons pas mal mangé de ces kilomètres… et de ce fromage !… Te recouperai-je du pain ? (Il lui en lui en coupe.)
Merci.
Merci… merci… t’as déjà plus faim ?
Dame ! plus nous approchons de Strasbourg et plus j’ai le cœur gros, en pensant à ma pauvre sœur Madeleine.
Ah ! ben… ne vas-tu pas te faire du chagrin d’avance ?… Elle n’est peut-être pas tant dans la peine que tu crois…
Comment, que je crois… Et sa lettre donc, Frantz… c’tte lettre qui m’a fait quitter le pays… pour aller lui porter des consolations… (Elle tire une lettre de sa poche.)
C’est vrai que je ne peux pas l’entendre sans pleurer, cette satanée lettre… sans compter que voilà notre mariage remis à Dieu sait quand…
« Ma bonne chère mère, et toi, ma sœur Grittly, priez le bon Dieu et la bonne sainte Vierge pour moi, car j’ai un malheur, un bien grand malheur à vous apprendre… »
Ah !…
« Il y a deux mois, je vous écrivais que mon mari, mon brave Joseph Berthold allait revenir d’Amérique où il avait bien vendu sa petite pacotille… j’apprends aujourd’hui qu’il a péri en mer dans une grande tempête… (Même jeu de Frantz.) et me voilà seule, toute seule, dans cette grande ville de Strasbourg, avec trois pauvres petits enfants… Qui est-ce qui va donc les nourrir à présent, mon Dieu ?… »
Pauvre femme !
- En apprenant cette détresse,
- J’ai dit : pour te sauver, ma sœur,
- Compte aujourd’hui sur ma tendresse,
- Elle adoucira ton malheur…
- Adieu, Tyrol, adieu, montagnes,
- Rien ne peut plus me retenir…
- Adieu, ma mère et mes compagnes,
- Là-bas on pleure… il faut partir !…
- Moi, quand j’ai su, triste nouvelle,
- Que Grittly voulait nous quitter ;
- J’ai compris, hélas ! que sans elle,
- Je ne pouvais plus exister !…
- Adieu, Tyrol, douleur extrême !
- Rien ne peut plus me retenir,
- Adieu, ma mère, et vous que j’aime,
- Là-bas on pleure, il faut partir !
- Moutons, brebis, bêtes que j’aime,
- Loin de moi, vous allez pâtir…
- J’en éprouve un regret extrême,
- Mais elle part… je dois partir !…
- Chez nous l’argent est rare,
- Mais, pour vivre en chemin,
- Nos chants, notre guitare
- Sont notre gagne-pain…
- Pour la pauvre famille,
- Grâce à nos chants joyeux…
- Grâce à toi, si gentille,
- On sera généreux !…
- Ah ! certes, faudra que l’on vienne
- Applaudir notre tyrolienne…
- Dans mon Tyrol, pays si beau,
- Le pâtre, au lever de l’aurore,
- Entonne son refrain sonore,
- Qu’au loin va répéter l’écho
- La, la, ho ! ho !
- Mais de la clochette,
- Le son argentin,
- À sa chansonnette,
- Se mêle soudain.
- Alerte, légère,
- Avec son troupeau,
- Gentille bergère
- Descend du coteau…
- La, la, ho ! ho !
- Berger chante encore,
- Ce n’est plus, oui-da,
- Un écho sonore
- Qui te répondra
- La, la, hou la !
Vois-tu, Frantz, si nous chantons, toujours comme ça, notre fortune est faite… les petits sous et les pièces blanches pleuvront autour de nous.
Pardine, nous chantons si bien !… moi surtout !… Mais j’ai là quelque chose de mieux que des chansons pour faire fortune !…
Ah ! bah !
Il n’y a pas d’ah ! bah !… tu vois bien ce brimborion de papier ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un numéro de la loterie de Vienne que j’ai acheté un demi-florin en passant à Inspruck… pour te faire une surprise…
Eh bien ! après ?
Après ? avec ce chiffon-là, tel que tu me vois, je suis susceptible de gagner des mille et des cents…
C’est-il Dieu possible ?
Ça l’est…
Et alors si tu devenais riche ?
Oh ! alors, je ne serais pas comme les autres, moi… je serais bon, moi… je serais humain, moi… je ferais du bien à ta sœur… j’en ferais à mes tantes Tschurtschentaler, Oberlindober, et Berderlunger… je t’en ferais à toi, moi !… je m’en ferais à moi, moi !… Oh ! oui ! la première chose que je me donnerais, c’est une chose que je me suis toujours dit : — Frantz, quand tu seras riche… la première chose que tu te donneras… Devine ce que c’est que je me donnerai.
Une belle vache laitière ?
Une guitare neuve ?
Ah ! bien oui !
Quoi donc, alors ?
Un mouchoir… de soie… C’est mon rêve d’avoir un mouchoir de soie.
Je te reconnais bien là… toujours ambitieux !
Oh !… avoir un mouchoir de soie… à soi !…
Mais en attendant que cette fortune nous arrive, si tu m’en crois nous nous remettrons en route…
Tu as raison… en route… (Au moment où ils vont partir, Berthold paraît sur ta montagne.)
Scène II.
- Voici le colporteur,
- Venez à sa boutique,
- Il sait, avec bonheur,
- Contenter la pratique…
- Voyez, choisissez,
- Achetez, payez !
- Tout est à la mode,
- Solide et commode !…
- Couteaux,
- Ciseaux,
- Ratine
- Fine ;
- Rubans
- Et gants.
- Dentelles
- Fort belles !
- Joujoux,
- Bijoux,
- Images,
- Lainages,
- Tabac.
- Cognac,
- Mouchettes,
- Serviettes,
- Bonnets
- Coquets,
- Ficelles,
- Flanelles,
- Rasoirs,
- Mouchoirs !
- J’en ai vraiment pour tous les goûts,
- Filles, garçons accourez tous !…
- Voyez, choisissez,
- Achetez, payez !
- Tout est à la mode,
- Solide et commode.
- Et toi, brunette si gentille,
- Dont l’œil velouté scintille ;
- Choisis dans ma pacotille
- Galants bonnets,
- Rubans, séduisants affiquets.
- À peu de frais,
- Tu vas rehausser tes attraits !…
- Voici le colporteur,
- Venez à sa boutique,
- Il sait avec bonheur
- Contenter la pratique…
(Regardant autour de lui.) Un banc… une fontaine !… Ouf ! quelques minutes de halte ici ne seraient pas de trop… avec un coup de brosse avant d’entrer en ville. (Il se débarrasse de sa balle.)
Eh ! si… laisse-moi toujours demander… (À Berthold.) Dites-donc, M’sieu !
Hein !… Qu’est-ce ?
Tout ce que vous venez de dire, c’est-il vrai que c’est dans votre ormoire ?
Tout ça… et bien d’autres choses encore, mon garçon, (Il s’apprête à ouvrir la boîte.) Voulez-vous voir ?
Oh ! c’est inutile, Monsieur…
Pourquoi pas, la petite mère ?… la vue n’en coûte rien…
C’est vrai… Et vous dites que vous avez aussi des mouchoirs ?
En cotonnade, en toile de Hollande, en soie… vrais foulard de l’Inde…
D’Inde, Grittly, entends-tu ?
Vous en voulez ?
Non, Monsieur, merci… Viens Frantz.
Laisse donc… (À Berthold.) Et combien que ça coûte un mouchoir en soie… d’Inde, Monsieur ?
Deux thalers.
Pristi !
C’est trop cher pour vous ?
Oh ! oui, Monsieur… votre servante.
Dire qu’il y a là-dedans tant de belles choses, et que si mon numéro était bon…
Un numéro… de quoi ?…
De la loterie de Vienne, donc.
De Vienne !… comme ça se trouve : elle est tirée… et si vous y tenez, je peux vous dire votre sort.
Bah ! vous pourriez ?…
Oui… j’ai la liste des numéros gagnants.
Vrai ?… voyons !
Un instant, c’est trois kreutzers.
Donne, Grittly, donne vite.
Es-tu enfant, va…
- Et maintenant lisez-nous ça…
- Attention, nous y voilà…
- Un instant !… Là, tous deux ensemble,
- Je crois que nous entendrons mieux.
- Mais, vraiment, on dirait qu’il tremble…
- Non, non, c’est un effet nerveux !…
- Si vous voulez que je commence,
- Taisez-vous…
- Je ne souffle mot…
- Je tremble et bous d’impatience.
- Du courage… allons…
- Premier lot…
- Tiens-moi bien…
- Premier lot…
- Ah !…
- Treize…
- Ce n’est pas ça… continuez…
- FRANTZ.
Second lot…
- Ah !…
- Quatre-vingt-seize.
- Ce n’est pas ça…
- Non ?…
- Poursuivez…
- Troisième lot…
- Ah !…
- Deux cent trente.
- Ce n’est pas ça…
- Comment ! tu ris !…
- Quatrième…
- Ah !…
- C’est le soixante
- Ah !…
- Six…
- Hein ?… Le ?…
- Soixante-six…
- Soutiens-moi… je m’évanouis !…
- Quoi ! vous auriez ?…
- Voyez vous-même.
- Mais en effet…
- Heureux destins !…
- Il a gagné !…
- Bonheur extrême !
- Et combien ?…
- Cent mille florins !…
- À moi l’opulence ;
- À moi les écus ;
- Vive la bombance.
- Je suis un crésus !
- Je veux en carrosse,
- Désormais chanter,
- Et faire la noce
- Sans jamais compter…
- En riches toilettes,
- Je vais m’étaler,
- Bientôt de mes fêtes,
- Chacun va parler !
- Car j’ai l’opulence
- Et beaucoup d’écus ;
- Vive la bombance,
- Je suis un crésus,
- Vivent les crésus !
- Grâce à leurs écus,
- Partout bien venus,
- Partout bien reçus,
- Borgnes et bossus,
- Bancroches, tortus,
- Obtus, saugrenus,
- Dès qu’ils sont cossus,
- Ils sont bien venus,
- Et les mieux reçus !
- Vivent les écus,
- Les petits écus,
- Et les gros écus,
- Et tous les écus.
- À moi l’opulence,
- À moi les écus ;
- Vive la bombance,
- Je suis un crésus !
- À lui l’opulence,
- À lui les écus ;
- Pour lui quelle chance !
- C’est un vrai crésus !
Ohé !… ohé !… j’ai envie de rire… j’ai envie de pleurer… j’ai envie de danser… Embrassez-moi, Grittly… Et vous aussi, colporteur de mon cœur…
Seigneur !… est-ce qu’il devient fou !…
Donnez-m’en un tout de suite.
Un quoi ?
Un… de soie donc… (Criant.) Un mouchoir… et une cravate… envoie aussi… quoi encore !… ah ! des souliers…
En soie ?…
Toujours… sans clous…
Eh bien ! et les cailloux…
Les cailloux !… je m’en moque pas mal !… Est-ce que tu t’imagines que je vas continuer ma route à pied ?…
Décidément sa tête déménage.
Oui, c’est dit, j’achète un cheval… une carriole… (À Berthold.) Je le peux, pas vrai ?
Comment donc !
Et nous monterons tous dedans… Toi… moi… le cheval… et lui aussi.
Et nos guitares ?
Aussi, c’est-à-dire non… Qu’est-ce que nous avons besoin de nous embarrasser de tout ça à présent. (À Berthold en lui présentant une des guitares.) Voulez-vous les acheter ?
Bien obligé… j’en porte déjà assez !
Une fois… deux fois, vous n’en voulez pas ?… Alors, bonsoir… (Il lance la guitare dans le ravin ; on l’entend rouler et se briser.)
Ah !… Frantz… c’est mal !… c’est bien mal !… (Elle regarde, puis descend précipitamment dans le ravin.)
Scène III.
Eh ben !… eh ben ! Grittly… Où va-t-elle ?… comme si nous avions besoin maintenant de ces chaudrons là…
Tenez, jeune homme… ça vous convient-il ?
Superbe ! magnifique ! (Il en prend un.) D’abord, celui-là pour moi… Oh ! mon rêve ! mon rêve !… (Il se mouche bruyamment.) Ah ! que c’est bon !… ça donnerait envie ne s’enrhumer… (Prenant un autre foulard que Berthold lui présente.) Et puis celui-ci…
Pour la petite ?…
Non… pour moi encore… et puis ce n’est pas tout, père cloporte… colporteur…, il me faut des z’hardes…
Pour la petite ?…
Eh ! non… pour moi… maintenant que je suis calé, je ne peux plus rester dans cette tenue-là… je veux tout ce qu’il y a de plus bon genre.
C’est facile, mon garçon, la ville est à deux pas.
Oui, mais c’est que…
C’est vrai… entre z’amis… Dès que j’aurai touché mon lot, je vous rendrai ça,
Eh bien, venez…
Je vous suis… (Allant au fond et appelant.) Grittly je vas donner un coup de pied jusqu’à la ville… Attends-moi ici… près de la fontaine… dans cinq minutes je serai de retour. (À Berthold.) Allons, père… chose… dépêchons-nous… il me tarde de me voir… et de la voir… me voir. (Criant.) Dans cinq minutes, Grittly. (Il sort par la gauche avec Berthold ; ils reprennent ensemble le refrain de l’air :)
À lui |
À moil’opulence, etc. |
Scène IV.
Brisée !… ma pauvre guitare !… Ah ! Frantz !… on a bien raison de dire que la richesse vous change le cœur. (Regardant sa guitare.)
- C’était la compagne fidèle
- Des bons comme des mauvais jours :
- Je me trouvais riche avec elle,
- C’était ma joie et mes amours !
- Sa voix répondait à la mienne,
- Mes secrets, d’elle, étaient connus ;
- Je lui disais plaisirs et peine…
- Mais je ne les lui dirai plus !…
- Le matin, à l’aube naissante,
- Quand Frantz pour m’éveiller chantait,
- Mélodieuse et complaisante,
- Ma guitare lui répondait…
- C’est lui, l’ingrat, qui l’a brisée,
- Maintenant, regrets superflus !…
- S’il chante encore sous ma croisée,
- Moi, je ne lui répondrai plus !…
Scène V.
(Frantz est vêtu et coiffé avec une grotesque élégance. — Habit à boutons d’or. — gilet d’étoffe très-voyante, grand col de chemise, stick, lorgnon ; son mouchoir de soie sort à demi de sa poche. — Il a conservé la culotte et la chaussure de son costume tyrolien.)
Je m’en suis flanqué pour une bonne somme, mais, ma foi, tant pis !… je crois que je suis au grand complet. (Apercevant Grittly qui s’est assise rêveuse avec sa guitare brisée sur les genoux.) La v’là… voyons voir si elle me reconnaîtra et prenons des manières… (Il s’avance en se donnant des grâces.) Tu tu tu tu tu…
Ah ! un étranger.
Bonjour, petite.
Votre servante, mon beau Monsieur…
Mon beau Monsieur !.. J’étais sûr qu’elle ne me reconnaîtrait pas… (Il lui fait de petits saluts saccadés auxquels elle répond par des révérences. Ce jeu continue jusqu’à ce que Frantz s’arrête fatigué.) Sapperment !… c’est fatigant ! (Haut.) Eh bien !… tu ne me reconnais pas.
Frantz !
Eh ! oui !… (Tournant devant elle.) Regarde… régale-toi… pas vrai que je suis fameusement changé… à mon avantage ? (Il tire son foulard et se mouche avec bruit.)
Dame ! s’il faut parler franchement, je t’aimais mieux avec tes autres z’hardes.
Allons donc… tu ne t’y connais pas ! Tiens, pas plus tard que tout à l’heure, je passais là-bas, près des lavandières ; il y en a eu une qu’a dit : V’là un joli jeune homme !… — Il est frais, qu’a dit l’autre… Puis tout près d’ici, devant la grille de ce grand parc, je me suis trouvé face à face avec une belle demoiselle qu’a poussé un cri en me voyant, un cri d’admiration bien sûr… (Cherchant à imiter le cri.) Ah !… et qui s’est sauvée en riant… mais en riant… Tu vois bien que je fais de l’effet sur tout le monde… Il n’y a que sur toi… On dirait que t’es jalouse de ma belle toilette.
Moi ?
Mais, tu n’as qu’à parier… je t’en donnerai d’aussi superbes, et tant que tu voudras…
Non, merci Frantz, je resterai comme je suis.
En voilà une idée !… Mais ça va jurer, ma fille.
Tant pis !
Voyons, sois donc raisonnable, Grittly… Je ne puis pourtant pas, moi, homme qu’a de quoi… moi, homme très-bien couvert, m’en aller en compagnie d’une simple villageoise vêtue en paysanne de la campagne.
Oui, ça pourrait te faire tort auprès des madames de la ville.
Je ne dis pas ça…
Mais tu le penses… t’as peur que je ne te fasse honte auprès de cette belle demoiselle qui ne t’a si bien regardé que pour se moquer de toi.
Se moquer de moi !… et pourquoi donc, s’il vous plaît ?
Parce que tu es cocasse… puisqu’il faut dire le mot.
Cocasse !…
- Cocasse, moi !… cocass’, cocasse !…
- Heureusement de cet avis
- Vous êtes seul’ !… cocass’, cocasse !…
- Un garçon bien fait et bien mis !…
- Cocass’cocasse !…
- Avec cet air et ce maintien
- Allez, vous n’y connaissez rien
- Un homme rich’, sachez le bien,
- Quoiqu’il dise ou bien quoiqu’il fasse
- Jamais ne peut-être cocasse !…
- Cocasse, oui… cocass’, cocasse !
- Dans cet habit si frais, si beau,
- Cocass’ cocasse !…
- Avec tes façons d’damoiseau
- Cocass’, cocasse…
- Je le soutiens, c’est mon avis,
- Malgré qu’il soit riche et bien mis
- Un balourd qui fait le marquis
- Quoiqu’il dise ou bien quoiqu’il fasse
- Parait cocass’ toujours cocasse !…
Cocasse ! cocasse ! un homme qui se mouche dans de la soie !… heureusement tout le monde n’est pas de votre avis, ma chère. (Il arrange son col de chemise, ses cheveux et se mouche.) Demandez plutôt à ce brave homme de tout à l’heure qui m’a annoncé ma fortune.
Oui, il a fait là un beau chef-d’œuvre.
Avec votre bonne mine et vos écus, qu’il m’a dit, si vous vouliez prendre femme, qu’il m’a dit, vous pourriez choisir parmi les bourgeoises les plus cossues et les plus z’huppées, qu’il m’a dit.
Choisissez, monsieur Frantz, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai…
Tiens, je le sais bien… ce n’est ni toi, ni personne…
Le fait est qu’à présent vous pouvez trouver un bon parti.
Ainsi, tu me le conseilles ?
Vous en êtes bien le maître…
Et ça ne te fera pas de peine ?
Moi… bien du contraire… ça me fera plaisir.
Je sais que tu es une bonne fille… et… mais, sois tranquille… si ça arrivait… je ne t’abandonnerais pas.
Vraiment !
Oh ! non… je te ferais un sort… tu viendrais dans ma maison… dans mon château… et tu ne manquerais de rien… tu serais logée, nourrie, blanchie, chaussée…
Vraiment !… Et qu’est-ce que j’aurais à faire pour tout cela ?
Ce que tu voudrais… tu soignerais le linge… tu bercerais les petits…
Je rincerais la vaisselle, n’est-ce pas ?
Si ça t’amusait.
Merci, mon beau Monsieur. (Elle fait la révérence.) Je suis bien votre servante, (Se redressant fièrement.) Mais votre domestique, nenni-da ! (Elle prend son paquet et les débris de sa guitare.)
Ah !… Et où vas-tu donc ?
Rejoindre ma sœur.
Toute seule ?
Faut bien…
Mais puisque je t’offre une place dans ma carriole.
Et dans votre cuisine ?
Ah ! tu es trop fière, aussi, à la fin !
Mieux vaut être fière, que vaniteux… mauvais cœur.
Grittly !
Et ingrat… adieu ! (Elle s’éloigne. En ce moment Berthold paraît et l’arrête.)
Scène VI.
Eh bien ! eh bien !… où allez-vous donc la belle enfant ?
Laissez-moi !
Qu’y a-t-il donc ? une querelle ? une brouille ?
C’est elle qui me méprise parce que je suis riche.
C’est lui qui me méprise parce que je suis pauvre.
Un moment… chacun à son tour.
Je vous prends pour juge… père clop… colporteur. Voyez si ça a du bon sens… elle veut partir toute seule. (À Grittly.) Et si tu fais de mauvaises rencontres, petite malheureuse obstinée que tu es !
Je trouverai toujours bien quelqu’un pour me protéger.
Justement !… c’est ça que je ne veux pas. (Il lui arrache son paquet.)
Il a raison… venez avec nous.
Eh ! oui… partons ensemble… c’est ce que je me tue de lui dire… (Avec importance.) Faites avancer la voiture…
Quant à ça, minute… Une voiture… un cheval, ça coûte gros… et le maquignon demande des sûretés.
Eh ben ? est-ce que je n’ai pas mon numéro ? mon soixante-six ?…
C’est juste… donnez-le-moi, je vais le lui montrer.
Mon cher numéro !… c’est que c’est de l’or en barre ça… (Avec inquiétude.) Eh bien ! eh bien ! où est-il donc ? j’ai tant de poches…
Je voudrais le voir perdu, ce maudit carré de papier.
Ne dis pas cela, Grittly… (Il prend son mouchoir pour s’essuyer le front et y retrouve son billet qu’il avait noué dans un des coins ; avec joie.) Ah ! ah ! le voilà ! (Il le baise et le donne à Berthold.) Mon bienheureux soixante-six !… (À Grittly.) T’étais déjà contente, toi !…
Tiens !…
Quoi donc ?
Comment !… c’est là… vous en avez un autre ?…
Non…
Cherchez bien…
Mais non… que je vous dis…
Ah ! pauvre garçon !
C’est bien ça… Les deux ronds… avec les deux… 66 enfin.
Oui… comme ça… mais (Il retourne le billet.) comme ça… 99
Mais pourquoi que vous le tournez comme ça ?
Parce qu’il y a le point.
Le point ?
Oui, là… (Il indique avec le doigt.)
Où donc ?
Ce petit chose noir… à droite des deux chiffres.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ? c’est un pâté !…
Ça indique comment le numéro doit être tenu. (Il le lui présente.)
Eh bien ! comme ça… ça fait 99 ?
Oui.
Mais comme ça…
Mais c’est comme ça qu’il faut le regarder…
Mais, alors, ce n’est donc pas le 66 ?…
Non…
Mais alors je n’ai donc pas gagné ?
Non.
Mais, alors… les cent mille…
Flambés !
Mais alors, je suis ruiné !
Ça me fait cet effet-là !
Mais alors, pourquoi que vous m’avez dit ?
Ce n’est pas moi.
C’est vous.
C’est toi.
Ah ! Jésus mein gott… Der teufel !… sapperment !…
Pauvre garçon !
- Ô ciel ! ô ciel ! est-il possible !
- Un tel malheur serait le mien !
- Vit-on jamais coup plus terrible ?
- J’étais riche… et je n’ai plus rien !…
- Ô ciel ! ô ciel ! est-il possible !
- Un tel malheur serait le sien !
- Vit-on jamais coup plus terrible ?
- Il était riche… Il n’a plus rien !
- Adieu riche parure,
- Te voilà, maintenant,
- Sans cheval ni voiture
- Gros-Jean comme devant.
- Si c’est un mauvais rêve,
- Mon Dieu réveillez-moi !
- Empêchez qu’il s’achève !…
- Ami, reviens à toi !…
- Non, ma tête s’égare,
- Et je m’en vais, soudain,
- Rejoindre ma guitare
- Dans le fond du ravin !
- Ah ! quel dessein funeste !
- Oui, j’y suis résolu !…
- quand je te reste, Ici,
- Tu n’as pas tout perdu !
- Maudite chance !
- Que devenir ?
- Plus d’espérance,
- Faut en finir !…
- Terrible chance,
- Que devenir ?
- Plus d’espérance,
- Il veut périr !
- Ici la chance
- Vient le punir :
- Déjà commence
- Son repentir…
Eh bien ! eh bien, garçon, où allez-vous ?
Je vais piquer une tête.
Minute… si vous vous tuez, qu’est-ce qui me paiera ?…
Quoi ?
Ce que je vous ai vendu… et ce que je vous ai prêté pour acheter toutes ces braveries-là. (Il montre les habits neufs de Frantz.)
Ah ! oui… c’est vrai… mais aussi c’est vous qu’êtes cause de tout… sans vous je n’aurais pas cru que j’avais gagné cent mille florins… je ne me serais pas conduit comme un gredin fini avec la pauvre Grittly… je ne l’aurais pas fait pleurer !… Ma débâcle, je l’ai méritée… mon chagrin… je te le pardonne… mais celui de Grittly, tu vas me le payer. (Il saisit son bâton et s’élance sur Berthold.)
Frantz, est-ce ainsi qu’un honnête homme paye ses dettes ?…
C’est vrai !… encore une gredinerie que tu m’épargnes. (À Berthold.) Eh bien ! oui, puisque je vous dois, je vous payerai… Je n’ai pas d’argent… mais je serai votre domestique… Je porterai votre ormoire, et si vous pouvez seulement acheter une autre guitare pour Grittly…
C’est dit, j’accepte.
Vrai ? (À Grittly.) C’est un brave homme tout de même.
Mais il va falloir vous séparer.
Nous séparer !
Dame !… n’allez-vous pas à Strasbourg, mon enfant ?
Oh ! oui… Pauvre sœur !
Et moi, je lui tourne le dos directement à Strasbourg.
Nous séparer ! (Frantz tire machinalement son foulard pour essuyer ses larmes ; en le reconnaissant, il le jette avec colère.)
Va-t’en, toi ! (Il s’essuie les yeux avec sa manche, puis apercevant son habit, il l’ôte ainsi que son gilet, sa cravate, son chapeau, et jette le tout en criant :) Toi aussi… toi aussi… (Il fait le geste d’ôter sa culotte, Berthold l’arrête.) Ah ! c’est juste !… c’est à moi… mais c’est égal !… je n’ai qu’une parole… me v’là prêt à vous suivre… Voyons, ne pleure pas, Grittly… sois un homme… fais comme moi… (Il pleure.) Sommes-nous un homme ou ne sommes-nous pas un homme ?… Si nous sommes un homme… soyons un homme ! (Allant prendre la balle du colporteur.) Et vous allez comme ça ?
Oh ! loin d’ici… du côté d’Inspruck…
Dans le Tyrol ?
À Steinach !
À Steinach !.. notre endroit !
Et le mien aussi.
Ah ! bah !
Oui, je vais dans la famille de ma femme… qui me croyait mort !
Oh ! mon Dieu !…
Après ça, je pense à une chose… si cette séparation vous chagrine trop…
Si ça nous chagrine !
Je pourrais bien d’abord aller donner de mes nouvelles à Strasbourg.
À Strasbourg !.. vous y connaissez quelqu’un ?
Pardine… j’y connais… ma femme.
Votre femme… et elle s’appelle ?
Madeleine.
Madeleine Berthold ?
Vous la connaissez ?
C’est |
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ma sa |
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sœur. |
Bah ! alors je suis…
Joseph ?
Berthold ?
Mon…
Son…
Votre…
Beau-frère !
Eh ! oui. (Il tend les bras à Grittly.)
C’est-il Dieu possible !
Et moi… et moi… Je suis le petit Frantz Schniffourchagrozerff… neveu de mes tantes Tschurtschentaler, Oberlindober et Berderlunger.
- Quel bonheur ! Se trouver ensemble,
- Trois bons parents, trois bons amis !
- Béni soit Dieu qui nous rassemble
- Ainsi tous trois loin du pays !…
- Ainsi que vous d’une trop longue route,
- Je m’reposais, ici près, ce matin…
- Il était là !
- Nous écoutant sans doute.
- Et surprenant ton généreux dessein.
- Merci, ma sœur !
- Et toi, garçon,
- J’profitai de la circonstance…
- Pour me donner une leçon…
- Sur les dangers de l’opulence ;
- Mais tu me pardonnes, je pense ?
- Console-toi, j’ai, des pays lointains,
- Rapporté des écus, mieux acquis, plus certains !
- Tu voulais de ta sœur secourir la misère,
- Des biens que je possède une part t’appartient.
- L’autre à ta mère.
- Non, garde-la, je ne veux rien.
- Moi, je veux faire des heureux,
- En vous unissant tous les deux !
- Quel sort digne d’envie !
- Ah ! vraiment c’est trop beau !
- Trouver femme jolie,
- C’est à la loterie
- Prendre un bon numéro !
- Partons ! partons ! retournons au pays !
- Nos tourments, nos chagrins en ce jour sont finis.
- Oui, du Tyrol reprenons le chemin,
- La la hou la. etc.
En chantant tous notre joyeux refrain !