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Le Captain Cap/II/39

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Juven (p. 237-240).

CHAPITRE XXXIX

L’économie alliée au bien-être.


— Trouvez-vous, nous prévenait simplement un très aimable ingénieur de la Compagnie, trouvez-vous, à dix heures vingt-cinq, à la gare des Batignolles, et vous assisterez à quelque chose de fort curieux.

Vous pensez si nous eûmes garde, le Captain et moi, de manquer pareille occasion !

À l’heure dite, nous étions au rendez-vous.

Un train chauffait, tout prêt à partir. Pas mal de personnages bien mis se trouvaient déjà là, dont beaucoup portaient, à la boutonnière, la rosette rouge de la Légion d’honneur.

— En voiture, s’il vous plaît, messieurs ! cria l’ingénieur aimable dont j’ai parlé plus haut.

J’ai oublié de le dire, mais je pense qu’il est temps encore de réparer cette négligence, il faisait excessivement chaud.

Nous montâmes dans nos wagons.

Un coup de sifflet déchira l’air, le train s’ébranla.

Ce train était un de ces trains qui ressemblent à tous les trains.

Il se composait de plusieurs wagons, lesquels se subdivisaient eux-mêmes en un certain nombre de compartiments.

Jusqu’ici, donc, rien d’anormal, rien de nouveau.

J’en étais là de mes réflexions, quand, à ma grande stupeur, j’aperçus tous mes compagnons de route en train de se déchausser.

De l’air le plus naturel du monde, ces messieurs enlevaient leurs bottines et leurs chaussettes.

Ils relevaient leur pantalon et leur caleçon jusqu’au genou.

Après quoi, l’un d’eux souleva une plaque de tôle posée sur le parquet et mit à découvert un large bassin rempli d’eau, bassin occupant toute la largeur du compartiment. Et tous ces gens de se livrer aux douceurs du bain de pied.

Ma foi, nous fîmes comme eux.

On ne saurait se figurer, si on ne l’a pas goûtée soi-même, l’exquise sensation que procure un bain de pied en rail-road : c’est délicieux.

Je compris alors à quelle expérience j’assistais.

D’ailleurs, un monsieur décoré me mettait au courant, avec une de ces bonnes grâces comme on n’en rencontre plus que dans les hautes sphères administratives.

L’installation de bains de pieds dans toutes les voitures de la Compagnie aura plusieurs résultats excellents :

Pour les voyageurs, aise, hygiène, propreté.

Pour les Compagnies, énorme économie de combustible.

Jugez plutôt :

Au moment où on la refoule dans lesdits bassins, l’eau est à une température d’environ 15°.

Le contact, avec les pieds des voyageurs, l’amène assez rapidement (surtout en été) à la température du pied humain, 37°.

À ce moment, l’eau tiède est refoulée dans la chaudière et remplacée par de la plus fraîche.

C’est donc vingt-deux degrés de chaleur qui ne coûtent rien à l’administration !

J’ai égaré le papier sur lequel j’avais pris mes notes, mais je crois me rappeler que la chaleur humaine, ainsi captée et utilisée, représente une économie de 100 grammes de charbon par voyageur et par kilomètre.

Voilà, je crois, un fait unique dans les fastes des grandes Compagnies : une réforme réunissant dans une commune satisfaction les actionnaires et le public.

— Le voilà, conclut Cap, le bon collectivisme, le voilà bien.

Et nous fêtâmes cette date, par, comme il faisait très chaud, un copieux Champagne Julep[1].


  1. Dans un grand verre, piler trois ou quatre branches de menthe fraîche avec une cuillerée de sucre en poudre, un verre à liqueur de cognac, remplir de glace pilée, un verre à liqueur de chartreuse jaune, finir avec du Saint-Marceaux sec, bien remuer, tremper dans le jus de citron une petite branche de menthe, l’ajuster au milieu du verre, fruits selon la saison, un filet de bon rhum sans mélange, saupoudrez de sucre. Dégustez avec chalumeaux.