est très-sûr et très-abrité, sauf du côté du sud-ouest, où il est un peu ouvert. La ville n’est qu’un grand village, préservé des fortes marées par une jetée ; le pays est le plus pittoresque et le plus accidenté du monde. Des pics brisés, une végétation luxuriante venant jusqu’à la mer, des pins sur les rochers, et, au milieu de cette nature sauvage, des rizières s’élevant çà et là en gradins ; de délicieux vallons avec des ruisseaux, de ravissants effets de soleil sur ces différents plans de montagnes volcaniques et escarpées, excitent chaque jour parmi nous les transports de l’admiration la plus vive. Partout nous rencontrons des paysans gais et heureux, des maisonnettes d’une exquise propreté, un air d’aisance et de bonheur.
Si la propreté peut être considérée comme un critérium de bonheur chez les peuples, comme chez les individus, à ce compte, les Japonais doivent être bien heureux. Ils sont riants et enjoués, et se plaisent à notre approche ; les femmes ne se sauvent pas à la vue des Européens comme en Chine, et l’on n’est point entouré d’une foule de coolies déguenillés. Le costume des hommes du peuple est des plus simples : il consiste en une sorte de large robe, avec une ceinture ; mais toute leur personne respire une exquise propreté. On comprend ce qu’un pareil spectacle devait produire sur des gens venant de passer six semaines à Shang-haï, au milieu de cette hideuse fourmilière humaine qu’on appelle une ville chinoise, et sur les rives plates et monotones du Whampou.
Au fond de la rade flotte le pavillon des États-Unis : c’est la résidence de M. Towsend Harris, consul général de l’Union américaine, établi au Japon en vertu du traité de Kanagawa.
Durant notre séjour dans ce port, nous avons reçu des autorités japonaises l’accueil le plus cordial et le plus empressé. Le gouverneur de Simoda, S. Exc. Namorano-Nedanwano-Kami, vint, dès le premier jour, à bord du Laplace, rendre visite à l’ambassadeur.
Quand, le surlendemain à midi, nous descendîmes à terre pour lui faire, à notre tour, notre visite officielle, il vint nous recevoir avec une grâce parfaite sous le péristyle de son palais, entouré de ses principaux officiers. Une collation splendide était servie dans la vaste salle d’audience. Nous prîmes place à gauche sur des siéges, et le gouverneur et ses six officiers s’assirent sur leurs talons, de l’autre côté, vis-à-vis de nous. L’interprète japonais, à genoux, transmettait les paroles de M. l’abbé Mermet au gouverneur. Bientôt le thé et le saki, eau-de-vie de riz tiède et d’une force affreuse, circulèrent ; on nous servit successivement dans des plats et des tasses de laque rouge, brune et noire, du cochon, des œufs sous quarante formes différentes. En général, la cuisine japonaise nous parut analogue à la cuisine chinoise, mais infiniment supérieure comme service, bonne mine et propreté. Les serviteurs eux-mêmes portaient deux sabres, et, à chaque nouveau service, il y avait une surprise, un petit raffinement de luxe et d’élégance que l’on ne trouve point à la table des mandarins chinois. Ce furent d’abord des arbres nains, taillés en forme de fleurs ou d’animaux ; puis un énorme poisson dans un plat imitant la mer et les algues marines, et de ravissantes fleurs faites avec des écrevisses et des navets découpés. Le gouverneur nous dit avec un sourire d’orgueil que ces fleurs étaient l’œuvre de ses officiers : ce qui nous donna une haute idée de l’adresse de ces messieurs, mais une moins grande opinion de l’importance et de la gravité de leurs occupations. Heureux peuple que celui où tout est tellement bien ordonné, où la machine sociale fonctionne si simplement, que ses principaux fonctionnaires peuvent occuper leurs journées à composer d’élégants bouquets de fleurs avec des navets, des carottes et de la chair d’écrevisse ! Au milieu de toutes ces nouveautés étranges, ce fut un grand étonnement pour nous de rencontrer un vrai gâteau de Savoie, en tranches d’une netteté admirable et d’une saveur parfaite : cette importation date du temps des Espagnols, c’est-à-dire de deux siècles, et a conservé au Japon un nom castillan.
Une fois quittes des réceptions officielles, nous donnons tous nos soins au bazar de Simoda, qui mérite ici une mention toute spéciale. On sait que, jusqu’à ce jour, il était interdit, sous peine de mort, aux Japonais de vendre quoi que ce fût aux étrangers ; c’était un monopole que se réservait le gouvernement. Prévenues de l’arrivée des bâtiments de guerre des quatre nations, les autorités japonaises avaient donc établi, dans un immense hangar, tout ce qui, dans les produits du pays, pouvait exciter la curiosité des étrangers. Là on voyait la laque du Japon utilisée sous toutes les formes : de longues avenues d’encriers, de boîtes, de bahuts, de tables de toutes grandeurs et de toutes couleurs. Le prix fixe de chaque objet, en itchibous, monnaie du pays, était écrit en chiffres arabes, et une petite caisse en bois blanc, faite exprès pour chaque chose, permettait de l’emballer, à peine achetée, et de l’expédier à bord. Quels cris d’enthousiasme n’auraient pas poussés nos belles dames de Paris à la vue de tant de merveilles de bon goût et d’élégance ! L’ambassadeur, ses secrétaires et attachés, les officiers, les simples matelots, pensèrent de même. Ce n’était, tout le long du jour, qu’un continuel va-et-vient de canots, pesamment chargés, allant de la terre aux navires ; et, quand au bout de cinq jours nous partîmes, on calcula que les trois bâtiments avaient laissé pour près de trente mille francs, en achats de laques, à Simoda.
Nos relations avec les habitants étaient des plus familières : on descendait à terre, à toute heure du jour et de la soirée. Partout nous étions admirablement reçus : dans la journée, nous visitions les pagodes, qui sont fort curieuses ; nous entrions prendre le thé dans les maisons ; le soir, nous nous mêlions aux chœurs et aux danses en l’honneur de la lune. Souvent on nous donnait gratuitement des bateaux pour retourner à bord. Les Japonais nous disaient, en riant, que nous ne trouverions pas à Yédo les mêmes soins, les mêmes prévenances ; que les habitants étaient plus rudes et moins aimables : nous avons reconnu plus tard la justesse de cette observation.