par bouffées le souffle des vents alizés, la mer devenait unie comme un miroir, et le calme commençait à étendre son manteau d’étain sur les eaux lointaines. J’étais étendu au fond de la cabine sur des voiles, et je passais ma tête à travers le sabord pour regarder le ridement harmonieux des flots. Depuis longtemps il me semblait voir au fond de l’eau des traînées noires semblables à des algues flottantes, mais je croyais ma vue trompée par le jeu des ombres et de la lumière, lorsque tout à coup je vis distinctement des rochers et des plantes marines. J’appelai le capitaine, un matelot jeta la sonde, elle indiquait 26 mètres de profondeur. L’eau était pure comme de l’air condensé ; on eût dit que les poissons y volaient par secousses, et les requins si fréquents et si dangereux dans ces parages y semblaient suspendus au-dessus du vide ; les prairies d’algues, les colonies de polypes, les bancs voyageurs de méduses défilaient tour à tour sous nos yeux, et sur le fond de la mer nous voyions ramper des assemblages confus et indécis de pattes énormes, de têtes monstrueuses. Enfin la brise du soir se leva et nous poussa dans la direction de la Jamaïque. Le lendemain matin nous étions en vue des Montagnes Bleues.
Dans ces parages, les hautes cimes des Antilles interrompent la régularité des vents alizés et les forcent souvent à tournoyer en remous aériens. Parfois un calme absolu succède à une brise furieuse, et la voilure, un moment auparavant tendue à se rompre, retombe lourdement le long des mâts. C’est là ce qui nous arriva sur les côtes de la Jamaïque : le vent cessa tout à coup, les lourdes vagues s’aplanirent peu à peu et prirent graduellement la teinte et l’apparence de l’huile. Bientôt le navire ne ressentit d’autre pression que celle du courant équatorial, et pendant deux jours entiers l’île déroula lentement devant nous son magnifique panorama de montagnes et de forêts, d’azur et de lumière.
Le soir du second jour surtout le spectacle fut éblouissant de splendeur. Le soleil allait se coucher et prenait déjà cette forme ovale qu’il a toujours dans les vapeurs de l’horizon ; jusqu’au zénith le ciel occidental était inondé de lueurs du violet le plus intense, et la mer polie reflétait si bien ces lueurs que le soleil, rasant déjà la surface de l’eau, apparaissait comme la clef de voûte d’une immense coupole de lumière. Dans l’air tournoyaient de grands oiseaux pêcheurs, et parfois on voyait un aigle attendre en planant qu’un oiseau débonnaire eût fait une pêche heureuse pour le poursuivre, l’obliger à lâcher sa proie et la saisir avant qu’elle ne retombât dans l’eau. Près du rivage les pirogues des nègres glissaient comme des insectes patineurs, et plus loin, dans les baies de l’île, apparaissaient des navires à voiles blanches, semblables à des libellules posées sur une feuille au bord d’un étang. Sur le rivage même s’étendaient les champs de cannes parsemés de villages et couverts de la fumée traînante des usines. Plus loin se dressaient des hauteurs découpées et tailladées dans tous les sens par des ravines et portant d’épaisses forêts dans leurs vallons ; derrière cette première rangée de collines vertes, le regard s’élevait à une autre rangée brunie par l’éloignement, puis à une chaîne dentelée de montagnes déjà bleues ; enfin, sur tout cet entassement de sommets, un grand pic dardait sa pointe jusqu’à 2400 mètres de hauteur et semblait vouloir étendre sur l’île tout entière comme un vaste manteau d’azur. Et la paix, le calme, la force contenue de la terre et de la mer, qui jamais pourra les décrire ? On eût dit que la nature savait jouir de sa propre beauté et ne demandait pas l’admiration sympathique de l’homme. Dans les passages tropicaux, il n’y a rien de doux, de tendre, de plaintif et de familier comme dans les gazons, les ruisselets et les brumes de nos pays du nord ; la nature y est dédaigneuse, impassible, implacable dans sa beauté ; elle semble ignorer ses enfants.
Le jour suivant, vers quatre heures de l’après-midi, nous étions en face du Grand-Caïman, ancien repaire de brigands qui, pour mieux braver les frégates ennemies, avaient posé leur nid au milieu des écueils. Cette île n’a de remarquable que ses souvenirs et je l’aurais probablement oubliée si, en vue même de ses côtes, un grain violent n’avait assailli notre navire.
Aussi courageux qu’on soit, on ne peut s’empêcher d’être ému jusque dans sa dernière fibre, quand on voit une tempête s’amasser dans le ciel ; mais quand le navire est assailli déjà et craque dans toutes ses membrures sous l’effort du vent et de la vague, alors on se fait une âme forte à la hauteur du danger et l’on ne ressent plus qu’une émotion virile en face de la rage de la mer. Telle est du moins l’impression générale de ceux qui se sont trouvés exposés à un coup de vent, et ce fut également celle que j’éprouvai comme le commun des mortels. Il y avait déjà longtemps qu’un petit nuage grisâtre planait au-dessus de l’île à l’horizon ; vers le soir il grandit peu à peu et bientôt il recouvrit l’île entière, plage après plage, écueil après écueil, comme un immense voile tiré sur le ciel. Au-dessus de nos têtes, l’air était encore d’un bleu magnifique tout chatoyant d’un moelleux tissu de rayons mais la lisière noire qui séparait le nuage du ciel bleu se rapprochait incessamment de notre zénith. Un arc-en-ciel brillant s’avançait, porté sur les vapeurs de la tempête et ses deux pieds vaguement estompés sur la mer continuaient sur l’écume des flots un autre demi cercle presque invisible. Précédant la sombre masse, de petites vagues se redressaient comme éperonnées par une force sous-marine et leur crête s’éparpillait en jets de gouttelettes ; en même temps, le vent grondait d’un bruit sourd et mugissant comme celui d’un tonnerre lointain. Les matelots résolus et calmes, agiles et forts, montent sur les vergues, glissent parmi les cordages, carguent les voiles en un clin d’œil, regardant du même œil intrépide les manœuvres du navire et la tempête qui s’avance. Se détachant par son timbre clair et sonore sur le bruissement lugubre, s’élève la voix du capitaine. À peine les voiles sont-elles carguées, que déjà le souffle de l’orage secoue le navire et l’incline sur la mer, les cordages se tendent en vibrant, les vergues craquent, et pour résister à la violence du vent, le pilote se fait attacher à la barre. En quelques minutes, la mer est devenue sauvage, chaque flot devient un bélier terrible lancé