À la région des saules succède une autre région, celle des cyprès de la Louisiane, ou plus simplement cypres. Ces arbres demandent un sol plus ferme que les saules ; cependant le terrain dans lequel ils croissent est encore à demi caché sous des flaques d’eau croupissante et, pendant les inondations, disparaît complètement. Le cypre est un arbre superbe au tronc droit, lisse et dépourvu de branches jusqu’à la hauteur de 20 à 25 mètres ; sa base s’appuie sur le sol par d’épaisses racines projetées dans tous les sens comme des contre-forts ; à travers des flaques d’eau s’élèvent autour de lui des excroissances coniques semblables à des épines de plusieurs pieds de hauteur : ce sont de véritables aspirateurs chargés de porter aux racines souterraines du cypre l’air que la couche d’eau empêche d’arriver jusqu’à elles. Le feuillage de l’arbre est composé d’aiguilles beaucoup plus petites que celles des pins ; souvent aussi les branches sont tellement nues qu’elles semblent avoir été dévastées par le feu et n’ont pour tout ornement que de grandes chevelures de mousse flottante appelée dans le pays barbe espagnole. L’aspect extraordinaire de tous ces arbres chamarrés de leurs immenses barbes grises donne au paysage un caractère tout particulier d’étrangeté. Les Parisiens peuvent s’en faire vaguement une idée en allant admirer les cypres acclimatés dans le parc de Rambouillet.
Entre la forêt de cypres qui longe le bord du Mississipi et la plage marine déjà plus éloignée, s’étendent parfois de grandes savanes où se réfugient des multitudes d’oiseaux. Pour leur faire quitter le nid et les tirer au vol, les chasseurs n’ont pas trouvé de moyen plus simple que de mettre le feu aux herbes des savanes ; ce moyen barbare est défendu, parce que le feu peut se communiquer de proche en proche à travers les herbes jusqu’aux plantations ; mais les chasseurs n’en ont pas moins recours à cette battue expéditive. Pendant le jour, c’est à peine si toutes ces prairies en feu jettent une lueur rougeâtre sur l’atmosphère, et l’on voit seulement une fumée noire s’étendre pesamment sur l’horizon ; mais, pendant la nuit, un spectacle d’une splendide magnificence s’offre au voyageur. Quand, après un incendie de plusieurs jours, la flamme finit par s’éteindre, la terre est couverte d’une épaisse couche de cendre sur un espace de plusieurs kilomètres carrés, et les herbes marécageuses qui forment le sol des prairies tremblantes ont été dévorées par l’incendie jusqu’à plusieurs pieds de profondeur. Les chasseurs ont atteint leur but, ils ont pu faire une magnifique chasse au vol.
Au-dessus de Fort-Jackson, espèce de fortin en terre que les patriotes louisianais affectent de regarder comme imprenable, apparaissent les premières plantations. Elles se ressemblent toutes : sur la rive, des troncs d’arbres échoués, une levée de terre pour arrêter la crue ; derrière, un chemin parallèle au fleuve, puis de hautes barrières en planches fendues à la hache, des champs de cannes semblables à d’énormes blocs de verdure, des magnolias isolés, des allées de pacaniers et d’azédarachs, des maisons en bois badigeonnées de rouge et de blanc et perchées sur des pilotis en maçonnerie à deux ou trois pieds au-dessus du sol toujours humide, des cases à nègres, semblables à des ruches d’abeilles à demi enfouies dans les hautes herbes d’un jardin ; enfin, dans l’éloignement, l’immense muraille de cypres se contournant toujours parallèlement au fleuve. Ce paysage garde éternellement son aspect uniforme, et c’est par son repos, sa majesté, la grandeur de ses lignes, et non par la grâce de ses détails qu’il impose. Pour bien aimer et comprendre la Louisiane, il faut chaque soir contempler l’horizon sévère de ses forêts, la solennelle beauté de ses campagnes, le courant silencieux de son fleuve.
Au milieu de l’une de ces plantations, située sur la rive gauche du Mississipi, s’élève une colonne commémorative en l’honneur de la bataille de la Nouvelle-Orléans. C’est là que les Anglais du général Pakenham ont été mis en déroute par le célèbre Andrew Jackson. Les Américains étaient admirablement postés et avaient utilisé le terrain de manière à s’enfermer comme dans une place forte. Ils avaient coupé par un fossé l’isthme étroit qui sépare le Mississipi des cyprières infranchissables du lac Borgne ; puis, se faisant, avec des balles de coton entassées, un rempart à l’épreuve des balles et des boulets, les habiles tireurs de la Louisiane et du Kentucky abattaient comme gibier les Anglais qui marchaient au pas sur le sol détrempé, lents et impassibles comme en un jour de parade. La véritable histoire de cette bataille est encore à conter ; d’après les récits populaires, l’armée anglaise aurait perdu 7000 hommes, plus qu’elle ne comptait de soldats dans ses rangs, tandis que les Américains n’auraient perdu que 7 combattants. Telle est la proportion : un contre mille.
Déjà nous avions reconnu depuis longtemps la proximité de la grande ville par l’atmosphère épaisse et noire qui pesait sur l’horizon lointain et par les hautes tours vaguement estompées dans la brume, quand tout à coup, au détour d’un méandre, les édifices de la métropole du sud commencèrent à poindre : à chaque tour de roue, un nouveau détail se révélait, clocher après clocher, maison après maison, navire après navire ; enfin, quand le remorqueur nous abandonna, la ville tout entière étalait devant nous son immense croissant de deux kilomètres de longueur. Sur le fleuve, se croisaient en tous sens les énormes vapeurs de commerce, les petits remorqueurs attelés à de gros navires et les faisant pirouetter légèrement, les ponts volants circulant sans cesse entre la ville et son faubourg d’Alger, les esquifs nageant comme des insectes au milieu de tous ces monstres puissants. Attachés à la rive, se montraient en ordre les lougres et les goëlettes, ensuite les hauts bateaux à vapeur semblables à de gigantesques mastodontes au râtelier, puis les trois-mâts rangés le long de la rive en interminable avenue. Derrière ce vaste demi-cercle de mâts et de vergues, on entrevoyait les jetées en bois encombrées de marchandises de toute espèce, les voitures et les chars bondissant sur le pavé, enfin les maisons en briques, en bois, en pierre, les gigantesques affiches, la vapeur des usines, le tumulte des rues. Un beau soleil éclairait ce vaste horizon de mouvement et de bruit.