À l’exception de Petersen et de Morton, nous avons tous le scorbut, et quand je considère les pâles visages et les yeux hagards de mes compagnons, je me dis que nous luttons avec désavantage dans ce combat de la vie, et qu’un jour polaire et une nuit polaire fatiguent et vieillissent plus un homme qu’une année passée n’importe où dans ce monde dévorant.
Depuis janvier nous travaillons à nos tonneaux et faisons tous nos préparatifs pour notre voyage. La mort des chiens, les difficultés qu’offre la glace, le froid rigoureux m’ont obligé de modifier tout notre équipement. Nous avons complétement abandonné les vêtements en caoutchouc ; fabrication de souliers en toile à voile et de bas en fourrure, travaux de couture et de charpente, tout est en pleine activité. La cabine, la seule pièce chauffée, sert tout à la fois de cuisine, de salon et d’atelier. Les caisses de pemmican (viande broyée et comprimée) sont à dégeler sur les coffres de la cabine ; les vêtements de peau de buffle sèchent près du poêle ; tous les objets de campement sont empilés dans un des coins ; notre cuisinier français, toujours désolé, persiste à accaparer le poêle pour y loger ses casseroles maintenant sans emploi.
Ainsi nous traversâmes notre premier hiver arctique.
…Le 7 avril, au matin, je fus réveillé de bonne heure par un bruit qui s’échappait de la poitrine de Baker, un des plus effrayants et des plus mauvais présages que puisse entendre l’oreille d’un médecin. L’ange de la mort, ce noir visiteur dont l’ombre planait sur nous tous, avait saisi notre pauvre compagnon. Les symptômes de sa maladie s’aggravèrent rapidement : il mourut le lendemain. Le jour suivant nous le mîmes au cercueil, et, formant un cortége aussi triste que sympathique, nous le portâmes sur la glace brisée et le long des pentes escarpées qui menaient à notre observatoire ; là nous déposâmes le corps sous les piédestaux qui servaient de supports à nos instruments et à notre théodolite. Nous lûmes les prières pour les morts, en jetant sur lui de la neige en guise de poussière, et nous récitâmes en commun la prière que Jésus apprit à ses disciples sur la montagne ; puis rejetant de la glace sur l’ouverture que nous avions creusée pour placer le cercueil, nous laissâmes le pauvre Baker dans son étroite demeure.
Le matin même, comme nous veillions auprès de son lit de mort, un homme de quart qui avait été couper de la glace pour la faire fondre, vint en toute hâte à la cabine pour nous annoncer « que des hommes débarquaient ». Je sortis, suivi de tous ceux qui purent monter sur le pont, et nous vîmes sur les flancs de notre havre rocheux, et émergeant de l’obscurité des pentes sauvages et étranges de la falaise neigeuse, ce qui nous sembla évidemment des hommes.
En nous apercevant réunis sur le pont, ils se dressèrent sur les fragments de glace les plus hauts, se tenant debout séparément et assez semblables à des figurants d’un tableau d’opéra. Puis se plaçant presque en un demi-cercle, ils crièrent comme s’ils avaient voulu attirer notre atten-