Shakespeare[1] que les Anglais prennent pour un Sophocle, florissait à peu près dans le temps de Lope de Véga : il créa le théâtre ; il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie : c'est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais ; il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses, qu'on appelle tragédies, que ses pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps, qui fait seul la réputation des hommes, rend à la fin leurs défauts respectables, La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis au bout de deux cents ans le droit de passer pour sublimes. Les auteurs modernes l'ont presque tous copié ; mais ce qui réussissait dans Shakespeare est sifflé chez eux, et vous croyez bien que la vénération qu'on a pour cet ancien augmente à mesure que l'on méprise les modernes. On ne fait pas réflexion qu'il ne faudrait pas l'imiter, et le mauvais succès de ses copistes fait seulement qu'on le croit inimitable.
Vous savez que dans la tragédie du More de Venise, pièce très-touchante, un mari étrangle sa femme sur le théâtre ; et que, quand la pauvre femme est étranglée, elle s'écrie qu'elle meurt très-injustement. Vous n'ignorez pas que, dans Hamlet, des fossoyeurs creusent une fosse en buvant, en chantant des vaudevilles, et en faisant sur les têtes des morts[2] qu'ils rencontrent des plaisanteries convenables à gens de leur métier ; mais, ce qui vous surprendra, c'est qu'on a imité ces sottises[3]. Sous le règne de Charles II, qui était celui de la politesse, et l'âge des beaux-arts, Otway, dans sa Venise sauvée, introduit le sénateur Antonio et sa courtisane Naki[4] au milieu des horreurs de la conspiration du marquis de Bedmar. Le vieux sénateur Antonio fait auprès de sa courtisane toutes les singeries d'un vieux débauché impuissant et hors du bon sens ; il contrefait le taureau et le chien, il mord les jambes de sa maîtresse, qui lui donne des coups de pied et des
- ↑ 1734. « Shakespeare, qui passait pour le Corneille anglais, florissait, etc. »
- ↑ 1734. « Têtes de mort. »
- ↑ 1734. « Imité ces sottises sous le règne de Charles II, qui était celui de la politesse et l'âge d'or des beaux-arts. Otway. »
- ↑ La courtisane s'appelle Aquilina.
Tragédie anglaise, placé dans les Mélanges littéraires. Le Dictionnaire philosophique (voyez tome XVII) contient un long article ayant pour titre : Art dramatique. C'est au même sujet qu'est relatif l’Appel à toutes les nations de l’Europe, qu'on trouvera ci-après, à l'année 1761.