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Piquillo Alliaga/43

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 216-229).


XLIII.

le petit souper.

Alliaga resta longtemps sans connaissance. Quand il revint à lui, quand il aperçut les murs de sa cellule, cette croix, ce prie-Dieu, et surtout le père Jérôme debout près de son lit, il s’écria avec terreur :

— Fernand !.. Fernand, où êtes-vous ? Fernand, ne m’abandonnez pas !

— Il n’est plus ici, dit le moine.

— Ce n’est pas possible !.. Il ne m’aura pas laissé au milieu de mes ennemis.

— De vos frères ! dit pieusement le supérieur.

— Vous, mes frères ; vous que je renie et que je déteste ! Vous !.. vous plus lâches et plus cruels que Ribeira lui-même, car il n’employait que la violence, et vous employez la trahison ; je pouvais par le courage résister à mes bourreaux, mais comment se défendre contre les ruses et les piéges dont vous et Escobar vous m’avez entouré ?

— Mon fils, calmez-vous et écoutez-moi ; il fallait vous faire connaître l’éternelle vérité.

— Et vous avez commencé par le mensonge !

— Qui veut la fin veut les moyens. Le but que l’on se propose sanctifie tout, et nous avons voulu vous, faire arriver au ciel.

— Par le chemin de l’enfer !

— Les bords de la coupe sont amers, mais ils renferment un salutaire breuvage.

— Un poison qui tue !

— Quand ce serait vrai ! nous vous aurions donné en échange la vie éternelle… mais ce courroux tombera. Vous voilà des nôtres.

Le crime est consommé… je ne vous dois plus rien… ni pardon, ni pitié.

— Jamais !..

— Et quand vous serez resté quelque temps parmi nous…

— Je n’y resterai pas ! Je suis libre, je veux ma liberté !

— Vous l’avez engagée devant Dieu !

— Devant Dieu, qui lit dans nos cœurs et qui sait à quelle condition je m’engageais, et si, comme vous le prétendez, votre Dieu est un Dieu de justice…

— Sans contredit.

— Il sait que je ne suis pas à lui ; il sait que mes vœux sont nuls, il vous ordonne de les briser, et si vous me retenez ici de force et malgré moi, c’est vous qui outragez ce Dieu dont vous me parlez !

— Permettez, mon frère, dit le jésuite avec sang-froid ; il y a les lois de Dieu, mais il y a aussi celles du couvent, qui sont la loi de Dieu sur la terre. Or, nous sommes sur la terre dans ce moment. C’est donc au couvent qu’il faut obéir d’abord, non pas que cela soit la seule juridiction, mais c’est la première et la plus immédiate ; c’est donc par elle qu’il faut commencer, sous peine de manquer à toutes les autres. Or, que dit la règle du couvent ? Aucun moine ne sortira sans la permission du supérieur ; donc…

— Si l’on me retient de force, j’emploierai la force pour m’arracher de vos mains, je proclamerai en tous lieux comment vous peuplez vos couvents ; j’irai dire à Ribeira quels moyens vous employez pour convaincre les âmes…

— Et moi, mon frère, dit le supérieur avec un peu d’impatience, je n’ai plus qu’un mot à vous répondre. Vous nous opposez sans cesse le saint archevêque de Valence, Ribeira ; vous affectez de l’exalter et de l’élever au-dessus de nous pour nous humilier sans doute ; mais nous aussi, nous reconnaissons avec vous que ses pieuses pratiques ont du bon, que ses moyens de conviction ne sont pas à dédaigner, et pour certaines occasions nous avons adopté son système.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Alliaga.

— Système que nous avons perfectionné ; et je vous déclare que nous avons ici, sans que l’on s’en doute, certains cachots modèles, où nous avons soin de reléguer ceux qui, par obstination ou endurcissement, resteraient sourds à la voix du ciel, et surtout qui, par malice ou méchanceté, voudraient décrier notre ordre et le calomnier !

— Le calomnier ! s’écria Alliaga furieux, le calomnier ! est-ce que cela est possible !.. est-ce que votre fourberie et votre méchanceté ne dépassent point tout ce que l’on pourrait inventer ! Et vous avez pu espérer que je resterais dans vos rangs, que je vous appellerais mon frère !.. Écoutez-moi, car je ne vous ressemble pas… je ne veux tromper personne, pas même un ennemi ! À vous et à Escobar, à vous et à tout votre ordre, je déclare dès ce jour une haine mortelle !… Ce serment-là, je le fais bien de moi-même, et je le tiendrai… Et maintenant que vous me connaissez, appelez vos geôliers et ordonnez-leur d’ouvrir vos cachots…

— Plus tard, dit froidement le père Jérôme, je ne dis pas non… c’est possible ! mais dans ce moment vous avez la fièvre. Nous attendrons que vous soyez guéri, et je vais vous envoyer pour cela le frère médecin, en le priant d’employer tous ses soins à hâter votre guérison.

Il sortit, et un quart d’heure après arriva un frère élève de Saint-Pacôme.

Il trouva, en effet, Piquillo en proie à une fièvre chaude que rien ne pouvait calmer, et qui dura plusieurs jours. Pendant quelque temps on surveilla le jeune frère avec soin, puis on s’en occupa moins, puis on le laissait seul des heures entières, luttant contre la maladie, dont les accès, quoique moins fréquents, revenaient encore.

Un soir, en proie à un délire ardent, à moitié fou de rage et de douleur, et conservant cependant assez de raison et de mémoire pour se rappeler toutes les trahisons dont il avait été victime : — Il n’y a donc ici-bas, s’écria-t-il, ni loi, ni justice ! Eh bien, c’est moi qui serai la loi ! c’est moi qui serai la justice ! C’est à moi de châtier les coupables que les hommes laissent impunis !.. Oui… oui, continua-t-il avec exaltation, Dieu me confie cette mission, et je la remplirai ! je commencerai par Escobar… et par le père Jérôme !

Il s’était levé… il s’était habillé complétement.

— Ils m’ont donné cette robe de moine, disait-il… ils ont bien fait. Me voici désormais, comme eux, ministre de Dieu !.. d’un Dieu vengeur. Allons, maintenant à l’œuvre ! et que le ciel me conduise !

Enveloppé dans sa robe, le front caché par son capuchon, il s’élança dans la cellule d’Escobar. Celui-ci était absent, par bonheur pour lui, car nul doute que, dans sa rage, Alliaga, dont les forces étaient doublées par la fièvre, n’eût, de ses propres mains, étranglé le bon père.

— Ah ! il n’est pas là ! dit-il avec égarement, le ciel le protége encore… mais ce ne sera pas toujours ainsi… il reviendra… et en attendant il y en a d’autres encore à punir et à immoler… Allons chez le père Jérôme !

Il descendit l’escalier d’un pas ferme, et traversa la cour. La nuit était venue. On sonnait l’Angelus ; mais au lieu de suivre les autres frères à la chapelle, il continua sa marche jusqu’à la cellule du supérieur. Un moine en sortait un panier vide. C’était Paolo, le frère, ou plutôt le valet de chambre de confiance du père Jérôme. Il fit un geste de surprise en voyant un moine dont il ne pouvait distinguer les traits s’avancer aussi résolument vers l’appartement dont il venait de fermer la porte. Il voulut parler, Alliaga lui saisit brusquement la main, et lui dit d’une voix sourde :

— Silence !

— Ah ! vous êtes de ceux qu’il attend.

— Oui… celui que Dieu envoie.

Il vit la porte fermée, et regardant frey Paolo qui tenait une clé, il ajouta :

— Ouvre !

Il entra dans la cellule, dont la porte se referma sur lui. Il se trouva dans l’obscurité ; et après avoir fait le tour de l’appartement :

— Et lui aussi, se dit-il, n’est pas chez lui ! Oui… oui, j’ai entendu sonner l’Angelus… il y est, je l’attendrai… il espérait se dérober à ma vengeance, mais il ne m’échappera pas ; Dieu va me l’amener… je l’attends !.. je l’attends !…

Il se leva du fauteuil qu’il avait rencontré et sur lequel il s’était jeté. Il se mit à marcher de nouveau à grands pas dans la chambre. Nous avons dit qu’elle n’était point éclairée ; et au milieu de l’obscurité, il vit une faible lueur sortir de dessous un panneau et glisser sur le parquet.

— Ah ! dit le jeune moine… chez eux la lumière ne vient pas d’en haut, mais d’en bas.

Et il s’approcha de ce qu’il croyait une porte. C’était un tableau, un portrait en pied de saint Jérôme, qui ornait la cellule du supérieur. Ce portrait couvrait et masquait tout un panneau ou plutôt une porte secrète qui glissait sous un ressort, et qui, d’ordinaire, était si exactement jointe au reste de la boiserie, qu’on ne pouvait soupçonner aucune solution de continuité. Frey Paolo, qui venait de sortir, n’avait pas probablement rapproché complétement le tableau de la muraille, puisqu’il s’en échappait un rayon de lumière, et si faible que fût cette lueur, elle servit à guider Alliaga. Il porta la main sur le panneau, qui glissa, et le pauvre insensé fut tout à coup ébloui par la masse de bougies qui l’illuminèrent.

Dans un réduit, dans un petit salon simplement orné, était préparée une table couverte de linge bien blanc richement damassé. Sur la table était une collation composée de viandes froides, de pâtisseries, de fruits et de confitures de toutes sortes. Des vins rafraîchissaient dans des vases de glace. Il y avait quatre couverts qui attendaient les convives. Des flambeaux à plusieurs branches garnies de bougies brillaient aux deux bouts. Les chaises et les fauteuils, doux, soyeux et commodes, semblaient inviter à s’asseoir, et on apercevait, au fond de l’appartement, dans un enfoncement, un large canapé saintement rembourré et embelli de coussins d’un pieux édredon. C’était là que le révérend père supérieur venait se reposer et faire sa sieste dans les grandes chaleurs. De chaque côté du canapé était un cabinet ayant une ouverture à hauteur d’homme fermée par un rideau de taffetas vert.

Alliaga s’était arrêté à cette vue, interdit, stupéfait, et regardant autour de lui avec étonnement. Soit que ce passage subit d’une obscurité complète à un jour éclatant eût donné une secousse à son cerveau affaibli, soit que l’accès de fièvre qui avait jusqu’alors surexcité toutes ses facultés diminuât peu à peu et fût arrivé à sa fin, il porta la main à son front, puis interrogea lentement du regard les lieux où il se trouvait. Ses souvenirs, d’abord vagues et confus, se dessinèrent avec plus de netteté, et il se rappela, comme on se rappelle au sortir d’un rêve pénible, le délire auquel il venait d’être en proie. Oui, c’était dans le dessein d’immoler le père Jérôme qu’il avait quitté sa cellule et qu’il était venu dans celle-ci. Pour se venger d’une trahison, il allait commettre un meurtre et punir un crime par un crime plus grand encore. Mais, grâce au ciel, son égarement était passé, la fièvre était tombée, il ne se sentait plus que de la lassitude dans tous les membres et une grande faiblesse. Il voulut alors, avant que personne pût soupçonner son dessein, se hâter de retourner dans sa cellule ; mais celle du père Jérôme était fermée à clé en dehors.

Alliaga était donc prisonnier, et comment justifier sa présence en ces lieux ? quel prétexte donner à sa visite à une pareille heure ? et puis le réduit mystérieux tenant à la cellule du supérieur, ce salon élégant dont Piquillo ne se doutait point et que les autres frères ignoraient sans doute, ce secret enfin dont le hasard l’avait rendu maître, tout cela n’offrait-il pas dans sa position plus d’un danger ? Il calculait toutes ces chances, quand il entendit marcher dans le corridor. Sans réfléchir et dans l’espoir seulement d’échapper aux premiers regards, il se précipita dans le petit salon et referma sur lui le tableau de saint Jérôme au moment même où l’on ouvrait la porte du supérieur. Mais à peine il sortait d’un danger, il comprit qu’il venait de se jeter dans un autre.

Il était impossible cette fois qu’on ne le vît pas, et il y avait plus d’inconvénient pour lui à être trouvé dans ce lieu que dans la cellule du révérend père. Un seul asile lui était offert : dans le renfoncement occupé par le canapé, il y avait, comme nous l’avons dit, deux cabinets ; il se jeta dans le premier qui s’offrit à lui. C’était une espèce de garde-robe où étaient accrochés de chaque côté les soutanes, les surplis, les étoles, les habillements ecclésiastiques du père Jérôme, habillements très-soignés et très-riches ; le révérend y mettait de la coquetterie, et toutes les grandes dames, ses pénitentes, se disputaient l’honneur de travailler pour lui. Un fauteuil se trouvait dans ce cabinet, fort à propos pour les jambes d’Alliaga, que l’émotion et la maladie faisaient chanceler.

On venait d’entrer dans le petit salon. Deux personnes parlaient. Ce n’était point la voix du supérieur. C’étaient d’abord celle d’Escobar… et, à la grande surprise de Piquillo, une voix de femme, une voix qui ne lui était pas inconnue, celle de la comtesse d’Altamira. Craignant de se tromper, le jeune moine entrouvrit à peine le rideau de taffetas qui fermait la petite croisée ronde pratiquée dans la porte, et en face de lui il vit distinctement la comtesse, qu’Escobar venait d’amener et de faire asseoir.

— Quoi ! dit la comtesse, nous sommes les premiers au rendez-vous ?

— Oui, senora, c’est le révérend qui se fait attendre.

— Le supérieur du couvent ! lui qui doit le bon exemple, lui qui doit être pour la règle et l’exactitude ! Puis, regardant autour d’elle, elle s’écria :

— En vérité, mes frères, c’est trop de recherche, c’est trop de frais ! je viens pour causer d’affaires, et vous me donnez une collation.

— Nous avons pensé que la senora, arrivant de Madrid et venant de faire cinq lieues, aurait besoin de prendre quelques rafraichissements.

— Oui, vraiment… un fruit… un biscuit… un repas de couvent… mais un souper complet… un petit souper… c’est trop mondain ! Et puis tout est ici d’une élégance… on dirait d’un boudoir.

— Celui de madame la comtesse est bien autre chose.

— C’est possible… mais on n’y parle pas d’affaires… d’affaires à trois… Il est vrai que, grâce au père Jérôme, qui se fait attendre, nous voilà seuls.

— C’est juste, dit frère Escobar en rougissant un peu.

— C’est presque un tête-à-tête ! s’écria la comtesse.

Presque ! reprit Escobar étonné ; il me semble cependant que nous ne sommes que deux.

— Et votre vertu qui est en tiers ! ajouta gaiement la comtesse ; votre vertu que vous ne comptez pas, mon père, et qui cependant, je l’espère, doit compter pour quelque chose.

— Certainement, dit avec embarras Escobar, qui n’avait pas l’habitude de conversations pareilles.

— Et quand j’y pense, continua la comtesse, il est heureux que vous ayez eu l’idée de vous faire moine ; vous auriez été trop redoutable dans le monde, vous qui avez le talent de persuader et de convaincre.

— Le danger n’eût pas été si grand que vous voulez bien le dire. Ma vue eût détruit, grâce au ciel, l’effet de mes paroles.

— Peut-être ! dit la comtesse avec coquetterie ; il y a des gens qui écoutent et qui ne regardent pas.

— Je suis de ceux-là, senora, et bien m’en prend en ce moment, dit Escobar en abaissant ses regards vers la terre.

— C’est juste, mon père !.. je suis sûre que vous n’avez jamais jeté les yeux que sur vos livres.

— Jamais, répondit gravement le moine.

— C’est original ! et il eût été piquant de vous faire oublier vos in-folio et votre bréviaire.

— C’est difficile, il est toujours là devant moi… ouvert sur ma table… et j’ai juré de ne jamais le fermer.

— Et cependant, dit la comtesse en riant, si, moi, par exemple, je vous en priais… que deviendrait votre serment ? le tiendriez-vous ?

— Oui, senora.

— Vous me refuseriez ? dit la comtesse d’un air railleur.

— Non, senora.

— Comment alors arrangeriez-vous cela ? car enfin il faut qu’un livre soit ouvert ou fermé.

— Je mettrais un signet, dit le moine en souriant.

— Ah ! s’écria la comtesse en riant aux éclats, le terme moyen est admirable, et il n’y a que vous, mon père, pour concilier ainsi, à la fois, vos serments et les convenances.

En ce moment, le père Jérôme entra, surpris de la gaieté de la comtesse.

— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il en fronçant le sourcil.

— Je vous le dirai, mon père… ou plutôt, non… je ne vous le dirai pas ! Cela vous apprendra à arriver si tard ! Qui vous a donc retenu ?

— Des papiers importants… des nouvelles que je viens de recevoir de France, et dont je vous parlerai tout à l’heure, dit gravement le moine.

Il regarda autour de lui et il ajouta :

— Je ne vois pas monseigneur le duc d’Uzède.

— Il n’a pu m’accompagner, comme je l’espérais, répondit la comtesse ; il y avait ce soir réception à la cour, et il y est resté pour des raisons que je vous raconterai aussi tout à l’heure.

— J’ai cru qu’il était arrivé, reprit le supérieur. Frey Paolo m’avait dit tout bas, en passant près de moi à l’Angelus, que quelqu’un était déjà ici et m’attendait.

— C’était moi, répondit Escobar.

— Alors, reprit le père Jérôme, mettons-nous à table, et causons en soupant, si madame la comtesse le veut bien.

— Il y a sûreté au moins ? dit celle-ci en riant.

— Le couvre-feu vient de sonner, répondit le supérieur, et tout le monde dort déjà dans le couvent, dont toutes les portes sont fermées.

— J’espère qu’on les rouvrira pour moi cette nuit, s’écria gaiement la comtesse ; je ne pourrais pas la passer dans ce saint lieu sans me compromettre !

— Ne craignez rien, madame, dit Escobar, je vous reconduirai par où vous êtes venue, par le petit corridor souterrain qui conduit à la petite porte du cloître.

— Mon cocher m’y attendra.

— C’est un garçon sûr ? demanda le prieur avec inquiétude.

— Discret comme ses mules.

— Causons donc, dit Escobar.

— Causons, dit la comtesse, car les circonstances sont graves.

— Très-graves, reprit le supérieur en versant à la comtesse du vin d’Alicante.

Alliaga écouta de toutes ses oreilles, ce qui était facile : du cabinet où il était assis, on ne perdait pas une parole, même celles dites à demi-voix, et quand il entr’ouvrait le léger rideau de taffetas, il voyail en face de lui la comtesse en grande parure, brillante et belle encore, placée entre le supérieur et le prieur, qui la regardaient tous deux d’un air béat, et déployaient pour elle toutes les prévenances de la galanterie monastique.

— L’important, dit le père Jérôme, est d’assurer avant tout…

— La chute du duc de Lerma ! s’écria la comtesse.

— L’existence et l’influence de notre ordre, répondit le jésuite.

— Je remarque, dit la comtesse, que quand il s’agit de mes affaires, vous commencez toujours par les vôtres.

— Pour y revenir plus sûrement ! s’écria le père Jérôme… Elles se tiennent étroitement, et c’est un détour qui nous avance.

— La ligne droite, dit Escobar, est rarement la plus courte. C’est un préjugé dont on commence à revenir.

— Il s’agit donc, reprit le père Jérôme, de nous établir complétement, franchement et ostensiblement en Espagne.

— En fraude, c’est permis, dit Escobar ; mais ostensiblement, est-ce possible ?

— Je l’espère bien ! s’écria le supérieur.

— Moi, je ne le pense pas, dit gravement Escobar, et je crains même que nous ne puissions jamais y réussir. L’Espagne n’est pas un pays qui nous convienne et nous ne lui convenons pas. L’inquisition va mieux aux Espagnols, qui, sombres et graves, ne demandent qu’à croire et ne tiennent pas à raisonner. Avec ses formes absolues, et qui n’admettent pas de doute, le saint-office est justement ce qu’il leur faut. Le saint-office leur cause une frayeur mêlée d’intérêt, et ils courent à ses auto-da-fé et à ses processions comme aux combats de taureaux. Pour nous autres, qui régnons non par la violence, mais par l’adresse, ils ne nous comprennent pas. Il nous faut à nous un peuple : qui ait de l’esprit, de la finesse, ou qui croie en avoir ! La France nous convient mieux. Il n’y a là ni bûcher ni force brutale ; on nous y attaque par des plaisanteries ingénieuses et de piquantes épigrammes, mais on nous laisse faire, et pendant qu’ils se félicitent et se réjouissent de leur esprit, nous nous servons du nôtre.

— Aussi, dit le père Jérôme, c’est toujours de l’autre côté des Pyrénées qu’est établie pour nous la métropole ; la mère patrie ; mais cela n’empêche pas, dans l’intérêt même de l’ordre, de travailler à la propagation de nos doctrines, à l’agrandissement de nos ressources, et de chercher, en un mot, à étendre nos conquêtes. La France nous y aidera ; elle nous y aide dès ce moment. Je viens de recevoir des dépêches en chiffres du plus puissant et du plus habile de nos frères, car, pour avoir conquis l’estime et la faveur d’un roi tel que Henri IV, il faut bien de l’adresse.

— Il faut mieux que cela, dit Escobar.

— Et quoi donc ?

— Un talent et une vertu réels… Un roi tel que Henri ne se laisse pas prendre aux apparences, et s’il a donné sa confiance au père Cotton, c’est qu’il la mérite.

— Et vous avez raison, Escobar ; le père Cotton est tout dévoué au Béarnais, j’en ai la preuve ; car toutes ses lettres, ses dépêches, ont pour but de l’éclairer et de le servir.

— En vérité ? dit la comtesse.

— Le roi Henri avait des traîtres jusque dans son conseil. Villeroi, vieux ligueur, donnait avis de tout ce qui s’y passait à Nicolas l’Hoste, son commis principal, qui le transmettait au duc de Lerma. C’est le père Cotton qui à tout découvert et tout dit à son maitre.

La reine de France, Marie de Médicis, et ses confidents, Éléonore Galigaï et Concini, étaient en correspondance secrète avec l’Espagne. Bien plus, la maîtresse du roi, la marquise de Verneuil, le trahissait et était vendue à don Balthazar de Zuniga, ambassadeur d’Espagne, créature du duc de Lerma ; c’est le père Cotton qui a tout deviné, tout déjoué et mis en garde le Béarnais.

— Et contre l’ordinaire des princes, dit Escobar, celui-ci n’a pas été ingrat. L’édit de Rouen a rappelé nos frères de l’exil.

— Enfin, continua le supérieur, pour en venir à ce qui nous regarde, l’année dernière, j’ai eu le bonheur et le talent d’apprendre, par une de mes pénitentes, une intrigue où était mêlé un amant à elle, intrigue qui n’allait rien moins qu’à livrer la ville de Marseille aux Espagnols. Louis de Meyraigues, premier magistrat de la ville, s’entendait pour cela avec le duc de Lerma, par le moyen d’un secrétaire de la légation espagnole. J’en ai informé le père Cotton, qui en a instruit le roi. Celui-ci, qui n’est pas comme le nôtre et qui sait agir, s’est assuré par lui-même de la réalité du complot, et sur-le-champ il a donné ordre d’arrêter le secrétaire de légation et de trancher la tête au comte de Meyraigues, comme coupable de haute trahison[1].

Mais toutes ces intrigues secrètes, tous ces complots tramés dans l’ombre, car c’est là la seule politique du duc de Lerma et surtout de l’inquisiteur Sandoval, son frère, toutes ces tentatives, qui démontraient clairement au roi Henri le mauvais vouloir de l’Espagne, l’ont enfin lassé et irrité, et ne prenant conseil que de lui-même, il a résolu d’en finir et d’abattre d’un seul coup l’Espagne et son ministre.

— Ah ! dit la comtesse, voilà qui nous intéresse.

— Je vous disais bien que nous allions y venir.

— Et cela devient sérieux ?

— Très-sérieux, reprit le révérend en lui servant une aile de volaille froide.

Puis il continua son récit.

— Le roi Henri IV n’entreprend rien à l’étourdie, à la légère. Il prépare ses entreprises d’avance, de longue main, sans rien donner au hasard ; et d’après les dépêches que je viens de recevoir du père Cotton, son plan est admirable, immense, immanquable, et même en ce moment le duc de Lerma en serait instruit, il ne pourrait plus s’y opposer… il est trop tard.

— Qu’est-ce donc ? dit Escobar.

— Longtemps Philippe II et les provinces qui lui étaient soumises, c’est-à-dire presque toute l’Europe, ont formé une grande croisade catholique contre les protestants ; aujourd’hui le Béarnais se met à la tête de tous les peuples protestants contre l’Espagne. La Hollande, la Suède, tous les princes luthériens d’Allemagne, Venise, la Suisse et la Savoie le reconnaissent pour chef et marchent sous ses drapeaux.

— C’est une guerre formidable ! dit la comtesse.

— Bien plus, reprit Escobar, c’est une révolution qui va changer toute la face de l’Europe, et je ne vois pas, en effet, comment le duc de Lerma pourra y résister.

— Rien n’est préparé pour la défense : pas une place forte en état, pas une armée sur pied et pas un maravédis dans le trésor royal. Le roi Henri, au contraire, d’après ce que m’annonce le père Cotton, a une armée de cinquante mille hommes de pied et huit mille de cavalerie, tous vieux soldats, commandés par des officiers habitués aux combats et formés par le Béarnais pendant les guerres de la Ligue. Il a en outre un train d’artillerie supérieur à tous ceux qu’aucun souverain a jamais fait paraître en campagne, et des munitions de guerre pour cent mille coups de canon. De plus, et par l’économie et la sage administration du duc de Sully, son ministre, qui n’est point un duc de Lerma, il a amassé des trésors tels qu’il pourrait tenir sur pied, pendant dix ans, des forces militaires aussi redoutables, sans rien demander à ses sujets et sans créer aucun impôt extraordinaire. Jamais l’Europe n’aura vu de si grands préparatifs ni de si vaste entreprise.

— C’est admirable ! s’écria la comtesse.

— Quel roi que ce Henri IV ! dit Escobar.

— Homme de tête et de cœur, ajouta le père Jérôme, il réunit toutes les qualités qui font les grands princes ; il les a toutes !

— Il aime les femmes, dit la comtesse.

— Il protège les jésuites, dit le supérieur.

— C’est-à-dire, il s’en sert, reprit Escobar, ce qui est bien différent ; mais n’importe, imitons-le ! servons-nous de lui, et si ce que le révérend nous apprend est authentique…

— Je tiens tous ces détails du père Cotton, qui, à son tour, m’en demande quelques autres sur la situation intérieure de l’Espagne, et c’est à vous que je m’adresse, madame la comtesse.

— Vous les aurez, s’écria celle-ci.

— Par qui ? demanda Escobar.

— Par le duc d’Uzède, répondit froidement le supérieur.

— Qui les obtiendra de son père le duc de Lerma, dit la comtesse, c’est plus sûr.

— C’est juste, dit Escobar ; cela devient une affaire de famille et d’intérieur.

— Et le jour où le roi de France entrera en campagne, ce qui ne peut tarder, continua le supérieur, le duc de Lerma, qui n’a rien prévu et qui ne peut s’opposer à rien, le duc de Lerma, qui n’aura su défendre ni son roi ni le royaume qui lui était confié, ne pourra plus rester au pouvoir ni conserver les rênes de l’État. C’est un homme perdu, renversé de fait et de droit sans que nous ayons besoin de nous en mêler. Avec lui tombe Sandoval, son frère.

— Avec Sandoval l’influence de l’inquisition, dit Escobar.

— À la place du saint-office, la Compagnie de Jésus.

— Et à la place de Gaspar de Cordova, qui n’est rien, frère Jérôme, qui sera tout ; frère Jérôme, confesseur du roi, aussi puissant en Espagne que le père Cotton l’est en France ; n’est-ce pas, mon révérend ?

— Eh mais, dit Jérôme en souriant, cela est possible.

— Et qui, un beau matin, continua Escobar, nous saluera de son chapeau de cardinal.

— Si toutefois il salue personne, dit la comtesse, quand il portera ce chapeau-là. Mais il y a un seul obstacle à tous ces projets, à tous ces rêves.

— Lequel ?

— Ils sont impossibles.

— Comment cela, s’il vous plaît ? dit le supérieur en posant sur la table un verre de xérès qu’il allait porter à ses lèvres.

— C’est que vous allez travailler pour d’autres, c’est que, le duc de Lerma renversé, ce n’est pas vous qui hériterez de son pouvoir et de son influence.

— Et qui donc ?

— Je vais vous le dire : le roi est amoureux.

— Nous le savons.

— Mais non pas de celle que nous voulions lui donner pour maîtresse, non pas de Carmen, ma nièce…

— Hélas ! oui, dit Escobar, et c’est dommage.

— Le duc d’Uzède nous a tout raconté, reprit le père Jérôme.

Piquillo redoubla d’attention.

— Le roi, continua la comtesse, le roi, qui n’aimait rien, et que je croyais incapable d’aimer, est en proie en ce moment à un amour ou plutôt à une passion… à un délire inouï… et cela sans raison, sans motif.

— C’est bien singulier, dit le père Jérôme.

— Vous qui vous y connaissez, madame la comtesse, ajouta Escobar, expliquez-nous cela.

— Ce n’est pas possible ! si cela s’expliquait, ce ne serait plus de l’amour.

— Je ne comprends pas, dit froidement Escobar ; mais puisque vous le dites, ce doit être.

— Et, ajouta Jérôme, si cet amour est en effet aussi violent, il y a au moins un espoir, c’est qu’il ne durera pas longtemps.

— Vous auriez raison si cette femme était sa maîtresse, si elle était à lui, et plût au ciel que cela fût ainsi !

— Le ciel nous en fera la grâce, dit Escobar.

— Eh non ! c’est un amour pur, chaste, platonique. Le roi n’avait osé jusqu’ici jeter les yeux sur aucune femme. Il serait comme vous, Escobar… s’il aimait les livres. Tout ce que voulait Sa Majesté, c’était que cette beauté fût présentée à la cour, pour qu’il eût le bonheur de la voir et de l’admirer tous les soirs. Ses vœux n’allaient pas plus loin. Le duc de Lerma s’était chargé de les satisfaire, et moi d’y mettre obstacle.

— C’était bien.

— J’ai couru prévenir la reine et tout lui dire.

— Encore mieux !

— Je lui ai prouvé que le duc de Lerma avait le dessein d’amener à la cour une maîtresse, une favorite du roi, une rivale, en un mot…

— Eh bien, dit vivement Jérôme, qu’a fait la reine ?

— La reine… dit la comtesse avec dépit, la reine, qui ne se mêle de rien, a, je crois, plus d’esprit que nous tous ! loin de se fâcher, loin d’accabler le ministre que je lui livrais, loin de faire une scène de ménage à son auguste époux, la reine a choisi elle-même et demandé pour dame d’honneur la belle Aïxa !

— Ce n’est pas possible ! s’écrièrent à la fois Escobar et le prieur.

Leurs exclamations bruyantes empêchèrent d’entendre un profond et douloureux soupir qui partait du cabinet à droite. Alliaga avait réuni toutes ses forces pour commander à son trouble et à son émotion. De ses deux mains, il comprimait les battements de son cœur, et avançait sa tête vers la porte pour ne rien perdre de ce qui se disait.

— Oui, vraiment, continuait la comtesse, la reine a attaché Aïxa à sa personne. Depuis ce moment qu’est-il arrivé ? Le roi, qui, presque jamais, n’apparaissait chez la reine, y vient maintenant tous les soirs. De son côté, Marguerite a déjoué les projets de son mari en les devançant ; elle a fait de la jeune fille sa favorite, sa compagne, son amie ; elle lui témoigne tant d’affection que celle-ci désormais ne peut plus la trahir ; cela paraîtrait ingrat et odieux… même à la cour. Le roi, sans se douter des obstacles que cette facilité apparente apporte à ses desseins, en paraît ravi, enchanté, et semble le plus heureux des hommes ; il voit tous les jours Aïxa, il cause avec elle, et quoiqu’il soit facile de voir à quel point il en est épris, il n’exige rien de plus. J’ignore combien de temps cela durera ; mais en attendant, Aïxa, aimée de la reine, adorée du roi, jouit dans ce moment d’un crédit immense, d’un pouvoir dont elle ne se doute pas, et dont elle ne pense pas encore à se servir. Cependant, si elle le voulait, et elle le voudra, tout fléchirait devant elle. Le duc de Lerma lui-même serait brisé comme un roseau. Ce n’est donc plus lui qui est à craindre, c’est elle. Lui renversé, le ministre qui arrivera au pouvoir, le confesseur qui obtiendra la confiance du roi, sera celui qu’elle protégera et qu’elle désignera.

— Eh ! mais alors, dit le père Jérôme avec un peu d’embarras, rien n’est désespéré. Cette jeune fille, après tout, paraît jusqu’ici fort estimable…

— On pourrait, continua Escobar, savoir qui dirige sa conscience, et peut-être arriver par là…

— Oui, vraiment, répliqua la comtesse, qui avait déjà deviné les desseins des bons pères, prêts tous deux à l’abandonner pour se tourner vers la nouvelle favorite ; oui, vraiment, rien n’est plus facile.

— Eh bien ! reprit Escobar, s’il est facile de la gagner, s’il y a moyen de réussir…

— Pour tout le monde, reprit froidement la comtesse, excepté pour moi et pour vous !

— Comment cela ! s’écrièrent les deux jésuites.

— Moi… parce que je suis son ennemie mortelle et déclarée, parce qu’il s’est passé entre nous des choses qu’on n’oublie pas.

— Vous, comtesse, c’est possible ; mais nous… dit Escobar.

— Vous, mon père, c’est différent ; vous et le révérend père Jérôme l’avez offensée dans ce qu’elle a de plus cher.

— Allons donc !

— Et vous n’avez d’elle ni merci ni clémence à attendre.

— Expliquez-vous, de grâce, dit Escobar en attachant sur elle un regard qui semblait chercher la vérité, non dans ses paroles, mais dans ses yeux et jusqu’au fond de son âme.

— M’y voici, mes pères. Vous connaissez un jeune moine nommé autrefois Piquillo ?

— Oui, dit le supérieur, aujourd’hui frère Luis d’Alliaga, en mémoire de saint Louis, son patron, sous l’invocation duquel il a été baptisé.

— C’est le dernier novice reçu dans ce couvent, dit Escobar.

— Reçu ! reprit la comtesse ; il paraît que vous l’avez un peu forcé d’entrer.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! s’écria Escobar ; et n’importe comment, pourvu qu’elle se fasse !

On se doute que depuis quelques instants l’attention de Luis d’Alliaga avait redoublé.

— Eh bien, continua la comtesse, le jeune Fernand d’Albayda, mon neveu, un très-joli cavalier…

— Nous le connaissons, dit le supérieur en commençant à regarder Escobar d’un œil inquiet ; un charmant gentilhomme qui a un peu trop de vivacité, un peu trop de franchise.

— Il ne vous fait pas le même reproche, mon père ; car il est arrivé, il y a quelques jours… furieux… hors de lui, raconter chez moi… dans mon hôtel, à ma nièce Carmen et à son amie Aïxa, que, par une trahison indigne… infâme… au moyen d’une lettre interceptée… ou contrefaite… que sais-je !

— Passons, dit Escobar. Nous connaissons l’anecdote.

— Je m’en doute, reprit la comtesse, Il parait donc que cet Alliaga, entraîné dans le piége, a prononcé des vœux indissolubles, et que depuis ce temps, et de peur du scandale qu’il pourrait faire, vous le retenez prisonnier dans ce couvent.

— Quand ce serait vrai ? dit le père Jérôme.

— Vous en êtes bien le maître, reprit la comtesse ; ce Piquillo était un sot que je n’ai jamais pu souffrir, un censeur hautain et sévère, un amateur d’in-folio, un savant qui lisait du matin au soir sans s’arrêter, et sans avoir même jamais l’idée de mettre un signet, dit-elle en jetant sur Escobar un regard railleur.

— Eh bien ! murmura le père Jérôme avec impatience, quel rapport entre Piquillo et la favorite, et qu’y a-t-il de commun entre eux ?

— Quel rapport ? répondit la comtesse… c’est son frère !

— Son frère ! s’écria le supérieur effrayé… ça n’est pas possible !

— Si vraiment, dit Escobar à demi-voix….. Un Yézid… une Aïxa, il y Avait de tout cela dans la lettre…

— Qu’il a lue ?

— Non !.. qu’il aurait dû lire ! mais je ne croyais pas que cette Aïxa dont on parlait fût celle pour qui Sa Majesté perdait la tête.

— Et ce Piquillo est son frère ! répéta le père Jérôme d’un air consterné.

— Oui, vraiment, ce n’est plus un secret ; le jeune moine Luis d’Alliaga est un Maure, un bâtard, un roman tout entier, mais Aïxa porte à ce frère naturel l’affection la plus vive et la plus tendre… à la nouvelle de ce guet-apens monastique dans lequel il était tombé, je n’ai jamais vu de douleur plus profonde ; elle a d’abord éclaté en menaces et en imprécations contre vous, mes pères ; puis, fondant en larmes, elle s’est jetée à genoux et s’est écriée en étendant les bras : Mon frère !… mon sauveur, toi qui t’es perdu pour nous, je te vengerai… je te le jure !

Ici la comtesse s’arrêta en regardant les moines interdits et confondus.

— Maintenant, mes pères, continua-t-elle, croyez-vous encore pouvoir la gagner ?

— Peut-être, dit Escobar.

— Et comment ?

— Par Luis d’Alliaga ; on peut combiner telle ruse… (Dieu nous l’inspirera sans doute) qui le touche et qui le désarme !

— Ne l’espérez pas, dit le père Jérôme… je l’ai vu… je l’ai entendu ; il nous à juré une haine mortelle, à vous, Escobar, et à moi…

— Juste comme sa sœur ! dit la comtesse.

— Cela n’empêche pas, reprit Escobar en rêvant, et je trouverai bien moyen de le décider à prendre la défense et les intérêts de la Compagnie de Jésus, quand on devrait l’élever aux premières dignités de notre ordre, et lui montrer en perspective sa sœur Aïxa reine un jour d’Espagne. Mais pour cela il faudrait qu’il fût des nôtres…

— N’est-il pas engagé dans votre ordre, dit la comtesse étonnée, n’est-il pas jésuite comme vous ?

— Eh non, dit Escobar avec colère, pas encore ! d’après la dernière bulle du pape Paul V, trois mois de noviciat suffisent pour être prêtre, et les vœux de Piquillo sont valides et inattaquables. Mais on peut être prêtre sans être jésuite, et jésuite sans être prêtre ; cela n’a aucun rapport. Or, les règlements de la Compagnie de Jésus exigent rigoureusement deux ans de noviciat, donc ce d’Alliaga n’est pas encore des nôtres.

— Et n’en sera jamais, dit le supérieur. D’après ce que je sais de lui, il n’y consentira pas !… et la rigueur seule… le cachot peut-être… et les fers.

— La rigueur ! dit la comtesse en souriant.

— Oui… c’est le seul moyen !

— Et sa sœur ! reprit la comtesse ; sa sœur qui, si vous le faites disparaitre, vous demandera compte de ses jours et de sa liberté ! sa sœur, qui réclamera du roi vengeance contre vous…..

— C’est vrai, dit Jérôme.

— Et le roi ne lui refuserait rien, je vous le jure ! rien ! pas même une injustice… à plus forte raison…

— C’est vrai, dit Escobar.

— Et elle sera secondée dans sa haine par le duc de Lerma, qui tient à conserver sa position, par Sandoval et Ribeira, qui tiennent à vous faire perdre la vôtre. Ce sera une ennemie constante, implacable, qui travaillera à chaque instant du jour… Dieu est bien haut, les Français sont encore loin, la favorite est bien près, et avant que le ciel ou la France vous soit en aide, la belle Aïxa aura fait fermer votre couvent et exiler de l’Espagne la Compagnie de Jésus… Que vous en semble, mes pères, et qu’en dites-vous ?

Les deux révérends pères se regardaient et semblaient se consulter du regard.

— La comtesse a raison, murmura le père Jérôme après un instant de silence.

— Parfaitement raison, répondit Escobar.

— Il n’y a pas moyen, je le reconnais, de désarmer une ennemie pareille.

— Ni de la gagner.

— Oui, dit le supérieur avec fierté ; ce serait s’avilir.

— Et pour rien ! ajouta Escobar… C’est là que serait l’humiliation ! Il faut donc chercher un autre moyen.

— Je n’en connais qu’un seul, s’écria la comtesse, c’est de la renverser.

— De la perdre ! dit le père Jérôme.

— Et je suis prête à vous servir, continua la comtesse avec rage, à vous seconder de toutes les manières.

— De toutes ? dit froidement le supérieur.

— Oui, mes pères.

— Et quand viendra le moment, madame la comtesse, vous ne tremblerez point ? vous n’hésiterez point ?

Mais de la main, il montrait le ciel.

— Hésiter à perdre une rivale… une ennemie !… vous ne me connaissez pas ! Parlez, parlez, mes pères !…

Et le cœur de la comtesse battait d’émotion et de colère, et ses yeux semblaient lancer des éclairs.

— Ah ! elle est belle ainsi ! s’écria le père Jérôme.

— Très-belle, dit froidement Escobar ; mais vous disiez, mon révérend ?

— Je disais…

Et le supérieur, regardant toujours la comtesse, parlait lentement, s’arrêtait presque à chaque mot, et semblait vouloir moins fixer l’attention qu’irriter l’impatience de celle qui l’écoutait.

— Je disais… que, pour se défaire d’un ennemi… redoutable… et qu’on ne peut vaincre… il y a peu de moyens… À vrai dire… il n’y en a même qu’un seul.

— Lequel ? demanda la comtesse.

— Les saintes Écritures nous en offrent de nombreux exemples, répondit Escobar.

— Nous y voyons, continua le supérieur, des femmes pieusement intrépides, et que l’on traite d’héroïnes, tout braver pour perdre l’ennemi commun.

— Quelles sont ces femmes, ces héroïnes ? demanda la comtesse.

— Eh mais, dit le père Jérôme en ayant l’air de chercher dans sa mémoire, sans aller plus loin… Judith !

La comtesse se tut et regarda tour à tour les deux moines comme pour sonder toute l’étendue de leur pensée. Les deux pères baissèrent les yeux, et pendant quelques instants un silence profond régna dans la salle.

Ce silence, la comtesse le rompit en répétant d’une voix brève et incisive.

— Judith ? mes pères !

— L’exemple est mal choisi, s’écria le supérieur, car des armées ne sont point en bataille, et il ne s’agit point de tirer le glaive… j’ai voulu dire seulement…

— Je comprends… je comprends, dit la comtesse. Et vous pensez, mes pères, continua-t-elle en parlant

Il y trouva ces mots que le roi y avait laissés avant son départ.

lentement, vous pensez donc que cela est permis ?…

— Distinguons ! s’écria vivement Escobar. Se défaire d’un ennemi… méchamment, par haine, et seulement pour lui nuire, le ciel le défend. Mais quand c’est pour repousser ses attaques, quand c’est pour se préserver soi-même, quand c’est dans le cas de légitime défense, le ciel le permet et l’autorise. J’ai fait un livre sur cette matière, mon livre des Cas de conscience, je le donnerai à lire à madame la comtesse.

— Je vous remercie, dit celle-ci. Le père Jérôme partage-t-il vos doctrines à ce sujet ?

Le révérend s’inclina en signe d’approbation.

— Ainsi, mon père, ce que vous conseillez… vous le feriez… vous en partageriez toutes les chances ? dit-elle lentement.

Le révérend fit de nouveau un geste affirmatif.

— Et moi, je ferais plus encore, dit Escobar.

— Quoi donc ?

— Je vous donnerais à tous les deux, et sans crainte, l’absolution !

— C’est quelque chose, dit la comtesse.

— C’est le principal ! s’écria Escobar, car je vous dégage ainsi de toute responsabilité je l’assume tout entière sur moi, et m’en charge à tout jamais dans le ciel.

— Si ce n’était que le ciel, dit la comtesse, je serais tranquille. Dès qu’il sera désarmé par vous, je n’aurais plus à craindre son courroux ni sa justice… mais il en est une autre… moins redoutable, il est vrai, mais qui cependant existe.

Le père Jérôme la regarda en souriant, et jeta un coup d’œil à Escobar, qui, en ce moment, haussait les épaules d’un air de dédain et de pitié.

— Croyez-vous donc, madame la comtesse, s’écria le révérend, croyez-vous donc qu’on aille niaisement s’exposer aux dangers que vous avez la bonté de redouter ?

— Comme les hommes sont presque tous sujets à l’erreur, dit Escobar, comme ils ne peuvent, la plupart du temps, apprécier les intentions ni comprendre les motifs, cela fait qu’ils s’égarent et se trompent souvent dans leurs jugements ; aussi, il ne faut pas s’y fier.

— Ni s’y soumettre, dit le révérend.

— Ni même s’y exposer, ajouta Escobar, et c’est facile.

— Comment cela ? demanda vivement la comtesse.

— Dieu seul, dit Escobar, peut lire dans le fond des cœurs. Les hommes ne vont point si avant… ils ne voient que l’apparence.

— Et en n’en laissant aucune, continua le supérieur, en ne laissant aucune trace, leur pouvoir ou leur malice est forcé de s’arrêter, et ne peut aller plus loin.

— Et le moyen, dit la comtesse, de parvenir à ce que vous me dites là, et d’effacer aux regards terrestres jusqu’à la moindre trace de ces projets que le ciel approuve et que les hommes pourraient blâmer ?

— Le moyen !.. dit le révérend en souriant ; je croyais que vous, comtesse, qui êtes une femme supérieure, vous en aviez au moins quelque idée…

— Aucune, mon père.

— Ah ! c’est que nos travaux assidus ont fait luire pour nous des lumières qui ne brillent pas à tous les yeux.

— Oui, dit Escobar, nos études scientifiques nous ont donné des connaissances qui ne sont jusqu’à présent que le partage du petit nombre. Nous avons entre autres une science qu’on eût autrefois appelée la magie ou la sorcellerie, et que maintenant l’inquisition ne serait pas éloignée de traiter comme telle !.. Nous autres savants nous l’appelons tout uniment la chimie… Nous lui devons des résultats étonnants et des secrets merveilleux !

— Vous allez en juger, dit le supérieur. Frère Escobar, prenez dans mon nécessaire ce petit flacon rose… vous savez… celui en cristal de roche, qui se referme avec un couvercle en or surmonté d’une émeraude.

— Oui, mon révérend, répondit Escobar en se dirigeant vers le cabinet où était Piquillo.

Celui-ci tressaillit, et sentit une sueur froide inonder son visage.

— Non, non, s’écria le révérend en se retournant. Où va-t-il ? où va-t-il ? pas dans celui-ci… dans l’autre !

— C’est juste, dit Escobar ; je ne sais plus où j’ai la tête.

Et il entra dans le cabinet, où il resta quelques instants.

— C’est la vérité, dit le supérieur, le frère Escobar a ce soir des distractions, des préoccupations, que du reste j’explique aisément.

— Comment cela, mon père ?

— Eh mais… par le tête-à-tête où je l’ai trouvé ici avec madame la comtesse… Je ne l’y exposerai plus… dans l’intérêt de son âme… Le voici, ce bon frère.

Escobar rentrait en ce moment avec un petit flacon de cristal de roche d’une forme charmante, et qui contenait une liqueur d’une teinte rose.

— Tenez, dit le supérieur, en le lui prenant des mains, tenez madame la comtesse, regardez bien et écoutez : On jetterait quelques gouttes de cette liqueur dans un verre d’eau, dans une boisson quelconque, que l’on ne s’en apercevrait point au goût, car elle n’en a aucun.

Bien plus elle ne produirait d’abord aucun effet… Des semaines, un mois entier s’écoulerait sans apporter aucun changement ; mais peu à peu, jour par jour, heure par heure, une sourde et lente décomposition se ferait sentir dans tous les organes. Sans souffrance, sans secousse, au bout de trois ou quatre mois, peut-être moins, suivant la dose, on arriverait par une maladie de consomption et de langueur, au terme de ses jours, sans que l’œil même le plus exercé en pût soupçonner la cause.

— En vérité, dit la comtesse en saisissant le flacon, qu’elle regardait avec curiosité, cela produit de pareils effets… vous en êtes sûr ?

— À n’en pouvoir douter… trop d’exemples l’attestent.

— Et lesquels ? s’écria la comtesse.

— Philippe II connaissait le secret que je viens de découvrir, dit le supérieur à demi-voix. C’est ce qui fait que don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante et des Pays-Bas, don Juan dont l’ardente ambition et surtout les exploits, importunaient et inquiétaient son royal frère, don Juan d’Autriche est mort à trente ans, au milieu de ses projets et de sa gloire… d’une maladie de langueur dont vous tenez la cause dans vos mains. Madame la comtesse ; comprenez-vous maintenant ?

— Très-bien ! mon père ; me voilà rassurée d’un côté. Mais vous me répondez que de l’autre… que du côté du ciel…

— Cela nous regarde, ma sœur.

— Je vous garantis le ciel, dit Escobar, et ne craignez rien. Dieu qui vous guide et vous inspire saura bien se manifester à vous.

— Comment cela ?

— Oui sans doute, s’écria le révérend ; si Dieu condamne notre dessein et ne veut pas qu’il s’exécute, il aura soin que l’occasion ne s’en présente pas. Mais si telle est sa volonté, soyez sûre qu’elle viendra d’elle-même et par son ordre s’offrir à vos yeux.

En ce moment l’horloge du couvent sonna minuit.

Frère_Escobar tenait à la main un biscuit qu’il allait porter à sa bouche. Minuit venait de sonner. Une nouvelle journée commençait ; il fallait qu’il fût à jeun pour dire la messe et chanter matines dans deux heures.

— Comme le temps passe ! dit le supérieur.

— Quand on parle de Dieu, reprit Escobar, et qu’on s’occupe de lui.

— Je pars, dit la comtesse ; je retourne à Madrid, et personne n’aura pu se douter de ma visite au couvent.

— Je vais vous reconduire, dit Escobar, et de là me coucher.

— Moi de même, dit le supérieur… car il y a peu de temps d’ici à matines. Aidez-moi auparavant à éteindre toutes ces bougies, car en ce moment frey Paolo doit dormir et viendra demain soir, à la nuit, desservir et serrer tout cela.

En un instant toutes les bougies furent éteintes. L’appartement rentra dans l’obscurité. Piquillo entendit le tableau de saint Jérôme glisser dans le panneau, et l’ouverture qui conduisait à la cellule du supérieur fut hermétiquement fermée. Seulement alors le jeune moine se hasarda à sortir de sa cachette, en craignant de heurter dans l’ombre quelque meuble ou quelques débris du festin, car frère Jérôme venait de rentrer dans sa cellule, probablement pour s’y coucher, et, soit réalité, soit imagination, Alliaga crut au bout d’un quart d’heure l’entendre ronfler.

— Il dort ! se dit-il… il peut dormir après les projets qu’il vient de former !.. et moi, je tremble encore seulement de les avoir entendus !

Toutes ses craintes alors se renouvelèrent plus vives que jamais ; les jours d’Aïxa étaient menacés par des ennemis implacables, sans conscience et sans remords ! Et non-seulement il était prisonnier de ces mêmes ennemis, mais, à supposer qu’il pût s’échapper de leurs mains, sa liberté désormais engagée ne lui permettrait plus d’être, comme autrefois, à toute heure auprès de sa sœur, pour la défendre et veiller sur elle.

Avant tout, comment sortir de cette chambre où lui-même était venu s’enfermer ? Il en avait d’abord remercié le ciel, qui lui avait donné ainsi le moyen de connaître les projets de ses persécuteurs ; mais maintenant il s’agissait de les déjouer et de prévenir leurs tentatives, et comment y réussir, s’il devait, ainsi que le révérend père Jérôme l’en avait menacé, être jeté dans un cachot ?

— Non, non, s’écria-t-il, il faut reconquérir ma liberté, il faut être libre… Je le serai… je le veux… Je ne suis pas obligé de rester dans leur ordre… je le sais maintenant… je l’ai entendu de leur bouche… et pour me venger d’eux, pour les combattre, pour leur rendre le mal qu’ils m’ont fait, pour défendre Aïxa, j’irai plutôt me jeter dans un autre couvent…

Oui, mais, ajoutait-il en regardant autour de lui et en sentant la réflexion succéder à la colère, il faudrait d’abord sortir de celui-ci.

Il se rappela que les matines devaient sonner, que le supérieur devait s’y rendre, et que pendant ce temps il pourrait sortir de l’appartement où il se trouvait et de la cellule du père Jérôme. Il fallait encore attendre. Il se résigna. Tout à coup un grand bruit se fit entendre dans la pièce à côté. On ouvrait brusquement la porte.

— Qu’est-ce ? qui vient là ? cria le supérieur d’une voix haute.

— Moi, encore moi, mon révérend.

— Et qui vous amène, Escobar, quand il y a à peine une heure que je dors ?

— Un incident extraordinaire et terrible !

Alliaga colla son oreille contre le tableau de saint Jérôme.

— En revenant de conduire la comtesse, qui est partie, bien partie, et qui roule sur la route de Madrid, j’ai voulu, avant de me coucher, voir comment allait notre jeune frère, notre malade. J’ai entr’ouvert doucement la porte qui conduit dans la cellule de frère Luis d’Alliaga.

— Eh bien ?

— Eh bien… il n’y était plus ! mon révérend. Enfui ! disparu !

— Miséricorde ! s’écria le supérieur en se levant sur son séant. Seraient-ce déjà la vengeance de sa sœur et les persécutions qui commencent ? Aurait-on, par ordre du roi, osé violer les droits de notre couvent et pénétré par force dans nos murs ?

— C’était ma peur ! je craignais que ce scandale-là ne fût arrivé pendant que nous étions à souper. Rassurez-vous, de ce côté du moins. Je viens de réveiller le frère portier : personne n’est entré ; mais il parait qu’on est sorti, et il n’y a rien de bouleversé dans le couvent, il n’y a qu’un frère de moins.

— C’est important ! celui-là surtout ! Mais il ne peut être dehors ; nos murailles sont trop hautes, nos portes et nos grilles ferment trop bien. Il ne peut être que caché pendant la nuit dans quelque coin du cloître.

— Pourvu qu’il ne m’ait pas vu reconduire la comtesse !

— Il ne manquerait plus que cela… une femme dans notre couvent… s’il le savait !

— La favorite le saurait bien vite. C’est pour le coup qu’il faudrait, et pour sa vie, le tenir dans un cachot.

— Certainement ! mais pour cela il faut d’abord découvrir le coupable et nous en emparer.

— C’est bien. Nous ordonnerons au point du jour une recherche générale.

En ce moment, on entendit sonner la cloche qui annonçait les matines. Les deux religieux sortirent.

Les angoisses d’Alliaga étaient devenues plus grandes encore. Devait-il maintenant essayer de quitter sa retraite ? S’il en sortait, s’il était rencontré, les frères s’empareraient de lui, et leur intention, qu’il connaissait, était de le jeter dans un cachot. D’un autre côté, en restant où il était, il ne pouvait manquer d’être découvert un peu plus tard. Auquel des deux dangers donner la préférence ? Il vit bientôt qu’il n’avait même plus l’embarras du choix ; il s’était approché du tableau de saint Jérôme et avait essayé de l’ouvrir. Le panneau était fermé de l’autre côté par un verrou. Impossible de s’éloigner ; il fallait donc demeurer dans sa prison actuelle, qui, après tout, valait mieux, et il se mit de nouveau à réfléchir.

D’après ce qu’avait dit le prieur, il était probable qu’il n’avait rien à craindre de la journée. Frey Paolo viendrait seulement à la nuit enlever les débris du festin ; d’ici là tous les frères parcourraient le couvent du haut en bas, et tout serait soigneusement visité, excepté la cachette où il se trouvait ; c’était donc encore pour lui l’asile le plus sûr.

Il était exténué de faim et de sommeil, et dans l’état d’accablement où il se trouvait, il ne pouvait prendre. aucun parti ; une occasion de fuir lui aurait été offerte, qu’il n’aurait pu en profiter : il se soutenait à peine. Il commença par manger un peu, puis s’étendit sur l’excellent canapé du père Jérôme, et malgré les dangers qui le menaçaient, lui et ce qu’il avait de plus cher, malgré les inquiétudes et les tourments auxquels il était en proie, la fatigue l’emporta, il s’endormit profondément ; un long sommeil lui fit oublier ses maux et répara ses forces.

Quand il se réveilla, il se sentit tout autre que quelques heures auparavant. La fièvre l’avait quitté, et toutes ses facultés lui étaient revenues. Il ignorait, par malheur, combien de temps il avait dormi et ne savait pas à quelle heure de la journée il se trouvait. Le salon qu’il occupait était toujours dans l’obscurité. Il y avait bien une fenêtre dont les volets et les persiennes étaient fermés. Il n’osait les ouvrir, d’abord parce qu’on pouvait l’entendre, et puis parce qu’il ignorait sur quel endroit du couvent donnait cette croisée. Le peu de rayons qui se glissaient à travers les fentes des persiennes semblaient si pâles et si faibles, qu’il fallait ou que le jour vint à peine de paraître ou qu’il fût déjà sur son déclin. Or, Piquillo sentait au bien-être qu’il éprouvait, à ses forces et à son appétit revenus qu’il avait dû dormir depuis bien longtemps : donc il devait se trouver au soir du second jour, donc la nuit allait bientôt arriver et avec elle frey Paolo.

Il se mit à examiner attentivement ce petit salon, obscur pour tout autre et non pour lui, dont les yeux étaient déjà façonnés et habitués à cette obscurité. Il en distingua parfaitement l’ameublement et toutes les parties. Des couteaux brillaient sur la table, il en saisit un vivement. C’était une arme ; mais pouvait-il s’en servir contre ceux qui viendraient l’arrêter, pauvres moines obéissant passivement aux ordres de leur supérieur ? Meurtre inutile d’ailleurs, puisqu’il serait toujours accablé par le nombre.

Un instant il eut la pensée de tourner cette arme contre lui-même : c’était échapper à une prison éternelle peut-être et à bien d’autres douleurs encore. Mais qui donc sauverait Aïxa ? qui veillerait sur elle ? qui détournerait de ses lèvres le poison qui lui était destiné ? Déjà même il était bien tard, peut-être ! Non, il ne lui était pas permis d’attenter à des jours qui ne lui appartenaient plus et qu’il avait voués à tous les siens. Une idée alors lui vint, idée hardie, périlleuse, et dont la réussite était presque impossible ; mais il n’avait pas la liberté de choisir.

Que risquait-il, d’ailleurs, et quelle crainte pouvait l’arrêter ? Rien ne donne plus d’audace et de sang-froid qu’un péril certain et inévitable. Il avait aperçu la veille, dans le cabinet où il s’était réfugié, les robes, les ornements et les insignes remarquables que portait d’ordinaire le père Jérôme, abbé du couvent. Alliaga, nous l’avons dit, était à peu près de la taille du supérieur, et la robe et le froc vont à tout le monde. Il revêtit les habits du jésuite, passa autour de son cou le large ruban bleu des abbés d’Alcala de Hénarès, au bout duquel pendait une croix en bois de cèdre, en mémoire du morceau de la vraie croix dont la chapelle avait été dotée par Ferdinand le Catholique, et qui brille parmi les nombreuses reliques dont jouit le monastère. Il attacha au cordon de sa robe un chapelet bénit par le pape, et que souvent le supérieur laissait pendre à sa ceinture ; il prit à la main un missel que le bon père ne lisait jamais, mais qu’il portait presque toujours ; il croisa sa robe, abaissa son froc et attendit. Le faible rayon de jour qui éclairait à peine la chambre avait totalement disparu, il était nuit, et l’Angelus, qu’Alliaga entendit sonner, l’avertit que frey Paolo ne tarderait pas à venir.

En effet, on ouvrit la porte de la cellule. Piquillo s’élança à côté du panneau mobile, et, respirant à peine, il resta debout, appuyé contre la boiserie ; on eût dit d’une figure de moine appliquée sur la muraille dans le cadre d’un tableau ou d’une tapisserie. Le panneau glissa sans bruit, et frey Paolo parut, portant d’une main un grand panier vide, et de l’autre une lanterne, laquelle lui permettait de distinguer les objets qui étaient en face de lui, et l’empêchait d’apercevoir ceux qui étaient à sa droite et à sa gauche.

À peine avait-il fait quelques pas dans la chambre que Piquillo se glissa doucement derrière lui, et une fois dans la cellule, poussa le panneau et tira le verrou. Peu lui importait alors que le moine l’entendit ; mais celui-ci, au milieu du bruit des assiettes et des couverts qu’il desservait et mettait dans son panier, ne tourna seulement pas la tête, et lorsque, quelques minutes après, il voulut sortir, il crut, en se voyant prisonnier, que le supérieur lui-même venait de refermer le tableau, et il n’osa ni crier ni appeler, de peur de compromettre le père Jérôme, qu’il supposait n’être pas seul.

Piquillo cependant n’avait fait que traverser la cellule ; une fois dans le corridor, il n’hésita point sur le parti à prendre. Il n’y en avait qu’un qui pût le sauver. Il descendit rapidement l’escalier et traversa la cour espérant que l’Angelus ne serait pas encore chanté, et que les frères seraient encore à la chapelle.

Ils en sortaient dans ce moment. N’importe, il n’y avait pas à reculer. Alliaga se dirigea hardiment vers la cellule du frère portier. Deux ou trois frères qui se trouvaient près de là se rangèrent avec respect pour le laisser passer et le saluèrent profondément.

Alliaga leur rendit leur salut, et non sans que le cœur lui battit avec violence, il s’élança dans la cellule où demeurait le gardien du couvent. Celui-ci, à la lueur de sa lampe, qu’il venait d’allumer, était occupé à coller sur un livre de prières des images découpées de saints et de saintes, travail qui absorbait toute son attention.

À la vue du supérieur, il se leva brusquement et murmurant entre ses dents :

— C’est singulier ! je ne l’avais pas vu rentr…

Un geste impérieux ne lui permit pas d’achever cette phrase. Sans le regarder, sans lui adresser la parole, Alliaga lui avait fait un signe du bras dans la direction de la porte, et comme par un mouvement mécanique, comme par un seul ressort, on avait vu en même temps la tête du frère portier s’incliner, et son bras droit tirer le cordon.

Ah ! quand Alliaga vit s’ouvrir cette porte, et tomber la dernière barrière qui le retenait captif, quand il sentit l’air du dehors, l’air de la liberté qui venait déjà dilater sa poitrine et rafraichir ses poumons, il éprouva dans tout son être, une de ces sensations qu’on ne peut rendre, un frisson de bonheur indicible ; et, avide de saisir la liberté qui lui était offerte, tremblant encore qu’elle ne lui fût ravie, il se hâta de poser le pied sur le seuil. Il en avait encore un dans le couvent dont il allait sortir, quand se présenta pour entrer un homme vêtu d’une robe de moine et portant en sautoir le ruban bleu des abbés d’Alcala. Que devint Piquillo ! C’était le père Jérôme !

À la vue d’un second abbé qui lui était si pareil de taille et d’habit, à l’aspect d’un autre lui-même, le père Jérôme était resté stupéfait et la bouche béante. De surprise, il fit un pas en arrière. Piquillo en avait fait un en avant. Il avait compris du premier coup d’œil le danger de sa position. La porte du couvent n’était pas encore refermée ; le véritable abbé pouvait appeler ; ou allait accourir à sa voix, et il lui était facile de se faire connaitre, de réclamer son nom, son titre et ses droits, sans compter sa robe et ses insignes ; déjà il s’était écrié :

— Qui êtes-vous ?

— Silence ! lui avait dit Piquillo en rabattant son capuchon sur ses yeux.

— D’où venez-vous ?

— De la part de la comtesse d’Altamira, avait-il murmuré tout bas à l’oreille du supérieur, ce qui lui permettait d’abord de déguiser sa voix, et ensuite d’arrêter celle du supérieur, qui, surpris et effrayé de cette communication mystérieuse, lui répondit sur le même diapason :

— Parlez.

Et il voulait le faire rentrer dans le couvent.

— Pas ici ! s’écria le faux abbé avec une terreur qui n’était pas feinte, et qui redoubla celle du père Jerôme.

À l’instant et sans lui donner le temps de lui répondre, Alliaga passa son bras sous celui du révérend, et l’entraîna vivement et à grands pas loin des murs du couvent.

  1. Charles Weiss, t. 4, p. 277.