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Piquillo Alliaga/51

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 252-253).


LI.

la reine.

Au milieu des intrigues, des complots et des ambitions qui agitaient la cour d’Espagne ; au milieu des événements qui se succédaient avec tant de rapidité et auxquels les courtisans accordaient à peine un instant d’attention, entraînés eux-mêmes par le flot de leurs intérêts ou de leurs passions, il y avait cependant un fait qui préoccupait tous les esprits.

Ce n’était point le danger qui menaçait la monarchie espagnole ; ce n’étaient point les formidables préparatifs du roi de France : chacun partageait à cet égard l’heureuse ignorance du ministre, et celui-ci même, comme on l’a vu, ne s’était inquiété que tout récemment et par hasard. Ce qui effrayait tout le monde et ce que personne ne pouvait s’expliquer, c’était l’état de la reine.

Depuis deux mois, elle dépérissait chaque jour et n’était plus que l’ombre d’elle-même. Les médecins les plus habiles ne concevaient rien à un mal aussi extraordinaire, qui déjouait leur expérience et toutes leurs recherches. La reine se mourait, mais sans souffrance ; c’était une agonie sans maladie, un flambeau qui s’éteint.

Quand ses meilleurs amis, quand Aïxa l’interrogeaient sur ce qu’elle éprouvait :

— Je n’ai rien, leur disait-elle ; jamais je n’ai été mieux… ni plus heureuse… je vous aime !… mais je me meurs !… je tiens à la vie… et je sens qu’elle m’échappe ! hâtons-nous ! hâtons-nous !.. dites-moi ce que je puis faire pour vous rendre riches, puissants ou heureux… car bientôt je ne pourrai rien pour vous, bientôt je ne serai plus !

Déjà, malgré les larmes d’Aïxa, elle avait cédé aux prières de Carmen. Celle-ci avait, à la recommandation de la reine, obtenu la place d’abbesse des Annonciades au couvent de Pampelune ; mais avant de recevoir le titre et les insignes de sa nouvelle dignité, il fallait que la jeune abbesse eût prononcé ses vœux, et pour cela un an de noviciat était nécessaire.

Carmen, qui avait hâte de le commencer, ou plutôt de quitter Madrid, Carmen aurait déjà voulu partir pour la Navarre, mais elle était retenue par la maladie de sa protectrice ; elle ne pouvait abandonner la reine dans un pareil état.

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis l’entrevue de la comtesse d’Altamira et de Piquillo.

— Allons, se disait celui-ci, la comtesse m’avait dit vrai. Ce n’est pas la volonté, mais l’occasion qui lui a manqué Le crime n’était pas consommé, et je suis arrivé à temps pour sauver ma sœur.

En effet, Aïxa, toujours triste et pensive, Aïxa, malheureuse du prochain départ de Carmen et de la situation de la reine, était cependant telle à présent qu’elle était autrefois, belle, séduisante et adorée.

L’amour du roi pour elle redoublait chaque jour. Cet amour, d’abord si pur et si modeste, devenait, comme il avait été facile de le prévoir, plus vif, plus ardent et plus impatient ; peut-être même déjà le roi ne fût-il pas resté dans les limites que d’abord il avait semblé se prescrire ; mais il faut lui rendre justice, la maladie de la reine l’avait rappelé à d’autres idées.

Il avait senti renaître pour Marguerite son ancienne affection. Il allait la voir maintenant pour elle, et non plus seulement pour Aïxa ; il évitait les regards de celle-ci ; son amour était le même, mais le respect et les convenances l’avaient rendu plus silencieux encore qu’auparavant.

Cependant le mal empirait ; la reine ne sortait presque plus de ses appartements. Aïxa, Carmen et Juanita étaient ses compagnes assidues, et Piquillo, surtout, qu’on retrouvait partout où il y avait des douleurs à partager, Piquillo ne quittait point sa royale pénitente.

Dès longtemps il connaissait la souffrance, il vivait avec elle ; courageux à la supporter pour lui-même, habile à la calmer chez les autres, il avait le regard de bonté qui l’apaise, et les expressions qui la consolent.

La reine, habituée à la sécheresse et à la sévérité des prêtres qui avaient précédé Piquillo, avait été surprise et ravie de trouver un ami où jusque-là elle n’avait rencontré qu’un juge intolérant. Ceux-là ne l’entretenaient que des dogmes et des superstitieuses pratiques de notre religion ; Alliaga ne lui en montrait que la morale et les célestes vérités. Les autres l’effrayaient, lui la rassurait ; les premiers parlaient de l’enfer, Alliaga parlait du ciel. Avec les uns elle entendait gronder la foudre, avec lui elle ne voyait que le Dieu de miséricorde qui lui ouvrait les bras !

Aussi, quand la reine n’était point avec ses jeunes amies, elle passait presque toutes ses journées avec Piquillo dans son oratoire.

Piquillo avait toute sa confiance, et cependant il y avait un secret qu’elle n’avait encore osé révéler ni à l’ami ni au ministre du ciel. Ce secret était le seul qui pesât sur son cœur, le seul crime qu’elle se reprochât, bien qu’il fût involontaire. Et plus elle sentait la vie prête à l’abandonner, plus elle comprenait que ce crime il fallait l’avouer, et elle n’en avait pas le courage.

— Oui, disait-elle à Piquillo, qui devinait que quelque douloureuse pensée la préoccupait, oui, c’est vrai, j’ai un pardon à demander au ciel… une faute à vous confier, mon père ; mais pas aujourd’hui… demain… demain… Donnez-moi encore un jour !

Les jours s’écoulaient, et bientôt allait arriver celui qui devait être le dernier !