Piquillo Alliaga/91
conclusion.
Le bruit de ces évènements s’était répandu dans Grenade ; on savait que des Maures, des proscrits, s’étaient réfugiés dans l’Alhambra ; dès le jour même, les issues en furent gardées par des troupes nombreuses, et le gouverneur monta lui-même à la tour de Gonarès.
— Que voulez-vous ? lui demanda Alliaga d’un air farouche.
— Exécuter le décret de bannissement contre les Mauresques.
Alliaga lui montra du doigt Aïxa, et lui dit :
— En voici une, monseigneur, que l’édit ne peut plus atteindre ! Fille de l’Alhambra, elle est morte dans le palais de ses pères. Elle est chez elle. Cette terre lui appartient : elle y reposera.
Il se fit alors connaître et parla au nom du roi.
— Quant à ceux-ci, dit-il en montrant Yézid, Pedralvi et ses compagnons, ce sont mes amis et mes serviteurs. Ne vous en inquiétez pas, c’est moi qui en réponds.
Dès le lendemain, cependant, et pour éviter que les scènes de Pampelune ne se renouvelassent à Grenade, il fut décidé que Yézid, Pedralvi et les siens partiraient au point du jour, traverseraient les Alpujarras et redescendraient vers la côte pour s’y embarquer.
Jetant un dernier adieu à Aïxa, qu’ils confiaient à Piquillo, les exilés abandonnèrent de nouveau la terre d’Espagne, où Yézid laissait ce qu’il avait de plus précieux et de plus cher, sa sœur et Marguerite.
— À bientôt ! s’écria Alliaga, bientôt mes projets seront réalisés ; vous reverrez votre patrie, ou j’irai vous rejoindre sur la terre étrangère.
Au bout de quelques heures, les proscrits atteignirent le pied d’une chaîne de montagnes arides et élevées qui forment la barrière des Alpujarras.
Ils s’arrètèrent à l’endroit que l’on nomme la cuesta de las Lagrymas, la colline des Larmes.
C’est là que le dernier roi de Grenade, l’infortuné Boabdil, s’arrêta pour regarder encore Grenade, qu’il venait de perdre à jamais.
Yézid poussa son cheval sur la cime du rocher où Boabdil exhala ses derniers regrets.
Ce rocher porte encore le nom de el Ultimo suspiro del Moro, le Dernier soupir du Maure.
Yézid contempla quelques instants les riches plaines de Grenade, ce beau royaume où avaient régné ses ancêtres ; le Généraliffe, séjour de leurs plaisirs : l’Alhambra, séjour de leur gloire… l’Alhambra, où reposait maintenant Aïxa.
Tant de souvenirs et de regrets l’assaillirent à la fois, que, craignant de succomber à de pareilles émotions, il s’élança du rocher en s’écriant :
— Adieu, ma sœur ! adieu, ma patrie !
Ils redescendirent les Alpujarras, s’embarquèrent au port de Malaga, et arrivèrent en France, où ils furent généreusement accueillis.
Comblés des richesses d’Yézid, Pedralvi et Juanita se marièrent et furent s’établir à Pau, non loin des Pyrénées, pour être plus près de l’Espagne et attendre le jour de leur rappel.
Leur oncle Gongarello, le barbier, ne tarda pas à les rejoindre ; il éleva une boutique élégante, où il faisait la barbe et la conversation à tous ceux qui se rendaient en Espagne ou qui en revenaient.
Don Fernand d’Albayda n’avait plus de bonheur qu’auprès de sa femme ! Elle seule lui parlait d’Aïxa ! et bientôt, amitié, souvenirs, amour, il concentra tout sur Carmen, qu’il était impossible de ne pas aimer.
Leur premier enfant fut une fille ; ils la nommèrent Aïxa, malgré la réclamation de leur chapelain, lequel prétendait que ce n’était pas un nom chrétien.
Le jour de la naissance de sa fille, Fernand d’Albayda avait reçu un coffre plein d’or, avec ce billet :
« Pour les troupeaux envoyés par Fernand d’Albayda à ses anciens vassaux. »
Le premier jour où Carmen reparut à la cour, elle avait trouvé sur sa toilette un écrin digne d’une reine et renfermant ces deux mots :
« Diamants d’Aïxa ! »
Fernand d’Albayda joua un rôle important sous le règne suivant, et arriva aux premiers emplois de la monarchie.
Alliaga, après avoir rendu les derniers devoirs à sa sœur bien-aimée, retourna à Madrid, près du roi, qu’il essaya vainement de consoler.
En traversant Alcala de Hénarès, il avait été fort étonné d’apercevoir parmi les religieux qui venaient le complimenter à son passage, le frère Escobar y Mendoza.
— Je croyais, mon père, lui dit-il, que tous ceux de votre Compagnie, tous les frères du couvent de Hénarès, avaient reçu l’ordre de quitter l’Espagne ?
— Sans contredit ; aussi je ne fais plus partie du couvent des révérends pères jésuites.
— Alors, qu’êtes-vous donc ici ?
— Recteur de l’Université d’Alcala, avait répondu humblement Escobar ; je me suis consacré à l’éducation de la jeunesse espagnole.
Piquillo, fidèle aux promesses faites à ses frères, ne perdait point de vue son projet.
Maitre du royaume, sous le nom du duc d’Uzède, plus que jamais nécessaire au roi, qui le combla de l’affection la plus tendre et la plus sincère, Alliaga n’avait à combattre que le grand inquisiteur Ribeira, aussi entêté dans sa haine que dans son fanatisme. Mais, plus adroit que lui, il avait successivement gagné à sa cause tous les membres de l’inquisition, et, pour la gloire et la prospérité de l’Espagne, pour l’honneur de l’humanité, le funeste édit contre les Maures allait être révoqué, lorsqu’une année après les événements dont nous venons de parler, le roi, auquel la mort d’Aïxa avait porté un coup fatal, le roi, que minait depuis ce jour une fièvre continuelle, vit hâter sa fin par un évènement imprévu et bizarre, par la vapeur d’un brasier trop ardent, que les gentilshommes de la chambre n’osèrent éteindre en l’absence du grand seigneur que ce soin regardait, et, bien jeune encore, Philippe III mourut victime de l’étiquette, le 31 mars 1621, entre les bras d’Alliaga, déplorant amèrement le passé et regrettant, pour la gloire de son règne, de n’avoir pas connu plus tôt un conseiller si habile et un ami si fidèle.
Après la mort de Philippe III, Alliaga se hâta de quitter la cour ; sa carrière politique était terminée, mais non pas la mission qu’il avait entreprise de secourir et de protéger ses frères ; et les événements singuliers, auxquels il se trouva mêlé sous le règne suivant, nous auraient donné un instant l’idée de continuer sa vie, si, à tous les reproches qu’on est en droit d’adresser à notre héros, nos lecteurs n’ajoutaient déjà peut-être celui d’avoir trop vécu.
Quant au frère Escobar, instruisant la jeunesse espagnole, et composant de beaux livres que, pendant longtemps, personne n’osa réfuter, il fut la gloire de son ordre, le plus célèbre des casuistes, forma de nombreux disciples, et mourut à quatre-vingt-dix ans, de dépit, en lisant un livre qu’on venait de lui envoyer de France, et qui était intitulé les Lettres provinciales, par un nommé Pascal.