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Richard Cobden (Charles Lavollée)

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Richard Cobden (Charles Lavollée)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 301-344).
RICHARD COBDEN

The Life of Richard Cobden, by John Morley. London, 1881 ; Chapman and Hall.

Cobden a tenu, pendant près d’un quart de siècle, une place éminente dans le parlement anglais. Son nom demeure attaché au succès de la réforme économique accomplie en Angleterre de 1842 à 1846 et de l’évolution qui s’est produite dans la diplomatie commerciale du monde entier à partir de 1860 ; il figure encore, avec un relief incontestable, dans tous les débats de la politique contemporaine. Ne voir dans Cobden que le chef de la ligue qui a fait prévaloir le principe de la liberté des échanges et le négociateur du traité de commerce entre la France et l’Angleterre, c’est ne le voir qu’à demi. Ces actes, si grands qu’ils soient, ne donnent point sa pleine mesure. Cobden a été l’avocat infatigable de la paix. Il a été l’instigateur de nombreuses réformes, l’artisan du progrès social et d’une sorte de révolution démocratique dans une société dominée et servie tout à la fois par l’aristocratie. Tel il nous apparaît par ses discours, par sa correspondance et dans la biographie que vient de lui consacrer M. John Morley. Il est d’usage, en Angleterre, de publier les mémoires des personnages qui ont marqué dans la politique ; cet usage est tellement établi que les plus avisés désignent à l’avance leur futurs éditeurs et choisissent leur Plutarque. La tribune, sous les régimes parlementaires, ne se prête pas autant qu’on pourrait le croire, à l’exposé sincère des intentions qui dirigent les hommes d’état. Les discours comportent des sous-entendus ; l’apparente franchise des déclarations est singulièrement altérée par d’invisibles réticences, et il y a, dans ce jeu de la politique, un perpétuel dessous de cartes. L’histoire peut donc tirer profit des révélations ou des explications posthumes qui se rencontrent dans la correspondance de Wellington, de Palmerston, de Peel ou de Disraeli, et encore ces grands acteurs, même dans l’abandon de leurs entretiens familiers, n’oublient-ils pas qu’ils sont toujours en scène, que leurs moindres billets seront recueillis et qu’en écrivant à un ami, ils expédient des dépêches d’outre-tombe. Cobden n’avait point à compter avec de tels soucis pour sa renommée. M. John Morley n’a puisé dans sa correspondance que la confirmation éclatante, absolument sincère, des opinions politiques et des projets de réforme sociale au triomphe desquels il s’était dévoué. Il n’y a donc rien d’inconnu, rien d’imprévu dans cette vie, si remplie et si ouverte, qui a touché à tous les événemens et qui s’est toujours passée en plein air, sans dévier un seul moment dans les roueries de la politique ni dans les intrigues des cabinets ou des chancelleries. Ce qui en fait l’originalité et le rare mérite, c’est qu’elle nous montre un simple citoyen, presque un plébéien, luttant avec succès contre l’aristocratie anglaise, réformant les lois de son pays, et créant, rien que par la parole, un corps de doctrines politiques, économiques et sociales qui, gagnant de proche en proche, sont destinées à modifier profondément les chartes et les codes du monde moderne.


I

Richard Cobden naquit, le 3 juin 1804, au domaine de Dunford, dépendant, du bourg de Midhurst dans le comté de West-Sussex. En consultant les archives du comté, les fureteurs de parchemins ont découvert qu’en 1314 un député du nom d’Adam de Coppdene, fut envoyé au parlement par le bourg de Chichester, et que, depuis le XVe siècle, plusieurs membres ! d’une famille Cobden ont marqué dans les divers incident de l’histoire locale. On sait avec quel soin les Anglais s’occupent des origines de leurs grands hommes ; mais il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’au XIVe siècle ni d’évoquer le premier Coppdene ou Cobden, qui portait l’antique prénom d’Adam, pour faire à Richard Cobden une généalogie dont il ne paraît pas s’être jamais soucié. Il était tout simplement d’une bonne famille rurale et bourgeoise. Son grand-père exploitait le domaine de Dunford ; son père, après avoir cédé ce domaine, prit une petite ferme aux environs de Midhurst ; il y perdit ce qui lui restait d’un modeste héritage, fut obligé de la vendre en 1814 et se retira à Westmeon dans le Hampshire, avec sa femme et douze enfans. Des parens et des amis se partagèrent l’entretien de cette nombreuse lignée. Richard, alors âgé de dix ans, fut adopté par un oncle, négociant à Londres, qui le mit dans une pension du Yorkshire, où il resta cinq années, séparé de tous les siens, négligé par ses maîtres, et n’apprenant guère. Cobden garda toujours rancune à cette période de son enfance et à sa vie d’écolier. En 1819, il entra dans les magasins de son oncle, qui le destinait au commerce des cotonnades. Il vécut à Londres jusqu’en 1825, commis exact et rangé, ne fuyant pas les distractions de son âge, mais consacrant à l’étude la plus grande part de ses heures de loisir. S’il accompagnait parfois ses jeunes camarades au théâtre, au Vauxhall, aux salles de boxe, il demeurait plus souvent plongé dans les livres ; il employait ses économies à l’achat des œuvres de Brougham, de Franklin, de Byron, et il s’obstinait, malgré les remontrances affectueuses de son patron, à apprendre le français, langue inutile pour un aspirant commis-voyageur qui allait être appelé à colporter des échantillons et à recueillir des ordres dans les trois royaumes. Dès l’âge de vingt-un ans, Cobden, en cette nouvelle qualité, eut à visiter les principaux marchés de l’Angleterre ; il parcourut ensuite l’Ecosse, puis l’Irlande, avec succès sans doute, car la correspondance que le jeune voyageur échangeait avec sa famille pendant ses tournées était pleine de gaieté et de bonne humeur. Cela ne suffit pas pour sauver la maison de Londres, qui. frappée par le contre-coup d’une crise financière, fut obligée de suspendre ses opérations et de congédier tous ses commis.

Cobden ne demeura pas longtemps sans emploi. Il reprit son existence de commis-voyageur, dépliant par toute l’Angleterre les calicots imprimés et les mousselines de la maison Partridge et Price, Après deux années de cet apostolat qui l’avait mis en rapport avec les principaux industriels et négocians du Lancashire, il se sentit assez de force et de crédit pour travailler à son compte, et il fonda une maison de commission qui ne tarda pas à prospérer. L’ambition lui vint en vendant ; il voulut fabriquer, et, en 1831, à la suite d’une réforme de tarif qui donna un grand élan à l’industrie des tissus, il créa à Sabden, dans le Lancashire, une manufacture d’étoffes imprimées, avec comptoir et magasins à Manchester et à Londres. L’entreprise réussit ; avec un capital d’emprunt, elle réalisa, en peu de temps, un bénéfice considérable. Délivré des soucis de la vie par cette fortune rapide qu’il partageait avec sa nombreuse famille, Cobden put s’abandonner à son goût pour l’étude et prendre part aux discussions politiques et économiques qui, depuis l’acte de réforme, s’agitaient dans les grandes villes de l’Angleterre. Dès sa première jeunesse, il avait écrit une comédie, le Phrénologiste (qu’est-ce que cela pouvait être ? ) que le directeur du théâtre de Covent Garden avait impitoyablement refusée ; il avait même péché par récidive, car on a trouvé dans ses papiers une autre pièce, une tragédie peut-être, dont le titre ne nous a pas été révélé par M. Morley. Plus tard, quand il fut installé à Manchester, dans les bureaux de sa maison de commerce, à l’abri des tentations dramatiques, nous le voyons préoccupé de perfectionner son éducation scientifique et littéraire ; il écrit à son frère de feuilleter le catalogue des Longmans et d’y chercher les livres d’enseignement usuel qui pourraient occuper ses longues soirées de l’hiver ; il veut apprendre un peu de latin, et il estime qu’il lui suffira de six mois pour en venir à bout. En même temps, il s’occupe des affaires publiques : dans le petit bourg de Sabden, il organise une propagande pour la création d’écoles primaires ; à Manchester, il s’associe activement à la revendication des franchises municipales ; il écrit des lettres aux journaux ; il publie sa première brochure l’Angleterre, l’Irlande et l’Amérique, qui obtient un certain succès. Avec cela, les voyages. En 1833, il visite la France et vient chercher à Paris des modèles de dessins pour sa fabrique ; l’année suivante, il parcourt la Suisse, qu’il loue fort de ne pas avoir de douaniers ; au printemps de 1835, il s’embarque pour les États-Unis, qu’il visite à la course, en trente-sept jours, qui suffisent pour laisser dans son esprit une admiration profonde et le sentiment presque enthousiaste de l’avenir réservé à la jeune nation américaine. Devant les beautés de la nature, en présence de cette population qui ne vit que pour le mouvement et le travail, il lui semble que le nouveau monde est destiné à reproduire l’image dilatée, agrandie, perfectionnée de la vieille Europe. Dans ces régions dont la découverte est relativement si récente, dans cette seconde édition de la civilisation humaine, il signale, comme étant l’effet d’un dessein providentiel, l’augmentation marquée des proportions en toutes choses, l’accroissement des forces naturelles, le degré supérieur d’activité qui double la puissance de la race, et poursuivant cette observation de voyageur fantaisiste, il rêve à ce que pourrait être à son tour un continent nouveau qui, apparaissant après l’Amérique, comme l’Amérique est venue après l’Europe, introduirait dans l’univers des tableaux encore plus grandioses et une race douée du mouvement perpétuel. Ces Américains, dit-il, ont découvert le minimum de temps qu’il est nécessaire de dépenser au lit et à table ; ils dorment à peine, et ils mangent debout. — Pendant sa tournée de cinq semaines, Cobden fut condamné à faire comme eux ; il visita la région des lacs et les principales cités du littoral, en malle-poste ou en paquebot, ne se reposant qu’aux relais et aux stations, buvant en quelque sorte à traits rapides cette contrée qu’il avait soif de connaître, dévorant l’espace et bondant son portefeuille ainsi que sa mémoire d’informations et de chiffres qui devaient fixer pour lui les impressions de ce premier voyage en Amérique à vol d’oiseau.

De retour à Manchester, il reprend la direction de son usine, menant de front la littérature, la politique et les affaires. Il s’associe à la fondation d’un Athenæum, il fréquente les meetings, fait des motions, s’essaie à parler en public sans être découragé par l’échec de son premier speech, au milieu duquel il reste court ; plus exercé à la plume qu’à la parole, il publie encore une brochure Russia, protestation éloquente contre la politique de guerre ; son nom et ses opinions occupent ainsi la presse locale et parviennent jusqu’aux journaux de Londres. Le voici désormais en pleine lumière ; ses mousselines imprimées sont en faveur sur le marché ; lui-même est bien coté, comme citoyen et comme publiciste. Encore un coup de collier, et il sera de l’étoffe dont on fait les candidats à la chambre des communes. Évidemment Cobden songeait, dès cette époque, à devenir M. P. Mais il s’est trop prodigué et surmené ; il n’était pas de force à supporter cette vie à l’américaine. Les médecins lui ordonnent de renoncer à la politique et de s’éloigner des brouillards du Lancashire. Il s’embarque donc, à l’automne de 1837, et part pour l’Orient.

Il est regrettable que Cobden, qui publiait si volontiers des brochures, n’ait pas fait imprimer les nombreuses lettres écrites par lui pendant son voyage. Cette correspondance aurait excité un vif intérêt, et, aujourd’hui encore, on pourrait la consulter utilement. Ne serait-il pas à la fois piquant et instructif de voir, par les yeux d’un observateur tel que Cobden, ce qu’étaient l’Egypte, la Turquie, la Grèce il y a près de cinquante ans ? À cette date, l’Egypte appartenait à Mehemet-Ali ; la Turquie essayait de se ranimer ; la Grèce venait à peine de naître. L’éternelle question d’Orient, cette énigme des chancelleries, s’embrouillait de plus en plus à la veille des événemens de 1840. Cobden ne se laissa point séduire par la civilisation de Mehemet-Ali ; il découvrit au premier coup d’œil l’illusion de ce décor de théâtre : il jugea tout de suite que le système imaginé par le pacha n’était, pour les malheureux fellahs, qu’un mode perfectionné de la servitude ; il prédit la ruine prochaine de ces moulins à vapeur, de ces filatures, de ces usines de toute sorte, montées, outillées et exploitées par le souverain, et il conclut, comme industriel et comme économiste, au néant de la prétendue régénération. En 1837, alors que le pacha brillait dans toute sa gloire, cette opinion aurait fait scandale. Il était convenu qu’on devait admirer Mehemet ; c’était article de foi, pour les Anglais comme pour les Français. Cobden, en protestant contre l’engouement de ses contemporains, était dans le vrai. L’Egypte a été épuisée par le système de gouvernement et d’administration que Mehemet et ses successeurs ont pratiqué pour leur profit personnel ; elle est écrasée sous le poids des dettes contractées, par les pachas, et la voici désormais en tutelle.

C’était surtout à titre d’économiste que Cobden se permettait de ne point s’incliner devant le génie de Mehemet. Son esprit positif aimait à rabaisser les sommets, témoin cette boutade que lui inspirèrent les Pyramides : « Ma première impression, écrit-il, jointe à l’étonnement que devait me causer un tel spectacle, fut vraiment pénible. J’étais irrité en voyant ce gaspillage d’une somme énorme de travail et d’habileté. Il y a là six millions de tonnes de pierres taillées et disposées avec art pour une construction tout à fait inutile. Avec le tiers de ce poids et le dixième de la main-d’œuvre employée, nous avons fait, la digue de Plymouth, l’ouvrage le plus utile qui soit en Angleterre ! » Cette réflexion lui gâtait les Pharaons et les quarante siècles.

Passer d’Egypte en Turquie, c’est, pour Cobden, tomber de Charybde en Scylla. L’économiste ne se montre pas plus indulgent pour le désordre gouvernemental et pour la dilapidation administrative qu’il ne l’a été pour l’oppression méthodique du monopole. S’il admire les splendeurs du Bosphore, s’il vante les beautés du paysage, la fécondité naturelle du sol, le caractère doux et facile des habitans, il désespère de l’avenir d’une nation livrée, à un gouvernement ignorant et corrompu. Il n’attribue aucune efficacité aux essais de réforme tentés depuis quelques années sous l’influence des cabinets européens, et, contrairement à l’opinion et aux espérances qui avaient cours alors, il considère que la Turquie est entrée dans une voie de décadence où rien ne pourra l’arrêter. Dans sa pensée, l’héritage de la Turquie est réservé à la race grecque, race supérieure, pleine d’activité et de finesse, ayant gardé la tradition, latente peut-être, mais indélébile de l’antique génie et destinée à régénérer l’Orient en donnant au magnifique port de Constantinople toute sa valeur d’exploitation. Ici encore nous voyons les opinions politiques de Cobden dominées, comme elles le furent toujours, par l’idée économique. Pour lui, l’avenir appartient à la nation qui travaille et qui produit : la Grèce intelligente, laborieuse doit prendre la place de la Turquie fainéante et décrépite. Et que l’on ne suppose pas que la magie des souvenirs classiques ait la moindre part dans le sentiment de préférence qu’il accorde à la Grèce moderne. Cobden a parcouru les territoires d’Athènes et de Sparte, et au retour de cette course, qui n’était point faite pour l’essouffler, voici comment il résume son impression : « Quels puffistes que ces anciens Grecs ! Aujourd’hui encore, la moitié des gens qui forment en Europe la classe éclairée s’occupe des vieilles affaires de ces états lilliputiens, des rixes de leurs tribus, des querelles de leurs villages, de la géographie de leurs ruisseaux et de leurs collines beaucoup plus qu’elle ne s’occupe l’histoire contemporaine des Amériques Nord et Sud, de la politique des États-Unis, des grands fleuves et des hautes, montagnes du Nouveau-Monde ! » Cette réflexion fait le pendant de celle que loi avaient précédemment inspirée les Pyramides. Le voyageur, dans sa ferveur utilitaire, cherche toujours les rapports de cause à effet ; il refuse son admiration à de gigantesques amas de pierres qui ne servent à rien, et il éprouve quelque peine à s’expliquer comment le petit coin de terre qui a porté Athènes et Sparte occupe une si grande place dans la pensée humaine ! — Disons tout de suite que la correspondance de Cobden ne s’en tient pas à ces boutades d’austérité qui échappent à l’économiste ; elle abonde en descriptions et en récits, où ne se montre que le touriste avec son esprit naturel et sa franche gaîté. Cobden ne voyage pas pour le spleen, et le tour de ses lettres annonce que sa santé, un moment ébranlée, n’a point tardé à se rétablir. Il n’a eu besoin que de changer d’air en remplaçant l’agitation des affaires par le mouvement rapide d’une excursion ensoleillée. — Au mois d’avril 1837, il retourna en Angleterre, ayant fait provision de forces et avec un stock d’observations et de documens sur les contrées de l’Orient. Après avoir visité les États-Unis, il venait de parcourir le littoral de la Méditerranée ; après New-York, il avait vu Constantinople. Quels contrastes ! Cobden retira le plus grand profit de ces deux voyages successivement entrepris, à court intervalle ; il y puisa, avec un surcroît d’expérience, la plupart des opinions qu’il professa dans sa carrière d’économiste et d’homme politique. Dès sa jeunesse, promptement mûrie par le travail, il avait vu de ses yeux les régions les plus intéressantes des deux mondes, la démocratie américaine en plein épanouissement et le despotisme oriental dans sa lente décrépitude. Tout cela avait porté coup et fait jaillir la lumière dans l’esprit du jeune manufacturier de Sabdon, qui se trouva dès lors complètement préparé à aborder la vie publique.


II

Aux élections générales de 1837, Cobden se porta candidat à Stockport. Il lui manqua une centaine de voix pour être élu. Cet échec n’était point fait pour le décourager. Il avait été combattu par toutes les influences du parti tory ; mais il conservait pour l’avenir l’appui du parti libéral, et il lui était presque permis de triompher de sa défaite, qui fut célébrée à l’égal d’une victoire. Ses amis organisèrent une souscription d’un penny pour lui offrir, selon l’usage anglais, un don commémoratif ; dix-sept mille souscripteurs répondirent à l’appel, et, pour que la démonstration populaire fût complète, O’Connell vint donner à la fête l’éclat de sa présence et de sa parole. Tous les journaux rendirent compte de ce meeting tenu à Stockport le 13 novembre 1837, avec processions, drapeaux, discours et fanfares. Quel coup de fortune, quelle réclame pour le jeune candidat, dont le nom était ainsi lancé à tous les échos de la Grande-Bretagne par la voix retentissante d’O’Connell ! Cobden alors paraissait bien humble auprès de son illustre chaperon ; il débutait, à côté du chef d’emploi, dans son futur rôle d’agitateur ; mais cette représentation donnée à son bénéfice lui procurait une leçon qu’il n’oubliera pas sur la manière dont il faut parler aux foules. On peut dire que, ce jour-là, O’Connell couvait Cobden. Ce même jour, en recevant, à l’ombre d’O’Connell, les premiers éclairs de la popularité, Cobden sentit s’affermir en lui sa prédilection instinctive pour les études sociales, pour les réformes qui se proposent l’amélioration du sort du peuple. A la vue de la foule hâve, déguenillée, misérable qui lui faisait cortège dans les rues de Stockport, il prit la résolution de se vouer à la cause des pauvres et des faibles. Ni tory, ni whig, ni radical, mais, avant tout, redresseur des abus sociaux, adversaire des lois iniques, réformateur, en un mot, pour l’égalité, pour la justice et pour le peuple : tel était déjà Cobden après son premier échec électoral et sous l’impression de cette grande démonstration populaire où le patronage d’O’Connell et les acclamations de la foule venaient de lui tracer sa voie.

Il est utile de noter à quel point, dès le début de sa carrière, Cobden se désintéressait des systèmes et des formes politiques. Il fit, en 1838, un voyage en Allemagne. La Prusse était alors soumise au régime de la monarchie la plus absolue et au joug non moins lourd de la bureaucratie : cependant, la correspondance de Cobden nous le montre plein de bienveillance à l’égard de cette bureaucratie et de cet absolutisme : « Je croirais presque, écrit-il de Berlin, que, pour la masse du peuple, la Prusse possède le meilleur gouvernement de l’Europe. » Il observe que l’organisation du Zollverein, qui doit assurer un jour la domination de la Prusse sur l’Allemagne, a donné un grand essor au travail et aux échanges ; il constate que l’administration est économe et prévoyante, que la nation est instruite, modeste dans ses goûts et satisfaite, et il conclut en souhaitant pareille condition à ces douze millions d’Anglais, qui, n’étant pas même électeurs, se laissent dire qu’ils sont des citoyens libres, sous l’égide de la « constitution britannique, » toute farcie de monopoles et de sinécures au profit d’une église cupide et d’une noblesse arrogante. Les amis de Cobden ont éprouvé quelque surprise en lisant ce passage de sa correspondance ; ils se sont appliqués à excuser l’hommage rendu au despotisme, et surtout la violente sortie, presque un blasphème ! contre la constitution de l’Angleterre. La date de la lettre est bien vieille : Cobden était jeune ! Il a écrit cela sans trop y penser : il ne faut donc point lui garder rigueur pour cette page familière, griffonnée à la hâte sur une table d’auberge. — L’excuse est inutile. En maintes rencontres, Cobden a prouvé qu’il n’était pas disposé à se pâmer dévotement devant cette fameuse constitution anglaise, incrustée dans la tradition et enchâssée dans le respect des siècles ; il l’a critiquée, il l’a réformée. D’un autre côté, Cobden ne saurait être convaincu d’avoir jamais été l’adulateur ou le champion du despotisme. Ce qui apparaît clairement dans sa lettre de Berlin, c’est la préoccupation constante et peut-être exclusive des résultats obtenus par les gouvernemens quant à la somme de bien-être dont jouit le peuple. En politique, il n’aura jamais d’autre visée, et il conservera cette originalité (puisque malheureusement c’en est une) jusqu’au bout.

Ce fut en octobre 1838 que Cobden organisa, à Manchester, une association pour l’abolition des droits sur les céréales. Deux années auparavant, il s’était formé, à Londres, une société qui se proposait le même but, mais elle n’avait recruté qu’un très petit nombre d’adhérens : c’était plutôt un groupe parlementaire, composé des députés radicaux qui étudiaient ensemble, dans des réunions préparatoires, les motions qu’ils devaient présenter à la chambre des communes. La majorité, dans le parlement, était si manifestement contraire à toute idée de réforme que l’on ne pouvait attendre aucun succès des efforts de quelques députés, dont l’action n’était pas assez puissante pour influer sur les destinées des cabinets. Il fallait que la pression vînt du dehors et que l’opinion publique pénétrât dans les chambres par la voie des pétitions. Manchester était beaucoup mieux choisi que Londres pour devenir le centre du mouvement. Cette grande métropole industrielle représentait avec autorité les intérêts manufacturiers de toute l’Angleterre ; plus qu’aucune autre région, le Lancashire souffrait de la crise prolongée qui frappait à la fois les manufacturiers sans travail et les ouvriers sans pain ; la misère du peuple était extrême par suite des prix de famine auxquels un tarif exorbitant avait élevé le cours du blé et de toutes les denrées alimentaires. La chambre de commerce de Manchester se montra donc très disposée à seconder la nouvelle association et à délibérer avec Cobden sur les termes de la pétition qu’il s’agissait d’adresser au parlement. Plusieurs de ses membres estimaient que, pour aborder plus sûrement le débat, il serait sage de ne solliciter d’abord que la réduction partielle du tarif. Cobden insista vigoureusement pour que la chambre de commerce réclamât l’abolition totale des droits sur les céréales sans atermoiemens ni réserves, et, après une séance très orageuse, il obtint gain de cause. La pétition, telle qu’il l’avait rédigée, fut envoyée à la chambre des communes, appuyée par M. Villers dans la séance du 18 février 1839 et repoussée par une majorité considérable. Cet échec était prévu, mais la question se trouvait engagée devant le parlement ; elle s’imposait à l’attention publique, aux discussions de la presse et à la vigilance des partis. Dès ce moment, l’association de Manchester redoubla d’efforts et de sacrifices pour étendre son action ; elle favorisa dans tous les districts manufacturiers la création de comités correspondans, et, pour mieux marquer son caractère de solidarité militante, elle prit le nom de liguer elle s’appelle désormais « la ligue contre les lois céréales » (Anti Corn-Law League.)

La ligue était une œuvre collective à laquelle chacun apportait sa part d’intérêts et de passions. Sans nul doute, le plus grand nombre des adhérens se préoccupaient avant tout de chercher dans la réforme de la loi un remède à la situation de leur industrie ou de leur commerce. L’intérêt personnel alimentait les souscriptions qui, dès le premier jour, formèrent un fonds de 120,000 francs et qui pourvurent ensuite, jusqu’à l’heure de la victoire, à tous les frais de la lutte. Mais, dans la pensée de ses principaux organisateurs, la ligue visait plus haut et plus loin. Les philanthropes voulaient protester contre une législation qui taxait le pain du pauvre ; les économistes combattaient les droits sur le blé qui renchérissaient la main-d’œuvre ; les financiers dénonçaient l’inégale répartition des impôts sous un régime qui, pour protéger la terre outre mesure, frappait indûment la consommation et le travail ; les politiques enfin jugeaient le moment favorable pour attaquer de front les privilèges séculaires de l’aristocratie, la domination des lords, maîtres du sol, les abus invétérés de la constitution sociale de l’Angleterre, et c’était par le rempart des lois céréales qu’ils donnaient l’assaut. Tout ces élémens se rencontraient dans le conseil de la ligue : philanthropes, économistes, financiers et politiques conspiraient vers le même but avec une ardeur pareille, et leur intervention donnait à la ligue un caractère à la fois respectable et redoutable qui n’eût pas été reconnu à une simple coalition de manufacturiers.

Cobden représentait les sentimens et les passions, plus encore que les intérêts, au service desquels la ligue se préparait à combattre. Par suite de nouveaux arrangemens d’affaires et de famille, il avait cédé sa part d’associé dans la fabrique de Sabden ; il conservait une usine à Cross Hall, dans le Lancashire, et, à Manchester, la maison de vente, dont il laissait la direction à son frère Frédéric. Bien qu’il eût encore à se préoccuper, pour son compte personnel, des taxes qui influaient sur la main-d’œuvre et sur les salaires, on peut dire qu’en lui les opinions de l’économiste et du réformateur politique l’emportaient sur toute autre considération. Les extraits de sa correspondance attestent que, depuis plusieurs années, il avait l’esprit constamment tourné vers les réformes ; il déclarait la guerre à tous les monopoles créés et maintenus par les vieilles lois ; il annonçait déjà que la lutte aurait pour premier objectif la taxe du blé, et il indiquait même les moyens d’action :


Ne vous inquiétez pas, écrivait-il de Berlin en octobre 1838, du bruit que font les chartistes, ni même des crimes que commet parfois une multitude exaspérée. Ne craignez rien des excès, ni des fautes des radicaux. En somme, tout cela tire la nation de sa torpeur et l’oblige à réfléchir sur une situation déplorable que l’endormante politique des tories voudrait éterniser. Je vous abandonne nos radicaux. Ils sont maladroits et présomptueux, ignorans, si vous voulez ; mais que direz-vous donc des factions qui nous gouvernent ? L’égoïsme, l’exaction érigée en système et la fourberie politique sont encore plus haïssables que les bévues de la démocratie. Nous avons à choisir entre le parti qui gouverne selon les principes du privilège et du monopole, et le peuple qui recherche, quelquefois peut-être en aveugle, le bien du plus grand nombre. S’il se trompe, c’est à nous de redresser ses erreurs ; s’il est trop violent, nous devons le modérer ; mais, jamais, au grand jamais, ne me parlez d’abandonner la partie. Je crois que tous ces élémens, toutes ces forces de combat pourraient se rallier sous le drapeau de l’opposition aux lois céréales. Il me paraît que la lutte doit s’inspirer d’un souffle moral et même religieux. Agitons, agitons, comme on l’a fait pour la question de l’esclavage et avec les mêmes procédés. L’effort sera irrésistible.


Cette lettre est caractéristique en ce qu’elle exprime fidèlement et avec une sincérité qui ne saurait être suspecte, les sentimens qui animaient Cobden avant même qu’il se fût mis à l’œuvre. On pouvait croire, et à l’étranger les plus fervens amis de Cobden croyaient en effet qu’il avait entrepris l’abolition des corn-laws et des droits de douane uniquement pour faire prévaloir un régime économique plus conforme aux intérêts de son pays, que le succès et le renom acquis par lui à la suite de cette brillante campagne avaient grandi son ambition en même temps que ses idées, et qu’il était devenu ainsi, par degrés, homme politique et chef de parti. Cette appréciation n’est point complète. Il résulte des lettres publiées par M. Morley que, dès le début, Cobden voyait au-delà des corn-laws, que la réforme douanière et fiscale n’était pour lui que l’instrument de grandes réformes dans l’ordre politique et qu’il concevait le libre échange comme une œuvre d’émancipation populaire et de progrès démocratique. Faut-il une autre preuve du large sentiment d’humanité qui remplissait l’âme de celui que l’on persista longtemps à appeler le manufacturier de Manchester ? Nous la trouvons dans le récit touchant de la visite que Cobden, en 1841, fit à son ami M. Bright, qui venait de perdre sa femme. « J’étais, écrit M. Bright, abîmé dans ma douleur. M. Cobden accourut près de moi, m’exprima son affectueuse sympathie, puis, après un moment de silence, il leva les regards et dit : « Il y a en Angleterre, à cette heure, des milliers de logis où des épouses, des mères, des petits enfans sont mourans de faim. Eh bien ! mon ami, dans quelque temps vous viendrez avec moi et nous ne prendrons plus de repos que le jour où les corn-laws seront abolies. » On sait comment les deux amis tinrent cette parole donnée sous l’invocation de la douleur, et l’on comprend mieux, après ce récit, le sens et le but de la mission qu’ils juraient d’accomplir.

Cobden s’était marié au mois de mai 1840 avec une jeune fille du pays de Galles, amie de l’une de ses sœurs ; il passa l’été sur le continent, en France, en Suisse et en Allemagne ; il revint en Angleterre au moment où le ministère whig, dirigé par lord Melbourne, se débattait en pleine crise, devant une opposition surexcitée par la misère générale, par la détresse du trésor et par les périls qui menaçaient la politique extérieure. Vainement à la dernière heure lord Melbourne essaya-t-il de conserver la majorité en proposant la réforme des tarifs et notamment en demandant que le blé fût désormais soumis à un droit fixe qui eût remplacé le vieux système de l’échelle mobile. C’était une concession aux idées que depuis deux ans la ligue propageait dans le pays. Mais cette concession fut jugée insuffisante, et de plus elle ne paraissait pas sincère. Précédemment, lord Melbourne avait déclaré que le rappel des lois céréales était la plus folle idée qui pût entrer dans une cervelle humaine, et lord Palmerston avait voté contre la pétition de la chambre de commerce de Manchester. Le parlement n’admettait pas la franchise ni la moralité de cette conversion subite des membres les plus importans du cabinet. A la session de 1841, sur un vote de non-confiance provoqué par une motion de Robert Peel, le ministère se trouva en minorité, d’une voix seulement. Il jugea que le chiffre infime de cette minorité l’autorisait à ne pas abandonner le pouvoir pt à faire appel aux élections. La chambre des communes fut dissoute, les élections eurent lieu au milieu de l’été, et Cobden, cette fois, fut élu à Stockport, battant de plusieurs centaines de voix son ancien adversaire. Avec lui et avec quelques-uns de ses amis, qui conquirent des sièges dans les districts du nord de l’Angleterre, la ligue entrait au parlement.

De 1841 à 1846, la question des céréales, jointe à la réforme du tarif des douanes, fut, à l’intérieur, la grande et unique question de la politique anglaise. Les élections de 1841 avaient condamné le cabinet de lord Melbourne, qui tomba, dès le premier vote, sous le coup d’une majorité de plus de quatre-vingts voix, et sir Robert Peel avait été immédiatement appelé, avec les tories, à prendre la direction des affaires. Ce n’était pas précisément un succès pour le parti de la ligue ; car Peel désirait le maintien de l’échelle mobile et il avait à tenir grand compte des traditions et surtout des intérêts du parti tory ; mais il était convaincu que les autres articles du tarif devaient être immédiatement réduits, et que la liberté des échanges pouvait être acceptée, non comme un dogme, mais comme une mesure profitable aux intérêts de l’Angleterre ; de là les réformes accomplies en 1842. La ligue, méconnue ou dédaignée à ses débuts par les whigs, qui ne lui attribuaient aucune influence politique ou parlementaire, pouvait donc espérer que Peel, engagé par ses premières réformes, compromis aux yeux des protectionnistes, obligé par suite de chercher, dans le parlement, de nouveaux appuis, en viendrait peu à peu à réviser pour le moins, peut-être à supprimer la taxe du blé, surtout si l’opinion publique, en dehors du parlement, s’affirmait avec quelque énergie. Cette espérance ne fut point déçue. Chaque année la ligue gagnait du terrain. Pendant que ses orateurs et ses conférenciers agitaient tous les comtés, le débat sur les corn-laws remplissait la plupart des séances de la chambre des communes et portait le désordre au milieu des anciens partis. Whigs et tories n’existaient plus. Les combats politiques se livraient pour ou contre le libre échange et la taxe du blé. On était free-trader ou protectionist. Les chefs du parti whig, en vue de reconquérir le pouvoir qui leur avait échappé en 1841, se montraient plus disposés à accepter, malgré leurs attaches aristocratiques, une réforme qui devenait populaire et qui s’accordait avec leurs traditions libérales. De son côté, Peel, qui n’avait consenti d’abord qu’à une réduction des droits, inclinait visiblement vers une décision plus radicale, mais pour cette évolution que lui conseillaient son rôle d’homme d’état et ses opinions d’économiste, il était retenu par la résistance de plusieurs de ses collègues, du vieux duc de Wellington, inflexible jusqu’au bout, et de lord Stanley, ainsi que par les protestations de la majorité des tories. Il lui fallut combiner en quelque sorte une crise ministérielle, en se débarrassant des membres protectionnistes de son cabinet, rompre avec le gros de son ancien parti et profiter de l’effroi causé par la menace d’une famine en Irlande pour faire voter, en juin 1846, à la chambre des communes et à la chambre des lords, cette réforme qu’il considérait comme un acte d’humanité et de justice et qu’il imposait comme un acte de salut.

L’agitation parlementaire, parallèle à l’agitation populaire entretenue par la ligue, avait duré près de six années. L’histoire de cette période mouvementée, qui eut une si grande influence sur les destinées de l’Angleterre, est trop connue pour qu’il convienne d’en retracer ici les nombreux incidens. Les discussions qui occupèrent alors les deux chambres du parlement retentissent encore dans le souvenir de notre génération, et l’histoire de la fameuse ligue est devenue presque classique. En France particulièrement, d’éminens publicistes ont décrit les combats et la victoire de ces ligueurs, qui, au jugement de Bastiat, « avaient résolu de renverser tous les monopoles par les voies légales et d’accomplir sans trouble, sans effusion de sang, par la seule puissance de l’opinion, une révolution aussi profonde peut-être que celle qu’ont opérée nos pères en 1789. »

La biographie de Cobden contient le récit de tous les incidens qui ont marqué les différentes phases de cette révolution. M. John Morley nous montre Cobden à l’œuvre depuis le jour où il a fondé la ligue, provoquant les souscriptions et les manifestations, pérorant dans les meetings, correspondant avec les journaux, intervenant dans les élections et créant même des électeurs par la grâce de la vieille loi Chandos qui dormait dans la poussière des siècles, se dépensant tout entier au service de la cause qui pour lui est la cause sainte. C’est une activité, une fièvre de toutes les heures. A côté de lui, d’autres ligueurs, également convaincus et dévoués, George Wilson, président de la ligue, M. John Bright, le colonel Thompson, William Fox, etc., tiennent la campagne et prêchent la mission ; mais aucun d’eux ne le devance ni ne l’efface. Cobden est l’âme du mouvement, le chef incontesté du parti. Quelle activité incessante, mais en même temps quel sens pratique dans l’organisation des moyens et dans l’emploi des ressources ! Cobden sait quelle est en Angleterre, la force des influences religieuses : il imagine de réunir un meeting de pasteurs anglicans, méthodistes, presbytériens, etc., et de prêtres catholiques et de faire voter par ce singulier concile une motion contre les corn-laws. Il a besoin d’obtenir l’appui bruyant des masses ouvrières, sans cependant se compromettre avec les chartistes, dont le contact gâterait tout et perdrait la cause aux yeux des classes moyennes ; il a le talent de convertir une partie des chartistes et de faire la paix dans les ateliers. Il fonde des journaux populaires qu’il répand à profusion, il lance un journal illustré, sorte de Punch de la ligue, et il découvre et recommande un certain William Thackeray, qui serait capable de faire les dessins et de rédiger les légendes (c’est ainsi que Thackeray a débuté). La réforme postale de Rowland-Hill vient d’être décrétée ; vite, Cobden comprend le parti qu’il peut tirer du penny-postage et il expédie dans tous les comtés des milliers de circulaires et de tracts qui portent jusque dans les plus humbles hameaux l’écho des meetings tenus dans les grandes villes. Aucun détail ne lui échappe. Cobden est l’agitateur modèle. Il n’a cependant pas l’apparence robuste d’un lutteur, sa voix ne tonne pas ; il n’a dans sa personne ni dans ses traits, presque vulgaires, rien qui impose tout d’abord et soit de nature à frapper les regards ou l’imagination des foules ; mais il possède admirablement son sujet, il expose avec une clarté saisissante les argumens et les chiffres, il approprie avec une dextérité merveilleuse sa discussion et son langage au tempérament de l’auditoire auquel il s’adresse ; il est véhément sans être brutal, son éloquence vient surtout de la foi dont il est pénétré et dont il pénètre ceux qui l’écoutent ; finalement il arrive à persuader et à convaincre. D’autres orateurs, de souffle plus puissant et de style plus imagé, obtenaient plus fréquemment des « tonnerres d’applaudissemens. » Les discours de Cobden produisaient moins d’acclamations que de conversions et donnaient à la ligue un plus grand nombre de prosélytes.

Comme orateur et comme stratégiste, Cobden obtint un égal succès dans les débats du parlement. Lorsqu’il entra, en 1841, à la chambre des communes, il n’était connu de la plupart de ses collègues que par le bruit qui s’était fait autour de son nom et par les comptes-rendus des meetings populaires. On s’attendait à voir un sectaire et à entendre un tribun, il y avait à son égard plus de curiosité que de bienveillance, et l’on se réservait de rendre la vie dure à cet élu de Stockport s’il venait à rééditer en plein parlement les tirades habituelles des ligueurs contre l’aristocratie et les monopoles. Les circonstances obligèrent Cobden à prononcer son maiden speech dès le premier débat de la session, épreuve redoutable pour les plus vaillans. Il voulait prendre immédiatement position en déclarant que les querelles de partis, les compétitions ministérielles avaient perdu toute importance devant la détresse générale du pays et que la question des corn-laws, la question alimentaire, était la seule qui méritât de fixer l’attention du parlement. Cela fut dit simplement, dans un langage modéré qui contrastait avec les déclamations des meetings. Ce début et deux autres discours qu’il prononça pendant la même session classèrent Cobden parmi les orateurs que l’on écoute parce qu’ils parlent utilement et à propos. Aux sessions suivantes, à mesure que la question introduite par lui à la chambre des communes prenait une plus grande place dans les délibérations, Cobden, soutenu par la popularité que lui faisait au dehors son rôle dans la ligue, put développer avec plus d’autorité et avec quelque véhémence ses argumens contre les corn-laws et conquérir une influence sérieuse sur les décisions de la chambre. Dès 1845, lord John Russell, chargé de former un cabinet à la suite de la démission de Robert Peel, offrit à Cobden la vice-présidence du Bureau de commerce, offre que celui-ci crut de voir décliner et qui d’ailleurs fût demeurée sans effet, le nouveau ministère n’ayant pu se constituer et Robert Peel étant immédiatement revenu aux affaires. Cet incident prouve néanmoins le progrès qu’avaient fait les idées de Cobden et l’estime qui s’attachait à sa personne. Enfin, lorsque Robert Peel se résolut, en 1846, à proposer la réduction des droits sur le blé et l’abolition complète dans un délai de trois ans, Cobden eut la sagesse de contenir les impatiences de la ligue, qui voulait l’abolition immédiate, et il assura dans le parlement le vote de la réforme. Ses adversaires comme ses alliés lui rendirent unanimement ce témoignage, gravé en quelque sorte dans un discours mémorable que Peel prononça le 29 juin 1846 au moment où, épuisé par l’effort et usé par le triomphe, le grand ministre abandonna de nouveau le pouvoir : « Le nom, dit-il, qui mérite d’être associé au succès de la réforme, ce n’est point celui du noble lord, député de Londres (lord John Russell), ni le mien. Ce nom, c’est celui d’un homme qui, sous l’inspiration de sentimens aussi honnêtes que désintéressés, s’est fait l’avocat de cette grande cause et l’a plaidée avec une énergie infatigable, par la puissance de la raison et dans un langage dont la simplicité atteignait à l’éloquence. Ce nom, c’est le nom de Richard Cobden. C’est à lui, je le déclare sans hésitation, qu’appartient l’honneur du succès. »

Peel n’avait que trop raison de rendre hommage au désintéressement de Cobden. Absorbé par les discussions du parlement et par les combats de la ligue, le député de Stockport avait dû négliger la direction de sa fabrique et le soin de ses affaires privées. Pendant que les orateurs du parti tory lui reprochaient les prétendus millions qu’il gagnait avec la sueur de ses ouvriers, il était endetté, ruiné, réduit aux expédiens, sous la menace incessante de la faillite. Nous voyons, par sa correspondance, qu’en 1845 il fut à la veille de lâcher tout, et le parlement et la ligue. Les instances de M. Bright l’arrêtèrent dans cette résolution désespérée, et le crédit de ses amis vint à diverses reprises le tirer d’embarras. Ce fut avec beaucoup de peine et au milieu de continuelles angoisses qu’il tint bon jusqu’à l’achèvement de sa tâche. Mais, lorsque cette situation, dont le secret avait été soigneusement gardé, put être sans inconvénient révélée au public, il se produisit dans toute l’Angleterre une explosion de gratitude, une sorte d’agitation en faveur de Cobden. Quelques jours suffirent pour qu’une souscription, ouverte par le conseil de la ligue, atteignît près de 2 millions de francs. L’empressement et la libéralité des souscripteurs donnaient à cet acte le caractère d’une récompense nationale. Faut-il dire que les adversaires de Cobden lui reprochèrent de recevoir des livres sterling et de méconnaître ainsi les sentimens de délicatesse qui doivent inspirer en toutes circonstances la conduite des serviteurs du pays ? Cette critique pouvait être accueillie ailleurs qu’en Angleterre, où très souvent les titres de noblesse décernés par la couronne sont accompagnés de larges dotations votées par le parlement. La méthode anglaise, qui ajoute l’argent à l’honneur, est à la fois saine et pratique. Quand un citoyen s’est placé hors de pair, quand il a servi avec éclat la communauté et qu’il peut la servir encore, il est juste qu’il soit grandement honoré, il est utile qu’on lui assure l’existence dégagée des soucis vulgaires de la fortune et conforme au rang qui lui est fait. Heureuse la nation qui, en dehors et au-dessus de ses politiciens de naissance ou de hasard, posséderait une réserve de ces serviteurs d’élite qui méritent d’être entretenus par elle ! Quel capital et quels profits ! L’Angleterre a compris cela. Elle veut faire riches, c’est-à-dire libres, ceux qui la font grande. — Quant à Cobden, le don national de 2 millions pouvait être accepté par lui, non pas seulement comme une récompense, mais aussi comme une restitution ; car il avait incontestablement sacrifié tous ses intérêts au service de la réforme, tout, sa fortune et sa santé. À peine la victoire était-elle proclamée qu’il devait, par ordonnance des médecins, donner congé au parlement et aux affaires. Dans les premiers jours du mois d’août 1846, il partit avec Mme Cobden pour faire un tour d’Europe. Il ne pouvait se reposer qu’en voyageant.

Au fond, Cobden, dans ce voyage entrepris en famille, ne courait pas uniquement après le repos. Il avait d’autres visées. Un mois avant son départ, il écrivait à son ami, M. Ashworth :


Je dois vous faire part d’un nouveau projet qui m’est venu en tête. J’ai renoncé à l’idée d’aller m’enfouir en Égypte ou en Italie. Je me propose maintenant de faire, pour mon compte particulier, un voyage d’agitation (private agitating tour) à travers l’Europe. L’autre jour, sir Roderick Murchison, le géologue, ami et confident de l’empereur de Russie, m’a assuré que j’aurais une grande influence sur l’esprit de ce souverain, si j’allais à Saint-Pétersbourg. Aujourd’hui même, je reçois une lettre que m’a écrite de Paris le maire de Bordeaux, à la suite d’un dîner chez M. Duchâtel : le ministre m’engage à passer par Dieppe et à faire visite au roi des Français, qui sera, du 4 au 14 août, au château d’Eu. — De Madrid, de Vienne, de Berlin me sont venues des invitations du même genre. Eh bien ! je compte, si Dieu le permet, employer mon année à parcourir tous les grands pays de l’Europe, à voir leurs souverains et leurs hommes d’état, et à démontrer partout les vérités dont le triomphe a été chez nous irrésistible. Dois-je me rouiller à ne rien faire ? Puisque la libéralité de mes concitoyens me donne les moyens de voyager comme leur missionnaire, je serai le premier ambassadeur du peuple anglais auprès des nations du continent. Je m’y sens poussé par une sorte d’instinct qui ne m’a jamais trompé. J’ai la confiance que je pourrais amener les gouvernemens prohibitifs de l’Europe à l’adoption d’un régime plus libre, de même que j’ai contribué à démolir notre régime de protection. Mais il est essentiel de tenir cela secret, pour ne pas me rendre suspect au dehors. Sauf un ou deux amis, je n’en parlerai à âme qui vive.


Le voilà donc parti, en missionnaire et en apôtre, pour porter à travers l’Europe la bonne nouvelle, c’est-à-dire le free-trade. Nous pouvons suivre, par les extraits de ses notes écrites au jour le jour, les courses et les impressions du voyageur. — Sa première visite fut pour le château d’Eu. Le roi Louis-Philippe lui fit un accueil très bienveillant, lui parla de toutes choses, de l’Angleterre, de la paix, de la ligue, etc., mais, lorsque Cobden voulut entamer son cours de libre échange appliqué à la France, il observa que le roi faisait la sourde oreille ou ne lui répondait que par des généralités. Même déception, à la suite d’un entretien avec le premier ministre, M. Guizot, qui lui parut tout à fait arriéré en matière économique. Décidément, les régions officielles ne lui étaient point favorables. En revanche, il fut accueilli à bras ouverts non-seulement par les économistes, mais encore par les députés et les journalistes de l’opposition, et son séjour à Paris se passa en réceptions et en fêtes dédiées au triomphe de la ligue. La Société des économistes, qui venait d’ouvrir la campagne pour le libre échange, lui offrit un banquet, où Cobden, entouré de Bastiat, de Michel Chevalier, de Joseph Garnier, d’Horace Say, etc., prononça l’un de ses meilleurs discours, en portant un toast « à l’union de tous les peuples. » Quant aux députés de l’opposition, dont la plupart n’avaient, et ne voulaient avoir, sur les questions douanières, d’autre opinion que celle de leurs électeurs, ils voyaient surtout en Cobden l’agitateur qui s’était acquis une popularité si digne d’être enviée. Eux aussi, ils s’occupaient alors d’une réforme, — de la réforme électorale ; battus jusqu’alors par les votes de la majorité ministérielle, ils songeaient à organiser des réunions et des banquets, à faire de l’agitation, ils demandaient à Cobden comment il s’y était pris, par quels procédés la fameuse ligue avait eu raison de la résistance des cabinets et du parlement. À ces révolutionnaires qui s’appelaient Odilon Barrot, de Tocqueville, Gustave de Beaumont, Duvergier de Hauranne, Léon Faucher, Bastiat, etc., notre ligueur donna volontiers une consultation gratuite ; il leur développa un cours de ligue, de réunions publiques, de banquets, de souscriptions, il encouragea même M. Odilon Barrot, en l’assurant qu’il était homme à faire un excellent agitateur dans le genre Bright. Après quoi (c’est lui qui raconte cette jolie scène), il demanda à ses élèves, qui déjà n’étaient plus jeunes, quels étaient le but et la portée de la réforme pour laquelle il s’agissait d’employer les grands moyens. Et quand on lui répondit que la réforme consisterait à augmenter de deux cent mille le nombre des électeurs du royaume de France : « Je fus abasourdi, écrit-il, moi, qui venais de gagner la grande bataille des corn-laws, en apprenant que ces députés allaient se donner tant de peine pour un aussi piètre résultat ! » — A Paris, Cobden se fit présenter par Léon Faucher à M. Thiers. Nous lisons dans son journal, à la date du 15 août, qu’après avoir pris sa leçon de français (un professeur venait tous les matins lui donner une heure de leçon), il se rendit chez M. Thiers. D’après la note courte et sèche qui mentionne cette entrevue, M. Thiers se montra peu disposé à se laisser endoctriner par le ligueur. Tous comptes faits, Cobden invité, accueilli, toasté chaque soir, avait eu à Paris un succès personnel de curiosité et d’estime, mais il y avait rencontré dans le monde politique une indifférence à peu près complète au sujet des doctrines qu’il voulait importer en France, et il ne lui restait, comme souvenirs vraiment agréables ou utiles, que ses relations avec la Société des économistes et les leçons de son maître de langues.

Passant par Bordeaux, où l’Association pour la liberté du commerce lui donna un magnifique banquet, Cobden se rendit en Espagne, puis en Italie. A la fin de juin 1847, il quitta les régions du Midi pour visiter successivement l’Autriche, la Prusse, la Russie, d’où il revint en Angleterre au mois d’octobre, après avoir fait escale dans les ports hanséatiques. Les extraits de son journal nous le montrent acclamé partout, recevant des adresses, prononçant discours sur discours et recueillant les témoignages bruyans de la popularité qui s’attachait à son nom. L’Italie se distingua par ses manifestations enthousiastes. « Il faut, écrivait Mme Cobden, que mon mari soit vraiment bien modeste pour n’avoir point la tête tournée par tout ce qu’on lui dit. » Ces hommages publics avaient pour effet de vulgariser la doctrine, mais cela ne suffisait pas à Cobden, qui voulait, d’après son programme, convertir les souverains et les hommes d’état, comprenant bien que dans la plupart de ces pays, où l’opinion publique n’avait point la même puissance qu’en Angleterre, la réforme devrait procéder de l’initiative des gouvernemens. Il s’appliqua donc à faire pénétrer son évangile dans les cours et dans les chancelleries ; il vit les rois et même les reines, il n’eut garde de négliger le pape, qui lui parut, d’ailleurs, avoir d’excellentes dispositions pour le libre échange, il conversa avec tous les personnages considérables, avec le prince de Metternich, avec le comte de Nesselrode, et bien d’autres ; il passa de longues heures à enseigner à tous les ministres du commerce ou des finances qui se trouvaient sur son chemin l’excellence du free-trade, et les moyens de s’en servir tant pour le bien des peuples que pour l’avantage des gouvernemens. Plus d’une fois sans doute, il dut se souvenir de son ancien métier de commis-voyageur, lorsqu’il débitait ses prospectus et déballait sa marchandise devant les chalands. En 1847, l’article libre échange n’était point-de facile défaite. Cobden s’en aperçut à l’indifférence ou aux objections qu’il rencontra presque partout dans le monde officiel. Les uns lui disaient que leurs lois commerciales donnaient à peu près satisfaction aux besoins du pays et qu’il valait mieux s’y tenir ; les autres, que la réforme douanière troublerait les traditions, les préjugés, les intérêts, les finances publiques. Que deviendrait la caisse si les tarifs étaient supprimés ? La caisse était le gros argument, plus fort que Cobden. Finalement, Cobden n’avait guère converti que le pape Pie IX : s’il avait réussi dans la mission d’ambassadeur du peuple anglais qu’il s’était donnée auprès des peuples de l’Europe, il échouait dans la mission de propagande qu’il venait d’entreprendre auprès des gouvernemens. À ce dernier point de vue, son voyage à travers l’Europe n’avait point produit les résultats qu’il en espérait ; mais Cobden n’était pas habitué à se décourager. Il observait que la plupart des états de l’Europe étaient encore soumis à des gouvernemens d’ancien régime, à d’arbitraires délimitations qui, en Italie, en Autriche, en Allemagne, devaient prochainement disparaître, à l’influence des vieux politiques, des Metternich, des Nesselrode, qui, n’ayant plus qu’un court temps à vivre, le passaient à conserver avec acharnement les institutions restaurées par eux, et qui allaient bientôt laisser le champ libre pour les nouveautés et les réformes. Nous lisons dans le journal de Cobden : « Vienne, 10 juillet 1847. Metternich est probablement le dernier de ces médecins politiques dont le regard ne s’attache qu’aux symptômes extérieurs et qui se contentent d’appliquer leurs remèdes au jour le jour, sans jamais sonder au-dessous de la surface pour y découvrir la source des maux qui affligent l’économie du corps social. Avec lui disparaîtra cette race d’hommes d’état, parce que désormais on voit trop clair dans ce qui se passe au fond des officines gouvernementales pour permettre à celles-ci d’imposer à l’humanité leurs vieilles formules. » — Cobden notait ainsi le désaccord qui commençait à se prononcer entre les peuples et leurs gouvernemens, la lutte qui se préparait dans toute l’Europe entre l’ancien régime et les aspirations des temps nouveaux. Parti d’Angleterre pour prêcher de par le monde une thèse commerciale, il revenait, après une absence de plus d’un an, plus instruit, mieux informé sur toutes choses, et pénétré d’idées plus étendues, quant à la politique générale de l’avenir. Il cessa d’être exclusivement l’homme du free-trade pour devenir en même temps l’un des organes les plus écoutés des doctrines politiques et sociales auxquelles le triomphe de la ligue et le contre-coup des révolutions européennes allaient ouvrir l’accès du parlement.


III

Pendant que Cobden était à Saint-Pétersbourg, il apprenait sa double élection à la chambre des communes par le bourg de Stockport et par la circonscription de West-Riding (Yorkshire). Il opta pour West-Riding. En même temps, M. Bright avait été élu à Manchester par une forte majorité. C’était un succès important pour les deux amis et pour les doctrines qu’ils représentaient. Sous la direction de Cobden et de M. Bright, l’école de Manchester (c’est ainsi que l’on désignait le nouveau groupe politique) allait jouer un rôle considérable dans la chambre et dans le pays.

Il arrive presque toujours qu’une grande réforme, dans l’ordre politique ou économique, dépasse le but précis qu’elle a visé pour devenir à son tour le point de départ de progrès nouveaux. L’agitation provoquée en vue d’arracher à l’aristocratie le rappel des lois céréales avait démontré une fois de plus les vices et les lacunes d’un régime électoral qui excluait du vote un si grand nombre de citoyens et qui répartissait les sièges de manière à subordonner les intérêts des villes manufacturières aux anciennes influences qui continuaient à dominer dans les petites circonscriptions et dans les bourgs pourris. Dès lors, la réforme électorale et parlementaire était rattachée naturellement au programme de la ligue. — En même temps, l’extension du droit de suffrage commandait le développement de l’instruction publique et, en particulier, de l’enseignement populaire ; de là les vœux exprimés dans les meetings de free-trade en faveur d’un système d’éducation nationale. — Puis l’avènement des classes moyennes et l’accession graduelle des élémens démocratiques devaient avoir pour conséquence, non-seulement la révision d’un système fiscal qui jusqu’alors avait affranchi le sol, propriété de l’aristocratie, mais encore l’application d’une politique nouvelle, réalisant l’économie dans les dépenses publiques par la réduction du budget militaire et pratiquant la paix internationale au moyen du principe de non-intervention. — Ces différentes questions, soulevées à propos des corn-laws, développées en maintes occasions par les orateurs de la ligue, procédaient directement de l’esprit démocratique dont la réforme s’était inspirée ; elles touchaient aux institutions, à la politique, à l’organisation sociale ; elles impliquaient des modifications profondes dans la pratique du gouvernement et elles formaient, par leur enchaînement logique, un véritable corps de doctrines. Tel était le programme de l’école de Manchester.

Cobden s’était retiré complètement des opérations industrielles et commerciales ; il avait quitté Manchester, dont le climat était peu favorable à sa santé, et racheté le domaine paternel de Dunford, où il installait sa famille. Pendant la session, il habitait Londres. Le règlement de ses affaires privées lui rendait son entière liberté pour ses travaux parlementaires et pour l’étude des projets de réformes dont son esprit était sans cesse occupé. De 1848 à 1856, le nom de Cobden se rencontre dans toutes les discussions de la chambre des communes. Pour raconter sa vie durant cette période, il faudrait retracer les événemens qui se sont produits en Angleterre et en Europe, les manœuvres des partis, les changemens de cabinets, les relations avec les états étrangers, notamment avec la France, la guerre de Crimée, etc. Cobden et M. Bright y tinrent par la parole une grande place ; ils surent imposer au ministère protectionniste de lord Derby le maintien du free-trade ; ils luttèrent sans relâche contre la politique extérieure de lord Palmerston, et, chefs d’école plutôt que chefs de parti, ils firent entendre au parlement, avec le genre d’éloquence qui était particulier à chacun d’eux, soit les protestations véhémentes du droit contre la force, soit les enseignemens plus calmes de l’économie politique. Il n’y a dans l’histoire parlementaire d’aucun pays rien qui ressemble à l’union de ces deux esprits, à la fusion de ces deux âmes, ne respirant que pour le bien public, pour l’humanité autant que pour la patrie, et cherchant à faire pénétrer dans la politique et dans la législation des principes de liberté, d’égalité, de justice et de paix. Les discours prononcés par Cobden et par M. Bright, soit à la chambre des communes, soit dans de nombreux meetings, ne donnent qu’une idée incomplète de leurs travaux et de leurs aspirations. C’est surtout dans leur correspondance intime qu’il convient de rechercher l’origine de leurs plans de réforme, les motifs de leurs actes publics et la justification de leurs rêves. A cet égard, le biographe de Cobden n’avait qu’à choisir dans une abondante collection de lettres et de notes, car Cobden écrivait toujours. Sans entrer ici dans les détails de cette correspondance, il y a quelque intérêt à marquer d’un trait rapide certaines opinions qui s’y rencontrent sur les questions essentielles dont les chefs de l’école de Manchester ont poursuivi l’examen.

En première ligne se présente la question du droit électoral. Dès 1838, Cobden écrivait « qu’il avait une confiance sans bornes dans le peuple et qu’il préférerait courir les risques du suffrage universel plutôt que de s’en tenir au régime établi par l’acte de réforme de 1832. » Deux ans plus tard, il déclarait que, « plus tôt le gouvernement du pays serait enlevé à l’oligarchie foncière qui en avait si mal usé pour être remis absolument aux mains de la classe moyenne et de la classe laborieuse, mieux cela vaudrait pour le bien-être et les destinées de la nation. » Cette opinion se modifia quelque peu au cours de l’agitation de la ligue. Serait-ce que Cobden avait vu de plus près, dans des meetings souvent tumultueux, les passions et les entraînemens de la multitude, du mob ? En 1849, alors que la proclamation du suffrage universel en France devait encourager le petit groupe de radicaux anglais qui réclamaient l’extension indéfinie du droit de vote, Cobden se défie, et l’un de ses argumens, — argument bien inattendu, — c’est la crainte que l’aristocratie des tories ne s’avise de proposer elle-même le suffrage universel comme un moyen suprême de salut, afin d’exploiter l’ignorance et la crédulité des masses populaires contre l’ambition légitime des classes intelligentes : à ses yeux, le suffrage universel pourrait devenir, sous un despote ou sous le joug d’une aristocratie, un instrument d’oppression. — Ces opinions successives, influencées sans doute par les circonstances, ne sont point exemptes de contradiction ; il en résulte pourtant, en dernière analyse, que Cobden était, par principe, partisan du suffrage universel, mais qu’il ne jugeait pas prudent de l’adopter immédiatement. Il croyait que, pour le moment, la classe moyenne, dans laquelle il comprenait l’élite des ouvriers industriels et agricoles, et qui pouvait ainsi fournir un chiffre très élevé d’électeurs, était seule capable de livrer le combat à l’aristocratie et de préparer l’avènement d’un régime vraiment démocratique. Afin de hâter l’application complète du suffrage universel, il réclamait, avec M. Bright, la réforme des lois qui s’opposaient à la division de la propriété foncière et, par-dessus tout, un large système d’éducation nationale.

Ce système d’éducation pouvait, dans la première pensée de Cobden, être à la fois clérical et laïque, c’est-à-dire que l’enseignement de l’école aurait compris l’instruction religieuse et admis l’intervention du pasteur. Cobden avait des sentimens religieux ; il était même churchman, ministre de l’église établie ; il respectait les hommes d’église, et l’on a vu que, dans les premiers temps de la ligue, il avait eu soin de rechercher leur alliance. Il était donc disposé à leur faire une grande part dans l’organisation scolaire. Il professait d’ailleurs la plus complète tolérance à l’égard des différens cultes et de toutes les sectes. En 1845, il votait la subvention proposée par Robert Peel pour le collège catholique de Maynooth ; il se prononçait, en 1850, contre lord John Russell poussant le cri de No popery ! qui, pendant plusieurs semaines, réveilla les plus ardentes passions religieuses. Il voulait la paix avec le cléricalisme et avec les cléricaux. Mais la paix ne régnait pas entre ces derniers. L’église établie et les sectes dissidentes ne purent s’entendre sur un programme commun d’éducation ni sur la mesure d’intervention qui devait leur être attribuée dans les écoles. Ce fut seulement après avoir échoué dans ses tentatives de conciliation que Cobden adopta le système de l’éducation laïque. — L’enseignement laïcisé, tel que Cobden l’a accepté, non sans résignation, tel que la loi anglaise l’a organisé, s’applique à respecter la foi, la conscience et les droits de la famille ; il n’a pour objet que de répandre à flots l’instruction pour toutes les classes ; il entend préserver la sève religieuse de la nation et il n’offense pas la liberté.

Cobden, qui n’avait pu faire la paix entre les hommes d’église au sujet de l’éducation nationale, ne perdit pas courage un seul jour dans l’accomplissement de la mission qu’il s’était donnée d’organiser la paix entre les peuples. Paix universelle ! guerre à la guerre ! Il inscrivit cette invocation à la paix et cette malédiction contre la guerre en tête des réformes politiques, financières et sociales que devait professer l’école de Manchester. Il voyait s’accroître chaque année les dépenses militaires, et il affirmait, dans son Budget du peuple, que l’Angleterre pourrait hardiment les réduire de 200 millions de francs par an. Il avait observé, dans ses voyages en Europe, que toutes les nations, les petites comme les grandes, étaient écrasées sous le poids de leurs arméniens. Dans les institutions militaires de la Grande-Bretagne, dans l’administration coloniale, il dénonçait la prédominance de l’aristocratie, avide de grades, de dignités, d’emplois lucratifs et de sinécures. Il ne ménageait pas davantage la diplomatie, attardée dans les traditions du passé, incapable de prévenir les abus de la force et de procurer aux peuples modernes l’ordre et la paix. A ses yeux, la plupart des guerres avaient été stériles ou néfastes, soit en n’atteignant pas leur but, soit en le dépassant ; historiquement, toute guerre avait engendré une guerre nouvelle ; aucune n’avait rien réglé, et il n’en était résulté pour les nations que la dépopulation et l’appauvrissement. — Cette thèse n’était pas neuve, mais Cobden sut la rajeunir par la vivacité et par l’abondance des argumens. N’oublions pas qu’il parlait, ou plutôt qu’il prêchait en Angleterre, c’est-à-dire dans un pays où le gouvernement avait été jusqu’alors dominé par les influences aristocratiques, et qu’il avait devant lui Palmerston, dont la politique entreprenante, sinon brouillonne, cherchait ou acceptait volontiers des querelles dans toutes les parties du monde.

Dès 1849, Cobden, fidèle à son programme, soumit la question au parlement. Il présenta une motion pour demander que les cabinets étrangers fussent invités à conclure des traités en vertu desquels tous les différends seraient désormais soumis à un arbitrage. C’était l’organisation de l’arbitrage international. La motion fut rejetée. Cobden s’y attendait. Il raconte que, pendant les séances qui précédèrent la discussion, ses collègues le poursuivaient de leurs lazzi, le traitaient de visionnaire et d’utopiste, et le raillaient agréablement de prétendre jamais supprimer « l’institution de la guerre. » Mais il n’était pas homme à se laisser désarçonner par les plaisanteries ; il s’était relevé d’autres échecs, et il annonça simplement qu’il reviendrait à la charge jusqu’à extinction de la guerre. Le mois suivant (août 1849), nous le voyons à Paris au congrès de la paix, présidé par M. Victor Hugo, qui avait pour assesseurs Emile de Girardin, Bastiat, Joseph Garnier, des prêtres catholiques, des pasteurs protestans, des quakers venus exprès d’Amérique, quelques israélites et des dames. Le congrès tint séance pendant huit jours. Cobden y prit deux fois la parole devant un auditoire sympathique et avec un grand succès. Les lettres qu’il écrivait à Mme Cobden et à ses amis dans l’intervalle des séances expriment la plus entière satisfaction. Il dénombre les deux mille personnes qui, en plein été, ont pris part aux réunions ; il compte les salves d’applaudissemens qui ont accueilli ses discours ; il se loue de Paris, des Parisiens, de la presse, des autorités. Le ministre des affaires étrangères, M. de Tocqueville, son ami, a donné une soirée en l’honneur des membres du congrès ; pour eux également, on a fait jouer les grandes eaux de Versailles, et par une attention bien délicate (que l’on n’aurait plus aujourd’hui), le gouvernement a choisi pour ce spectacle le lundi, au lieu du dimanche, jour habituel des grandes eaux, afin de se conformer au sentiment religieux des Anglais. Partout une excellente réception. Tout au plus Cobden a-t-il observé quelques sourires, peut-être goguenards, au passage des quakeresses et de leurs étranges coiffures. Ces sourires s’adressaient-ils seulement aux quakeresses ? Il est probable qu’à ce moment, la population parisienne croyait plutôt revoir dans ce congrès d’un nouveau genre, dans ce club cosmopolite, quelque pastiche attardé des tableaux de la révolution de 1848, et qu’il s’associait très modérément à la pensée haute et généreuse qui inspirait les apôtres de la paix. — En réalité, la doctrine de la paix universelle et de l’arbitrage international ne semblait pas devoir, après cette première manifestation, s’imposer aux méditations du peuple français. Cobden se fit illusion sur l’effet produit par le congrès de 1849. Mais il aimait les grands meetings, il avait toute confiance dans l’efficacité de ce mode de propagande. Les congrès de la paix qui se réunirent ensuite à Francfort, à Manchester, le comptèrent parmi leurs membres les plus exacts et les plus ardens.

Du reste, ses combats pour la paix ne consistaient pas seulement en sermons et en discours académiques. Comme membre du parlement, il était toujours sur la brèche. En 1850, il fit une vigoureuse campagne, lui partisan si absolu de la liberté des échanges et du crédit, contre les emprunts émis en Angleterre par la Russie et par l’Autriche, parce que c’étaient des emprunts de guerre et parce que, disait-il, le plus sûr moyen de tuer la guerre, c’est de lui couper le nerf. La même année, il combattait la politique de lord Palmerston dans les affaires de Grèce, lors du misérable incident de don Pacifîco, et il protesta contre le système d’intervention à outrance, qui compromettait à tout moment la paix du monde. De 1851 à 1853, il s’épuisa en efforts surhumains, il fit des discours, des articles, une longue brochure pour calmer la panique, vraie ou feinte, causée par les prétendus armemens de la France et pour arrêter le débordement ruineux de dépenses militaires auquel se laissaient entraîner ses compatriotes affolés. En 1854, il s’opposa de tout son pouvoir à la guerre de Crimée. C’en était trop ! Cette attitude persistante avait fini par devenir importune ; on l’attribuait à une monomanie. Cobden n’avait pas seulement contre lui les défenseurs de « l’intégrité de l’empire ottoman, » les partisans de l’alliance anglo-française, les adversaires systématiques de la Russie ; il se voyait en butte au ressentiment populaire, qui l’accusait de manquer de patriotisme et de vouloir « la paix à tout prix. » John Bull venait de remettre sa marine à neuf ; il avait payé un nombre formidable de canons et de fusils ; il s’était enrôlé dans la milice. John Bull voulait se battre. Que répondre à cela ? Les raisonnemens de Cobden et l’éloquence de M. Bright se brisèrent contre la violence du sentiment public. « La paix à tout prix ! » avec cela on a, en France, renversé une dynastie ; c’était plus qu’il n’en fallait pour avoir raison de deux hommes. M. Bright fut pendu en effigie, Cobden s’entendit huer dans les meetings. En quelques semaines, la popularité des orateurs de l’école de Manchester était perdue. Et cependant Cobden n’avait-il pas raison quand il prévoyait la stérilité de cette guerre de Crimée, qui a tant coûté ? Les puissances occidentales voulaient affaiblir la Russie et consolider l’empire turc. Aujourd’hui la Russie est plus forte et l’empire turc n’est pas moins malade… Mais il ne s’agit pas d’examiner ici les causes ni les conséquences de la campagne de Crimée : nous n’avons à nous occuper que de Cobden. L’avocat de la paix ne broncha pas sous l’impopularité ; il ne céda rien aux passions du moment ; il se laissa vilipender et injurier par les journaux de Palmerston et, ne pouvant plus discuter utilement, il garda le silence. — En avril 1856, pendant que le congrès de Paris poursuivait ses travaux pour le rétablissement de la paix européenne, Cobden fut cruellement frappé dans ses plus chères affections. Il perdit son fils, âgé de quinze ans. Ce fut pour lui une immense douleur. Il avait à un haut degré les vertus de famille. Il dut se consacrer tout entier aux soins que réclamait l’état d’accablement où se trouvait Mrs Cobden et il passa plus d’un an à Dunford, retiré de la politique.

Cobden ne reparut au parlement qu’au mois de février 1857. C’était encore une question de paix ou de guerre qui l’y ramenait. En diverses circonstances, il avait blâmé les procédés violens de fonctionnaires anglais dans les contrées de l’extrême Orient ; il avait critiqué la guerre déclarée aux Birmans, les massacres de Bornéo ; il s’était constitué le défenseur des faibles contre les abus et les empiétemens d’une administration coloniale qui, dans ses rapports avec les peuples indigènes, se croyait dégagée de tous scrupules. Il était, du reste, convaincu que l’influence de l’Angleterre et les intérêts du commerce seraient mieux gardés par une politique humaine que par la force. Il éprouva donc une vive émotion, lorsqu’il vit qu’à propos d’une querelle sans importance, qui aurait dû être étouffée sur place, lord Palmerston allait faire la guerre aux Chinois, il accourut à la chambre des communes, et, le 26 février 1857, il proposa une motion qui équivalait à un blâme contre le cabinet. Cette fois Cobden eut gain de cause, non point, hâtons-nous de le dire, parce qu’il avait raison, mais parce que la majorité ministérielle s’était peu à peu désunie et que les divers groupes de l’opposition, coalisés sous la conduite de M. Disraeli, de lord John Russell et des peelites, saisirent habilement l’occasion d’infliger un échec à lord Palmerston. On laissa Cobden porter les premiers coups, et les plus rudes. Palmerston répliqua avec beaucoup d’aigreur ; il n’en fut pas moins battu par une majorité de seize voix. La démission du ministère s’imposait, ou la dissolution de la chambre. Lord Palmerston opta pour la dissolution, comptant prendre sa revanche devant les électeurs. La revanche fut complète. Aux élections qui eurent lieu au mois de mars 1857, les avocats des Chinois restèrent pour la plupart sur le carreau. Cobden, certain de ne pas être réélu dans la circonscription de West-Riding, s’était porté candidat au bourg de Huddersfield ; il n’obtint que 590 voix contre son concurrent, un inconnu, qui en eut 823. M. Bright, à Manchester, échoua également. Ce fut une déroute pour le parti de la paix et surtout pour l’école de Manchester, qui, par cette déchéance si rapide, expiait sévèrement l’éclat de ses premières leçons. Cobden et Bright, les deux noms les plus populaires de l’Angleterre, étaient du même coup exclus du parlement. — L’exil de M. Bright ne fut pas de longue durée. Une vacance s’étant produite dans la représentation de Birmingham, il fut élu au mois de juillet. Quant à Cobden, il resta pendant plus de deux ans frappé de l’ostracisme parlementaire.

Il faut plaindre en tous pays le sort d’un député non réélu. Avoir été député et ne l’être plus, c’est une pénitence, souvent bien méritée, mais toujours fort dure pour celui qui la subit. Et pour Cobden, qui, plus qu’aucun autre, avait vécu de la vie et des émotions du parlement, l’inaction, la mort politique plus encore que la disgrâce devait être particulièrement sensible. Vainement lisons-nous dans sa correspondance qu’il respire à pleins poumons l’air rustique de Dunford, qu’il plaint les malheureux condamnés à siéger jusqu’à trois heures du matin dans les salles de Westminster et qu’il se réjouit d’être en vacances. On voit à travers les lignes qu’il suit avec un intérêt passionné les débats où il n’est plus et où il est permis de dire qu’il brille par son absence, car ces débats ont pour objet l’insurrection de l’Inde, c’est-à-dire une guerre atroce, le gouvernement du plus important domaine de l’empire britannique, le sort de deux cents millions de créatures humaines ! Pour Cobden, qui a étudié à fond la question de l’Inde comme la question de l’Irlande, parce qu’il voit là des races dominées ou opprimées, — pour ce doctrinaire de la paix, dont la parole n’a pour ainsi dire manqué aucune guerre pour la conjurer ou la maudire, quelle déception, ou plutôt quel remords de ne pouvoir prendre part à ces grandes discussions ! — Cette période lui fut d’ailleurs doublement pénible. Aux regrets causés par son exil politique vinrent se joindre les embarras de ses affaires privées. Encore une fois, ses amis durent venir à son aide. Il avait placé sa fortune dans les chemins de fer de l’Illinois ; d’après ce qu’il avait vu lors de son voyage aux États-Unis, il était convaincu qu’il faisait là une excellente spéculation, grâce au trafic des lignes, à la vente des terrains et à tout le reste. Il s’y engagea au-delà de ses ressources et se ruina complètement. Cobden fut du nombre de ces esprits supérieurs qui voient très clair dans les affaires publiques et ne savent pas gérer leur bien. En 1859, il fit un voyage en Amérique à la découverte de ces fameux terrains de l’Illinois. En revenant à Liverpool, au mois de juin, il trouva une lettre et un émissaire de lord Palmerston, qui lui offrait le poste de ministre du commerce dans le cabinet qu’il était chargé de former.

C’était un véritable coup de théâtre. Pas n’est besoin de dire que, pendant la retraite de Cobden il y avait eu deux changemens de ministère ; les tories avaient renversé les whigs ; puis les whigs avaient renversé les tories, et c’est ainsi que lord Palmerston, après une courte éclipse, était revenu au pouvoir. En outre, la chambre des communes avait été dissoute, et Cobden, alors qu’il voyageait en Amérique, était élu député à Rochdale. La résurrection de l’homme politique était plus que complète, car au siège de député se joignait, de la façon la plus inattendue, l’offre d’un siège dans le cabinet. Les personnes qui n’entendent rien à la politique peuvent s’étonner que lord Palmerston ait songé un seul instant à prendre Cobden pour collègue. Il y avait, en effet, entre ces deux hommes une antipathie de doctrines et une incompatibilité d’humeur qui s’étaient manifestées en toute occasion. Cobden avait combattu sans relâche et très violemment la politique du noble lord. Le noble lord n’était pas en reste ; il lui arriva même une fois de conseiller à Cobden un petit séjour dans un hospice d’aliénés ; ces aménités se supportent dans les parlemens. Lord Palmerston eut d’ailleurs l’attention de dire le premier à Cobden, dans son entrevue quasi-ministérielle, qu’il en avait, pendant toute sa vie, donné et reçu tant et tant de ces coups de langue, que cela ne tirait pas à conséquence, et que, quant à lui, il avait pour règle de les oublier au bout de trois mois ; il le pressa donc d’accepter le ministère du commerce, où il rendrait de grands services, et d’entrer dans le cabinet, où il pourrait défendre et faire prévaloir ses idées sur la politique générale. Cobden refusa, malgré les conseils de ses amis. Il lui parut que la conciliation entre les idées de lord Palmerston et les siennes sur la politique extérieure était vraiment impossible, que le désaccord éclaterait à la première occasion, et qu’il valait mieux, de part et d’autre, ne pas contracter une fragile union qui aboutirait fatalement à un prochain divorce. Peut-être aussi pensait-il que le nouveau chef du cabinet ne tenait pas autrement à l’avoir pour collègue, et qu’il voulait uniquement, en diplomate qu’il était, désarmer par un bon procédé un adversaire dont il redoutait la puissance. Finalement, la carrière ministérielle de Cobden s’arrêta sur le seuil. Il y eut pourtant un épisode. Répondant à une invitation qu’il lui était difficile de décliner, Cobden alla présenter ses hommages à lady Palmerston. Il figura pour la première fois dans le salon aristocratique de Cambridge-House, où son apparition fut l’événement de la soirée. En effet, un député qui a refusé d’être ministre, quel phénomène ! Cela ne s’était encore jamais vu.

IV

Cobden, ramené, à la chambre des communes par le vote des électeurs de Rochdale, intervint rarement dans les discussions pendant la session de 1859. Son activité était ailleurs. Ce fut à ce moment, qu’il prépara le traité de commerce entre la France et l’Angleterre. Dans son pays, Cobden est demeuré, avant tout, le promoteur du rappel des corn-laws, le héros de la ligue ; en France, il est connu, comme le promoteur du libre échange, comme l’auteur du traité de commerce. Tout le monde, en Angleterre, sait l’histoire de la ligue ; bien peu, en France, savent l’histoire du traité de 1860, qui est, cependant, l’un des actes les plus considérables de notre temps. Cet acte s’est accompli sous l’empire, cela suffit pour qu’il soit mal jugé ; il a porté atteinte à des intérêts, à des privilèges ; ces blessés ne pardonnent pas et ils tentent aujourd’hui même, non sans quelque succès, de prendre leur revanche contre l’œuvre de l’Anglais Cobden et de ses complices. — La correspondance de Cobden et les commentaires de son biographe, M. Morley, racontent sûrement les circonstances et les incidens qui ont motivé, précédé et accompagné la conclusion, du traité de 1860. Tout s’est passé, comme on va le voir, de la façon la plus simple, à l’honneur des négociateurs et dans l’intérêt des deux pays.

Il faut d’abord rappeler que les relations entre la France et l’Angleterre étaient alors devenues peu cordiales ; dans les premiers mois de 1859, elles avaient pris un caractère d’aigreur qui. commençait à devenir alarmant. En Angleterre, l’opinion publique se prononçait avec une terreur croissante au sujet. des plans d’invasion que l’on attribuait à l’empereur Napoléon III, et le parlement votait millions sur millions pour parer à la défense. En France, le sentiment national était agacé, surexcité par les récriminations anglaises, qui ressemblaient à des provocations, et le gouvernement éprouvait, pour le contenir, de sérieux embarras. Dans les deux pays, les esprits calmes et rassis redoutaient le moment où les canons partiraient tout seuls. — Au cours d’une discussion sur la défense nationale : (session de 1859), M. Bright, qui était contraire à ces armemens exagérés, suggéra l’idée d’aborder franchement l’empereur des Français et de lui demander l’établissement d’un régime commercial qui multiplierait les relations entre les deux peuples et rétablirait la bonne harmonie. Le conseil donné par M. Bright n’était, dans la pensée de l’orateur, qu’un argument de discussion ; une fois de plus, l’avocat de la paix universelle recommandait la doctrine de l’école de Manchester et s’attachait à démontrer que les peuples ont plus d’intérêt à convertir le fer en machines, en instrumens de travail, qu’en canons, en fusils, en instrumens de destruction. Le discours de M. Bright fixa l’attention de M. Michel Chevalier, qui en écrivit à Cobden, avec lequel il correspondait fréquemment. Peu après, M. Michel Chevalier se rendit à Londres.

La réalisation de l’idée émise par M. Bright présentait de nombreuses difficultés. D’une part, il était certain que la réforme du tarif français par la voie législative rencontrerait une opposition presque invincible, et cet obstacle ne pouvait être évité ou tourné que par la conclusion d’un traité, la constitution française autorisant l’empereur à modifier, par décret, les tarifs stipulés dans un acte diplomatique ; mais encore l’empereur voudrait-il ou oserait-il user de sa prérogative ? D’un autre côté, les partisans du free-trade, en Angleterre, s’étaient prononcés contre le régime des traités de commerce ; ils n’admettaient pas que le tarif anglais accordât des avantages particuliers à une nation plutôt qu’à une autre ni qu’il pût être modifié en vertu d’actes diplomatiques. Il convient d’ajouter, pourtant, que l’objection n’était pas insurmontable. En politique, les principes plient devant les intérêts, et Robert Peel, lors des réformes opérées de 1842 à 1846, avait précisément réservé les tarifs des vins et des spiritueux, afin d’obtenir plus tard, en échange de leur réduction, l’abaissement des tarifs étrangers au profit des marchandises anglaises. Sur ce point donc, on pouvait espérer de calmer les scrupules des free-traders. Le moment d’agir paraissait favorable. Le remboursement prochain d’une série de rente amortissable devait laisser disponible une somme de plus de 50 millions de francs ; ce qui permettrait au budget anglais de supporter facilement la diminution de revenu qui serait la conséquence des dégrèvemens accordés à l’importation des produits français.

Ces points éclaircis, comment engager la campagne ? Il fallait que l’un des deux gouvernemens fît les premiers pas. Or, si les dispositions personnelles de M. de Persigny, alors ambassadeur à Londres, n’étaient pas douteuses, il semblait difficile que, dans l’état des esprits en France et devant les provocations de la presse anglaise, les ouvertures officielles vinssent de Paris. En même temps Cobden, qui avait refusé d’entrer dans le cabinet de lord Palmerston, ne se croyait pas l’autorité suffisante pour agir sur l’esprit du premier ministre, qu’il savait médiocrement préparé à écouter des avis concilians à l’égard de la France. Heureusement, M. Gladstone était ministre des finances. Il avait combattu pour le free-trade, et il voulait la paix. Cobden et Michel Chevalier l’entretinrent du projet de traité, ils lui représentèrent les avantages politiques et économiques d’un abaissement réciproque des droits de douane et ils réussirent facilement à le persuader. Il fut convenu d’abord que Cobden irait à Paris comme un simple touriste, qu’il y ferait une petite propagande personnelle et qu’il étudierait le terrain en y semant de son mieux sa graine de free-trade. Mais, en réfléchissant, on fut amené à reconnaître que cette promenade de touriste n’aboutirait à aucun résultat et qu’il valait mieux obtenir pour Cobden, sinon une mission officielle, du moins une sorte de mission officieuse qui lui permît de conférer utilement, mais sans rien engager, avec le gouvernement français. M. Gladstone fit agréer la combinaison par lord Palmerston et par lord John Russell, ministre des affaires étrangères. Ceux-ci n’attachaient sans doute pas une grande importance à cette mission confidentielle, et ils ne comptaient guère sur le succès. Lorsque Cobden alla prendre leurs instructions avant son départ pour Paris, il les trouva en conseil de cabinet, occupés à rédiger une dépêche aussi désagréable que possible à l’adresse du gouvernement français au sujet d’un incident qui s’était produit au Maroc. On ne se doute pas des services que cet empire africain a rendus à lord Palmerston. Lorsque son sac à querelles commençait à se vider, le noble lord regardait du côté du Maroc et il y trouvait tout de suite une affaire soit avec la France, soit avec l’Espagne.

Cobden arriva à Paris, le 18 octobre 1859. Il vit lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre, le 23 ; il dîna, le 25, avec M. Michel Chevalier, chez M. Rouher, ministre du commerce et, le 27, il eut sa première audience de l’empereur, à Saint-Cloud. Il était nécessaire de se hâter et de tenir la mission secrète ; le projet pouvait ne pas réussir, et la publicité aurait donné à l’échec le caractère d’une rupture, inconvénient qui eût été fort grave à ce moment et qu’il fallait éviter à tout prix.

Le ministre du commerce, M. Rouher, était très disposé à opérer de larges réformes dans les tarifs ; il accueillit donc les ouvertures qui lui étaient faites pour la conclusion d’un traité, puisque c’était le seul moyen pratique de réaliser ces réformes. Mais il fallait avant tout conquérir l’assentiment de l’empereur, et Cobden sut y déployer l’habileté, la puissance de persuasion dont il était doué au plus haut degré. a l’audience du 27 octobre, l’entretien eut pourpoint de départ l’état de malaise dans lequel se trouvaient les relations entre les deux pays et la nécessité politique de rétablir la bonne harmonie. Naturellement Cobden conclut à l’alliance commerciale, qu’il recommanda comme un remède infaillible. On devient et l’on reste amis lorsque l’on fait ensemble beaucoup d’affaires. — C’est vrai, dit l’empereur, mais la majorité des chambres est très opposée au libre échange, et le gouvernement a pris l’engagement de ne point lever les prohibitions avant 1861. — Qu’à cela ne tienne ! répondit son interlocuteur. Nous ferons un traité au printemps, sauf à ne l’exécuter qu’en 1861 ; l’effet moral et politique sera le même. — Mais les industriels ? mais les ouvriers ? — À ce point d’interrogation auquel il était bien préparé, Cobden répondit par les argumens économiques puisés dans la doctrine et par l’exemple même de l’Angleterre. Il démontra que « toute réduction de taxes a pour effet un accroissement, et non une diminution, dans la demande du travail. » Il rappela ensuite l’historique des réformes accomplies par Robert Peel, la gloire et la vénération qui, aux yeux du peuple, entouraient la mémoire de cet homme d’état. « Je serais heureux, dit l’empereur, de rendre le même service à mon pays ; mais il est bien difficile ici de réaliser des réformes ; en France, nous faisons des révolutions, nous ne faisons pas de réformes. »

Ce premier entretien avait produit une certaine impression sur l’empereur, qui consulta M. Achille Fould et le pria de conférer avec Cobden. Par ses relations avec la haute banque, M. Fould pouvait observer mieux que personne le trouble et les inquiétudes que causait dans le monde des affaires l’excitation politique créée par les événemens extérieurs, excitation qui était entretenue par le langage de la presse et que l’attitude de lord Palmerston modérait peu. On avait bien imaginé une action commune en Chine. Les gouvernemens s’étaient entendus pour déclarer la guerre au Céleste-Empire ; afin de réconcilier l’Angleterre et la France, on n’avait rien trouvé de mieux jusqu’alors que de faire ensemble la guerre aux Chinois ! Cela ne suffisait pas ; la guerre de Chine, que Cobden avait critiquée pour sa part devant le parlement, n’était point populaire en Angleterre. M. Fould reconnaissait qu’il y avait « quelque chose à faire. » Mais il reculait devant la réforme des tarifs. Sans être partisan de la prohibition, il redoutait, au point de vue de la politique impériale, les mécontentemens que devait provoquer un changement dans le régime douanier. Il avait peur des industriels. Cobden employa tous ses efforts à- le rassurer sur ce point. Comme il rendait compte à Londres des objections qui lui étaient faites : « Je crois comme vous, lui répondit lord Palmerston, que l’empereur et ses conseillers s’exagèrent beaucoup la force de résistance qu’ils attribuent au parti protectionniste. Malheureusement, les hommes d’état français n’ont pas le courage moral, ils l’avouent eux-mêmes, et c’est là une des causes des fréquentes révolutions politiques qui se succèdent dans ce pays. » — À la fin pourtant, M. Fould se laissa entraîner ; il se résigna à la combinaison du traité de commerce, faute d’autre chose, et il promit de l’appuyer auprès de l’empereur.

Après avoir posé ces premiers jalons, Cobden repartit pour Londres au commencement de novembre. Il lui fut impossible de joindre le ministre des affaires étrangères, lord John Russell ; il vit lord Palmerston, qui, en réponse aux affirmations toutes pacifiques qu’il rapportait à Paris, l’entretint des milliers de tonnes de fer, des fusils, des canons, des cuirassés et même des bateaux plats qu’on disait avoir été commandés par le gouvernement français en vue de la guerre. Nous citons ces détails, qui montrent à quel point la pensée des principaux membres du cabinet anglais était éloignée d’un traité de commerce. « Je crois vraiment, écrit Cobden, que lord John attache plus d’importance à la rédaction d’un paragraphe bien senti sur le Maroc qu’à tous les efforts que je fais pour unir par les liens du commerce les intérêts de deux grandes nations ! » Et, à propos des visions guerrières qui hantaient sans cesse le cerveau de Palmerston : « Ne serait-il pas plus sage d’agir entre nations comme on le fait entre individus, de s’expliquer réciproquement sur la portée exacte des mesures qui, de part et d’autre, peuvent être mal interprétées ? Mais les gouvernemens ne pratiquent pas ces procédés trop simples, et ils se gardent bien d’observer les règles de bon sens qui sont à l’usage du commun des mortels. » Seul, M. Gladstone encourageait Cobden et l’invitait à persévérer dans l’accomplissement de sa mission.

Cobden retourna donc à Paris le 17 novembre. A la suite de conférences quotidiennes avec M. Fould et M. Rouher, celui-ci fut en mesure de rédiger les principaux articles d’un projet de traité qui devait être, le 10 décembre, placé sous les yeux de l’empereur. Lord Cowley avait observé que, depuis son entretien avec Cobden, l’empereur paraissait quelque peu refroidi à l’endroit du traité ; c’était, lui avait-il dit, une « grosse affaire. » La crainte des difficultés à surmonter, l’hésitation avait fait place aux résolutions de la première heure. À ce moment, M. de Persigny vint exprès de Londres ; il plaida chaudement auprès de l’empereur la cause du traité ; il s’agissait, disait-il, de la paix avec l’Angleterre, de la paix européenne, et du salut de la dynastie. Ce furent ces argumens qui, selon l’expression de Cobden, décidèrent une seconde fois l’empereur. Et cependant, tout n’était pas encore fini.

Le projet de traité, rédigé par M. Rouher, fut approuvé par l’empereur, qui donna ensuite lecture d’une lettre qu’il se proposait de publier, en l’adressant à M. Fould, ministre d’état, lettre développant le programme d’une politique de paix, d’une réforme libérale de la législation, et d’une série considérable de travaux destinés à faciliter les transports intérieurs et à rendre plus facile pour l’industrie nationale la concurrence à laquelle celle-ci allait être exposée. Toutes choses étant ainsi préparées, le moment était venu de révéler le grand secret, ou du moins d’associer à la confidence le ministre des affaires étrangères, M. Walewski, auquel incombait le soin des négociations officielles, et le ministre des finances, M. Magne, qui, au point de vue fiscal, devait nécessairement avoir sa voix au chapitre. Cobden eut à entreprendre la conversion de M. Walewski, comme il avait entrepris celle de M. Fould. Le 21 décembre, il eut une nouvelle audience de l’empereur, qu’il trouva fort perplexe et sous l’impression des objections faites par M. Magne. Celui-ci montra dans la défense du régime prohibitif la férocité qui le distinguait dans la défense de ses budgets. D’après lui, chaque kilogramme de marchandise anglaise importée en France diminuerait d’autant le travail national, et l’industriel et l’ouvrier français perdraient tout ce que gagneraient l’industriel et l’ouvrier anglais. Cet argument avait, plus que tout autre, ébranlé la décision de l’empereur. Il fallut que Cobden recommençât un cours d’économie politique pour convaincre celui qu’il appelait son élève des avantages que procurerait à la masse des consommateurs et à la classe ouvrière le développement des échanges avec les pays étrangers. « On m’a affirmé, disait l’empereur, que les ouvriers français sont plus heureux que les ouvriers anglais et que le free-trade rendrait moins bonne la condition de nos ouvriers. » Cobden lui répondit : « La journée de travail est de 20 pour 100 plus longue en France qu’en Angleterre, le salaire est de 20 pour 100 moins élevé, la dépense du vêtement pour les ouvriers y est de 10 pour 100 plus forte, » et il s’engagea à soutenir sen dire envers et contre tous, y compris M. Magne.

A M. Magne s’était joint, comme opposant, M. Billault, ministre de l’intérieur, qui, en cette qualité, craignait de voir éclater des troubles à Rouen, à Lille, dans les principaux centres industriels, où les ouvriers seraient probablement disposés à obéir, en pareille matière, aux excitations de leurs patrons. Enfin M. Troplong, président du sénat, vint à la dernière heure appuyer les objections de M. Magne et de M. Billault, en déclarant qu’une décision aussi grave, soustraite à l’examen préalable des pouvoirs législatifs, produirait une fâcheuse impression sur la grande majorité des sénateurs. Bref, il n’y avait auprès de l’empereur, pour conseiller le traité, que le prince Napoléon, M. Bouher et M. Baroche. M. Fould se montrait fort tiède. M. Magne, M. Billault et M. Troplong persistaient dans leur opposition. Un moment il fut question de consulter le corps législatif ; la perspective d’un échec certain fit écarter la proposition. M. Magne et M. Troplong insistèrent pour qu’il fût au moins procédé à une enquête sommaire avant la levée des prohibitions ; « l’empereur, disaient-ils, s’y était engagé. » Plusieurs industriels notables, M. Schneider, du Creuzot, M. Feray, d’Essonne, etc., furent entendus, plutôt que consultés, dans une courte audience. L’empereur avait, non sans de longues hésitations, pris son parti. La publication de sa lettre au ministre d’état, M. Fould, était la préface du traité. Cobden avait reçu de Londres le pouvoir pour signer, avec lord Cowley, l’acte diplomatique. La signature eut lieu le 2S janvier 1860.

Telle est l’histoire du traité de 1860, auquel demeure attaché, en France comme en Angleterre, le nom de Cobden. Nous aurions voulu, si le cadre de cette étude l’eût permis, reproduire complètement les lettres et les notes écrites par Cobden pendant le cours des négociations. Les entretiens de ce plénipotentiaire improvisé avec l’empereur, avec le prince Napoléon, avec les ministres, ses impressions sur les hommes et sur les choses, ses réflexions sur le caractère et l’attitude des ministres anglais, composent un des chapitres les plus intéressans de la biographie de Cobden. Voici, en peu de mots, l’exacte vérité qui se dégage de ces divers documens. Dans la pensée de Cobden, de Michel Chevalier et de M. Rouher, le traité de 1860 a été tout à la fois un acte de politique pacifique et de réforme commerciale. Dans la pensée de l’empereur, le traité a été, avant tout, un acte politique. Les conférences de Cobden sur la liberté des échanges n’auraient point suffi pour convaincre Napoléon III ; c’est le désir, c’est le besoin de la paix, ce sont les déclarations de M. de Persigny, qui ont, à deux reprises, triomphé des hésitations du souverain. Quant au gouvernement anglais, il a joué, dans toute cette affaire, un rôle indifférent, presque passif. Il a laissé Cobden se démener, discuter, pérorer à Paris, et détailler à tous venans les versets de l’évangile de Manchester ; mais, pendant ce temps, au grand chagrin de Cobden, il s’occupait du Maroc. Il a pris le traité, quand il a été fait, parce qu’il le trouvait bon ; il est même permis de croire que, dans les bureaux du foreign-office, le succès de ce diplomate en redingote, qui en quelques semaines venait d’obtenir un résultat vainement cherché depuis plus de trente ans par la diplomatie officielle, avait paru quelque peu impertinent.

Tout cela diminue singulièrement le triomphe du libre échange et la légende du « coup d’état économique. » Nous avouons, pour notre part, que cette simple histoire du traité de 1860, écrite par celui qui y a tenu le premier rôle, est de nature à rectifier les jugemens portés jusqu’ici et à détruire certaines illusions qu’il nous était agréable de partager. Mais, après tout, si ce traité a eu pour effet de prévenir une guerre qui semblait alors inévitable, de maintenir la paix entre deux grands pays et d’assurer ainsi, pendant une série d’années, le repos du monde, n’est-ce point par cela seul un acte considérable qui fait honneur à ceux qui l’ont conçu, préparé et accompli ? Que, du même coup et par surcroît, le traité ait réformé dans un sens libéral la législation économique, les free-traders peuvent y applaudir sans qu’il leur soit nécessaire d’attribuer à l’influence de leur doctrine le mérite de cette évolution. Quant aux protectionnistes, le traité, en épargnant aux capitaux et au travail les désastres d’une grande guerre, les a plus efficacement garantis que ne l’eût fait le maintien de la prohibition, il les a même sauvés en 1860 sans les compromettre pour l’avenir : car n’oublions pas qu’il substituait à la prohibition un tarif de 20 à 30 pour 100 !

Il est vrai que, sur ce dernier point, le traité de 1860 était à compléter par la fixation des droits spécifiques pour la plupart des marchandises énumérées dans l’acte ; œuvre ardue et délicate qui exigea de longues conférences et une enquête approfondie. Cobden, qui aurait pu en laisser le soin à des fonctionnaires spéciaux, s’y dévoua tout entier en acceptant de présider la commission anglaise qui fut chargée de régler à Paris, avec les commissaires français, les chiffres et les détails des nouveaux tarifs. Les extraits de sa correspondance révèlent les difficultés de toute nature qu’il eut à surmonter pour achever ce travail, qui faillit même être compromis tantôt par l’inertie, tantôt par les exigences inopportunes du foreign-office. Ce qui était plus grave encore, c’était la situation fausse dans laquelle le plaçaient à Paris l’attitude et le langage du ministère anglais devant le parlement. Cobden avait donné l’assurance que le traité de commerce rétablirait l’entente cordiale et mettrait fin à la politique de défiance qui se manifestait en Angleterre par d’incessantes demandes de crédit pour les arméniens. L’empereur n’avait consenti au traité que sur la foi de cette promesse. Et cependant lord Palmerston ne désarmait pas, il continuait à solliciter crédits sur crédits et il motivait ses demandes sur la nécessité de tenir l’Angleterre en garde contre les entreprises « d’un puissant voisin. » Cobden, lisant à Paris les discours et les votes de la chambre des communes, était exaspéré. Il savait que les craintes exprimées par lord Palmerston n’étaient point fondées, il voyait la déception presque indignée que tous ces discours produisaient aux Tuileries, il craignait que son traité, à peine signé, ne devînt d’un jour à l’autre lettre morte, et, personnellement, il éprouvait une véritable mortification à la pensée que son autorité de plénipotentiaire, sa loyauté même, risquait d’être suspectée. Il y a de lui, sur ce sujet qu’il avait tant à cœur, plusieurs lettres qui font le plus grand honneur à son caractère. Nous les recommandons aux historiens qui écriront à l’heure impartiale le récit de cette période. La paix entre la France et l’Angleterre a couru, en 1860, de très sérieux périls, conjurés par la modération du gouvernement français et par l’intervention de Cobden. Cela ressort, avec toute évidence, des documens reproduits par M. Morley. Cobden a été, dans ce moment très critique, le témoin de notre sincérité, l’avocat de la France en même temps qu’il était l’avocat de la paix, le serviteur, également fidèle, des deux grandes nations qu’il voulait unir par le double lien des sentimens et des intérêts. Nous lui devons, Français et Anglais, toute notre gratitude.

Cobden quitta Paris au mois de décembre et il alla passer l’hiver à Alger. Ce fut là qu’il reçut de lord Palmerston une lettre, datée du 26 mars 1861, par laquelle offre lui était faite, au nom de la reine, d’un titre de baronet ou d’un siège au conseil privé en considération des services qu’il avait rendus pour la conclusion du traité de commerce. Il n’eut même pas l’embarras du choix. Il refusa, comme on devait s’y attendre, et le parchemin et la sinécure.


V

Cobden revint à Londres et reprit son siège à la chambre des communes avant la fin de la session de 1861. Le traité de commerce lui avait rendu sa popularité. Le lord-maire lui donna un banquet. Les représentans de la haute banque, des villes industrielles et des associations ouvrières lui remirent des adresses de félicitations. Au parlement, ses collègues l’accueillirent avec cette déférence respectueuse qui, dans la vie politique, ne s’accorde qu’aux hommes dont le désintéressement et la sincérité s’imposent à tous les partis ; — ces hommes-]à sont rares. Il ne prit, d’ailleurs, qu’une part très restreinte aux discussions de la chambre ; il prononça un seul discours avant la clôture de la session ; ce fut pour appuyer la suppression des droits sur le papier. Cette question avait, à ses yeux, une grande importance. Il voulait l’abolition de la taxe, non-seulement parce que celle-ci frappait une matière première de l’enseignement, mais aussi parce qu’elle favorisait le monopole de l’ancienne presse et s’opposait à la création de journaux populaires. Il répétait souvent que la presse à bon marché pouvait seule faire l’éducation politique du peuple et préparer sans péril les grandes réformes.

La session de 1862 vit renaître, à propos de la guerre civile qui venait d’éclater aux États-Unis, les discussions de droit international que Cobden avait précédemment soulevées dans ses motions persistantes pour l’organisation d’un arbitrage. Elle fut également consacrée à l’étude des plans de défense que lord Palmerston ne se lassait point de présenter à la chambre. Cobden intervint très activement dans ces deux débats. A l’origine du conflit américain, ses sympathies penchaient plutôt vers le parti des états du Sud, qui étaient libre-échangistes et qui semblaient défendre un principe d’indépendance. Il ne tarda pas, sous l’influence de M. Bright, à se prononcer en faveur des états du Nord, dont le triomphe pouvait seul assurer définitivement la suppression de l’esclavage. Mais ce qui attira particulièrement son attention, ce fut l’insuffisance du droit international maritime qui livrait la fortune privée des belligérans et les intérêts des neutres à toutes les calamités de la guerre, et il jugea l’occasion favorable pour recommander les principes plus civilisés, plus humains, qui avaient été inscrits dans les protocoles du congrès de Paris en 1856 et auxquels l’Angleterre, s’appuyant sur l’écrasante supériorité de sa puissance navale, se croyait intéressée à résister : Bien que Cobden y eût dépensé en-pure perte beaucoup d’éloquence, il éprouva la satisfaction de répéter devant le parlement ses plaidoyers pour la sécurité- du commerce maritime et de faire pénétrer plus avant dans le sentiment public une doctrine libérale qui s’imposera un jour à tous les gouvernemens.

Quant à l’affaire des armemens, ce fut entre Cobden et lord Palmerston la reprise ou plutôt la continuation de la vieille querelle, que n’avait pas même interrompue la période des négociations commerciales avec la France. Le duel de 1862 ne fut pas moins acharné que ne l’avaient été les anciennes passes d’armes. De part et d’autre, l’obstination était égale. Plus d’une fois, Cobden, au jugement de la galerie, porta de rudes coups au premier ministre. Mais il s’épuisait dans une lutte où il lui était impossible de vaincre. Il n’avait comme soutien, à l’heure du vote, qu’un petit groupe de fidèles, une école et non un parti. Les whigs ainsi que les tories, et même les radicaux, songeaient avant tout à ne point se compromettre devant le pays, et, comme cela arrive trop fréquemment sous les régimes parlementaires, les chefs de parti, qui auraient dû éclairer l’opinion publique et la retenir ; préféraient la suivre à l’aveugle et se laisser emporter par elle. Or il est certain qu’à cette époque la majorité du peuple anglais avait encore le cauchemar de l’invasion. La nation voulait être armée, elle applaudissait à toutes les mesures destinées à la défense, elle accueillait, elle provoquait même tous les sacrifices, et tandis que, chez d’autres peuples, le patriotisme inspire l’excès de confiance, en Angleterre, le patriotisme engendrait la panique. Il faut donc reconnaître, pour être équitable, que le parlement et le cabinet n’auraient pu résister que très difficilement à la pression du sentiment national. Cobden comprit lui-même qu’il ne réussirait pas à convaincre la chambre des communes ; il s’adressa au pays par une brochure, les Trois Paniques[1], où il démontra l’inutilité des armemens, l’excès des dépenses et la nécessité d’une politique de paix. Cette brochure, commentée par tous les journaux, produisit une grande impression. Ce fut comme un rayon de bon sens éclairant le désordre de cette panique nationale. Les Anglais réfléchirent et commencèrent à se calmer. Encore une fois, par une intervention opportune et vraiment brave, Cobden contribua au maintien de la paix.

Cette œuvre, commencée au début de sa carrière politique, il la continua jusqu’à la fin de sa vie ; on peut même dire qu’il y succomba. La constitution la plus robuste n’aurait pu supporter la tension d’esprit, l’agitation perpétuelle qu’il s’imposait pour l’accomplissement de ses devoirs parlementaires. Il voulait aborder toutes les questions et il y pénétrait à fond ; soit qu’il préparât un discours pour la chambre, soit qu’il écrivît une brochure ou un article de journal, il tenait à recueillir toutes les opinions, tous les documens ; il feuilletait sans cesse la collection Hansard. Doué d’une prodigieuse facilité de parole et de plume, il avait au plus haut degré le respect de son public et il ne parlait ou n’écrivait qu’après une longue étude. C’est ce qui le rendait supérieur dans la discussion et le classait, à la chambre des communes, parmi les plus habiles debaters. Mais ce travail excessif usait ses forces ; dès 1861, à son retour d’Alger, sa santé était profondément atteinte ; il avait une affection de poitrine qui commandait beaucoup de ménagemens. Au lieu de prendre quelque repos, il se surmena, et nous lisons dans sa correspondance qu’en 1864 il suggérait à M. Bright l’idée d’une seconde ligue pour réformer les lois sur la propriété foncière, — toute une révolution ! Au mois de février 1865, ses amis voulurent le retirer de la fournaise où il se consumait. M. Gladstone lui offrit, comme retraite, la fonction de président de la cour des comptes, c’est-à-dire une sinécure dotée d’un traitement de 50,000 francs. Il refusa, voulant rester à la chambre des communes et y mourir. — Le 20 mars, venu à Londres pour assister à une séance dans laquelle il se proposait de combattre un bill relatif aux fortifications du Canada, il prit froid ; la bronchite qui s’était déclarée fit de rapides progrès, Cobden s’éteignit le 2 avril 1865.


Cobden a laissé un nom qui ne tombera pas dans l’oubli. Il a occupé un rang éminent parmi les hommes politiques de sa génération. Ses goûts personnels, plus encore que les circonstances, l’ont tenu à l’écart des fonctions officielles ; il n’a pas été ministre, mais il a été à certaines heures plus puissant qu’un premier ministre. Il voulait être et il a été autre chose qu’un homme d’état. Gouverner selon les vieilles traditions, au gré des passions ou des caprices qui mènent les partis, cela ne le tentait pas ; au gouvernement il a préféré la réforme, et c’est à la réforme soit politique, soit sociale, qu’il a consacré toute sa vie. Comme réformateur, il a obtenu deux succès éclatans ; il a fait abolir les corn-laws et il a, par le traité de 1860, commencé à réaliser, sous une forme pratique, les principes de la liberté des échanges. On a vu de quelle vigueur et de quelle habileté ce double triomphe a été le prix. Il a fallu que Cobden fût doué de facultés supérieures et déployât une puissance, vraiment extraordinaire pour remuer à ce point les idées, les intérêts et les hommes.

Cobden a tenté d’autres réformes. Il a échoué, ou le temps lui a manqué. Il a voulu remplacer la guerre par l’arbitrage et organiser la paix universelle. De son vivant et depuis sa mort, il y a eu guerres sur guerres en Europe, en Amérique, en Asie, même en Afrique. — Il a demandé que l’Angleterre pratiquât, dans sa politique extérieure, le principe de non-intervention, qu’elle renonçât aux conquêtes et aux annexions de territoires, et qu’elle tînt à honneur de préparer l’affranchissement de ses anciennes colonies. Depuis vingt ans, l’Angleterre est intervenue dans toutes les affaires du monde, elle a conquis, elle a annexé, elle a étendu son empire colonial. — Cobden a réclamé la réforme électorale et parlementaire en vue de restreindre la prédominance de l’aristocratie, d’introduire le peuple dans le gouvernement et de diminuer les dépenses publiques ainsi que les impôts. Le droit de suffrage est encore refusé au grand nombre ; les influences aristocratiques ont conservé leur pouvoir prépondérant ; les budgets sont plus lourds que jamais et les impôts augmentent. — Cobden a projeté la révision des lois foncières en vue de créer, par la division du sol, une classe nombreuse de propriétaires et de favoriser les progrès de la culture. Les vieilles lois marquées du signe féodal sont toujours en vigueur, la propriété du sol demeure héréditairement détenue par un groupe de privilégiés ; la possession de la terre, la jouissance des profits et de la liberté qu’elle donne, est presque un monopole. — Donc autant de réformes tentées, autant d’échecs. Il semble que Cobden ait poursuivi des chimères et que l’apôtre de la paix, le réformateur universel, vaincu par les événemens. désavoué par les résultats, n’ait droit qu’à une place dans la galerie des naïfs illustres et des idéologues. Si l’on songe aux difficultés extrêmes que devait rencontrer Cobden opérant sur le sol anglais, on n’aura plus surprise ni dédain pour ces échecs, qui ne sont que des ajournemens. Le rappel des corn-laws a fait la trouée par où passeront les autres réformes. C’est une question de temps. L’école de Manchester compte aujourd’hui de nombreux élèves ; ses doctrines, malgré les démentis infligés par les accidens de la politique, circulent et pénètrent partout, elles se rencontrent dans les écrits des publicistes, dans les leçons des économistes, et, mieux encore, dans les pensers nouveaux de ces « masses profondes » qui du Mont-Aventin descendent vers le forum. Pour ce qui intéresse particulièrement l’Angleterre, les réformes projetées par Cobden sont, en vérité, saines, logiques, conformes aux sentimens et aux intérêts contemporains, et, si lentes qu’elles soient à franchir les obstacles, elles arriveront au but. Pour ce qui est d’ordre général et international, à savoir l’arbitrage, la non-intervention, la réduction des dépenses, impôts et emprunts de guerre, les doctrines de l’école de Manchester sortent de plus en plus de la région des rêves, elles finiront par s’imposer aux gouvernemens de par la volonté des peuples, car elles s’accordent avec les doctrines philosophiques et politiques de la démocratie.

Le mot démocratie, presque inusité en Angleterre il y a trente ans, apparaît dans les premiers écrits de Cobden, qui l’a fréquemment employé par la suite : mais, dans l’esprit de l’agitateur anglais, ce terme n’avait pas le sens que nous lui donnons en France. Il signifiait, non pas la souveraineté du nombre, encore moins la république, mais le gouvernement au profit du plus grand nombre, quelle que soit la constitution politique. Sans reculer devant le suffrage universel, Cobden ne croyait pas commettre une injustice sociale en désirant que cette grande mesure, cette redoutable aventure (il parlait pour son pays) fût précédée d’une période de préparation pendant laquelle le peuple aurait acquis l’instruction nécessaire. En tous cas, s’il admettait une distinction temporaire, quant à l’exercice du droit de vote, il jugeait imprudent d’insister devant les assemblées populaires sur une distinction entre divers groupes sociaux. « Je remarque, écrivait-il à M. Bright, le 16 décembre 1859, qu’il y a dans vos discours une sorte de tendance à plaider la cause de la classe des travailleurs comme si ces derniers formaient un groupe à part. Eh bien ! tenez ceci pour certain, toutes les fois que la question est posée de la sorte, la classe moyenne se range instinctivement avec ceux qui sont au-dessus d’elle, afin d’éviter un danger commun… C’est pourquoi, dans les discussions relatives aux impôts, je me suis toujours gardé de parler spécialement de la classe des travailleurs,.. vous avez l’air de vouloir la prendre trop exclusivement sous votre protection. » La démocratie, telle que l’entendait Cobden, comprend tous les citoyens, elle n’exclut personne, et elle ne veut pas que sur les ruines des anciens privilèges s’élèvent des privilèges nouveaux.

Ce qui caractérise le programme économique et politique de Cobden, c’est qu’il fait une très grande part, la première en apparence, aux questions de bien-être et d’enrichissement, à ce qu’on appelle les intérêts matériels. De là le reproche de matérialisme auquel il s’est exposé. En outre, comme il est impossible de toucher à ces questions sans toucher en même temps aux lois qui régissent les conditions de la propriété et la répartition des impôts, comme la révision de ces lois doit, en Angleterre plus qu’ailleurs, s’attaquer à de vieilles coutumes et à des abus séculaires, les intérêts lésés ou seulement inquiétés par la réforme ont poussé les hauts cris en signalant l’invasion des doctrines du socialisme révolutionnaire. Cobden serait ainsi dénoncé comme matérialiste et comme socialiste. Ce double reproche ne nous paraît point fondé. L’amélioration du bien-être matériel est destinée, suivant le programme, à faciliter le perfectionnement moral. Il faut d’abord que le peuple vive, le progrès moral s’ensuivra : Primo vivere, deinde philosophari. Sans doute, l’antériorité donnée aux appétits aurait le tort, si elle était absolue, de méconnaître l’influence que la santé morale et intellectuelle exerce sur le bien-être physique et il convient de proclamer pour l’honneur de la race et d’inscrire dans les lois l’action réciproque de l’esprit sur la matière. Sur ce point, Cobden est tout à fait orthodoxe ; car nous l’avons vu constamment préoccupé de l’instruction populaire, de toutes les institutions propres à éclairer et à élever l’âme du peuple. Il se plaignait même de ce que les classes moyennes, qui avaient les premières profité des réformes économiques et qui venaient de conquérir la richesse, ne se fussent pas moralement améliorées en proportion de l’accroissement du bien-être dont elles commençaient à jouir. L’accusation de matérialisme ne saurait donc atteindre Cobden ni son école.

Quant à l’accusation de socialisme, elle tombe également, si l’on donne à ce terme de la langue politique le sens redoutable que les contemporains lui attribuent. Cobden, homme de discussion, parlant, prêchant sans cesse, était aussi opposé que possible aux procédés révolutionnaires. Il ne voulut pas au temps de la ligue faire cause commune avec les chartistes ; en 1863, il se considéra comme offensé par le Tunes et il eut avec ce journal une correspondance très vive à propos d’un article qui le représentait, ainsi que M. Bright, comme un partageux. Il s’agissait de la réforme des lois foncières et du régime des successions. Par un mode de polémique qui n’est que trop usité, le Times avait dénaturé les idées et le langage de M. Bright afin de déconsidérer plus facilement un plan de réforme qui menaçait des intérêts puissans. Avec l’épithète de socialiste jetée à la tête de quiconque veut améliorer l’état social, les intéressés ou les aveugles qui défendent à outrance l’ancien régime s’imaginent avoir cause gagnée. C’est une erreur et c’est une faute. Nous vivons à une époque de changemens et d’évolutions en toutes choses. De nouveaux intérêts apparaissent, de jeunes ambitions se révèlent ; le champ des découvertes, des progrès scientifiques, des relations commerciales s’étend chaque jour, et l’on croit que cette dilatation de l’activité humaine dans tous les sens s’accommodera du maintien des antiques lois ! Voilà l’erreur. La fauté, pour les partis conservateurs, en Angleterre comme en France, c’est de faire supposer qu’ils sont les adversaires de toute réforme, de tout progrès social, alors que cela n’est pas. Dans leurs rangs et à leur tête, on citerait d’éminens progressistes. — Et d’ailleurs, depuis un demi-siècle, que de changemens qui, repoussés tout d’abord, ont pris place dans les lois et dans les mœurs et nous sont devenus bienfaisans et familiers à ce point que les opposans de la veille seraient aujourd’hui leurs plus ardens défenseurs ! — La faute encore pour les partis conservateurs, c’est de garder sur ces questions de progrès social une réserve qu’ils croient prudente et de laisser la parole aux intrigans et aux énergumènes, plus habiles à préparer les révolutions dont ils tirent profit qu’à étudier les réformes utiles au peuple.

Réformateur démocrate, Cobden s’inspira constamment de l’intérêt du plus grand nombre sans se plier jamais aux caprices des foules. Il sut résister à l’entraînement des passions nationales, et, quand il le fallait, accepter l’impopularité. Excellent patriote, il voulut en même temps étendre au monde entier le bénéfice de ses idées. Rien d’étroit ni d’égoïste dans ce caractère. Excellemment doué du sens pratique, Cobden organisa en quelque sorte la série de ses réformes, commençant par l’œuvre capitale et la plus rude (le rappel des corn-laws), procédant ensuite par degrés et ne craignant pas d’éclairer la route au-delà des confins de sa génération. Voit-on parfois, au milieu de tant de projets, apparaître l’utopie ? Est-ce un rêve, par exemple, que la paix universelle au moyen de l’arbitrage, cette idée fixe de Cobden ? Cela est possible, et pourtant ! .. Les dépenses militaires écrasent tous les budgets, et l’art de tuer les hommes à grande distance fait de tels progrès que bientôt l’héroïsme lui-même se dégoûtera de ces nouveaux champs de bataille sur lesquels il n’aura plus en face de lui ni l’ennemi, ni l’honneur. En attendant, l’utopie est généreuse et elle ne dépare pas l’enseignement de l’école de Manchester. Peut-être le siècle qui vient est-il destiné à inscrire l’arbitrage dans le futur droit des gens. Ce sera le plus grand hommage rendu à la mémoire de Richard Cobden.


C. LAVOLLEE.

  1. La brochure de Cobden, les Trois Paniques, a été traduite en français par M. Xavier Raymond (1862).