Voyage à la mer Caspienne et à la mer Noire/01
VOYAGE À LA MER CASPIENNE ET À LA MER NOIRE[1].
II
DE BAKOU À TIFLIS.
Après avoir vu ce que la singulière ville de Bakou offre de plus remarquable, les Guèbres, les feux de terre et de mer, le palais du Khan, la porte aux Loups, la mosquée de Fatma, il fallut songer au départ.
Nous avions cent vingt verstes à faire pour atteindre Schamaki, l’ancienne capitale du Chirvan. La route que nous devions suivre était bonne, nous disait-on, ayant été faite il y a peu d’années : ce ne fut pas sans plaisir que nous reçûmes cette nouvelle, fatigués que nous étions des affreux chemins, quelquefois à peine tracés, que nous parcourions depuis si longtemps.
Nous fîmes nos préparatifs pour arriver à Schamaki dans la journée, et notre éternel galop recommença. Nous eûmes bientôt quitté les steppes, dont l’aspect monotone n’avait plus d’attrait pour nous, et, fidèles à notre programme d’artistes qui nous commandait de chercher avant tout le pittoresque, nous laissâmes de côté la route d’Élisabethpol pour prendre celle des montagnes, par Schamaki, Axous, Nouka et les postes russes, rasant d’aussi près que possible la ligne Lesghienne. Une heure après notre départ, nous étions engagés dans les montagnes. Le paysage conserva d’abord cette monotonie, cette tristesse, qui est le caractère constant de tout le littoral de la mer Caspienne[2]. Pas de végétation, pas d’oiseaux, rien qui rappelle la vie. Nous apercevions de temps en temps quelques puits de naphte en exploitation[3]. On sent que ce sol, sous lequel le feu travaille incessamment et où il suffit de creuser un trou de peu de profondeur pour avoir un bec de gaz naturel, présente peu de sécurité et que tous le fuient[4]. Bakou seul, à cause de ses puits enflammés qui lui servent en quelque sorte de soupapes de sûreté, peut espérer de rester à sa place, et encore y avons-nous vu toute une gigantesque construction ensevelie dans la mer jusqu’au sommet de ses tours, ce qui fait penser qu’on n’y jouit pas d’une parfaite quiétude. On montre, à près d’une verste de la côte, un bas-fond qui était habité autrefois et communiquait avec la terre par une chaussée dont on retrouve encore des traces. On prétend qu’un soulèvement volcanique a submergé cet isthme qui se prolongeait au loin dans la mer.
Mais ce fut bien autre chose à mesure que nous avançâmes. Partout le sol était crevassé, déchiré par les tremblements de terre. Les montagnes, qui se succédaient devant nos yeux, avaient un aspect désolé qui réalisait complétement l’idée qu’on se fait du chaos. S’il se rencontre, dans cette nature tourmentée, quelque échantillon égaré du règne animal, c’est le scorpion ou bien la phalange dont les piqûres sont mortelles. Une touffe verte vient-elle égayer le sol aride : approchez, et vous reconnaîtrez l’absinthe pontique, plante vénéneuse qui tuerait infailliblement les animaux qui viendraient la brouter. Aussi, aux stations de poste, a-t-on grand soin d’attacher les chevaux et de ne pas les laisser paître en liberté. Nous avions hâte d’avancer ; nous montions toujours ; les montagnes et les vallées prenaient de plus imposantes proportions. Enfin, vers minuit, nous arrivâmes à Schamaki, où nous trouvâmes la « maison de couronne » prête à nous recevoir.
Le lendemain, nous nous mîmes à visiter Schamaki, où le plus souvent l’eau et la boue rendent la circulation très-difficile. Il faut s’y promener à cheval. La capitale du Chirvan se compose d’une ville haute et d’une ville basse. Celle-ci est enfoncée dans une profonde vallée ; l’atmosphère y est humide et malsaine ; la fièvre décime la population pendant trois mois de l’année. La partie haute, où résident les autorités russes, est exempte de ce fléau ; mais, tous les jours, des secousses de tremblement de terre viennent ou démolir quelques maisons, ou faire une de ces crevasses qui engloutissent tout un quartier à la fois. En juin 1859, quelques mois seulement après notre visite, la ville entière a été détruite par un tremblement de terre, ce qui n’empêchera pas sans doute de la reconstruire, comme on l’a déjà fait vingt fois.
Schamaki remonte à une très-haute antiquité. Elle fut, dit-on, la capitale de la Médie et la résidence de Cyrus qui vainquit les Mèdes et, s’étant fait proclamer roi par les vaincus, fonda un des grands empires de l’ancien monde.
La population de Schamaki montait à cent mille âmes au commencement du siècle dernier. Aujourd’hui elle est de dix à quinze mille. Au dix-septième siècle, Pierre le Grand ravagea la ville. Nadis-Schah la ruina de fond en comble. En 1816, le dernier khan de Chirvan, frappé des malheurs de cette pauvre cité toujours détruite par la guerre, la peste on les tremblements de terre, fit émigrer les habitants vers Fitag, située sur un rocher inaccessible, et Schamaki resta déserte jusqu’en 1819, époque à laquelle le général Yermoloff les lit rentrer. Le sinistre de juin 1859 est le dernier acte de cette longue et tragique histoire.
Nous descendîmes dans la ville basse pour visiter le bazar, qui occupe la rue principale. On y retrouve les mêmes produits qu’à Derbent et à Bakou, c’est-à-dire des armes, des harnais et des selles. Mais l’industrie principale de Schamaki est la fabrication des tapis et des étoffes de soie. Celles-ci peuvent rivaliser de bon goût avec nos soieries de France, et elles ont l’avantage d’être moins chères. Quant aux tapis, ce sont des copies de ceux de Perse, c’est-à-dire les plus-beaux du monde ; ils l’emportent de beaucoup sur ceux que livre à la consommation l’industrie française, tant pour la beauté des dessins que pour la richesse des couleurs et le bas prix[5]. Malheureusement les droits d’entrée dont les produits étrangers sont frappés en France nous réduisent à nous contenter de ces grossiers tissus, qui étalent leurs couleurs criardes à la devanture de nos magasins. Les armes de Schamaki sont renommées et se vendent beaucoup moins cher encore que la soie. On peut avoir un bon fusil simple pour trois ducats (36 fr.). Les sabres, les poignards, d’une trempe excellente, ont à peu près la même valeur[6].
Les mosquées, les monuments bâtis par le gouvernement russe ne présentent rien de remarquable, ni au point de me de l’art, ni même à celui du bon goût.
Mais, ce que nous avions surtout le désir de connaître, c’étaient les mœurs des habitants de Schamaki, les particularités de leur vie intime. Nous en eûmes heureusement l’occasion. Un riche Tatar nous avait prévenus qu’il réunirait le soir, à notre intention, plusieurs de ses amis, et qu’il aurait des musiciens et des bayadères. Mahmoud-bey (c’était le nom de notre amphitryon) dépassa de beaucoup ce que nous attendions de son obligeance. Grâce à lui, nous eûmes une soirée qui nous donna une idée exacte du luxe de l’Orient. Sa maison, située dans la ville basse, ressemblait à toutes les maisons persanes. Sauf les balcons et les escaliers en dehors, l’extérieur, assez simple, ne présentait rien de particulier. Mais à l’intérieur, c’était autre chose. Nous traversâmes d’abord un grand vestibule où se tenaient les domestiques de la maison et les noukers de quelques invités ; nous y laissâmes nos bourkas et nos armes et nous entrâmes dans le salon. Il y avait nombreuse compagnie : des Persans, des Arméniens, des Tatars, le gouverneur russe et quelques officiers. Rien de plus original et de plus magnifique à la fois que la décoration de la pièce ou nous étions. Le plafond, peint sur stuc, représentait un magnifique tapis persan où le blanc dominait ; la corniche qui l’encadrait était sculptés en stalactites très-saillantes et profondément fouillées ; on y reconnaissait le travail des ouvriers persans. Le fond de ce salon était en bois découpé en fines arabesques, comme une dentelle ; des glaces remplissaient les parties à jour. Au milieu, se trouvait une grande porte, également en bois sculpté, mais dont les glaces sans tain étaient transparentes.
Tout autour de cette pièce, dont les murs étaient en stuc et ornés d’arabesques coloriées et dorées, il y avait, pour tous meubles, un grand nombre de coussins de différentes formes, tous en soie brodée d’or, d’argent et de fleurs de toutes couleurs, mais dont les tons brillants étaient adoucis par une enveloppe de tulle. De grands tapis couvraient le parquet.
Nous nous assîmes, comme les autres convives, sur le tapis ; les coussins, moelleux et résistants, nous servaient d’appuis. On apporta le narguilé. En face de nous, assis au pied de cette admirable découpure en bois dont j’ai parlé, se trouvaient les musiciens. Ils étaient au nombre de cinq. Leurs instruments étaient la zourna, espèce de flûte ; une petite mandoline en ébène et en ivoire, extrêmement allongée,’dont les cordes sont en cuivre et dont on joue avec une plume ; une tchianouzy, instrument presque sphérique, avec un grand manche dont l’extrémité inférieure est en fer et sert de point d’appui ; on en joue avec un archet, comme du violoncelle, avec cette différence que l’instrument se meut sans cesse et vient trouver l’archet qui reste presque immobile ; un tambour supporté par trois pieds en fer et dont les baguettes sont courbes ; enfin, un tambour de basque.
À côté des musiciens, et accroupies contre la cloison, se tenaient les trois bayadères. Je reconnus bientôt que l’une d’elles était un jeune garçon, doué d’une assez jolie figure pour faire d’abord illusion et ne pas déplaire, une fois son sexe reconnu, dans son rôle de bayadère. La seconde, ni belle, ni laide, n’avait rien qui attirât l’attention. La troisième était la fameuse Nyssa, dont la réputation est répandue dans tout le Caucase ; ce qui reste aujourd’hui de cette célèbre beauté est savamment entretenu et rehaussé au moyen de peintures, selon l’usage de toutes les femmes de l’Orient (voy. p. 312).
La musique se fit bientôt entendre. Le concert fut d’abord plus bruyant qu’harmonieux. Peu à peu, on put distinguer une mélodie régulière ; les bayadères se levèrent, et la danse commença. C’est une sorte de marche cadencée, où les bras ont plus à faire que les jambes ; les pieds ne quittent pas la terre. Cependant cette danse ne manque pas de mouvement, surtout lorsque, après quelque temps, l’assemblée, commençant à se passionner, se met à marquer la mesure en battant régulièrement des mains. Alors la danseuse semble s’émouvoir et parcourt l’appartement, en s’arrêtant devant quelques-uns des spectateurs. La mesure se précipite ; les battements de mains redoublent d’énergie ; la musique fait un vacarme épouvantable, et la bayadère, dont les mouvements se sont accélérés en même temps que la cadence, tombe épuisée de fatigue, à l’admiration générale des spectateurs.
Tout cela est sans doute un peu sauvage, mais non absolument dépourvu de charme, et l’on s’étonne d’avoir pris tant d’intérêt à une danse qui commence d’une façon si monotone.
Après nous avoir fait entendre plusieurs chants tatars et persans, on servit le souper composé de mets moitié persans, moitié européens, et l’on termina la soirée en fumant et en prenant le thé.
Aucune femme n’avait assisté à ces divertissements, du moins ostensiblement, mais on nous assura que derrière la cloison dont nous avions admiré les charmantes découpures, se tenaient les femmes du maître de la maison avec leurs amies, avides de voir les étrangers français, ce qui, en effet, devait être une rareté pour ces dames. Quant à nous, cette singulière soirée, si vivement empreinte du caractère oriental, ne sortira jamais de notre mémoire.
Comme nous devions poursuivre notre voyage le lendemain et que la route de Schamaki à Tourmauchaïa était facile, nous projetâmes de la suivre en chassant, et en chassant au faucon. C’était déjà un avant-goût des mœurs du moyen âge, que nous allions retrouver dans toute leur poésie sauvage en Mingrélie.
Deux fauconniers vinrent se mettre à nos ordres de bon matin, ainsi que les noukers avec leurs chiens. Nous montâmes à cheval et nous partîmes. La campagne commençait à se montrer moins dévastée que de Bakou à Schamaki ; de grands arbres apparaissaient de place en place, et on voyait dans le lointain apparaître des forêts. Nous arrivâmes à l’endroit où nous devions chasser ; quelques Tatars nous y avaient devancés avec des chiens.
Je m’étais approché des faucons pour examiner leur costume de chasse, qui était plein de fantaisie. Sur le capuchon en cuir qui recouvrait leur tête, était fixée une petite tige en métal qui retenait quelques plumes de différentes couleurs, tandis que des houppes de soie descendaient le long de cette coiffure de la façon la plus coquette. J’avais, depuis Astrakan, admiré plus d’une fois la manière pittoresque dont chaque chasseur se plaît à orner son faucon favori ; mais plus nous avancions vers la Géorgie, plus ces petits détails devenaient élégants. Il en était de même des ornements que portaient les chevaux. C’est qu’au farouche Tatar du Daghestan, au Lesghien du versant méridional du Caucase se mêlaient déjà le Persan, l’ancien possesseur du pays, le commerçant arménien, et enfin le Géorgien grand seigneur dont le beau profil nous surprenait à chaque instant.
Rien de plus intéressant que la chasse au faucon. Dès que l’oiseau se sent débarrassé de son capuchon, il part comme un trait et fond sur sa proie. D’un seul coup d’œil il a embrassé le steppe et reconnu l’ennemi dont il doit se saisir. Aucun danger ne l’arrête. Il fond sur une troupe d’oies sauvages ou d’outardes, s’attache à celle qu’il a choisie, malgré les cris et les coups de bec de toute la troupe, et se faisant un rempart des ailes mêmes de sa victime, attend que son maître vienne à son secours. Celui-ci, en effet, arrive au galop, en frappant sur un petit tambour attaché à sa selle, met en fuite les oies, et délivre le faucon auquel il donne immédiatement la cervelle du gibier qu’il a tué. C’est la part de l’oiseau, qui ne lâcherait pas prise s’il ne l’obtenait.
Nous fîmes une razzia de faisans, grâce à l’intrépidité et à l’adresse de nos faucons : je regrettais de ne leur donner pour récompense de leurs exploits et du plaisir qu’ils nous avaient procuré, que quelques morceaux de viande crue.
Après avoir tué aussi quelques lièvres, nous quittâmes nos chasseurs et reprîmes notre chemin, abondamment pourvus de provisions. Nous n’avions pas à craindre la famine jusqu’à Noukha. Il est positif qu’un voyageur inexpérimenté, qui n’aurait pas recours aux ressources de la chasse, courrait risque de souffrir de la faim. La plupart des maisons de couronne et des stations n’ont pour tout approvisionnement que de l’eau et du feu. Je veux parler d’un voyageur européen, qui est habitué à se nourrir et qui regarde un morceau de pain comme un objet de première nécessité. Il n’en est pas de même du Russe ou de l’indigène, qui sont d’une sobriété telle que, dans les plus longs voyages, leur seule préoccupation sérieuse est d’avoir du thé ; le reste vient quand il plaît à Dieu, et n’est considéré que comme du superflu.
Nous commencions à descendre. Nous avions à notre droite des vallées immenses et une grande chaîne dont les sommets étaient couverts de neige et dont les nuages nous voilaient la base. À gauche, nous apercevions des lointains immenses, dont il était impossible de distinguer les détails à cause de la hauteur où nous nous trouvions. Après une heure de course, le chemin fit un coude, et nous nous mîmes à descendre plus rapidement. Nous étions sur une rampe à pic, où la route, pour être praticable, allait en serpentant jusqu’à la base de la montagne. C’était à donner le vertige. Après avoir fait encore une course d’une demi-heure au galop, nous nous retournâmes pour mesurer de l’œil l’espace parcouru, et nous ne pûmes nous empêcher d’être pénétrés d’admiration pour le tour d’adresse que nous venions de faire sans nous rompre le cou. Il est vrai que notre tarantasse était allé une fois se coucher dans un fossé, mais ce n’était qu’on détail sans importance, puisqu’il n’en était résulté aucun mal. Le danger auquel on échappe passe si vite !
Nous étions à la Nouvelle-Schamaki, située sur le versant opposé de la montagne que nous avions dû franchir en quittant la capitale du Chirvan. Rien de curieux dans cette ville, composée de quelques cabanes éparses au milieu des vergers, si ce n’est sa jolie situation. Les environs où l’on dit que la culture du mûrier pourrait réussir et même prendre de l’importance, sont stériles et insalubres. Sur la seule place de la ville, nous vîmes un boucher tatar assis à côté d’un tronc d’arbre dont il avait fait son étal. À chacune des branches il avait suspendu des morceaux de mouton qui sollicitaient des acheteurs. Autour de l’établissement, assis en cercle, une vingtaine de chiens attendaient patiemment les os dont le marchand ou la pratique voudraient bien les gratifier. Il eût fallu là le pinceau de Decamp.
Aussitôt les chevaux attelés, nous partîmes à travers le plus beau paysage du monde, et, suivis de notre escorte, nous arrivâmes à Noukha.
Noukha, une des plus charmantes villes, ou plutôt le plus charmant village que j’aie vu de ma vie ! Il est situé sous une forêt d’arbres gigantesques, ce qui fait que pendant la chaleur de l’été, — et elle est grande au Caucase[7], — on y jouit d’une température toujours fraîche. La principale rue sert de lit a une petite rivière, si l’on peut appeler ainsi les 15 ou 20 centimètres d’eau vive qui descendent de la montagne. Les autres rues sont aussi traversées par des ruisseaux qui arrosent les jardins. Il n’y a qu’un inconvénient à Noukha, si séduisante d’ailleurs : c’est que les Lesghiens y font de fréquentes invasions, ce qui oblige à se promener avec le kangiar et les pistolets à la ceinture. Chaque maison est crénelée comme une forteresse ; on y a toujours des chevaux sellés Tous les soirs, les troupes de la forteresse sont sur pied, prêtes à tout événement. Le premier soin qu’on prit à notre arrivée fut de mettre une sentinelle devant notre maison, de peur que nous ne fussions enlevés pendant la nuit.
À notre première visite au bazar, qui est à ciel ouvert, comme la forteresse, nous vîmes des Lesghiens ennemis qui venaient vendre des draps indigènes, les seuls qui résistent aux arbres épineux du pays ; d’autres vendent des armes, des cocons et de la soie filée. La Russie tolère ce commerce, en vue d’amener un rapprochement entre les Lesghiens et les Russes. L’industrie de la soie est la plus répandue sur le versant méridional du Caucase. Noukha possède une fabrique de tissus, une des plus importantes de la contrée. Un grand nombre d’ouvriers sont employés à la broderie des draps, des chaussures, des selles. Ce sont eux qui brodent une partie de ces magnifiques selles qu’on trouve dans tous les bazars d’Orient.
Nous avions reçu un excellent accueil du prince Tarkanoff qui depuis longtemps fait, pour le compte de la Russie, la guerre aux Lesghiens et commande le poste militaire de Noukha. Nous retournâmes, après notre visite du bazar, à l’habitation du prince. La nuit arrivait. Nous fûmes étonnés de trouver une quarantaine de soldats russes, tout équipés, dans la cour. Le prince nous expliqua que cette mesure de prudence, nécessaire en tout temps, était cette fois d’autant plus indispensable qu’on s’attendait cette nuit même à une attaque dirigée sur la fabrique de soie. Nous avions une excellente occasion de nous renseigner exactement sur ces montagnards, ennemis irréconciliables de la Russie : nous en profitâmes. En prenant le thé avec le prince et ses officiers, nous fîmes tomber la conversation sur les guerres du Caucase, sur les mœurs, les coutumes des terribles Lesghiens.
Les Lesghiens du Chirvan sont le même peuple que les Tatars dans le Daghestan. Quelle est leur origine ? S’il faut en croire les conjectures des savants, ils seraient, comme les autres peuplades du Caucase, les héritiers de l’arrière-garde d’Attila, abrités depuis quinze cents ans dans les refuges inaccessibles de la montagne. Ils ont résisté pendant des siècles aux Turcs et aux Persans. Ils tiennent encore en échec la puissance moscovite, qui, dans le Caucase, a trois ennemis à combattre, le climat, la montagne et le Tchetchen.
Le climat, en effet, dont nous avons nous-mêmes senti la rigueur, est un obstacle à la continuité de la guerre et une protection pour les tribus caucasiennes. Aux grandes chaleurs succèdent les froids les plus vifs. Pendant l’hiver, il s’élève tout à coup des ouragans (appelés chasse-neiges ou métels) qui soulèvent des tourbillons de neige, interceptent complètement la vue, et font tournoyer sur eux-mêmes les hommes et les animaux, sans qu’ils puissent avancer d’un pas. Ces tourmentes se prolongent quelquefois des huit ou quinze jours. On dit que des troupeaux de chevaux et de moutons ont été ainsi entraînés, poussés sur les plages du littoral de la mer Caspienne et noyés dans la mer. Un journal russe affirmait qu’en 1827, les Kirguises avaient ainsi perdu, par suite d’un violent chasse-neiges, plusieurs milliers de chevaux, de bêtes à cornes, de brebis et de chameaux.
On conçoit que les hauteurs et les gorges du Caucase soient aussi pour les tribus indépendantes un secours qui leur permet de prolonger la lutte. Je me rappelle une relation russe où Schamyl, causant avec un parlementaire, envoyé du tsar, s’exprime ainsi : « Je ne dois pas me comparer, je le sais, à de grands souverains : je ne suis que Schamyl, un Tatare ; mais mes boues, mes forêts et mes défilés me rendent plus puissant que bien des monarques. Si je le pouvais, j’enduirais d’huile sainte chaque arbre de mes forêts, et mêlerais de miel odorant les boues de mes chemins, tant j’en fais cas. Ces arbres et ces chemins font ma force. » Un jour il dut lui-même son salut aux flancs de ses montagnes. Toutes les issues étaient gardées par les Russes ; il semblait qu’un dût le prendre dans la caverne où il s’était réfugié avec quelques-uns des siens. Mais cette caverne avait une ouverture sur le fleuve Koysou : avec quelques planches, les réfugiés firent à la hâte un radeau, le lancèrent sur le fleuve qui coulait au-dessous d’eux, sautèrent dessus et échappèrent ainsi à leurs ennemis.
Aussi les Russes s’efforcent-ils d’occuper le territoire des Caucasiens et de les refouler dans un cercle toujours plus étroit. Quand ils ont fait un pas en avant, quand ils se sont emparés d’un aoul (village), ils le brûlent, et si la situation est avantageuse, ils y établissent un fort. Cette ligne de forteresses va toujours s’allongeant, et des détachements la parcourent sans cesse. Néanmoins les Tchetchens[8] la franchissent journellement, descendent au galop dans la plaine, enlèvent quelques bestiaux, égorgent un ennemi sans défiance, et rentrent dans leurs retraites avant qu’on ait eu le temps de prendre les armes. Les Cosaques eux-mêmes sont souvent tués et pillés par eux ; ils n’osent s’éloigner de leurs villages fortifiés. Le laboureur mène sa charrue, la carabine sur l’épaule. « Les amis de nos ennemis sont nos ennemis », telle est la maxime des Lesghiens.
En 1854, les montagnards fondirent à l’improviste sur le château du prince David Tchavtchavadzé, le pillèrent, y mirent le feu et emmenèrent prisonniers les habitants du château, vingt et une personnes : parmi elles se trouvaient la princesse Anne Tchavtchavadzé, et sa sœur la princesse Varvara Orbéliani, petites-filles de Georges XIII, dernier souverain de la Géorgie, et dames d’honneur de l’impératrice. Les cinq enfants de la princesse Anne, malgré leur jeune âge, étaient au nombre des captifs. Il fallut faire un trajet de trois jours, tantôt à pied, tantôt à cheval, par des chemins affreux, au milieu des rochers et des broussailles, quelquefois dans le désordre d’une retraite ou d’une fuite au galop sous la fusillade des postes russes : la fille de la princesse y périt. Les prisonnières restèrent huit mois au pouvoir de Schamyl et furent enfin échangées, après de longues négociations, contre le fils de l’iman, qui était lui-même prisonnier des Russes.
J’ai été témoin des précautions qu’il est nécessaire de prendre contre ces hardis coups de main. Le prince Tarkanoff a un fils d’une douzaine d’années qui est constamment gardé a vue. On sait qu’au moindre relâchement de surveillance, les montagnards ne manqueraient pas de s’en emparer pour obtenir du prince une bonne rançon. Le jeune homme, d’ailleurs, s’exerce tous les jours au maniement des armes, et, malgré son âge, il est déjà en état de ne pas se laisser prendre facilement.
Quand les Lesghiens sont poursuivis et qu’ils ne peuvent pas emmener leurs prisonniers, ou bien quand ils n’ont pas l’espoir d’obtenir d’eux une rançon, ils les tuent, plutôt que de les abandonner. Ils ne leur coupent pas la tête, comme on le fait encore dans le Daghestan, mais ils emportent la main droite et en ornent la façade de leurs maisons. Ils ont soin d’embaumer les membres qu’ils veulent ainsi conserver. Les plus fervents vont les clouer à l’intérieur des mosquées.
La vengeance s’exerce chez les Lesghiens avec la même fixité de résolution, avec la même perfidie qu’en Corse. Rien n’est plus redoutable qu’un abreck, c’est-à-dire un montagnard qui a fait le serment de tuer un certain nombre d’ennemis qu’il fixe lui-même. M. Charles Reboul, qui a accompagné en volontaire le prince Bariatinski dans une expédition contre les montagnards du Caucase, s’exprime ainsi à cet égard : « Dès qu’un abreck a prononcé son terrible serment, il ne s’appartient pour ainsi dire plus ; il est tout entier au but qu’il s’est proposé d’atteindre. Muni des provisions nécessaires à son existence pendant plusieurs jours, il va se poster sur un lieu de passage ou auprès de quelque forteresse. Là, blotti dans un buisson, invisible à tous les regards, il attend, comme un chasseur à l’affût, que le gibier humain s’offre à portée de son arme ; son coup de feu lâché, il s’esquive furtivement, à moins que les circonstances ne lui permettent de dépouiller sa victime. L’abreck ne revient chez lui que pour renouveler ses provisions, et cette existence continue jusqu’au jour où son vœu est entièrement accompli. La prudence des Russes déjoue bien quelquefois ses projets ; mais pour un abreck tué, combien de victimes de ce fanatisme ne compte-t-on pas !… Le Tchetchen tue pour voler avant tout ; toutefois, si c’est un chrétien que sa balle a frappé, il espère que cet acte méritoire lui sera compté après sa mort. »
On ne peut lire de tels récits sans se représenter le Tchetchen comme un brigand, comme un barbare dépouillé de tout sentiment humain, dont l’extermination ne doit inspirer aucun scrupule, aucun regret. On se tromperait cependant, si l’on portait un tel jugement sur les peuples du Caucase. Après avoir montré la haine et la cruauté dans ces cœurs sauvages, il est juste d’y constater aussi certaines qualités chevaleresques, héroïques même, pleines de grandeur et de poésie. L’amour de la patrie, de leurs steppes et de leurs montagnes est profondément enraciné dans ces âmes que la civilisation n’a pas encore amollies. On raconte l’histoire d’un jeune montagnard qui avait été enlevé dans son enfance par les Russes et qui servait dans l’armée du tsar[9]. Son intelligence et sa fidélité lui avaient valu les épaulettes d’officier. Il est un jour chargé d’une mission dans le Caucase. Il part, il revoit le Térek[10], le fleuve aimé des Tchetchens, et l’amour de son pays, qui n’était qu’endormi dans son cœur, se réveille tout à coup. Il n’a pas la force de quitter les steppes où ses pères ont vécu et où il respire l’air vivifiant de la liberté. Tous les charmes de la civilisation, l’honneur militaire lui-même n’y peuvent rien. Il écrit au tsar que la voix du fleuve l’a appelé et que ses pieds sont liés au sol natal.
Les Tchetchens ne sont pas étrangers au sentiment de l’amitié. Il arrive même que deux hommes, appartenant à des peuplades ennemies, pris d’une admiration réciproque pour le courage qu’ils ont déployé sous les yeux l’un de l’autre, se jurent fidélité ; L’un d’eux s’en va passer plusieurs jours sous le toit de son kounak (ami), et l’on assure qu’il n’y a jamais eu d’exemple de trahison. Il arrive même, dit-on, que des officiers russes ont fait preuve de tant de bravoure, de tant d’intrépidité aux yeux de leurs ennemis, que ceux-ci conçoivent pour eux une sorte de respect superstitieux, les laissent se promener librement dans le pays et même pénétrer dans leurs villages.
Un voyageur, M. Wagner, rapporte, à propos des sentiments moraux qu’il a constatés chez les barbares caucasiens, un trait qui mérite d’être cité : Dans un engagement des Russes et des Tchetchens, un vieux montagnard avait été blessé et était resté sur le champ de bataille. Un chirurgien de l’armée russe le recueillit chez lui, le soigna et le guérit. Le prisonnier était si vieux, paraissait si faible, qu’on ne redoutait guère son évasion et qu’on ne jugeait pas nécessaire de le priver de sa liberté. Un jour qu’il semblait prier au bord d’un fleuve, il se jeta à l’eau et disparut. Cinq ans après cette aventure, un jeune Tchetchen se présenta chez le chirurgien qui avait autrefois sauvé la vie au vieux guerrier du Caucase, et il le supplia de le suivre : son grand’-père, disait-il, était malade, et il allait mourir, faute de soins. Comme le chirurgien refusait, le jeune homme insista, supplia, et, à force de prières, obtint ce qu’il demandait. Ils partirent. Quand ils furent en chemin : « Prends mes pistolets, dit le jeune guide à son compagnon, et au moindre signe de trahison, tue-moi. » Arrivé chez le prétendu malade, le chirurgien reconnut en lui le vieillard qu’il avait autrefois recueilli et soigné. Il apprit que le camp russe devait être le lendemain attaqué et pillé par les montagnards : c’était pour lui sauver la vie que son hôte l’avait appelé avec tant d’insistance, et que maintenant, volontairement ou non, il le retenait dans sa cabane. Le lendemain, en effet, une bande de Tchetchens revint avec un riche butin et des prisonniers, et le chirurgien fut libre de retourner parmi ses compatriotes, sur un magnifique cheval que son hôte le força d’accepter. Depuis il n’entendit plus parler de son étrange bienfaiteur : la dette de reconnaissance était payée.
Mais le trait le plus saillant qui distingue les Caucasiens, c’est leur indomptable courage. Ils ne vivent que pour la guerre. Dès l’enfance, ils s’exercent à monter à cheval, à manier les armes. Bien que tous ne fassent pas partie de l’armée régulière, tous doivent être en état de défendre l’aoul et au besoin de se mettre en campagne. Les cavaliers réguliers (sous l’administration de Schamyl il fallait un cavalier par dix familles, les neuf autres devant fournir l’équipement et l’entretien) sont toujours armés et prêts à monter en selle. Voici le commencement d’une chanson circassienne : « Si tu songes aux fiançailles, que ta fiancée soit ton épée, et si tu as une dot toute prête, achète un cheval avec ta dot. » Les trois derniers chefs qui ont commandé les peuplades du Caucase ont fortifié et exalté leurs instincts belliqueux en y mêlant l’enthousiasme religieux. C’étaient des prêtres guerriers. Mollah-Mohammed transmit à Khasi-Mollah le glaive qu’il tenait de la volonté d’Allah. Khasi-Mollah périt en 1832, à Himry, couvert de blessures, sanglant, à genoux, priant et encourageant les siens ; ses murides se firent tuer jusqu’au dernier[11]. Schamyl survécut, se sauva, et l’on sait qu’il fut non-seulement le chef militaire, mais encore le prophète du Caucase. « Mahomet est le premier prophète d’Allah, Schamyl est le second prophète ! » Tel était l’unique article de foi des Tchetchens et des Tcherkesses[12]. Voici un fait qui s’était passé quelque temps avant notre arrivée et qui peint l’héroïsme des Lesghiens : Les Russes assiégeaient l’aoul de Bégitte (dont le dessin, qui m’a été donné par un des officiers présents à l’action, est d’une parfaite exactitude). La résistance était aussi opiniâtre que l’attaque était terrible. Les murs de l’aoul tombaient à vue d’œil sous les boulets des Russes. Tout à coup les assiégés arborèrent le drapeau parlementaire. Le feu cessa de part et d’autre, et l’on vit s’avancer vers les lignes impériales deux guerriers lesghiens avec une femme portant dans ses bras un objet enveloppé de linges, dont on ne distingua pas d’abord la nature. Les deux parlementaires et la femme arrivèrent auprès de l’officier supérieur, qui leur demanda le but de leur démarche. L’un des hommes dit qu’ils voyaient bien qu’ils étaient perdus, qu’eux et leur village allaient tomber au pouvoir des Russes, mais qu’ils aimaient mieux mourir que de se rendre. Tandis qu’il parlait, la femme s’était avancée et avait découvert l’objet qu’elle portait : c’était un enfant nouveau-né. « Avant de mourir, reprit le guerrier, nous venons vous demander s’il ne se trouverait pas quelqu’un parmi vous qui voulût prendre et adopter ce petit enfant, dont voici la mère ; nous ne voudrions pas le voir périr avec nous. »
On accepta l’enfant, avec promesse de l’élever, puis, quelques instances que l’on fît auprès de ces malheureux pour les engager à se rendre, à sauver leur vie, ils s’en allèrent tous trois et regagnèrent leur village. Le combat recommença avec acharnement de part et d’autre, enfin l’aoul fut emporté et incendié. Personne ne s’était rendu.
Ne conçoit-on pas que le poëte russe Lermontof, envoyé comme officier à l’armée du Caucase, ait conçu une vive admiration pour de tels hommes, et les ait pris, ainsi que la nature grandiose où ils vivent, pour sujet de ses chants ?
« Salut, Caucase au front blanchi !… Ô libre terre des montagnes, tu es sauvage, mais que tu es belle ! Tes hauteurs escarpées sont des autels, et quand les nuages du soir volent de loin sur tes cimes, tantôt c’est comme une vapeur bleue qui t’enveloppe, tantôt on dirait des ailes flexibles qui se balancent au-dessus de ta tête, tantôt on croit voir passer des ombres ou se dresser des fantômes, de ces fantômes qui apparaissent dans les songes… cependant que la lune brille solitaire dans les bleus espaces du ciel. Combien j’aime, ô Caucase, et tes belles filles sauvages, et les mœurs guerrières de tes fils, et, au-dessus de tes sommets, les profondeurs transparentes de l’azur, et la voix terrible, la voix toujours nouvelle de la tempête, soit qu’elle mugisse sur tes hauteurs, soit qu’elle gronde au fond de tes abîmes, une clameur éveillant au loin une clameur, comme le cri des sentinelles au sein de la nuit.
« Sauvages sont les races de ces sauvages abîmes. C’est dans la lutte qu’ils naissent et pour la lutte qu’ils grandissent. L’enfant entre dans la vie en combattant ; en combattant l’homme achèvera sa tâche. Ils n’ont qu’un mot d’ordre : l’ennemi ! le Russe ! C’est avec ces mots-là que la mère, son enfant sur les genoux, lui souffle au cœur une courageuse épouvante. Aussi l’enfant même, le faible enfant, ne connaît pas de merci. Fidèle est l’amitié, plus fidèle encore est la vengeance. Là il ne coule pas une goutte de sang qui ne soit vengée à l’heure dite. Mais l’amour aussi, comme la haine, est un amour sans mesure. »
Il est impossible de voir les Lesghiens sans être frappé de leur noble aspect. « C’est ainsi que je me représente, dit M. Wagner, un Cid Campéador, un Franz de Sikkingen, un chevalier Bayard. » Ils portent un costume moins sombre que les Tatars du Daghestan. Il se compose d’une tcherkesse de drap jaune, gris ou blanc, avec les deux rangées de cartouches sur la poitrine, par-dessus une bechemette en soie rouge, de guêtres bordées d’argent et d’une chaussure sans semelle, commode pour des gens toujours à cheval. Ils ont pour coiffure un large papak blanc ou roux. Mais ce qui relève singulièrement leur costume, ce sont les armes étincelantes dont ils sont couverts, fusil, pistolets, kangiar et schaska. Quelle que soit la simplicité du reste de l’habillement, si le maître n’est pas riche, les armes sont toujours magnifiques. S’il veut avoir un kangiar (poignard), par exemple, il achètera d’abord la lame, puis le fourreau ; puis, quand il le pourra, il fera mettre une garniture d’argent d’abord au manche, ensuite sur toute la surface du fourreau. Il en sera de même pour toutes les autres armes. Il est rare que leur propriétaire les ait achetées avec tous les ornements dont on les voit chargées. Leur embellissement est son œuvre de prédilection, sa préoccupation constante.
Pendant que nous étions à Noukha, on nous présenta un Caucasien appartenant à la curieuse peuplade des Oudiouks. Cette tribu se compose de trois à quatre mille familles, qui parlent une langue à part, sans analogie, dit-on, avec aucune langue connue. Leur histoire se perd dans la nuit du passé. Ils ne savent d’où ils viennent, ils n’ont jamais été, aussi loin que remontent leurs souvenirs, ni plus ni moins nombreux.
Celui qu’on nous a présenté, interrogé par nous sur son origine, répondit que les Oudiouks descendent probablement d’un des petits-fils de Noé, resté en Arménie après le déluge, et que leur langue est sans doute celle des patriarches.
Les Oudiouks habitent deux villages à une trentaine de verstes de Noukha. Un certain nombre d’entre eux ont adopté la religion musulmane ; d’autres les cultes grec et arménien.
Le Caucase avec ses vallées profondes et ses plateaux inaccessibles a été de tout temps un refuge pour les persécutés. Dans le centre de la Circassie on retrouve encore des descendants de nos anciens croisés, portant la croix blanche sur la poitrine, le casque, le bouclier et l’épée en croix. Le seul progrès accepté par eux est le long fusil garni en argent et dont la batterie est à silex : le fusil à pierre est, d’ailleurs, le seul adopté dans tout le Caucase, malgré l’exemple de l’armée russe qui se sert du fusil à percussion.
Le lendemain de notre visite au bazar et de la soirée que nous avions passée chez le prince Tarkanoff, nous fîmes, accompagnés d’une bonne escorte, une excursion dans l’intérieur des montagnes. Je voulais dessiner quelques aouls fortifiée, car de ce côté du Caucase ils ont une physionomie toute particulière. Chaque maison est crénelée, et le toit est une terrasse, ce qui permet à ses défenseurs de se porter facilement d’un toit sur un autre. Les ruelles sont très-étroites et d’un accès difficile. Ces villages sont presque tous construits sur des hauteurs, et un grand nombre d’habitations sont situées à pic sur des escarpements qui dominent l’abîme ; les balcons sont soutenus par de mauvaises charpentes. On dirait que les habitants choisissent à plaisir les lieux les plus dangereux, mais en même temps les plus inaccessibles, sans doute afin d’éviter les surprises.
Quoique Noukha soit une place de guerre, exposée à des alertes continuelles, ses habitants n’en aiment pas moins le plaisir. Nous assistâmes à une soirée où les dames dansèrent les danses du Caucase et quelques contredanses françaises. Nous eûmes aussi le spectacle d’une danse indigène exécutée par trois hommes, l’un armé ou orné de deux massues, le second d’un arc dont la corde était chargée d’anneaux de fer, et le troisième porteur de ses grâces personnelles. Ces trois gaillards se trémoussèrent pendant une heure entière sans paraître le moins du monde fatigués ; il semblait pourtant, au train dont ils y allaient, que l’homme le plus robuste n’y eût pas résisté.
On nous donna ensuite le spectacle d’une lutte, qui fut en tout semblable à celles que l’on peut voir en France.
Puis vint un combat de deux béliers. Ils échangèrent des coups de tête à défoncer une locomotive, puis l’un des deux tourna bride et fut reconduit par son adversaire d’une telle façon qu’il devra s’en souvenir toute sa vie, si toutefois il n’a pas trépassé le lendemain.
Je ne veux pas oublier de citer parmi les merveilles de Noukha le petit palais persan situé dans l’enceinte de la forteresse : il a été construit par le dernier khan, peu de temps avant la conquête russe. Il est orné à l’intérieur et même à l’extérieur d’une multitude de petites glaces qui pendent comme des stalactites de cristal.
Si nous n’avions été forcés d’aller en avant, nous serions restés à Noukha. C’est là un des coins de la terre où l’on voudrait fixer sa vie, et je comprends que l’on se soit si souvent disputé ce charmant pays. Enfin il fallut se décider, et encore ne partîmes-nous que dans l’après-midi. Nous avions voulu, avant de nous éloigner, revoir une dernière fois ce qui nous avait tant séduit, et nous ne fîmes ce jour-la qu’une station. Nous couchâmes à Babarasminskaia, à douze verstes de Noukha, qui se trouvait encore en vue et vers laquelle nous ne cessions de tourner les yeux.
Le lendemain nous gagnâmes tout d’une traite Tzarki-Kalotzy, poste militaire très-important. Nous devions voir, à côté, le château de la fameuse reine Thamara. La reine Thamara est devenue un personnage légendaire dont on mêle le nom à tout ce qui se voit ou se raconte dans le pays. Tous les événements obscurs, dont la tradition perpétue le souvenir, lui sont attribués. Toutes les ruines ont été ses palais.
Ce qui est incontestable, c’est que le château est dans une situation magnifique. Il domine toute la vallée de l’Amazan. C’est ce qu’on peut appeler sans métaphore un nid d’aigle. Aucun souvenir, aucune légende ne nous apprend son passé. Les ruines parlent seules, et racontent à l’imagination charmée la plus émouvante des histoires.
Non loin de Tzarki-Kalotzy, on voit deux rochers qu’on appelle la montagne d’Élie. C’est de là que, selon la tradition, le prophète est monté au ciel.
Nous repartons. Le paysage continue d’être magnifique. Nous avons toujours à notre droite la grande chaîne du Caucase. Le lendemain, le paysage change d’aspect ; les arbres deviennent plus rares ; la campagne se dépouille de plus en plus. Nous courons à toute volée sur des plateaux sans verdure, dans des gorges désolées, et pourtant nous sommes en Géorgie, et nous approchons de sa capitale.
Nous avions grande hâte d’arriver à Tiflis, mais à la station de Magorskaïa, nous nous vîmes dans l’impossibilité de poursuivre notre route. Ce qui nous était déjà arrivé vingt fois dans le cours de notre voyage se renouvela. On manquait de chevaux. Une dizaine de voyageurs attendaient comme nous.
Le smatritel (maître de poste) nous tourna le dos sans façon quand nous lui adressâmes notre requête. Nous étions arrivés sans escorte (depuis la dernière station, le danger n’existant plus, nous voyagions seuls), et cette circonstance faisait que ce brave fonctionnaire nous prenait pour des gens de peu d’importance.
Nous étions trop habitués à de pareils procédés pour y prendre garde, et nous prîmes la résolution de nous servir nous-mêmes. Nous allâmes aux écuries : elles étaient vides. Il n’y avait dans la cour que les chevaux qui nous avaient amenés. Force nous fut donc de rentrer dans l’unique salle de la station, nous résignant à passer vingt-quatre heures, et peut-être plus, avec nos nouveaux compagnons.
On fait vite connaissance quand on est frappé d’une même infortune. Notre premier soin fut de nous consoler en soupant ensemble. Nous mîmes en commun les provisions que chacun de nous avait apportées, et, pendant ce repas improvisé et tout fraternel, nous liâmes conversation. Nous ne fûmes pas longtemps sans apprendre que le smatritel était un parfait voleur, rançonnant de son mieux les voyageurs, et surtout les voyageurs impatients, ce qui confirma les soupçons que nous avions déjà conçus en voyant la facilité avec laquelle on nous avait laissé visiter les écuries.
Je sortis doucement avec Kalino, notre interprète, et nous allâmes fureter partout. Ce ne fut pas peine perdue, car nous découvrîmes bientôt un grand hangar, dont la porte basse avait d’abord échappé à notre attention. Nous l’ouvrîmes : quatorze chevaux s’y trouvaient rangés. Comme ce pouvaient être des chevaux appartenant à la poste précédente et se reposant avant de se remettre en route pour y retourner, nous les tâtâmes sous le ventre afin de savoir s’ils étaient en sueur, ce qui aurait confirmé notre supposition : ils étaient parfaitement secs. Nous en fîmes sortir immédiatement six. J’ai oublié de dire que le maître de poste nous avait offert d’en envoyer emprunter à des paysans moyennant une somme qui nous avait paru fort exagérée. Quand il nous entendit sortir et vit à quelle occupation nous étions en train de nous livrer, il accourut en fureur. Il fallut donc en venir à lui donner des explications, ce dont Kalino se chargea avec l’aide d’un excellent fouet dont il avait eu la précaution de se munir. En quelques minutes, l’affaire était arrangée ; mais comme nous n’avions pu nous mettre d’accord sans troubler un peu le silence, nous avions attiré l’attention des autres voyageurs, qui, à leur tour, s’emparèrent des huit chevaux qui restaient. Nous partîmes, accompagnés des bénédictions de tous ceux qui avaient pu faire atteler leurs telègues.
Nous voyageâmes toute la nuit par des chemins affreux. Ce ne fut que dans la journée du lendemain que nous aperçûmes une vallée, dans laquelle un peu de vapeur et quelques points blancs, se détachant sur l’uniformité du fond, nous annonçaient la ville de Tiflis.
Nous ne l’aurions pas crue si près, malgré notre grand désir d’arriver, car le pays qui nous entourait donnait une idée peu satisfaisante de ces belles campagnes géorgiennes que notre imagination avait d’avance ornées de tant d’attraits. Nous n’avions sous les yeux qu’un sol inculte, désert, une terre aride et comme brûlée ; pas un arbre ; aucune de ces habitations de plaisance qui ordinairement environnent une grande ville. On eût dit que la guerre venait de passer par là et avait laissé partout des traces de ses ravages. Et, en effet, la pauvre Tiflis a été bien des fois saccagée. Elle s’est relevée, tous les jours la population s’est augmentée, son commerce a prospéré ; mais les forêts et les belles campagnes qui l’entouraient, où sont-elles et quand les reverra-t-on ? Quand la nature et la civilisation, poursuivant en paix leur œuvre réparatrice, rendront-elles à ce pays sa richesse et sa beauté ? Peut-être la domination russe lui procurera-t-elle enfin la sécurité nécessaire à l’exploitation du sol, tous le désirent, tous l’espèrent ; mais il faut l’aide du temps et des circonstances ; le bien ne se crée pas à volonté, il veut de lentes et persévérantes préparations. Je reviendrai sur cette question, qui est une de celles qui préoccupent le plus le visiteur étranger à la vue de cette contrée si favorisée de la nature et si abandonnée des hommes. Pour le moment, ce qui nous intéressait avant tout, c’était d’arriver, de trouver une maison, et surtout un lit ; car depuis trois mois, c’était un objet de luxe auquel nous n’avions pas pu prétendre.
Nous arrivâmes donc au grand galop sur le sommet de la dernière colline qui nous cachait Tiflis, et tout à coup le spectacle changea. Nous jetâmes tous trois un cri d’admiration. Au fond de la vallée nous apercevions la Koura[13] et la ville, avec ses maisons bâties sur les deux versants de la montagne, perchées les unes au-dessus des autres, quelques-unes accrochées et comme cramponnées aux rochers, accessibles seulement par des chemins à pic presque impraticables ; maisons russes, persanes, arméniennes ; çà et là des églises, différant entre elles comme les cultes auxquels elles sont consacrées ; tout cela formant l’ensemble le plus pittoresque et le plus amusant qu’on puisse imaginer, mais désespérant pour ceux qui n’aiment que les rues longues de six kilomètres et les maisons alignées au cordeau.
Nous descendîmes toujours en courant, et à chaque pas notre admiration augmentait. Les détails répondaient à l’ensemble. Nous étions éblouis de tous ces costumes aux mille couleurs. Nous traversâmes une grande place pleine de Persans, d’Arméniens, de Géorgiens, avec leurs tournure de grands seigneurs ; de Mingréliens élégamment coiffés de leur fronde dont ils ont fait une parure nationale. Voici maintenant des Géorgiennes enveloppées d’une grande étoffe blanche, qu’elles portent comme les Espagnoles leurs mantilles ; des Tatars, des Lesghiens, des Kurdes, des Russes, et, au milieu de cette foule, des cavaliers suivis de leurs noukers, faisant briller au soleil, maîtres et serviteurs, leurs armes magnifiques ; des chameaux chargés de marchandises, et jusqu’à des mendiants qui, drapés dans leurs loques aux couleurs éclatantes, pittoresques même dans leur misère, concourent à compléter cet incomparable spectacle.
Notre tarant asse traversa tout ce monde pour arriver sur la place du Théâtre, où notre domicile a été préparé par les soins d’un de nos compatriotes, le baron de Finot, consul de France à Tiflis.
Notre première journée fut consacrée au repos et à la causerie. Nous apprîmes qu’il y avait à Tiflis une colonie française montant à cent cinquante-trois personnes, que le théâtre donnait le soir même l’opéra des Lombards, et que nous devions assister à la représentation. Après cinq mois de course dans les steppes et les montagnes, cinq mois d’une existence aventureuse et sauvage, on ne peut se figurer combien ce retour à la vie civilisée nous fut agréable.
Nous nous attendions à trouver un théâtre un peu primitif, tout au plus comparable à la modeste scène d’une petite ville de province ; nous fûmes bien surpris en pénétrant dans une des plus jolies salles que nous eussions vues.
Jamais décoration plus élégante n’est sortie, je crois, de l’imagination d’un artiste. La décrire est chose à peu près impossible. Le peintre s’est inspiré de l’architecture persane, qu’il a su approprier aux besoins de cette chose toute moderne qu’on appelle un théâtre.
C’est au prince Gagarine que Tiflis doit cette merveille ainsi que les peintures murales de l’église de Saint-Sion, qu’il a exécutées lui-même.
Le prince ne s’est pas contenté du nom que le hasard de la naissance lui a donné, il a voulu l’illustrer encore par lui-même, et diverses publications, traitées avec un incontestable talent, l’ont fait connaître de toute l’Europe.
Nous rentrâmes après le spectacle ; nous avions besoin de repos. Nous n’avions pas vu un lit depuis notre départ de Moscou ; nous comptions bien profiter de celui qui s’offrait enfin à nous et nous savourions d’avance la douceur de notre première nuit. Ô vanité des espérances humaiues ! Malgré l’audition de l’opéra des Lombards, nous dormîmes fort mal ; notre sommeil fut troublé par le souvenir récent de nos courses dans les steppes et les montagnes. Pour mon compte, je fus toute la nuit à cheval, avec les Lesghiens et les Tatars à mes trousses, me battant avec les uns, roulant au fond des ravins en voulant échapper aux autres. Je me réveillai le matin bien plus brisé que je ne l’étais la veille ; voilà comme je passai cette première nuit de laquelle je me promettais tant de délices et que j’appelais de tous mes vœux depuis si longtemps !
Levés de bonne heure et quelque peu courbaturés, nous nous mîmes de suite en campagne, avides de visiter en détail ce que nous n’avions qu’entrevu la veille et de confirmer nos premières impressions.
Il est incontestable que si l’on se place au point de vue moderne, si l’on n’admire une ville que pour ses rues régulièrement tracées et ses maisons monumentales parfaitement alignées, on aura le droit de ne pas se déclarer satisfait de l’intérieur de Tiflis.
Mais pour des artistes qui cherchent le pittoresque, qui préfèrent la fantaisie, l’imprévu, à la correction la plus géométrique, Tiflis est certainement une merveille.
La ville, comme je l’ai dit, borde la Koura, qui la sépare en deux parties reliées par des ponts. Chaque maison s’est perchée comme elle a pu sur un sol qui va s’élevant, en partant du fleuve, non par une pente continue plus ou moins rapide, mais par bonds et soubresauts, ce qui fait que, dans certains quartiers, au-dessus du toit d’une maison, on aperçoit la base d’une autre. Quelques-unes ont pu profiter de la disposition du terrain pour s’y adosser si parfaitement que l’œil ne les en distingue plus et qu’elles ont l’air de faire partie du roc lui-même. Presque toutes ces maisons ont une terrasse pour toiture et des balcons faisant tout le tour de l’habitation à chaque étage. Dans la partie haute, quelques habitations aristocratiques se sont rangées parallèlement sur des terrains plus favorablement disposés. Le grand boulevard où se trouve le palais du prince Bariatinsky affecte la ligne droite sur une assez grande longueur ; il est planté d’arbres et offre une très-belle promenade, mais c’est à peu près le seul endroit de la ville qui ait renoncé aux caprices de la fantaisie pour prendre une apparence d’ordre et une tournure officielle. Revenons à la ville basse, à la vraie ville géorgienne.
En quittant la place du Théâtre, on descend une rue tortueuse, bordée de chaque côté de boutiques, où le maître confectionne et vend lui-même ses produits. En première ligne viennent les armuriers, qui étalent des quantités de lames, de schaskas ou de kangiars, des pistolets et des fusils ornés d’argent avec des damasquinures brunies d’un travail merveilleux. Presque tous ces dessins sont de style byzantin et d’un goût parfait. Si vous vous présentez pour acheter, l’homme quitte sa forge, fait affaire avec vous et retourne à son travail. Il fabrique et vend par lui-même, et ne se sert jamais d’intermédiaire.
Il en est de même des autres industriels : le fabricant de bonnets géorgiens en peau de mouton d’Astrakan, le tailleur qui fait les tchermesses et les bechemettes ; tous sont à la fois fabricants et marchands.
À mesure qu’on descend et qu’on s’avance vers la Koura, les professions changent successivement, car elles sont à peu près divisées par groupes et parquées séparément comme elles l’étaient chez nous au moyen âge. Si les rues avaient des dénominations, on pourrait les appeler du nom de la profession qu’on y exerce, et quand Tiflis, devenue tout à fait une capitale, mettra des numéros à ses maisons et des étiquettes à ses rues, on aura, comme à Paris, la rue des Fourreurs, la rue des Taillandiers, la rue des Orfévres, qui n’ont pas eu d’autre origine.
La rue des marchands de vins offre un spectacle assez original. Le tonneau étant un objet inconnu en Géorgie, c’est dans des outres de peau de buffle ou de mouton qu’on renferme le vin, et rien n’est plus curieux que de voir ces peaux gonflées ayant conservé presque la forme primitive de l’animal auquel elles ont appartenu.
Une chose non moins singulière, c’est la manière dont on transporte l’eau dans les rues de Tiflis. Un cheval porte sur son dos deux récipients faits de peaux de buffle, en forme de cône allongé et se terminant par deux espèces de tubes ayant chacun quelque analogie avec la trompe d’un éléphant. Ces cônes sont remplis d’eau et les deux trompes se relèvent sur le dos du cheval. Quand l’animal est arrivé devant la maison de la pratique, son conducteur introduit l’extrémité de la trompe dans le vase qu’il veut remplir, et l’eau passe ainsi du dos du cheval chez le client.
Il y a moins de fatigue à voiturer l’eau de cette manière qu’a la porter avec des seaux, et le Géorgien cherche avant tout à ne pas se fatiguer. Mais toute la peine qu’il s’épargne retombe sur le malheureux cheval. Quand la pauvre bête a fait ce métier pendant quelque temps, sous l’action de l’eau qui s’échappe de l’appareil incessamment remué et le plus souvent en mauvais état, sa peau perd peu à peu tout son poil. Rien de plus pitoyable que l’aspect de ces animaux.
Les boutiques de marchands de fruits méritent une mention particulière. Elles offrent un coup d’œil des plus agréables. Au lieu d’être entassés au hasard, les fruits sont disposés en guirlandes mêlées de feuillages, ce qui, sous les étoffes ou bannes qui mettent la rue presque complétement dans l’ombre, produit un charmant effet.
Nous arrivons au caravansérail, grand bâtiment destiné à abriter les nombreuses caravanes qui arrivent à Tiflis.
Ici nous avons sous les yeux les marchands proprement dits et un commerce bien autrement important que celui des modestes fabricants des rues. Ces marchands sont, pour la plupart, Arméniens. Tous les produits sortent des manufactures, et les boutiques où on les voit réunis ne sont plus que des magasins de vente. Malgré leur médiocre apparence, les affaires s’y font en grand, et il est telle de ces petites boutiques, parmi les plus étroites, les plus obscures, qui renferment des sommes considérables en marchandises. C’est là que tous les produits de l’Orient se donnent rendez-vous ; vous êtes à même, en les passant en revue, d’étudier l’industrie des peuples de l’Asie, et de savoir réellement si nous, Occidentaux, nous pouvons nous flatter justement d’être en progrès sur tous les points.
- ↑ Suite du Voyage à la mer Caspienne. — Voy. page 113.
- ↑ Les bords de la mer Caspienne ont un aspect si désolé, si sauvage, sous un ciel chargé de nuages, à côté d’une mer orageuse, que les employés russes y languissent d’ennui et n’y peuvent séjourner plus de deux années. Des fièvres, dues à l’humidité du climat, aux émanations des marécages, rendent souvent leur exil encore plus douloureux. Les femmes, occupées dans leurs maisons des travaux du ménage, supportent plus patiemment cette vie morne et solitaire.
- ↑ « Les sources de naphte sont au nombre de quatre-vingt-quatre, et s’étendent dans un rayon de sept verstes. Ces sources sont plus ou moins abondantes ; quelques-unes donnent par jour quinze cents kilogrammes de naphte. Le naphte surnageant toujours, il suffit de le recueillir. Après quelques heures de repos, l’eau se sépare du naphte par des ouvertures qui lui livrent une issue. Les puits de naphte noir sont éparpillés de divers côtés ; ceux de naphte blanc sont réunis dans une seule vallée ; leur produit est beaucoup moins considérable que celui des autres. Ces puits, au nombre de quatorze, ne donnent que douze cents kilogrammes par mois… Le prix du naphte blanc est beaucoup plus élevé que celui du naphte noir ; il se vend quatre-vingts francs les quatre cents kilogrammes (c’est presque quatre fois la valeur du noir). » (Le comte de Suzannet, Revue des Deux Mondes.)
- ↑ « Nous vîmes tout autour du monastère d’Atesch-Gah plusieurs fours à chaux. Les habitants apportent les pierres qu’ils veulent faire cuire et construisent une espèce de four dans lequel ils les déposent. Il suffit alors d’une étincelle pour allumer un feu d’une force telle que les pierres sont cuites dans un espace de six à huit heures ; il faut trois jours pour cuire la chaux dans nos fours les mieux disposés. Nous fîmes boucher l’entrée d’un puits qui se trouve au milieu du jardin des Guèbres ; après quelques instants, on y lança un brandon allumé qui produisit une explosion presque semblable à un coup de canon. » (Le comte de Suzannet, Revue des Deux Mondes.)
- ↑ Il va sans dire que nous exceptons de toute comparaison nos tapis des Gobelins, qui sont des œuvres d’art.
- ↑ Schamaki a des relations commerciales avec la Perse, malgré la surveillance de la Russie. On dit que les employés russes préposés aux douanes, payés d’une manière insuffisante par leur gouvernement, accordent des facilités aux contrebandiers, qui achètent leur connivence.
- ↑ C’est vers le milieu de juin que commencent les chaleurs les
plus intenses, pour continuer jusqu’aux premiers jours de septembre.
Le thermomètre s’élève alors jusqu’à 40 ou 45 degrés de
chaleur, et quelquefois même au delà. Les pluies deviennent une
exception des plus rares, et quinze jours de soleil suffisent le
plus souvent pour dessécher et brûler la brillante végétation de
fleurs printanières qui a succédé aux neiges de l’hiver. Pendant
ces trois mois de haute température, les steppes présentent un
aspect des plus extraordinaires : la couche atmosphérique, en contact avec le sol, s’échauffe tellement sous les rayons du soleil,
qu’on y observe le même phénomène que dans l’air ambiant d’un
grand foyer ; les effets du mirage se développent partout à l’horizon.
On ne voit plus que d’immenses plaines desséchées, aux teintes
grises et jaunâtres : nulle part aucune trace de vie ; le silence est
absolu. Ces chaleurs causent des souffrances insupportables aux
voyageurs. Les animaux eux-mêmes subissent leur influence. Pendant
la plus grande partie du jour, on voit partout les chevaux,
moutons et bœufs, la tête entre les jambes, serrés les uns contre
les autres, dans un véritable état de torpeur, et cherchant à se
procurer mutuellement un abri contre l’ardeur du soleil. (Voir
l’intéressant ouvrage de M. Hommaire de Hell sur les Steppes de la mer Caspienne.)
En ces temps de grande chaleur, les serpents sont tellement abondants dans les steppes, surtout dans ceux du Moghan, sur la route d’Elisabethpol, que pour empêcher les chameaux et les chevaux d’en être mordus, on prend la précaution d’entourer leurs jambes de cuir.
- ↑ Les Tchetchens et les Lesghiens sont les Caucasiens de l’est, occupant la chaîne du Caucase du côté de la mer Caspienne. Ceux de l’ouest, à partir du défilé de Dariel jusqu’à la mer Noire, sont les Tcherkesses, en comprenant sous ce nom les Kabardiens, les Abschases et les Adighés.
- ↑ Voir, dans la Revue des Deux Mondes (1853), un bel article de M. Saint-René-Taillandier sur la Guerre du Caucase.
- ↑ Nous avons dit que le Terek prend sa source au pied du Kasbek, arrose le pays des Tchetchens, et se jette par plusieurs bras dans la mer Caspienne.
- ↑ Les murides entourent le chef ; ils forment le corps des lévites, les disciples du prophète, et en même temps l’élite de l’armée.
- ↑ L’islamisme est maintenant la religion dominante chez les Caucasiens. Le christianisme s’est introduit, dit-on, vers le cinquième siècle chez les Tcherkesses et y a régné jusqu’au dix-huitième. C’est alors qu’un aventurier, émissaire de la Turquie, suivant l’opinion des Russes, Scheick-Mansour, y vint jouer le rôle de prophète et y répandit l’islamisme. Le nom de Scheick-Mansour est vénéré chez les Tcherkesses ; leurs poëtes le célèbrent dans leurs vers. « Je chante, dit le poëte et théologien Khouli-Khan, je chante Sclieick-Mansour, le héros fort, le grand semeur des champs de la croyance. Sans tache dans la vie de chaque jour et terrible au milieu de la bataille, il a ouvert le chemin de la vérité à tous les peuples du Caucase, aux Tcherkesses et aux Kabardiens, comme aux Lesghes et aux Tchetchens. Sa langue répand les germes sacrés, ses yeux dissipent la nuit de l’erreur, son épée étincelante déroule les œuvres de la foi. De pays en pays il s’avance en triomphe, fécondant le champ de l’islam avec le sang impur du Moscovite. Des bords de la mer Caspienne jusqu’aux bords des Adighés, c’est lui qui fait flotter l’étendard de Mahomet. »
- ↑ Le Kur de nos géographes, le Cyrus des anciens.