Les Immatériaux
(Jean-François Lyotard et
Thierry Chaput, 1985)
Frédéric Vincent
Les Immatériaux
(Jean-François Lyotard et
Thierry Chaput, 1985)
Frédéric Vincent
Vue du site
«Tous les auteurs».
Introduction
Cette collection de petits ouvrages sur l’histoire d’expositions met
l’accent sur des expositions organisées par des artistes, que nous
nommerons ici artiste-curateur.
Ce terme d’artiste-curateur décrit le travail d’un artiste qui
organise, pense et conçoit des projets d’exposition avec ou sans
lui comme artiste. Il s’agit de gestes artistiques, d’impulsions
données, de pratiques, de mise en place de projets.
Depuis quelques années, la question de l’organisation d’expositions par des artistes traverse les mondes de l’art contemporain,
de la recherche artistique à l’histoire de l’exposition.
De même, des artistes sont invités à concevoir des expositions
dans des institutions muséales, afin par exemple, d’en revisiter
les collections, tandis que d’autres s’investissent dans des projets
curatoriaux autres. Les frontières entre artistes, commissaires
d’exposition et critiques sont aujourd’hui devenues floues.
La réflexion engagée tentera de définir, de cerner les
artistes-curateurs et de démontrer l’importance de ces derniers,
tant dans l’organisation d’expositions que dans la création
d’expressions nouvelles.
Organiser une exposition (l’action du curating) est devenu une
pratique courante, en vue et même considérée par certains à la
mode. De nombreux artistes d’exposition ont commencé
l’organisation d’expositions de manière fortuite, le vivant comme
une expérience, une trajectoire à suivre, jusqu’à, pour certains
d’entre eux, à en faire une activité parallèle à celle de leur
pratique artistique.
Chaque volume de cette collection présente une exposition et/ou
un ensemble de projets curatoriaux d’un artiste.
Scénographie de l’exposition par Philippe Délis.
Les Immatériaux
(Jean-François Lyotard et
Thierry Chaput, 1985)
Frédéric Vincent
Visiteuse écoutant un enregistrement d’un
mix de poésie d’avant-garde.
Le casque est un prototype de la firme
Philips.
Les Immatériaux
(Jean-François Lyotard et
Thierry Chaput), 1985
Les invitations faites à des curateurs-amateurs sont aujourd’hui légion ; l’une des expositions les plus citées dans
ce domaine est sans nul doute Les Immatériaux en 1985,
de Jean-François Lyotard et Thierry Chaput.
Une exposition que l’on abritue souvent à Jean-François
Lyotard seul, mais sachons que cette dernière est davantage le fruit du travail de Thierry Chaput. Une exposition
restée dans les annales pour sa scénographie radicale et
son regard posé sur les sciences, l’art et les nouvelles technologies.
L’exposition se pose comme réponse à « l’inquiétude d’une
époque naissante à l’aube de la postmodernité1». Une exposition tant philosophique qu’artistique. L’argument de
l’exposition est « la recherche et le développement dans la
techno-science, les techniques et les arts, et aussi la politique2».
Considérée comme manifestation, sommes-nous en présence de restes des manifestations des années 1968 ?
Quoi qu’il en soit, Jean-François Lyotard propose que cette
exposition fasse non-exposition. Le sujet de la manifestation est une remise en question de la présentation des expositions, « héritières des salons du XVIIIe et des galeries3».
Les cimaises habituelles sont remplacées par des trames
qui changent d’apparence passant de l’opacité à la
transparence. La lumière est quant à elle « contrôlée ».
La mise en scène est réalisée sur une idée de
Thierry Chaput. La scénographie étant réalisée par Philippe
Délis.
Malgré cette volonté de rendre le visiteur indépendant, et
malgré la volonté de créer une visite perméable, Jean-François Lyotard et Thierry Chaput se heurtent à un paradoxe,
celui de la visite même.
Les philosophes curateurs veulent valoriser et mettre en
avant les obstacles du régime communicationnel. Ils considèrent le lieu d’exposition comme l’instrument du langage,
le langage devant être transmis par le contenu, c’est-à-dire
par les œuvres et les objets.
1. Communiqué de presse,
Les Immatériaux, Service des
archives du Centre Georges
Pompidou.
2. Ibid.
3. Ibid.
Nous sommes alors, en présence d’un hiatus, ou en présence, d’une mauvaise communication entre l’exposition,
4. Francesca Gallo est historienne
le lieu, Les Immatériaux et le public. Car, Lyotard avait préd’art. Elle a publié sa thèse en
2008. Francesca Gallo, Les Immté- vu avec ces cinq parcours, des visites partielles de l’exporiaux. Un percoso di Jean-François sition. Dès le départ, il met le visiteur dans l’incapacité de
Lyotard nell’arte contemporanea,
voir les soixante sept sites et salles de l’exposition.
Rome, Aracne, 2008.
5. Francesca Gallo, « Ce n’est pas
une exposition, mais une œuvre
d’art. L’exemple des Immatériaux
de Jean-François Lyotard », Appareil [En ligne], 10 | 2012, mis
en ligne le 20 décembre 2012,
(consulté le 10 mai 2015).
Le visiteur fait face à une aporie, même s’il passe par les
points de rencontre entre les cinq parcours, même s’il veut
court-circuiter le cheminement. Pour l’historienne de l’art
Francesca Gallo4, cette exposition « décrit une synecdoque
(la partie à la place du tout)» ou « d’auto-ressemblance5».
7. Exposition Primary Structures
: Younger American and British
Sculptors, Jewish Museum, New
York, du 27
avril au 12 juin 1966.
Quant au catalogue de l’exposition, il n’est apparemment
pas plus explicite. Malgré la complexité de l’exposition, Les
Immatériaux entre dans l’histoire des expositions aux côtés
des expositions mythiques comme Dylaby6, Primary Structures7, ou encore When Attitudes become form8.
Mais quelles en sont les raisons ? Serait-ce dû à la notoriété du philosophe ? Ses écrits ont largement dépassé les
frontières hexagonales. Toutefois le sujet y est pour beaucoup dans le succès de l’exposition.
8. Live in Your Head: When Attitudes Become Form (Works
– Concepts – Processes – Situations –Information), Kunsthalle
de Berne, du 22 mars au 27 avril
1969.
Le catalogue ressemble finalement assez bien à l’exposition. Il n’en n’est pas une version papier, il est un prolongement, une extension. Un catalogue en deux volumes présentés dans une pochette en aluminium. Le premier volume
intitulé : Épreuves d’écriture, proposant des textes.
6. Exposition Dylaby, Stedelijk
Museum, Amsterdam, septembre
1962.
Le second volume intitulé :Album et Inventaire, présentés
sous chemise à emboîtage carton, avec dans une première
pochette, un album et dans une autre pochette avec des
planches du dit Inventaire.
Le volume Épreuves d’écriture n’est pas une suite d’articles
écrits par d’éminents spécialistes, comme dans tous les
catalogues, mais un jeu de questions et réponses à travers
les nouvelles technologies.
L’exposition et le catalogue deviennent un jeu et un enjeu.
Vingt-six personnalités, ou auteurs disposaient chez eux
d’un ordinateur Olivetti M20, une unité centrale, un écran,
un double lecteur de disquette et une unité de connexion
au réseau des PPT. Au Centre Pompidou, les communications étaient reçues via un ordinateur Olivetti M24.
Lyotard et Chaput donnèrent cinquante mots relatifs à la
problématique des Immatériaux. Les auteurs devient en
donner une définition très courte. Ces définitions étaient
stockées dans une mémoire centrale au centre Pompidou.
Les auteurs avaient accès à cette mémoire et pouvaient via
la mise en réseau des PPT enchainer, compléter ou moduler les définitions. L’expérience débuta en septembre 1984
pour s’achever en décembre. Un protocole que devaient
respecter les vingt-six contributeurs.
Dans la zone
«Tous les
auteurs», un
visiteur devant
TV Buddha de
Nam June Paik.
Le volume Épreuves d’écriture est la retranscription de ses
dialogues à distance entre ses auteurs.
Les vingt-six auteurs étaient : Hubert Astier, Nanni Balestrini, Mario Borillo, Christine Buci-Glucksmann, Daniel Buren, Michel Butor, Paul Caro, Michel Cassé, Daniel Charles,
François Chatelet, Philippe Curval, Jacques Derrida, Marc
Guillaume, Philippe Lacoue-Labarthe, Bruno Latour, René
Major, Jean-Claude Passeron, François Recanati, JeanLoup Rivière, Maurice Roche, Pierre Rosenstiehl, Jacques
Roubaud, Dan Sperber, Isabelle Stengers, Michel
Tibon-Cornillot, et Jean-Noël Vuarnet.
Visiteuse avec
un casque Philips.
Les cinquante mots proposés par Lyotard et Chaput étant :
Artificiel, Auteur, Capture, Code, Cofins, Corps, Dématérialisation, Désir, Droit, Écriture, Espace, Façade, Flou, Geste,
Habiter, Image, Immortalité, Improbable, Interaction, Interface, Langage, Lumière, Matériau, Matériel, Maternité,
Matière, Matrice, Méandre, Mémoire, Métamorphose, Miroir, Monnaie, Multiple, Mutation, Nature, Naviguer, Ordre,
Preuve, Prothèse, Réseau, Séduire, Sens, Signe, Simulation, Simultanéité, Souffle, Temps, Traduire, Vitesse et Voix.
Le volume Album et Inventaire est divisé en deux avec un
carnet nommé Album proposant les différentes étapes du
projet de l’exposition, des propositions de circulations dans
l’espace d’exposition, des plans avec annotations au feutre
de couleurs.
L’inventaire est une suite de planches avec diverses entrées
: Vestibule d’entrée, moi au théâtre, théâtre du non-corps,
matériau, nu vain, deuxième peau, l’ange, corps chanté,
corps éclaté, Infra-Mince, surface introuvable, indiscernables, matériau dématérialisé, peinture luminescente,
peintre sans corps, toutes les copies, matrice, toutes les
peaux, ration alimentaire, tous les bruits, langue vivante,
jeu d’échecs, matricule, variables cachés, petits invisibles,
architecture plane, matériel, homme invisible, habitacle,
mangeur préssé, musicien malgré lui, auto-engendrement,
creusets stellaires, ombre de l’ombre, trace de trace, espace réciproque, lumière dérobée, irreprésentable, images
calculées, odeur peinte, arôme simulé, visites simulées,
profondeur simulée, référence inversée, maternité, vite-habillé, , les trois mères, précuisiné – préparlé, monnaie de
temps, négoce peint, terroir oublié, tous les auteurs, labyrinthe du langage, mémoires artificielles,
logiques artificielles, mots en scène, séquences à moduler,
romans à faire, machines stylistiques, champ et moment
de la voix, épreuves d’écritures,, temps différé, vestibule
de sortie.
Chacune de ses planches propose texte et images en liens
avec un des sites ou zones de l’exposition.
Plus qu’un catalogue, ces deux volumes sont le complément nécessaire, si cela n’est à la compréhension de l’exposition, mais au moins à son prolongement.
Il s’agit de la première exposition qui met en avant les nouvelles technologies, les nouveaux medias, et la communication. Elle est un jalon important dans la réflexion sur
l’espace d’exposition, considéré comme une plateforme
d’échange, et préfigure ainsi l’interactivité et le rapport de
l’espace d’exposition avec internet.
Les échanges et l’accès cette mémoire centrale au Centre
Pompidou se faisait via une mise en réseau de Minitels. Le
Minitel est un terminal informatique exploité commercialement en France à partir de 1980. Il donnait accès à divers
services et préfigurait le réseau Internet.
Le succès des Immatériaux réside dans son propos, une
véritable ode à la transdisciplinarité saupoudrée de postmodernité.
Le visiteur, même s’il est un peu perdu lors de sa
visite, a l’impression de faire corps avec ce qu’il voit et entend. Les quelques objections à émettre face
à cette exposition ne sont pas dans le dispositif scénique
(peut-être anxiogène, angoissant ou perturbant), mais dans
la fascination de Jean-François Lyotard pour la technique.
Une fascination qui nous replonge dans celle d’un homme
nouveau. Nous nageons en plein Gestell heideggerien,
9.Bernard Stiegler, « The Shac’est-à-dire dans un dispositif comme dévoilement de l’esdow of the Sublime : On Les
sence de la technique. Le seul a pointer l’apparition d’un
Immatériaux », in Yuk Hui et
Andreas Broeckmann, 30 Years Gestell heidegerrien dans cette exposition, est Bernard
after Les Immatériaux : Art,
Stiegler, pour qui à travers la technique ce qui est nommé
Science and Theory, mesonpress, le logos l’est par «le biais de la tekhné – il se produit […] un
2015, p. 147.
redoublement, un doublement épokhal 9».
Ce redoublement est en relation avec « la question du tour10. Ibid.
nant, de l’épokhalité, de Kehre et finalement du Gestell10».
Dans la zone
«Indiscernables»,
trois mannequins
habillés en
policier, chirurgien et cuisinier,
suspendus à des
fils et placés sur
des fonds en
miroir.
Elvis Costello,
« Accidents will
happen », réalisation Cucumber
Studio (Annabel
Janken et Rocky
Morton).
Bernard Stiegler ajoute justement que l’approche de l’exposition, ne se fait pas seulement à travers Jean-François
Lyotard lisant Martin Heidegger, mais aussi à travers, les
lectures de Maurice Blanchot et Friedrich Nietzsche. Renvoyant aux notions de « l’exigence du retour » chez Friedrich Nietzsche, et au « changement d’époque » chère à
Maurice Blanchot dans l’entretien infini11: « Un changement
d’époque radical12», c’est-à-dire la « fin de l’histoire13».
Dans la perspective d’un avènement du communisme au
delà du communisme, l’auteur de l’entretien
infini déclare qu’écrire « devient alors une responsabilité
terrible14».
11. Maurice Blanchot,
L’ entretien infini, Paris,
Gallimard, 1969.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Jean-François Lyotard,
« Les Immatériaux, un entretien
avec Jean-François Lyotard », in
CNAC Magazine, n° 26, Paris,
Centre Pompidou, mars-avril
1985, p. 13.
N’oublions pas que l’exposition est un jeu à enjeux. Ainsi le rapport au corps est omniprésent. Il existe une relation d’entrée de jeu dans l’exposition, entre le théâtre et le
corps.
Le théâtre est un art qui privilégie le rapport au corps, sans
acteur pas de théâtre. Et pourtant à travers leurs recherches,
Lyotard et Chaput vont découvrir « que Beckett et Artaud
sont les dramaturges qui ont le plus affronté la question du
non-corps au théâtre15».
Ceci explique aussi la présence, dans les épreuves d’écritures, du mot corps et dans l’Inventaire de termes comme
: moi au théâtre, théâtre du non-corps, deuxième peau,
corps éclaté, peintre sans corps, toutes les peaux, mots en
scène.
Les deux commissaires inviteront à participer à l’exposition, Jean-Claude Fall, metteur en scène de Beckett, qui réalisera cinq dioramas montrant des jeux de scène étranges
faits de variations et d’éclairages inattendus.
Autre question soulevée par un des parcours ou site de l’exposition celui, nommé de l’ange ou de la transsexuation.
Lyotard le rappelle « on montre qu’il existe aujourd’hui la
possibilité chirurgicale de passer d’un sexe à l’autre, mais
on souhaite également faire prendre conscience qu’il s’agit
d’un vieux désir16».
De l’ange, le visiteur passe au corps chanté, c’est-à-dire
au vidéo-clip, une forme nouvelle et populaire, jugé « artistiquement intéressant17» par Lyotard. Comme ce vidéo-clip
d’Elvis Costello, « Accidents will happen18», où le corps du
chanteur et l’espace scénique sont découpés et remontés
au rythme de la musique.
L’interaction du visiteur était aussi de mise dans cette exposition. Il était possible en marchant sur un damier d’intervenir, sans immédiatement le savoir, d’interagir dans une
partie d’échec entre deux ordinateurs.
La technique n’était pas l’axe unique de cette exposition.
Des sites surnommés de nostalgique par Lyotard faisaient
la part belle à divers rituels chez l’homme. Pensons au repas à travers des sites comme : ration alimentaire, précuisiné, mangeur pressé ou terroir oublié.
Ces sites mettaient l’accent sur la disparition de rituel
comme le repas de famille suite aux nouvelles conditions
de travail.
Une exposition avec une présence prédominante d’écrans,
de suspensions, de clavier, d’unité centrale d’ordinateur,
d’écouteurs, de micros.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Elvis Costello, « Accidents
will happen », réalisation Cucumber Studio (Annabel Janken et
Rocky Morton).
Mais quand est-il des œuvres d’art ?
Quel est le rapport des deux commissaires à l’art contemporain
de l’époque ?
Lyotard et Chaput ont remarqué que les artistes s’intéressaient
« davantage au temps qu’à l’espace19».
Il ne s’agit plus ici de représenter ce qui se trouve dans l’espace, mais qu’il existe quelque chose d’irreprésentable.
Prenant comme exemple Kounellis brulant des bonbonnes de
gaz. Est-ce que le matériau de Kounellis est la flamme ? Dans
ce cas, il n’y a rien de plus immatériel qu’une flamme, il n’y a
rien de plus d’irreprésentable.
Ici « l’œuvre ne s’inscrit dans rien, et disparaît sans trace, sans
musée possible20».
19. Elvis Costello, « Accidents
will happen », réalisation Cucumber Studio (Annabel Janken et
Rocky Morton).
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid.
De l’irreprésentable à la dématérialisation, il n’y a qu’un
pas, franchit par le phénomène de la dématérialisation de
la monnaie. Une notion très importante chez Lyotard. Ici le
débit et le crédit s’inscrivent immédiatement. Les notions
de vitesse et de temps sont alors très présentes. D’autre
part la monnaie de crédit, lorsque nous empruntons de
l’argent « c’est du temps acheté par l’emprunteur21».
Les riches ne gagnent ici non pas de l’argent mais du temps,
« les autres n’ont que le temps réel, le temps de la vie22».
Lorsque l’on perçoit un salaire pour un travail, cela l’est
parce que l’on assure une présence, le salaire est gagné en
temps réel. Mais Lyotard pose la question « et si un jour, il
faut payer en temps non-réel ?23». Nous serons bien obliger
de reconsidérer la notion de salaire.
Le site «Matériel» présentait une
chambre à coucher japonaise.
Le langage est une autre entrée possible de l’exposition.
Le visiteur pénètre dans un labyrinthe par des textes provenant de la « Bibliothèque de Babel » de Borges. Tout type
de machines de langage est présentées dans l’exposition,
toutes machines de capture du langage, de la trace de la
voix, de son analyse. Certaines de ces machines proposaient une interactivité.
Mais la technologie n’était ici, pas au rendez-vous, peutêtre que l’exposition arrive trop tôt. Au grand regret de Lyotard, frappé « par la relative pauvreté des machines de langage24» de son époque. Des machines qui ne proposaient
qu’un système binaire, de réponses faites de oui ou de non,
alors que le lange est infiniment plus complexe.
24. Ibid.
25. Ibid.., p. 16.
26. Ibid.
L’exposition fut pour Lyotard, vécue comme un expérience
d’un apprentissage, celui d’apprendre « comment on
construit une exposition25».
Mais ce qui ressort de cette expérience, en tout cas pour
Lyotard, c’est l’enjeu. L’enjeu « de philosopher en direction
du grand public26». Un vieux projet qu’il avait inscrit à son
séminaire du Collège international de philosophie.
Influences
À l’époque l’exposition va avoir un impact très fort chez
certains artistes et étudiants ; elle
marquera, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster
et Pierre Huyghe. Dominique GonzalezFoerster déclarera à Hans Ulrich Obrist : « Les expositions
qui marquent sont rares. L’exposition les
Immatériaux à été, c’est vrai, une exposition marquante […]
Mais je crois que ce qui était très beau
quand même dans les Immatériaux, c’était l’exploration de
toutes les dimensions, de la lumière, du
son, à travers l’infrarouge, le texte ; le déplacement de
spectateur était complètement pris en
compte27» déclare Dominique Gonzalez-Foerster à Hans
Ulrich Obrist.
L’artiste est ici intéressé par l’environnement créé par l’exposition, un environnement
immersif comme l’est par exemple le musée Gustave Moreau. Pour Philippe Parreno: « Si vous n’avez pas vu l’exposition, cela va être difficile pour moi de la décrire. Si je
vous dis comment c’était, comme un son dans un rêve.
L’exposition surprenait par ses choix curatoriaux, dans laquelle les objets et les expériences étaient arrangés. Cela
était superbe. Les Immateriaux c’était une exposition qui
produisait des idées à travers la présentation des objets
dans l’espace. C’est très différent d’un écrit, d’un livre ou
du développement philosophique d’un concept. C’est précisément, ce que j’aime dans cette
exposition28».
27. Dominique Gonzalez-Foerster entretien avec Hans Ulrich
Obrist, in Hans Ulrich-Obrist,
Conversations volume 1, Paris,
Éditions Manuella, 2011, p. 317
28. Hans Ulrich Obrist citant
Philippe Parreno, in Hans
Ulrich Obrist, Ways of Curating,
Londres, Penguin Books, 2014,
p. 160.
Dans la zone «Matériel», le visteur
découvrait une maquette d’une
voiture Citroën en polystyrène créée
par des procédés de fabrication
automatique.
Jean-François Lyotard fut invité par Pontus Hultén à intervenir à L’institut des Hautes études, à Paris29 qui comptait
parmi ses étudiants, Philippe Parreno et Dominique Gonzalez-Foerster. Lors de cet entretien, le philosophe évoquera
une seconde exposition qui ne verra jamais le jour, une
exposition intitulée Résistance. Philippe Parreno se souvient : « Jean-François Lyotard voulait faire une autre exposition, Résistance. Résistance, n’est pas un bon titre. Immédiatement vous pensez à une série de questions morales.
Mais quand je l’ai rencontré. J’ai compris que la résistance
était autre chose. À l’école quand on étudie la physique,
on vous dit que les forces du frottement sont importantes
– les forces de deux surfaces en contact laissent certains
axiomes devenir incertain. Je pense que Résistance supposait cela. Alors que Les Immateriaux était une réflexion sur
l’âge d’internet, Résistance se voulait être sont contraire :
à notre époque de connections multiples, la résistance est
aussi nécessaire30».
On comprend les positions des artistes intéressés par l’environnement de l’exposition. Il faut rappeler qu’un tel dispositif scénique jurait, à l’époque, avec le classicisme qui
résidait en domaine de scénographie. L’exposition Les immatériaux ouvre alors, le champ des possibles pour ces
deux jeunes artistes.
Une objection est pourtant à émettre, celle du rapprochement fait entre immatérialité et outil informatique. L’exposition rappelle à l’auteur Colette Tron31 qu’elle « semblait
définir par ce terme, la plasticité nouvelle de l’art à l’ordinateur32».
29. École fondée par Daniel
Buren, Pontus Hultén, Serge
Fauchereau et Sarkis.
30. Hans Ulrich Obrist, Ways of
Curating, op. cit ., p.161.
31. Colette Tron est une journaliste française spécialisée dans
les nouveaux médias.
32. Colette Tron, Des « immatériaux » à « l’hypermatériel », in
http://reelvirtuel.univparis1.
fr/index.php?/revue-en-ligne/ctron/. (consulté le 23 /09/2015).
33. Edmond Couchot, Norbert
Hillaire, L’art numérique ou
comment la technologie vient au
monde de l’art, Paris, Flammarion, 2003, pp. 25-26.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Jean-François Lyotard, Pourquoi philosopher ?, Paris, Presses
Universitaire de France, 2012,
p. 109.
37. Jean-François Lyotard, «
Les Immatériaux, un entretien
avec Jean-François Lyotard », in
CNAC Magazine, n° 26, Paris,
Centre Pompidou, mars-avril
1985, p. 19.
38.Ibid., p. 13.
39. Ibid.
40. Jacques Derrida, Mémoires
d’aveugle, L’autoportrait et autres
ruines au Louvre, Paris, Musée
du Louvre, du
26 octobre 1990 au 21 janvier
1991.
41. Julia Kristeva, Visions Capitales. Arts et rituels de la décapitation, Paris, Musée du Louvre,
du 27 avril au 29 juin 1998.
Les outils numériques ne sont cependant pas « immatériaux ».
Comme le rappelle Edmond Couchot et Norbert Hilaire « Les
matériaux et les outils numériques sont essentiellement d’ordre
symbolique et langagier. Ce sont ceux qui constituent le langage des programmes informatiques33», plus loin, ils ajoutent,
« on ne peut cependant les considérer simplement comme des
« Immatériaux34» » et « ce qui fait donc la spécificité des technologies numériques n’est pas leur immatérialité mais leur « programmaticité », c’est-à-dire le fait qu’elles se réduisent à des
programmes informatiques capables d’être traités par la machine ordinateur35 ».
Cette exposition est importante souligne Jean-François Lyotard, « parce qu’il y a le désir, parce qu’il y a de l’absence dans
la présence, du mort dans le vif36». Jean-François Lyotard et
Thierry Chaput l’ont construit librement, le philosophe a fait
l’expérience de l’apprentissage, celui de la construction d’une
exposition. Ils cherchent à atteindre un public plus large, un public qui « est sensible aux même questions que les philosophes
tentent par ailleurs d’élaborer37».
Pour Lyotard, l’idée est simple, il s’ait : « de faire entrer le visiteur
dans la dramaturgie de la post-modernité38».
L’exposition ne présente ni histoire, ni héros mais « un dédale
de « sites » dans lequel le visiteur sera saisi « par les oreilles » :
des textes et des musiques en rapport avec les lieux rendent le
public plus sensible à ce qu’il sent déjà, aux questions qu’il se
pose déjà39».
Les Immatériaux va aussi préfigurer une série d’invitations
de philosophes ou scientifiques à être curateur : Jacques
Derrida avec Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres
ruines au Louvre40 (1990-91), Julia Kristeva avec Visions Capitales41 au Louvre (1998) , Bruno Latour avec iconoclash42
au ZKM de Karlsruhe en 2008, Georges Didi-Huberman
avec Atlas, comment porter le monde sur son dos ?43 Au
ZKM de Karlsruhe en 2010 , Boris Groys avec Privatisations
: contemporary art from Eastern Europe44 au KW Institute
for contemporary art de Berlin en 2004 . Boris Groys46 sera
aussi commissaire associé de la 9ème Biennale de Shanghai45 en 2012 , il sera le curateur de l’exposition Après
l’Histoire : Alexandre Kojève photographe47 au Palais de
Tokyo en 2012-2013 .
Quentin Meillassoux, sera lui co-commissaire de l’exposition Un Coup de dés48 au Centre Pompidou en 2015.
Contrairement à d’autres philosophes, Jacques Rancière
résiste (jusqu’à présent) aux trompettes de la renommée
curatoriale, comme il le dit lui-même : « Beaucoup de commissaires d’expositions se déclarent inspirés par ma pensée, mais, en retour, j’ai eu très peu de propositions
d’exercer moi-même ce rôle, et pas dans des conditions
où je me sentais vraiment libre dans le choix de la thématique et des artistes. L’exposition est assurément devenue
une forme artistique à part entière. Et il n’y a pas de fatalité
qui la livre au pouvoir des mégalomanes. Donc je n’ai pas
d’hostilité de principe à la chose. Reste que je ressens plus
que d’autres la difficulté de faire oeuvre personnelle
avec le travail des autres et je me vois mal dans la position
de celui qui doit négocier entre les contraintes des institutions et les égos des artistes49».
42. Bruno Latour, Iconoclash :
Fabrication et destruction des
images en science, en religion et
en art, Karlsruhe, ZKM, du 4
mai au 1er septembre 2002.
43. Georges Didi-Huberman,
Atlas, comment porter le monde
sur son dos ?, Karlsruhe, ZKM
Zentrum für Kunst und Medientechnologie, du 7 mai au
28 août 2010. Reprise à Madrid, Musée Reina Sofia, du 26
novembre au 28 mars 2011. Et à
Hambourg, Collection Falckenberg, du 24 septembre au 27
novembre 2011.
44. Boris Groys, Privatisations :
contemporary art from Eastern
Europe, Berlin KW Institute for
Contemporary Art, du 16 mai
au 26 juin 2004.
45. Groys est aussi l’auteur d’une
installation vidéo : The art judgement.
46. 9ème Biennale de Shanghai
du 2 octobre 2012 au 31 mars
2013.
47. Après l’Histoire : Alexandre
Kojève photographe, Palais de
Tokyo, Paris, du 16 octobre
2012 au 10 février
2013.
48.Quentin Meillassoux,
co-commissaire de l’exposition
Un Coup de dés dans le cadre
du Nouveau festival 2015, Air de
jeu, du 15 avril 2015 eu 20 juillet
2015.
49. Jacques Rancière, « Entretien avec Jacques Rancière :
Où en est l’art ? » par Bertrand
Dommergue, in Mediapart, 31
août 2015. In http://blogs.mediapart.fr/blog/bertrand-dommergue/310815/entretien-avecjacquesranciere-ou-en-est-lart.
(consulté le 15/09/2015).
50. Hans-Ulrich Obrist, « After
the moderns, the immaterials »,
The Exhibitionist n° 5, janvier
2012, p. 15.
Soulignons que Philippe Parreno, Daniel Birnbaum et HansUlrich Obrist50 ont le projet de réaliser l’exposition Résistance, d’après les notes de Jean-François Lyotard ; une
manière supplémentaire d’appropriation curatoriale dont
l’intérêt reste à prouver.
Collection Histoire des expositions
Dans la même collection
Voyage(s) en utopie, (Jean-Luc Godard, 2006), 2019.
The Uncanny, (Mike Kelley, 1993), 2019.
The Ancients Stole All Our Great Ideas, (Edward Ruscha, 2012), 2020.
Rolywholyover A Circus for Museum, (John Cage, 1993), 2020.
New Sculpture, (James Graham Ballard, 1970), 2020.
Raid the Icebox 1 with Andy Warhol, (Andy Warhol, 1969), 2020.
Les Immatériaux, (Jean-François Lyotard et Thierry Chaput, 1985), 2021.
Musée d’art moderne - Département des Aigles, (Marcel Broodthaers, 1968), 2021.
El Lissitzky, 2021.
La Ferus Gallery, Edward Kienholz et Walter Hopps, 2021.
Avons nous encore besoin des curateurs ?, 2021.
Les Immatériaux
(Jean-François Lyotard et Thierry Chaput, 1985)
Texte :
© Frédéric Vincent, Paris, 2021
Images : pp. 18 : ©Cucumber Studio
pp. 4, 6, 8, 13, 14, 17, 22, 25 :
© Centre Pompidou-Mnam Cci-Bibliothèque Kandinsky
Création Graphique :
Immanence, Paris, 2021
Impression :
Papier Classic Demimatt -Couché Mat 170 gr
Achevé d’imprimer dans l’Union Européenne
ISBN :
9782914914284