corinne enaudeau
&
frédéric fruteau de laclos (éd.)
différence, différend :
deleuze et lyotard
encre mar in e
Éditions Les Belles Lettres, 2015
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Sommaire
Introducion
Frédéric Fruteau de Laclos : Hisoire de philosophies françaises ...........................
I. Langage/Discursivités
Claude Smith : Traverser le srucuralisme avec Deleuze et Lyotard ...............
Evgeny Blinov : L’Ancien Régime des signes : Deleuze et Lyotard en deçà
et au-delà du srucuralisme .................................................................
Eugene Holland : Wittgensein entre deux amis : qui aurait raison ? ............
II. Science/Rationalités
Sébastien Miravète : Le posbergsonisme de Deleuze et de Lyotard ................
Jean-Michel Salanskis : La science selon Deleuze et Lyotard ........................
III. Affecs/Sensibilité
Tatsuya Higaki : Visage, affecion, figure ...................................................
Monika Murowska : Que peindre ? La sensibilité phénoménologique
remise en quesion par Lyotard et Deleuze ............................................
IV. Politique/Communautés
Jean-François Rey : Aliénation, désaliénation : lecures de Deleuze et
de Lyotard ..........................................................................................
François Brémondy : Deleuze et Lyotard face à Marx ...............................
Frédéric Fruteau de Laclos : Le posmoderne expliqué aux anarchodésirants. D’un différend deleuzo-lyotardien .........................................
V. Anthropologie/Inhumanité
Claire Pagès : La mort ou la répétition ? Quelques réflexions sur les pensées
deleuzienne et lyotardienne de la mort ................................................
Corinne Enaudeau : Deleuze et Lyotard : l’inhumain ...............................
Les auteurs ...............................................................................................
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Liste des abréviations utilisées
(NB : les éditions les plus récentes ont été systématiquement retenues)
Œuvres de Gilles Deleuze
ES
=
Empirisme et subjecivité. Essai sur la nature humaine selon Hume,
PUF, Paris, .
NP
=
Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris, .
PCK
=
La Philosophie critique de Kant. Docrine des facultés, PUF, Paris, .
PS
=
Prous et les signes [, , ], PUF, Paris, .
N
=
Nietzsche, PUF, Paris, .
B
=
Le Bergsonisme, PUF, Paris, .
PSM
=
Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Minuit, .
SPE
=
Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, .
DR
=
Différence et répétition, PUF, Paris, .
LS
=
Logique du sens, Paris, Minuit, .
AOE
=
L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, avec F. Guattari, Paris,
Minuit, .
Dia
=
Dialogues [], avec C. Parnet, Paris, Champs-Flammarion, .
MP
=
Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie , en collaboration avec
Félix Guattari, Paris, Minuit, Paris, .
SPP
=
Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, .
LSa
=
Francis Bacon. Logique de la sensation [], Paris, Seuil, .
IM
=
L’Image-mouvement. Cinéma , Paris, Minuit, .
IT
=
L’Image-temps. Cinéma , Paris, Minuit, .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
Le Pli =
Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, .
PV
=
Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris, Minuit,
.
P
=
Pourparlers, -, Paris, Minuit, .
QPh
=
Qu’es-ce que la philosophie ?, avec F. Guattari, Paris, Minuit, .
CC
=
Critique et clinique, Paris, Minuit, .
ID
=
L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens -, D. Lapoujade
(éd.), Paris, Minuit, .
DRF
=
Deux régimes de fous. Textes et entretiens -, D. Lapoujade
(éd.), Paris, Minuit, .
Liste des abréviations utilisées
(NB : les éditions les plus récentes ont été systématiquement retenues)
Œuvres de Jean-François Lyotard
Ph
= La Phénoménologie [], PUF, « Quadrige », .
« Les
Indiens… »
« À propos de Lévi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les
= fleurs » [], dans R. Bellour et C. Clément (éd.), Claude
Lévi-Strauss, Paris, Gallimard, , p. -.
« Le seuil de
« Le seuil de l’histoire » [], dans Poikilia. Études offertes
=
l’histoire »
à Jean-Pierre Vernant, Paris, EHESS, , p. -.
« À la place de
« À la place de l’homme, l’expression », recension de Pour
=
l’homme… »
l’homme de M. Dufrenne, Esprit, n° , , p. -.
« Figure
forclose »
=
« Figure forclose » [], L’Écrit du temps, n° , , p. .
DF
= Discours, figure [], Paris, Klincksieck, .
DMF
= Dérive à partir de Marx et Freud [], Paris, Galilée, .
DP
= Des dispositifs pulsionnels [], Paris, Galilée, .
ÉL
= Économie libidinale, Paris, Minuit, .
IP
= Insrucions païennes, Paris, Galilée, .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
TDuch
Les Transformateurs Duchamp [], Écrits sur l’art
= contemporain et les artises, vol. III, H. Parret (éd.), Leuwen,
Leuwen University Press, .
RP
=
CPM
= La Condition posmoderne, Paris, Minuit, .
AJ
=
Dfd
= Le Différend, Paris, Minuit, .
Monory
Jacques Monory. L’assassinat de l’expérience par la peinture
= [], Écrits sur l’art contemporain et les artises, vol. VI,
Leuwen University Press, .
QPe
Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren [], Écrits sur l’art
= contemporain et les artises, vol. V, Leuwen University Press,
.
HJ
= Heidegger et « les juifs », Paris, Galilée, .
IH
= L’Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, .
GA
= La Guerre des Algériens. Écrits -, Paris, Galilée, .
PG
= Pérégrinations, Paris, Galilée, .
LE
= Lecures d’enfance, Paris, Galilée, .
MPM
= Moralités posmodernes, Paris, Galilée, .
KA
Karel Appel. Un gese de couleur [], Écrits sur l’art
= contemporain et les artises, vol. I, Leuwen University Press,
.
MPh
= Misère de la philosophie, Paris, Galilée, .
TD I
Textes dispersés I : eshétique et théorie de l’art, Écrits sur l’art
= contemporain et les artises, vol. IVa, Leuwen University
Press, .
TD II
Textes dispersés II : artises contemporains, Écrits sur l’art
= contemporain et les artises, vol. IVb, Leuwen University
Press, .
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Rudiments païens [], Paris, Klincksieck, .
Au juse [], avec J.-L. Thébaud, Paris, Bourgois,
« Titres », .
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Corinne Enaudeau
Deleuze et Lyotard : l’inhumain
I
« NHUMAIN » est un terme que partagent Gilles Deleuze et
Jean-François Lyotard, mais, substantivé chez le second, il devient
concept et donne son titre, en , à un recueil d’articles. Il a pour
tous deux des sens quasi-antithétiques. Il y a d’abord une inhumanité qui est de principe, qui pré-occupe d’avance l’existence, déjoue
la volonté et vaut absolument. Elle a statut transcendantal en ce
qu’elle conditionne le donné sans s’y présenter comme telle : c’est la
« différence pure » dont Deleuze répète qu’elle est « réelle sans être
acuelle » ; c’est la « matière en reste » non sémantisable que Lyotard
nomme « extrême réel » dans les années , mais l’inhumain
est en outre, pour lui, dans une dimension de la pré-occupation
cette fois déontologique, la loi pure commandant d’être juste et de
décider comment. Outre cette inhumanité de principe qui, paradoxalement, donnerait son prix à nos vies, Deleuze et Lyotard traitent
d’une seconde inhumanité, de fait, celle dont le capitalisme et l’organisation qu’il requiert sont l’agent en assujettissant les hommes
ou, plutôt, en écrasant et piétinant l’inhumanité principielle qui
habite ces derniers. Est inhumaine, en ce second sens, la condition
socio-historique dont nos existences sont prisonnières.
Il s’agira ici d’interroger la sorte d’anthropologie que chacun des
deux philosophes, quoi qu’il en ait, dessine à la croisée de ces inhumains. Après avoir indiqué en quoi ils sont d’accord pour faire de
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
l’inhumanité la dimension princeps du sens, on verra que la question
de la vie et de la mort est le lieu où leurs trajecoires se chevauchent
et se disjoignent. S’ouvrent ainsi leur différend moral et leur désaccord politique.
. Convergence : l’inhumanité du sens
La conception initiale que Deleuze et Lyotard avaient de l’homme
était différente pour s’être constituée dans des horizons distincs.
En , le livre de Deleuze sur Hume, Empirisme et subjecivité,
montre comment de multiples idées éparses nommées « esprit » se
dépassent en un sujet ne leur préexistant pas ; il met déjà en place
« le principe de différence » singularisant des minima perceptifs
indivisibles, qui est le sol de toute son œuvre. La philosophie implicite que Lyotard livre en , dans La Phénoménologie, est tout
autre. C’est celle du militant de « Socialisme ou Barbarie » pour
qui les hommes tissent le sens de leur existence commune dans leur
Lebenswelt historique concret, dans une expérience réellement vécue
du monde où la conscience peut ouvrir des possibles différents à
l’histoire à partir de conditions objecives identiques. Mais en ,
une fois reconnus les échecs répétés des mouvements ouvriers et le
militantisme abandonné, la foi de Lyotard dans le « grand récit »
marxiste s’effrite, et ce, même si l’inhumanité du capitalisme reste
irrécusable. C’est la rupture de Lyotard avec lui-même, avec l’humanisme – hérité du jeune Marx et de Merleau-Ponty – sous-tendant
son acion militante, qui autorise sa convergence avec Deleuze. Une
même exaspération colérique contre le consensus humaniste les
anime alors tous deux, une même tentative de produire une philosophie du sens loin de la dialecique de la contradicion hégélienne à
. ES, p. .
. Issu du PCI (Parti communiste internationaliste, organisation trotskiste créée en
), de l’insuffisance de la critique trotskiste du stalinisme, le groupe « Socialisme ou Barbarie » (fondé en par C. Castoriadis et C. Lefort) publie, de
à , une revue du même nom où Lyotard, qui a rejoint le groupe en ,
se trouve chargé de la « rubrique algérienne ».
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
l’œuvre dans le matérialisme historique de Marx ou dans la logique
de l’existence telle que Deleuze la lit chez son maître Hyppolite.
Leur conception respecive du sens dessine cette inhumanité première que j’ai dite de principe. Si l’homme se présente comme un
animal social et parlant, il faut dire « inhumain » le sens qui déroge
aux formes et aux significations où se stabilise le monde ordinaire
que les hommes partagent. Ce dérèglement qu’opère le sens n’est pas
simple absurdité à laisser pour compte selon une rationalité hâtive.
Il est la trace d’une dimension rebelle à la représentation, à la mise
en ordre théorique ou pratique du monde. Le sens fait événement
comme expression d’un ailleurs de la signification, paradoxalement
constitutif de l’ordre qui le bannit et le recouvre. Il signe l’effracion
d’un fond « démoniaque » démantelant la représentation. Ce fond
est pour Deleuze celui de forces anarchiques, de différences libres,
océaniques se déployant dans des distributions nomades. Il est pour
Lyotard, qui emprunte à Freud plutôt qu’à Nietzsche, le fond d’une
énergie psychique libre, absolument déliée, qui résiste aux codifications de l’image ou du discours. Ces forces, cette énergie intensive
brisent toutes les formes spatio-temporelles et catégorielles dans lesquelles nous appréhendons le donné sensible. C’est l’événement du
sens tracé par cette énergie qui reste en son principe inconscient,
étranger dans l’ici et maintenant de son irruption aux synthèses de
la conscience, malgré tous les efforts herméneutiques pour le rendre
intelligible. C’est lui qui fait pour Lyotard le silence de tout symptôme, mais aussi de l’œuvre d’art pour autant qu’elle se fait témoin
de l’inscription « figurale » de cet excès. « L’événement, écrit Lyotard,
ouvre un espace et un temps de vertige ». Deleuze parle, quant à
lui, de « l’espace intensif » de l’énergie pure comme d’un « spatium
volcanique » où règne « la puissance de l’étourdissement, de l’ivresse,
de la cruauté, même de la mort ». Ce qui s’y trouve disloqué, c’est le
. DR, p. et .
. Le « figural » se pense en effet comme une énergie qui violente le plan des significations, des scènes ou des phrases de la reconnaissance, pour y inscrire l’événement du sens. Il nomme à la fois l’espace d’effracion, le travail de déliaison et
l’effet de différence de ce séisme.
. DF, p. .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
« carcan de la représentation ». Démembrement qui livre pour lui
la réalité du « chaosmos » et pour Lyotard « la possibilité d’un nonmonde » comme tel inhabitable et donc inhumain.
Pourtant la divergence pointe déjà entre ces deux acceptions
de l’événement qu’est le sens. Pour Lyotard, l’énergie intensive
relève de l’ordre mental ou plutôt animique, du seelisch de Freud.
Éveillant ce qu’il appellera plus tard « l’âme » (anima) par opposition à « l’esprit » (animus), cette intensité informe, déliée, fait
sentir à la pensée ce qui la fait penser, sans lui livrer pour autant
le « réel » lui-même. Car pour Lyotard l’interdit kantien pèsera
toujours, qui exclut d’hypostasier cette intensité déréglante pour
en faire une puissance immanente au cosmos ; tout au plus peutelle en être une Idée-limite. Cette clause critique du kantisme
qui interdit d’élever le pensé (quel qu’il soit) à l’être, Deleuze la
refuse. Elle laisserait la philosophie sous la tutelle du sens commun en ne confessant comme réelle que l’expérience informée et
partageable, en décalquant – ce que Kant est accusé de faire – le
transcendantal sur le donné empirique auquel il est censé prêter
forme. La différence intensive se veut certes pour Deleuze principe transcendantal, sans être pour autant une forme produite a
priori par la conscience. Elle ne donne pas sa condition subjecive
à la possibilité de l’expérience, elle est la condition effecive de la
réalité empirique, la puissance dispersive à laquelle le quadrillage
de l’a priori ne fait justement pas droit. L’intensité est un transcendantal qui a – pour Deleuze, mais nullement pour Kant – statut
génétique, en ce qu’elle est le principe inapparent qui produit
le mouvement même de toute chose. Elle est le réel inacuel et
impersonnel qui anime le jeu de la différence constitutif des états
de choses. Le sens comme différent iation intensive, comme nonsens, n’est pas le fait de la pensée – serait-elle déréglée – mais
du « réel » lui-même, immanent à tous les registres d’acivité :
. Sur le spatium volcanique : DR, p. -. Sur le quadruple carcan de la représentation : DR, p. -.
. LS, p. et DF, p. .
. « Anima minima », MPM, p. .
. DR, p. , , -, ; LS, p. , , -, , et .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
« mécanique, physique, biologique, psychique, social[…], esthétique, philosophique, etc. »
Si Deleuze et Lyotard sont d’accord pour imputer un « pouvoir
critique et révolutionnaire » à l’art, le privilège de ce dernier est pour
Deleuze d’arracher à une vie quotidienne standardisée la différence
qui joue dans la répétition, permettant qu’« enfin la Différence s’exprime, avec une force elle-même répétitive de colère ». Colère – fort
nietzschéenne – où se lèverait la « liberté pour la fin d’un monde », ce
qui n’est pas proprement l’idée de Lyotard. Pour lui, il n’y va pas dans
l’art de « répétitions ultimes de la mort où se joue[rait] notre liberté »,
d’une invite à une sorte de mort créatrice, mais plutôt d’un coup
porté aux bonnes formes assurant la maîtrise de toute chose, et par là
de l’irruption d’un « différend » — selon un lexique ultérieur – entre
le sens et la signification, entre la trace de l’événement tombé sur le
sentir et les coordonnées d’une reconnaissance nécessaire à la communication. Rien ne peut d’ailleurs nous libérer de l’une ou l’autre de
ces deux dimensions de la pensée, ni combler la faille qui les disjoint.
La différence n’est pas pour Lyotard un principe répétitif, immanent
au réel, mais ce qui scinde la pensée et la dépossède d’elle-même, et
dont l’art témoigne. Dans le désaccord entre Deleuze et Lyotard sur
l’immanence ou l’effracion du sens, c’est leur conception respecive
de la mort et donc de la vie qui pointe.
. La vie et la mort : point de chevauchement et de disjonction
Deleuze et Lyotard revendiquent tous deux, dans cette charnière
des années -, l’héritage freudien. Mais c’est son inventivité
. DR, p. .
. DR p. . Pour Discours, figure, l’art est la dimension centrale de la « critique
pratique de l’idéologie », p. , , , ; voir aussi « Notes sur la foncion
critique de l’œuvre », Dérive à partir de Marx et Freud, UGE, p. . Ce texte
n’a pas été repris dans l’édition de (Galilée).
. DR, p. , pour cette référence et la suivante.
. Voir « La répétition et l’inconscient », DR, p. -. Malgré l’attaque virulente
contre le « familialisme » freudien, Deleuze continuera de louer Freud d’avoir « découvert le plus grand art de l’inconscient, cet art des multiplicités moléculaires »,
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
théorique et non clinique qui les retient : la cure aurait freiné les
audaces spéculatives et pour tout dire philosophiques dont Freud a
eu le génie. Même quand le transfert retient l’attention de Deleuze,
c’est sa seule puissance économique, sa force répétitive qu’il relève.
« Le voyage au fond de la répétition » qu’est le transfert est ce
qui lui donne sa vertu libératoire et thérapeutique, car la répétition doit aussi bien expliquer le blocage de la représentation dans
le refoulement que sa levée . Il faudrait donc pour Deleuze épurer la métapsychologie freudienne de son souci interprétatif pour
ôter le poids que la signification – les identifications des sujets et
des objets d’investissement – fait peser sur la libre circulation de
l’énergie psychique. La construcion de l’analyste céderait en effet,
tout comme les symptômes du patient, à une élaboration secondaire qui manquerait l’intensité différentielle du travail inconscient.
Lyotard semblerait en être d’accord. Il pense ainsi que l’attachement
de Freud à l’imaginaire de « la scène à l’italienne » lui a fait soutenir
une « esthétique réacionnaire » qui veut déchiffrer dans l’œuvre le
secret des désirs de son auteur. Freud aurait ainsi manqué la révolution inaugurée par Cézanne, c’est-à-dire la producion d’objets
plastiques qui sont « des sortes d’analoga de l’espace inconscient ».
Et ce, alors même que l’économie freudienne avait livré dans la pulsion de mort l’outil théorique pour reconnaître un régime non-lié
de l’énergie qui est pour Lyotard le seul stigmate de l’inconscient,
un détraquement où la répétition perd, momentanément, sa finalité
homéostatique, se (dé)régule sur le zéro ou l’infini au lieu de se
régler sur le maintien d’un niveau constant de tension qui assure
son unité au système considéré.
C’est donc la « pulsion de mort » comme répétition de la dérégulation (Lyotard) ou de la libre différentiation (Deleuze) qui serait le
MP, p. -. Quant à Lyotard, la lecure de Freud traverse toute son œuvre, de
à , et y subit des réélaborations constantes.
. DR, p. .
. J.-F. Lyotard, « La peinture comme dispositif libidinal » [], Des dispositifs
pulsionnels, Christian Bourgois, Paris, , p. [texte non republié].
. DP, p. .
. DP, p. .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
principe invisible du (non-)sens au travail dans les formations de la
signification. Mais alors que Freud découple finalement le principe
de constance tendant à stabiliser la tension et le principe de Nirvana
tendant à annuler toute excitation, et qu’il oppose ainsi – en droit –
Éros et pulsion de mort, Deleuze et Lyotard font de la marche à la
mort une tension immanente à la vie elle-même, en ce que cette
pulsion aurait des effets « positifs », même si la langue ne peut les
subsumer que sous des termes négatifs : désordre, dérégulation,
déconstrucion. À les suivre, la mort semblerait perdre en quelque
sorte son dard puisque la pulsion répète seulement l’intensité détraquante-dispersante du mourir au lieu de tendre au zéro de tension
de l’inanimé. Si positivité il y a, elle n’appartient pourtant pas pour
Lyotard à la pulsion de mort, à une déstrucuration psychique voire
physique qui enferme l’existence du malade dans la torture de vivre
mort , mais à cet objet paradoxal qu’est l’œuvre « figurale », capable
de faire affleurer dans sa composition le travail de décomposition
du sens et du sensible , et de bloquer ainsi ensemble les incompossibles. L’artiste n’a ni le bonheur, comme pour Freud, de réconcilier
désir et réalité, ni la gaieté cruelle, héritée par Deleuze de Nietzsche,
de tuer le manque « dégoûtant » où l’identité et l’unité asphyxient
la vie. Il serait plutôt pour Lyotard, « quelqu’un dans qui le désir de
voir la mort au prix de mourir l’emporte sur le désir de produire ».
Ce qui appelle deux précisions. D’abord la pulsion de mort n’est pas
comme pour Deleuze le principe d’une création ininterrompue de
différences positives. « Il faut cesser, écrit Lyotard, de poser le problème de l’art en termes de création », car c’est plutôt la dé-création,
la défaite du produire qui y est au travail. Ensuite, « quant à ce désir
de dévisager la nuit, l’œuvre n’est jamais, écrit-il, que le témoin de
. « Apathie dans la théorie », RP, p. -.
. DMF, p. -.
. Signalons que, pour Deleuze, la pulsion de mort ne mérite pas son nom de « pulsion » puisque – à l’encontre de ce que pense Freud, et Lyotard à sa suite – elle n’a
pas le statut de concept-limite entre le biologique et le psychique. Il s’agit d’un
« instinc » – au sens ontologique que Nietzsche donne à ce terme – régissant la
mobilité différentielle de toute chose sans exception.
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
son inaccomplissement ». Et non le témoin d’une puissance mortifère-créatrice, telle qu’on pourrait l’imputer à Artaud. L’œuvre est
l’« anamnèse » (lexique ultérieur, cette fois encore) d’un mode de
l’énergie oublié parce que jamais apparu. Le texte de Dérive dit déjà,
en , que l’essentiel dans l’art et l’écriture est que « le champ
soit laissé libre pour que l’insaisissable y trace son mouvement »,
car c’est l’impouvoir de l’art qui fait sa force, c’est son impuissance
à s’emparer de l’intraitable qui le tourmente. L’œuvre porte témoignage d’une différence irréconciliable, qui se dit nuit et mort en
, « matière nue » ou bien « enfance » dans les années .
Même si la peinture a pour Deleuze le privilège d’avoir accompli une révolution qui l’a fait passer de la représentation à l’art
abstrait, elle n’a pas celui de témoigner d’un (non)-sens qui sans
elle resterait ignoré. La référence à la pathologie du schizophrène
semble indiquer, dès Différence et répétition , que l’excès de la
différence sur toute identité se présente à même la vie avant de
trouver son accomplissement dans l’art. On pourrait donc en
quelque sorte vivre la mort, « franchir le mur », dira L’Anti-Œdipe,
passer la limite de tous les codes – linguistiques, familiaux, sociaux
– où nous enferment la castration œdipienne et sa « territorialité
névrotique ». Le propre de l’inconscient, de sa machinerie différentielle, serait de « présenter la mort », du moins « une » mort,
celle qui définit la mobilité de la vie intensive. Cette mort-là est
celle qu’« on » ne finit pas de vivre (ou de mourir) dans des passages d’intensité qui vont du zéro à l’infini. « L’expérience de la
mort est la chose la plus ordinaire de l’inconscient, précisément
parce qu’elle se fait dans la vie et pour la vie, dans tout passage
ou tout devenir, dans toute intensité comme passage et devenir ».
. DMF, p. .
. DMF, p. .
. DR, p. .
. DR, p. , .
. AOE, p. -.
. AOE, par exemple p. -.
. DR, p. .
. AOE, p. .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
Ce qui conduit Deleuze à distinguer, à la suite de Blanchot, deux
morts . La mort ordinaire est bien la mort corporelle, personnelle
et finie qui annule la « grande différence » extensive qu’est l’organisme et, avec elle, l’unité du Je ou du Moi. À cette disparition
définitive de la personne, il faudrait opposer la mort impersonnelle, incorporelle et infinitive qui est l’interminable retour de la
différentiation. Mais faire de la mort « ce qui ne cesse pas et ne finit
pas d’arriver dans tout devenir », croire que la mort peut être
autre chose que l’anéantissement, c’est revenir de Freud à Hegel,
tomber dans l’apologie d’une « belle mort » que Lyotard a régulièrement dénoncée. Or c’est bien de mourir « superbement » qu’il
s’agit quand Deleuze prête au héros blessé sur le champ de bataille
la « saisie pure de l’événement » qu’est la bataille elle-même.
Événement qui inspire à ce soldat une volonté d’indifférence à
l’égard des vainqueurs et des vaincus, des courageux et des lâches
jusqu’à considérer tout ce qui arrive alors empiriquement « du
haut de la vérité éternelle de l’événement qui s’incarne [dans
cette bataille] et, hélas, dans sa propre chair ». Ce héros mourant
donne la vérité d’un pur événement à la bataille, mais aussi à sa
propre mort. Car Deleuze explique cinquante pages plus loin dans
Logique du sens que seul l’homme libre peut « contre-effecuer » la
mort, atteindre « le point où la mort se retourne contre la mort, où
le mourir est comme la destitution de la mort, où l’impersonnalité
du mourir ne marque plus seulement le moment où je me perds
hors de moi, mais le moment où la mort se perd en elle-même, et
la figure que prend la vie la plus singulière pour se substituer à
moi ». Qu’on puisse penser « contre-effecuer » la mort et la faire
« se perdre » relève pour Lyotard du déni. Pour lui comme pour
Freud, rien ni personne, pas plus Artaud que Zarathoustra, ne
peut ôter à la mort sa puissance dissolvante. La vie reste un mouvement de composition, de formation d’entités organisées dont la
. DR, p. -, ; LS, p. , - ; AOE, p. .
. AOE, p. , souligné par l’auteur.
. LS, p. -.
. LS, p. , souligné par nous ; voir aussi p. et .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
mort diffère par une différence absolue, irréversible, sans pouvoir
se convertir en une vie imperceptible de différences corpusculaires.
Mais ce désaccord est plus large encore, car le mouvement
forcé de la différence intensive est chez Deleuze le creuset d’une
« anthropologie » de « l’homme-nature » étrangère à Lyotard. La
différentiation porterait la vie humaine à se soustraire aux formes
que sont l’organisation du vivant, la signification du langage et la
subjecivation de l’inconscient, à entrer dans la « liberté pour la
fin d’un monde », déjà évoquée. Le devenir inhumain de l’homme
répudie ainsi la différence molaire entre genres, entre espèces et
entre sexes, pour nouer des « noces contre nature » qui sont justement pour Deleuze « la vraie nature ». « L’involution créatrice » qui
disperse les formes en des singularités libres et anonymes lance la
vie sur des lignes de fuite et l’emporte jusqu’à cette pointe extrême
du vivable que seul un devenir-larve ou un devenir-surhomme peut
supporter. Malgré l’appel à la prudence venu tempérer le vœu de
« schizophréniser la mort », Deleuze soutient une sorte d’« inhumanisme de l’autre homme » célébrant l’homme sans référence et
sans nom, dont Bartleby donne le modèle. L’homo tantum serait le
pendant de l’animal tantum qui n’est « rien d’autre qu’animal seulement », indifférent à toutes les oppositions (universel et singulier,
général et particulier, personnel et collecif, affirmatif et négatif )
qui délimitent la compréhension du concept et par là son extension. L’homme se mettrait ainsi au diapason du pur événement,
l’eventum tantum où toutes les singularités pré-individuelles, toutes
les disjoncions communiquent entre elles. « À mon envie abjece
d’être aimé, écrit Deleuze, je substituerai […] le pur événement
qui m’unit à ceux que j’aime », j’aimerai non des personnes, des
. AOE, p. , aussi p. .
. MP, p. , , ; G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues [], Paris, ChampsFlammarion, , désormais cité Dia, p. .
. MP, p. .
. CC, p. et LS, p. .
. AOE, p. , souligné par Deleuze. Sur la « prudence » requise, voir MP, p. .
. CC, p. .
. La formule « animal non es nisi animal tantum » est empruntée à Avicenne, LS,
p. et ; pour la suite sur l’eventum tantum : LS, p. , , , .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
caracères ou des sujets, mais ce qu’ils introduisent quand ils entrent
dans une pièce : « une variation atmosphérique, un changement
de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un
brouillard ou une nuée de gouttes ».
Quand Lyotard cherche à penser le devenir humain – chose rare,
tant l’échec des philosophies de l’histoire l’a guéri de ce projet –, il
dit emprunter aux sciences exaces et humaines l’idée d’une entropie
négative, d’une complexification dont les hommes sont le produit
plutôt que l’agent . La « fable du développement » qu’il en induit
ne peut certes, précise-t-il, prétendre au statut philosophique en ce
qu’elle n’interroge pas ses présupposés et cède ainsi à la confusion
entre le transcendantal et l’empirique. Reste que la philosophie, qui
n’est certes pas la fable, n’a pas pour lui le pouvoir de faire ou de
défaire les concepts de la science exace, et ce, parce que ce sont
deux genres de discours aux enjeux hétérogènes. Soutenir comme
Deleuze que le mouvement forcé de la différent iation libère la vie
moléculaire enfermée dans tout système, serait-il inorganique, c’est
prétendre révoquer le concept scientifique d’entropie , et du même
coup celui de néguentropie, mais aussi l’opposition entre vivant et
inerte.
La question n’est d’ailleurs pas pour Lyotard celle de l’ho minisation, du départage progressif des règnes, des espèces et des sexes,
mais celle de l’hu manisation, de ce qui porte les membres de l’espèce
humaine à mériter leur nom d’hommes. Pour Deleuze, l’hu manisation ne fait que redoubler les oppositions massives où l’ho minisation
a construit le privilège humain. Elle institue des organismes artificiels
– famille et État – dont les codes paralysent la synthèse disjoncive
des petites différences. Dans la « fable postmoderne » de Lyotard,
l’histoire se raconte tout autrement. Le développement de l’énergie
. Dia, p. .
. « Examen oral. Entretien avec Jean-François Lyotard », avec N. Brügger, dans
N. Brügger, F. Frandsen et D. Pirotte (éd.), Lyotard, Les déplacements philosophiques, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, , p. - ; « Une fable postmoderne », MPM, p. ; J.-F. Lyotard, Le Posmoderne expliqué aux enfants. Correspondance - [], Paris, Galilée, , p. -.
. DR, p. et .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
dont les humains sont le résultat pourrait les emporter dans une
complexification dépassant leur condition corporelle acuelle.
Un devenir inhumain se joue dans le développement néguentropique de la techno-science, en ce qu’il lui faut briser toujours plus
l’obstacle du corps, les freins que sont gestation, naissance, sexe,
sensibilité, maladie, mort . Ce devenir n’a rien pour Lyotard des
vertus de « l’involution créatrice » ou de la « déterritorialisation »
louées par Deleuze, ni rien non plus d’une exacerbation du cadrage
et de la métrique visant à « reterritorialiser » le jeu de la différence.
Elle est plutôt pour Lyotard la misère dont les hommes se frappent
en contribuant à un développement qui les a de toujours dépassés.
Le désaccord des deux auteurs sur la vie et la mort, sur cette
« belle mort » que serait la vraie vie pour Deleuze, se reconduit
donc dans leur acception respecive de l’inhumain. La déshominisation qui rendrait l’humain à l’intensité d’une fuite sans fin de la
vie demande pour Deleuze de se faire larve ou corps sans organes,
quand le corps, ou plutôt l’âme-corps, est bien plutôt pour Lyotard
cela seul qui peut sentir la démesure de la naissance et de la mort,
d’un « extrême réel » oublié et recouvert par les représentations de
l’esprit. Désaccord qui engage finalement les enjeux moraux et historico-politiques de l’existence.
. Différend moral et désaccord politique
La « morale » consiste pour Deleuze à juger de tout ce qui est
du point de vue d’une valeur transcendante illusoire, alors que
« l’éthique », elle, décrit des types d’existence différents selon les
épreuves qu’un être peut faire et supporter, selon son aptitude à
entrer dans « l’aventure de l’involontaire » que lui ouvre la rencontre
d’une intensité fortuite. Quoi qu’en ait Deleuze, cette éthique est
pourtant plus qu’une simple description, elle demande d’être à la
. « Une fable postmoderne », MPM, p. -.
. IH, p. -.
. DR, p. ; voir aussi p. et .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
hauteur de ce « violent dressage » et de nous laisser emporter sur
« la ligne de rupture » où l’événement nous entraîne, pour faire un
voyage immobile où l’on devient soi-même imperceptible, clandestin comme l’événement qui nous traverse1. Il ne s’agit donc que de
« ne pas être indigne de ce qui nous arrive »2, de nous laisser arracher
à une existence trop humaine pour connaître « la merveille d’une
vie non humaine à créer ». Deleuze et Guattari affirment dans Mille
plateaux :
Vous ne donnerez rien aux héccéités [aux individuations infra-personnelles, infra-objecives] sans vous apercevoir que vous en êtes, et
que vous n’êtes rien d’autre. […] Vous êtes longitude et latitude, un
ensemble de vitesses et de lenteurs entre particules non formées, un
ensemble d’affecs non subjecivés. Vous avez l’individuation d’un jour,
d’une saison, d’une année, d’une vie (indépendamment de la durée),
– d’un climat, d’un vent, d’un brouillard, d’un essaim, d’une meute
(indépendamment de la régularité).
Pour ajouter aussitôt : « ou du moins vous pouvez l’avoir, vous
pouvez y arriver ». L’éthique a beau être censée contresigner le réel,
elle demande bien l’effort d’aller chercher ce « réel » sous la « réalité » acuelle des identités constituées. Les livres de Deleuze sont
émaillés de « il faut » qui commandent à la pensée, à la sensibilité
et à la conduite de suivre les lignes de fuite de la différence. Pratique
ou pragmatique qui se dérive d’une « anthropologie » certes paradoxale : « notre liberté et notre effecivité trouvent [en effet] leur
lieu, non pas dans l’universel divin ni dans la personnalité humaine,
mais dans ces singularités qui sont plus nôtres que nous-mêmes, plus
divines que les dieux ».
L’exhortation de Deleuze à « en finir avec le jugement » est du
coup bien ambiguë. Incriminé pour sa foncion classificatrice et
pour la valeur impérative qui fait de tout énoncé un mot d’ordre
. Dia, p. ; voir aussi p..
. LS, p. ; Dia, p..
. MP, p. puis p. . Je souligne.
. Par exemple : DR, p. , , , , ; MP, p. , .
. LS, p. . Je souligne.
. CC, p. -, voir aussi : p. , , .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
implicite, le jugement est finalement identifié à une sentence de
mort . Mais puisqu’« il faut » en finir avec le jugement, c’est que le
mot d’ordre pourrait se retourner contre lui-même, que derrière son
verdic mortifère une invite à la fuite se ferait entendre. « La question n’était donc pas : comment échapper au mot d’ordre ? – mais
comment échapper à la sentence de mort qu’il enveloppe, comment
développer sa puissance de fuite, […] comment maintenir ou dégager la potentialité révolutionnaire d’un mot d’ordre ? ». Question
sans réponse, qui laisse craindre que l’atomisation espérée par
Deleuze soit elle-même une sentence de mort. L’éthique de Deleuze
consiste en une pratique dangereuse visant à conjurer le risque d’une
mort (la sentence) par celui d’une autre (la dissolution). Entre le
dépliage des « principales strates qui ligotent l’homme » et la chute
« dans un vide irrespirable, dans la mort », il n’y a alors plus qu’une
« prudence » – bien énigmatique – pour éviter le chaos, la folie ou
la mort, pour garder à la vie suffisamment de formes et de segments
sans perdre pour autant le « courage de fuir ».
Le ressort de cette éthique, c’est l’immanence de la vie, sa puissance de se « contre-effecuer », de déplier ce qu’elle a replié, replier
ce qu’elle a déplié, sans jamais céder au dualisme, sans accréditer
la transcendance et donc l’absence d’un ailleurs quelconque –
signifiant, phallus ou loi. Économie libidinale, seul livre où Lyotard
essaie l’« immanentisme », se demandait pourtant comment la
bande de Moebius avait pu d’elle-même s’invaginer en un théâtre de
la représentation, un cube offrant sa scène à l’illusion de l’Absent, et
regrettait que Freud n’ait pas mené la « déducion » de la disjoncion,
c’est-à-dire de la négation. Deleuze et Guattari avaient d’avance
répondu en qu’il faut un « traitement spécial » pour extraire
d’un flux quelconque de singularités un élément manquant, « un
objet détaché, signifiant despotique à la loi duquel toute la chaîne
. DR, p. ; MP, p. -.
. MP, p. ; pour ce qui précède : p. -.
. MP, p. .
. Sur la prudence : MP, p. - et P, p. . Sur le courage de fuir, voir AOE,
p. .
. « Par-delà la représentation » [], TD I, p. .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
semble dès lors suspendue ». Pour que la sexualité se convertisse
en code œdipien, il faut le supplément du « phallus », de « quelque
chose de commun et d’absent qui ne manque pas moins aux
hommes qu’aux femmes », de même que pour convertir l’échange
en code capitaliste, il faut que l’argent se détache en un capital « qui
n’existe que sous l’aspec fétichiste du stock et du manque ». Mais
la question paraît seulement reculer : comment le détachement et
par là le manque viennent-ils à ces flux de connexions producives ?
Répondre que c’est « l’écrasement » de la polyvocité des différences
qui opère l’extracion de cet élément manquant, c’est supposer
ce qui doit justement être expliqué : qu’il y ait un quelque chose
d’exhaussé pour écraser de sa hauteur cette polyvocité et provoquer
la disjoncion exclusive du « ou bien ». Le tournant répressif est
alors déjà joué avec sa castration et ses interdits. Deleuze n’ignore
pourtant pas qu’en , dans Logique du sens, non seulement il
reconnaissait au complexe d’Œdipe la vertu de nous délivrer du
pire, de dégager les pulsions libidinales des pulsions destrucrices,
mais – plus essentiel – que « l’aventure de la hauteur », du bon
objet se retirant dans l’absence, était une condition pour extraire
des « profondeurs infernales » de l’oralité-analité une surface métaphysique, celle de la symbolisation, pendant ou verso de la surface
physique du corps unifié. La hauteur invoquée en est celle
de la voix de l’objet aimé, perdu, absent, voix qui instaure la loi
de la perte avant que ses interdits trouvent une teneur dans la
sancion et l’énoncé l’articulant. Mais si c’est la voix de la hauteur qui
sépare du bruit des profondeurs corporelles les symboles de la surface métaphysique, pourquoi décréter alors que cette hauteur « qui
rendait l’entreprise [des surfaces] possible » devient « un ennemi
inattendu » ? C’est que la hauteur conditionne certes pour Deleuze
la symbolisation et par là l’événement du sens, mais que la privationfrustration qu’elle impose pour ce faire vire en castration, en interdits
. AOE, p. ; pour les citation suivantes : p. et .
. LS, p. ; pour ce développement, LS, p. , -, -.
. Logique du sens montre que le sens est la quatrième dimension de la proposition.
Voir « De la proposition », p. -.
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
induisant angoisse et culpabilité et toute l’illusion morale. Pour que
l’aventure de la hauteur tourne bien, il faudrait, à suivre Logique du
sens, que le manque puisse nous apprendre à parler sans nous porter
à exclure et sancionner, il faudrait pouvoir parler sans user de négation (ce qui est impossible puisque le discours suppose au moins
deux types de négation). Aucune machine de contrôle n’empêcherait alors, selon Deleuze, la logique de la signification de délirer
en une « logique du sens » survolant oppositions et identités pour
reconnecer le différent au différent, le fortuit au fortuit, dans un
jeu divin proprement amoral.
En , L’Anti-Œdipe ôte tout crédit au texte freudien, encore
convoqué dans Logique du sens. Théorie et pratique psychanalytiques ne sont plus que l’expression et le veceur d’un refoulement
familial relayant la répression sociale. L’œdipianisation, désormais
honnie, ligature la producion désirante du double côté de la
famille et de l’État, État qui réinscrit les alliances et les dettes inhérentes à tout socius dans la transcendance de la loi . Mille plateaux
en continue de faire de la psychanalyse une pièce d’un despotisme du signifiant régnant sur tous les ménages et sur tous les
États, d’un assujettissement des sujets à leur double spéculaire, au
Sujet absolu idéal qui les interpelle. L’aventure de la transcendance
est l’illusion de l’Homme blanc. Elle tient, selon Mille plateaux, à
ce que le signifiant et l’État qui l’émet s’exhaussent en une machine
abstraite imposant le régime de la disjoncion exclusive et de la
dette infinie. Régime mortuaire de la loi qui, de surcroît, assortit
son inhumaine cruauté du cri humaniste en faveur des droits inhérents au contrat social. Le mystère de cette « servitude volontaire »
est qu’elle se présuppose toujours, n’apparaît que comme déjà faite
et n’est donc pas plus volontaire que forcée . Puisqu’on ne saurait
ni l’abolir ni même – éthique spinoziste oblige – la condamner,
mieux vaudrait finalement reconnaître, selon Deleuze et Guattari,
. DF, p. -.
. AOE, p. -, -, , .
. DR, p. . AOE parlait déjà du désir de répression comme d’une « étrange
aventure du désir », p. ; voir aussi p. et .
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
qu’« en vérité, il n’y a que des inhumanités, l’homme est seulement
fait d’inhumanités, mais très différentes, et suivant des natures et
à des vitesses très différentes », suivant le type de mouvements et
d’immobilisations, de lignes et de points (ou de trous) que chaque
agencement sémiotico-social autorise. Il ne s’agit donc une fois de
plus que de conjurer une inhumanité par l’autre, même si la juridicion de la loi semble toujours pour Deleuze (et Guattari) plus
mortifère que « le nomos nomade » de singularités aléatoirement
distribuées.
Dans son compte rendu de L’Anti-Œdipe, Lyotard dit son désaccord sur le statut et la teneur de l’inhumanité des sociétés modernes.
Si le capitalisme est bien l’acmé d’un mouvement de « déterritorialisation » exigé par la circulation généralisée de toute chose (désirs,
biens, idées, personnes), rien ne justifie qu’on lui prête le besoin de
se reterritorialiser. « Ce qui le supporte n’est pas la figure du grand
castrateur, c’est la figure de l’égalité : l’égalité au sens de la commutativité ». La seule « répression » du capitalisme est de rabattre toute
chose sous la loi de la valeur d’échange, il n’a nullement besoin
des frontières, interdits et entraves qu’implique toute territorialité
physique ou symbolique – famille, propriété privée, nation, État.
Son indifférence à toute autre loi que la sienne n’a que faire de la
culpabilisation œdipienne. Il est donc faux de dire que « l’âge de la
mauvaise conscience est aussi celui du pur cynisme », c’est-à-dire
celui de l’État capitaliste. Deux erreurs viennent se conjuguer, pour
Lyotard, dans l’idée que l’Œdipe est inhérent à l’Ursaat, à un État
despotique qui serait l’origine abstraite, latente, antérieure et extérieure à ses acualisations historiques, à son oubli et à ses retours
dans le temps. Cet État despotique – censé être, selon un schéma
en fait hégélien, « l’origine comme abstracion qui doit comprendre
sa différence avec le commencement concret » – tient son illusoire
pérennité, pour Lyotard, de la confusion, commise par Wittfogel
. MP, p. .
. DR, p. ; voir aussi MP, p. et note .
. « Capitalisme énergumène » [], DP, p. .
. AOE, p. ; voir aussi p. .
. AOE, p. .
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
et répétée par Deleuze et Guattari, entre deux despotismes que des
millénaires séparent : le despotisme oriental et son mode de producion précapitaliste d’une part et le bureaucratisme stalinien ou
maoïste, post-capitaliste, tentant de relever le défi de l’industrialisation d’autre part. Première erreur sur l’histoire des sociétés que
l’appel à Marx permet de dénoncer. C’est Freud, du moins celui
de Moïse et le monothéisme, que Lyotard invoque pour répondre à
la seconde erreur selon laquelle l’Œdipe serait une figure de l’Urdespote castrateur. Entre la cruauté du grand Pharaon incestueux et
la culpabilité œdipienne de l’Occident, il y a pour Lyotard la césure
de l’exode des Juifs. C’est l’abandon du père castrateur, la mise au
secret de cet ace inavouable qu’est l’exode (devenu, dit Lyotard,
meurtre du père dans le roman freudien) qui conduisent les Juifs à
intérioriser la faute, à développer mauvaise conscience et culpabilité. Au désaccord marxiste sur l’histoire de l’économie politique,
Lyotard ajoute donc le désaccord freudien sur la genèse – judaïque,
selon lui – de la morale. La transcendance de la loi n’appartient ni
au mythe égyptien-oriental (l’Ur despote), ni à la tragédie grecque
(Œdipe), mais au dispositif juif. Celui-ci capte toute l’énergie dans
un langage qui élimine les idoles, dans une interpellation du Je par
un Tu innommable et irreprésentable, langage à mille lieux du récit
mythique. C’est donc bien dans la « hauteur de la voix » que se joue
pour Lyotard l’aventure nullement illusoire de la transcendance,
dans cette voix que la fin de son œuvre dira dessaisir l’homme de
sa superbe auto-appartenance. Certes, dans ce compte-rendu de
L’Anti-Œdipe datant de , Lyotard impute à la loi de rompre la
continuité des flux libidinaux : elle ouvre l’écart où la représentation
engouffre ses illusions. Mais son irruption est suffisamment décisive
pour imposer, dit-il, « la grande affaire de ce temps-ci : comment
entendre cet écart sans recours au dualisme ? ». Affaire de la discontinuité, sur laquelle Économie libidinale, nous l’avons vu, continue
de buter en , affaire qui exigera en , avec Au juse, d’en
finir avec le mirage de l’immanence, de revenir au dualisme, à la
césure insurmontable qu’introduisent le langage et la loi. Par quoi le
divorce avec Deleuze et Guattari sera consommé.
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
Ces derniers avaient vu venir le désaccord avec Lyotard. Si L’AntiŒdipe reconnaissait au livre de , Discours, figure, une « extrême
importance », celle « d’être la première critique généralisée du
signifiant », il lui faisait pourtant aussitôt grief de « réintrodui[re]
le manque et l’absence dans le désir ». En accordant pour seul rôle
à la positivité du désir de transgresser les écarts réglés inhérents à la
bonne forme par des déformations elles-mêmes contrôlées, Lyotard
aurait ancré le « figural » dans le territoire auquel il prétendait l’arracher . Le manque est bien, pour Deleuze et Guattari, le ressort de ce
monde triste de la moralité et de la légalité. Il prend avec la forme
juridique de la loi le statut d’une dette infinie imposée par l’État,
nouveau créancier infini après Dieu. À concéder le manque, Lyotard
aurait donc cédé sur l’essentiel, sur la vie, car « la dette devient dette
d’exisence, dette de l’existence des sujets eux-mêmes », elle est une
« mort lente et inhumaine ». S’il y a un « mal » dont l’éthique
deleuzienne dénonce infatigablement l’illusion, c’est la faute, car
homo tantum, l’homme sans référence, est une multiplicité libre,
innocente, sans dette infinie pour le lier.
Pour Lyotard au contraire ce qui, en , dans Le Différend,
fait le mal de la postmodernité, son inhumanité, c’est justement
que la loi d’équivalence du capitalisme, déjà invoquée en , tient
« toutes les dettes (d’amour, d’œuvre, de vie même) » pour « extinguibles ». Ce n’est donc pas le manque qui obère pour Lyotard nos
États-nations capitalistes, c’est au contraire le manque du manque
qui les rend inhumains, maintenant que la liquidation des « grands
récits » a fait sauter la dette d’existence donnant son but à l’histoire.
Non que Lyotard veuille réanimer une philosophie de l’histoire
dont la promesse téléologique s’est effondrée au XXe siècle, mais
la performativité imposée à l’universelle échangeabilité du capitalisme a englouti la sensibilité au manque, car l’acquittement sans
délai efface l’idée même de dette, de dû et de devoir. Le cynisme
de la marchandise a aboli l’obligation, comme si la question « que
. AOE, p. et .
. Sur la dette infinie, voir AOE, p. , et MP, p. . Sur la mort lente, voir
CC, p. -, -.
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Différence, différend : Deleuze et Lyotard
devons-nous être ? » pouvait bonnement s’effacer et qu’il n’y avait
plus rien dont nous ayons à répondre. Pourtant, écrit Lyotard en
dans Pérégrinations, « on peut [bien] négliger le devoir, le
défier, lui opposer la nécessité, il reste qu’on doit ». En ce sens,
l’effort d’Économie libidinale pour en finir avec l’absolu moral aura
bien été, à ses yeux, malgré l’indispensable ravage sceptique dont
témoignait le livre, un hapax et une erreur.
Si la dette est le trésor oublié de la postmodernité, c’est elle,
et non plus la puissance intensive de l’énergie libidinale vantée en
, qui fait désormais pour Lyotard le prix inhumain de l’existence humaine. L’inhumanité n’est ici aucune de celles relevées par
Deleuze et Guattari : ni l’inhumanité positive du mouvement forcé
des différences libres ni celle, négative, de la transcendance segmentant cette fuite pour la bloquer. Elle n’est pas non plus pour Lyotard
l’amnésie inhumaine où le cynisme postmoderne nous enferme de
fait, mais au contraire la charge immémoriale qui nous sera par
principe tombée dessus, aura touché notre passibilité à l’événement
sensible scandant le monde comme à la loi nous commandant d’être
justes, se saisissant de nous, nous ôtant la morgue de l’autosuffisance pour nous mettre en dette. Que cette dette soit pour Lyotard
finalement double, esthésique et éthique, rend cet inhumain
d’autant plus complexe. Car outre sa résistance à l’inhumanité du
capitalisme (que revendique aussi le devenir-inhumain de Deleuze),
cette dette soumet l’existence à deux « principes ». À celui – ontologique – de l’infantia, auquel Deleuze acquiesce en le transformant ,
et à celui – déontologique – de la justice, qu’il récuse. Bien que
déclarées incommensurables, les deux dettes semblent, dans bien
des textes de Lyotard, intimement mêlées. Comme si la loi commandait d’être juste avec l’« enfance » elle-même, avec le dénuement
d’une âme-corps impuissante à parler, et que, symétriquement,
l’enfance nous apprenait à être débordés par quelque chose de
plus grand que nous, dans une anticipation de la loi qui, elle, nous
. PG, p. .
. CC, p. note . Deleuze y fait de l’« enfance » un « mouvement qui emporte
la langue », quand elle est pour Lyotard une stupeur sans paroles.
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Deleuze et Lyotard : l’inhumain
réclamera. Dialecique qu’il faut pourtant refuser, si la distance entre
les deux dettes, que Lyotard affirme, peut aller jusqu’au différend.
Ce qu’il ne dit pourtant pas, comme si « l’affec » pouvait peut-être
jeter un pont inattendu sur l’abîme kantien (ou sur l’« extériorité »
lévinassienne) entre l’être et le devoir-être.
L’inhumanité de principe reste et restera pour Lyotard, l’inscription stupéfiante, paralysante, d’un ailleurs à jamais manquant ; et
pour Deleuze, le mouvement forcé balayant de son intensité mortelle des organismes craintifs. Il s’agit pour ce dernier d’ouvrir des
lignes de fuite à tout ce qui immobilise la vie dans une paix délétère ;
et pour Lyotard, d’ouvrir un temps mort dans une hâte d’enchaîner
qui commue tout en équivalences.
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