Des technologies et des territoires
Gilles Puel
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Gilles Puel. Des technologies et des territoires. Géographie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse
II, 2006. tel-00085835
HAL Id: tel-00085835
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UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II LE MIRAIL
UFR SCIENCES ESPACES ET SOCIÉTÉS
GRESOC
Le Groupe de REcherches SOCio-économiques est une équipe d'accueil (EA804)de
l’Université de Toulouse le Mirail
HABILITATION À DIRIGER DES RECHERCHES
DES TECHNOLOGIES ET DES TERRITOIRES
Gilles PUEL
puel@univ-tlse2.fr
MAITRE DE CONFÉRENCES EN
URBANISME ET AMÉNAGEMENT
FÉVRIER 2006
SOUS LA DIRECTION D’
Alain D’IRIBARNE
DIRECTEUR DE RECHERCHES CNRS
UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II LE MIRAIL
UFR SCIENCES ESPACES ET SOCIÉTÉS
GRESOC
Le Groupe de REcherches SOCio-économiques est une équipe d'accueil (EA804)de
l’Université de Toulouse le Mirail
HABILITATION À DIRIGER DES RECHERCHES
DES TECHNOLOGIES ET DES TERRITOIRES
Gilles PUEL
puel@univ-tlse2.fr
MAITRE DE CONFÉRENCES EN
URBANISME ET AMÉNAGEMENT
FÉVRIER 2006
SOUS LA DIRECTION D’
Alain D’IRIBARNE
DIRECTEUR DE RECHERCHES CNRS
Remerciements
Mes premiers remerciements sont pour mes deux « maîtres », B. Kayser et R. Brunet., pour
Alain d’Iribarne qui a bien voulu accepter de diriger ce travail ainsi qu’à l’ensemble des
rapporteurs et membres du jury.
Je tiens à remercier tous ceux avec lesquels j’ai travaillé ces dernières années :
- que ce soit au GRESOC, dans le Département, au sein du DESS puis du Master, au
GDR ou dans des structures non universitaires ;
- les étudiants pour leur implication et leur créativité et plus particulièrement ceux avec
qui des liens d’amitiés se sont tissés (Hotman, Wilfrid, Zoheir, etc.) ;
- mes « partenaires en recherche » (Mathieu, François, Charlotte, Valérie et Valérie,
Blandine, etc.).
Enfin je remercie tout particulièrement ceux qui m’ont supporté durant cette période de
création :
- Alain et Valérie pour leurs encouragements et conseils ;
- Frédéric qui m’a hébergé dans le calme de Beijing ;
- Philippe qui m’a apporté des moments de « respiration » ;
- Geneviève qui en plus de supporter mon humeur a bien voulu durant ses vacances
corriger ce texte à Collioure au milieu de trois adolescents ;
- Valérie qui m’a accompagné sur bien des terrains de recherche ;
Mais pardon à tous mes proches et surtout à mon fils Alexandre pour tous ces moments que je
leur ai volés !
En couverture : La photographie a été prise par l’auteur en août 2004 à Lao Cai, porte du pays
des Hmongs, à la frontière de la Chine et du Vietnam. Il s’agit d’une affiche publicitaire pour
Internet située dans un Cybercafé.
recherche et le rôle des chercheurs dans le développement social et économique sont
donc appelés à changer.
Gibbons et alii (1994) distinguent deux modes de production de la connaissance qu’ils
nomment mode 1 et mode 21. Le mode 1 relève du modèle traditionnel de production du
savoir et de sa transformation technologique. Le cadre de référence est la communauté
universitaire. La recherche est disciplinaire et la production de connaissances est homogène,
hiérarchique, conservatrice et contrôlée par les pairs. Le mode 2 aboutit à de nouvelles formes
organisationnelles où interagissent groupes de chercheurs, innovateurs, capital-risqueurs et
alii2. Le cadre de référence est lié au contexte d’application. La production de connaissances
est interdisciplinaire, hétérogène, décentralisée et éphémère. L’utilité sociale est le fondement
de l’évaluation.
L’émergence de ce nouveau paradigme pose avec une certaine acuité la question de
l’identité du chercheur aujourd’hui. Ce texte d’HDR va être pour moi l’occasion d’expliciter
comment j’ai construit mon parcours de recherche et comment cette même trajectoire a forgé
mon identité de chercheur. Elle m’a conduit à assumer des choix entre le modèle historique de
l’enseignant-chercheur (hybride entre l’enseignement et la publication de recherche dans des
revues prestigieuses) et le modèle élargi de la science (davantage centré sur l’interaction avec
les « profanes », pour la production et diffusion de la connaissance). Elle m’amènera en
conclusion à revendiquer un certain positionnement parmi les métiers de la recherche qu’a
identifiés A. D’Iribarne (2005). Bien évidemment il ne s’agit pas ici d’opposer de manière
manichéenne les deux modèles mais de présenter deux logiques de la recherche qui
« écartèlent » beaucoup d’enseignants-chercheurs. Mon propos ne vise pas à présenter un
modèle normatif et supérieur à l’autre, désuet, à rejeter dans les « poubelles de l’histoire », car
même si mon parcours me conduit à plutôt me reconnaître dans le modèle 2, j’ai quand même
soumis dix textes à publication entre 2003 et aujourd’hui et je suis en train de candidater à
une H.D.R. Les choses sont donc bien plus complexes que ne peut le laisser penser une
présentation textuelle nécessairement simpliste et un positionnement revendicatif forcément
schématique.
Analysant dans une perspective d’évaluation le changement de paradigme et les
nouveaux métiers des chercheurs aujourd’hui, A. D’Iribarne (2005) propose huit critères
d’évaluations qu’il regroupe en huit entrées et six familles3 :
a) les activités de recherche académiques ;
b) les activités de valorisation économiques (dépôt de brevet, activités de conseil,
création d’entreprise) ;
c) les activités d’expertise ;
d) les activités de formation (universitaire ou professionnelle) ;
e) les activités d’informations scientifiques et techniques (vulgarisation dans des
revues non scientifiques, conférences, etc.) ;
f) les activités de gestion scientifiques.
1
http ://www.uquebec.ca/pder/orient/symposium/9609-11b.html, consulté le 5/8/2005.
Un clin d’œil pour l’implication grandissante de « profanes » dans la gouvernance de la
recherche (élus, associations, etc.). De nouvelles formes d'appropriation et de production des
savoirs (blogs par exemple) remettent en cause la culture du monde de la recherche.
3
Les entrées sont celles du tableau ci-dessous.
2
4
C’est cette grille de lecture que je me propose d’utiliser pour exposer la logique de ma
trajectoire et rendre mon parcours plus explicite au lecteur. Chemin faisant, je m’y réfèrerai
en expliquant pour chacune des périodes qui ont rythmé ma carrière, non seulement la
présence de telle ou telle dimension mais encore sa dynamique.
Ces six familles ne correspondent pas à des temps séparés de l’activité de recherche : on
n’est pas chercheur académique en janvier puis expert en février et formateur en août !
Derrière cette boutade se cache une véritable difficulté pour analyser, évaluer et répartir ses
propres activités ; d’autant que certaines relèvent de plusieurs familles à la fois. Ce n’est pas à
mon avis une raison suffisante pour rejeter cette tentative de taxinomie des activités de
recherche. J’affirmerai même aujourd’hui le contraire ; « aujourd’hui » par rapport à mon
expérience antérieure à mon arrivée au Mirail, ou j’avais encore l’imaginaire de l’enseignantchercheur classique, dont la réputation dépendait seulement de ses publications dans des
revues prestigieuses. Ce déplacement de paradigme tient à mon expérience professionnelle
récente, à mon « mélange » avec les profanes », à ce retour sur moi-même que je mène et
notamment aux tensions que j’entrevoie aujourd’hui entre les textes fondateurs de ma
construction comme géographe et mes pratiques de recherche action et appliquée.
5
Publications
scientifiques
Brevets
Vulgarisation
Gestion de la
science
Consultance
Expertise
Formation
professionnelle
Enseignements
Étudiant
1974
1982 1984
Maison de
la
Géographie.
Enseignement
1990 1993
Mirail
Mirail
2000
Fig.1/ Trajectoire professionnelle et référentiel multicritère
6
I. Le Mirail
Issu d’un milieu rural, j’ai reçu une formation en lettres classiques ; arrivé en 1974 à
Toulouse j’ai suivi des études d’histoire et obtenu une maîtrise sur les déchirements de la
S.F.I.O dans l’entre-deux-guerres, sous la direction de R. Trempé et de R. Pech. Les six mois
passés à dépouiller archives après archives m’incitèrent à abandonner toute velléité de
poursuivre dans cette discipline. Aussi me suis-je « naturellement » réorienté en géographie.
Fils d’institutrice, je partageais depuis l’enfance le désir d’enseigner, d’apprendre à
apprendre. Venir en géographie ne me semblait ni un désavantage pour présenter les concours
et encore moins une trahison !
Je m’inscris alors en DEA de géographie urbaine sous la direction de Guy Jalabert qui
m’initie à la recherche lors d’une étude sur les processus de distribution de la rente foncière
sur la commune urbaine de Labastide-Saint-Georges (Tarn). Le choix n’était pas innocent :
mon père, poète éditeur, venait d’hériter d’une propriété foncière de 27 hectares sur cette
commune. Située au cœur de la ville, elle suscitait les convoitises. Je retrouvais là l’occasion
d’étudier des conflits d’acteurs ; l’objet n’était pas la prise de contrôle de la fédération
S.F.I.O. de la Haute-Garonne mais un simple morceau de terre. Sans le savoir j’allais
pratiquer l’objectivation participante chère à Bourdieu.
Je découvre les conflits autour du foncier avec ce que je crois encore être toute leur
violence ; je découvrirai vite pire et bien pire les années suivantes : on peut tuer pour quelques
arpents de terre, « réalité » que je pensais réservée aux livres de Balzac ! Je crois alors que les
choses changent devant moi, que la conjoncture4 (au sens que donne à cette expression Henri
Lefebvre) est porteuse d’un changement radical dans les campagnes, que j’appelle encore
espace rural, et que le nœud de ce changement est lié aux conflits entre les acteurs au sujet de
l’appropriation de la rente foncière. Une intuition m’invite à faire l’hypothèse que les
commandes de ce mouvement, que je ne faisais que percevoir, sont localisées pour l’essentiel
à l’extérieur du territoire, dans ce que j’appellerai très bientôt le système englobant.
Aussi, Guy Jalabert m’oriente vers Bernard Kayser qui accepte de diriger cette thèse5 en
urbanisme et aménagement sur l’urbanisation des campagnes.
L’analyse des dynamiques sociales et spatiales est l’objet de cette recherche. Elle porte
plus particulièrement sur les conflits d’acteurs pour la gestion des territoires, la dissociation
entre le droit de propriété et les droits d’usage, l’articulation des politiques publiques
(productrices de droit, de cartographie d’usage du sol, de représentations, etc.), la diffusion du
changement et les résistances des sociétés locales.
Ces années-là sont des années de découverte de la pratique de la géographie et surtout
des sciences sociales ; B. Kayser préférait se définir comme ruraliste que comme géographe.
S’il m’a laissé libre de définir mon objet de recherche, mon terrain et ma problématique, il n’a
4
Le paradigme du conjoncturel, selon Lefebvre, est le moment dramatique où les structures
n’arrivent plus à dominer leurs propres éléments, où ces éléments se rassemblent et forment
une conjoncture novatrice. D’autres parleraient d’entropie manifeste du système ou de
bifurcation, mais Lefebvre n’a pas été structuraliste.
5
La crise de l’espace dans les campagnes de Lavaur, PUEL G., Université de Toulouse le
Mirail, 1982.
7
jamais hésité à m’orienter grâce à une bibliographie conséquente et des conseils qu’a
posteriori, je jugerai fort habiles, lorsque à mon tour je devrais transmettre conseils et
méthodes de recherche. C’est aussi l’année des premiers séminaires et colloques avec
l’angoisse de prendre la parole devant des professeurs bien plus savants que soi !
Durant ma thèse, je suis surveillant d’externat à Toulouse et assez insouciant quant à
mon avenir professionnel. En dernière année, je refuse une bourse que me proposait B.
Kayser ; cela me semblait superflu puisque je subvenais à mes besoins. Mais une fois la thèse
soutenue, la réalité, la politique publique de non recrutement dans l’enseignement supérieur
m’aiguille vers l’enseignement secondaire. J’éprouve alors un simple regret : la « recherche »
allait me manquer. Mais j’avais retrouvé le sentier de ma « vocation », l’enseignement.
II. Les années lycée
De 1985 à 2000 j’enseigne l'histoire et la géographie dans différents établissements de
l'académie de Toulouse. Mes activités dans l’enseignement secondaire peuvent se découper
en deux parties ; la coupure représente l’obtention de l’agrégation et mon recrutement par le
Ministère au lycée des Arènes à Toulouse, sur un poste profilé en TICE. Mais la véritable
rupture qui a modifié le cours de ma vie comme enseignant et comme géographe est mon
passage à la Maison de la Géographie à Montpellier. En effet, rapidement gagné par un
sentiment de routine, je décide en 1990 de m’inscrire à l’Université d'Avignon au DEA
« structures et dynamiques spatiales » et je suis rattaché à la Maison de la Géographie de
Montpellier.
A. La Maison de la Géographie
Le choix de cette formation s’explique par trois facteurs :
a) mon souhait de renouer avec le monde de la recherche et ses problématiques ; le but
était a minima d’obtenir ainsi une remise à niveau afin de passer l’agrégation.
b) l’organisation du DEA, en semaines condensées de stage, me permettait de le suivre
sans manquer à mes devoirs professionnels.
c) son fonctionnement en réseau6 en faisait une formation originale où intervenaient
toute une pléiade de grands géographes, appartenant à des écoles fort diverses.
Je peux avouer que je connaissais mal la réputation de R. Brunet et de son école
chorématique. L’initiative fut heureuse, l’agrégation obtenue en 1992 mais surtout ma
formation théorico-pratique de géographe doivent beaucoup à mon passage à Montpellier et
Avignon.
Trois invariants dans le positionnement scientifique ont facilité la transition entre ma
période « Bernard Kayser » et la Maison de la Géographie :
- l’analyse systémique, que j’ai alors consolidée par plusieurs lectures théoriques ;
- le souci de la preuve scientifique. La validation des résultats des recherches prenait
deux formes : la confrontation entre « pairs » (comprendre étudiants) lors de la réalisation des
modèles graphiques ou bien les longues séances de restitution avec Roger Brunet ;
6
Cette formation regroupait plusieurs laboratoires et universités (Aix-Marseille, Avignon,
Montpellier, Nice, Grenoble, Besançon).
8
- le recours systématique à l’enquête de terrain, sans laquelle tout travail de recherche
était jugé indigne d’intérêt par Roger Brunet. J’ai toujours souri face à la critique de mes amis
« toulousains » qui m’accusait d’être dans les rets de la géographie quantitative. Comme avec
B. Kayser, la statistique n’était pas récusée par principe ; au contraire elle était souhaitée car
porteuse d’informations pour le géographe et moyen de vérification… mais à condition que
des hypothèses préalables aient été formulées. Je reviendrai plus loin sur cette question qui
me paraît sans fin et pourtant de peu d’intérêt, car qu’écrire qui ne l’ait été il y déjà vingt ans
bien que l’on attende d’un candidat à l’HDR qu’il se positionne sur une telle question.
Mais, au-delà des invariants, que de nouveautés !
- la découverte de la modélisation en géographie, qu’elle soit « rigide » avec C. Voiron
ou M. Le Berre ou « souple » avec F. Auriac ou Deler ;
- la découverte des ordinateurs (à la pomme) et de l’informatique comme outil de
travail (cartomatique et SIG) avec P. Waniez. J’avais écrit ma thèse avec une machine à
écrire, produit des dizaines de graphes et de cartes à la main ; je n’eus pas de peine à être
conquis, émerveillé et à en faire pour une part, mon métier ;
- la sémiologie graphique (Bertin, Bonin et Brunet).
Mon insertion dans la Maison de la Géographie révéla mon intérêt pour les
problématiques articulant réseaux de transport et territoires. Aussi, le DEA obtenu, en 1991,
me suis-je inscrit avec F. Auriac en thèse et ai-je travaillé sur deux contrats de recherche pour
le G.I.P. RECLUS. La « demande sociale » est si forte qu’elle a fait évoluer la discipline vers
une utilité sociale qui s’exprime par le développement de la recherche appliquée et de l’aide à
la décision. Les incitations à faire de la recherche appliquée sont renforcées pour des
questions non seulement financières mais aussi par la complexification des enjeux liés à
l’aménagement de l’espace (multiplicité des niveaux de décision par exemple) ou à
l’interpénétration des échelles géographiques. Collectivités territoriales et secteurs privés se
tournent donc vers les laboratoires de recherches pour leur expertise territoriale.
Je participe ainsi à deux missions pour le GIP RECLUS, sur le diagnostic territorial.
L’une (1991) visait à une évaluation de territoire : Perpignan et le marché Saint-Charles
face à la recomposition des réseaux de transport de marchandises liée à la suppression des
frontières et au développement de l’intermodalité en Europe.
L’objet de l’étude était dans un premier temps d’évaluer les potentialités et les
dynamiques territoriales de la ville de Perpignan. Ensuite, une analyse comparative devait être
établie avec les métropoles proches (Montpellier, Toulouse et Barcelone) et les villes
« semblables » (de Narbonne à Nîmes) de l’espace régional. Enfin une étude des tensions
territoriales à l’œuvre devait aboutir à un exercice de géoprospective. La prospective
territoriale est à comprendre comme l’anticipation spatiale non seulement de prolongements
de tendances mais aussi de bifurcations socioculturelles, technologiques ou économiques.
La méthodologie a reposé sur une étude des publications scientifiques sur la question,
guidée par R. Ferras, une étude quantitative des échanges (flux de communication intervilles),
des enquêtes de terrain auprès des acteurs territoriaux et quelques séances de brain storming
avec F. Auriac et R. Brunet pour la géoprospective7: quelle stratégie la ville de Perpignan
7
Quand la géographie appliquée pose la question de l’avenir des territoire, la géoprospective
est considérée comme une tentative d’intégrer la différenciation spatiale dans la démarche
prospective.
9
pouvait-elle choisir au sein de l’arc méditerranéen, la fin de son avantage de situation de villefrontière étant actée ?
Le projet visant à rechercher les indices avant-coureurs de bifurcations et d’émergence
qui pourraient peser lourdement sur l’organisation future de l’espace et du système territorial,
a été rapidement focalisé sur le devenir du marché au gros des fruits et légumes de SaintCharles. Si l’identification des tensions « locales », circonscrites au lieu, et liées à des effets
de proximité et du jeu des acteurs induit a été aisée, la mise à jour des tensions régionales,
interreliant les lieux et mêlant les échelles a été plus délicate. Par exemple, l’ouverture des
frontières, n’impliquant plus un arrêt quasi-obligatoire pour les chauffeurs routiers après la
frontière espagnole, menaçait l’utilité d’un marché au gros à Perpignan. Le développement de
plateformes multimodales concurrentes (Bayonne, Nimes ou Toulouse) sur les réseaux
routiers de transport entre les régions productrices et consommatrices de fruits et légumes
fragilisait encore plus sa situation. La ville ne manquait pas d’atouts : un marché producteur
local encore signifiant, une expertise dans le négoce, et un virage amorcé vers les services à
valeur ajoutée. Cependant une partie de la réponse échappait en partie aux territoires ; elle
concernait la réglementation des horaires de la journée de travail des chauffeurs : combien
pouvait-on rouler sans s’arrêter depuis Valence ou le Maroc ? Les réponses devaient
déterminer la portée des camions et sélectionner les plateformes multimodales les mieux
placées dans le jeu concurrentiel.
Ma participation à la deuxième étude avait pour but d’évaluer l’intérêt économique de la
liaison rapide devant relier Bordeaux à Saragosse via le tunnel du Somport et l’intérêt des
populations concernées par cet aménagement. Elle avait pour particularité d’être menée
conjointement par un laboratoire de recherche et deux cabinets de consulting, « proches » du
commanditaire; pour être bref, deux cultures différentes se partageaient un marché dans un
contexte tendu. En effet, ce projet, était l’enjeu d’une contestation essentiellement « locale »
mais fortement médiatisée. Les écologistes, les « Indiens » (leur leader portait une plume
fichée dans un serre-tête) avaient adopté avant l’heure la tactique des ecolo warriors et
s’opposaient par tous les moyens (destructions d’engins, actions spectaculaires à Pau ou
Bordeaux) à l’avancée des travaux en vallée d’Aspe. D’autres écologistes, plus policés, se
contentaient de manifester, nouant par là une alliance objective avec les « Indiens », mais
défendaient un passage des Pyrénées alternatif, via la remise en état de la voie ferrée Pau
Canfranc. L’autre bloc social, regroupant les commanditaires de l’étude et les principaux
acteurs avec lesquels nous devions nous entretenir (CCI, élus, Syndicats professionnels, chefs
d’entreprises, etc.) représentait les lieux traditionnels du pouvoir et leurs réseaux. L’étude
correspondait à une commande de production d’expertise et de représentations; ce bloc social
avait besoin de ses « intellectuels organiques », et le GIP Reclus a parfaitement rempli ce rôle.
Une étude, financée pour les mêmes raisons par la partie espagnole, concluait sur la
nécessité de la voie rapide puisque « 1000 camions par jour devaient l’emprunter »!!! Ce
slogan fut réutilisé tantôt pour justifier l’infrastructure, tantôt comme un épouvantail par les
écologistes devant les valléens.
Si l’échelle méso-géographique a été celle de l’étude, les logiques d’acteurs ont
mobilisé plusieurs niveaux territoriaux. Ainsi le local s’est transformé en scène de
l’affrontement entre les deux blocs sociaux d’acteurs : Indiens avec leurs soutiens exogènes,
contre forces de l’ordre et/ou « gros bras » envoyés par les partisans du tunnel. L’échelon
régional est resté contrôlé par le pouvoir traditionnel, peu contesté par les partisans de la
solution ferrée. Mais l’interaction entre la nouvelle sociologie de la vallée d’Aspe et le
10
national a permis de contourner le pouvoir des élites traditionnelles et de produire de
nouvelles représentations. Les « néo-ruraux », installés dans la vallée, ont trouvé un relais en
la personne d’Yves Boisset et pu faire alliance avec Paris, lieu du pouvoir des médias.
Plusieurs documentaires et film de cinéma ont alors donné un écho différent de ce combat,
n’hésitant pas à utiliser les armes de la propagande; la vallée est associée aux « ours » en
disparition, à la « nature » toujours paisible, aux valléens, bien évidemment « conviviaux et
heureux de vivre ». Alors que l’élargissement de la RN 134, souhaitée par la Mégamachine8,
est associé à toute une série de termes négatifs aux yeux des auteurs (vitesse, chasseurs,
déchets toxiques, camions pollueurs, etc.).
L’intérêt de l’évaluation territoriale est qu’elle permet de dépasser le visible et le
quantitatif des lieux (répartition des producteurs de fruits, flux de communications
téléphoniques) pour en comprendre les logiques (les jeux d’acteurs) et déceler les évolutions
(prospective territoriale). Une première difficulté consiste à trouver les indices et les
indicateurs des tensions territoriales à l’œuvre, à déterminer les seuils de changement.
L’analyse de la combinatoire des tensions et de ses rapports à l’organisation du territoire mêle
le temps, l’espace et les hommes : quelles interactions (nature et intensité) vont produire une
nouvelle organisation territoriale différenciée, génératrice à son tour de nouvelles tensions ?
Cette approche du territoire, dans le cadre de l’aide à la décision, nouvelle pour moi à
l’époque, m’a familiarisé d’une part aux méthodes de l’évaluation et de la prospective
territoriale, d’autre part à la situation ambiguë du « chercheur embarqué ». Je me souviens
que le maire d’Oloron, son entretien terminé, prit son téléphone et appela R. Brunet pour se
plaindre que « l’étude qu’il avait payée » servait à interroger des opposants au projet de
liaison rapide. Je me souviens que bien des éléments défavorables à cette liaison ont disparu
d’un rapport, honteusement panégyrique à mes yeux, aujourd’hui. Mais les commanditaires
ont su avoir l’influence utile.
Un morceau de vallée pyrénéenne a résisté à l’intrusion exogène (tunnel puis
élargissement de la route) et a su le faire savoir (film de Y. Boisset, etc.). Et aujourd’hui, bien
que le rapport du GIP RECLUS, ait conclu sur un avis favorable, le tracé est encore à l’état de
projet et peine à trouver son financement9.
8
« La Mégamachine est bien un autre nom pour désigner ce que j'ai appelé naguère
l'Occident, dans L'Occidentalisation du monde, puis la Grande société, dans La Planète des
naufragés. On pourrait lui ajouter tous les maîtres mots cités comme qualificatifs, multipliant
ainsi les connotations tout en dénotant toujours la même chose. La Mégamachine est tout
aussi bien moderne, occidentale, développementiste, progressiste, rationnelle et
technoscientifique. Gilbert Hottois a bien perçu cette unité profonde : « Le processus qu'on
appelle souvent l'occidentalisation de la planète et qui est en fait la technicisation, l'extension
du technocosme, ne serait donc pas un accident, une erreur politique réparable, mais
l'expression d'une nécessité directement issue de l'essence même de la technique et des
principes de la techno-évolution... » [Hottois, 1984, p. 200.] LATOUCHE S..
9
Les échos, juillet 2005.
11
B. Enseignement, expertise et formation
Le lycée des Arènes ou du Soleil d’Or, appelé lycée de la Communication ouvre en
1991 ; sa communauté éducative est réputée porter un projet pédagogique novateur intégrant
les TIC. Mais il lui reste à le construire d’où une innovation partielle dans les procédures de
recrutement : le poste à profil qui a l’avantage d’évacuer les nominations à l’ancienneté.
Ma fréquentation de la Maison de la Géographie m’ayant donné des compétences
basiques en informatique, l’Inspection Pédagogique, ayant l’information et devant faire face à
la pénurie de compétences locales, me déclare formateur en informatique pour …historiensgéographes en 1990. Bien situé, à la congruence du « bon » territoire, Toulouse, où se
concentrent opportunités et pouvoir de décision, l’ouverture d’une fenêtre technologique avec
le début de l’informatisation des structures, et une absence de compétences localisées, je n’ai
aucune peine à devenir un acteur local puis national de la scène des TICE.
Ainsi de 1990 à 2001, j’ai animé pour la formation initiale ou la formation continue de
nombreux stages en histoire-géographie concernant les TICE ; progressivement mes missions
se sont élargies à la cartographie ou à la mise en œuvre des nouveaux programmes ; ce furent
autant d’occasions de faire intervenir dans les stages des Universitaires du Département de
Géographie du Mirail. J’ai coordonné des stages dans les établissements qui avaient pour
objectif la diffusion des TICE dans toutes les disciplines.
De 1995 à 2002, j’ai été intégré au sein de quatre équipes de recherche de la Direction
de la Technologie au Ministère10 :
- Projet aménagement du territoire et simulation informatique (1994-97) ;
- Multimédia interactif pédagogique (1995-96) ;
- Systèmes d'informations géographiques (1995-2002) ;
- Observation de la terre (2000-2002).
Organisés en équipe d’une douzaine d’enseignants « spécialistes des TICE », nous
travaillions en partenariat avec des entreprises (Spotimage, ESRI) ou organismes scientifiques
(CNES) pour créer de nouveaux logiciels, en adapter pour les besoins spécifiques de
l’enseignement ou bien pour produire des contenus innovants (choix d’images satellitales ou
cours interactifs). Ces missions relevaient essentiellement de l’expertise mais aussi de la
vulgarisation. Il s’agissait à la fois de produire des contenus d’un niveau scientifique
irréprochable, d’une portée didactique sans faille et le tout à petit prix et libre de droit. Autant
dire que la mission était difficile et supposait d’âpres négociations avec les partenaires
(producteurs de software ou de données). Dans le champ de l’expertise, nous devions, par
exemple, évaluer les différents logiciels de SIG du marché et l’aptitude des développeurs à
nouer un partenariat avec le Ministère. Placée dans une logique diffusionniste des TICE
auprès des enseignants, la mission de vulgarisation était importante et aboutissait chaque
année à l’organisation d’une Université d’été.
En 1999, je travaille en partenariat avec la société SILOGIC11, basée à Toulouse, dans
un consortium européen de recherche développement sur un logiciel de simulation de
localisation des activités économiques. Le partenariat est international (Belgique, Angleterre
et Espagne) et l’anglais est la langue de travail. Le but du jeu est simple : les joueurs (une
10
Cette Direction a relevé tantôt du MEN, tantôt du Ministère de la Recherche. A. Elie et M.
Vauzelle étaient les responsables de ces programmes.
11
http ://www.silogic.fr/2-4886-L-entreprise---Portrait.ph , consulté le 5/8/2005.
12
équipe de quatre correspondant aux fonctions dirigeantes d’une entreprise de jouets) doivent
choisir un pays d’accueil en Europe, puis une ville dans ce pays, puis un terrain. Dans ce
dessein, ils doivent sélectionner des informations dans une base de données et construire une
analyse multicritères. La modalité du jeu est complexe : les équipes doivent jouer en
réseau….en Europe ! Ce projet ne sera jamais développé au-delà des prototypes. Car une fois
dépassés les conflits culturels12 entre libéraux et adversaires du libéralisme (il fallait bien
partir de théories économiques et de modèles pour concevoir le logiciel !), le niveau
d’infrastructure requis était insuffisant pour faire fonctionner le jeu (c’était le début
d’Internet) et surtout les temps scolaires étaient tellement différents d’un pays à l’autre que les
occasions de jouer collectivement étaient rares.
Ma production est alors essentiellement axée vers le volet didactique13 ou
vulgarisation14 quoique je publie un article dans une revue scientifique15. Je collabore
régulièrement au journal Phosphore que j’alimente en fiches diverses sur la préparation de la
géographie au baccalauréat.
Enfin, deux années avant de rejoindre l’Université, j’ai noué un partenariat avec
l’E.S.A.P16 sur une problématique à l’interface des rapports homme/nature/société, exposée
dans la partie I, qui aboutit à une participation à deux colloques et une publication17.
Durant cette période, je suis devenu un acteur du monde des TIC, tantôt sous les formes
de l’usager, de l’expert ou du chercheur, tantôt les trois à la fois.
J’ai appris à connaître et à pratiquer les « instruments » de l’époque (SIG, Internet, etc.)
dans tous leurs environnements possibles (du DOS à Linux).
12
J’appelais cela la « théorie du pixel ». Un autre jeu de simulation, « Décideur régional »,
sur lequel j’avais travaillé, prévoyait la possibilité de construire et localiser sur une carte du
Languedoc-Roussillon une centrale nucléaire. Hostile au nucléaire, le concepteur de
l’exercice n’avait laissé qu’un pixel acceptant la localisation. Rapidement tout joueur
comprenait que ce choix était coûteux, si ce n’est pour la société, pour sa partie. L’art ou la
manière d’un modèle implicite de convertir à l’écologie !
13
1994, Réalisation de cartes informatiques pour le C.N.D.P. (Collection « Images de France
» : Midi-Pyrénées). « Des représentations aux données pour l’analyse de territoires » in Des
ressources pour de nouvelles pratiques au lycée, Coll. CNDP. Citoyenneté, Europe, TICE.
pp.103-122. 1997-2000, « Observer et gérer la terre », volet didactique d'un projet
d'enseignement à distance sur l’imagerie satellitale, collaboration avec le CRDP, CNES, la
Cité de l'espace, Spotimage et Hachette. 1999, DUTHEL D., PUEL G. : « Observer, gérer la
terre » Productions multimédias en ligne sur le site du CRDP de Toulouse.
14
PUEL G., VINACHES P. : « L’État du monde en sept cartes » in PHOSPHORE N°234.
BRUNET R., DUTHEL D., ECKERT D., GRISON L., PUEL, G., La géographie au
baccalauréat : une culture de perles. In Mappemonde N° 59. 1999, DUTHEL D., PUEL G. : «
Géographie, l'épreuve du bac est-elle nulle ? » Mappemonde 99/4.
15
1992, DUTHEL D., PUEL G., « Frontières, système monde, télédétection recherches et
enjeux », in Les cahiers du L.E.R.A.S.S. n° 25.
16
École Supérieure d’Agriculture de Purpan.
17
« SIG et risque environnemental », Colloque TICE, Angoulême, Mai 2001.
« Évolution du paysage et risque d'inondation dans un environnement périurbain ». Édition
CNES, CDROM Travaux Dirigés de géographie, ENST de Bretagne, 2000.
13
J’ai appris à observer la diffusion de ces outils dans une profession (les enseignants) et
par conséquent à rester critique sur les succès attribués aux politiques publiques volontaristes
et diffusionnistes. Partie prenante de ces politiques, même à une modeste place, j’ai pu
constater leurs nombreux revirements sans effets sur le « terrain ». Évaluateur de ces
politiques publiques, j’ai pu constater l’impossibilité à en mesurer les effets au moins pour
l’absence d’objectivation des critères, qui arrangeait tous les acteurs. J’ai pourtant, au fil du
temps, constaté empiriquement la progression des usages et leurs diversités, tant chez les
élèves que chez les enseignants, sans que l’on puisse affirmer avec toute la rigueur
scientifique nécessaire que les politiques publiques éducatives y aient joué le moindre rôle.
Cette étude reste à faire, mais je ferai l’hypothèse inverse : elles ont au mieux accompagné,
quand elles n’ont pas freiné, la diffusion des TIC.
J’ai appris à étudier la diffusion de ces outils dans une structure, le lycée des Arènes.
Devant participer à la rédaction puis surtout à la mise en œuvre du projet d’établissement, j’ai
eu tout le loisir d’en identifier les freins, les accélérateurs et les effets. Là aussi l’histoire de ce
projet depuis l’origine serait à écrire avant que les acteurs ne se dispersent. Le lycée
communicant est un lycée en verre. Le choix du matériau, dans l’esprit de son concepteur, est
une métaphore du projet (transparence depuis l’intérieur d’où l’on voit tout, miroir pour
l’extérieur) ; l’établissement devait être « ouvert » au sens littéral, sur le quartier : le rez-dechaussée pouvait être traversé par les habitants (au moins dans les plans).
Aujourd’hui que reste-t-il de cette utopie ? Ce lycée est un « bon » établissement
toulousain qui obtient des résultats supérieurs aux attentes. Mais son unique porte d’entrée est
entourée d’une grille. Les pionniers et initiateurs du projet ont tous quitté, ou presque, de
guerre lasse, l’établissement. Les vitres, côté sud, ne reflètent plus le quartier : elles ont dû
être recouvertes d’un film pour protéger les élèves du soleil.
Je ferai l’hypothèse que le projet a échoué dés l’origine, à cause des désaccords sur le
sens à donner à la technologie. Son introduction était l’occasion de redistribuer du pouvoir
parmi les enseignants, et entre ces derniers et l’administration, qui a alors opté pour une
centralisation du réseau technique dans un souci de contrôle évident, mais démobilisant le
personnel.
Mon passage en lycée n’a été synonyme de coupure profonde et durable ni avec
l’Université ni avec le monde de la recherche. De 1993 à 2000, j’ai enseigné comme chargé
de cours à l'Université de Toulouse le Mirail en première année de DEUG sur l’épistémologie
de la géographie et en licence sur les outils techniques de la géographie (bureautique,
cartomatique, photographie aérienne, SIG).
Après l’intermède Maison de la Géographie, 1994 est l’année de ma première
collaboration avec le GRESOC, pour le colloque, « Géographies, information et
communication » au cours duquel je présente une communication18. C’est donc tout
« naturellement » qu’Emmanuel Eveno et Alain Lefebvre me sollicitent en 2000 pour
m’occuper de la direction pédagogique du DESS Techniques d’Information et de
Communication dans le Développement territorial.
18
DUTHEL D., PUEL G., « Aménagement et simulation : intégrer les nouvelles technologies
éducatives pour mettre en œuvre concepts et notions de la géographie », in Historiens &
géographes, n° 345, 1994.
14
De 1984 à 2000, si la compétence enseignement a été une constante19, j’ai cependant
mis en œuvre six des huit compétences du référentiel20 donc 5 depuis 1990, année où je suis
allé au GIP RECLUS. Cette année demeure la date clé qui m’ouvre de multiples portes tant
dans le champ de la recherche, appliquée ou non, que dans le système éducatif (expertise,
formation professionnelle, vulgarisation).
Je pratique l’interdisciplinarité dans mes activités d’enseignement mais aussi de
diffusion. Il est d’ailleurs fort symbolique que géographes et économistes du lycée des Arènes
aient créé un Département de sciences sociales21, chose peu commune dans l’enseignement
secondaire et sans doute unique. Ce n’était pas de la rhétorique car cela impliquait des cours
et une gestion des classes commune. Nous avons même poussé la coopération jusqu’à créer
une collection sur les TICE dont le 1er numéro a été préfacé par l’économiste Christian
Merlin, actuel Recteur de l’Académie. Le choix de cette appellation supposait l’existence
d’un projet et l’attribution de moyens.
L’étendue de mes activités et de mes partenaires s’organise autour de cinq branches :
- Maison de la Géographie (Mappemonde)
- Mirail (Géographes des outils + GRESOC + Géographes « formateurs »)
- Ministère
- Formation
- Lycée : enseignants géographes ou économistes.
Les stages de formation peuvent être les rares moments où ces cinq mondes se croisent :
ça a été le cas notamment lors d’un stage sur les modèles en géographie. J’appartenais alors à
un dense réseau d’acteurs22 travaillant sur les TICE dans des structures aussi variées que le
Ministère, le CNDP, le CRDP, les IUFM, la Formation continue (jalousement indépendante
de l’IUFM), la mission TICE du Rectorat, la Mission Multimédia de l’Université de Toulouse
le Mirail, le GRESOC, le CNES, L’ESAP, quelques entreprises privées. Ce réseau
fonctionnait d’autant plus aisément que Toulouse offrait une unité de lieu et que les transferts
entre les éléments du réseau étaient fréquents.
19
Je n’ai été un enseignant « pur » que durant six années. En revanche, de 1990 à 2000, ma
charge de cours a été considérablement réduite en fonction de mes autres activités ; certaines
années, je n’enseignais que quatre heures par semaine, le reste étant en décharge de service.
20
Mon propos n’est pas de verser dans une géographie quantitative visant à additionner les
différents registres ; la valeur ajoutée provient des articulations, des complémentarités entre
chacun de ces registres (sans omettre les contradictions !).
21
Qui n’a pas survécu à l’année 2000.
22
Par « mettre en place », je veux dire que je devais être le seul à connaître tout ce monde.
Mon activisme et ma situation stratégique au lycée des Arènes, lieu de toutes les
manifestations d’importance est le principal facteur explicatif. L’autre est la rareté : dans
l’enseignement secondaire, à cette époque, l’imaginaire supposait que seuls les enseignants de
mathématiques ou de sciences pouvaient être en situation de responsabilité.
15
III. Le retour au Mirail
A. Mes activités de recherche
Le GRESOC
Mon adoption par le GRESOC et mon choix d’y loger mes activités de recherche est
logique. Pourtant d’autres laboratoires toulousains de géographes travaillent sur les TIC ou
bien sur des objets intéressant les TIC. Mais ce laboratoire revendiquait deux principes
fondateurs qui me tiennent à cœur, l’interdisciplinarité et l’entrée territoriale :
« - la volonté d’analyser la réalité sociale par une
démarche interdisciplinaire et multidimensionnelle qui intègre
l’économique, le social et le politique ;
…les chercheurs du GRESOC considèrent l’espace, non comme
le lieu de déploiement de logiques sociales préétablies, mais
comme une instance constitutive du “construit social”23 .»
Au sein du laboratoire, j’ai intégré l’axe TIC et territoires qui s‘appelle aujourd’hui
« TIC et Territoires / Société de l'Information24. » Son approche reconnaît une place centrale
au territoire. Elle postule que le développement des usages des TIC, les dimensions spatiales
de ce développement et l’organisation des réseaux techniques interagissent dans la société,
tout en recomposant l’espace. Ces transformations des formes d’organisation spatiales
pourraient expliquer les relations que les sociétés entretiennent avec la technologie.
Cet axe se subdivisait alors en trois thèmes dont les lignes qui suivent donnent la
teneur :
TIC et logiques d'entreprises
« Les TIC sont parfois considérées comme un simple "outil" de
management (et d'aménagement) au service des utilisateurs. Ne
faut-il pas les voir plutôt comme un "activeur" qui intervient
dans des bassins d'activités ayant chacun une histoire
économique singulière et marqué par une culture industrielle
particulière? Il importerait dans cette hypothèse de s'interroger
sur des processus d'appropriation plutôt que de vouloir mesurer
des impacts à l'aide d'indicateurs préétablis. La question de la
gouvernance territoriale des TIC, qui implique acteurs publics et
privés et sollicite différents médiateurs, prend ici toute sa
dimension. »
23
Extraits de la Déclaration de politique scientifique.
Je prends beaucoup de distance avec cette notion publicitaire de « société de l’information
» dont j’attends que l’on démontre le caractère opératoire dans le champ de la géographie.
24
16
Territoires numériques et modes d’urbanité
« Le rapport au territoire ou aux territoires de ces
Internautes est d’autant moins considéré que l’on trouve dans
une part appréciable de la littérature sur Internet l’affirmation
d’une a-territorialisation de la socialité numérique et que celle-ci
reste mal connue. ….Les relations problématiques entre l’offre
publique en accès aux TIC et les modalités d’usages ou de
“ non-usage ” de ces TIC par les habitants constitue un thème de
recherche intéressant…25 »
Démocratie et Citoyenneté électroniques
« On s’interrogera également sur la notion de “ fracture
numérique ” appliquée à un territoire d’action et de vie. Quel
type de participation à la cité peut s’opérer à travers les
utilisations des TIC dans l’espace domestique et dans l’espace
public ? Dans quelle mesure les espaces publics multimédias
apportent une contribution sur ce point. Quel est le rôle des
animateurs des EPM ?26 »
La diffusion des TIC dans les territoires est un objet d’analyse pour une géographie qui
se réclame de la communauté des sciences sociales. L’ensemble de mes travaux offre un
panorama des efforts de recherche d’un géographe qui, ouvert à la transdisciplinarité
(économie, sciences politiques, sociologie, sciences de gestion), s'interroge sur les mesures de
la diffusion des TIC (ses infrastructures, ses services et ses usages), sur les méthodes de sa
représentation et sur le sens social de sa diffusion.
Inscrits dans la logique générale du GRESOC, les travaux sélectionnés ici, s’articulent
autour de trois axes :
Le premier part de l’hypothèse que les structures générales de l’organisation spatiale
orientent la diffusion des TIC et en expliquent ses dimensions. Ils analysent les dynamiques
de l’inscription spatiale des objets TIC dans les territoires. Ils abordent donc la fameuse
problématique des « effets » territoriaux, structurants ou non ? Peut-être une question
d’échelles ? J’ai tenté de répondre à ces questions en interrogeant à diverses échelles, du
système Monde à la France, les concepts de proximité, distance et étendue. Ce sont les
contributions 4, 5 & 6 , présentées dans le 1er chapitre de la partie II, sur la géographie des
25
26
Ibidem.
Ibidem.
17
centres d’appels et du backbone Internet. Ce sont des études que j’ai menées en marge du
GRESOC.
Le deuxième axe aborde la diffusion des TIC avec l'étude empirique de la diffusion des
usages. Ces contributions montrent les images des disparités spatiales de la pratique
d'Internet. Les analyses rappellent que la diffusion de l'innovation s'explique autant par les
structures spatiales préexistantes que par des contextes territoriaux différents. Elles évoluent
pour postuler l'obsolescence voire l'inutilité opératoire de la notion de fracture numérique, et
tentent d'expliquer que la diffusion de l'innovation s'explique par bien d’autres facteurs : la
dotation préalable des territoires en capital, les fameuses compétences nécessaires pour savoir
comment utiliser les TIC, le jeu des acteurs, producteurs d’espace urbain, plus ou moins dotés
en capital spatial (association de la diversité et de la densité d’un lieu).
Un troisième axe situe l’approche territoriale au cœur de la démarche de recherche. Il
analyse les interactions entre innovation technologique et modèles territoriaux. À partir de
travaux empiriques, ces travaux analysent les dynamiques d’appropriation et les modalités de
la diffusion des technologies (comme objet hybridant caractéristiques techniques et sociales)
afin d’en saisir les enjeux de développement économique et social pour les acteurs
territoriaux. Le thème de la diffusion des infrastructures et des usages montre, par une analyse
multiscalaire, un emboîtement de perceptions différentes. Au-delà des difficultés induites par
les questions de métrologie, ces contributions insistent sur la problématique de la
gouvernance territoriale, dépassant la question de la fracture numérique : quelle est l’utilité
sociale ou économique pour les populations des outils numériques ? Elles étudient
l'articulation de complexes jeux d'acteurs publics et privés avec des territoires différenciés par
une inégale accessibilité aux infrastructures, aux services ou aux usages. C’est une invitation
d'une part à relativiser la « fracture numérique » dans le monde rural, d'autre part à construire
des « territoires de projets », « créatifs », valorisant les compétences et les connaissances
territorialisées.
En fait ces travaux recouvrent toujours la même problématique (les interactions entre la
technique et des territoires) mais ce sont les focales, utilisées comme points d’entrée, qui
changent : technique pour le premier, usages pour le second et enfin territoires pour le
dernier.
Le GDR Technologies de l'Information et de la Communication et Société
Depuis 2004, j’ai rejoint ce GDR qui est un groupement de laboratoires de recherche
créé en 2002 sous l’égide des départements SHS (Sciences de l'Homme et de la Société) et
STIC (Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication) du CNRS.
L’objectif général est l’analyse de la diffusion des TIC et des changements socioéconomiques qui les accompagnent. Les échanges interdisciplinaires y compris avec les
sciences de l’ingénieur sont au cœur de la démarche.
Le groupe de travail animé par Alain Rallet et Loïc Grasland, vise à structurer une
réflexion collective autour du thème « TIC et Dynamiques Spatiales ».
« L'imaginaire technologique qui accompagne la diffusion
des TIC et d'Internet a initialement fonctionné sur le mode de la
18
"fin de la géographie" (de la distance physique en l'occurrence).
… À la frontière des SHS et des STIC, des psychologues, des
ergonomes et des informaticiens ont travaillé sur la conception
et l'utilisation d'outils de travail coopératifs, notamment pour la
co-production et le partage de connaissances à distance. Au
croisement de la géographie, de l'aménagement, de la gestion et
de l'économie, des chercheurs se sont penchés sur les
transformations de la logistique des marchandises et des
hommes, transformations fondées sur le couplage
TIC/transports, et leurs impacts sur l'organisation du système de
production et de distribution d'une part et l'organisation urbaine
et métropolitaine d'autre part. Pour l'instant, ces approches
s'ignorent largement. Or elles sont complémentaires et
pourraient se renforcer mutuellement dans le cadre de projets de
recherche communs. Elles tournent autour d'un certain nombre
de questions communes (proximité et distance, mobilité et
immobilité, espace et hyper-espace...) dont le traitement
bénéficierait d'une confrontation interdisciplinaire.27 »
Les principes fondateurs de ce groupe font écho à mes préoccupations. Certes, il ne
s’agit pas bien sûr de prouver que les TIC ont des dimensions spatiales et doivent donc être
étudiées par les seuls géographes. Cependant si les « géographes des TIC » existent, ils ne
peuvent faire l’économie de croiser leurs approches avec les autres disciplines des sciences
sociales. Le fonctionnement interdisciplinaire de ce groupe est l’occasion de constituer une
connaissance commune collective, qui s’appuie sur des séminaires, des colloques28 ou
workshops organisés par ses membres.
Une coopération scientifique avec l’IRMC : Les trajectoires d’insertion dans
l’économie numérique : cas du Maghreb et comparaisons internationales
Le programme de recherche l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain
Insertion des TIC au Maghreb a réuni, au cours de la période 2003-2005, des chercheurs de
France et du Maghreb appartenant à différentes disciplines des sciences sociales
(économistes, juristes, géographes, sociologues). Ces rencontres ont également pour objet de
permettre une confrontation des approches méthodologiques adoptées et des observations
empiriques. C’est l’occasion pour les chercheurs qui mènent une réflexion similaire sur
d’autres aires géographiques d’exposer leurs travaux, afin d’inscrire les débats dans le cadre
d’une démarche comparatiste à l’échelle internationale. « La mise en perspective de
l’expérience du Maghreb avec d’autres aires géographiques contribuera à la fois à la
validation d’observations partagées mais également à une nécessaire déconstruction et à une
27
www. http ://gdrtics.u-paris10.fr/, consulté le 31/10/2005.
Colloque TIC et Inégalités : les Fractures Numériques, Carré des Sciences, 18 et 19
novembre 2004, ADIS, Université de Paris Sud, 2ème Workshop TIC et Dynamiques
Spatiales, Cordes du Ciel, les 7 et 8 avril 2005, GET, ENST Bretagne & LEREPS Toulouse.
28
19
redéfinition des concepts de la « société de l’information » pour prendre en compte la
spécificité des contextes institutionnels et la diversité des logiques d’insertion dans
l’économie numérique. »
Le colloque international sur le thème des trajectoires d’insertion du Maghreb dans
l’économie numérique, a marqué l’aboutissement d’un ensemble de rencontres scientifiques
(réunions de recherche et tables rondes) et a donné lieu à la présentation de travaux de
recherche s’appuyant à la fois sur des enseignements théoriques récents et/ou sur des études
appliquées (notamment sur la base d’enquêtes de terrain).
« Le programme de recherche a pour objet de caractériser,
à travers une approche socio-économique, la spécificité des
trajectoires d’insertion des pays du Maghreb dans l’économie
numérique. L’inscription des comportements des acteurs publics
et privés d’une part, dans leur contexte institutionnel et d’autre
part, sur différentes échelles spatiales étroitement imbriquées
(locale, nationale et internationale), peut contribuer à mieux
saisir ces trajectoires. »
Trois types de dynamiques socio-économiques mettent en évidence les déterminants
institutionnels de l’insertion des pays du Maghreb dans l’économie numérique :
- les conditions d’accès ;
- les pratiques d’usage ;
- l’émergence d’une industrie TIC.
J’ai retrouvé dans ce programme une bonne part des problématiques du GRESOC, une
approche interdisciplinaire revendiquée, et l’occasion de confronter approches et points de
vue dissonants.
B. Mes activités d’enseignement : le MASTER PRO (DESS) Techniques d’Information
et de Communication dans le Développement Territorial
Ce Master Pro a pour but de former des étudiants de haut niveau, susceptibles d’être
candidats à des postes de responsabilité sur les dossiers relatifs aux TIC dans l’ensemble des
organisations participant au développement territorial (Collectivités territoriales, secteur
associatif et entreprises privées de consulting ou du secteur TIC). Trois orientations sont
développées :
- l’économie des TIC ;
- la « fracture numérique » Nord-Sud ;
- la « fracture numérique » au Nord (dans les espaces ruraux d’une part, dans l’espace
urbain d’autre part).
Ici l’expression « fracture numérique » que nous récusons pour son caractère peu
opératoire dans le champ scientifique est utilisée à dessein, car le message est autant à
destination d’étudiants que de porteurs de politiques publiques qui en ont fait leur cheval de
bataille.
20
La
déclinaison objectif général
/activités visées par le diplôme /
compétences capacités attestées est
obligatoire
D’être
candidats
Fortement ancrée sur les milieux professionnels, cette formation hybride sciences
sociales et Techniques de l’Information et de la Communication. Cette double formation est
complétée par l’enseignement de langues étrangères, des modules d'apprentissage pratique
(comptabilité, gestion de projets, etc.), un cycle de conférences d’acteurs du monde
professionnel. La mise en situation professionnelle constante des étudiants, les rends
opérationnels dès leur stage. Cette partie de la formation implique des liens étroits et de
confiance avec le monde professionnel associatif, des collectivités locales ou des entreprises
afin de nouer des partenariats autour d’études appliquées dans le champ des TIC. Les
étudiants se voient là initiés à la recherche-action.
Les différents modules permettent aux étudiants d’acquérir une connaissance des
techniques de base minimale afin de leur permettre dans le déroulement de leurs carrières
professionnelles de dialoguer avec les opérateurs techniques, d’assurer une veille
technologique et d’analyser les interactions entre une innovation technologique et une
organisation ou une société locale. La formation dispense aux étudiants les connaissances
nécessaires à la maîtrise des enjeux économiques, organisationnels, politiques et sociospatiaux des TIC dans des contextes diversifiés de développement local. À côté de
l’évaluation rigoureuse des potentialités techniques, il s’agit de mettre l’accent sur les
conditions sociales de la diffusion et de l’assimilation des innovations techniques dans les
organisations territoriales et les sociétés locales.
Ce Master offre un enseignement pluridisciplinaire offrant les compétences requises
pour travailler à des postes de responsabilité sur des projets de développement territorial liés
aux TIC.
Depuis octobre 2000, j’ai assuré en co-responsabilité avec Alain Lefebvre et Emmanuel
Eveno la Direction du DESS « Techniques d’Information et de Communication dans le
développement territorial », puis en responsabilité pleine et entière depuis octobre 2004. J’y
assure deux cours : l’un sur l'aménagement du territoire et le développement territorial, l’autre
sur les relations entre Innovation, Technique et Territoires. Mon travail dans la formation ne
s’arrête pas là puisque je suis aussi chargé de veiller au bon déroulement (négociation du
contrat, présence au comité de pilotage, etc.) d’une partie des travaux professionnalisants des
étudiants, que nous appelons enquête-école. Enfin, j’organise les cycles de conférences et
séminaires, où je fais intervenir, chaque année une douzaine de conférenciers sur des sujets en
constant renouvellement. L’encadrement pédagogique des étudiants et surtout de leurs stages
m’incombe totalement.
J’interviens aussi dans un Master Pro et un Master Recherche en économie sociale où
j’assure des enseignements sur l’innovation et les territoires. L'objet de ces cours est de
questionner les relations entre innovation technique, cultures d'usage et territoires. L'approche
est géographique mais dans une perspective systémique; elle permet aux étudiants de
s'interroger sur les questions du déterminisme technologique ou social, de la production de
l'innovation (stratégie des entreprises, des utilisateurs), de sa diffusion spatiale. Les exemples
étudiés sont variés, mais limités aux TIC (télégraphe, téléphone, architecture Internet,
technologies de la mobilité, usages du Web, etc.); ils mêlent les échelles spatiales et font
apparaître des contextes territoriaux contrastés.
Depuis 2003, j’organise quatre sessions de formation par an au CNFPT à destination
des personnels des collectivités territoriales de la fonction publique sur le développement
territorial.
21
Il
manque qqch
C. La recherche-action
Que ce soit grâce aux liens tissés lors du fonctionnement du DESS ou des coopérations
nouées lors de mes activités de recherche, je n’ai cessé de développer la recherche-action29
avec des partenaires de mondes aussi différents des milieux de la recherche que les mondes
associatif, institutionnel ou des entreprises privées. Le ressort de ces coopérations tient avant
tout à l’intérêt scientifique des questions mais aussi à l’empathie avec les individus plutôt
qu’au budget des programmes. En voici à titre d’exemples :
-
ARDESI (Lieux d’accès à Internet en Midi-Pyrénées, évaluation des usages de
l’expérimentation régionale des technologies alternatives, recueil des bonnes
pratiques pour la base IRIS)
Intermediasud (Lieux d’accès à Internet, évaluation des usages du Courant Porteur
en Ligne et du Wi-Fi)
Communauté d’Agglomération de Castres Mazamet (Lieux d’accès à Internet)
CCI de Castres-Mazamet (diffusion des TIC dans les SPL du textile et du granit)
Conseil Général du Lot (évaluation du programme Equal d’e-inclusion)
Conseil Régional de PACA30. Un projet de think tank porte sur la structuration du
pôle territorial « télécommunications et multimédia ». Il s’agit de créer un
regroupement de laboratoires de recherche pour un apport d’intérêt général
intéressant la politique régionale de la collectivité P.A.C.A. L’objet du travail de
réflexion de ce groupe est d’identifier les dynamiques de structuration de pôles
territoriaux positionnés sur la filière étendue « télécom-multimédia » ; l' « aval »31
de la filière (soit le multimédia comme segment de la chaîne de valeur) constituera
l'axe focal de l'étude. L’enjeu de cette étude est de faciliter les transferts de
compétences au sein de la filière et d’identifier les nœuds de convergence ou
complémentarité entre pôles. Il s’agit aussi d’accompagner une politique de
29
The research needed for social practice can best be characterized as research for social
management or social engineering. It is a type of action-research, a comparative research on
the conditions and effects of various forms of social action, and research leading to social
action. Research that produces nothing but books will not suffice. » K. Lewin, in Resolving
social conflicts ; selected papers on group dynamics. Gertrude W. Lewin (ed.). New York :
Harper & Row, 1948 pages 202-3. Je la distingue de la recherche appliquée : le projet
« Ourses » en est un exemple ; il s’agit ici de contribuer à définir le design d’un produit et les
services à offrir à partir d’une étude sur les usages.
30
Ici aussi les liens sont anciens et entretenus par la diaspora des étudiants du DESS, stage et
recrutement.
31
Nous reprenons ici la lecture conventionnelle de la chaîne de valeur « télécom-multimédia
» et des segments de marché situés en amont ou en aval de la filière. Cette représentation nous
semble pour autant discutable notamment en ce que la proposition de valeur pour l'usager
pourrait se trouver dans le segment dit « aval ». Si celui-ci est structurant de l'usage et donc
des marchés, la question de son positionnement en amont de la filière est essentielle. Un des
enjeux de l'étude sera d'ailleurs de discuter cette question à l'aune des différentes
représentations de cette chaîne de valeurs portées par les projets de pôles de compétitivité et
celles d'acteurs du secteur parties prenantes ou pas de ces projets de pôle.
22
-
gouvernance du pôle qui, tout en laissant la place à une dynamique endogène des
acteurs de la filière, ait un rôle de « facilitateur ».
La coopération la plus récente est celle qui m’unit aux entreprises de la filière
aéronautique et espace. C’est une coopération liée au succès du pôle de
compétitivité de l’Aeronautic Valley. En fait elle est centrée sur le projet d’une thèse
que je co-dirige avec Valérie Fernandez de Télécom Paris sur les stratégies
territoriales des entreprises du sans-fil et les enjeux de ces technologies pour les
territoires. Nous retrouvons à nouveau les mêmes fils : le DESS, la FING, un
partenaire institutionnel et le GDR. L’étudiante en thèse est issue du DESS dans
lequel, pour son stage, elle a travaillé sur un programme de recherche-appliquée sur
les usages du Wi-Fi dans des communes rurales de Midi-Pyrénées. La Région était
commanditaire pour le GRESOC. La FING travaillait sur la question et m’a invité,
lors d’un séminaire du GDR, à rencontrer Valérie Fernandez qui était une des
chercheuses à s’intéresser à la chose. L’empathie a fait le reste et donc un objet de
thèse. Ce partenariat s’est poursuivi avec EADS Astrium et le CNES autour d’un
projet européen, le projet Twister32 puis notre intégration dans un programme33 du
pôle de compétitivité.
D. L’expertise
J’interviens comme « expert extérieur » dans la FING/PACA34 ; en Provence-Alpes
Côte d'Azur, la FING est chargée par la Préfecture de Région et le Conseil régional d'une
mission régionale d'appui à l'animation des acteurs de la société de l'information. Cette
mission comprend une série d'actions (veille, animation régionale, contribution à la création
d'un Comité régional de la société de l'information, Université de Printemps, etc.) dans le
droit fil des orientations du Contrat de plan Etat-Région. Elle participe aux nombreux projets
pour la création d'une société de l'information active en Région (politique de filière
Multimédia, coopérations internationales, etc.).
E. La vulgarisation
Depuis 2000, la FING jour un rôle d’activeur sur des sujets comme le « premier
kilomètre » dans l’accès au haut débit, le Wi-Fi, le cartable électronique, l’identité numérique
ou l’e-collaboration,... Ses travaux sont aujourd’hui une précieuse ressource (cf. Internet Actu
nouvelle génération) par exemple sur les thématiques que j’aborde dans mes recherches : le
haut débit, les « technologies alternatives », la mobilité, les usages, etc.
Ma collaboration avec la FING remonte à l’année 2000 et les collaborations sont
multiples :
- interventions dans l’Université de Printemps de la FING ;
32
Je développerai les objectifs et la méthodologie suivie dans la partie II.
OURSES, ibidem.
34
La FING, Fondation Internet Nouvelle Génération, se donne pour but de « repérer, stimuler
et valoriser l’innovation dans les services, les applications et les usages de l’Internet de
demain. Projet collectif et ouvert, la FING est à la fois un réseau, un lieu d’échange et
d’émergence d’idées nouvelles, un porte-parole, un veilleur, un lieu de valorisation. »
33
23
-
venue de conférenciers de la FING dans les cours du DESS TIC DT ;
recrutement d’étudiants du DESS comme stagiaires ou sur des emplois permanents ;
participation à des groupe de travail collaboratif (ex : « chercheurs et territoires »).
Je suis membre de divers Comités :
- Le Comité d'orientation du Label Ville Internet. La composition de ce groupe de
travail est répartie entre des membres du jury, de spécialistes sur « Internet et
citoyenneté » et d'élus de collectivités locales. Il a pour mission de réfléchir sur la
méthodologie, la grille d'évaluation, la communication du Label, sur les innovations
produites sur l'Internet citoyen dans les collectivités locales, l'adoption d'une charte
(règlement) ;
- Le Comité Scientifique du Sommet Mondial des Villes et des Pouvoirs Locaux sur
la Société de l’information, 2003 ;
- Le CRSI (Comité Régional de la Société de l’Information) de la Région PACA,
depuis 2002.
F. La gestion de la recherche
Très rapidement, mes activités de gestion de la recherche au sein de l’Université se sont
multipliées ; à titre d’exemple :
- De 1999 à 2003, j’ai été membre du Comité de rédaction puis correspondant de la
Mappemonde. En 2003, j’ai coordonné la publication d’un numéro spécial de la revue
Mappemonde pour 2003 consacré aux métropoles et aux TIC ;
- En 2005, je coordonne avec L. Grasland, la publication d’un numéro thématique sur la
géographie et les TIC pour la revue Géojournal ;
- Je suis membre du Centre d’étude et d’observation de la cité numérique, cen@;
- Je m’occupe de la direction administrative et pédagogique de la direction du Master
Pro TIC DT ;
- Depuis février 2003, je suis Directeur-adjoint du Département de Sciences
économiques et Gestion de l’U.T.M.
Ces six dernières années, toute la palette des critères proposée par A. D’Iribarne a été
utilisée. Mais c’est la hiérarchie des variables qui est modifiée.
Des effets mécaniques de situations jouent. Ainsi la part relative de l’enseignement et
de la formation professionnelle recule et la part des publications scientifiques progresse. Je
publie parce que j’ai pu renouer avec des terrains de recherche et parce qu’il faut publier pour
être recruté ou pour faire avancer sa carrière ; les critères d’évaluation n’ont guère changé
pour l’heure. Les activités de gestion scientifique, inhérentes à la fonction, ont une fâcheuse
tendance à s’alourdir.
Les activités d’expertise et d’informations scientifiques et techniques occupent de plus
en plus une large part de mon temps. Menées quasiment toutes dans l’interdisciplinarité, ce
sont elles qui me fournissent les matériaux empiriques pour mes publications. Certaines
découlent de ma position dans le Master, mais la plupart proviennent d’effets de réseau.
Revenir au Mirail m’a coupé brutalement de mon réseau d’acteurs TICE. J’ai donc dû en
rebâtir un nouveau, quasiment à partir de rien. Auparavant, au sein de mon ancien réseau, je
travaillais sur les outils TIC (SIG, Cartomatique) au service de l’enseignement. J’ai laissé ces
24
compétences en jachère, même si de ci de là je les ai réactivées pour le bonheur (en tout cas à
la demande) des étudiants du DESS. Aujourd’hui, elles appartiennent tellement au passé, que
le GRESOC a dû l’an passé sous-traiter une production de cartes pour un client.
La reconstruction de ce réseau a pris du temps, celui de gagner une légitimité dans des
milieux très diversifiés, qu’ils soient du monde de la recherche, de l’entreprise, des pouvoirs
publics ou du « profane ». La diaspora des étudiants du DESS est un élément clé de cette
« renaissance » qui présente pour moi de multiples avantages et notamment les occasions de
travailler sur des sujets de recherches qui m’intéressent et que je sollicite. Les inconvénients
sont standard : une inflation des sollicitations que l’on ne peut toujours décliner (il faut bien
faire vivre le réseau) et des projets qu’il faut savoir refuser ou pouvoir sous-traiter. Ce n’est
pas encore mon cas ; j’ai d’une part du mal à refuser et d’autre part, je n’ai guère les moyens
de sous-traiter ce que je pourrais seulement superviser.
25
Le livre I : Une problématique commune à mes
travaux de recherche
Porter un regard réflexif sur ces travaux invite à séparer nettement deux périodes
apparemment bien distinctes qui marquent une rupture d’objet de recherche : en effet, deux
séries de travaux, l’une avant les TIC, l’autre sur les TIC semblent différencier ce parcours.
Pourtant l’ensemble relève d’une problématique commune (partie I) même si
différences et inflexions peuvent apparaître et si les outils d’analyse ont été modifiés (partie
II).
L’analyse de la structuration de l’espace, des jeux d’acteurs et des politiques publiques
encastrées a été une constante de problématiques qui peuvent peut-être se résumer ainsi :
comment un événement structurant, extérieur à un système spatial, entre-t-il « en collision »
avec un territoire, le déforme et est à son tour déformé par les frictions territoriales ?
L’hypothèse de base demeure que le territoire est un construit social35.
35
Cf. partie II.
26
AXES DE
RECHERCHE
THEMATIQUES
METHODOLOGIE
TERRAINS
1981
Changement social
L’urbanisation des
campagnes
Analyse systémique
Enquêtes de terrain
Campagnes de
Lavaur
1992
Changement social
2000
Rapports
homme/nature/société
Campagnes de
Analyse systémique
Lavaur
Modélisation
graphique
Bassin du
Urbanisation
Analyse systémique
Touch
Gestion des risques
Enquêtes de terrain
Système d’Information
Géographique
2002
Technique/Territoire
DATES
L’urbanisation des
campagnes
Localisation des
centres d’appels
Enquête de terrain
Stratégie d’acteurs
2004
2005
20012004
TIC /Territoires/Dyna
miques d’usages
Accès et usages
Enquêtes de terrain
Statistiques
Monde,
Europe, France
France,
Maghreb, Île
Maurice
Monde
Castres, MidiPyrénées
PRODUCTIONS
EQUIPES ET
SCIENTIFIQUES
LABORATOIRES DE
RECHERCHE
Institut de Géographie La crise de l’espace dans
(UTM)
les campagnes de Lavaur,
UTM.
Deux thèses re-visitées par
Maison de la
la chorématique, Avignon.
Géographie/ GIP
RECLUS
ESAP Purpan
Information sur les
sciences et techniques
spatiales, ENST/CNES,
Brest.
GRESOC
GRESOC/IRMC
GRESOC/CRIA
GRESOC
Géographie des centres
d’appels, Réseaux.
Géographie des centres
d‘appels : délocalisation
et proximité, Bordeaux.
Les nœuds et les liens du
réseau Internet : approche
géographique,
économique, et technique,
Espace géographique (à
paraître)
Rapports d’études
Toulouse, UTM.
27
20032007
Enquêtes de terrain
Statistiques
Modélisation
Midi-Pyrénées, GRESOC/ TÉLÉCOM
Bretagne,
PARIS
PACA,
Espagne,
Grèce, Pologne
EADS ASTRIUM
- 5 rapports d’études,
ARDESI, Toulouse.
- Rapport d’études Odette,
ENST Paris.
- Enquête préalable EConnect, UTM.
- Les technologies
alternatives à l’usage : À
propos
d’une expérimentation
satellite/Wi-Fi, Cordes,
(Soumis à Espaces et
Sociétés).
- Alternative Technologies
for Rural Territories –
What about the
« alternative »
dimension ? (soumis à
GéoJournal).
-Les technologies
« alternatives » d’accès au
haut débit :
l’expérimentation comme
lieu de jeux d’acteurs, (à
paraître, Réseaux).
- Réseaux W-Fi, jeux
d’acteurs et territoires :
Diffusion, adoption et
appropriation, (Soumis à
Flux).
-L'insertion du haut débit
en milieu rural, diversité
des usages, diversité des
modèles, Alger.
28
2003
Recherche théorique
TIC/Villes
Corée du Sud
Déploiement territorial et
inscription institutionnelle
des accès publics à
Internet, Géographie et
Culture.
et
nouvelle
GRESOC/CIEU Villes
économie, Mappemonde
GRESOC
Dimension spatiale
de la « nouvelle
économie »
Développement
territorial
2002
2003
TIC/Territoires
Recomposition
territoriale
Monde
Enquête de terrain
Stratégie d’acteurs
Bordeaux
Enquête de terrain
Castres
Recherche
théorique
GRESOC
Bordeaux parie sur les
centres
d’appels,
Mappemonde.
Discours, pratiques et
« fractures » à propos
d'une
agglomération
numérique?
La
Communauté
d'Agglomération
de
Castres-Mazamet,
Montréal, + Le bassin de
Castres-Mazamet,
d’un
bassin traditionnel au
développement par les
TIC, RERU
Territoires incertains de la
communication
électronique ,
recompositions
territoriales et TIC, cen@.
29
2003
TIC et
développement
territorial
20022004
Recomposition
territoriale et
développement
territorial
Enquête de terrain
Dimension spatiale
des TIC
Développement
territorial
Enquête de terrain
Stratégie d’acteurs
Démarche
comparatisme
Modélisation
2004
2005
TIC/Territoire/
Territoires et TIC: vieux
mythes et nouvelle vague
in Sommet Mondial des
Villes et des Pouvoirs
Locaux sur la Société de
l’information, Lyon.
Midi-Pyrénées, GRESOC/CIEU/DYN TIC et développement
AMIQUES RURALES territorial
dans
les
« Pays »
en
MidiPyrénées,
Géodoc,
Toulouse.
Arles
GRESOC
Dynamiques
de
Midi-Pyrénées
regroupement et mise en
réseau
d’acteurs…des
initiatives privées comme
publiques, RESER.
GRESOC/IRMC
Trajectoire
de
développement, innovation
et territoires :
Nord
et
Sud,
des
problématiques
communes. Tunis
Fig.2/ Sélection de travaux
30
Chap. 1. Avant les TIC, il y avait une géographie !!
1.1. La crise de l’espace dans les campagnes de Lavaur36
Le contexte de la recherche
Ces trois années de recherche sont à resituer dans le cadre scientifique défini par les
ruralistes toulousains sous la direction de Bernard Kayser. L’objet d’étude est le changement
social dans les campagnes françaises. Il ne s’agit pas seulement d’établir un bilan descriptif
des transformations radicales survenues mais surtout de saisir les dynamiques des crises
conjoncturelle et structurelle que traversent les sociétés et les espaces ruraux. Pour mettre en
évidence les ressorts et articulations de la dynamique sociale, l’analyse postule d’une part que
les campagnes sont des systèmes ouverts fonctionnant dans une formation sociale spécifique
et s’appuie d’autre part sur une double démarche de mise en perspective historique et
sociologique.
Hypothèse est faite de six clés stratégiques pour comprendre les dynamiques du
changement :
1. La différenciation sociale au sein de la paysannerie
2. La nouvelle pauvreté rurale
3. La question foncière
4. La pression spatiale
5. le contrôle de la société rurale
6. L’ouverture du groupe domestique
Dans le cadre de ce programme de recherche du laboratoire, mon travail s’inscrit dans
les points 1, 3, 4 & 5 avec de brèves incursions dans les autres champs.
Bien que circonscrit géographiquement, ce travail n’oublie pas, tout au long de son
déroulement, d’insérer la stratégie des groupes sociaux présents sur le terrain, dans la
dynamique d’ensemble de la formation sociale française. Cet aller-retour constant avec le
niveau global est nécessaire afin de ne pas surdéterminer les aspects et les situations locales,
au détriment de la compréhension de la logique générale du système.
Ma problématique stipule que le système territorial étudié est percuté par deux éléments
exogènes (l’innovation dans le procès de production agricole et une urbanisation protéiforme)
en constante interaction avec des formes multiples. L’entropie générée bouleverse le jeu
autour du foncier. Les nouveaux usages du sol provoquent un changement de valeur de la
terre, modifient les dynamiques territoriales et différencient fortement les structures spatiales.
Ces nouveaux usages du sol sont liés autant aux nouvelles pratiques de la production
agricole (variété des cultures et des techniques employées par exemple) qu’à l’affectation du
patrimoine bâti à un usage productif ou résidentiel permanent ou touristique, ou bien de
36
Thèse de IIIème cycle.
31
l’affectation de l’espace, capital-terre, à de nouveaux modes de consommation urbains
(loisirs, voirie ou décharges d’ordures) avec leurs représentations associées.
Se pose alors la question de la propriété du foncier et de ses usages et des jeux
d’acteurs : qui a la valeur en situation initiale et quels sont les changements apportés par cette
nouvelle donne ? Les acteurs du système territorial, dans le champ de politiques publiques et
de vents idéologiques encastrés et quelquefois antagoniques, pratiquent des politiques de
régulation de la rente foncière. Le monde intérieur s’autorégule et finit par trouver des
arrangements provisoires pour « maîtriser » l’innovation et ses bouleversements.
La méthode repose alors sur un triptyque simple :
a) des dimensions multiples pour l’analyse des interactions37;
b) l’enquête de terrain ;
c) la vérification (par l’utilisation de la statistique, le changement de point de vue
disciplinaire, la discussion entre « pairs38 »).
L’approche de la complexité39 par l’analyse systémique (cf. Livre II chap. 4), non
explicitement revendiquée dans le texte, conduit à insister sur les interactions entre les
processus étudiés dans le système local et le système englobant.
Le parti pris méthodologique conduit à adopter un point de vue d’« ethnologue » ou
d’« anthropologue » et à centrer l’analyse sur les entretiens en face-à-face. « L’entretien, le
contact, la communication, c’est bien de leur réussite (ou de leur échec) que dépend la qualité
de l’enquête et, plus tard, de l’analyse. Même si l’exploitation d’une masse de documents peut
permettre de donner de l’objet d’étude un portrait non dépourvu de cohérence, rien ne
remplace, pour lui conférer un sens et lui trouver des significations, le questionnement des
gens sur place » (KAYSER, 1989b). La nécessité de l’immersion sur le territoire me conduisit
à un déménagement de Toulouse vers les confins du Lauragais tarnais pour le temps de la
thèse. « Sans exclure l’emploi de données statistiques et en s’appuyant souvent sur une
documentation à laquelle ont recours les historiens, l’ethnologie fait appel principalement à
l’observation participante, c’est-à-dire à l’investissement personnel du chercheur sur le terrain
qu’il étudie grâce à une familiarisation acquise lentement » (CUISENIER & SEGALEN,
1986).
Les techniques du questionnaire et de l’analyse statistique n’en sont pas mésestimées
pour autant. Bourdieu (1964) met en garde « contre la tentation de l’intuitionnisme et […] des
solutions hâtives. » L’analyse statistique sert de repère à la compréhension des situations et à
affiner les hypothèses de travail. Mais seul l’entretien peut nous permettre à la fois d’espérer
surmonter certaines difficultés inhérentes à l’objet d’étude et de comprendre comment la
37
Je n’utilise pas alors le concept d’analyse systémique ; il faut attendre mon passage à
Montpellier pour que je me nourrisse des lectures théoriques ad hoc. Kayser se gausse de
ceux qui annoncent pratiquer l’analyse systémique et ne la mettent que fort peu en œuvre.
38
En fait de « pair », il s’agissait surtout d’aller sur le terrain, accompagné d’un ou plusieurs
enseignants-chercheurs et quelquefois de BK lui-même pour confronter les premières
conclusions à la réalité.
39
« Il est d’abord nécessaire de ne pas saisir la réalité comme un « complexe de choses
achevées », mais « comme un processus où les choses, en apparence stables, passent tout
autant…que les concepts, par un changement ininterrompu de devenir et de périr ». F. Engels
dans l’Anti-Duhring (1878), cité en exergue de la thèse.
32
combinaison des subjectivités des enquêtés produit de l’objectivité, une rationalité qui
explique les phénomènes observés.
Ce patient travail doit être mené tout en dépassant la propre subjectivité, même
assumée, du chercheur, portée par son affectivité, sa formulation d’hypothèses, sa seule
présence : le chercheur a un rôle d’observateur mais aussi d’acteur. Même si la vérification et
la validation des observations recueillies par des questionnements croisés ou répétés ont été
permanentes, le recours à l’entretien libre et approfondi est nécessaire. « Car il ne s’agit pas
du tout, ou pas seulement, de demander à tel acteur son opinion sur telle hypothèse tirée des
résultats de l’analyse statistique. Il s’agit surtout de déceler dans son discours, dans l’exposé
de ses attitudes et comportements, dans la représentation qu’il donne de lui-même, dans ses
prises de position, les courants qui animent la société locale toute entière (KAYSER,
1989b). »
Mon fond de pensée est alors marqué par une nette influence du structuralisme et du
marxisme contre lequel me mettait en garde Bernard Kayser, m’invitant à ne pas verser « dans
un relatif dogmatisme ». Un passage de l’introduction de la thèse, témoigne bien de mon état
d’esprit d’alors :
L’appareil d’Etat intervient pour gérer les conflits, tout en sauvegardant les intérêts à
long terme de la classe dominante : il essaye de planifier et d’aménager progressivement
l’espace rural. Pour contourner l’obstacle de la propriété privée, l’appareil d’Etat fonde ses
espoirs sur les nouvelles alliances de classes qui se développent dans les campagnes, aux
dépens des élites traditionnelles. Cette prise de pouvoir s’accompagne d’une idéologie
nouvelle, le « néo-ruralisme », dont les effets sociaux créent de nouvelles contradictions.
I. Quels événements extérieurs ?
Deux clés de lecture ont fondé mon appréhension du fonctionnement de systèmes
locaux en prise à de nouveaux mécanismes de répartition de la rente foncière et donc à
l’entropie :
a) La diffusion de l’innovation dans le procès agricole, qu’elle relève de la technique
(irrigation, remembrement) ou du culturel (capital cognitif des migrants, etc.) ;
b) La diffusion de l’urbanisation, des néo-ruraux et de leurs représentations culturelles.
La diffusion de l’innovation
La modernisation des techniques (irrigation, machinisme, etc.) et des structures
(remembrement) date du début des années soixante sur les territoires étudiés et est due à
l’action de quelques pionniers qui ont estimé indispensable d’intensifier la production de leurs
exploitations pour rester « compétitifs ».
Mais comment ont-ils pu entraîner la ou les collectivités paysannes dans leur sillage ?
Etait-ce l’économique –attrait d’une rente différentielle–, le politique –appui des notables
ruraux et de leurs clientèles–, l’idéologique –le modernisme– ou un peu des trois qui a
déterminé la majorité des exploitants à se laisser convaincre d’entrer dans l’aventure ?
33
Deux hypothèses encadrent cette partie de la recherche : les réponses à ces questions ne
peuvent que varier selon les types de territoires concernés et les degrés des interactions avec
les autres clés d’entrée de notre étude (relais des politiques publiques notamment).
Ainsi l’irrigation du Lauragais tarnais est due pour l’essentiel à la volonté et la ténacité
d’un exploitant, migrant d’Afrique du Nord. Il s’agit d’une initiative individuelle, privée, qui
entraîne un aménagement collectif. La puissance publique s’est chargée par la suite
d’accompagner (remembrement par exemple) ce qui a été réalisé en partie sans elle.
M. A … est un colon, arrivé de Tunisie en 1956. Là-bas il était fermier avec son frère et
son beau-frère. Venu dans le Lauragais pour prospecter, il achète un domaine d’une centaine
d’hectares » … « et en loue autant » … Les prêts d’installation et les prêts aux rapatriés, dont
il bénéficie, lui permettent d’acheter le fermage et de s’équiper. À son arrivée, les terres
étaient à l’abandon, friches et pâtures mal entretenues, … Le rendement moyen, les premières
années était de 15 quintaux/ha de blé. Travaillant le sol, passant et repassant la sous-soleuse,
les rendements ont atteint 30-35 quintaux. » Puis c’est la sècheresse de 1962. « Alors il fallait
irriguer ou vendre. J’avais vu des lacs collinaires en Toscane, lors de la campagne d’Italie en
1944, ça m’avait frappé. J’ai été voir ceux du Gers et du Tarn et Garonne, où des collègues
rapatriés étaient installés. J’ai vu aussi les installations d’irrigation du département au bord
de l’Agout. Tout cela m’a encouragé à approfondir la question. J’ai fait faire un devis, en
1964, pour une irrigation individuelle de mon exploitation … La D.D.A. du Tarn a alors
expertisé la région et l’a trouvée propice aux lacs collinaires.
On retrouve tout un ensemble d’éléments interdépendants qui convergent et aident à
modifier un système territorial en crise. Les terroirs de cet espace rural, mal mis en valeur,
sont en déprise, les métairies mises en vente les unes après les autres par la propriété
nobiliaire ou bourgeoise. C’est le moment où un agent exogène pionnier profite de
l’opportunité d’un contexte politico-économique favorable. Les politiques publiques
développent l’irrigation (plan Grand Sud-Ouest) et le machinisme au moyen du
remembrement, véhiculant une idéologie productiviste et moderniste. À cela s’ajoute les
références cognitives des migrants « pieds-noirs » qui portent l’innovation avec une culture en
rupture avec le milieu local : ils n’hésitent pas à recourir à l’emprunt (et sont donc souvent les
seuls acquéreurs des terres), à introduire des modifications des variétés de cultures, à
connaître et croire aux vertus des nouvelles techniques, à voir grand pour réussir et ainsi
acheter ou louer plusieurs métairies. Cette culture d’usage est en rupture complète avec les
pratiques des agriculteurs locaux ; seuls d’autres migrants (Bretagne) la partagent.
L’urbanisation
« Au stade actuel de l’évolution de la société française, le besoin d’espace se fait de plus
en plus pressant. Malgré une contradiction qui n’est qu’apparente, ce besoin grandit et se
renforce au fur et à mesure que la logique capitaliste conduit à l’accentuation des processus de
concentration et de polarisation : car la concentration, par un effet dialectique, engendre la
nécessité de s’échapper du centre. Or cet espace auquel chaque citadin, comme chaque agent
du système économique, aspire, il est là, hors des murs de la ville, à portée de main, à portée
de profit : c’est l’espace rural ou, comme on disait avant l’ère des technocrates, la
campagne (KAYSER, 1978)! »
34
En effet, bien que l’exode rural perdure, la population globale s’accroît du fait des
migrations. Ces migrations représentent une agression envers le système territorial local qui
revêt de multiples formes. L’achat de terrain à bâtir ou de vieille métairie perturbe le jeu
foncier. Mais l’arrivée massive de groupes sociaux salariés souvent aisés déforme la structure
sociale des territoires : l’on assiste ainsi à un véritable « embourgeoisement » des campagnes
au détriment de la paysannerie. Au fur et à mesure que ces campagnes perdent leurs paysans
et qu’apparaissent des agriculteurs modernistes et productivistes, l’idéologie dominante cesse
de mépriser l’espace rural, magnifie campagne et image du paysan. Le monde rural symbolise
alors un certain anti-capitalisme. Jollivet parle d’« ante-capitalisme40 ». Ces territoires sont
soudainement dotés de ressources naturelles « inventées » par les non paysans et non
agriculteurs (le patrimoine, la campagne, la culture) et fortement socialisées (BRUNET,
2001). La valeur du territoire et de sa transaction sociale sont essentiellement décidées par le
métasystème. Nous sommes alors au début d’un processus de marchandisation de l’espace
rural qui soumet l’espace rural à la logique du développement capitaliste en véhiculant images
et valeurs passéistes ou irréelles. « Les images de paysans, de villages et de nature que
véhicule l’idéologie néo-ruraliste ne sont que le surréel construit pour les besoins du moment
autour du désir d’une autre sociabilité par les appareils producteurs des idéologies. Dans ces
conditions, ces images ne peuvent ouvrir la voie qu’à un processus de consommation, seule
voie autorisée de la satisfaction du désir dans la civilisation de la marchandise (JOLLIVET,
1978). »
Mais l’urbanisation revêt bien d’autres formes encore. Au-delà de la diffusion des
résidences permanentes ou temporaires (touristiques) des citadins et d’un système culturel dit
urbain (CASTELLS, 1972), il convient d’ajouter à ces deux éléments le processus par lequel
la ville, en tant que forme spatiale de l’organisation sociale, se déploie dans l’espace rural et
le grignote : voirie, tourisme, décharges, etc.
L’analyse de sa diffusion permet de saisir comment cet espace (son foncier) est
convoité, déstabilisé et (r)-approprié.
L’arrivée des nouveaux ruraux (on peut dire l’urbanisation) dans les campagnes porte
en elle-même la contradiction – l’aggravation de la déstabilisation foncière – qui désintègre
un peu plus la société locale et intègre un peu plus l’espace local au mode de production
capitaliste.
Ainsi il se produit une double intégration/dissolution dans un espace économique
d’échange et dans un espace social. Au final, deux types d’espace, produits41 par une
urbanisation différenciée, se distinguent. D’une part, les catégories sociales aisées urbaines
acquièrent, à proximité de Toulouse, dans le Lauragais Tarnais des résidences secondaires et
quelques hectares « pour leur tranquillité ». D’autre part, dans la vallée, le processus
d’urbanisation prend des formes différentes : c’est l’espace des constructions neuves, des
lotissements, de la construction d’équipements, … les parcelles vendues sont plus petites ;
c’est un espace cher, âprement convoité, sujet à de nombreux conflits lors de l’élaboration des
documents d’urbanisme et des élections municipales. « On conçoit, dans ces conditions, que
40
C’est vers cette époque que le concept de zone artisanale remplace peu à peu celui de zone
industrielle. Cette appellation a connu le succès que l’on sait.
41
Au sens que donne à ce terme H. Lefebvre.
35
l’émergence d’un nouveau ruralisme et, plus concrètement, l’irruption de nouveaux ruraux
dans l’espace dont ils se sentent à juste titre les maîtres, entraînent des réactions de rejet, tant
organisées que passionnées (KAYSER, 1978). »
II. L’entropie : le jeu autour du foncier
Usages et changements de valeurs
La propriété foncière représente un droit consacré juridiquement, c’est-à-dire un rapport
social, celui de capter la rente foncière. « … Celui qui a payé pour acheter de la terre paie
pour le surtravail que son exploitation permet de produire et de capter ; celui qui reçoit le prix
de la terre reçoit en une seule fois sous forme monétaire, un capital permettant de capter un
quantum de surtravail équivalent à celui qu’il obtenait avant de céder son droit de propriété
sur une fraction de la croûte terrestre (GUTELMAN, 1974). »
Le prix de la terre varie selon la somme de capital fixe incorporé au sol qui permet de
créer un surprofit différentiel. La rente correspond au surprofit et le prix de la terre, droit
d’usage du sol, va être un enjeu entre le propriétaire et l’agriculteur42 pour accaparer le
maximum de rente différentielle. La rente différentielle43 découle de la différence entre le prix
de production général et le prix de production particulier d’un capital, disposant d’une force
naturelle monopolisée. Si on suppose deux terrains d’égales superficies et sommes de
capitaux investis mais de fertilité différente, la rente différentielle est déterminée par la
différence entre les rapports du capital investi dans le meilleur terrain et le plus mauvais. Ceci
suppose un mode de production identique et des modalités d’usage non différenciées44. Ce
dernier joue le rôle de régulateur du prix de production. En théorie le prix de la terre varie
autour du surprofit : en effet, s’il est trop élevé, l’agriculteur fuit ailleurs, s’il est trop bas, le
propriétaire expulse son fermier.
La valeur de la terre varie suivant sa fertilité naturelle et son capital incorporé au sol,
mais se rattache également comme le rappelle Marx dans « Misère de la philosophie », aux
rapports sociaux actuels. Tel propriétaire se garde bien d’exploiter une terre très fertile pour
préférer spéculer sur sa vente espérée en terrains à bâtir, sans avoir à indemniser de fermiers.
Mais les politiques publiques perturbent le modèle théorique. La législation sur le
fermage a bloqué à la Libération les loyers et contraint ceux qui voulaient réaliser la rente à
vendre.
Le fort accroissement de la productivité en agriculture avec le développement
d’exploitations à haute composition organique de capital renchérit le prix des terres. Les
difficultés rencontrées par la paysannerie moyenne pour acquérir du foncier sont accrues par
l’irruption de nouveaux joueurs qui achètent au prix fort de nouveaux usages comme la
tranquillité autour de leur résidence45.
42
Il s’agit de l’exploitant locataire.
K. Marx, Œuvres, Livre III, section VI, NRF, Gallimard, pp. 1285-1424.
44
En effet de mauvaises terres agricoles peuvent être de très belles parcelles à bâtir. Dans ce
cas, ce modèle ne peut s’appliquer ainsi.
45
Tout ce passage, inspiré par la théorie marxiste situe mon cadre de référence. Il reste à
projeter ce modèle théorique sur le territoire pour constater que si les tensions sont grandes
autour du foncier, il ne suffit pas à rendre compte de toute la réalité.
43
36
L’innovation dans l’agriculture
L’introduction de l’irrigation dans le processus de production agricole est une
illustration de ce qui précède. Irrigation, remembrement et mécanisation changent l’usage du
sol et la valeur de la terre dans le Lauragais. La polyculture et l’élevage sont abandonnés au
profit des cultures irriguées ou de plein champ et le prix du foncier s’envole (multiplié par 20
entre 1961 et 1981).
Comprendre les logiques du choix de la technique d’irrigation éclaire l’étude des jeux
d’acteurs car cette innovation bouleverse non seulement la valeur de la rente foncière mais en
modifie la répartition.
La taille minimale nécessaire pour espérer rentabiliser les investissements est le critère
exclusif des petits exploitants. Le regroupement en association collective introduit le jeu
coopératif entre acteurs qui pousse à l’adoption d’alliances entre paysans moyens et aisés …
et de statuts les favorisant. Ceux-ci limitent d’une part l’accès aux exploitations de petite taille
et obligent chacun à souscrire pour 50 % de la S.A.U., éliminant de facto les agriculteurs
pauvres. C’est, sans surprise, cette frange de la paysannerie qui s’opposa au programme et au
remenbrement.
Le mythe de la collectivité paysanne a été ressuscité pour promouvoir une technique,
source de rente différentielle, mais aussi pour drainer une partie de la rente dégagée par les
petites exploitations, au profit des plus concentrées.
Une station de pompage entièrement automatique est installée au pied de la digue qui
conduit l’eau au centre des exploitations dans un réservoir de 30 m3 ; alors une petite station
individuelle de reprise refoule l’eau à la pression de 9 kg (nécessaire pour les appareils
automoteurs). L’eau est distribuée par un réseau de canalisations enterrées qui alimentent des
bornes desservant l’ensemble de la propriété. Ce système laisse les agriculteurs indépendants
du réseau et surtout libres de leur choix d’équipement : automoteurs ou goutte à goutte par
couverture totale ou intégrale. Les premiers, appelés communément typhon, permettent une
irrigation moins coûteuse en heures de travail que la couverture totale nécessaire par le goutte
à goutte : déplacer les tuyaux et les sprinklers n’est raisonnable que pour les exploitations de
petite taille. En revanche la couverture totale intégrale, certes plus chère, incorpore le capital
au sol puisque le dispositif technique est installé une seule fois avant les travaux agricoles.
Mais comme le syndicat d’irrigation est propriétaire du matériel de surface et du matériel
enterré, le financement des charges d’entretien incombe à la collectivité et aboutit, selon la
combinaison de la technique et du montage financier choisie, de fait, à faire financer une part
non négligeable de l’irrigation des grosses et moyennes exploitations par la collectivité, donc
les plus petites. Cette logique infernale pousse rapidement les agriculteurs moyens à
abandonner les typhons au profit de la couverture totale intégrale, intégrant le capital
(sprinklers et tuyaux) au sol ou bien à réduire la part de surface irriguée. Les stratégies des
acteurs se sont affinées avec le temps. Les grosses exploitations irriguent le maximum de leur
superficie, les moyennes le tiers. En effet, les statuts ont été adaptés pour permettre un
élargissement du collectif car le poids des charges augmente. Elles ont doublé entre 1974 et
1981, 15 quintaux/hectare contre 8 ! Elles sont estimées à 25 si on inclut les coûts de
fonctionnement. Sans irrigation, les rendements sont de 45 quintaux, avec l’irrigation, ils
peuvent varier de 80 … à 60 !,
37
L’investissement est plus conséquent et le poids de la main d’œuvre réduite. La part du
travail « vivant » se réduit, celle du capital fixe s’élargit. Le choix, l’alternative couverture
totale/couverture intégrale, comme auparavant en 1972, l’alternative couverture
totale/typhon reflète un aspect de la lutte des classes dans les campagnes. Ce nouveau bond
en avant dans l’investissement appauvrit toujours plus les paysans pauvres et bientôt certains
paysans moyens, et à l’autre bout de l’échelle, accroît la rente de la paysannerie aisée46 …
… L’accroissement rapide de la productivité est allé de pair avec une nouvelle
organisation de l’espace agricole. Il n’était pas concevable qu’une opération de cette
envergure ne s’accompagne pas d’un regroupement des parcelles, pour répondre aux
exigences de la mécanisation maxima dans l’irrigation. C’était la condition exigée par
beaucoup d’adhérents, appartenant à la paysannerie moyenne, avant de souscrire : « ou bien
il nous fallait effectuer tous les travaux nécessaires à la mise en place des engins mécaniques,
ou bien il fallait purement et simplement le remembrement de l’ensemble du périmètre, afin
de bénéficier du regroupement des parcelles et des travaux connexes (suppression des haies,
des talus, des anciens chemins creux qui coupaient la majeure partie du parcellaire et
nuisaient à la rentabilité de tous les travaux mécanisés ou mécanisables, arrosage
compris) ».
Les différenciations sociales, donc spatiales, expliquent les variations dans la violence
du calibrage du paysage rural. Le remembrement « public » est en général un remodelage
total du paysage et suppose une adhésion de la collectivité. Il a été réalisé sur les communes
du Lauragais où l’aménagement hydraulique le légitimait. Il a favorisé la paysannerie
moyenne et a toujours desservi les intérêts des quelques paysans pauvres, exclus du processus
de décision. Il contribue à accroître le processus de différenciation sociale en accroissant les
écarts de productivité entre exploitations.
En revanche, il connaît une ampleur plus modeste sur les territoires où les petits
propriétaires (intéressés par la vente de terrains à bâtir) et/ou les agriculteurs dynamiques sont
nombreux. Le paradoxe est aisé à comprendre : ces derniers avaient déjà remembré !
Le remembrement, comme tout zonage foncier, organise l’espace agricole selon les
intérêts des grosses et moyennes exploitations et modifie le jeu de la rente foncière d’autant
plus que la pression de l’urbanisation est sensible. Les politiques publiques renforcent
l’encadrement et l’intégration grâce à l’aide de la Chambre d’agriculture, des syndicats
officiels et des prêts spéciaux du Crédit Agricole.
Le patrimoine bâti
Les campagnes deviennent une réserve d’espace. Il s’agit de saisir comment ces
couches sociales citadines et ces besoins d’espace s’articulent à une « société locale » déjà
déstabilisée.
Deux catégories se distinguent, le bâti à usage de logement (résidence principale ou
secondaire) et le bâti à usage productif. Il existe plusieurs marchés : ceux de la location et de
l’achat de neuf ou d’ancien. À chacun, coût de la rente oblige, correspondent des groupes
46
L’innovation accroît la différence de rentabilité, mais pas nécessairement la rente si les prix
baissent.. tout va donc dépendre de la structure du marché.
38
sociaux acquéreurs différents, des types de vendeurs différents et des interactions différentes
avec le système englobant. Mais encore faut-il que paysans et propriétaires fonciers libèrent le
sol.
Les politiques publiques jouent un rôle clé sur le marché de la location (et de la
résidence principale) en offrant aux propriétaires de multiples subventions (P.A.C.T ou
A.N.A.H.) afin de réhabiliter leurs biens, à la condition de les louer à des prix plus ou moins
plafonnés. Les bénéficiaires de cette politique de réhabilitation de l’habitat rural sont d’une
part les propriétaires citadins, d’autre part les néo-ruraux aisés. Les agriculteurs ne profitent
guère alors de ce type de subventions car la course au productivisme leur impose d’autres
investissements. L’importance de la demande pour le patrimoine ancien, appuyée par les
valeurs du néo-ruralisme, pousse le prix des locations à la hausse et exclut de fait les
catégories sociales les moins fortunées, souvent locales, au profit de groupes sociaux plus
aisés et extérieurs au territoire. Ces processus rendent encore plus difficiles les stratégies,
alors naissantes, correspondant à la volonté des enfants de « vivre et travailler au pays » :
comment dans un tel contexte leur offrir travail et logement?
Sous couvert de réhabilitation de l’habitat ancien, de la revitalisation des villages, on
installe les couches sociales les plus aisées de la petite bourgeoisie dans les demeures
de « cachet », de « style », encore abandonnées dans les campagnes. En pénétrant
l’agriculture, le M.P.C.47 a déménagé les paysans pauvres et les petits artisans. Ne voilà-t-il
pas maintenant qu’il récupère le patrimoine de la bourgeoisie rurale où vivaient maîtresvalets et métayers, pour y installer la petite bourgeoisie mécontente de la dégradation des
rapports sociaux en ville.
« C’est poétiquement que les hommes habitent » affirme Holderlin, or les rêves
d’habiter, compromis avec la réalité sociale, des divers groupes sociaux divergent. Aussi, les
marchés de l’« ancien » et du neuf se juxtaposent plus qu’ils n’interfèrent.
Les métairies se sont vidées de leurs occupants dès le début des années soixante ;
Brunet (1965) rapporte que le processus avait été initié pendant l’entre-deux-guerres.
Beaucoup ont disparu (les carte I.G.N en témoignent), suite à des années de non-entretien puis
de démolition définitive lors des remembrements. Leur valeur semblait nulle. Aucune
machine agricole à y entreposer, aucun acheteur potentiel. Le même processus peut être
observé pour les maisons villageoises appartenant aux métiers traditionnels (du cafetier au
charron).
Dans les années soixante-dix, l’imaginaire et les valeurs poussent les agriculteurs
modernistes à délaisser leurs métairies pour se faire bâtir une maison neuve avec tout le
confort moderne … et une salle à manger séparée de la cuisine48. Mais au même moment, des
citadins, amateurs de vieilles pierres, commencent à se manifester et à créer un marché dont
les prix s’envolent vite pour devenir plus chers que ceux du neuf et un véritable marché de
niche. Les quelques rares propriétaires agriculteurs qui refusent de vendre envisagent de
transformer leurs métairies en gîtes ruraux. En revanche, les S.A.F.A.L.T49 profitent des
47
Mode de Production Capitaliste, le « on » de la phrase précédente.
Même si on continue à manger dans la cuisine ; la salle à manger sert à recevoir les
enquêteurs et pour les grandes occasions.
49
Version localisée des SAFER (ALT pour Aveyron Lot Tarn).
48
39
ventes de propriétés pour dissocier les terres agricoles du bâti à usage productif qu’elle vend
fort cher aux citadins. Progressivement les hangars métalliques vont se répandre dans les
campagnes. Nous sommes bien ici devant un processus de transfert de rente foncière qui crée
une distorsion du prix du sol, favorisée par des facteurs exogènes, et qui concourt à la
transformation des structures socio-spatiales. Les dynamiques territoriales accentuent ce
processus sur le Lauragais tarnais, plus proche de Toulouse. En 1982, j’estimais à environ 25
kilomètres de Toulouse le seuil pour l’urbanisation « pendulaire » toulousaine, limite qui
marquait le début de la domination spatiale de la résidence secondaire dans l’ancien.
Les cartes … montrent les limites imposées à cette urbanisation toulousaine par le coût
de l’énergie : entre 25 et 30 km de Toulouse semble se situer un seuil infranchissable, peutêtre moins à cause de la hausse de l’essence qu’à cause de la fatigue occasionnée par le
transport journalier. Ce seuil correspond à la ligne de séparation entre résidents secondaires
et résidents permanents travaillant à Toulouse.
Le marché du neuf correspond à celui de la résidence principale. Les acheteurs
appartiennent soit aux couches salariées modestes de la population qui ne peuvent acheter
dans l’ancien à cause des prix élevés, soit appartiennent à la paysannerie ou en sont issues ;
ces derniers ne peuvent concevoir la récupération par l’idéologie dominante « de la culture
paysanne, de tout ce qui composait leur univers d’enfant et dont ils ont appris à se moquer »
et optent pour le neuf, symbole de confort et de réussite. La logique de la modernité pousse
les agriculteurs à ne pas restaurer et à construire du neuf.
Ainsi les constructions nouvelles du Lauragais ont été majoritairement réalisées par des
personnes provenant du monde agricole ; l’autre partie, située à proximité de Toulouse,
correspond aux débuts de ce que l’on appelle communément aujourd’hui « l’étalement
urbain ». Dans les plaines, les acheteurs proviennent des villes voisines et appartiennent aux
catégories sociales salariées à faible revenu.
Les dynamiques spatiales induisent donc une véritable ségrégation spatiale. L’ancien
restauré est réservé aux groupes sociaux les plus riches car ils ont le capital financier mais
surtout le capital culturel tandis que l’agriculteur est déculturé, le neuf (villas et pavillons
souvent en lotissement) aux autres catégories sociales. Les politiques publiques, qu’elles
soient nationales (aides à la rénovation rurale d’un côté, prêts P.A.P, A.P.L de l’autre) ou
locales (P.O.S. ou cartes communales qui prévoient les lotissements), accompagnent des
processus qui sont en interaction positive avec l’évolution du système productif agricole et de
la propriété foncière et qui façonnent les territoires de manière différenciée. Ainsi dans le
Lauragais, la vente au prix fort de métairies (bâti agricole), appelées « fermes » ou
« fermettes », quelquefois accompagnée de quelques hectares pour assurer la tranquillité du
citadin, devient une aubaine pour l’agriculteur productiviste en quête d’investissements dans
le capital-terre ou machine. Dans les plaines du Dadou et de l’Agout, la vente de lots à bâtir,
joue le rôle d’édredon social pour des petits propriétaires exploitants âgés.
Nouveaux usages et effets de substitution
40
Un « bon » fonctionnement du système social suppose que l’espace rural puisse non
seulement accueillir des logements mais aussi des infrastructures (autoroutes), des espaces
récréatifs, etc ... Tous ces investissements consomment de la terre et concurrencent, voire se
substituent à l’activité agricole.
Nous venons d’évoquer le gel des terres entraîné par la constitution de réserve de
tranquillité autour de certaines résidences secondaires. Ce grignotage peut à chaque fois
sembler modeste, mais demeure souvent mal perçu par le « collectif » des agriculteurs (à
l’exception du vendeur) à la recherche d’une terre de plus en plus rare et chère.
Fig. 3/ Evolution du prix des terres en France de 1950 à nos jours (source : SAFER)
Deux autres types de services font planer une menace plus importante ; ce sont
l’ensemble des services liés au développement urbain (voie express, centre de déchets, centre
E.D.F à Haute-Tension, etc.) et aux loisirs et tourisme. Les loisirs des citadins participent de
la réinvention de la campagne ; certains agriculteurs perçoivent leur développement comme
l’arrivée d’une nouvelle rente inespérée qui leur permettrait de poursuivre leur croissance ou
de réaliser leur rente foncière. D’autres craignent la perte de la maîtrise de l’usage du sol qui
pourrait en résulter.
L’engouement pour les loisirs à la campagne entraîne une multitude d’effets de
substitution voire d’exclusion. Il en est ainsi de la tradition du repas dominical au restaurant
41
qui devient, pour les couches populaires, réservée aux grandes occasions (baptême,
communion, mariage et enterrement) car l’engouement des citadins pour la cuisine au feu de
bois a contribué à une hausse générale des prix et un embourgeoisement de la clientèle.
L’incompréhension idéologique entre le monde paysan et les néo-ruraux n’empêche pas
l’échange marchand, mais peut devenir source de tensions. Le culte du passé paysan a fait la
fortune des antiquaires, intermédiaires entre des paysans ignorant la nouvelle valeur de leur
patrimoine et des citadins avides d’objets anciens, véritables marqueurs sociaux de l’espace.
Si la paysannerie n’est pas exempte de mythification de son passé, elle mythifie les
événements collectifs (vendanges, fêtes paroissiales) disparus. Mais elle ne mythifie pas le
cadre de vie : n’oublions pas que l’eau courante, le téléphone et la télévision arrivent dans les
années soixante-dix seulement à la suite des aménagements hydrauliques ! Les mutations du
monde agricole, « modernisé », différencient la paysannerie, séparant le paysan de
l’agriculteur, modifiant le rapport social propriétaire/locataire et le rapport économique
riche/pauvre. Les pauvres sont non seulement les « déclassés » mais l’ensemble des perdants
du système productiviste, de plus en plus de « petits propriétaires » et de jeunes agriculteurs
endettés… Les riches sont souvent des propriétaires/fermiers.. qui louent autant qu’ils
achètent.
Les principaux conflits tiennent aux phénomènes de re-création collective du passé
(embellissement des villages), d’initiative publique, qui ne se rencontrent que dans les
communes de la vallée et qui engloutissent une partie des crédits de la communauté.
Les promoteurs des lacs collinaires ont dès l’origine pensé à leur exploitation
touristique afin de diminuer le prix de revient de l’eau et de transférer une partie des coûts
d’exploitation vers les citadins. Douze lacs étaient prévus. « Nous sommes persuadés d’attirer
beaucoup de citadins. Donc vous toucherez directement cette clientèle, ce que nous appelons
« du producteur au consommateur ». Non assujettis comme les commerçants de la ville, vous
bénéficierez de l’absence d’impôts et de taxes, et par la même occasion, vous serez en contact
direct avec le monde extérieur. Les revenus vous reviendront directement : fini d’être
exploités sur les marchés 50! »
Le dossier touristique échoue en 1966 devant l’alliance hostile des agriculteurs et des
propriétaires fonciers, inquiets d’une éventuelle perte de contrôle de l’espace. En 1981, seule
l’activité de la pêche est pratiquée, ses recettes n’ont pas d’incidence sur le prix de l’eau. Le
développement touristique est bloqué en l’absence d’infrastructure due au malthusianisme de
l’A.S.A.I.L.T. qui craint les conflits avec les citadins (déchets des pique-nique, piétinement
des récoltes, etc.). Les innovateurs n’ont pas réussi à rallier la paysannerie moyenne.
Mais le front s’est fissuré et recomposé en un nouveau bloc historique (GRAMSCI,
1978). Les propriétaires fonciers non-agriculteurs, appartenant à la petite bourgeoisie citadine,
les agriculteurs proches de la retraite et les simples « héritiers »51 de terres, souhaitent réaliser
une rente foncière maximale et donc développer le tourisme qui l’accroîtrait. En revanche, les
agriculteurs modernistes ont trouvé de nouveaux alliés locaux que sont les « néo-ruraux »,
hostiles à toute nouvelle urbanisation. Paradoxe, ce souci pousse certain à se porter acquéreur
50
Bulletin d’information de l’ASAILT, 1966.
Les « héritiers » sont les enfants de la paysannerie pauvre éliminée des campagnes par les
mutations de l’agriculture ; ils vivent en ville et au gré des successions se retrouvent
propriétaires de parcelles souvent de petite taille, plus ou moins bien « situées » sur le
monopoly local de la rente foncière.
51
42
de terres et à surpayer l’hectare pour conserver leur tranquillité, entraînant les prix à la hausse
aux dépens de leurs nouveaux alliés.
Le cas des chasses est particulièrement exemplaire de l’interaction entre les politiques
publiques, l’évolution sociétale, les convoitises sur l’espace des acteurs exogènes et les
réactions de la société locale. Globalement les agriculteurs ont pu conserver la maîtrise du sol
et le droit de chasse qui s’y rattache. Mais le système traditionnel est là aussi déstabilisé.
D’une part, les gros propriétaires fonciers et les exploitants modernistes ont tendance à retirer
leurs terres des associations communales pour de plus lucratives associations privées ou se
préserver des conflits avec les chasseurs des villes. D’autre part, la dépossession peut venir de
l’extérieur : la forêt de Giroussens (plus de cinq cents hectares) est une chasse privée où l’on
vient depuis Toulouse, chasser le sanglier ou le chevreuil. Une route communale la partageant
en deux parties, elle a été ceinturée d’un grillage. Son usage échappe totalement à la société
locale.
La réglementation ne soumet pas le Tarn à la loi Verdeille de 1964 qui prévoit la
création systématique d’associations communales de chasse. La Fédération des chasseurs et la
Chambre d’Agriculture l’ont refusée. Concrètement elle signifie que tout propriétaire foncier
conserve son droit de chasse jusqu’au moment où il décide de le céder à une association
communale … ou privée. Il n’y a pas de minimum de superficie (soixante hectares en loi
Verdeille). Cette décision ouvre donc le jeu.
L’évolution sociétale a modifié la composition du groupe des chasseurs. Les citadins, le
plus souvent d’origine paysanne et appartenant aux couches populaires, dominent sur les
chasses communales ; ils coexistent mal avec les agriculteurs chasseurs. Les chasses gardées
prolifèrent et les chasses privées n’ont souvent pas d’autre but que de les exclure. Des citadins
sont actionnaires de ces chasses privées, mais sont commerçants ou membres des professions
libérales. Certaines ont introduit un système de parrainage pour « éliminer les mauvais
chasseurs ». « Cette chasse a pour but de protéger la chasse comme le loisir traditionnel des
agriculteurs et de restaurer ses valeurs : « respect de la nature » (récolte, gibier, etc …),
« respect des hommes » (droit de passage, propriété, etc.) 52».
Le contexte territorial a également changé. Les terroirs des coteaux n’ont plus de gibier
(effet conjugué du remembrement et des produits phytosanitaires) et donc peu de chasseurs.
Les néo-ruraux, souvent écologistes, leur sont hostiles.
III. Jeux d’acteurs et régulation ou les petits arrangements entre amis
Etat des lieux de la propriété foncière
La terre, condition naturelle de la production, est indispensable et inextensible. Elle est
l’objet de rapports sociaux d’appropriation. Les développements du productivisme agricole
modifient les conditions de la captation de la rente foncière, désintègrent la paysannerie et
bouleversent les structures agraires. La propriété foncière, principal enjeu des luttes sociales à
la campagne, révèle par son évolution, la nature et l’altération des rapports sociaux de
production.
On distingue chez les propriétaires fonciers, les non-agriculteurs et les agriculteurs.
52
Cité dans la thèse.
43
Chez ces derniers deux stratégies se dessinent. Les paysans moyens et les quelques rares
agriculteurs capitalistes ont une attitude offensive vis-à-vis du foncier ; ils cherchent en
permanence à agrandir leurs exploitations, ils s’opposent à l’urbanisation et investissent toutes
les structures institutionnelles pour faire prévaloir leurs intérêts. Ils peuvent coupler le FaireValoir Direct avec la pratique du fermage dont ils défendent vivement les droits. Mais, ils
peuvent être tentés de vendre une « parcelle-tracteur » pour financer une modernisation
effrénée.
Une autre source de revenus « para-agricoles » : l’amputation du patrimoine. Evitons
le mythe de la « parcelle-tracteur », mais soulignons cette tendance : malgré une certaine
répugnance, la location et/ou la vente de vieilles fermes présentes sur l’exploitation.
D’ailleurs le crédit agricole encourage fortement à la rénovation. Tous ces revenus extérieurs
à l’agriculture donnent une assise solide au groupe familial pour poursuivre sa croissance.
Un second groupe rassemble les petits paysans traditionnels ou modernistes (perdants
de la course au productivisme qui se tournent vers la pluri-activité), des paysans moyens sans
descendance et les retraités agricoles. Des raisons économiques évidentes les poussent à
adopter une stratégie de vente.
Le groupe des propriétaires fonciers non-agriculteurs est disparate. Si la grande
propriété foncière a disparu, (la dernière grande propriété nobiliaire a été aliénée en 1978), les
propriétaires absentéistes sont nombreux. Ils résident à Toulouse, Lavaur ou dans les bourgs
du Lauragais. Très peu cultivent la terre, mais quand ils le font c’est sans fermier dont le bail
menacerait leur rente. L’exploitation des terres est d’un rapport faible, mais la hausse continue
du prix des terres agricoles valorise leur patrimoine. Ils sont négociants, avocats, industriels
ou bien appartiennent aux professions libérales. Les achats spéculatifs de petite superficie (de
deux à cinq hectares), souvent de bois, s’intensifient et sont le fait des classes moyennes
citadines. Mais la grande masse des petits propriétaires fonciers provient des rangs de la
paysannerie pauvre, ce sont les héritiers qui possèdent souvent de minuscules surfaces.
Enfin, le nombre de fermiers53 est peu élevé et connaît un recul (6,2 % des exploitations
contre 11,3 % en 1967).
Gagnants et perdants
Les batailles autour du foncier sont âpres dans le contexte d’une offre qui se restreint et
de hausse des prix.
En fait le marché foncier est en grande partie bloqué. Les propriétaires fonciers nonexploitant vendent peu aux agriculteurs. La terre est perçue comme une valeur refuge et
spéculative ; les parcelles réalisées le sont comme terrain à bâtir. Ce qui n’est pas vendu est
loué. Or depuis quelques années, les baux de fermage sont dénoncés à leur expiration et les
terres sont « reprises » ou le plus souvent « mises à l’entreprise » dans une perspective
spéculative. Ce processus réduit d’autant plus les possibilités d’extension des agriculteurs.
Une part de plus en plus importante des « héritiers » adoptent une stratégie voisine ; ils
conservent leurs parcelles et reviennent les « exploiter le week-end », bloquant le marché
53
Il s’agit de fermage pur. Le faire valoir mixte dépassent les 36 % car la S.A.U. en fermage
couvre 27% du total.
44
foncier, et espérant la vente comme terrain à bâtir54. Les exploitants proches de la retraite et
sans succession partage la même logique alors que certain réclamaient quelques années plus
tôt le contrôle foncier.
La loi d’orientation agricole de 1980 favorisait dans son volet foncier l’installation des
jeunes car « il sera de plus en plus difficile de faire à la fois l’achat de la terre et celui du
matériel. Le secteur agricole est devenu le plus capitaliste de toute l’économie française. Il
vise aussi à la maîtrise des coûts. C’est de cette maîtrise que dépend, dans les 10 ou 15 ans à
venir, notre place dans la Communauté.55 »
La législation du fermage, adoptée à la Libération, avait tranché le conflit de classes
entre propriétaires fonciers et travailleurs de la terre au profit des fermiers .
Le niveau du loyer varie en fonction de la fertilité naturelle supposée du sol étant
entendu que le propriétaire ne peut que difficilement récupérer les surprofits dégagés par
l’incorporation de capital fixe au sol (comme un aménagement hydraulique) financé par le
fermier. Les modestes rapports du fermage sont alors compensés par le rôle de valeur-refuge
de la terre, à condition de pouvoir la récupérer.
Mais ce sont les conditions des baux de location, leur durée et les clauses de
renouvellement ou d’une éventuelle reprise qui opposent fermiers et propriétaires. La durée
du bail est importante car c’est elle qui détermine la possibilité pour le propriétaire de
récupérer une part du surprofit dérivé de l’adjonction par le fermier d’un nouveau capital à la
terre (GUTELMAN, 1979). Si le bail est de dix ans, tout investissement dont l’amortissement
dépasse cette durée sera récupérable par le propriétaire. Voilà pourquoi les fermiers essaient
d’introduire des clauses de sauvegarde du capital nouveau investi à la fin du bail ou en cas
d’expulsion. Ces conflits opposent d’un côté les paysans pauvres bailleurs de terres et les
propriétaires aux paysans modernistes pauvres ou moyens. La tension sur le marché foncier
pousse les propriétaires à demander des durées de baux de plus en plus courtes.
Mais les fermiers bénéficient de l’appui des institutions professionnelles pour faire
prévaloir leurs intérêts et une jurisprudence toujours favorable. Le vote des baux de carrière
en 1979 pour une durée de dix-huit ans mais avec une libération des prix du fermage,
concession minime, a renforcé les craintes des propriétaires. Cette loi avait été combattue et
amendée au Sénat, chambre où les propriétaires fonciers sont bien représentées par le RPR et
le PC. Ce dernier, au nom des paysans pauvres, refusaient que les prêts bonifiés soient
réservés aux terres les plus fertiles. Car favoriser les terres les plus fertiles revient à parler de
la rente foncière différentielle, liée à la valeur de rendement des terres, qui est plus élevée sur
les moyennes et grosses exploitations.
Les bailleurs recourent donc le plus souvent à l’entreprise ou prennent des ouvriers
gagés pour éviter le fermage. Car l’« expropriation » d’un fermier permet à ce dernier de
capter une partie de la rente foncière (par la procédure des compensations en cas de reprise
par le bailleur) en cas de vente. Les propriétaires souhaitent garder la liberté de vendre, de
54
En 1982, je parlais de « mirage de la spéculation » à ce propos dans la thèse. Il suffit de
parcourir ces lieux aujourd’hui pour observer combien les territoires de la plaine sont couverts
de lotissements dus à l’étalement urbain toulousain.
55
Méhaignerie, Ministre de l’agriculture, devant le Sénat en 1980.
45
réaliser la rente sans avoir à indemniser un fermier. Les conséquences de l’urbanisation et des
aménagements hydrauliques qui changent la valeur des terres contribuent à tuer le fermage.
« Nous n’avons plus là la jurisprudence d’un droit mais de deux droits, le code rural
d’une part et celui d’autre part qu’entend lui substituer la F.N.S.E.A… Le problème foncier
est assurément l’un des plus cruciaux de l’agriculture française d’aujourd’hui, et on comprend
qu’elle cherche à en dégrever au maximum les agriculteurs. Peut-elle cependant sérieusement
espérer le faire aux frais du propriétaire foncier... ? Le fermage dans ces conditions ne
deviendra-t-il pas la pire des hypothèques, et la terre à louer, plus rare que jamais56? »
Les rares ventes de propriétés sont toutes arbitrées par la « profession », c’est-à-dire la
S.A.F.A.L.T. Pour pouvoir acheter, les paysans moyens doivent passer par son intermédiaire
et par le Crédit Agricole pour obtenir des prêts. Depuis la fin des années soixante-dix, les
conditions de prêt se sont durcies écartant les nouveaux paysans pauvres ; s’ils passent ce
barrage, les commissions de la S.A.F.A.L.T décident de l’attributaire. Or elles sont contrôlées
par la paysannerie moyenne, le F.D.S.E.A et le C.D.J.A, ses « syndicats ». Craignant la
concurrence des « agriculteurs aux mains blanches », ces syndicats militaient pour une
modification de la loi permettant aux SAFER de constituer des réserves foncières et obligeant
les propriétaires à louer à un agriculteur « compétent ». Pour l’heure, la politique de la
SAFALT consiste à démembrer les domaines en lots correspondant à la solvabilité des
paysans moyens et à la vente du patrimoine rural au prix fort à des néo-ruraux. Elle évite de
proposer des lots trop importants de crainte qu’il ne soit la proie des capitaux extérieurs :
quatre-vingts hectares à Saint-Lieux les Lavaur en 1980. Alors le système territorial s’arrange
entre amis.
Le partage du domaine de Belcastel, malgré tous les mystères qui l’entourent, fournit
un exemple parfait de la politique suivie par la S.A.F.A.L.T. Le résultat en a été le
démembrement des 220 ha et des 3 exploitations en dix morceaux : 7 exploitants et 3 non
agriculteurs. Tantôt il s’agissait de dédommager un ancien régisseur avec trois hectares,
tantôt un greffier lésé dans une autre commune, qui profita de l’occasion pour recevoir 1,5
hectare de peupliers au bord du lac. Tantôt on concéda à un industriel anglais le château et…
trente-cinq hectares de friches et bois situés au bord du lac ! Quant aux terres agricoles, elles
sont allées agrandir cinq exploitations déjà existantes, en « créer » deux, dont un élevage
porcin industriel. Les cinq exploitations appartiennent toutes à la paysannerie moyenne et
pour chacune le procédé est le même : la terre qui est attribuée l’est au fils, qui devient ainsi
co-propriétaire de l’exploitation globale.
Une solution alternative existait et liait l’implantation d’une unité de production
agroalimentaire à capitaux anglo-américains à un projet de lotissement. Les partisans de ce
projet se recrutaient parmi les paysans pauvres et les « pauvres » qui voyaient là un remède à
leurs difficultés économiques. La paysannerie moyenne a eu raison de ce projet concurrent.
Les dotations inégales de capital économique ou de capital « social » expliquent les
différenciations au sein de la paysannerie et les arrangements dans les conflits pour
l’appropriation foncière. Les plus riches font la loi sur le marché foncier grâce au mécanisme
occulte du « pas-de-porte ». Ceux qui ont un réseau relationnel étendu et puissant obtiennent
56
M. Pelletier, in Le Monde, octobre 1980.
46
soit des dérogations à la loi anti-cumul, soit des montages juridiques ad hoc avec l’aide de la
S.A.F.A.L.T !
Si le propriétaire foncier et le fermier sont en conflit pour le surprofit et la rente
foncière, les politiques publiques menées depuis la Libération, conduisent à la séparation
progressive du droit d’usage et du droit de propriété, en dépit des freins évoqué ci-dessus. La
L.O.F. de 1982, poursuivait l’effort dans ce sens. Mais les résistances sur le « terrain » des
propriétaires fonciers sont manifestes.
N’oublions pas que, vu la législation et la jurisprudence, la rente ne peut être
capitalisée que lors d’une vente. Si un fermier est en place, les clauses de sauvegarde des
baux agricoles ne permettent pas aux propriétaires de récupérer la rente différentielle. La
hausse du foncier, le rôle de valeur-refuge de la terre qui augmente, l’urbanisation –
Toulouse n’est pas loin et les petites villes, Lavaur, Graulhet, s’étendent- encouragent à la
rétention, d’autant plus que les agriculteurs ont du mal à trouver des capitaux pour acheter.
On voit bien qu’il faut distinguer avec beaucoup de précision le cadre « macro
juridique » et ses temporalités, du jeu des acteurs spécifique au territoire considéré qui peut
avoir un décalage important.
Fig. 4/ Le cadre « macro juridique »
1789 : lois et décrets adoptés sur la pro p r i é t é et abandon des formes collectives
d’usage.
26 août 1804 : le code civil instaure définitivement le droit foncier.
1889 : loi réglemente le métayage et fixe le partage à moitié.
13 mai 1946 : réforme des statuts du métayage et du fermage.
1946 : création de l'INRA.
1950 : Office national interprofessionnel des céréales (ONIC)
1960 et 1962 : grandes lois d'orientation agricoles :
- le contrôle des cumuls, qui sera appelé « contrôle des structures » (1980)
- prêts bonifiés très avantageux pour l’achat du foncier par les paysans (jusqu’en
1978)
- Safer (société d’aménagement foncier), organisme de droit privé remplissant une
mission de service public.
1962 : politique Agricole Commune (PAC).
1967 : Fonds national de rénovation rurale- devenu en 1979, le FIDAR, Fonds
d'intervention pour le développement et l'aménagement rural- (opérations de rénovation et
de conversion rurale, remembrement, etc.).
1970 : Plans d’aménagement rural.
1976 : les Contrats de pays puis à partir de 1983 (Charte intercommunale d’aménagement
et de développement).
1992 : PAC ( accords de Berlin de 1999) remplace le système de prix garantis par des
primes ou compléments de prix par une aide à l’hectare ou à l’animal. Cette politique
encourage l’agrandissement des exploitations. La restructuration de l’agriculture
s’accélère.
1995 : la loi Pasqua relance la notion de « pays » ; le FIDAR fusionne au sein du Fonds
national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT).
47
1996 : Zones de revitalisation rurale (ZRR) et Territoires ruraux de développement
prioritaire (TRDP).
2003 : les accords européens de Luxembourg prévoient, pour la période 2005 - 2007, le
découplage entre les aides d'une part, les volumes produits et les surfaces d'autre part,
sous condition du respect de règles agro-environnementales de développement durable.
2005 : la loi relative au développement des territoires ruraux vise à adapter les modes
d’intervention de l’État aux évolutions récentes du monde rural en prenant en compte la
diversité des situations, des campagnes traditionnelles à dominante agricole et à faible
peuplement jusqu’aux zones périurbaines à dominante résidentielle.
En 2003, on dénombrait, en France, 589 000 chefs d'exploitation en activité, ils étaient 2,3 millions en 1955. Les
actifs agricoles représentent 3,5% de la population active française, soit un peu moins d'1 million de personnes.
Les agriculteurs, deviennent largement minoritaires dans les campagnes françaises, ne représentant plus que 12%
des ruraux.
Cette nouvelle donne territoriale induite par l’urbanisation et la modernisation de
l’appareil productif agricole a bouleversé la cartographie de la rente foncière en la
redistribuant de manière fort différenciée et souvent opaque. Si les estimations sur la valeur
agronomique des sols sont transparentes, il n’en est rien pour les terrains à bâtir. Là l’opacité
entretenue est une nouvelle occasion d’arrangements internes que mettent au point les acteurs
territoriaux pour résoudre les conflits. Ces dissimulations multiples servent à diminuer impôts
et taxes.. entre autre sur les plus values.
Mais si on se réfère à la situation initiale, c’est-à-dire à la période antérieure au
retournement, à la bifurcation du système, de grands perdants apparaissent. Tout d’abord, tous
ceux qui sont sortis du jeu au mauvais moment, les propriétaires rentiers qui ont vendu,
surtout la grande propriété nobiliaire, dans les années 60. Ensuite, les vaincus du modernisme
qui ont vendu trop tôt ou qui possédaient des terres mal situées. Enfin, les agriculteurs nonpropriétaires et les ouvriers agricoles, métayers, maîtres-valets, bref tous les pauvres des
campagnes qu’a si bien décrits B. Kayser. Ils ont non seulement étaient exclus du jeu mais
quelquefois déménagés lors des remembrements hors du centre des villages. Je relate dans la
thèse le cas d’un maître-valet dont les quelques arpents de terre, proche du centre du village,
sont déplacés à l’extérieur et transformés en une parcelle allongée et si étroite, que sa valeur
potentielle se réduit à la location à usage agricole.
Les gagnants du jeu, en 1982, sont sans conteste les grosses et moyennes exploitations
qui contrôlent jalousement le jeu foncier et réussissent encore à gérer l’urbanisation. La
propriété citadine, qui a su attendre, est la bénéficiaire potentielle prévisible, et a été rejointe
par une nouvelle catégorie de spéculateurs fonciers. Les « héritiers », selon la situation de
leurs propriétés, sont aussi les futurs gagnants. Enfin, les promoteurs qui commencent à lotir
dans la plaine vont capter une partie importante de la rente foncière.
La distribution des cartes des monopoly communaux a lieu lors des élections
municipales, occasions d’alliances inédites, préludes au Plan d’Occupation des Sols et cartes
communales.
Les soucis idéologiques (préserver la nature, le calme, etc.) devraient rencontrer les
motivations économiques de la paysannerie moderniste (limite de l’urbanisation, maîtrise du
48
foncier, etc.). Mais la croissance de la paysannerie moderniste ne s’appuie-t-elle pas sur les
valeurs qu’affectent de rejeter les citadins : le productivisme, etc. ?…
… L’investissement de la société rurale par les résidents secondaires, et plus
généralement par les néo-ruraux, passe par trois stades successifs. Tout d’abord, on prend
possession de « sa » maison et de « son » jardin (ou de son parc, suivant la couche sociale).
Le repliement sur soi est total. Ensuite, l’espace communal est à son tour investi par les
désirs de ces couches sociales- besoins de nouveaux loisirs- et les fantasmes- quête de la
sociabilité perdue dans les villes, Graal des temps actuels. Alors il s’agira de prôner le
repliement de la commune sur elle-même. Cette attitude, que les intéressés qualifient euxmêmes « d’égoïste », se traduit par un refus de toute urbanisation nouvelle. Tout ce qui
rappelle la « ville » abandonnée symbolise à leurs yeux nuisance et pollution dans un monde
« tranquille et propre. »
Le dernier stade vise à surmonter la contradiction entre leurs aspirations et les menaces
que font peser sur cette vision du paradis terrestre les stratégies des autres acteurs
territoriaux ; il s’agit alors de la conquête de la scène politique locale.
Traditionnellement, les conflits opposant les agriculteurs entre eux ou aux propriétaires
se réglaient plus à l’intérieur du conseil municipal élu, ou lors de la composition de la liste,
qu’au moment des élections proprement dites. Le système de la liste unique unie derrière le
notable ne laissait aucune chance à une alternative, le conseil était l’émanation de la société
locale. L’irruption des néo-ruraux bouleverse ce système bien tranquille, les élections de 1977
en témoignent.
Si nulle part, ils ne sont assez nombreux pour submerger la société locale, ils peuvent
profiter de ses divisions internes pour s’introduire sur les listes et passer des alliances parfois
contradictoires dont l’enjeu demeure partout la maîtrise du foncier.
Ainsi à Giroussens, constituent-ils un nouveau bloc social, en s’alliant à la paysannerie
moderniste. Les mots clés de ce nouveau conseil, « écologie », « rénovation », « vie
associative », « participation des usagers », « information » révèlent quelles valeurs sociales
fondent cette rencontre. La transformation de la mairie, aux murs crépis, en « hôtel de ville »,
aux vieilles pierres apparentes, scelle la défaite des petits propriétaires et agriculteurs
traditionnels.
En revanche, sur la commune voisine d’Ambres, les « néo-ruraux » viennent au secours
des petits propriétaires, au détriment des agriculteurs modernistes. La préservationrestauration du village (le patrimoine collectif social et culturel) et de la propriété foncière (le
patrimoine personnel) sert de ciment idéologique. Les agriculteurs dynamiques, gênés par un
morcellement du parcellaire et une urbanisation qui avivent les tensions, sont trop peu
nombreux et ont échoué à rallier des néo-ruraux aisés qui ont récupéré le « lien local »
(d’autant que 40% des exploitants sont des migrants).
Les élections passées, la grande question devient la confection des documents
d’urbanisme (P.O.S. opposable au tiers, carte communale plus souple ou bien « simple »
application du R.N.U.) dans un contexte de politiques publiques qui, cherchant à limiter le
droit de propriété, affiche une volonté de lutte contre le mitage de l’espace rural.
Les solutions inventées par les sociétés locales apparaissent diverses, mais présentent
quelques points communs.
49
La solution, le compromis, l’arrangement est toujours trouvé par le monde interne aux
dépens de l’idéologie affichée, des acteurs exogènes (importance du « lien local »), voire de la
loi ou de son esprit.
In fine, les agriculteurs gardent le contrôle de l’espace rural ; les lieux de pouvoir sont
plutôt situés dans les institutions agricoles ou para agricoles que dans les conseils municipaux.
Quelle que soit la forme de la décision, démocratie communale ou bien compromis de
couloir, l’urbanisme réel est avant tout un urbanisme de propriétaires. Le zonage attaque la
propriété privée et peut mobiliser des propriétaires, qui, quand ils sont nombreux, peuvent
constituer une force sociale « pertinente » (POULANTZAS, 1974).
Ainsi à Giroussens, une Association de Sauvegarde des Libertés des Citoyens,
regroupant les propriétaires, fait voler en éclat le nouveau bloc social issu des élections et
contraint la municipalité à abandonner son projet de POS qui limitait la vente de terrains à
bâtir. Le R.N.U. continue de s’appliquer au grand soulagement de tous.
Sur la commune de Saint-Lieux, l’arrivée de l’eau potable en 1977 a entraîné une
inflation de demandes de permis de construire. L’objectif de la carte communale demandée en
1978 par les agriculteurs modernistes, qui tiennent la mairie, est d’assurer une bonne
répartition de la plus-value foncière tout en favorisant leur essor. La concertation et la
participation servent de toile de fond pour cartographier la commune. La partie morcelée de la
commune est vouée à la construction et la mieux structurée à l’usage agricole… tout en
réservant trois zones constructibles pour que les agriculteurs modernistes puissent aussi
bénéficier de la plus-value foncière.
La confection du POS de Labastide Saint-Georges montre bien quels sont les cercles du
pouvoir et leur fonctionnement dans le cadre d’un conflit entre agriculteurs et propriétaires.
L’objet du conflit est une propriété de 27 hectares au centre de la ville, promise à un
lotissement, qu’un exploitant moderniste souhaite récupérer pour l’exploiter et occuper une
excellente situation pour le moment où la rente sera réalisée. Le P.O.S., à l’initiative de la
mairie et de la DDE, la déclarait constructible. Pour obtenir la révision du P.O.S. et rendre le
terrain inconstructible, les agriculteurs ont créé un groupe de pression, réunissant la D.D.A.,
la Chambre d’agriculture, les syndicats officiels, la S.A.F.A.L.T., le Préfet). Pression
institutionnelle et pression de la rue ont eu raison des velléités du Maire.
Le nouveau P.O.S. ménage la possibilité de s’approprier une part importante de la
rente immobilière, tout en permettant de maintenir leur activité jusqu’à la retraite. Ce projet
est un plan de « repli agricole » : la disparition de l’agriculture semble inscrite dans l’espace
… Le sentiment général, deux ans après, est que les « agriculteurs ont fait le P.O.S. » … Les
nouveaux « ruraux » sont restés à l ‘écart … L’absence la plus troublante est celle des
propriétaires fonciers : elle a grandement facilité la victoire des agriculteurs. Leur
marginalisation a été un autre aspect de la stratégie des agriculteurs. Jamais ils n’ont été
invités aux réunions.
Mais les propriétaires fonciers de plus de quatre hectares obtiennent la possibilité de
vendre quatre lots ou de les céder à leurs enfants. Cette mesure montre le sens du compromis
de la société locale : parmi les 15 bénéficiaires, on trouve le propriétaire de quatre hectares
loués en fermage au représentant local de la FNSEA!
50
1.2. Deux thèses re-visitées par la chorématique57
Le contexte
Ce travail est réalisé à l’issue de mes deux années passées à la Maison de la Géographie,
laboratoire et « école » de R. Brunet. Je ne romps pas avec les acquis antérieurs de ma période
B. Kayser, l’analyse systémique, la priorité donnée à l’enquête, sans négliger l’outillage
statistique, et l’interdiciplinarité, mais c’est le moment où je mets beaucoup d’ordre dans le
ciel étoilé de mon savoir géographique, oscillant entre continuités et découverte de
perspectives nouvelles.
Quatre hypothèses et un bréviaire peuvent résumer ce passage.
1) L’espace est un construit social, à la fois condition de la vie sociale et construit par
elle. La géographie est la science qui étudie comment les espaces se différencient et
s’organisent et deviennent territoires ;
2) L’appropriation et la production de l’espace sont soumises à des règles qui peuvent
varier selon le mode de gestion ou les usages ;
3) Ainsi, il y a des lois de l’organisation et de la différenciation spatiale (les chorèmes
de R. Brunet). Ces lois s’articulent aux milieux (la Nature) et aux structures héritées,
mémoire de l’Histoire. Les acteurs, plus ou moins rationnels ou conscients, adoptent
des stratégies et agissent. Leurs attitudes interagissent avec leurs cultures, les
techniques à disposition, leur imaginaire ;
4) Le Monde est hiérarchisé et composé d’objets géographiques différents selon leur
nature ou les échelles.
Ses hypothèses de recherche déterminées, le travail du géographe consiste à mener des
observations localisées pour repérer les disparités, ce qui fait ordre ou désordre. Qu’il analyse
des distributions spatiales ou bien des organisations territoriales, il contribue à sa discipline si
les processus ou les objets étudiés ont une dimension spatiale. Il doit être soucieux des
concepts de situation du lieu (différent de localisation du lieu), de milieu et d’échelle afin de
rester attentif à la relativité des lois et mécanismes mis à jour.
Ce travail relève de l’approfondissement des problématiques décrites dans la partie
précédente mais aussi de l’exercice de style. Ce dernier visait à éprouver la méthode des
chorèmes dans ses deux dimensions didactique et heuristique. D’une part, il s’agissait de
donner à voir, d’exposer de manière convaincante, les résultats d’un travail scientifique,
d’autre part, d’utiliser une méthode nouvelle et contestée, la modélisation graphique, pour
comprendre le fonctionnement d’un territoire. Nous reviendrons sur cette controverse dans le
livre II.
« Deux thèses re-visitées ». Avec le recul et l’expérience, le positionnement sur un
même plan de l’œuvre de Roger Brunet et d’un Doctorat de IIIème cycle, peut paraître
impertinent ; toutefois le parallèle a été osé pour le clin d’œil adressé au père de la
chorématique qui fondait les bases de sa théorie au moment même où, jeune étudiant, je
57
1992, DUTHEL D., PUEL G. « Deux thèses re-visitées par la chorématique », Actes du
Colloque Géopoint, Groupe Dupont, Avignon
51
débutais dans la recherche en géographie sur un terrain qu’il avait labouré vingt ans
auparavant.
Comparer un même territoire, sur lequel, de multiples données avaient été recueillies et
analysées, paraissait la bonne idée pour introduire la dynamique historique dans la
compréhension des structures spatiales. Il fallait identifier quelles étaient les clés du
changement et où elles se trouvaient (dans le système ou à l’extérieur) et vérifier si les
hypothèses de ma thèse étaient vérifiées non seulement à rebours (dans la thèse de R. Brunet)
mais aussi par l’évolution du territoire en 1992.
Trois hypothèses ont guidé la démarche :
a) les clés de l’organisation des structures spatiales et de leurs dynamiques se trouvent à
l'extérieur du territoire. A fortiori celles du changement : les éléments perturbateurs du
système. Cela ne signifie pas que le système local ne résiste pas aux mutations, bien au
contraire ;
b) les structures spatiales mises en évidence en 1965 contribuent toujours à organiser
l'espace. Le nouveau système s'est adapté et a récupéré ces structures spatiales héritées ;
c) les événements extérieurs survenus du système englobant ont déformé voire inversé
les modèles spatiaux qui représentent l'organisation spatiale de ces campagnes.
Intégrées dans plusieurs systèmes de niveau supérieur, ces campagnes trouvent une unité
parce qu'elles se situent dans le champ géographique de Lavaur. Il n'est pas seulement question
de gestion d'une maille territoriale, mais plutôt de diffusion d'un champ, basé sur les échanges
agricoles (attraction due aux marchés, aux foires et à la coopérative, mais aussi diffusion
d'innovations, transformation de l'espace, des hommes,...). Ces campagnes forment « un ensemble
de lieux perçus comme ensemble », une entité systémique.
Le choix de la figure géométrique qui modélise l’espace est un élément important dans
la démarche et doit être pensé en fonction de la problématique, des données recueillies sur
l’espace et son organisation et des valeurs portées par la figure géométrique elle-même. Un
cercle induit par exemple une idée de centralité et de périphérie. La difficulté était de choisir
une figure convenant aux deux moments historiques étudiés. Le modèle de 1980, peut laisser
penser que le choix du cercle eut été judicieux pour insister sur l’influence grandissante du
champ de force toulousain.
Le carré, figure géométrique simple, est l'aire qui circonscrit le mieux l'espace analysé. Il
distingue bien la situation des façades (au vent de Toulouse, sous le vent de Toulouse), des limites
(Girou au Sud) et des angles morts (forêt de Giroussens au nord-ouest, ...). Chaque structure
élémentaire sera figurée en position relative sur l'aire.
Quatre modèles élémentaires se composent pour communiquer l'essentiel de l'organisation
spatiale des campagnes de Lavaur.
52
196 0
GAILLAC
RABASTENS
GRAULHET
SAINT-SULPICE
LAVAUR
PUYLAURENS
VERFEIL
REVEL
TOULOUSE
CARAMAN
CHOREMES UTILISES
1 Treillage,
2 Dynamique 3 Gradient.
hiérarchie. territoriale.
4Aires, contacts.
Fig. 5./ Les campagnes de Lavaur en 1960
Chaque modèle de base exprime une situation. La composition des modèles, qui ne se
résume pas à une addition, donne l'organisation territoriale. Ces campagnes, centrées sur
Lavaur, dessinent un modèle orbital, centre-périphérie (Lavaur et ses bourgs){1}. Située en
position de carrefour, Lavaur absorbe la majeure partie de l'exode rural et tend à créer son
« désert »{2}. Mais elles demeurent déterminées par l'interférence d'une multiplicité de champs
d'influences {3} dont les centres d'action sont situés à l'extérieur (villes-marchés voisines,
Toulouse, Graulhet). Ces campagnes influent en retour sur ces champs. Le Lauragais, peu
dynamique, en proie à la déprise agricole, offre sa main-d’oeuvre qui abandonne les métairies
délaissées par leurs propriétaires toulousains ou des villes-marchés voisines {2, 3,}.
Là où le champ de l'influence toulousaine {3} se meurt, au Nord, la propriété paysanne,
petite mais en faire-valoir direct, fait de la résistance, donne l'illusion d'un dynamisme {2}.
La combinaison des modèles théoriques de base est seulement déformée par la disposition
du relief sans altération de structure. « Est contingent tout ce qui déforme les chorèmes et les
compositions sans rien ajouter d'autre que des accidents locaux.58 »
La présence de la vallée atténue plus rapidement l'influence toulousaine très marquée dans
le Terrefort provoquant une réfraction de ce gradient {3,4}.
58
Brunet R. Mondes nouveaux, tome 1 de la Géographie Universelle, Hachette/Reclus, 1990,
p.126.
53
Dans les communes de la vallée, la population se maintient voire progresse légèrement
(attrait de Lavaur et de Saint Sulpice La Pointe, à la confluence de l'Agout et du Tarn).
L'attraction de la vallée déforme le réseau {1}. Elle introduit une dissymétrie dans le
modèle radioconcentrique: bourgs et villages sont rares au Nord. Elle perturbe le treillage: l'axe
Saint-Sulpice Castres longe l'Agout. De même, les axes Toulouse Puylaurens et Toulouse Gaillac
suivent les vallées du Girou et du Tarn.59
Le modèle bandé de la contingence met en évidence la contradiction entre réalités agricoles
et potentialités des sols, renforçant le vide d'un Lauragais pourtant virtuellement fertile. Dans la
vallée {3,4}, l'innovation a plus vite percolé : l'irrigation individuelle est souvent déjà réalisée.
198 0
ALBI
GRAULHET
MONTAUBAN
SAINT-SULPICE
LAVAUR
CASTRES
BEZIERS
TOULOUSE
CHOREMES UTILISES
1Treillage, hiérarchie
2 Dynamique territoriale, Gradient
3 front de résistance
4 Aires, contacts et fermeture.
Fig. 6./1980, des campagnes sous l’influence toulousaine.
59
Après la confluence de Saint-Sulpice, l'axe suit l'orientation du Tarn et fuit l'espace étudié
(d'où sa mise en arrière-plan).
54
L'intervention d'agents exogènes bénéficiant d'une crise ouverte du sous-système du
Lauragais induit un phénomène d'inversion géographique nord-sud {2}. Ce processus
d'innovation se heurte aux fronts de résistance de la propriété foncière toulousaine et de la petite
propriété rurale en attente.
La situation géographique s'est modifiée; l'intégration dans le système englobant s’est
intensifiée et le champ de l'influence majeure de Toulouse a changé de nature et de force.{1,3}
Elle se traduit par un fort gradient d'urbanisation, mais elle reste foncière bien que le poids
de la propriété toulousaine devienne marginal. Les néo-ruraux des couches sociales aisées
toulousaines récupèrent les métairies vendues par les châtelains ou les agriculteurs modernistes.
Achats de réserves de chasse ou d'autres espaces à usage récréatif, de terrains à bâtir, induisent
de nouvelles pratiques spatiales. L'influence est de plus en plus culturelle (diffusion de modèles
comportementaux urbains) et politique (conquête du pouvoir municipal). L'effet distance-temps
tend à accroître son influence vers le Nord et renforce le poids des axes qui structurent cette
urbanisation {1}.
Mais là, le champ toulousain interfère avec celui, en extension, de Graulhet. Cette ville
industrielle retrouve ainsi le commandement des deux communes de son canton au détriment de
Lavaur. Favorisé par la vente de lots à bâtir par des petits propriétaires, son champ s'étend
désormais au-delà de sa maille administrative. Ainsi, dans ce secteur, une inversion s'est produite
entre 1960 et 1980 : les zones de marge ont changé de centre de commandement.
L'attraction des villes-marchés a décliné à cause des changements survenus dans les
structures agricoles et les systèmes de culture (céréaliculture, abandon de l'élevage et de la
vigne). Lavaur ne joue plus ce rôle, mais celui de relais spécialisé pour les céréaliculteurs
(coopérative très importante){1,2}.
Une dynamique spatiale nouvelle, inversant l'attractivité/répulsivité des sous-systèmes, s'est
imposée et Lavaur, de centre, s'est positionnée comme élément de la périphérie toulousaine {1}.
Les deux champs de l'influence toulousaine ont évolué différemment. Le gradient de
l'urbanisation, toulousaine et graulhétoise, ne subit plus la réfraction due à l'effet de vallée. Au
contraire, les axes valléens diffusent l'urbanisation. Par contre, le gradient de la propriété
foncière toulousaine s'est rétracté en deçà de la vallée {1,3,4}.L'occupation agricole suit un
modèle rubané pour le Nord60 et la vallée. Le front de résistance de la petite propriété rurale en
attente épouse ce modèle {2,4}.
L'effet de fermeture de la forêt de Giroussens {4} renforce le vide de ce quadrant.
Cette étude diachronique qui aboutit à la construction de modèles avait pour ambition
de mettre à jour les structures et les dynamiques fondamentales de l'organisation spatiale des
campagnes de Lavaur. Le degré d’aperture du système a permis de mettre en évidence les
agents du processus menant à la bifurcation ainsi que les éléments stabilisateurs limitant les
changements. Au-delà des arrangements spatiaux observés, les dynamiques des structures
spatiales révèlent les stratégies d'appropriation de l'espace, passées et présentes, et leur
articulation diachronique.
L'exploration de la modélisation, toute nouvelle, m’a permis de voir, comprendre puis
montrer l'espace autrement, de le mettre en perspective systémique pour en rendre intelligible
la complexité. Cette méthode et ce texte furent alors diversement accueillis. Le colloque
Géopoint à Avignon permit d’essuyer les critiques des partisans de la modélisation
mathématique contre la chorématique pour son manque de scientificité (cf. livre II).
60
Polyculture + quelques élevages intégrés. Irrigation rare.
55
Bernard Kayser, à qui j’avais transmis le papier me félicita pour le texte, qu’il qualifia
« d’excellent », mais rejeta fermement les « gribouillis informes qui n’apportent rien au texte.
Méfiez-vous des modes, Puel ! »
Avec le recul, mon jugement est plus nuancé sur la modélisation graphique. Bien que je
n’aie jamais apprécié la profusion de chorèmes dans divers articles, souvent livrés sans texte
clairement explicatifs, je persiste à y trouver de l’intérêt pour au moins deux raisons.
Bien pratiquée, cette méthode - mais certes ce n’est pas la seule- permet lors de la
construction des modèles, de confronter hypothèses de travail et résultats d’enquêtes afin de
procéder à une validation ; la méthode est efficace, à condition d’effectuer ce travail avec
prudence et d’accepter la confrontation avec des « pairs ». Je l’ai personnellement toujours
pratiquée dans un collectif. Bien conduite, elle peut aboutir à des modèles graphiques
synthétiques et démonstratifs, didactiques ; certes, ce n’est pas le cas pour le travail présenté à
Avignon.
56
1.3. Urbanisation, agriculture et risques d’inondation dans le bassin du Touch, en amont
de Toulouse61.
Le contexte
Ce travail peut être perçu comme ma première approche avec l’instrumentation dans
une étude d’aménagement du territoire. Si le géographe traite par essence des données
localisées, il utilise toute une série d’outils qu’il partage avec d’autres disciplines. Ce qui
pose, outre le problème de la collecte des données, ceux de l’adaptation des instruments à la
recherche géographique et des transferts entre les disciplines. Les systèmes d’information
géographiques (SIG) peuvent être utilisés à des fins géographiques mais comment ne pas faire
de l’outil une fin en soi ? L’intégration de photographies aériennes, d’images satellitales, de
relevés de points ou de lignes par GPS, d’information socio-économique localisée, suppose de
multiples coopérations entre acteurs et un coût humain et financier élevé. La compréhension
du fonctionnement d’un milieu, le développement et la validation d’un modèle supposeraient
l’acquisition des données correspondantes sur les échelles territoriales appropriées aux
processus étudiés.
Cette étude62 a été menée en partenariat avec des « naturalistes » de l’ESAP et des
techniciens d’une formation supérieure de géomètre. Le concept d’environnement a été notre
lien intellectuel. Il s’agit de comprendre les relations d’une société à un milieu qu ‘elle
exploite, transforme, quitte à produire un milieu à risque. La part du géographe était de
« situer » ce milieu par rapport à ses voisins, de présenter des hypothèses sur les dynamiques
spatio-temporelles, de mesurer les stratégies de ses acteurs face au risque en fonction de leurs
informations et de leurs moyens et les distorsions entre l’échelle des phénomènes « naturels »
la crue centennale) et celle de la décision politique ou juridique. Le géographe tient là une
voie pour alimenter le débat sur les concepts d’équilibre et de rupture dans un système spatial.
La problématique met aux prises un système territorial périurbain soumis à un risque
d’inondation, qui va être perturbé par un projet d’aménagement hydraulique, décidé dans le
monde extérieur, et qui, au nom de l’intérêt dit général, et de la protection de la ville de
Toulouse, va bouleverser la répartition de la rente foncière. La réalisation d’un tel projet,
change la situation initiale, redistribue les cartes, bouleverse les stratégies d’acteurs et
entraîne des conflits.
L’analyse de l’urbanisation, de l’agriculture et des risques d’inondation par le Touch,
affluent de la Garonne, immédiatement en amont de l’agglomération toulousaine, est au cœur
de tensions entre différents usages. Le Touch est susceptible de déverser ses crues décennales,
voire centennales sur le sud/sud-est de l’agglomération toulousaine. La notion de risque
d’inondation a des conséquences variables et pour les exploitations agricoles, et pour un
espace périurbain en développement.
61
BOUBAULT-SOILLEUX I.,CHERET V., GAY M., PUEL G., Information sur les sciences
et techniques spatiales, juillet 2001, E.N.S.T, Brest, C.N.E.S.
62
Associant l’E.S.A.P. de Purpan (Toulouse), l’E.S.P. des géomètres experts de Toulouse et
le Département de Sciences sociales du lycée des Arènes.
57
Le développement de l’espace périurbain dans la Basse vallée du Touch a provoqué la
constitution d’un Syndicat Intercommunal pour l’Aménagement Hydraulique dont le but est
de détruire certaines digues en aval du Touch pour que les inondations s’y déversent, et
préservent l’agglomération toulousaine.
Les agriculteurs, qui ont adopté des techniques modernes (élevage, céréaliculture) de
mise en valeur, craignent les inondations de leurs parcelles que le rabaissement ou la
destruction des digues entraîneraient. Aussi, une association s’est créée et un projet alternatif
propose la création d’un barrage en amont.
Ce travail a permis de montrer les fortes interrelations qui existent entre :
1. Un système spatial qui a évolué dans le temps (pression de l’urbanisation,
modification des pratiques agraires, etc.). La modification des pratiques agricoles, en
particulier la gestion du drainage et de l’irrigation, a amené les agriculteurs à se libérer
partiellement des potentialités naturelles des sols et de leurs contraintes. Une modification de
certains paysages s’en est suivie.
2. Un système social dont les acteurs ont profondément changé ; des agriculteurs aux
« néoruraux » en passant par l’acteur public : responsables de la prévention et collectivités
territoriales soucieuses de conserver le patrimoine agricole, mais distribuant plus ou moins
généreusement des permis de construire.
La notion de risque collectif se situe à l’articulation d’une situation physique et d’un
comportement social et traduit souvent une situation de « crise » entre des données naturelles
et un comportement sociétal.
Le cas de la Ferme expérimentale de Lamothe (vallée du Touch, dont le propriétaire est
l’E.S.A.P, Ecole Supérieure d’Agriculture de Purpan, partenaire de ce projet), montre
l’évolution du parcellaire et du paysage de 1946 à nos jours.
Au cours des trois dernières décennies, un changement important s’est produit sous
l’effet combiné de l’évolution des techniques et des politiques agricoles. La politique agricole
commune (P.A.C), depuis les années 1960 jusqu’en 1992, a entraîné le développement de
certaines productions. Combinée à la possibilité de s’affranchir des contraintes des sols, la
P.A.C a stimulé une modification profonde de certains paysages : retournement des prairies,
arasement des haies, développement de l’irrigation, agrandissement des parcelles, conduisant
généralement à une perte de diversité .
Cette étude de cas esquisse une analyse des logiques et dynamiques spatiales à l’œuvre
qui tend à conclure que les clés de l’évolution du paysage sont à chercher dans le système
englobant, que l'espace est un construit, produit par une multiplicité d'acteurs aux intérêts plus
ou moins convergents ou contradictoires dont le poids et l'autonomie varient pour partie en
fonction du niveau spatial considéré (BRUNET & DOLLFUS,1990).
Le projet visait à analyser le rôle du facteur risque naturel dans le fonctionnement d’un
système territorial et à évaluer la stratégie des acteurs pour intégrer le facteur risque. Le
recueil et l’exploitation des données ont été un temps fort de l’étude. Les données, intégrées
dans un S.I.G., comprennent des cartes topographiques ou cadastrales, des données
statistiques, des relevés de terrain, des photographies aériennes de 1944 à 2000, des images
satellitales, des données du Système global de positionnement (G.P.S). Mais aussi, elles
mobilisent des observations sur le terrain, la consultation de la littérature grise et des
entretiens auprès des acteurs locaux.
58
L’ensemble, exploité avec le logiciel Arc View, a abouti à la confection de trois travaux
dirigés qui ont été testés puis validés par le C.N.E.S. et enfin présentés à l’E.N.S.T. de Brest
lors de l’Ecole d’été sur les Sciences et techniques spatiales, en 2001. Ces travaux dirigés
scénarisaient les effets des crues sur l’espace. Ils mettaient en évidence la répartition spatiale
des « perdants » et la politique pour le moins imprudente de certains élus qui avaient
généreusement distribué les permis de construire dans des zones inondables.
Quelques semaines plus tard je rejoignais l’axe TIC et territoires du GRESOC.
59
Chap. 2. TIC, territoires et société
Parallèlement à une lourde charge d’activités administratives et d’enseignement,
j’oriente mes travaux de recherche sur les TIC en une période où le métier même de
géographe a été renouvelé par les TIC. De nouveaux instruments, comme les SIG, ont pénétré
la discipline, l’ont balkanisée avec l’apparition de spécialistes en géomatique ou en SIG, ont
recentré son paradigme autour de nouveaux concepts (cf. le succès de notions comme celle de
« réseau »), voire ont renouvelé les pratiques de la géographie pour le meilleur comme pour le
pire. J’évoquais plus haut le géographe désertant le terrain, pour rester rivé à son écran
d’ordinateur, mise en scène du « cauchemar » de Virilio (1995) qui développe l’idée que
« l’inertie devient l’horizon prioritaire de l’activité humaine […] l’incapacité à se mouvoir
pour agir devient symbole de progrès et de maîtrise de milieu. » L’homme entre dans l’ère de
la sédentarité, l '« ère du fauteuil ». « Nous n’habitons plus la géographie mais le temps
mondial63.» Le meilleur, qui reste pour une large part à venir, est une conscientisation par les
géographes d’une nécessaire interdisciplinarité pour travailler sur ces questions.
J’ai rapidement constaté au cours de mes lectures que la géographie francophone peinait
toujours à marquer un renouveau d’intérêt pour les techniques d’information et de
communication. La période évoquée par Antoine Bailly en 1994 lors du colloque organisé par
le GRESOC ne semble guère révolue. « Pourquoi la géographie de l’information et de la
communication a-t-elle occupé une place marginale dans les préoccupations des chercheurs
français ? Entre les mots « inflation » et « informatique », il n’y a pas de place pour
« information » dans le Dictionnaire de la Géographie de P. George et « communication » se
réduit à un paragraphe sur les moyens, les voies, les réseaux et les canaux de communication.
La géographie française s’intéressait plus à la « circulation », processus matérialisable, qu’à
l’information, délicate à conceptualiser. »
La même année, Marie-Claude Cassé, chercheuse au GRESOC, établissait dans son
mémoire d’HDR, un bilan sévère avant de soulever une série de questions.
« On reproche parfois au géographe de ne pas avoir été présent dans les débats théoriques sur
la communication depuis les années 70, de rester en quelque sorte prisonnier d’une approche
technique, d’apprentissages pratiques, ou pire encore, de dresser des inventaires au travers
d’études monographiques empiriques qui restent de simples bilans de la diversité
géographique… sans questionnement véritable sur les caractéristiques propres à cet « enjeu
immatériel » d’un type particulier (A. LEFEBVRE, 1992). »
Elle en propose deux explications, d’une part le manque d’intérêt pour la dimension spatiale
des TIC jusqu’aux travaux de Bakis (1992) et la difficulté pour les géographes à cartographier
le phénomène, d’autre part la domination de la vision généralisante portée par les sciences de
l’Info-com (Ellul, Sfez ou Baudrillard, Breton, Proulx) qui ne se confrontent pas aux pratiques
socio-spatiales (Miège) jusqu’aux travaux d’I. Pailliart (1993) ou de G. Claisse (1983).
Elle propose une interprétation des réseaux dans leurs relations à l’espace et aux
territoires.
63
Paul VIRILIO, ouvrage déjà cité.
60
-
Ils permettent de fonctionner à distance selon des modalités particulières : la
communication et la connexion. Dans le dispositif général des machines à
communiquer, les réseaux sont la partie invisible qui autorise la connexion des
terminaux (GUILLAUME, 1993). »…« D’un point de vue spatio-temporel, les
réseaux de communications font partie du vaste ensemble des matrices
d’aménagement du territoire (DUPUY, 1988) »;
- Ils sont les interfaces qui donnent accès à l’échelle planétaire (MATTELART, 1992) ;
- Ils sont les vecteurs de la réorganisation du travail dans les entreprises (VELTZ,
1992) ;
- Ils ne sont pas de simples artefacts, mais leur consommation (elle ne dit pas
« usages ») est liée à l’imaginaire de ces producteurs (ingénieurs, industriels,
utilisateurs) (MUSSO, 1993) ;
- Ils peuvent participer à la création d’un nouvel espace public où la culture ne soit plus
réduite à un objet de consommation passive mais soit l’objet de distanciation
interprétative (SFEZ, 1992).
Elle déplore la nouveauté de la réflexion géographique sur les « incidences des Réseaux
de Télécommunications sur l’espace géographique » mais remarque que les sciences voisines
restent également discrètes, puis elle se propose d’en « évacuer les mythes ».
La transparence spatiale de ces réseaux engendrerait le mythe de leur neutralité spatiale,
voire la dotation d’une vertu homogénéisante de l’espace. L’espace serait ainsi libéré de la
distance et du temps. « Ce raisonnement soulève de nombreuses questions. Peut-on réduire
l’espace géographique, le territoire, à la seule notion de distance au sens géométrique du
terme? Si l’on réduit le temps à la notion de temps réel, immédiat, les effets des technologies
sur l’espace sont effectivement instantanés. La durée de construction des faits spatiaux
disparaît donc (temps longs, temps cycliques, temps courts…). Cette durée constitue
cependant, on le sait depuis longtemps, la base même de la construction des territoires. Fait
plus grave, le changement technique devient, dans ce raisonnement, le moteur du changement
social et économique. »
Ce constat, daté de 1994, je pouvais le faire mien en 2000. Eveno, à quelques nuances
près, le confirme lors de son HDR en 2003. Peu a changé depuis. Claire Brossaud (2004)
dresse un état des lieux de la recherche francophone tout aussi peu encourageant. « Sur l’objet
« Technologies de l’information et de la communication (TIC), sociétés et espaces urbains »,
les organisations et publications de référence n’existent pas en tant que telles, ce qui témoigne
d’une très grande dispersion des équipes de recherches ou de leur faiblesse à créer des
synergies entre elles. Nous avons caractérisé cependant trois groupes distincts selon la qualité
et la quantité de travaux produits, où l’on va retrouver en tête un pôle très structurant à
l’université de Québec à Montréal, à Toulouse, autour de France Télécom et du GDR « TIC et
sociétés » du CNRS. »
Aussi me suis-je depuis tourné vers la littérature anglo-saxonne64, qui de loin domine la
production et le débat scientifique ; ces questions sont débattues dans la littérature américaine
depuis quelques décennies. La revue d’Audirac (2002) ne mentionne aucun auteur français,
64
Cela ne signifie pas que je n’ai pas lu les auteurs français qui dominent le sujet.
61
celle de Barthes65 peine à référencer plus de dix pour cent d’auteurs francophones. La
littérature anglosaxonne m’a permis de mieux penser les relations TIC/Territoires car j’y ai
trouvé une plus grande ouverture vers les champs disciplinaires voisins et les productions des
profanes : les « alumni » n’hésitent pas à citer dans leur bibliographie ou à polémiquer avec F.
Cairncross ou N. Carr ! Enfin, le style moins académique se marie à la fois avec une certaine
prise de risque scientifique mais aussi avec un positionnement intégrant les grandes questions
sociétales ou liées à la macro-échelle. J. Kotkin (2000) est exemplaire de cette manière
d’écrire et de penser : après avoir analysé les effets de la « révolution digitale » sur la
géographie américaine et proposé sa typologie des espaces en renouveau (nerdistan, etc.), il
conclut son ouvrage en appelant les pouvoirs publics à tout mettre en œuvre pour surmonter la
« balkanisation » des populations (FREY, 1995). « Ainsi, au lieu de chercher à s’installer dans
des endroits que la nouvelle économie aura rendu plus appropriés à leurs moyens, c’est à dire
moins chers, ou plus sécurisés, citoyens et entreprises construiront une géographie plus
appropriée à leur sens moral 66 ».
Que j’aie travaillé sur les échelles du système-monde, régionales ou locales, mes
travaux ont gardé la problématique présentée dans le chapitre I. Comment un système
territorial reçoit-il une innovation, déstabilisatrice, une perturbation, facteur d’entropie ?
Comment ses acteurs se l’approprient-ils ou lui résistent-ils ? En quoi cette innovation
modifie-t-elle le jeu des acteurs et le rapport entre les territoires ? Qu’advient-il de cette
innovation ? Ses « effets » sont-ils différenciateurs et comment les acteurs territoriaux
rétroagissent-ils sur elle ?
Différents points d’entrée dans cette problématique me permettent de regrouper mes
travaux en trois thèmes :
- une entrée par la technique,
- une entrée par les usages
- une entrée par les territoires.
65
http ://barthes.ens.fr/atelier/geo/biblio/biblio-generalites.html, consulté le 11/10/2005. La
revue n’est pas exhaustive, beaucoup d’auteurs « connus » ne sont pas cités, la typologie peut
prêter à discussions, mais les résultats reflètent grossièrement le partage des forces.
66
Traduit par nos soins.
62
2.1. Dans la boîte noire de la technique
Réfléchir et travailler sur les questions à l’interface de la technique de la société et des
territoires implique, que l’on soit géographe, économiste ou dans un autre champ des sciences
sociales ou humaines, un devoir d’ingérence. Un devoir d’ingérence dans la technique, dans
sa boîte noire. Déjà, au moment de ma thèse sur les campagnes de Lavaur, j’avais fait l’effort
de comprendre le fonctionnement technique des réseaux d’irrigation pour en comprendre les
enjeux sociaux, mais aussi, plus prosaïquement, j’avais beaucoup peiné pour reconnaître au
premier coup d’œil les diverses cultures que l’on rencontrait dans les champs. Le rapport avec
ma recherche ? Établir un climat de confiance avec les enquêtés, paraître avoir le minimum
d’acculturation nécessaire pour espérer donner le change et l’impression d’être un pair digne
d’échanges et de confidences.
Il en est de même avec les TIC.Comment discuter stratégie d’entreprise avec le
responsable d’Altitude Télécom ou de Nortel si on n’a pas une solide connaissance de la
technique, de ses normes et donc des enjeux stratégiques et territoriaux ? Or tout cela a un
coût d’entrée élevé et exclut donc de ces champs les chercheurs qui ont un minimum de sens
éthique. On ne doit pouvoir travailler sur les centres d’appels que si on a investi suffisamment
de temps pour en connaître les principaux aspects et toute la diversité. Cela permet d’éviter
les généralisations abusives qu’on peut voir dans certains articles de journalistes. De même,
pour l’architecture du réseau Internet. Cet article écrit en 2005, a été lu et relu par plusieurs
spécialistes du domaine, des « techniciens » à qui j’ai demandé de valider certaines
informations. Ces remarques ne sont pas innocentes, elles soulèvent à mon avis un dramatique
problème pour la recherche en sciences sociales : vu, d’une part, le temps investi pour une
telle production par les auteurs et leurs propres vérificateurs, et d’autre part, le faible nombre
d’articles scientifiques sur ces sujets, on peut se demander combien de personnes sont dans
nos disciplines aptes à évaluer un tel travail. Qui peut vérifier et évaluer la pertinence des
affirmations techniques d’un tel travail ? Cela ne pose-t-il pas un problème général de
crédibilité ?
I.
La géographie des centres d’appels
En 2002-2003, j’ai coordonné la publication d’un numéro spécial de la revue
Mappemonde consacré aux Technologies de l’Information et de la Communication qui67 a été
réalisée grâce à l’appui de l’A.C.I Villes du Ministère de la Recherche et des Nouvelles
Technologies. Pour sa programmation 2000-2002, celle-ci avait confié au CIEU et à
l’Université de Toulouse-Le Mirail, le soin de « créer des pôles de compétences68 » sur les
questions touchant aux Villes et aux Technologies d’Information et de Communication.
Nous avons déjà rappelé que la recherche française était assez peu présente sur ces
champs bien que cet ensemble de questions lui soit d’une part familière et d’autre part soit au
cœur de multiples préoccupations de politiques publiques. Pourtant le décrochage entre les
communautés de recherche francophone et anglophone était de plus en plus patent : les
publications scientifiques anglophones ne citaient pratiquement plus aucun des travaux de
67
68
« Bordeaux parie sur les centres d’appels », in Mappemonde N° 70, juin 2003.
Direction de la Recherche, Programme Ville, Lettre du Directeur, datée du 21 mai 2001.
63
langue française sur ces sujets. Partant de ce constat, ce programme a eu pour ambition de
diffuser des travaux de recherche récents, s’appuyant sur des données empiriques originales,
sur les questions en débat : un sous-programme portant sur les métropoles du numérique a
ainsi été défini. Le numéro 70 de la revue Mappemonde a donc été dans une large mesure le
fruit des efforts déployés tout au long de ces deux années.
Dans cette optique, j’ai mené, en 2002, une étude sur la localisation des centres d’appels
dans les métropoles. Elle repose sur l'analyse de multiples enquêtes réalisées par des cabinets
de consulting ou agences (Datamonitor, IDC, Mc Kinsey, OTV, etc.), l'étude de la presse
spécialisée ou non, de nombreux sites spécialisés francophone et anglophone, des interviews
auprès d'acteurs - directeurs de centres d'appels, d'entreprises, élus, agences de
développement, syndicalistes- des villes de Castres, Toulouse, Bordeaux, Marseille, de la
Région Parisienne, du Tarn et du Gers.
L’hypothèse qui soutenait ce travail était de montrer que le déploiement des réseaux
techniques n’induisait pas la géographie des centres d’appels mais que, bien au contraire la
répartition de ces objets appartenant au monde nouveau des TIC, s’expliquait par une
combinaison d’autres facteurs territoriaux qui, elle, était déterminante. Si la technologie n’est
pas déterminante, certes elle ouvre l’éventail des possibles, elle redistribue le jeu entre les
territoires, au fur et à mesure de son déploiement, les différenciant fortement. Elle participe
ainsi à l’extension spatiale des marchés et relance ainsi le modèle « smithien ». Elle
bouleverse la carte mondiale des avantages comparatifs mais ce sont les acteurs territoriaux
qui vont décider d’opter pour telle ou telle stratégie de développement, tenant compte du
potentiel de leurs attributs territoriaux.
Les technologies de l’information et de la communication sont loin de réduire l’espace à
une variable négligeable. Le poids de la distance entre les lieux perdure pour l’activité
humaine. « Cette situation continuera jusqu’au moment où nous aurons à notre disposition
l’équivalent des tapis volants, ce qui revient à dire une communication instantanée et gratuite
de tous les biens et services (incluant les services liés au travail) en n’importe quelle quantité
de tout point du monde vers tout autre, sur commande (SCOTT, 2002). » Les éléments qui
expliquent la localisation des centres d'appels renvoient toujours à des lieux, des places, à la
géographie, une géographie, sans affranchissement de la distance ou de la « tyrannie des
lieux », qui mêle dispersion et concentration spatiale.
L’essor des téléservices produit à l’échelle mondiale des effets de dispersion liés aux
tendances lourdes de la globalisation de l’économie, de la dérégulation, des changements
organisationnels des entreprises et de la diffusion planétaire de l’innovation technique. Mais à
l’intérieur de cette tendance se dessine une poursuite du mouvement de métropolisation.
Enfin, un troisième niveau d’analyse montre que ces activités se localisent de préférence dans
les périphéries des aires métropolitaines, à la congruence des autres réseaux techniques.
En résumé, l’extension spatiale des réseaux introduit de nouveaux joueurs (Inde, Ile
Maurice, etc.) sur le marché des téléservices, mais la compétition se limite aux villes, et
même à la périphérie des métropoles, dans les edge cities.
Les TIC participeraient à la construction d’un nouveau modèle urbain, éloigné de celui
des villes industrielles du 19ème siècle, en regroupant les activités scientifiques et de services
qui permettent la fabrication de l’information dans les périphéries métropolitaines, et,
64
d’autre part, en concentrant les activités liées aux contenus de l’information dans le cœur des
villes.
Cette proposition reste à nuancer. Certaines informations sensibles se prêtent peu à la
dissémination spatiale et la proximité géographique (bon nombre de centres d’appels sont
accolés à des sites de production) prime pour des raisons de sécurité et d’efficacité
industrielle et commerciale. Le « face à face » reste privilégié pour l’échange d’informations
stratégiques et de connaissances « tacites69 ». On est là bien loin des entreprises « footloose ».
Les téléservices rassemblent toutes les activités (télémarketing inclus) d'une entreprise,
gérées à distance par un call center70 ou un centre de contacts. Le vocabulaire est imprécis. La
piètre image médiatique des centres d'appels oppose les « centres d'abattage téléphonique »,
nouvelles usines de tous les vices, aux « centres de relation client », réputés nobles. L'offre
technique, en évolution constante, est marquée par la convergence, mais aussi par une absence
de standardisation ; de plus, elle modifie peut-être déjà la nature même de l’objet qui devient
pour une part « centres de contacts » ou centres d‘appels virtuels. L'explosion de ce marché
correspond à la convergence et à l'interaction de la déréglementation des télécommunications,
de l'effondrement de leurs coûts, d’une innovation technologique continue et des nouvelles
logiques managériales d'entreprises. Les Etats-Unis en offrent le modèle. Limité dans un
premier stade au secteur de la fabrication, il s'est étendu à la plupart des secteurs et activités
propres à l'entreprise, modifiant la géographie mondiale71. Depuis, les activités en amont de la
fabrication sont touchées ; les entreprises se recentrent sur le client pour améliorer leur
position concurrentielle (VELTZ, 2000). Elles externalisent des fonctions informatiques et de
plus en plus de fonctions propres à l'entreprise (transport, comptabilité, paye, stockage, etc.)
auprès de sociétés spécialisées. « L'information y est utilisée comme une ressource
économique. Les entreprises recourent davantage à l'information pour accroître leur efficacité,
leur compétitivité, stimuler l'innovation et obtenir de meilleurs résultats, souvent en
améliorant la qualité des biens et des services qu'elles produisent (MOORE, 1997). »
L'information descend de l'entreprise vers le client, mais surtout remonte du client vers
l'entreprise, l'intermédiation, processus d'apprentissage réciproque basé sur l'échange
d'informations entre offre et demande, devient stratégique (GENSOLLEN, 2001). Les
nouveaux concepts et notions sont l’outsourcing, l'infogérance, le management de
l'information, d'individualisation du marketing (PEPPERS, 1993) et la convergence des
technologies dans un système hautement intégré.
Quelles peuvent être les conséquences géographiques de ces grandes tendances ? D’où
proviennent les avantages comparatifs entre les territoires du Monde ? Si la technologie est
partiellement structurante, n’accompagne-t-elle pas, et comment, des logiques spatiales qui
69
« Knowledge traverses corridors and streets more easily than continents and ocean »
(FELDMAN, 1994) cité par A. TORRE, « Réflexions sur la proximité », in NTIC et
territoires, PPUR, Lausanne, 2001.
70
Voir le numéro spécial de la revue Réseaux, 114/2002, consacré au sujet.
71
Deux ans après avoir écrit ce texte, la mode médiatique s’est focalisée un temps sur les
délocalisations des centres d’appels de la France vers le Maghreb. Au même moment, dans le
cadre du programme de l’IRMC, on m’a demandé une deuxième version actualisée du texte et
recentrée sur la problématique des délocalisations (cf. Travail N°5, 2004).
65
l’ont précédée ? Les délocalisations lui sont antérieures. Certaines structures se servent de la
technique pour centraliser leur système d’information alors que le mainstream s’attache à le
mettre en réseau. Le rapport technique/société n’est pas univoque (CASTELLS, 1996). Mais
la globalisation accélérée par Internet connecte de plus en plus de territoires qui vont être
examinés, évalués selon leurs performances potentielles par les entreprises qui tirent ainsi
parti des différences des lieux. L’interdépendance croissante des territoires élargit la division
spatiale du travail. Mais la fluidité de la technique est limitée par le facteur humain. Si
capitaux et biens produits comme la technologie sont mobiles, la main d’œuvre peine encore à
s’affranchir des rugosités de l’espace. Le territoire, avec son savoir incorporé, reste donc un
élément primordial pour les choix de localisation. Cependant la création de ce capital social
territorial est le produit de l’interaction (Veltz parle de « coévolution complexe ») entre les
acteurs territoriaux, les entreprises et les politiques publiques exogènes. Ce sont ces dernières
qui fondent le contenu des politiques de dérégulation si importantes pour notre objet de
recherche.
L’étude mêle trois échelles territoriales différentes et garde une certaine profondeur
historique pour mieux cerner les dynamiques à l’œuvre:
a) l’Inde dans le premier texte, l’Afrique et l’île Maurice dans le second, pour analyser
le processus de délocalisation ;
b) l’Europe ;
c) la France.
Le premier stade de l’externalisation conduit à la concentration d’employés peu
qualifiés sur de grandes plates-formes, dans les périphéries des métropoles du Nord. C’est la
voie tayloriste : l’organisation du travail est conçue pour une production industrialisée et
standardisée. Il faut optimiser le bien qu’est l’information (STIGLER, 1961). Les entreprises
disséminent les activités selon les offres de travail disponibles les moins coûteuses et
qualifiées selon leurs besoins. Les entreprises anglo-saxonnes optent pour l’Irlande puis pour
l’Inde. Les européennes suivent vers le Mexique, la Roumanie, le Maghreb, etc.
Le succès de l’Inde s’explique par l’amélioration de ses réseaux techniques mis au
niveau de ses concurrents anglophones (Irlande, Australie, Canada, etc.), de l’achèvement de
la déréglementation du secteur des télécommunications, des qualités de sa main d’œuvre et
par la volonté politique de ses élites de faire des téléservices un secteur de développement
stratégique.
À l’échelle régionale, l’Europe est marquée par une double évolution :
- un mouvement de délocalisation ;
- une inversion de la dynamique de concentration et une dissémination des activités ;
trois raisons expliquent ce changement. Certains territoires sont pleins et victimes
d’externalités négatives (Irlande). D’autres nouveaux joueurs arrivent sur ce marché
(Danemark). La logique des firmes les entraîne à adapter leur organisation à la
complexité culturo-linguistique européenne (abandon progressif du modèle des centres
paneuropéens).
La France n’échappe pas à ce processus de dissémination à cause de l’expansion générale
du secteur et de la forte concurrence en région parisienne. Les villes moyennes à
proximité de Paris et les grandes métropoles en profitent.
66
Au-delà de l’existence d’un niveau minimal de service en télécommunication et de
développement technologique, les facteurs de localisation montrent que la géographie ne
risque pas d'être abolie.
En fait, le facteur localisé déterminant et expliquant les implantations des centres
d’appels est l’allocation territoriale des ressources humaines (de sa quantité à sa qualité, à
son degré de flexibilité en passant par son coût, le multilinguisme, le degré d'appropriation
technologique, la représentation du degré d'attachement à l'entreprise, etc.). C’est l’élément
clef valorisé par les agences de développement et recherché par les entreprises, même si
toutes n’ont pas des besoins identiques.
Les délocalisations ne doivent pas être interprétées comme un affranchissement de la
distance. Même si la technique crée des possibilités nouvelles comme les Web call centers qui
éliminent les problèmes d'accent et élargissent la compétition territoriale. C’est le créneau
occupé par la Roumanie pour le monde francophone. Mais les personnels qualifiés en
informatique, acceptant des bas salaires et ayant un bon niveau en français ne se trouvent qu’à
Bucarest et non dans les Carpathes. La technologie globalise le marché de la main d'œuvre. Il
est moins nécessaire de rendre le travailleur mobile car s’il ne va pas au Réseau, celui-ci vient
à lui. Au contraire, peut-on avancer, la fragmentation de la main d’œuvre en des bassins
balkanisés profite aux entreprises dans leurs échanges avec les acteurs territoriaux.
Les politiques publiques territoriales sont toutes fondées sur la valorisation de leur
potentiel de ressources humaines, mais suivent des stratégies différentes. Certains, comme
Amiens ou Bordeaux en France, le Danemark en Europe, ou bien l’île Maurice à l’échelle
mondiale, peuvent être qualifiées de pro-actives.
Au Danemark…
La politique publique locale a su mettre en valeur et préserver l’ensemble des
avantages compétitifs existant avant le retournement et liés aux avantages comparatifs de ses
ressources humaines :
- une bonne productivité,
- un usage des nouvelles technologies et d'Internet répandu,
- l’atout du multilinguisme : « environ 80 % de la population active danoise parle
l'anglais, 50 % l'allemand, 21 % le suédois et 9 % le français. Plus de 125 000 étrangers
vivent à Copenhague,
- une législation très souple qui permet aux entreprises danoises de travailler 24 heures
sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours dans l'année. À l'inverse de la plupart des autres pays
européens, il n'y a aucune restriction sur le travail de nuit ou de week-end, même si la
semaine de travail est normalement de 37 heures72,
- des charges sociales et taxes professionnelles peu élevées.
Un coût de l'immobilier modéré et une loi facilitant l’évasion fiscale ont complété
l’édifice.
72
www.centres-appels.com
67
D’autres, a contrario, ignorent superbement ces emplois, jugés non éthiques et surtout contreproductifs pour l’image high-tech qu’elles veulent afficher : c’est le cas de Toulouse, Nantes
ou Grenoble, manifestement sous-représentées dans la cartographie des centres d’appels.
D’autres encore affirment se spécialiser vers les centres à forte valeur ajoutée et de petite
taille. Ce discours peut sembler risible quand on observe les niveaux peu élevés des salaires
offerts pour ces emplois à si forte valeur ajoutée.
Mais la plupart n’ont d’autre choix que de « dérouler le tapis rouge ». « Transcom cible
clairement les régions socialement touchées par la crise. Lorsque l’ outsourcer s’intéresse de
près à Raon l’Etape, des négociations s’engagent avec la municipalité. Celle-ci construit les
locaux nécessaires aux besoins de l’ outsourcer et ce dernier loue avec un bail de six ans
minimum. Au total, 400 embauches ; une manne dans cette région meurtrie par le déclin de
l’industrie textile. Même schéma à Tulle – où c’est l’armée qui déserte les lieux – avec la
possibilité d’aides au reclassement du personnel autrefois muté à la grande muette…. SaintÉtienne, où Transcom doit également s’installer, est dans la même configuration : depuis le
départ de la manufacture, la plaie a du mal à cicatriser. Comme d’autres villes, elle met en
exergue une main-d’œuvre travailleuse et fidèle. …Nécessaires, les efforts des municipalités
ne sont pas toujours suffisants. Car l’un des objectifs de l’entreprise peut être de rester assez
éloignée d’autres call centers – tout en bénéficiant de main-d’œuvre appropriée et de plus en
plus qualifiée, ce qui ne facilite pas la chose. Les futurs call centers se déplacent, mais
n’hésitent pas à imposer à la localité leur diktat : « Nous nous installons à condition qu’il n’y
ait aucune autre implantation prévue dans les deux ans. C’est à prendre ou à laisser73. »
Plus le capital social du territoire est pauvre, plus les termes de la négociation tournent à
l’avantage de l’entreprise aux dépens des porteurs de politiques publiques. Quant aux salariés,
ils ont une manière de montrer leur résistance ou leur adhésion, le turn over ou bien dans les
lieux pleins, le départ vers une autre entreprise.
Peu qualifiée, féminine et étudiante, elle se situe dans les « trous noirs » de la nouvelle
économie, précarisée dans les métropoles et les espaces marginalisés du « Nord » ou la
périphérie métropolitaine mondiale. Plus qualifiée (compétences techniques et/ou
linguistiques), elle se concentre dans quelques grands centres urbains. Si certains opérateurs
rêvent de la mettre en réseau par le télétravail et la libérer des frontières et rugosités de
l’espace, pour l'heure, les centres d'appels virtuels et le développement du télétravail restent
limités à quelques expériences. La technologie offre déjà des solutions, mais ce sont les
nouveaux comportements socioculturels (mobilités, nouvelle organisation des entreprises) qui
décideront de leur développement.
Bien que non déterminante, la technologie occupe une place au cœur de la géographie
des téléservices. La structuration du réseau renforce la métropolisation. L'idée que les
téléservices puissent être un vecteur de développement rural est une chimère. Mais ce sont les
stratégies des entreprises et des politiques publiques qui sont décisives, pour la sélection des
lieux.
Le couple distance-proximité reste une condition limitative de choix territoriaux même
si l’évolution continue de la technologie et sa diffusion modifient sans cesse la donne. Que la
proximité soit simulée (pour le client) ou bien réelle (stocks, logistique, circulation de
73
Ibidem.
68
l'information), les entreprises font des choix de territoires qui révèlent à l’analyse des
distributions spatiales différenciées d'objets, qu'ils soient économiques, techniques, culturels
ou sociétaux. Et la distribution spatiale de la main d'œuvre est l’élément déterminant de la
géographie des téléservices.
Les choix territoriaux semblent résulter d’une négociation complexe entre de
nombreuses logiques qui ne laissent pas sans atout les territoires face aux entreprises, même si
les rapports de forces avantagent nettement ces dernières.
II.
Les nœuds et les liens du réseau Internet : approche géographique,
économique, et technique
Fidèle à l’approche systémique, cette recherche a produit un article à but pédagogique
pour la revue « Espace géographique74 ». Les auteurs ont cherché à comprendre et expliquer
le système Internet dans ses relations à l’espace en multipliant les focales : les dimensions
technique, économique, historique, sociologique, politique et… géographique. Les
interactions entre l’évolution technologique, les stratégies des acteurs et les territoires sont
privilégiées. Les routes de l’Internet avec leurs carrefours, leurs flux, se lovent dans des
structures spatiales préexistantes sans aucun doute mais aussi quelquefois en s’en écartant.
Les contraintes de leur diffusion s'appuient sur des équipements particuliers du
« cyberespace ». Par cyberespace, nous nous référons ici au cyberplace ou cyberlieu, un des
quatre espaces de la géographie virtuelle créé par des ordinateurs et des communications
selon Batty (1997). Le cyberplace se compose de tous les fils qui constituent les réseaux et de
leurs infrastructures, y compris les réseaux sans fil. Leur localisation est localisante, car
différenciant les territoires et en modifiant la valeur ou l’attractivité. Elle détermine les
conditions de l'accès et contraint à des localisations « de proximité » (data center, serveur).
Elle est donc l’enjeu d’une compétition dominée par quelques opérateurs.
Une première étape nous a conduit à dénoncer les mythes les plus communs rattachés
au Réseau. Ainsi, Internet serait :
a) un réseau a-hiérarchique et décentralisé ; de là à le parer de vertus décentralisatrices
il n’y a qu’un pas. Or ses vertus décentralisatrices n’ont rien d’automatique et des
processus inverses peuvent être observés (BROWN, 2000) ;
b) a-spatial voire déterritorialisé. Or l’accès n’est pas universel, des lieux sont très
bien connectés, d’autres à l’écart ;
c) partagé par une communauté (l’humanité) au sein de laquelle chacun aurait
vocation à être ou devenir producteur de contenu. Or l’Internet n’est pas
véritablement un « bien commun » car il demeure pour l’essentiel contrôlé par les
Etats-Unis et quelques grandes entreprises ;
d) gratuit. Sa « gratuité » est une apparence. Il produit de la valeur et fait donc l’objet
d’une féroce compétition entre les acteurs économiques ou politiques.
La grille analytique utilisée fait intervenir un certain nombre de variables appartenant à
des champs différents :
74
Article co-écrit avec C. ULLMANN, doctorante en géographie, membre du GDR et du
Centre de recherche sur les Réseaux, l’Industrie et l’Aménagement (CRIA).
69
a) Les variables de l’architecture technique (backbone, routeur, GIX, point de
présence ou salles de peering) ; toutes ne jouent pas un rôle équivalent ;
b) Les modèles économiques fragiles (qui paient les droits de passage ? à qui ? qui
paient l’usage ? à qui ?) ;
c) Les modèles de gouvernance (politiques de régulation, contrôle des réseaux, des
contenus, etc.) ;
d) Les variables « usagères » (quels usages, contenus et services ?) ;
e) Les dimensions temporelles, héritées (rôle du réseau téléphonique), anticipées
(caractère éphémère des techniques comme des modèles économiques et des
usages) ou existantes ;
f) Les structures spatiales potentiellement différenciatrices mais déformées en retour.
Bien évidemment ces variables interagissent entre elles et avec les stratégies d’acteurs,
et pèsent d’un poids inégal ; leur hiérarchisation nous permettra d’éclairer le problème de la
répartition des coûts et des recettes, d’analyser qui contrôle quoi au double sens économique
et politique du terme. A partir de là, on voit que les choses sont infiniment plus complexes et
surtout, qu’elles sont extrêmement mouvantes : les techniques évoluent rapidement, des
acteurs nouveaux s’invitent, les business models se délitent, etc. La seule chose que l’on sache
c’est que « le social se saisit de la technique autant que la technique se saisit du social », ce
qui veut dire que les structures économiques, sociales, institutionnelles, etc. , structurent les
usages des technologies et même les configurations des systèmes techniques elles-mêmes.
Paradoxalement, la chute continuelle des prix et son coût inégal d’accès selon les
territoires est le résultat provisoire de ce conflit. Saisir l’articulation entre le développement
du réseau et les territoires peut permettre de comprendre comment les lieux de
l’interconnexion restent des lieux de forte polarisation et de diffusion de l’innovation. Mais
répondre à une telle ambition suppose avant tout l’exploration de la boîte noire de la
technologie.
La méthode de recherche s’appuie essentiellement sur une revue des travaux
scientifiques existants dans le domaine de la géographie, de l’économie, des sciences de
gestion et des sciences techniques. Sans surprise les productions anglo-saxonnes dominent :
en géographie, les chercheurs américains comme E. Malecki, M. O’Kelly, T. Grubesic ont été
les premiers à s’interroger sur la géographie du réseau. Les Anglais M. Dodge75, Gillepsie, J.
Rutherford, ou encore G. Dupuy en France complètent ces études. Mais la littérature grise est
abondante.
De nombreux rapports, issus de différents organismes de consultants, des études de cas
parues dans la presse spécialisée ou produits par des acteurs de l’Internet ont été pris en
compte. La principale source reste Telegeography qui fournit de nombreuses données
quantitatives (trafic) et qualitatives (cartes). Les sites des opérateurs offrent également des
informations intéressantes, concernant leur stratégie commerciale et la localisation de leur
réseau. Ces matériaux, nombreux, riches et essentiellement publiés en anglais, appartiennent
à différents champs disciplinaires et sont difficiles à évaluer, d’autant que la technologie et
75
S’il existe peu de cartes des routes de l’Internet, le géographe anglais Martin Dodge est l’un
des seuls à avoir recueilli de nombreuses données pour construire son Atlas de l’Internet.
70
ses contextes d’utilisation évoluent rapidement, et surtout que les interprétations heuristiques
et les intérêts des acteurs divergent grandement.
La première partie, accompagnée de représentations géographiques d’Internet originales
ou critiques, montre la centralisation sur les Etats-Unis. La domination des liens
transatlantiques est écrasante : 66 % des flux globaux en 2004. 98,7 % des flux interrégionaux
passent par le continent nord-américain.
Le poids de l’histoire a joué un rôle déterminant. La route de la voix est la structure
spatiale dans laquelle se sont coulées les routes de l’Internet. Les routes transatlantiques se
sont développées les premières car elles devaient relier les marchés qui généraient le plus de
valeur, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Ainsi, le développement des backbones de
l’Internet s’est adossé au réseau téléphonique sur longue distance.
Et les nouveaux arrivants ont été contraints de s’interconnecter avec les premiers
opérateurs,76 qui contrôlent les grandes dorsales, pour atteindre les utilisateurs. Ces derniers,
que Malecki (2003) appelle les « vieux garçons des réseaux », ont vite verrouillé un système
fort avantageux grâce d’une part, à la réglementation tarifaire et d’autre part, au choix de
l’architecture technique.
L’adoption du protocole (IP) permet d’interconnecter des milliers de réseaux d’essence
différente. L’intérêt du réseau est tant pour son utilisateur que pour son propriétaire, une
interconnexion maximale (lois de Metcalfe et de Reed). Les opérateurs cherchent à échanger
leurs « paquets » d’informations en un lieu, le nœud d’échange, GIX (Global Internet
eXchange) ou NAP (Network Access Point), où sont implantés les équipements électroniques
nécessaires. Les plus petits réseaux sont donc interconnectés avec les grands réseaux de
backbones, eux-mêmes interconnectés. La logique des modèles de l’interconnexion aboutit à
un nombre restreint de GIX, mettant en avant la complexité technique du routage qui
nécessite de réduire le nombre d’acteurs pour diminuer les incidents de réseau, pour assurer le
contrôle de l’architecture au « club des vieux garçons ».
Les plus grands opérateurs déploient de très nombreux points d'interconnexion privés
deux à deux (peering privé) et ne participent aux GIX que pour revendre de la capacité et des
services aux opérateurs de moindre importance. Dans les GIX, la réciprocité est basée sur un
système de plus en plus hiérarchisé, emboîtant les échelles géographiques. Un premier niveau
permet aux plus gros opérateurs la pratique du peering mais aussi le regroupement dans ces
quelques rares pôles des compétences techniques les plus pointues. Un deuxième niveau
regroupe les opérateurs régionaux qui peerent entre eux et achètent de la bande passante
(transit) aux opérateurs du premier niveau ; ils concentrent des compétences techniques de
niveau moindre. Enfin un troisième niveau rassemble des FAI, de taille plus modeste, qui
achètent ou louent de la bande passante et des compétences techniques aux plus gros
opérateurs.
De même, les one tiers privilégient les accords de transit avec les petits opérateurs afin
de conserver une position dominante. « Telephone companies, who are no strangers to the
strategic use of interconnection, now own the major internet backbones. The Internet has
76
Par opérateurs, on désigne l’ensemble des propriétaires d’infrastructures longue distance
(IBP, Internet Backbone Providers) ainsi que les FAI, fournisseurs d’accès à Internet.
71
become increasingly commercial and profit-oriented, which explains the restrictions on free
peering imposed by IBPs and the cable companies resistance to open access » (MAH, 2003).
La diffusion spatiale des points d’échange est liée à la concentration des activités et des
compétences, dessinant les contours d’une industrie de l’interconnexion qui s’appuie sur des
équipements techniques, mais également sur des besoins réguliers de maintenance dans les
salles spécialisées. Or, plus un nœud d’interconnexion est fréquenté, plus il devient un lieu
stratégique. Le réseau Internet représente bien une nouvelle forme de l’infrastructure urbaine
(GRAHAM & MARVIN, 2001). Le rôle des villes en tant que « nœuds » est d’autant plus
fondamental. Ainsi en 2000, les villes européennes les plus connectées étaient Londres,
Amsterdam, puis Francfort, Hambourg et Paris. Mais l’accessibilité aux backbones diminue
en fonction de l’éloignement des villes du cœur de l’Internet. Wheeler et O’Kelly (1999)
appellent cela the end of the track phenomenon Les grandes métropoles bénéficiant de leur
situation de hub, peuvent mobiliser les autres réseaux disponibles en cas d’incident. Internet
est bien un réseau fortement hiérarchisé et dépendant de la géographie des lieux.
La répartition des capacités de bande passante est inséparable de la question de l’accès
en termes de coûts, d’usagers et de contenus. On pénètre alors un monde où les questions de
la fiabilité des données et de la méthodologie de leur collecte posent problème. La localisation
des contenus (site ou page Web) a été mesurée soit par le nombre de sites, identifiés selon la
localisation de l’enregistrement des noms de domaines (ZOOK, 2000a) ou de leur territoire
d’appartenance (DUFEAL, 2004), soit par la localisation des data centers qui abritent les
serveurs.
L’asymétrie dans les échanges entre les Etats-Unis, qui concentrent l’essentiel des
contenus, et le reste du Monde pénalise les opérateurs européens et les conduit à accroître leur
capacité sur les routes transocéaniques, renforçant ainsi leur dépendance envers le Club. Cette
asymétrie s’explique par la domination de la langue anglaise, par l’attrait pour les internautes
du monde entier des contenus des sites américains mais aussi peut-être par le fait que
l’hébergement d’un site non américain aux Etats-Unis améliore son audience et son
fonctionnement (CUKIER, 1999). Mais peu de données fiables permettent de vérifier son
hypothèse.
On peut comprendre la stratégie des opérateurs qui préfèrent localiser les data centers
dans les métropoles qui offrent la meilleure connectivité possible avec les réseaux longue
distance et les rares compétences techniques nécessaires à la maintenance du système. De
surcroît, effet de congruence, elle rejoint celle des multinationales, qui cherchent une audience
mondiale et une qualité de service maximale.
La seconde partie s’interroge sur les dynamiques du réseau, les principes qui régissent
« l’écosystème d’Internet » en se focalisant sur les mutations du marché, mais aussi sur les
stratégies d’acteurs et la question de la valeur.
Les Etats-Unis apparaissent comme « le noyau de l’Internet », concentrant les routes,
les principaux noeuds, les flux, les contenus (ZOOK, 2001), les usagers et les principaux
opérateurs. Cette première fragmentation territoriale à l’échelle du système-monde n’est pas
sans effet sur le développement de l’Internet et de ses usages et a conduit jusqu’ici à un
important transfert de valeur des territoires périphériques vers le centre que Cukier
appelle l’« U.S.-Centricity ».
72
Un détour historique s’avère nécessaire pour saisir le sens de ses mutations, oscillant
entre gratuité et logiques commerciales.
Le système de la gratuité correspond à la protohistoire d’Internet et lui conférait une
certaine a-spatialité. Les opérateurs77, suivant le modèle développé par les industries du
télégraphe ou du téléphone, refusaient l’interconnexion de leur réseau. « In the pre-Internet
online services industry, firms like CompuServe, Prodigy and America Online offered
communications and information services very similar to the services now found on the
Internet. In 1994, these firms had 2.6, 1.2 and 1.5 million subscribers respectively. As late as
1994, on the eve of the commercial Internet, Microsoft launched a proprietary online service
modeled on the existing services. None of these firms chose to interconnect their systems (at
least not initially). They eventually joined the commercial Internet as ISPs, but this did not
occur until the emergence of the World Wide Web threatened their businesses » (MAH,
2003). Ce système s’est effondré avec son expansion.
Quand l’Internet est devenu commercial (1995), Internet a divergé du modèle appliqué
au téléphone. Sa privatisation par la NSF (National Science Foundation) a permis d’établir
une situation de concurrence assurant un maximum de connectivité, une variété d’offres et des
tarifs plus attractifs. L’intervention de la puissance publique subventionna alors largement
l’Internet comme un « sponsor » (KATZ & SHAPIRO, 1986). « Large buyers are natural
candidates to be the network sponsors » et assura la réciprocité des échanges entre les FAI,
quelle que soit leur localisation, le volume d’affaires et la nature du métier, simple loueur de
bande passante ou grossiste de services internationaux.
Mais ce modèle économique qui faisait financer l’acheminement du trafic régional ou
local des petits FAI par les propriétaires des grands backbones a changé : la règle de la
réciprocité s’est limitée dans l’espace et s’est territorialisée. Désormais ce sont les petits FAI
qui financent les plus grands (les one tiers) selon un système pyramidal et les territoires
périphériques qui alimentent le cœur de l’Internet, c’est-à-dire les Etats-Unis. Le
développement du système du transit a inversé les flux monétaires sur le réseau.
Le marché se concentre dans les mains de quelques opérateurs, maîtres des réseaux, qui
offrent d’énormes quantités de bande passante, mais aussi couvrent de larges espaces
géographiques (DOWNES & GREENSTEIN, 1999 ; CUKIER, 1999 ; GORMAN &
MALECKI, 2000). La maîtrise des réseaux vise celle des territoires. La dynamique du
déploiement des réseaux pousse à la concentration géographique qui permet l’accumulation
d’avantages techniques (redondance, qualité de service) et économiques sur les zones de
fortes densités solvables, lieux localisants pour les offres de services et de contenus.
Les performances des réseaux peuvent se mesurer par les interactions qu’ils offrent
avec les territoires (étendue de la couverture géographique, étendue de la qualité de service,
liens avec les end users les plus profitables). En l’absence de métrique commune, chaque
opérateur élabore sa méthodologie, destinée à le mettre en valeur vis-à-vis des entreprises
clientes. Quels que soient les critères choisis (points de présence, pays desservis, quantité de
paquets transportés, nombre de domaines connectés), tous ont un rapport direct avec le
territoire et les règles de localisation géographique (distance, accès, temps de desserte). Les
indicateurs plus souvent utilisés sont de deux types : l’un basé sur la performance du réseau,
l’autre sur la taille.
77
Compuserve, Prodigy et America Online puis Microsoft.
73
Tout d’abord, la redondance des points indique une qualité de service égale, garantie
par l’opérateur, mais seulement sur son propre réseau. Equant, présent dans 145 pays, ou
encore MCI/worldcom qui possède 4.500 points de présence répartis sur tous les continents,
jouissent d’un avantage décisif.
De plus, la quantité de paquets transportés permet des économies d’échelles. S’il y a
plus de trafic sur le réseau, paradoxalement le trafic va plus vite. MCI/Worldcom affirme être
connecté au plus grand nombre de noms de domaines et de FAI dans le monde, ce qui
influence la rapidité de la circulation sur son réseau.
La qualité de service offerte par les opérateurs (temps de latence, disponibilité, perte de
paquets minimale) suit une règle géographique simple : plus on est au cœur de l’Internet, plus
la qualité est assurée. Les pertes de paquets sont plus rares au cœur de l’Internet que dans la
périphérie du réseau (dernier kilomètre). Le temps de latence varie selon les territoires. En
2003, il variait de 45 à 65 millisecondes, selon les opérateurs en Amérique du Nord, mais
pouvait atteindre le double ou le triple sur les routes transocéaniques78.
Prenant le contre-pied de la « croyance collective des années de la bulle », nous
affirmons que la maîtrise des réseaux a toujours été la stratégie dominante. Leur contrôle
donne une position privilégiée dans le choix de la répartition de la rente. La restructuration du
secteur laisse émerger des opérateurs de plus en plus « intégrés », occupant tous les maillons
de la chaîne de valeur, à la fois propriétaires des infrastructures, transporteurs, et fournisseurs
d’accès. Depuis l’écriture de ce texte, tout semble confirmer nos hypothèses : l’intérêt de
France Télécom pour devenir un opérateur intégré en Espagne, le rachat de Tiscali, etc…
En conclusion, quelques pistes de réflexion sont proposées pour comprendre le degré de
stabilité et les facteurs éventuels de l’entropie du Système Internet.
S’il semble que l’Europe, puis l’Asie réduisent leur « retard » dans leur connectivité à
l’Internet mondial (en termes de routes et de coûts), toute modification profonde de la
topologie d’Internet ne peut que bouleverser les situations acquises. Malecki affirme que « les
interconnexions et les paiements transforment Internet en une infrastructure hiérarchique
plus apparentée aux télécommunications qu’à un Internet démocratique constitué de réseaux
au même niveau les uns par rapport aux autres ». Ces droits de passage sont une des clés de
l’évolution d’Internet et de ses rapports avec les territoires. Les flux monétaires suivent les
mêmes routes et témoignent de cette situation inégalitaire. Les coûts de l’Internet79, une
condition non négligeable à son développement, témoignent de cette iniquité territoriale : ils
78
Cette longue citation n’a pour but d’infliger au lecteur une pluie de souffrances mais de lui
rappeler (j’y reviendrai dans le livre II) que travailler sur ces questions suppose un coût
d’entrée très élevé, l’acculturation à la technique. Écrire ces quelques lignes peut s’élever à
des dizaines d’heures pour comprendre des informations techniques complexes, obscures et
souvent contradictoires, les faire vérifier par des interlocuteurs patients et aimables. Ce coût
d’entrée peut expliquer pourquoi si peu de géographes ou autres chercheurs embrassent ces
questions.
79
Il s’agit des coûts pour les opérateurs, mais aussi des coûts (hors catalogue et pour la même
qualité de service) pour les ménages ou entreprises, même si ces derniers sont déconnectés
des coûts réels soit à cause du jeu de la concurrence soit à cause des politiques publiques.
74
sont moins élevés aux Etats-Unis qu’en France, moins coûteux à Paris qu’à Lyon, à Toulouse
qu’à Saint-Salvy-de-la-Balme.
À l’échelle du Système-Monde, les « liens » à grande distance sont aussi structurants
pour les territoires que les liens de proximité. Aucune instance de régulation transnationale
n’a l’autorité pour coordonner les dynamiques liées aux réseaux. Les seuls principes
commerciaux régissent l’Internet mondial. À l’échelle régionale, se révèlent des invariants
mais aussi des changements dans les degrés et les modalités des interactions.
La topologie des routes est liée à la hiérarchie urbaine (densité des usagers, des
marchés, des acteurs), aux effets induits de congruence territoriale et à l’organisation
cristallisée des réseaux de communication (poids des structures héritées de la téléphonie). Les
choix technologiques sont liés à la géographie de l’accès aux marchés et non à des impératifs
techniques supposés neutres. Les logiques économiques des acteurs reposent principalement
sur la maîtrise des tuyaux, bien avant les contenus. Le choix des acteurs des
télécommunications a été de déployer la plus grande capacité de bande passante sur les axes
internationaux ou/et de contrôler les répartiteurs sur les derniers kilomètres.
Le changement d’échelle induit des variations dans les angles d’analyse, dues à un
encastrement différent des stratégies des acteurs.
Quoique les autorités de régulation (U.I.T) soient impuissantes face aux opérateurs
privés, aux Etats-Unis, les tentatives de fusion approchant une situation monopolistique ont
été bloquées par le gouvernement américain et la Commission européenne. Le rôle des
autorités de régulation est souvent plus efficace à l’échelle régionale même s’il demeure
variable (Algérie/France). À cette même échelle, les opérateurs historiques dominent
quasiment sans partage même si quelques limites leur sont apportées par de rares opérateurs
alternatifs, l’ombre portée des tier ones et une puissance publique qui hésite entre une
politique de défense de son « champion national » et une politique d’aménagement du
territoire.
Ces textes écrits à trois années d’intervalle font montre d’une légère inflexion dans mon
approche des relations technologies et territoires. Le travail sur les centres d’appels a été écrit
alors que j’étais dans « l’idéologie » des problématiques dominantes de mon laboratoire. J’ai
cherché à démontrer la thèse première : il n’y a pas de déterminisme technique. Le contexte
territorial prime. Cependant on peut en relisant ces textes voir très facilement combien il y a
de l’artifice à affirmer « bien que non déterminante, la technologie occupe une place au cœur
de la géographie des téléservices. » Toute la gêne est là, mais reste encore un impensé.
Le texte sur l’architecture du réseau Internet fait bien montre du glissement de position.
Tout d’abord, il n’est guère innocent qu’il ait été produit en collaboration avec une géographe,
doctorante au CRIA, et en marge des activités du GRESOC, qui ne travaille en aucun cas sur
ces sujets. Ici la part belle est faite aux réseaux, à leur architecture, à leurs liens avec les
territoires, à leur gouvernance. La question de leur propriété est un enjeu majeur. Elle confère
des droits et du pouvoir sur les concurrents, les clients et les territoires. « Les contraintes de
leur diffusion s'appuient sur des équipements particuliers du « cyberespace »[…]. Leur
localisation est localisante, car différenciant les territoires et en modifiant la valeur ou
l’attractivité. Elle détermine les conditions de l'accès et contraint à des localisations « de
proximité » (data center, serveur). »
75
Les logiques de leur déploiement créent des différenciations territoriales considérables,
renforçant la plupart du temps les tendances lourdes de la géographie. Quand on observe les
situations de l’Afrique et des Etats-Unis, peut-on sérieusement affirmer que la technique n’a
d’effets ni territoriaux ni sociétaux ? Même si l’inverse est tout aussi vrai.
76
2.2. Du point de vue de l’acteur… à la technologie à l’usage.
Une de mes missions dans le DESS TIC DT consiste à coordonner les enquêtes-écoles
des promotions successives, véritables expériences de recherche-action. L’une, commanditée
en 2002 par la C.C.I. locale, a dressé un panorama de la diffusion des TIC dans les S.P.L.80 du
granit et du textile du bassin d’emploi de Castres-Mazamet. Les autres, portant sur les usages
des lieux publics d’accès à Internet, ont concerné deux échelles territoriales et deux
commanditaires distincts : la Communauté d’Agglomération de Castres-Mazamet et
l’ARDESI81. Ces travaux se sont déroulés entre 2001 et 2004. Par ailleurs, j’ai encadré une
évaluation82 de la politique d’insertion des publics en difficulté grâce aux outils numériques,
pour la Direction de la Solidarité Départementale du Lot.
Enfin, j’ai participé à deux autres recherche-action d’importance portant sur les usages
des technologies alternatives dans les territoires ruraux; la première, sur 2003-2004, a été
commanditée par le Conseil Régional Midi-Pyrénées, la seconde, en cours, sur la période
2005-2007, par Intermédiasud83.
Mon objectif n’est pas de faire ici une synthèse de toutes ces recherches (travaux n° 7 à
17) auxquelles j’ai apporté une contribution souvent partielle mais de relever des difficultés et
des contradictions entre la sollicitation sociale et le fonctionnement sinon de la recherche, tout
au moins d’une démarche personnelle de recherche.
L’arrière-plan demeure la nécessité pour un responsable de formation de trouver des
chantiers de recherche pour ses étudiants. On peut suggérer à ses partenaires, cependant eux
seuls décident du choix des thèmes en fonction de leurs intérêts propres. Et les cahiers des
charges et comités de pilotage servent de garde-fous. La dynamique de recherche engagée
n’est donc pas toujours pleinement intégrée à la dynamique interne du chercheur ou à celle de
son laboratoire. Il peut exister et il y a eu des dissonances.
À la différence de la réflexion présentée dans le chapitre précédent qui envisageait la
question en analysant les rapports technologie/territoire et qui se centrait sur la problématique
des « effets », la démarche suivie ici aborde la question de la technologie du point de vue de
l’acteur (dans ses pratiques, ses savoir-faire et son rapport au territoire).
L’usager est une figure familière des travaux du GRESOC, sans que ce dernier n’en
réclame la paternité, tant cet « animal social » est étudié dans les disciplines voisines, aux
Etats-Unis (GIDDENS, 1984) ou ailleurs en Europe. L’usager est devenu un personnage
80
Système Productif Local.
Agence Régionale pour le Développement de la Société de l'Information.
82
DELAS C., Rapport de stage du DESS TICDT, UTM, 2004, sous la direction de
DUBREUIL A.C. responsable du projet Equal au sein de la D.S.D., BARBES D., évaluateur
externe du programme Equal & PUEL G..
83
La Communauté d’agglomération Castres-Mazamet est le porteur de projet avec comme
partenaires publics, les mairies de Caucalières et Lagarrigue, le syndicat d’électrification du
Tarn, Intermediasud (gestionnaire de l’infrastructure et des services), l’ENST et le DESS
« TIC DT » pour les procédures de suivi et d’analyse de l’utilisation des services, associations
d’usagers. Un partenaire privé, AMEC SPIE se positionne en sous-traitance pour l’intégration
de la solution technique, l’exploitation, la supervision et la maintenance des équipements.
81
77
central des politiques publiques mais aussi des politiques industrielles ou commerciales. De
ce point de vue, l’usager serait alors avant tout un client qui peut faire l’échec (UMTS) ou le
succès (plate-forme d’e-bay) d’une technologie. On comprend la forte demande sociale pour
les études sur les usages, d’autant que le contexte fait que l’action des politiques publiques se
veut régulatrice ; elle affiche partout sa volonté de lutte contre la « fracture numérique »,
palliant les carences de la politique de l’offre en accès ou services.
L’apport du géographe dans ce type de recherche consiste à ne pas perdre de vue
l’interaction entre les dynamiques territoriales, les formes de diffusion de l’innovation
technique et des pratiques d’usages diversifiées. La tâche ne peut être aisée, d’autant que se
posent rapidement des questions de données, de typologies d’acteurs, de configurations
territoriales, de logique de diffusion et de stratégies d’acteurs. Les formes interprétatives de
ces divers travaux empiriques sont contrastées et posent problème.
I. Les lieux d’accès à Internet, usages et dynamiques territoriales
Cette suite d’études s’étend sur quatre années, ce qui représente presque de la longue
durée, à l’ère du numérique. Si l’objet d’étude (les usagers des lieux publics d’accès à
Internet) varie peu, en revanche la nature même de la commande publique se modifie au fil du
temps, en fonction de l’évolution du contexte des politiques publiques.
La question des lieux d’accès à Internet, sujet alors nouveau, est très illustrative et
symbolique de la notion d’expérimentation territoriale et plus largement de la territorialisation
des politiques publiques. Il n’est guère étonnant que Castres y fasse figure de ville
« pionnière ». La cartographie régionale des lieux d’accès public à Internet, réalisée par nos
soins en 2004, montre une nette surreprésentation de l’agglomération castraise dans la région
Midi-Pyrénées. L’hypothèse que cette surreprésentation soit le fruit de politiques publiques
pionnières peut être sérieusement envisagée. L’encastrement des travaux commandés à nos
étudiants par les instances locales dans une perspective aménagiste participe de cette même
logique.
La première enquête a pour but d’établir un panorama des « Espaces Publics
Multimédia » de la Communauté d’Agglomération de Castres-Mazamet et de ses alentours.
Les « Espaces Publics Multimédia » (E.P.M.) sont définis comme des dispositifs
principalement initiés par les collectivités locales avec le souci « de faciliter l’accès, de
rétablir une équité, de ne pas oublier les personnes les plus éloignées, de soutenir le
développement local et enfin de favoriser de nouvelles formes d’expression culturelle et
citoyenne ». La vocation première de ces lieux « est d’organiser l’accès du plus large public à
un ensemble complet de services liés aux nouvelles technologies de l’information et de la
communication. Destinés à être utilisés de façon autonome, ces services sont, de préférence,
complétés par une démarche cohérente d’accompagnement (sensibilisation, information,
formation, conseil et assistance) ». Ainsi ces structures doivent offrir un accès libre à Internet
et aux outils multimédia, sans autres conditions, hormis le paiement, éventuel, d’une adhésion
ou d’un forfait de connexion. Les espaces n’offrant qu’un accès restrictif (par le biais d’une
formation par exemple) sont donc exclus.
On peut remarquer d’une part l’imprécision de la demande sur l’objet et le flou de
l’échelle territoriale d’analyse, « la Communauté d’Agglomération et ses alentours ». Nous
sommes dans une période d’hésitations, voire de tergiversations sur les limites territoriales à
78
cause de la montée en puissance des intercommunalités à fiscalité propre et de la création des
« pays ». Les responsables locaux hésitent sur la territorialité de leur action publique ce qui
montre bien l’importance des dispositifs institutionnels.
Le terme d’EPM, que nous abandonnerons bientôt, est d’autant plus impropre qu’il
recouvre dans l’étude des objets aussi divers que leurs labels (ECM, EPN, BIJ, etc.) et même
un cybercafé.
La méthodologie de travail retenue est l’enquête de terrain avec passation de
questionnaire en face à face pour les usagers et semi-directif pour les animateurs et
responsables de centres. Un traitement statistique raffine les données. L’acteur public, à ce
stade, souhaite connaître l’existant, sa localisation, les bassins de population desservie (la
territorialisation des usagers) et leurs attentes par rapport aux usages et services proposés. Audelà de ce panorama, l’enquête propose un ensemble de préconisations, visant, d’une part, à la
création d’une structure publique de pilotage, d’autre part, à la prise en compte par les
politiques publiques des grands absents des problématiques de l’accès à Internet, les nonusagers et plus particulièrement les exclus du numérique.
Fin 2003, des programmes initiés par le plan d’action eEurope se développent à toutes
les échelles territoriales84. Les fonds structurels permettent de lancer des actions visant à doter
les adultes (par ex. les chômeurs, les femmes revenant sur le marché du travail, etc.) de
« compétences essentielles nécessaires pour travailler dans la société de la connaissance, afin
d’améliorer leur employabilité et leur qualité de vie en général. Ces actions exploiteront les
possibilités offertes par l’apprentissage électronique ».
Cependant la politique de l’offre trouve vite ses limites : les lieux d’accès n’ont une
existence réelle qu’au travers des modes d’appropriation mis en œuvre par leurs usagers. Les
acteurs publics cherchent à comprendre comment mieux soutenir, voire orienter des formes et
des lieux d’interaction sociale co-produits par les usagers. La question concernant les lieux de
la communication renvoie bien aux liens entre organisations sociales et espaces car le social
se saisit de la technique. D’autre part, l’informatisation croissante de la population a produit
une « masse critique » d’usagers qui a fait naître une deuxième vague de cybercafés ou
structures de jeu en réseau. Enfin le contexte politique a porté un rude coup à ces structures en
supprimant les emplois-jeunes, cheville ouvrière de leur fonctionnement.
Le sens de la deuxième enquête-école traduit ses inflexions. Quelles formes prend alors
le vieux débat entre lieux publics et lieux privés ? Quel avenir social pour les médiateursformateurs ? Quelles politiques publiques (formations, mise en réseau, etc.) déployer ?
Si les résultats de l’enquête montrent une nette progression de l’offre territoriale, les
préconisations témoignent de l’inertie de l’action publique locale. Une corrélation entre la
proximité géographique du domicile et du L.A.I.85 étant établie, un renforcement du maillage
territorial est proposé pour une meilleure prise en compte des usages.
Cette proposition suppose que le lieu détermine l’usage, elle remet en cause la nécessité
d’une politique de thématisation des L.A.I., proposée lors de la première étude.
84
En 2000 s’est tenu le sommet de Lisbonne et la « société européenne de la connaissance »
vient se substituer à la « société européenne de l’information et de la communication » ; c’est
le fruit du cheminement du rapport Delors de 1993.
85
Lieu d’Accès à Internet. La dénomination est large et comprend les lieux publics et privés
accueillant un public extérieur.
79
En 2004, pour la troisième enquête, la commande de la Communauté d’Agglomération,
porte sur un travail d’évaluation organisé autour des deux grands objectifs : la réduction de la
fracture numérique et la mise en réseau. L’objectif est plus précis et pratique car la décision
de l’acteur public a été prise de créer un réseau de L.A.I dans le cadre de la politique publique
régionale de création de Cyberbases. L’équipe étudiante est plus réduite comme sa marge de
manœuvre et de propositions. Ainsi le questionnaire, plus quantitatif, à destination des
animateurs, se devait-il d’intégrer tous les indicateurs développés par la CDC-TIC, présents
sur le site portail « Cyberbase ». On trouve ici les limites de l’intérêt de ce type d’enquêtes
qui peut se comprendre fort bien dans le cadre d’un DESS mais qui a apporté peu au projet de
recherche, tel qu’il était défini dans le GRESOC. En revanche, il a beaucoup apporté à la
formation des étudiants (ce qui est le but premier) en les faisant réfléchir sur les indicateurs
choisis, leurs constructions sociales, et les résultats d’un travail d’évaluation selon l’outil
choisi.
Toutefois l’évolution des problématiques de la territorialisation de la politique publique
des lieux d’accès à Internet montre l’étendue du chemin parcouru par les acteurs (usagers
comme porteurs des politiques publiques). Quatre années ont séparé les premières
préconisations des étudiants de la première promotion du DESS et le démarrage effectif de la
mise en réseau des lieux d’accès, quatre années pour que l’on se préoccupe d’évaluation et de
bâtir une méthodologie fondée sur des critères, exercice ô combien délicat !
L’évaluation du succès d’une politique publique est extrêmement difficile en raison de
l’absence d’indicateurs et à cause de la nouveauté de l’objet. L’acteur public gagnerait à revisiter les pratiques de l’éducation nationale qui a depuis longtemps cessé de comparer ses
structures avec les seuls chiffres des résultats bruts aux examens. Ces taux sont comparés aux
résultats attendus avec une pondération selon la socio-spatialisation des cohortes. La
responsable de la DSD du Lot ne cachait pas sa surprise lorsque l’éudiante lui révéla, chiffres
à l’appui, que les femmes étaient les plus nombreuses dans les lieux d’accès à Internet. Elle
avait la juste intuition d’une situation inverse, qui se vérifiait cependant, si l’on comparait le
nombre d‘entrées au public potentiel. Cet indicateur secondaire prouvait la sousreprésentation féminine.
Enfin la question des non-usagers reste extrêmement difficile à cerner pour de
nombreuses raisons : les publics ciblés par les actions publiques se cachent par désintérêt, par
peur, par banale exclusion86. Où les rencontrer et quelle limite éthique à une telle traque ?
Enfin, les porteurs de politiques publiques sont peu motivés à financer des recherches sur un
sujet qui pourraient témoigner d’échecs cuisants.
II. Usages et poids du contexte socioculturel
Dans Géographie et Culture87 (2003), abordant la question des lieux de la
communication immatérielle nous affirmions l’importance de la question de leur inscription
territoriale. Soulignant le volontarisme d’une politique publique qui suit la tradition de
l’ensemble des politiques culturelles depuis 1945, nous nous interrogions sur le débat,
86
Cf. DELAS C., op. cit.
Avec EVENO E., LEFEBVRE A., MANCEBO F., « Déploiement territorial et inscription
institutionnelle des accès publics à Internet », in Géographie et culture N° 46.
87
80
aujourd’hui transposé aux TIC, entre lieux publics et lieux privés. Après avoir montré
l’étroitesse des liens entre l’inscription territoriale des lieux d’accès, les usages qui s’y
développent et l’interaction sociale, nous affirmions que les acteurs publics devraient plutôt
s’interroger sur les formes et les lieux d’interaction sociale co-produits par les usagers que
s’inquiéter sur la durabilité des lieux d’accès.
Toute question concernant les lieux de la communication immatérielle renvoie aux liens
entre organisations sociales et espaces. À une époque où les échanges électroniques sont
supposés déliés de tout ancrage territorial et reliés à l'avènement d'un village planétaire,
l'interrogation sur les lieux semble un anachronisme. Pourtant ce type de communication
n'opère pas en tout lieu, en toute circonstance et en tout contexte de manière indifférenciée.
L'espace ne disparaît pas : il ne devient ni transparent, ni isotrope.
S'il existe des lieux propices à la communication immatérielle et si cette dernière est un
élément de régulation sociale, alors il n'est pas inintéressant de s'interroger sur les conditions
d'apparition, d'appropriation, d'institutionnalisation de ces lieux et de se demander comment
les politiques publiques suscitent l'émergence de tels lieux.
La territorialisation intra-urbaine de l’accès public à Internet témoigne du « fossé
numérique » et montre un renforcement de la position spectatrice des populations
marginalisées. Poussés par la logique économique, les propriétaires de cybercafés ou de salles
spécialisées de jeux en réseau, cherchent des lieux proches de leur marché (adolescents,
étudiants, touristes). Leur clientèle est solvable, formée (proximité des établissements
scolaires et universitaires) voire mobile (tourisme). Centre-ville et espaces sécurisés ont leur
faveur. À Toulouse, l'offre privée est ainsi inexistante à proximité de l’université de lettres,
périphérique et au cœur des quartiers sociaux difficiles du Mirail alors qu’il existe un marché
potentiel élevé.
Les opérateurs publics participent à la dynamique en insérant des accès publics à
Internet dans des locaux préexistants, souvent déjà situés au cœur des agglomérations. Les
rares équipements périphériques sont dus, soit à la présence antérieure d'espaces publics
(Maisons des Jeunes et de la Culture), soit à une volonté politique forte de maillage du
territoire par une collectivité locale (telle la Ville de Brest et les PAPI ou PACA et les ERIC)
ou de l'État (développement du choix du lieu l'implantation des « Cyberbases » par la Caisse
des Dépôts et Consignations).
La territorialisation des lieux semble liée aux usages, ou tout au moins, aux
représentations que les acteurs s’en font, « nobles » ou « vulgaires ».
Or, la question des usages est souvent abordée de manière institutionnelle, « par le
haut »: passeports et autres diplômes de l'Internet, politiques d'apprentissages culturels liées
à la spécificité de tel ou tel ECM valorisent des usages supposés « nobles88 » au détriment
d'usages « vulgaires ». De leur côté, les élus ont tendance à préférer les équipements
culturels à fort pouvoir signalétique89 sans se soucier des usages ou en acceptant, en toute
88
Ainsi sont encouragées ici et là, la consultation de CDroms ou sites culturels du type « Le
Louvre », la création de CDrom ou de site, etc… au détriment des jeux, du chatting, …
89
Est-il « payant » pour un édile de faire du social et de créer un consensus ? La sphère
économique n'est-elle pas systématiquement privilégiée ?
81
bonne foi, comme évidente l'idée que le développement de l'offre doit être abandonné à des
spécialistes90 et ne peut être que bénéfique pour le peuple. Or, une telle politique volontariste,
bien qu'elle repose sur de bons et nobles sentiments, risque de générer de l'exclusion, car elle
oublie voire chasse les autres usages qui se développent sur le terrain….
….Rien de tel dans les accès publics guidés par la logique du marché : ici, on joue en
Intranet, Extranet ou Internet, on cherche des informations, on télécharge des fichiers, on
« chatte », etc. Si l'apprentissage du principal outil de la société de l'information dans ces
lieux n'est guère académique, il est créateur d'interaction sociale : endroits où l'on va en
groupe et où l'on discute91.
La question de la pérennité de ces espaces pousse certains, emportés par une vague
déterministe à croire que leur apparition comme objets, formes urbaines de la « société de
l’information », serait transitoire. À mon avis, ils négligent le poids du contexte social tout
aussi important que l'infrastructure technique. L’exemple de la Corée du Sud illustre très bien
mon propos : bien que plus de la moitié des habitations soient connectées au haut débit, les
third places (ni domicile, ni travail) prospèrent.
Sa forte densité (70 % de sa population vit dans les sept plus grandes villes et dans des
tours proches du DSL) explique des coûts de connexion faibles.
Mais c'est l'importance de la vie sociale pour les Coréens qui explique le succès, entre
autres, des « PC baangs » (salles de jeux en ligne). L'anecdote concernant les love
seat92stations est éclairante : au départ l'usage prévu voulait que le garçon joue pendant que
la fille video-chate. Or, l'usage observé montre deux dérives : d'une part les love seats sont
devenus des lieux de drague classique, d'autre part garçons et filles « video-chatent » dans
les salles de jeux de toute la ville pour se donner des rendez-vous auxquels on peut se rendre
en quelques minutes (interaction avec les autres réseaux de transport à grande vitesse) et où
l'on ne s'assied que si le partenaire vous plaît.
La grande affaire des Coréens est le jeu en ligne93 (70 % des utilisateurs le pratiquent
contre 20 % aux États-Unis). Cette expérience de groupe social oblige les joueurs à se
regrouper physiquement dans un « PC baang » pour certaines étapes du jeu. La valeur
provient de l'interaction et a des répercussions économiques importantes : le piratage n'a
aucun intérêt, l'entraide sociale supplée le service client et la promotion du haut débit est
gratuitement assurée.
90
SAGOT-DUVAUROUX D. : « La qualité artistique est l'unique modèle des décideurs », in
Le Monde, « La politique de l'élitisme pour tous dans l'impasse », 24 mai 2002.
91
Ces remarques, fondées sur les études menées dans le cadre du DESS, ne concernent que la
partie des usagers pratiquant les jeux (à dominante masculine) ou le « chat » (à dominante
féminine), essentiellement jeune, et qui, lorsqu’elle est présente, exclut de fait de ces espaces,
la quasi totalité des autres usagers.
92
Authentique espace « pri-blic » : un banc à deux places avec deux ordinateurs, isolé dans un
alvéole du reste de l'espace.
93
Lineage est le jeu de rôle national : une partie rassemble en moyenne 150 000 joueurs dont
la plupart dans les salles de jeux.
82
À l'opposé, en France, le modèle dominant promeut la diffusion de contenus formatés et
sous droit d'auteur pour développer le haut débit.
Pourtant les usages observés et les sondages montrent qu'Internet est un lieu privilégié
de l'interaction sociale, surtout chez les plus jeunes94: le succès des cybercafés et des salles
de jeu de deuxième génération le confirme. L'exemple coréen, même s'il ne peut être
transposable directement en France, montre que le virtuel et le tangible ne sont pas des
catégories exclusives et qu'il ne faut pas craindre l'autonomie des utilisateurs. Il serait
regrettable que les EPN du secteur public se détournent de cette question, étroitement liée à
leur inscription territoriale et essentielle pour leur pérennité….
Encore une fois, il semble bien que la politique de l’offre, fondée sur l’idéologie
déterministe qui pousse à croire qu’il y a automaticité entre infrastructure, accès et usages,
mène dans une impasse si elle ne sait inventer de nouvelles formes d’accompagnement
d’usages ou d’appropriation des dynamiques d’usages dans l’interaction sociale avec les
publics. Ces formes d’interaction sociale gagneraient à être co-produites avec les usagers.
L’évaluation du programme Equal a opposé des déclinaisons push du programme à des
versions co-construites. Un exemple des premières, standard, proposait à des publics de
jeunes chômeurs ici ou de rmistes là, de découvrir l’outil informatique en apprenant à créer un
curriculum vitae. Inversement, les responsables d’une association de femmes isolées ont
proposé à leur public de déterminer leur propre programme d’apprentissage : elles ont choisi
de simplement raconter leur vie sur Internet. L’e-inclusion était la finalité commune de toutes
ces actions. Bien évidemment si nul n’a retrouvé un emploi à l’issue de ce programme,
l’efficacité sociale a été plus forte chez celles qui ont retrouvé autonomie et début de vie
sociale que chez ceux qui ont « subi un stage de plus », fut-il numérique.
III. D’une expérimentation « satellite-Wi-Fi » aux technologies alternatives à
l’usage.
De décembre 2003 à avril 2005, j’ai mené un programme de recherche sur l’évaluation
des usages des technologies alternatives en milieu rural95. Ce travail s’insérait dans le premier
volet de l’appel à projets (doté de plus de 5 millions d’euros sur 3 ans) lancé par la DATAR
en faveur des technologies alternatives d’accès à l’Internet haut débit au service des
territoires.
94
L'échange de messages est la première activité citée par les jeunes internautes (78 %),
tandis que les parents croient que leurs enfants font leurs devoirs (76 %) ou d'autres
recherches (68 %). Par ailleurs, 55 % des jeunes enquêtés déclarent dialoguer sur les forums
de discussion ou les chats, alors que les parents ne sont que 41 % à le savoir. De même, 39 %
des enfants disent se servir d'Internet pour se faire de nouveaux copains, mais seulement 21 %
des parents sont au courant. Étude réalisée en France par Opinion Way entre le 12 et le 20
mars 2002 sur un échantillon de 466 enfants âgés de 8 à 18 ans et de 405 parents.
95
L’équipe était constituée de M.F. Defosse, consultante, et de V. Fautrero, doctorante à
Télécom Paris.
83
Le plan « RESO 2007 » et le volet « numérique » du Comité Interministériel
d’Aménagement et de Développement du Territoire visaient à promouvoir les technologies
dites alternatives, c’est-à-dire permettant d'assurer une continuité équivalente à celle d’une
boucle locale : réseaux radioélectriques, comme le Wi-Fi, associés ou non à des réseaux mesh,
Courant Porteur en Ligne, technologie satellitaire avec une desserte directe ou comme
infrastructure de collecte.
Jugées « crédibles », par la DATAR, elles apparaissent soit comme alternatives dans les
zones blanches, soit complémentaires ailleurs. « Prometteuses », elles sont supposées « être
un moyen économique de se connecter partout où il n'y a pas de connexion » et sources « à
l’échelle micro-locale … de projets de territoires qu’il convient d’étudier et d’approfondir »
(développement des usages de proximité et des pratiques collectives, généralisation de la
numérisation des équipements publics, offre de nouvelles formes de mobilité, etc.).
« Elles rendent en effet possible l’équipement de territoires situés aujourd’hui dans des
zones mal desservies par les réseaux de télécommunications et elles introduisent de nouvelles
possibilités d’échanges, d’information et d’accès à l’Internet, propices à l’expérimentation
sociale, dans les quartiers, dans les écoles, les services publics locaux, les entreprises et les
foyers. Elles permettent de concevoir de nouvelles modalités de travail sur la fracture
numérique, notamment dans la mise en œuvre de dispositifs locaux de sensibilisation et
d'appropriation des TIC plus efficaces, dans la mise en réseau des quartiers d'habitat social, ou
encore à travers le déploiement de dispositifs de valorisation des usages auprès des publics les
plus en difficulté (téléservices administratifs assistés, portails de quartiers, réseaux
d'échanges, réseaux collaboratifs...).
Cet appel à projets vise à expérimenter des usages spécifiques à ces modes d’accès
alternatifs à l’Internet (réseaux sans fil, boucles locales radio, courants porteurs en ligne...), à
mieux comprendre les dynamiques de mise en réseau local et leur association avec des offres
commerciales d'accès à l’Internet, ainsi que les pratiques et services nouveaux susceptibles
d’émerger. L’appel à projets vise à tester la pertinence économique et sociale des solutions
alternatives apportées par ces technologies dans leur déploiement sur différents types de
territoires, tout en favorisant l’expérimentation de nouvelles formes d’initiatives locales ou
d’usages nouveaux.
L’appel à projets aura également pour objet de favoriser une dynamique de l’offre tout
en proposant un cadre d’identification et de validation de “ bonnes pratiques reproductibles ”,
à partir de l’évaluation qui en sera faite96 . »
Dans ce contexte, le conseil régional Midi-Pyrénées a lancé un plan d'actions « MidiPyrénées à haut débit », sur la période 2003-2006. L'accès aux services à haut débit en zone
rurale figure parmi les priorités. La Région souhaitant développer, avec le PARSI97, une phase
expérimentale sur la base d’une solution innovante combinant un accès satellite et un réseau
local radio, a répondu à l’appel à projets de la DATAR. Pour cette opération, des partenariats
ont été conclus notamment avec le CNES (Centre National d'Etudes Spatiales), qui a pour
mission d'évaluer techniquement la solution mise en place –la liaison satellite – et l’ARDESI
(Agence Régionale pour le Développement de la Société de l'Information) qui va réaliser des
animations autour des usages et évaluer leur développement possible.
96
97
http ://www.recherche.gouv.fr/appel/2003/aptaaihd.rtf, consulté le 19/04/2005.
Le Programme d’actions régional pour la société de l’information.
84
Sous-traitant de l’ARDESI, nous proposions, dans le respect du cahier des charges,
d’analyser les usages de la technologie Satellite-Wi-Fi, leur évolution durant
l’expérimentation afin que le Conseil Régional dispose d'éléments de décision pour étendre le
dispositif.
La méthodologie s'articule autour des points suivants :
a) élaboration de grilles d'évaluation des usages ;
b) construction de repères de travail : outils, méthodes, retours d'expérience avec les
porteurs de projets, les prestataires, les usagers, le commanditaire ;
c) impulsion d’un travail collaboratif avec les usagers dès le démarrage de l'évaluation
avec notamment une identification des représentations des TIC ;
d) évaluation régulière des actions mises en place, des usages développés, des freins ou
verrous technologiques ;
e) proposition d’un ensemble de préconisations.
Quatre questionnaires, suivis d’entretiens ont été passés en face à face avec les 41
expérimentateurs, en quatre moments (avant l’expérimentation puis tous les 4 mois). Quatre
rapports intermédiaires et un rapport final ont été présentés et remis aux commanditaires98.
Les expérimentateurs de la technologie étaient pour une moitié des entreprises, pour
l’autre des associations, institutions ou professions libérales. Aucun ménage n’a été concerné
par cette action.
Les travaux ou études pour le compte de collectivités présentent l’avantage d’offrir au
chercheur une approche concrète et opérationnelle ; la réflexion sur l’action à mener en
matière d’aménagement numérique du territoire régional implique une réflexion prospective
partagée par les partenaires. Cette étude a apporté par ses conclusions sa très modeste part à la
décision prise par le Conseil Régional de lancer un nouvel appel d’offres pour le déploiement
des technologies alternatives, mais cette fois limité spatialement aux 10% de la population
régionale, éloignés à moyen terme de toute offre commerciale de l’opérateur historique. La
« crédibilité » des technologies alternatives paraît confirmée par l’expérimentation, mais
limitée à son volet « alternative spatiale », pour la partie des zones blanches peu intéressantes
pour France Télécom. D’autant que cinq départements sur huit ont signé la charte
« département innovant » et/ou se sont engagés dans des pratiques de DSP pour le Haut
Débit99. Il n’est ni question de complémentarité avec les technologies standard déployés ni de
projets de développement territorial, encore moins d’usages alternatifs.
En revanche il n’est guère aisé de faire partager par le commanditaire et ses partenaires
l’approche théorique et critique nécessaire à tout chercheur.
En effet, très rapidement l’analyse des dynamiques d’usages et des pratiques
d’apprentissages a soulevé les questions des liens entre la qualité de service proposée par
l’expérimentation, les capacités de la technologie utilisée, le modèle économique choisi pour
l’expérimentation et envisageable pour une généralisation du dispositif. L’ensemble de ces
questions ne concernaient certes pas directement notre lot, mais leur compréhension était
essentielle pour analyser les stratégies des usagers, comprendre leurs pratiques, leurs
réticences ou leur enthousiasme devant la technique déployée. Cette démarche suppose
98
99
http ://www.ardesi.asso.fr/, des extraits sont disponibles sur le site.
Au 01/08/2005.
85
d’aborder les problématiques délicates des stratégies commerciales des acteurs privés comme
les pratiques de gouvernance territoriale des acteurs publics. L’élection des trois territoires
d’expérimentation, comme le choix par la Région de France Télécom comme opérateur n’est
pas anodin. L’analyse des jeux d’acteurs permet de déceler des connivences, des alliances ou
des rivalités et de poser des questions de plus en plus gênantes auxquelles la langue de bois a
apporté ses réponses.
Aborder ces questions a supposé un investissement important dans la connaissance de la
technique et une initiation au fonctionnement des modèles économiques. Je me suis très vite
rendu compte que la compréhension de ces questions est très difficile à cause de l’opacité
entretenue par certains acteurs pour des raisons de stratégies commerciales ou politiques et
qu’il était difficile de trouver des interlocuteurs neutres et compétents à la fois.
La position d’un chercheur, en situation de consultant, n’est pas facile pour évaluer la
politique publique de son commanditaire. Comment expliquer que ce dernier n’a pas mené
auprès des expérimentateurs la politique d’accompagnement territoriale, à laquelle il semblait
s’être engagé, et que cet abandon a nui à certains objectifs de l’expérimentation ? Ainsi,
quelques questions que nous avions proposées et qui risquaient de mettre en évidence ces
lacunes ont été écartées des questionnaires par le commanditaire.
La curiosité scientifique et le hasard de rencontres entre chercheurs ont fait naître la
volonté d’approfondir et d’élargir l’analyse des rapports entre technologies alternatives,
dynamiques d’usages et territoires, dans le but de montrer comment les enjeux du
déploiement des technologies alternatives d’accès haut débit modifiaient le jeu stratégique des
acteurs, le(s) marché(s) et les usages.
J’ai enrichi les perspectives de recherches en développant une approche
interdisciplinaire, orientée aménagement/sciences de gestion/technologie avec le GET de
Télécom Paris, puis son antenne toulousaine100, spécialisée dans la technologie satellitaire.
Cette collaboration intègre la théorie de la structuration et l'analyse systémique et envisage la
technologie comme un construit social, comme un élément en interaction avec les acteurs
(entreprises, institutionnels,..) et le territoire dans toutes ses dimensions (gouvernance,
ressources, culture,..). J’ai interrogé les rapports entre géographie et stratégie, la notion
d’environnement territorialisé (VAESKEN, 1996).
La co-direction d’une thèse sur le sujet (« Technologies alternatives d’accès haut débit :
stratégies d’acteurs, d’usages et dynamiques de marché101. ») offre une perspective de
plusieurs années de travail et permet d’intégrer la durée.
Enfin de nouvelles collaborations ont intégré des partenaires privés (EADS Astrium,
Alcatel, etc.). Progressivement d’autres terrains de recherche, situés en zone rurale, ont été
intégrés afin de renforcer la démarche comparatiste et de valider ou non nos hypothèses.
Désormais notre recherche102 s'appuie sur des études empiriques d'expérimentations de
dispositifs de ce type, réalisées dans plusieurs territoires de régions françaises (Sud-Ouest,
100
Je remercie Laurent Franck pour ses précieuses explications techniques.
Valérie Fautrero, doctorante ENST Paris. La thèse est co-encadrée avec Valérie Fernandez
de Télécom Paris et a débuté au 01/01/2005.
102
Des fragments de ces travaux ont été présentés dans divers rapports d’études, colloques ou
revues (cf. Liste des travaux en annexe)
101
86
Bretagne103, Hautes-Alpes) et européenne (projet Twister). Le protocole mêle approche
qualitative, avec une série d'entretiens réalisés en face à face auprès des utilisateurs
(entreprises, institutions, associations) et de différentes parties prenantes des projets et
approche quantitative, (métrologie des usages).
Les travaux adoptent deux points d’entrée (le territoire ou les usages). Je présenterai ici
celui, centré sur l’entrée usages, présenté à Cordes en avril 2005, lors du colloque « TIC et
dynamiques spatiales ». Il s’agit d’une sorte de rapport d’étape, établi en fin
d’expérimentation, qui permet de mettre en place un modèle de recherche et d’envisager une
montée en généralité et une ouverture vers d’autres dimensions laissées jusqu’alors en friche.
Plusieurs problématiques peuvent être associées à l'analyse d'expérimentations de ce
type et à leurs enjeux. La technologie « satellite-Wi-Fi » est porteuse d'incertitudes
techniques qu'il faut pallier « chemin faisant » : le déploiement du réseau répond alors à une
démarche de test and learn pour la configuration de celui-ci. Pour autant et bien au-delà de
ces enjeux techniques, on peut voir dans ces expérimentations nombre de dynamiques
sociales à l'œuvre, portées par le caractère « alternatif » de ces technologies : des jeux
d'acteurs institutionnels (collectivités territoriales), ceux de la sphère marchande (opérateurs
télécom), des utilisateurs qui s'approprient ces dispositifs « immatures » comme des
technologies stables, tout en y associant dans certains cas une forme sociale de
régulation…C'est cette technologie « à l'usage » dont nous nous proposons de rendre compte
ici.
La deuxième partie du titre du chapitre, référence aux travaux d'Orlikowski (2000),
marque l'inscription de ce projet dans le courant « structurationniste » pour analyser les
dynamiques d'adoption et de diffusion d’une technologie, envisagée en tant qu’ « hybride »
(LATOUR, 1991) où convergent caractéristiques techniques (les objets qui constituent le
réseau) et sociales (prises au sens plus large car englobant des questions politiques et socioéconomiques). Le dispositif technique est envisagé comme un artefact sociotechnique, en
interaction avec les acteurs (entreprises, institutionnels,..) et le territoire. L'unité d'analyse que
constitue le territoire, défini en référence aux travaux de Kotkin (2000) et de Brunet (2001),
est au cœur de l'approche structurationniste proposée. C’est la pierre apportée à l’édifice
scientifique par le géographe. L’espace est un construit social permanent avec ses dynamiques
spatiales héritées (inscription de l’Histoire) qui reçoit les innovations techniques, (les déforme
et est déformé par elles) et produit des cultures d’usages. L’entrée par les usages ne peut faire
l’économie d’un détour par l’analyse des attributs territoriaux.
Deux courants de recherche sont ainsi au croisement de notre modèle de recherche :
l’approche systémique des territoires et le courant structurationniste. Le courant
« structurationniste » forme un ensemble assez hétérogène104s'articulant autour de quelques
idées centrales.
103
J’ai pris part au programme Odette en 2004 (Organisation des Echanges Technologies
Territoires), ENST Bretagne.
104
D’une part, cette théorie ne traite pas directement des organisations mais plutôt des
relations entre les individus appartenant à un système social et la structure sociale de ces
systèmes (ROJOT, 1998). La théorie de la structuration a été transposée à l'analyse des
organisations qui peuvent être considérées comme un cas particulier de système social.
87
1) Le caractère « flexible » de la technologie. Elle est à la fois force objective et
produit d'une construction sociale. S’il y a une « flexibilité » dans le design et
l'usage de la technologie, cette « flexibilité interprétative » est conditionnée par les
caractéristiques matérielles de la technologie et le contexte institutionnel.
Orlikowski qui s’appuie totalement sur Giddens (1992) parle de « flexibilité
interprétative ». On peut voir une filiation avec le concept d' « équivocité »
développé par Weick (1990) ;
2) L'esprit de la technologie, « artefact matériel » qui véhicule des valeurs ;
3) La dynamique d'appropriation. Réifiée et institutionnalisée (ORLIKOWSKI, 2000),
la technologie reste, de façon continue, physiquement et socialement construite,
dans un processus de structuration dynamique, « encastré » historiquement et
contextuellement. L'appropriation de la technologie par les acteurs est symbolique
ou productive et dépend de l'interprétation qu'ils font de cet outil (FLICHY, 1995).
L’objet technique ne se diffuse pas de manière univoque, faisant abstraction du social et
du territoire. Les adoptants (les usagers) coopèrent à la construction de l’objet technique dans
toutes ses dimensions (culturelle, idéologique, technologique ou sociale). Après avoir un
moment considéré les réactions des adoptants comme un « bruit » (FLICHY, 1995), la
sociologie de la diffusion, avec Everett (1983), parle de ré-invention du dispositif technique
par les usagers. Il ne peut donc y avoir de modèle unique. Il est par conséquent important
d’analyser et de comprendre ce qui motive le choix des acteurs, d’en saisir d’une part les
rationalités (d’où l’importance de l’approche ethnologique) et d’autre part les situations qui
peuvent mêler logiques de coopération et de conflit. Se rencontre ici une des limites de la
sociologie de la traduction qui place sur un plan équivalent concepteurs et usagers, niant le
rôle de positions sociales différentes (d’où parle t-on ? Qui est-on ?). Prenant le parti de
s’intéresser aux conditions de production de la science, cette sociologie a eu tendance à laisser
sur le côté les questions liées à la diffusion et aux usages105.
Le structurationnisme permet une compréhension « située » du dispositif technique et
de ses usages dans les systèmes sociaux que constituent les territoires d'expérimentation.
Cette interprétation dépend des caractéristiques de la technologie, de celles des acteurs mais
aussi du contexte. Envisager les acteurs (les promoteurs et les usagers de la technologie) et le
contexte, renvoie à un cadre d'analyse spécifique, le territoire. « L’hypothèse fondatrice est
qu’il existe des espaces distincts, dotés d’une structure spatiale particulière, et que cette
différence est produite et entretenue par un système d’actions régulé, nanti de boucles de
rétroaction suffisantes pour en maintenir la structure, ou la développer. Le géographe ne peut
prétendre connaître un espace que lorsqu’il en analyse non seulement l’organisation spatiale,
L’hétérogénéité de ce courant tient d’autre part au caractère plus ou moins fidèle aux concepts
développés par Giddens, des approches développées ultérieurement dans le champ du
management des systèmes d’information.
105
La notion de réseau, telle que l’entendent Callon et Latour me semble de plus peu
innovante par rapport à des approches antérieures qui montrent que les faits techniques ou
scientifiques sont la résultante des jeux de pouvoir. Pour le meilleur et souvent le pire, cette
théorie sert en fait à cautionner les jeux de pouvoir dans le champ scientifique !
88
mais encore le système des acteurs et des actions, le mode de production même106 . »
(BRUNET, 2001).
….Nous ferons l’hypothèse que s’il existe un certain nombre de modèles territoriaux,
ces derniers interagissent différemment selon leurs structures avec les acteurs et l’innovation
technique. La dimension territoriale est une des clés de la cristallisation sociale de tout
l’artefact technique avant sa réification sous forme de boîte noire.
Après une présentation du protocole de recherche et des cadres d'analyse mobilisés et
une analyse du contexte d'émergence du dispositif « satellite-Wi-Fi » en tant que technologie
« crédible », notre travail se focalise sur les dynamiques d'usage et les dynamiques
d'appropriation. Si la question de l'économie du dispositif technique est importante, le cœur de
notre étude se structure autour des dynamiques sociales à l'œuvre dans la diffusion de cette
technologie. L'objectif de notre recherche est d'identifier le processus interactif de coproduction des usages par l'ensemble des acteurs du système territorial : est-il l'élément clé
qui permet d'identifier la dynamique d’adoption d'une technologie alternative ? Les
interactions du système territorial expliquent-elles des modalités diverses d'appropriation de la
technologie et de la diffusion de l'innovation ?
Les dynamiques d’usage107 montrent des modalités territoriales de consommation
différenciées, bien que quel que soit le modèle territorial, l'intensivité d'utilisation ait
augmenté. Les néophytes « s'y mettent » et les experts accroissent leur palette d’usages. Le
différentiel d’usages est lié aux degrés de compétences et des besoins des structures, autant de
facteurs qui différencient les territoires.
Vers une nouvelle géographie des liens et des réseaux ?
Le postulat de départ supposait que la technologie Wi-Fi était porteuse de deux vertus
complémentaires : d’une part, elle devait densifier le réseau social préexistant, d’autre part,
elles était créatrice de liens nouveaux, locaux, citoyens et alternatifs. L’opérateur de
télécommunication et les pouvoirs publics avaient prévu à cette fin un dispositif technique
spécifique (un serveur local sur le territoire où la demande était la plus forte, une mise à
disposition d’outils collaboratifs, des animations sur site, etc.).
Mais le bilan de l’expérimentation laisse apparaître des résultats en décalage par rapport
aux attentes. Si les trois territoires ont chacun densifié leurs liens avec le monde, en revanche,
ils n’ont créé ni liens numériques entre eux, ni liens numériques internes. Cependant des
106
Pour Brunet (1975), quatre grandes forces en interaction décrivent la structure d’un
système territorial : la population, l’information, les ressources et le capital, produit de
l’interaction entre les moyens de production et les trois premiers facteurs. Il introduit la notion
de « commande » du système que nous proposons d’assimiler au concept de gouvernance.
Qu’ils soient plus nombreux et choisis en fonction des hypothèses de recherche, les attributs
territoriaux peuvent se réduire à ces quatre entrées.
107
Nous entendons par « usage », ce que les individus font effectivement des objets
techniques, dans un contexte social donné, Proulx (2001).
89
différences d’usages se remarquent et peuvent s’expliquer par l’interaction entre certaines
caractéristiques du dispositif technique et la nature des réseaux sociaux préexistants.
La diffusion de la technologie alternative s’est confondue avec la diffusion du haut
débit, voire pour certains expérimentateurs avec la diffusion d’Internet. Aussi il n’est guère
surprenant de constater que les trajectoires d’usages ont conduit l’ensemble des structures
(entreprise, institution ou association) à utiliser Internet comme outil de substitution aux
autres moyens de communication, diminuant l’usage du fax, du téléphone, du courrier postal,
et les déplacements physiques. Les entreprises du granit108 ou du multimédia devaient, avant
l'installation du haut débit, envoyer des cédéroms de données (photographies, maquettes
vidéo,…) par le service de La Poste. Désormais, cette opération se réalise par l’envoi d’un
simple mail augmenté de fichiers.
L’accès en ligne à des revues, journaux et annuaires téléphoniques entraîne l’abandon
de l’abonnement papier. Le recours aux services traditionnels de proximité s’est ainsi quelque
peu modifié même si certains reconnaissent qu’Internet a généré de nouveaux déplacements
mais ni vers les mêmes lieux ni vers les mêmes partenaires qu’avant. Ces nouveaux flux
correspondent souvent à un élargissement des marchés ou de la sphère d’influence des
partenaires.
Le développement du e-commerce et les modifications des relations avec les partenaires
illustrent ces modifications. Tous, entreprises, associations ou institutions utilisent le Web
pour « voir, surveiller » partenaires et/ou concurrents. Or un meilleur accès à l’information
peut avoir des conséquences géographiques. Une rupture du lien avec le fournisseur
traditionnel, généralement situé dans l’espace proche, au profit d’un lien établi par le canal du
Web avec un intermédiaire plus éloigné. Le changement d’intermédiaire est d’autant plus aisé
que l’expérimentateur est « urbain109 » et/ou que le bien est basique (billets d’avion, livres,
services de transport, etc.). Si le développement de l’achat en ligne est un bon indicateur
territorial des usages et pratiques les plus avancés, il menace paradoxalement l’activité de
services publics (La Poste) et des entreprises traditionnelles locales ou régionales de ces
mêmes services.
Si les différences de pratiques varient considérablement d’un territoire à l’autre mais
aussi selon la nature des organisations, nous émettrons comme première hypothèse explicative
que plus le système territorial est ouvert, plus les acteurs sont « urbanisés », plus les
intermédiaires traditionnels sont les perdants de cette recomposition des échanges et plus les
liens avec l’espace proche sont rompus.
À l’inverse, les notions de confiance, de relations sociales profondes sont invoquées par
les acteurs des systèmes les plus fermés et traditionnels : « on les connaît », « on a confiance,
on a l’habitude », « on n’est pas des machines ». Toute une série de propos qui laisse
apparaître en filigrane une méfiance pour la technologie, voire une pointe de rejet d’une
certaine déshumanisation, liée peut-être au discours dominant. Là, les effets de substitution
sont moins sensibles et les liens traditionnels avec l’espace proche sont préservés, au moins
pour un premier temps.
108
On retrouve dans le panel une partie des entreprises du SPL étudié en 2001.
Au sens d’une plus grande acculturation aux profils de consommation urbains : être moins
fidèle à son fournisseur. Les « néo-ruraux »ne sont pas les seuls concernés.
109
90
Mais nous formulerons une seconde hypothèse explicative, liée à la nature des réseaux
sociaux territoriaux préexistants.
Le territoire110 qui présentait la demande potentielle de bande passante la plus forte et
avait manifesté une demande pour développer des usages alternatifs a été doté d’un serveur
local qui n’a pourtant jamais été mis en service. Or l’association locale de développement et
les professionnels des services et du multimédia s’étaient structurés dans un lobbying efficace
élargi à la commune voisine pour obtenir l’ADSL. L’incapacité à créer du développement
social tient à la force même de cette association : il s’agissait d’un réseau territorial
d’entrepreneurs « néo ruraux » pour l’essentiel, peu ou mal ancrés sur le territoire, qui ont
joué une stratégie individualiste limitée à la logique de leur entreprise : s’associer, réseauter
pour obtenir le haut débit et partager éventuellement des marchés. Une fois l’ADSL obtenue
sur la commune voisine, l’association a commencé à se déliter ; les liens établis avec
l’opérateur se sont limités à demander davantage de bande passante ou à s’occuper activement
de la migration vers l’ADSL à la fin de l’expérimentation.
Le troisième terrain offre un modèle différent avec un fort réseau professionnel de type
SPL granit. Les notions de confiance et de proximité restent fortes tant dans les échanges
marchands (peu de changements d’intermédiaires) que pour les services non marchands. Ainsi
pour résoudre les incidents techniques, on préfère recourir au référent local plutôt qu’au
centre d’appel de l’opérateur ou au forum d’utilisateurs. Là, les échanges locaux n’utilisent
pas le canal du Net. Le téléphone et les relations en face à face restent privilégiées par les
expérimentateurs. Ces pratiques ne signifient en rien un rejet de la technologie (fax, mobile,
machine à commande numérique font partie de l’univers familier des entrepreneurs et sont
largement utilisés).
Les dynamiques d’usages témoignent même de l’extension du réseau aux proches par
percolation dans l’espace : le voisin vient s’inscrire sur Internet à un concours. L’effet
« club » du Wi-Fi est patent, mais utilise surtout les canaux de la communication plus
traditionnels. Paradoxalement, il s’agit du territoire sur lequel les indicateurs relevés pendant
l’enquête présentent des caractères de « retard » , qui densifie plus fortement les liens
sociaux…grâce à un usage culturel de la technique.
Le Wi-Fi présente donc des modalités d'apprentissage spécifiques s’appuyant
notamment sur le réseau social et se faisant « hors marché ». Cependant, cette dynamique
s’observe seulement sur le territoire le plus fermé, celui des néophytes; les usages restent
« standards » comme les services proposés. Cette technologie est perçue par les utilisateurs
comme une « boîte noire » (QUERE, 1989), comme l’ADSL.
Alors que la technique est encore en phase de concrétisation (SIMONDON, 1989) et de
négociation de son cadre de fonctionnement (FLICHY, 1995), opérateurs et pouvoirs publics
la promeuvent comme une boîte noire (technologie crédible) apportant « simplement » le haut
débit là où il n’est pas encore ou ne sera pas à moyen terme. Est-ce cette « vision
organisante » qui explique que les usages développés ne soient en rien « alternatifs » ? Nous
avancerons ici que les utilisateurs, en partie conditionnés par ces représentations, pensent
mais veulent aussi, simplement avoir du haut débit et non participer à la grande aventure des
technologies alternatives.
110
Comme Caylus, Marciac présente un profil similaire.
91
2.3. Territoires et TIC
Ce chapitre rassemble la présentation de dix travaux (cf. annexe) qui placent l’approche
territoriale au cœur de la démarche de recherche. Cette suite d’études empiriques tente de
saisir les enjeux de développement économique et social pour les acteurs territoriaux et
d’étudier l'articulation de complexes jeux d'acteurs publics et privés avec des territoires
différenciés par une inégale accessibilité aux infrastructures, aux services ou aux usages. Les
terrains de ces recherches portent autant sur les territoires ruraux qu’urbains et abordent sous
cet angle les questions de la polarisation/dissémination et distance/proximité.
La problématique commune à toutes ces contributions est d’analyser comment les
stratégies territoriales jouent de la technologie (les réseaux techniques d’une part et les
compétences connexes d’autre part). Les acteurs territoriaux s’approprient la technologie dans
des dynamiques territoriales préexistantes voire en créent de nouvelles ou au contraire en font
disparaître. Gottmann (1977) a déjà montré cela en étudiant la diffusion du téléphone.
Adopter l’entrée territoriale signifie ici, partir des points de vue des acteurs territoriaux, de
leur imaginaire comme de leur volonté stratégique de s’approprier la technique pour
transformer leur territoire et le « situer » dans la compétition mondiale. Le thème du
développement territorial est lié aux mythes supposés des TIC, relayés par les politiques
publiques et l’idéologie de leurs appels d’offres. L’objet des acteurs territoriaux peut se
résumer à la volonté de différencier leur territoire des autres en captant un avantage décisif de
situation. On retrouve la problématique de la rente foncière, avec le couple terre/irrigation
remplacé par territoire/technologie, développé plus haut.
Ce thème de la diffusion des infrastructures et des usages, si l’on dépasse la question de
la fracture numérique, soulève celle de l’utilité (sociale ou économique) pour les populations
des outils numériques, et interroge la problématique de la gouvernance territoriale et des
« territoires de projets », valorisant les compétences et les connaissances territorialisées.
L’analyse des interactions entre innovation technologique et territoires fait l’hypothèse de la
construction de modèles territoriaux.
Les conclusions tirées de ces recherches tiennent compte de l’effet de filtre, lié au choix
des terrains étudiés qui sont dans la plupart des cas des territoires dont les acteurs ont
développé une politique volontariste vis-à-vis des TIC. De nécessaires contre-points ont donc
été analysés, surtout dans l’espace rural, il est vrai.
Après une description synthétique de ces travaux, je proposerai en conclusion quelques
interprétations.
I. Villes et nouvelle économie
Cet article théorique aborde les mythes de l’« antigéographie », soulevés par la dernière
vague d’innovations techniques, dont les postulats sont basés sur le déterminisme
technologique et les fameux effets de réseau. Or, s’il est exact que les réseaux connectent les
territoires, ils ne sont pas la clé du changement économique et social. Ils offrent des possibles
dont les acteurs se saisissent ou non, et ce, en fonction de leurs ressources territoriales.
« Technology is knowledge » comme le rappelle J. Mokyr (1990). C’est le dynamisme
92
culturel d’un territoire qui fait que ce dernier saura développer une technologie et en capter
tous les avantages.
La révolution technologique paraît une réalité dont ont témoigné en premier lieu les
services financiers et maintenant l’ensemble des autres secteurs de l’économie. « Nous
voyons une nouvelle économie se développer au cœur même de l'ancienne : elle résulte de
l'utilisation d'Internet par le monde des affaires à ses propres fins dans d'innombrables cas
particuliers (CASTELLS, 2001) ». Le boom des téléservices en est une illustration.
Le terme de « nouvelle économie » renvoie à une thèse et à une réalité économique.
Nous incluons dans ce vocable toutes les entreprises et emplois liés aux secteurs de
l'informatique, des télécommunications, des biotechnologies et plus largement de
l'information. La définition est plus large que celle de « net-économie » mais moins
englobante que celle de Porat (1976).
La thèse supposait l’émergence de nouveaux principes économiques (dont la fin des
cycles économiques et l’avènement de la transparence), remise en cause depuis l’éclatement
de la « bulle ». Que penser aujourd’hui de ce sujet toujours controversé ? Il y a toujours eu
depuis la révolution industrielle, des « nouvelles économies » avec bulles spéculatives, crises
boursières, puis une phase de consolidation qui permettait à l’innovation de profiter de
manière différenciée aux sociétés. Comme le rappelle l’historien de l’économie Ken
Pomeranz (2000), les différences de niveau de vie entre les civilisations de l’Eurasie,
relativement faibles avant la révolution industrielle, se sont considérablement creusées à la fin
du XIXème siècle.
La « nouvelle économie » est en fait une nouvelle vague d’innovations qui va demander
du temps pour pénétrer toute la société. Elle s’est banalisée (CARR, 2003) certes, mais
continue de créer de la valeur et reste donc essentielle pour la compétition entre les entreprises
et entre les territoires.
…on ne peut s'interroger sur les aptitudes des villes ou des régions à s'approprier les
nouvelles techniques, sans privilégier la problématique de l'appropriation de la technologie
(formation, usages nouveaux, etc.) par les différents acteurs (populations, chefs d'entreprises,
élus, etc.), que l'on évoque le « fossé » ou la « fracture » numérique, le « climat favorable »
ou l'écologie d'un territoire.
Beaucoup de conditions doivent donc être réunies pour qu’un territoire métropolitain
profite de la nouvelle donne issue de l’économie des TIC et puisse mette en valeur son capital
cognitif. Si l’on suit M. Volle (2000), la nouvelle économie serait avant tout une économie de
la compétence, renforçant de facto la métropolisation.
De nombreux auteurs insistent sur le fait que le déploiement des TIC dans les sociétés
développées a, ou aura, de profonds impacts sur les hiérarchies urbaines. En accroissant la
flexibilité des organisations et la volatilité des localisations géographiques les TIC feraient
émerger une carte des villes internationales resserrées autour des « capitales
informationnelles ». En jouant dans le sens de la mondialisation, les TIC font émerger la
nécessité de « nouveaux lieux », dans lesquels, selon Guy Loinger (1998), « les coûts de
transaction sont les plus faibles et les externalités collectives les plus fortes », ce qui amène
l’auteur à considérer que l’une des caractéristiques majeures de ces espaces d’appui ou relais
de la mondialisation sont des « espaces rares à l’échelle mondiale [...] parce que le degré de
93
complexité de leur organisation est le plus élevé, au sens où la densité et la variété des réseaux
sont les plus importantes et les interactions entre les réseaux sont les plus fortes. » D’où la
question : qu’est-ce que la présence des TIC sur un territoire peut apporter en la matière ?
II La localisation des centres d’appels dans l’agglomération de Bordeaux.
Une fois rappelées les logiques de localisation des entreprises, favorisant la
métropolisation des téléservices,111 cet article met en évidence au moyen d’une carte à
l’échelle de la France les structures spatiales principales : la polarisation parisienne et la
création récente de bassins géographiques spécialisés selon les stratégies d'accueil mises en
place par les villes et les régions qui montrent qu’on est massivement en politique publique de
l’emploi.
Ainsi, Aquitaine et Rhône-Alpes sont sur-représentées dans les domaines liés aux
technologies et aux télécommunications (respectivement 30 et 29 %), la vente par
correspondance et la finance sont très présentes à Lille, et les assurances à Rouen et à Niort.
L'Île-de-France domine, mais le mouvement de déconcentration, amorcé ces dernières
années, se poursuit principalement au bénéfice des villes moyennes, « à portée » de Paris.
L’essentiel de la démonstration analyse la stratégie suivie par les acteurs territoriaux de
la métropole bordelaise qui ont parié sur le développement des centres d'appels dans le
contexte d'une concurrence planétaire de plus en plus vive.
La base de recherche provient d’une série d’entretiens réalisés en 2002, in situ avec des
responsables de plateaux et de structures de développement local.
L’agglomération avait été ignorée par la première grande vague de développement des
centres d’appels (1995-1998). La ville attirait peu ce type d’entreprises car elle souffrait de
nombreux handicaps : son offre foncière adaptée était insuffisante, aucune politique locale de
formation de la main d’œuvre n’existait et les acteurs locaux se désintéressaient superbement
de l’économie des téléservices. Le changement se manifeste en 1998, avec la création d’un
groupe de réflexion qui va se focaliser sur les centres d‘appels.
En fait, la métropole bordelaise ne manquait pas d’atouts concurrentiels :
-l'importance du campus universitaire, garantie d’un renouvellement annuel de la main
d’œuvre;
-le taux de chômage élevé (15%), garantie de ressources pour les entreprises;
-l'influence et l'image de Cofinoga (ancien et plus grand centre d’appel de France qui
gère les cartes de crédit) qui a conféré à l'agglomération une certaine antériorité;
-l'accent chaud du sud-ouest , réputé favorable, « contrairement au Marseillais »;
-la culture d'entreprise locale : Toyota (victime ailleurs du turnover) aurait, avant
d'opter pour Valenciennes, présélectionné Bordeaux pour la fidélité de la main d’œuvre à
l'employeur (« culture de la vigne »).
-la qualité de la vie, gage d'une meilleure stabilité du personnel;
-un militantisme syndical faible;
-des coûts inférieurs (salaires, immobilier, recrutement…) à ceux de la région
parisienne;
-une « diaspora bordelaise » très présente dans le milieu parisien des centres d'appels.
111
Cf.« Géographie des centres d’appel » in Réseaux, Hermès, Paris, N°119, sept. 2003.
94
Au milieu des inévitables arguments liés au marketing territorial (qualité de vie et
culture locale favorable et niveau de chômage important pour une main d’œuvre à niveau
scolaire élevé Bac+2 qui ne veut pas quitter la région), la plupart des éléments, comme la
« diaspora bordelaise », constituent une écologie favorable à la stratégie de développement
territorial. Mais il restait à supprimer les verrous identifiés plus haut.
La rareté de l’offre immobilière créait une tension avec les entreprises désireuses de
s’installer. « On ne nous laissait que quelques semaines entre la décision de venir et
l’ouverture ». Le B.R.A. (Bordeaux Region Development Agency) doit initier la coopération
entre des collectivités locales, plus habituées à la concurrence. Cette politique trouve son
aboutissement dans la création d’un centre d‘appels relais, à l’occupation provisoire (23 mois
maximum) mais génératrice des aides publiques européennes. En contrepartie des aides,
l’U.E. exige la présence d’offres de service haut-débit d’au moins deux opérateurs de
télécommunication.
Les employeurs bordelais recrutaient jusque dans les formations toulousaines. Aussi une
politique régionale de formation avec des partenaires publics et privés (CCI/MEDEF) ouvre
des sections de téléopérateurs et de superviseurs. Mais l’élaboration d’un programme
commun de formation reste impossible vu la diversité des besoins des entreprises.
Le responsable de Libertycontact, outsourcer, explique avoir choisi de venir à Bordeaux
pour son bassin de main d’œuvre, ses formations locales et l’existence d’une solution
immobilière, « bâtiments livrés rapidement, avec des infrastructures télécoms fiables, bien
reliés aux systèmes de transports et avec de la restauration rapide à proximité. »
Les logiques de localisation intra-urbaines montrent que l'espace métropolitain
privilégié par cet aspect de la « nouvelle économie » se situe en périphérie urbaine, dans les
zones d'activités à proximité des autres grands réseaux de communication (rocades, aéroports,
etc.) et de commodités propres à la main d’œuvre employée.
Elles se concentrent principalement en périphérie de la ville de Bordeaux, Pessac et
surtout Mérignac (zone de l'aéroport). Les responsables de plateaux demandent des cartes de
desserte et de services de proximité (crèches, commissariat, restauration rapide,…) car il leur
est nécessaire de fidéliser la main d’œuvre pour éviter toute tension sur les salaires et le turn
over. Les ressources humaines comptent pour 70 % du coût. De plus, l'offre immobilière
disponible et pré-équipée (câblage, etc.) se situe souvent dans les zones d'activités
périphériques.
Les rares exceptions rencontrées s'expliquent par le poids de l’histoire (le coût de sortie
du centre peut s’avérer alors élevé) ou bien par un effet de politique publique, mise à
disposition de friches industrielles, louées souvent à des tarifs inférieurs à ceux du marché.
Mais la stratégie territoriale doit être en constante adaptation avec les stratégies des
opérateurs des territoires concurrents (phénomène des délocalisations) et la combinaison de
ressources territoriales qui ne sont pas extensibles à l’infini. Celle-ci s'oriente désormais vers
les centres à valeur ajoutée, de taille moyenne, créneau où la concurrence en 2003 restait
essentiellement nationale.
95
III. A la recherche d’un modèle de « territoire numérique »
Mes premiers travaux112 sur l’agglomération de Castres-Mazamet, tentent de donner des
pistes pour comprendre les conditions nécessaires pour qu’un territoire bifurque d’un modèle
de développement basé sur des industries traditionnelles vers un modèle axé sur les TIC. Il
s’agit d’un travail avant tout empirique avec une petite dimension comparatiste.
Je propose d’en grouper la relecture avec deux autres textes qui traitent d’un sujet
proche : les cas de deux territoires fun, Arles et Caylus/Saint-Antonin-Noble Val.
A Castres, des acteurs territoriaux décident une politique volontariste de regroupement
d’entreprises liées aux TIC, en le fondant sur deux hypothèses pour le moins paradoxales :
- la fin de la distance et de l’enclavement, grâce aux TIC, censée équilibrer les logiques
d’agglomération ;
- la création d’un système écologique attractif censé assurer la compétitivité du
territoire.
Gardant mon approche systémique, je formule l’hypothèse que l’articulation des
éléments-clés d’explication dépend probablement autant de l’échelle spatiale que de l’idéaltype et de la situation du territoire. Mon but reste l’évitement d’une lecture trop idiographique
pour approcher la nomothétie.
Cette période est l’occasion de commencer une revue de la littérature de l’économie
spatiale et d’approfondir ma réflexion sur le capital social territorial et ses interactions avec
les réseaux. La notion de capital social renvoie aux thèses de Pierre Bourdieu et Robert
Putnam, et met en exergue les notions de « culture commune » et de « réseaux d'acteurs ».
Rattachées à un territoire où les individus ont le sentiment d'appartenir à un destin commun,
de partager les mêmes valeurs ou normes, elles facilitent leur coopération territoriale. Le
capital social, selon Bourdieu, est un acquis individuel ; pour Putnam (1995), il se définit par
une approche communautaire: l'individu, acteur de son milieu, tisse des liens et se met au
service de son milieu, par crainte de perdre les avantages dont il bénéficie. Pour
WOOLCOCK (2000), « le capital social fait référence aux normes et aux réseaux qui
facilitent l’action collective ». S'il élimine la notion de « confiance » de la définition du
capital social, il insiste sur « le contexte institutionnel dans lequel ces réseaux baignent,
particulièrement sur le rôle de l’État ».
Caylus/Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn et Garonne) est un territoire « rural » de 3.500
habitants, Arles (Bouches du Rhône), une ville moyenne de 50.000 habitants. Nous
caractérisons ces espaces comme des territoires fun. Nous appuyant sur les travaux de J.
Kotkin (2000) ou de Florida (2002), nous entendons par territoires fun, des territoires ruraux
ou urbains qui offrent outre la classique « qualité de vie », une image du lieu, un charme, une
histoire, un passé culturel, qui associés, contribuent largement à attirer les entreprises du
112
(avec M. VIDAL), « Le bassin de Castres-Mazamet, d’un bassin traditionnel au
développement par les TIC », RERU, N°3, (juillet 2003) ; : « Discours, pratiques et
"fractures" à propos d'une agglomération numérique ? La Communauté d'Agglomération de
Castres-Mazamet. », in TIC et société (Dir. G. Tremblay & B. Miège), Presses de l’Université
Laval, Montréal, (oct. 2003) ;
96
secteur du multimédia. Ces deux territoires jouissent d’une bonne image mais, comme
Castres-Mazamet sont aux prises avec les problématiques classiques du développement :
comment, non seulement conserver population et entreprises mais encore devenir attractif et
compétitif ? Ainsi, les logiques déployées visent à attirer et fixer des entreprises de contenu113
sur des territoires aux prises avec la concurrence des métropoles voisines. Ici, un projet
d’équipement haut débit couplé à un programme de développement des usages et d’offre de
services est mis en place. Là, les acteurs construisent une stratégie de développement fondée
sur l’économie des TIC en créant un pôle urbain numérique et culturel attractif.
Sur l’ensemble de ces territoires, des logiques bottom up et top down s’entrecroisent,
des associations professionnelles se sont constituées, des projets sont négociés avec les
porteurs de politiques publiques114.
Si la perspective de l’homogénéisation spatiale reste largement un mythe théorique, les
réseaux participent à la recomposition des termes de la compétition entre les territoires. Les
territoires les plus dynamiques menacent de capter les flux et les activités aux dépens des
autres. Participer dans les meilleures conditions à la compétition économique mondiale
nécessite d’être inclus dans la géographie des réseaux. Toute une littérature apparaît vers la
fin des années 70 sur les régions qui gagnent et réfléchit sur la répartition spatiale des
nouveaux pôles de développement (cf. Biblio et partie II). On peut se référer à l’ouvrage
codirigé par Benko et Lipietz, « Les régions qui gagnent » (1992) qui confrontent les modèles
de Coase-Williamson et le modèle des économistes de la régulation pour tenter d’expliquer
l’apparition de points d’ancrage dans l’« espace », que sont par exemple les districts
industriels. Les premiers mettent en avant une vision microéconomique du développement
endogène (économies d’agglomération, de proximité, atmosphère territoriale) alors que les
autres expliquent la différenciation de la hiérarchisation de l’espace par la crise du
« fordisme ».
Si les réseaux organisent les différences de potentiel entre territoires, fluidifiant
informations, produits primaires ou manufacturés, services, compétences ou main-d'œuvre
(DUPUY, 1991), l’interaction réseaux / territoires nous amène à rappeler toute une série de
questions théoriques nécessaires pour comprendre l’organisation de l'espace et ses
structures.
a) une forte tendance à la métropolisation,
b) les liens entre les lieux sont déterminés par les opportunités de coopération entre les
systèmes d’acteurs, ce qui tend à effacer les rugosités de l’espace, donc la distance.
113
Les entreprises de services étudiées ici appartiennent au secteur TIC de production de
contenus. Par entreprises de contenu, on entend les entreprises du multimédia et de l’Internet ;
le secteur est délicat à définir tant les entreprises sont hétérogènes et exercent simultanément
plusieurs métiers (Conception, réalisation, animation de sites Internet, conception de cdrom,
de DVD, de film, conseil, communication, hébergement, développement d’applications
interactives, ingénierie de synthèse, numérisation, etc.).
114
Veltz parle de « coévolution complexe » entre les stratégies des firmes et les dynamiques
des acteurs territoriaux.
97
c) pour être dans le jeu, les territoires doivent être dotés de réseaux de
télécommunication performants mais aussi connectés aux autres réseaux de transport à grande
vitesse,
d) la technologie est adoptée de manière différenciée par les acteurs territoriaux : les
sociétés peuvent aussi bien s’opposer à la diffusion de l’innovation (existence de « verrou »
socio-économique) ou bien au contraire la faciliter (politiques publiques de déréglementation,
d’équipement ou de formation des populations).
Les études empiriques permettent de dresser une première typologie des projets TIC :
simple déploiement d’infrastructures ou de lieux d’accès dans la perspective du déterminisme
technologique ou bien construction holistique d’un projet de développement territorial comme
l’affichaient les responsables de la Communauté d’Agglomération de Castres-Mazamet, puis
d’Arles et de Caylus.
S’il faut être prudent avec les termes « effet » ou « impact » des TIC, élus et
responsables territoriaux, portés par le marketing territorial, s’appuient sur la théorie
déterministe des effets structurants des TIC qui suppose que toute amélioration de l'offre
technique, entraîne une augmentation de l'attractivité des territoires irrigués. « L’évidence est
là : l’économie moderne recherche la vitesse. Les entreprises, porteuses d’emploi, s’installent
dans les " couloirs " (vallées, littoraux) et près des autoroutes, des TGV, des aéroports ... Ce
que les géographes appellent les " équipements structurants "…. Mais il existe un autre
désenclavement, celui des TIC : les Technologies de l’Information et de la Communication.
Invisible et ultra rapide, il ouvre aux quatre vents du monde par la fibre optique et le satellite.
…Ce sera un outil citoyen pour créer de la richesse économique, de l’emploi et lutter contre
l’inégalité sociale. L'Agglomération de Castres-Mazamet a pris une longueur d’avance :
l’objectif est en train de se réaliser. Ce n’est plus une utopie, mais une réalité qui souhaite
jouer tout son rôle au sein des réseaux du département et de la région »115.
Peu s’inquiètent que l'amélioration globale de l'offre n’augmente l'attractivité des
territoires fournissant les services et les contenus les « meilleurs », mais accroisse en revanche
le déclin des territoires dépourvus. Un tel processus différenciateur peut ainsi pousser les
habitants à contourner les services localisés sur leur territoire, en recourant au e-commerce
par exemple, lorsque l’on amène le haut débit dans l’espace rural. C’est ce que montrent les
premiers résultats de notre enquête sur les usages du Wi-Fi. Mais le discours anesthésiant des
politiques publiques et euphorisant du marketing territorial ne s’embarrassent pas de ces
questions. Arles « numérique » sera la capitale des Industries culturelles du même nom ; ses
responsables n’ont d’ailleurs pas hésité à déposer un projet de pôle de compétitivité. Nous
remarquions que si Castres a été médiatisée pour son avance technologique et a bénéficié
d'une image très positive, sa politique de communication a généré un effet de spécularité :
d’une part un « effet signalétique » puissant pour l'extérieur, d’autre part un manque de
visibilité pour les habitants,116 qui pour la plupart ignorent le projet.
115
In Pôles Sud N°1, journal de l’agglomération de Castres-Mazamet
Je me souviens d’une journaliste pigiste au Monde, vivant entre Castres et Paris, venue
m’interviewer sur le DESS et mon sentiment sur « Castres ville numérique », qui m’a avoué
avoir découvert « tout ce qui se faisait à Castres » dans ce domaine…. à Paris ! ! !
116
98
Quels enseignements tirions-nous de ces études menées l’une en 2001-2002, les autres
en 2004-2005 ?
« Cet exemple de mise en œuvre d'un projet global axé sur les TIC doit nous amener à
dégager quelques pistes et hypothèses expliquant les conditions de réussite d'un tel pari et les
difficultés rencontrées, même si l'expérience en est encore à mi-parcours. Les facteurs positifs
sont nombreux et patents, nous n'y reviendrons pas (expérience de l'intercommunalité, faculté
des acteurs territoriaux à rebondir, culture d'entreprise, volontarisme politique, acteur privé
moteur, etc.).
Cependant, les éléments négatifs sont tout aussi nombreux :
- en premier lieu, on observe un décalage entre les politiques visant à promouvoir les
TIC, et leur utilisation effective, que ce soit dans le secteur privé ou non. L’incitation, les
formations aux outils ne suffisent pas à elles seules à susciter un processus d’appropriation.
On peut parler de disjonction entre le projet sur les TIC et leur contribution attendue à la
performance économique et leur ancrage dans des usages participant effectivement à une
dynamique de changement.
- « impatients » ou « déçus » par la lenteur des changements, certains risquent de
pousser le projet à la dérive, par la fuite en avant technique qui aurait pour conséquence de
négliger les contenus et les usages au profit de la construction d'infrastructures encore plus
performantes. Alors, seulement, selon eux, les usages se généraliseraient parmi la population
et les entreprises arriveraient dans la zone d'emploi.
- l'obtention de la masse critique dans le bassin n'est pas chose aisée, malgré le
volontarisme affiché, la médiatisation et les investissements importants. Les opérateurs ne se
précipitent pas pour offrir services et contenus sur le réseau métropolitain. Le raccordement
de la boucle locale au PoP par le biais de la liaison E-Tera se paie au prix fort, car
proportionnelle à la distance : E-Tera n'offre aucune pérequation entre ses rares clients.
L'enclavement de Castres-Mazamet a donc même une réalité numérique ! Et les coûts de
connexion restent élevés pour les PME… et les citoyens.
- les effets de la plate-forme numérique ne peuvent être analysés qu'en connexion avec
les autres réseaux. Ce territoire souffre de son absence de liaison autoroutière avec Toulouse.
La comparaison avec Albi (même distance de Toulouse) le dessert. Il s'agit pour le moins d'un
verrou à la venue d'entreprises. La participation de Pierre Fabre au comité de pilotage (avec
Sanofi et les chercheurs des Universités toulousaines) de la Cité des biotechnologies du
Grand Toulouse n'augure rien de bon pour l'implantation durable de la recherche du GPF à
Castres.
- l'enchevêtrement des compétences, la complexité de la réglementation en matière de
télécommunications et quelquefois la concurrence, n'arrangent rien. La ville, la Communauté
d'agglomération, le Conseil Général (par le biais d'E-Tera) la Région (avec le réseau Aster),
les opérateurs privés, les SAEM, demain le « pays » ont vocation à intervenir. La situation est
souvent mal connue et appréciée par les décideurs.
- et que dire des citoyens ? Ici, le manque de lisibilité est total, le décalage est immense
entre, d'une part, le projet des acteurs tel qu'il est vu par la recherche et l'extérieur du bassin,
et d'autre part la vision du citoyen local, très peu au courant des différents projets et
programmes. »
99
La création d'un consensus autour du concept de « territoire numérique » ne peut qu'être
difficile. Les outils numériques restent encore pour beaucoup, des objets mystérieux, voire
magiques117. La technique manque tout simplement de sens. Or comment donner du sens à la
technique si ce n'est en la montrant, en permettant son appropriation? À Castres, en 2001,
l'approche s'apparentait au technological push : les besoins des citoyens sont supposés connus
ou déterminés par l’offre. Ceux-ci ne sont pas acteurs, « co-concepteurs » (IRIBARNE, 1997)
des projets. Aujourd’hui, l’état d’esprit semble avoir changé sans que l’on puisse affirmer
avec certitude qu’il s’agisse d’une évolution des mentalités des porteurs de projet. Car le
discours ambiant a évolué dans le sens d’une meilleure écoute des usages, des attentes des
citoyens, et amène à investir dans des sphères comme la culture, le social ou l'éducation.
Discours publics et études scientifiques118 ne se privent pas de souligner combien les
investissements dans de tels domaines sont prioritaires pour déterminer quelles régions, quels
territoires seront compétitifs demain. Arles et Caylus offrent dans leur projet, des
infrastructures119, certes mais aussi une Cyberbase et de la formation, voire des services pour
les citoyens. Arles essaie de mettre en synergie son réseau d’acteurs territoriaux pour valoriser
au mieux son caractère de territoire fun (« Actes Sud », festival de la photographie,
Université, etc…) connecté au monde (valorisation de la liaison TGV par la CCI). Dans les
trois cas, l’utilisation des TIC est perçue comme le moyen de devenir compétitif dans un
espace économique mondialisé et de plus en plus concurrentiel. Chacun essaie de valoriser au
mieux sa dotation propre en capital économique, social ou institutionnel pour utiliser les TIC
afin d’aider le système d’acteurs surmonter les blocages et à s’ouvrir au Monde. Les TIC
joueront ce rôle si elle rencontre un milieu innovateur qui se les appropriera120. Toutefois, ne
perdons pas de vue que l'essence de ces trois projets de développement territorial est le
développement économique fondé sur les entrepreneurs de l’économie digitale que Richard
V. Knight (1989) a décrit comme étant des « very sophisticated consumers of place ».
Le succès de la stratégie arlésienne repose sur le fait que les acteurs territoriaux
réussissent à adapter la culture urbaine, son identité à l’émergence du paradigme de la
nouvelle économie. Ils doivent miser sur le « code génétique » (KOTKIN, 2000) de la ville.
Ainsi pourraient-ils participer au mouvement de regroupement des entreprises de contenu qui
ont un besoin de proximité, dans le cœur des villes. Les activités de service Tic, liées aux
contenus de l’information, devraient se regrouper dans les centres villes, seuls susceptibles,
117
La faible utilisation d’Internet dans les S.P.L. du granit et du textile est due pour une large
part à l’ignorance par les décideurs de l’intérêt de ces outils pour leur entreprise.
118
The World Competitiveness Yearbook (WCY) 2001 International Institute for
Management territorial, Lausanne, Switzerland
119
Il ne s’agit pas seulement de faire valoir que le territoire est connecté aux infrastructures
TIC mais aussi qu’il offre des services de connexion rapide vers les centres urbains avec
lesquels les entrepreneurs ont tissé des liens (Toulouse ou Marseille selon le cas et Paris) in
Symposium « 5th Biennal of towns and town planners », (avec VIDAL M.) Barcelone, Avril
2003.
120
Incontestablement Parthenay est la référence, la success story (KLEIN,
1998) : « L’expérience de Parthenay en est une d’innovation sociale ; elle a été possible parce
que le milieu où elle s’est déroulée était innovateur. Plus que cela, il y avait un milieu
constitué d’acteurs, de structures et d’institutions solidement ancrés et en interrelation. »
100
d’attirer une population active capable de créer une économie urbaine basée sur ces
créneaux industriels uniques (média, mode…). Le fait que ces urbains (des créatifs, des
écrivains, des artistes) convoités par les entreprises de l’économie de l’information
souhaitent vivre en ville entraînent un phénomène de concentration des entreprises de
multimédia dans les centres urbains121. L’information et l’intelligence étant supposées les
piliers de la nouvelle économie, les entreprises s’implantent là où cette matière première est
présente. Mais Arles a-t-elle la taille suffisante pour une telle stratégie ?….
….Si les plus grosses entreprises concentrent toujours plus d’argent, elles distribuent la
masse de travail sur un large réseau de fournisseurs. Selon Robert Laubacher (1998), se
dessine une transition vers l'économie e-lance, caractérisée par l'apparition de groupements
éphémères mouvants de travailleurs indépendants et de petites entreprises. « Les réseaux
numériques permettent à ces microsociétés de puiser à un réservoir global d’informations et
d’expertise qui n’était accessible auparavant qu’aux grosses sociétés. » L’exemple du réseau
non fédéré de Caylus en témoigne. Or ces stratégies, à Caylus comme à Arles, reposent sur
l’hypothèse que l’amélioration des technologies d’information et de communication concourt
à la destruction de la distance et que désormais la capacité des entreprises et des individus à
choisir un lieu est en train de remodeler la distribution des activités et des hommes
(migration des villes vers des localisations plus marginales). Les territoires non centraux
peuvent espérer tirer ainsi leur épingle de jeu, de cette nouvelle donne due à l’interaction
entre l’évolution organisationnelle, les nouveaux modes de vie et les possibles offerts par les
TIC.
L’innovation technique perturbe le système territorial et crée de la différenciation avec
des « perdants » et des « gagnants ». Des « verrous » socio-économiques relatifs à
l’appropriation des TIC dans les organisations et plus largement dans le système territorial
doivent être identifiés et analysés afin de réduire les tensions entre acteurs pour obtenir un
consensus autour du projet du territoire.
Ce bouleversement, qui modifie le jeu préexistant, peut ou non être favorisé par le
système englobant (les politiques publiques ou le jeu des systèmes d’acteurs externes). Nous
avons étudié un modèle territorial spécifique, le territoire fun, un système territorial lui-même
emboîté dans un système englobant particulier (avec ses propres champs de force : sa
réglementation des télécom, un territoire bien maillé par le fil de cuivre et ses politiques
publiques favorisant l’ADSL, etc.). Si nous avions étudié ce même type de territoire, emboîté
dans un méta-système différent, par exemple en Tchéquie, la combinatoire des facteurs clés
aurait été différente car les champs de force auraient été différents (absence de réseau filaire,
concurrence réelle entre opérateurs, etc.).
Mais de tels projets doivent être adaptés au capital social des systèmes territoriaux selon les
compétences, les cultures d’usages, le type de gouvernance, etc. Il paraît donc très important
que ce type de projets soient fondés d’une part sur une évaluation territoriale, d’autre part
qu’il aient une portée globale et ne restent pas trop sectorisés.
Ainsi des stratégies se mettent en place pour intégrer l’innovation, pour se l’approprier
et en tirer un avantage réputé décisif, mais aussi pour lui résister. Le succès ou les échecs des
trajectoires de développement qui s’appuient sur les TIC s’expliquent la plupart du temps par
121
L’étude de l’INSEE sur la répartition des emplois TIC en Ile de France le démontre
clairement, Les TIC en Ile de France, 2002.
101
l’articulation entre la trajectoire de développement choisie, l’innovation technique et les
attributs territoriaux qui interfèrent avec les politiques publiques et le jeu des acteurs. Alors se
révèlent les enjeux, stratégies et conflits entre les acteurs des systèmes territoriaux en
compétition dans la « mondialisation ».
IV. TIC et recompositions territoriales : les « pays ».
Le SGAR de Midi-Pyrénées a souhaité disposer régulièrement de données quantitatives
et d’analyses qualitatives sur la constitution des « pays » dans la région. Les données
recherchées devaient être traitées par thèmes et territoires afin de finaliser au mieux
l’observation et l’interprétation des enjeux de développement local. A ce titre, un contrat de
recherche a mobilisé plusieurs chercheurs appartenant à trois laboratoires différents : CIEU,
Dynamiques rurales et le GRESOC.
La méthodologie de l’équipe peut se résumer en quelques points :
a) Le suivi d’un thème transversal à l’ensemble des pays : entretiens, revue de presse.
b) Le recueil de données à partir de l’observation de 5 à 6 territoires. Le découpage
départemental a été retenu pour faciliter le travail collaboratif.
c) La possibilité de répondre aux différents critères d’évaluation listés par le SGAR qui
constitue une grille de référence.
d) La production de cartes de synthèse complétant et actualisant celles que nous avons
déjà produites et la construction d’un observatoire consultable sur Cdrom et en ligne.
J’ai donc accepté de mener cette étude sur la prise en compte des TIC dans la mise en
place des « pays », conscient de la posture ambitieuse, compte tenu d’un manque de recul
historique évident dû à la jeunesse de l’objet étudié et à la rapide obsolescence des
informations collectées en matière de TIC.
La difficulté a tenté d’être, en partie, contournée par le recours à des comparaisons avec
d’autres régions (Bretagne, PACA, Aquitaine, notamment) et un patient travail d’enquête de
terrain mené, d’octobre 2002 à avril 2003, auprès d’une trentaine d’acteurs territoriaux en
charge de la question TIC (collectivités locales, « pays », chambres consulaires, responsables
d’associations, agences de développement et entreprises) des départements de l’Ariège, Gers,
Lot, Hautes-Pyrénées et Tarn. Cette étude a été préparée et complétée par un dépouillement
de la presse locale et spécialisée, une veille sur Internet et quelques interviews téléphoniques.
Le modèle de recherche pose le territoire comme surface au levier de l’action
collective122. Alors que la notion de territoire n’a cessé d’être contestée (société en réseaux,
fin de la distance, etc.), elle occupe le centre de l’action publique et des projets de
développement.
La nouvelle étape de la décentralisation, marquée par la disparition du monopole public
des télécommunications et la redéfinition progressive du rôle de l’État, pose à nouveau la
question de la « gouvernance territoriale » en matière de TIC : qui a compétence pour exercer
tel ou tel type de responsabilité sur telle ou telle portion d’espace ? A quel niveau territorial le
cadrage, la régulation mais aussi la redistribution des moyens doivent-ils s’exercer ? L’un des
122
Cf. l’introduction au séminaire sur les recompositions territoriales et les TIC, avec
LEFEBVRE A., « Territoires incertains de la communication électronique », in Cen@,
Castres, juin 2003.
102
grands enjeux de l’action publique territorialisée consiste à mettre en cohérence les territoires
institués, les territoires de vie, mais aussi les territoires vécus.
L’expression « territoires pertinents », lancée par la DATAR en 1994, a connu un
certain succès. Il s’agissait au départ, pour cette administration de mission, de définir de
nouveaux périmètres de répartition des crédits publics, sans hésiter à utiliser largement, pour
ce faire, le vocabulaire de l’identité perçue. Mais la notion de pertinence territoriale a pris son
véritable essor avec la notion de Pays, tout particulièrement dans le cadre de la loi Voynet.
Elle n’en reste pas moins tout à fait contestable. Les économistes et les géographes ont depuis
longtemps montré que l’optimum dimensionnel relève pour une bonne part du mythe. Plus
précisément, deux questions se posent au sujet de cette notion. D’abord, pertinence pour faire
quoi, pour quel type de projet ? Ensuite, qui a qualité pour définir la pertinence des
territoires ? Les élus ? Les habitants eux-mêmes ? Et par quelle procédure ? En l’absence
d’une clarification précise sur des différents points, le risque n’est pas mince que cette
démarche d’origine technocratique, plus ou moins relayée par certains acteurs de la « société
civile » n’aboutisse qu’à empiler des étages supplémentaires sur la tour de Babel territoriale
tout en fragilisant l’ensemble de l’édifice.
La question des territoires pertinents renvoie plutôt à la pertinence de l’action
territoriale : quels partenaires, quels modes d’action sont pertinents pour pouvoir réaliser des
objectifs déterminés sur un territoire donné ? Quelles sont les conditions d’une coopération
territoriale efficace ? Qu’apporte le mouvement de recomposition des systèmes de
coopération institutionnels dans le domaine des TIC (depuis la dynamique intercommunale et
celle des pays jusqu’à la construction de la nouvelle étape de la décentralisation) ? Ce
mouvement de recomposition renouvelle-t-il l’approche territoriale de chaque niveau de
collectivité et notamment de l’État ?
La recherche part du constat que la quasi-totalité des acteurs publics, à des degrés certes
différents, ont intégré les TIC dans leur approche territoriale, que le législateur leur ait donné
ou non la compétence. Les TIC deviennent progressivement une question transversale et
« commune » à toute action publique que ce soit dans les champs des infrastructures, du
social ou de l’économie. Les acteurs territoriaux (citoyens, élus, associatifs, socioéconomiques, etc.) sont impliqués dans des démarches de projets TIC, par définition diverses,
qui imbriquent les échelles (de la commune à l’Europe en passant par les nouvelles
intercommunalités). Ce processus accompagne la recomposition territoriale et en particulier
l'émergence des « pays ».
Aussi paraît-il légitime de s'interroger sur la manière dont les « pays » s'emparent (ou
non) de cette question : existe-t-il des projets TIC à leur échelle alors que la plupart sont à
peine en gestation? L’identification de freins ou verrous à l’introduction de la modernité est
au cœur de notre démarche. Sont-ils spécifiques aux territoires étudiés, au caractère rural très
marqué ? Retrouve-t-on ici et dans tous les secteurs, marchands ou non-marchands, un
décalage entre d’une part les politiques visant à promouvoir les TIC, et d’autre part leur
utilisation effective ? Nous avons fait l’hypothèse que l’insuffisante dotation en compétences
internes des organisations, situées dans des systèmes territoriaux relativement isolés,
accroissait les difficultés d’appropriation et pouvait être identifiée comme un « verrou »
socio-économique spécifique.
103
L’évolution du contexte socioculturel renforce l’aspect transversal de la question des
TIC, qui devient plus intégrée que spécifique, et plus difficile à mesurer pour le chercheur.
Quel peut être alors le rôle du « pays » ? Les projets sont-ils spécifiques à cette échelle,
basés sur la proximité et territorialisant123 ? Sinon quelle est la plus-value apportée par ce
niveau territorial ? Qui initie et porte ces projets ? Le croisement de la thématique TIC et de
ces nouveaux territoires de projets offre-t-il une opportunité de coopération territoriale pour
les différents partenaires impliqués ? Ou plus simplement, le « pays » est-il la bonne échelle
territoriale par rapport au Département ou à la Région ?
L’ensemble des projets qui s’appuient sur cette nouvelle échelle territoriale, souligne la
volonté de désenclaver le territoire, de lutter contre la « fracture numérique » et d’offrir, tel le
sésame suprême, un accès Haut Débit pour tous, générateur d’usages et de contenus. Le
discours est convenu. Mais il fait consensus parmi les porteurs des politiques publiques et les
opérateurs privés. Pour remédier au « désert numérique124 », certains projets portés par des
associations, des « Pays » voient le jour. L’objectif est simple, mailler le territoire pour offrir
un accès aux publics les plus isolés, et ainsi limiter la « fracture numérique » territoriale et
sociale. L’idée est d’apporter les tuyaux aux lieux et personnes les plus isolés.
Derrière cet apparent œcuménisme des discours, une distinction pointait entre les
projets territorialisés à l’échelle des « pays » et les projets « territorialisant » ou de proximité,
distinction qui n’est pas propre aux « pays », à vrai dire.
D’une manière générale, les pouvoirs publics ont mis en œuvre des programmes pour
lutter contre ces disparités, portés par les collectivités locales et s’inscrivant dans les
politiques européennes (programme Leader+, Equal).
Le « pays » joue alors pleinement son rôle de cadre territorial de référence pour le
domaine de l’accès public : choix d’implantation des Cyberbases125 en milieu rural,
expérimentation satellite-Wi-Fi (projet Cyberal) dans le Lot, etc… Toutefois, s’il se
développe une politique de l’offre, la demande reste faible ; quelques rares cas font
contrepoint. L’arrivée d’une population plus sensible à ces technologies explique les pressions
sur les élus pour demander le Haut Débit.
La démarche dite « d’en haut » est le résultat de la mise en œuvre de l’ensemble des
politiques publiques (Leader+, C.P.E.R, PARSI, etc.). Une thématique importante abordée est
123
À l’opposé de projets qui n’utilisent le « pays » que comme un simple découpage
administratif, certains projets, de proximité apportent une plus-value au territoire en créant
des liens entre les acteurs et les lieux. Nous les appelons projets territorialisant.
124
La consommation en bande passante de Midi-Pyrénées se concentre dans les principales
villes (les chefs lieu de département) et plus particulièrement à Toulouse (qui représente plus
de 10 fois le débit de la deuxième ville immédiate) et son agglomération. Le déséquilibre est
flagrant entre l’agglomération toulousaine et le reste de la région, entre les villes et l’espace
rural.
125
L’appel à projet « cyberbase » lancé en 2002 a comme objectif la création de 16 lieux
d’accès public à Internet dans le cadre des « Pays » et des contrats de ville, et leur mise en
cohérence avec les autres espaces publics multimédias de Midi-Pyrénées. Depuis le
programme vise à labelliser cent cyberbases.
104
l’accès public. L’exemple qui semble être le plus « caricatural » de ce type de démarche est le
projet Cyberbase. Il s’agit d’un label qui s’adresse aux intercommunalités en contrat de pays
et aux « Pays »…
….Cette démarche « d’en haut » repose sur une logique de guichet, contraire de fait à
la démarche de « pays ». La mise en place de ces actions s’inscrit plus dans une volonté de
recevoir les subventions que de répondre à des besoins…
….La plupart des projets repérés suivent les grands projets des politiques publiques.
Cela correspond à l’expression contraire de la démarche « pays », démarche ascendante, qui
s’appuie sur la concertation et les réflexions des citoyens. Le poids des habitudes
administratives, et l’inertie de celle-ci, ainsi que la jeunesse des « pays » sont des explications
possibles de cet état de fait. Les projets sont donc territorialisés (portés à l’échelle des pays) et
non territorialisant, c’est-à-dire émanant de cette institution. Nous pouvons donc nous
interroger sur la pertinence et le rôle du « Pays » dans les projets TIC.
Peu de projets sont fondés sur les usages et si la question des infrastructures est traitée à
un niveau territorial plus large (Région, Département), l’échelon « pays » n’en demeure pas
moins opératoire. Mais, les projets axés sur les infrastructures et territorialisés à l’échelle du
« pays », pose la question de la capillarité126, véritable enjeu dans la construction de
« territoires numériques ». On retrouve la croyance déterministe selon laquelle l’infrastructure
amène le développement.
Le programme Equal Insertion.emploi.net dans le Lot montre toute la dimension
transversale des TIC. Le Conseil Général, en charge de la compétence sociale, est le maître
d’œuvre d’un programme qui intègre les TIC dans un projet d’action sociale. Il démontre que
l’on peut développer des projets TIC sans renoncer à sa compétence première.
Avec l’objectif de lutter contre les discriminations et les inégalités face à l’emploi,
grâce aux TIC, il induit la coopération territoriale des différents acteurs des champs des TIC
et du secteur social, et de territorialités aussi diverses que le Conseil Général, les « pays », les
intercommunalités, les services de l’Etat et les associations.
Cinq principaux facteurs de blocage à la diffusion de la technologie ont été alors
identifiés :
1) Le degré de sensibilisation et de connaissance des décideurs quoique très variable,
apparaît le plus souvent relativement faible. La difficulté majeure repose sur la faiblesse de
l’appropriation de la technologie par les acteurs territoriaux. ;
Dans le Gers, 7% des élus locaux (à la fin 2002) possédaient une adresse électronique
et peu l’utilisaient régulièrement Il faut dire que les élus sont peu rompus aux TIC pour des
raisons dues à leur ”sociologie” qui les rend ”réticents” à l'innovation. Par ailleurs, le
manque d’actions de sensibilisation de la part des pouvoirs publics ou des chambres
consulaires est patent et souligné par nos interlocuteurs.
126
Ce sont les « derniers » kilomètres d’infrastructures qui séparent le réseau d’un territoire
donné (ville, zone d’activité).
105
2) Le faible intérêt d’investir dans un secteur peu visible pour leurs citoyens (rond-point
ou Espace Public Numérique ?) ;
3) De plus, la représentation des TIC est plutôt négative car elles font peur (nouvelles
compétences à acquérir, emplois qui vont disparaître, déplacements de pouvoir dans les
organisations, etc.) ;
4) Acteur majeur s’il en est, France Télécom est jugé par beaucoup comme un facteur
essentiel de blocage. Il continue d’entretenir sa situation de monopole. Propriétaire des
réseaux existants, il est capable de baisser les prix face aux tarifs des autres opérateurs pour
garder les clients rentables qu’il équipe avec des lignes spécialisées. Ceci limite d’autant plus
la concurrence qu’il est impossible pour les opérateurs alternatifs d’obtenir une densité
rentable. De plus France Télécom ne dévoile pas aisément les renseignements concernant sa
couverture territoriale. En effet, il est peu évident pour les acteurs publics d’obtenir des
informations non obsolètes ;
5) La présence d’un décideur initié est un élément important dans la mise en place de
projets TIC.
La question de l’utilité sociale des TIC se pose concrètement quand il s’agit de
pérenniser les emplois jeunes des LAI ou de s‘engager dans des programmes dont les coûts
de fonctionnement sont vite importants. À certains endroits, l’enjeu « Internet » s‘efface
derrière la mobilophonie (Gers, Lot). Les territoires ne sont pas encore entièrement
desservis, alors le haut débit peut attendre… Mais, en ce domaine, la pression des citoyens
est forte !
Nos enquêtes ont montré que la question des TIC mobilisait peu et n’était pas le
principal centre d’intérêt des réunions thématiques des Conseils de Développement. Le
phénomène ne touche pas seulement les élus, mais l’ensemble des décideurs ; il faut noter
cependant que les « entrepreneurs » les plus initiés ont déjà réglé leur propre problème de
connexion en tissant des lignes directes avec Oléane (filiale de France Télécom).
Les TIC restent floues pour la plupart des acteurs territoriaux. Si leur pénétration
progresse, l’évolution continue de la technologie et de la réglementation, additionnée à la
persistance des mythes l’enveloppe d’un halo de mystère. La question des TIC pose celle des
interactions entre les réseaux, les contenus, les usages. Or les trois éléments constituent un
tout, et chacun d’eux pris séparément n’a pas vraiment de sens. Posséder un réseau de fibre
n’est pas un atout de poids si aucun service n’en est issu. De même, aucun usage intéressant
n’est envisageable sans de bonnes infrastructures.
La transversalité de la question des TIC nécessite une bonne coopération des différents
acteurs intervenant sur le territoire (pouvoirs publics, institutionnels, entreprises, etc.). Un
partage des compétences se met en place entre le « Pays » qui coordonne et les communes ou
communautés de communes qui portent les projets. Le « Pays » labellise, met en commun des
intérêts, il fait naître de nouveaux partenariats entre acteurs territoriaux ou entre acteurs
institutionnels et territoriaux. Mais la coopétition et le chevauchement des compétences
induisent aussi la confrontation entre les différentes logiques organisationnelles.
La diversité des projets observés montre que beaucoup d’entre eux prennent le « Pays »
comme cadre de référence. Mais rares sont les projets issus du « Pays », ou initiés par les
106
acteurs territoriaux locaux. Les rares qui existent, émergent dans des « Pays » anciens, qui
datent de la loi Pasqua. Quatre éléments expliquent cette situation :
- la jeunesse de l’objet « Pays »,
- sa grande faiblesse en moyens,
- un pouvoir qui demeure entre les mains du Département,
- la Région et l’Etat qui restent très effacés dans le développement des « pays » et des
projets qui en émanent.
Le déploiement des TIC agit pour les multiples raisons présentées dans le texte
(acculturation technologique des élus, effet de masse critique d’utilisateurs potentiels, modes
des politiques publiques, etc.), comme un élément exogène fortement différenciateur pour les
territoires ruraux . On retrouve ici tout un ensemble de variables explicatives qui ne sont pas
spécifiques aux « pays ». Mais on doit se garder d’aborder ces pays comme appartenant à un
ensemble homogène. Les situations de départ ne sont pas les mêmes. On ne peut comparer
certains « pays », certes ruraux mais sous le vent toulousain, aux territoires plus en marge de
l’Armagnac ou de l’Aveyron. Nous pouvons faire l’hypothèse, que d’autres travaux semblent
confirmer, que l’innovation technique importée par les TIC n’y a pas le même sens car les
besoins, les dynamiques d’usage et d’apprentissages, comme les projets territoriaux seront
différents et induits par des contextes territoriaux différents127.
V. Technologies alternatives, territoires et stratégies d’acteurs
À partir du cadre conceptuel retenu (structurationnisme et approche du « territoire »
comme un (des) facteur (s) clé (s) de la différenciation), différents éléments
d’analyse/prémisses de thèse ont été mis en avant :
a) un double processus d’institutionnalisation qui s’est opéré autour de cette technologie
(la technologie a guidé les actions des politiques, ces dernières contribuant à la normalisation
de celle-ci) ;
b) des dynamiques d’usage qui correspondent à celles déjà observées sur des
technologies « standard » : porosité entre usage personnel/travail, family push, le haut-débit
(la connexion permanente) amène à un « saut » dans les types d’usage (développement du ecommerce avec des effets de suppression d’intermédiaires dans certaines chaînes de valeur,
d’ouverture à un réseau plus large de partenaires commerciaux, …) ;
c) les modalités de consommation sont et restent différenciées par territoires tout au
long de l’année d’expérimentation ; pour autant, la consommation a crû quel que soit le
territoire : un phénomène de « dépendance au haut-débit » s’instaure ;
d) pour certains territoires aux attributs spécifiques, les dynamiques d’appropriation de
la technologie s’appuient sur le réseau social. L’interaction sociale se retrouve à différents
niveaux : entraide pour la résolution d’incidents assez fréquents (déconnexions, connexions
« fantômes », conflits de routage, …) auprès de quelques initiés qui deviennent des
« référents » ; notons toutefois que malgré les outils mis à disposition par l’opérateur, les trois
territoires d’expérimentation ne communiquent pas entre eux ; le partage de la bande passante
peut créer entraide mais aussi suspicion et dans certains cas, la mise en place de normes
sociales (et techniques) de régulation de la bande passante.
127
Marina Duféal montre bien dans sa thèse que les sites Internet sont souvent créés dans les
communes rurales touristiques et non dans les communes péri-urbaines.
107
Sans revenir dans des développements théoriques128, le cadre « structurationniste » dans
lequel nous nous inscrivons, suppose que les dispositifs technologiques étudiés (qu'il s'agisse
d'infrastructures ou d'applications) soient envisagés à la fois comme des réalités objectives (la
technologie a un impact déterministe) mais aussi comme des construits sociaux ; tant dans les
phases de conception que dans l'usage, la technologie est « appropriée » par des acteurs
sociaux qui la manipulent et la transforment voire en développent des usages « détournés » de
ceux initialement envisagés : un même dispositif technique peut ainsi recevoir des usages
différents suivant le contexte social dans lequel il s'insère ; le processus d'appropriation de la
technologie par les usagers participe à transformer celle-ci.
Or les territoires sont différenciés (socialement, culturellement, économiquement) et
n’offrent pas le même capital social. On peut supposer que les dynamiques d’usage et de
pratiques de la technologie diffèrent selon les interactions entre les éléments qui composent
les systèmes territoriaux. Cependant, chaque cas n’est pas unique et relève d’un idéal-type.
Repérer quelques modèles territoriaux (les invariants mais aussi les facteurs de contingence)
qui obéissent à une série de comportements récurrents peut s’avérer essentiel tant pour la
compréhension du Monde que pour la mise en œuvre de dispositifs techniques et l’action
publique ou privée dans le développement territorial.
Dans ce cadre, l’étude du degré d’ouverture au monde des territoires et de sa
dynamique, au moment de la diffusion d’une technologie d’accès au haut-débit, nous apparaît
comme une clé importante pour la modélisation. Quels sont les liens entre un territoire et le
Monde qui se densifient, qui apparaissent ? Quels sont ceux qui s’effilochent, voire se
rompent ? Les liens internes se distendent-ils ou au contraire se renforcent-ils ? Les
technologies se cannibalisent-elles ou deviennent-elles complémentaires ? Quels sont les
facteurs ou les acteurs de l'apprentissage et de la diffusion ?
L’étude quantitative puis qualitative de ces questions peut donner des pistes sinon des
réponses pour l’action : quels sont les métiers « effacés » par la diffusion de la technologie
(quels intermédiaires ?) et ceux qui se développent ou apparaissent ? Où se localisent-ils ?
Des réponses différenciées à ces questions peuvent certes correspondre à des modèles
de contextes territoriaux mais aussi à des choix de développement territorial. La nature et la
qualité des services déployés par le système technique seront un paramètre important pour
analyser les résultats : développer un système productif local du granit ou bien l’agrotourisme
induit des pratiques et des liens territoriaux différents.
Mais la dynamique historique sera tout aussi nécessaire pour l’analyse : il existe des
moments dans la diffusion de la technologie (phase d’appropriation, de densification des
usages par palier, etc.) qui peuvent expliquer bien des différences.
Pour saisir les enjeux de ces expérimentations et le caractère « alternatif » d’une
technologie (par rapport à la technologie standard qu’est l’ADSL), on ne peut toutefois faire
l’impasse sur une simple analyse technique. Cette dernière est interdépendante des logiques
économiques, des stratégies d’acteurs et de leurs représentations. La question de la crédibilité
(DATAR) peut se décliner en trois entrées (opérabilité, qualité de service et coût) avec
lesquelles les dimensions territoriale et temporelle jouent un grand rôle dans l’appréciation de
la crédibilité d’une technologie encore instable.
128
Présentés dans le chapitre précédent.
108
Les difficultés techniques sont nombreuses (végétation, insectes, rongeurs, variations
climatiques, usure précoce du matériel qui doit souvent être installé en extérieur, stabilité du
courant électrique – remarquons ici un effet de congruence négatif de l’espace rural
profond où l’on est dans le dernier kilomètre pour la plupart des réseaux techniques).
Les opérateurs sont donc loin de maîtriser le déploiement d’une technologie innovante
et les professionnels qualifiés pour cette technologie restent rares (nouvelle forme de
congruence).
L’inexpérience des acteurs territoriaux rajoute à la difficulté du choix de telle ou telle
technologie, de tel ou tel prestataire, donc à préciser la qualité de service souhaitée et à
identifier les coûts afférents. Il y a une vraie dissymétrie de la maîtrise des informations entre
les partenaires avec ses effets pervers. Mais il n’existe pas de structure neutre de conseil
auprès des collectivités locales.
Les expérimentations observées laissent à penser que les subventions publiques servent
à tester in vivo une technologie immature et pour laquelle les pouvoirs publics jouent le rôle
de sponsor. Par ailleurs, force est de constater que les trois territoires d’expérimentation
étudiés ont été couverts par l’ADSL ; deux hypothèses complémentaires peuvent être
avancées :
- la technologie alternative comme levier de lobbying pour obtenir l’ADSL ;
- des expérimentations qui, au-delà des tests d’une technologie, permettent de créer
des niches de marchés rentables par la dépendance créée au haut débit dans le cadre
de l’expérimentation.
L’opérateur historique laisse accroire que la technologie Wi-Fi est transitoire, préalable
à l’arrivée de l’ADSL, que le haut débit pérenne ne peut exister que sur des réseaux filaires129.
Mais pour le monde associatif, la perception de la réalité semble différente : les technologies
sans fil (Wi-Fi, Wimax ou satellite) présentent de réelles alternatives, plus flexibles et parfois
moins chères. Un même outil peut tout à fait légitimement être utilisé dans des deux finalités.
Une nouvelle piste de recherche nous conduit à nous interroger sur les raisons qui
poussent les acteurs à se mobiliser autour du Wi-Fi (et plus généralement des réseaux sans fil
informatiques ou de télécommunication) et qui expliquent l’engouement de certains groupes
sociaux pour cette technique d’information et de communication. Pour répondre à cette
question, il nous paraît indispensable d’envisager le Wi-Fi dans toute sa complexité qui peut
recouvrir à la fois un dispositif technique, mais aussi une idéologie et des pratiques sociales
alternatives.
Une première culture Wi-Fi s’est construite au début des années 2000 dans les grands
centres urbains du monde développé. Il est admis que le mouvement communautaire a
vraiment débuté à Seattle en 2000. La technique est alors en gestation et résulte d’un
compromis entre les concepteurs-usagers. Ce mouvement n’est pas éphémère et repose sur
une « utopie de rupture », au sens que donne Flichy (2001) à cette expression, avec la
technologie dominante. Depuis, ce mouvement communautaire a essaimé vers les autres
grands centres urbains (Paris, Genève, Toulouse, etc.), vers les communautés rurales (Mane,
Vaour ou Viviers les Lavaur en France) puis vers les pays en voie de développement (Afrique
du Sud, Thaïlande, etc.)130. Il est devenu un objet-frontière, produit d’un compromis entre le
129
130
http ://www.territoires-sans-fil.net/24tribune.htm, consulté le 29/12/2004.
http ://wifi.tu5ex.org/, visité le 11/04/2005.
109
dispositif porté par l’utopie et les visions de la technologie portées par les autres acteurs
sociaux131 ; mais aujourd’hui le discours utopique se transforme en mythe pour devenir une
idéologie132, aboutissant au verrouillage technologique.
La prise en compte de la diversité des situations nous conduit à élargir le champ de
notre recherche aux territoires interstitiels, souvent urbains, où se développent des
expériences de technologies alternatives. Expérimentations et expériences s’opposent car si
l’expérimentation, portée par les politiques publiques, est la plupart du temps du top down,
l’expérience relève du bottom up, même si ses promoteurs ne dédaignent pas toujours les
guichets des politiques publiques. Elle se déroule le plus souvent sur des territoires
caractérisés par des compétences spécifiques (forte présence de cadres, de néo-ruraux, culture
du « logiciel libre », etc.). Ainsi des modèles territoriaux commencent à se dégager de notre
étude.
Pour autant, il nous semble qu’il y a de réels enjeux dans le caractère « alternatif » de
ces technologies pour peu que celui-ci soit « revendiqué » et saisi comme une opportunité
pour un développement original des territoires numériques. Pour Marciac, le capital cognitif
territorial pourrait servir de support à la définition d’une politique de formation sur les métiers
du jazz à haute valeur ajoutée…
… qui étende le champ des compétences déjà présentes et qui serve à la fois les
entreprises du territoire et le territoire lui-même en tant que pôle de compétences. Mais cette
technologie entretient par ailleurs des rapports paradoxaux avec les territoires.
C’est d’une part pour les collectivités territoriales, le terrain d’apprentissage d’une
gouvernance locale « moderne » (WAGENAAR & HAJER , 2003), dans laquelle s’élabore la
connaissance et se définissent les compromis. C’est l’opportunité pour des territoires de jouer
le jeu de la différenciation et de l’avantage compétitif. C’est enfin l’opportunité de développer
des services, notamment citoyens et de proximité, en envisageant la technologie à la fois dans
sa dimension d’infra mais aussi d’info structure, soit lui donner pleinement sa dimension
« alternative » aux schémas habituels de développement de l’économie numérique. Avant
qu’elle ne devienne une simple commodité, la technologie alternative et le projet
d’implémentation de celle-ci peut être un levier de développement économique et social.
Elle ne trouve sa justification économique ou idéologique que dans des territoires
interstitiels : communautés dans les grandes villes ou espaces ruraux marginaux non couverts
par l’ADSL. Elles ne concernent que des petits groupes, ce qui nuit à la crédibilité de tout
modèle économique qui ne peut reposer que sur quelques utilisateurs. Pour les espaces
131
Cf. Livre II, chap.2.
« Seattle Wireless is a not-for-profit effort to develop a wireless broadband community
network in Seattle. Our use of inexpensive wireless technology gets growth from the grass
roots of our community based upon a wonderful combination of self interest and community
spirit. Communities all over the world should come together as they have come together in
Seattle and share the free non profit Wi-Fi Access to the Internet. » In
http ://www.seattlewireless.net/ , visité le 11/04/2005.
132
110
marginaux, le choix de l’accès universel au haut débit risque de dépendre des pouvoirs
publics tant pour les investissements que pour le fonctionnement car le coût de la
maintenance constitue un véritable handicap pour la pérennité de ces réseaux.
Si l’instabilité de la technologie rend les choix techniques et la construction d’un
modèle économique hasardeux, les pouvoirs publics jouent le rôle de sponsor de la
technologie et les subventions servent à tester in situ une technologie à peine sortie des
laboratoires (SHAPIRO & KATZ, 1986). Le déploiement d’un routeur coréen (dix fois moins
cher que le prix d’un routeur éprouvé d’une marque dominante) revient à faire de la R&D
financée par les collectivités territoriales.
Conclusion
Si ma problématique de recherche évolue en fonction de la rupture d’objet introduite par
mon abord de la question des TIC, cette évolution se fait cependant à la marge, car ma
problématique de base ne bouge pas. Le territoire, construit social, forme un système spatial.
Je porte mon analyse sur les effets d’une agression exogène sur ses dynamiques internes, sans
perdre de vue, que tout événement extérieur, fut-il structurant, est à son tour modifié par le
système d’acteurs. L’analyse de la structuration de l’espace, des jeux d’acteurs et des
politiques publiques est constamment au centre de mes recherches.
Ainsi, les campagnes de Lavaur des années soixante-dix connaissent une bifurcation de
leur système territorial produite par l’urbanisation et l’innovation dans le système productif
agricole.
L’étude diachronique entre 1960 et 1990 est basée sur le même paradigme de
transformation : la polarisation toulousaine sur l’espace est alors l’analyseur partiel
déterminant. L’outillage testé, la modélisation graphique, sert à valider les conclusions tirées
de la thèse.
Pour le bassin du Touch, l’analyseur est le rapport à l’eau. Mais les tensions entre les
acteurs au sujet de l’usage de l’espace posent non seulement la question des normes sociales
(campagne versus ville) mais aussi celle des jeux autour de la rente foncière.
Le changement d’objet, quelle que soit l’entrée choisie, apporte quelques inflexions à la
problématique. Si la collision entre un territoire et une entité extérieure, les TIC (qu’il s’agisse
d’usage, de services ou d’infrastructure) reste le cœur d’une démarche qui tend cependant à
privilégier les problématiques liant les réseaux et les territoires d’une part et les politiques
publiques et le développement territorial d’autre part. Ainsi la problématique des territoires
qui gagnent ou qui perdent fonctionne encore comme fondement de l’explicitation des
politiques publiques.
La technologie étend spatialement la compétition entre les territoires qu’elle connecte
au Réseau dans les conditions optimales du marché. Ainsi l’arrivée de nouveaux joueurs est
continue : comme l’Inde ou l’île Maurice pour les centres d’appels. Les « gagnants » sont
ceux qui savent en tirer avantage (Bangalore, Copenhague, Bordeaux, etc.), les « perdants »,
ceux qui verront leur situation initiale s’éroder (Irlande) ou qui ne savent se positionner sur ce
secteur d’activité (prix des télécommunications réglementé, main d’œuvre mal qualifiée, etc.).
Mais elle participe au grand mouvement de métropolisation des activités, notamment
par l’effet des coûts d’accès au Réseau. L’architecture du réseau Internet produit des
111
différences territoriales importantes entre le cœur du Réseau, les Etats-Unis, et les zones
périphériques, entre les métropoles-hubs et les autres villes, entre les territoires urbains et les
campagnes. Les prix inégaux jouent un rôle différenciateur pour les stratégies de
développement territorial et pour les agents économiques, même si les politiques publiques
promeuvent ici ou là des solutions de péréquation territoriale.
La technologie, c’est aussi les représentations et l’imaginaire, sans aucun doute pluriel,
qui irriguent le système d’acteurs et le façonnent dans sa manière d’appréhender le monde
sensible. L’idéologie dominante, produite par le métasystème, véhicule les valeurs du
déterminisme technologique. Ainsi les acteurs territoriaux souhaitent-ils mettre en place leurs
infrastructures techniques, puis développer une politique d’accès, puis de services et enfin
d’usages. Souvent dans cet ordre qui est tout sauf innocent, et encouragé par les politiques
publiques.
Le déploiement territorial des TIC bouleverse la situation préalable et modifie les
avantages compétitifs des territoires mais aussi leur composition sociale. L’accès au hautdébit peut attirer et fixer dans les territoires fun de nouvelles populations, travaillant dans les
entreprises du multimédia et plus généralement des services. Mais cet effet de dissémination
des activités peut être provisoire si les qualités de service proposées entre campagnes et zones
denses deviennent trop inégales. Mais, a contrario, le même déploiement peut briser de
vieilles dynamiques spatiales, les liens territoriaux établis avec les centres proches : ce que
semble montrer le développement du commerce en ligne.
Le rapport TIC/Territoire est devenu une question vive pour les sciences sociales et la
société, dans son ensemble. La demande sociale tant publique que privée est importante.
Chacun cherche à améliorer sa situation dans la compétitivité territoriale ou économique. Le
pôle de compétitivité « Aéronautique, Espace et systèmes embarqués » est symbolique du
pont entre les problématiques des acteurs territoriaux publics, du monde économique et de la
recherche. La maîtrise de la technologie est perçue comme le facteur décisif de la compétition
économique et territoriale. L’avantage espéré vaut autant pour le territoire que pour la chaîne
de valeur des télécommunications.
112
Livre II. Les aspects transversaux à mes
problématiques
Mon projet est d’expliquer la grille de lecture que j’utilise pour analyser les rapports
entre TIC, société et espace. En premier lieu je me réfèrerai à quelques travaux puisés dans
certaines disciplines des sciences sociales qui se sont intéressées de très près ou de plus loin à
la question. Ensuite j’exposerai mon positionnement scientifique et les problématiques qui me
paraissent intéressantes ainsi que la voie que j’ai choisie pour les aborder. Enfin après avoir
présenté mes outils méthodologiques de recherche, je conclurai en précisant ma conception du
métier de chercheur en sciences sociales.
Je pense en tant que géographe. Or l’objet de la géographie est avant tout l’analyse
spatiale133. En effet, la géographie est une discipline des sciences sociales qui a aujourd’hui
un objet spécifique stable134 : l’espace des hommes. Un espace qui est situé au cœur du
social : « Le social ne peut être saisi concrètement qu’en lui (l’acteur). C’est par lui et à
travers lui que les sociétés se font et se défont, se reforment et se transforment. C’est donc par
l’acteur qu’il y a espace (LEDRUT, 1987). » Ce paradigme géographique s’est constitué au
début des années soixante-dix en France et a permis aux géographes de penser concepts et
théorie et de ne plus seulement se focaliser sur les savoirs et savoir-faire. La tentative de
formalisation de R.Brunet, dans la Géographie Universelle en est l’exemple le plus abouti de
cette démarche.
Cette rapide assertion a pour but de faire comprendre au lecteur que la transition entre
ma période « campagnes de Lavaur » et « TIC » n’a ni correspondu à une rupture de nature
d’objet de recherche, ni impliqué un changement de grille d’analyse ou d’outillage, si ce n’est
quelques ajustements. Les TIC sont un élément du système spatial qui ne nécessite pas de
nouvelles méthodes d’investigation.
Je ne considère pas le phénomène technique comme autonome du social, obéissant à
ses propres lois (ELLUL, 1954). Latouche (1995) emprunte la thèse de Polanyi (1983) qu’il
transfère à la technique. Ainsi les développements techniques et scientifiques se sont
affranchis de la sphère sociale, provoquant un « désenchâssement » du social. Science et
technique sont devenues des valeurs en soi : c’est l’avènement d‘une société
technoscientifique, la Mégamachine. Le système technoscientifique, devenu autonome,
imposerait ses propres finalités, s'autoproduirait.
Le géographe sait que les objets ont des distributions spatiales différenciées et il fait
l’hypothèse que ces distributions sont organisées. C’était vrai pour la diffusion des résidences
secondaires ou de l’irrigation dans les campagnes de Lavaur ; cela reste vrai pour la
133
Prise au sens large et non réduite à l’ensemble des méthodes statistiques ou mathématiques
prisée par la géographie quantitative.
134
Au sens de fédérateur.
113
distribution des lieux d’accès à Internet en Midi-Pyrénées ou bien des data centers à l’échelle
mondiale. Or l’objet de la géographie est avant tout l’analyse spatiale135.
Chap. I. Approches de l’espace et du territoire en sciences sociales
Avant d’interpréter les concepts de territoire et d’espace, je propose un panorama non
exhaustif des littératures en sciences sociales qui ont abordé les relations entre TIC et
espace/territoire. Ce panorama sera déséquilibré selon deux axes liés l’un à la mesure de
l’intérêt que ces divers champs portent à cette question, l’autre à la mesure de l’intérêt que je
porte, en fonction de mes problématiques de recherche, aux discours de ces disciplines.
D’une manière générale, le vocabulaire est flottant et imprécis : les uns parlent de
territoire, d’espace, de milieu, d’environnement selon des versions variables, mais qui
aboutissent généralement au résultat qu’Eveno (2001) présentait dans son HDR : l’espace,
sous ces diverses appellations, y est considéré tantôt comme une feuille blanche, tantôt
comme un paysage ou un décor.
Trois entrées paraissent se distinguer. Pour la première, l’espace compte peu ou relève
du décor (cadre de la distribution des objets étudiés -entreprises, input, output, etc.) ; les
modèles de l’économie néo-classique ou de l’économie spatiale en offrent la
caricature. L’approche spatiale s’intéresse aux facteurs endogènes à une entreprise ou à une
industrie. Les théories spatiales affirment ainsi que la dispersion des activités à l’intérieur
d’une firme ou d’une industrie importe pour elle-même. La part congrue réservée dans cette
revue aux Sciences de l’Information et de la Communication s’explique pour la même
logique. I. Paillart (1993) s’intéresse aux territorialités136 déterminées par les TIC, le
laboratoire LePont à la réseautique territoriale137. Chez eux, le rôle du territoire se réduit à
celui de terrain de jeu des acteurs de la communication.
La deuxième considère le territoire comme l’environnement de l’objet étudié : lieu de
déploiement des stratégies d’acteurs, des pratiques de gouvernance, de cultures ou d’une
quelconque variable sociale ; sociologues, gestionnaires et les géographes-économistes s’y
retrouvent. Cette approche, territoriale, attribue des différences de comportement et de
performance aux caractéristiques d’une région particulière. Dans cette perspective, le
135
Prise au sens large et non réduite à l’ensemble des méthodes statistiques ou mathématiques
prisée par la géographie quantitative.
136
« L'ensemble des relations qu'entretient un individu avec l'altérité - autres individus - et
l'extériorité - environnement - est appelé "territorialité". Elle n'est pas figée une fois pour
toutes, mais évolue constamment. Raffestin parle à cet effet de phénomène "TDR" territorialisation, déterritorialisation, reterritorialisation. Territorialiser un espace, c'est en
quelque sorte se l'approprier, via la connaissance et la pratique qu'on en a », G. Metral in
http://www.unige.ch/ses/geo/pls/pls55.html, consulté le 01/11/2005.
137
Cf. Y. Bertacchini, « TIC, réseautique et médiation sociale », 2003,
www.site.voila.fr/Y.B.LePont, consulté le 10/11/2005.
114
territoire est le contenant de l’ensemble des facteurs exogènes à une entreprise ou à une
industrie qui sont en compétition sur ce territoire138.
Enfin, une troisième approche tend à considérer le territoire comme la clé de l’analyse de
l’articulation des jeux d’acteurs et des changements d’échelle ; bien évidemment les
géographes partagent ce point de vue, accompagnés principalement de sociologues ou
d’économistes.
Le regain d’intérêt pour le territoire est relativement récent et concerne la plupart des
disciplines des sciences sociales. Il n’est guère étonnant de retrouver un grand nombre
d’économistes et de gestionnaires, aux côtés de sociologues ou de géographes. Les approches
sont variées et tendent à produire une littérature marquée de par de multiples recoupements
voire d’hybridations, à tel point qu’il devient difficile de suivre une présentation par champs
disciplinaires.
Un regain d‘intérêt pour le territoire
Le territoire a fait son retour y compris dans la géographie, où il fut un temps critiqué
pour des raisons idéologiques ; symbolisant la crispation identitaire et le repli sur soi et dans
le meilleur des cas le localisme, en tous les cas, il était suspect. Il fut frappé d’obsolescence ;
le développement des réseaux devait le court-circuiter (CASTELLS, 1996) et la modernité
des TIC effacer la distance. Ce renouveau d’intérêt peut s’expliquer par un paradoxe : les
progrès de la mondialisation (diminution du poids des frontières, mouvement de privatisation
et de dérégulation) corrélés à la persistance des inégalités territoriales (ou à leurs
redécouvertes).
La mondialisation a souvent été perçue comme anti-géographique au sens où elle a
détruit de la « géographie139 », en effaçant certaines rugosités spatiales (les effets-frontières
par exemple). De son côté, l’innovation technique a contribué au même mouvement en
abaissant tendanciellement les coûts de transport des marchandises, de l’information et des
hommes. Cette fluidification des échanges a effacé les distances et donc de la « géographie ».
Ses effets ont été démultipliés par les facilités données aux entreprises pour se recomposer et
se relocaliser dans l’espace mondial. Il existe cependant un paradoxe entre la diminution
incessante du poids de la distance (CAINRCROSS,1997). pour l’activité humaine et le fait
que les lieux n’ont jamais autant compté pour les stratégies des acteurs et surtout des
entreprises. Le choix de la localisation induit des effets sur la performance et sur le
comportement de la firme. Aussi l’intérêt pour ces questions a été relancé et des recherches
sont menées dans plusieurs champs disciplinaires (économie, marketing, sociologie,
urbanisme et aménagement, géographie et « organizational behavior ») dans le but
d’influencer le jeu des acteurs (entreprises et politiques publiques) et souvent à leur demande.
En fait ce regain d’intérêt connaît deux grandes raisons idéologiques. L’idéologie pour
la libéralisation de l’économie a abouti à l’effacement des frontières et à un large mouvement
de déréglementation et de privatisation. Paradoxalement ces changements, tout en réduisant
les rugosités de l’espace, auraient dû rapprocher les marchés de l’économie réelle des marchés
138
Bien sûr, si beaucoup d’analyses se rattachent à l’une ou l’autre de ces écoles, d’autres
comme celles de Porter (1990) sont hybrides.
139
Cependant en creusant des différences entre les territoires elle est aussi facteur
d’anisotropie spatiale et donc créatrice de géographie.
115
envisagés par les modèles de l’économie analytique. Avant la révolution industrielle, l’écart
entre les nations les plus riches et les plus pauvres variait d’un facteur un à quatre contre un à
trente aujourd’hui (SUMMERS, 1994). Et le débat scientifique actuel ne porte pas sur le fait
de savoir si la tendance va s’inverser (il y a consensus) mais sur les causes. La diminution
continue des coûts de transport, entamée au XIXème avec la machine à vapeur et poursuivie
aujourd’hui avec le numérique, est un autre facteur de la diminution du poids de la distance
(CAIRNCROSS, 1997). « With such efficient communication, firms can more easily monitor
and coordinate widely dispersed employees and operations, more readily establish ties with
distant suppliers, and more effectively serve customers around the globe. Place, thus, seems
less and less relevant. »
Les TIC ont stimulé l’émergence de nouvelles formes organisationnelles, plus
dispersées géographiquement, notamment dans le secteur des services. Mais les inégalités
entre et à l’intérieur des nations (Silicon Valley) continuent d’exister et de s’accroître. La
persistance des inégalités géographiques entre en contradiction avec les modèles des
théoriciens de l’économie néo-classique (KOOPMANS, 1957 ; SOLOW, 1956) qui laissent
prévoir une certaine homogénéisation spatiale à long terme. Stiglitz (2002) affirme même non
sans raison que ces tendances renforcent ce processus. L’agglomération croissante des
activités économiques renforce les inégalités territoriales ; or les modèles des théoriciens néoclassiques n’ont plus l’argument de l’interférence étatique avec les lois du marché. Aussi la
variable « territoire » retrouve un intérêt car elle est supposée déterminer la plupart des
éléments importants de l’environnement de l’entreprise.
Chez les sociologues
L’intérêt y est ancien ; Weber (1904) établit un lien entre les pratiques religieuses et le
niveau d’investissement d’une nation. L’école de Chicago (BURGESS, 1925) emprunte à
l’écologie spatiale pour étudier les formes spatiales urbaines et les processus économiques et
sociaux qui les fondent. Les études concernant les relations sociales considèrent très tôt
l’importance de la distance : des liens sont établis entre la proximité et la probabilité de faits
sociaux comme l’amitié ou le mariage. Ces études aboutissent aux mêmes conclusions, quelle
que soit l’échelle spatiale utilisée (ALLEN, 1977). Les sociologues ruraux étudient la
diffusion de l’innovation dans l’agriculture (HAGERSTRAND, 1953).
Les sociologues s’intéressent désormais aux processus de diffusion avec les pratiques de
gouvernance d’entreprise (DAVIS, 1991), les processus de décision de localisation des
entrepreneurs (LOMI, 1995 ; SORENSON & STUART, 2003 ; BAUM & MEZIAS, 1992).
Divers travaux contribuent a créer des ponts entre économie et sociologie ; ils rappellent
que l’accroissement de la distance diminue la densité des liens sociaux car la probabilité de
l’interaction diminue (BLAU, 1977) et le coût pour maintenir les relations augmente
(STOUFFER, 1940 & ZIPF, 1949). De nombreuses études empiriques en économie comme
en sociologie confirment cette relation.
L’information privée circule lentement à travers les réseaux sociaux, même si, selon sa
nature, elle interagit plus ou moins avec la densité des liens. La connaissance tacite, par
exemple, requiert de forts liens sociaux, de l’empathie pour se diffuser. Aussi une relation
continue permet de préserver l’intégrité de la connaissance et sa valeur (NONAKA &
TAKEUCHI, 1995). Certains travaux, qui se rattachent à ces écoles, font parfois réapparaître
la géographie et le territoire, mais sous la forme de résidu. Ainsi la diffusion de la
116
connaissance dans des firmes multisites montre que la percolation est plus facile à travers les
sites territoriaux dont les employés partagent la même culture (STRANG, 2003). Les
recherches sur la diffusion mettent en avant les effets de contagion spatiale (HEDSTROM,
1994).
D’une manière générale, chez les sociologues, à l’exception de Castells, le territoire est
souvent simplement oublié : le remarquable travail de Flichy (1995) ne cite pas une fois le
mot territoire ou espace. En revanche quelques études récentes fort intéressantes portent sur
les relations entre « mobilités, identités » et TIC (DIMINESCU, 2005).
Chez les économistes
L’intérêt pour la distribution géographique des activités économiques est ancien chez
les économistes. Le paradigme smithien (1776) explique la croissance différenciée des nations
par la division internationale du travail mais aussi par des variables territoriales sociales ou
réglementaires140.
VON THUNEN (1826) et CHRISTALLER (1933) étudient la concentration spatiale, la
localisation de certaines activités productives et déterminent les coûts de transport comme le
facteur clé. Les modèles spatiaux de Hotteling (1929) poursuivent cette piste. Marshall (1922)
souligne les mécanismes qu’il appelle « économies d’agglomération » et « externalités
positives » dont bénéficient les firmes co-localisées.
Le paradigme marshallien fait confiance au marché pour résoudre les problèmes de
l’humanité et postule que les petits et gros changements ne peuvent avoir d’effets importants.
« La nature ne fait pas de bonds141 ». Les outils marshalliens, utilisés par la plupart des
économistes aujourd’hui, prévoient des systèmes économiques revenant à l’équilibre en
compensant ou atténuant les effets et les chocs dus à une innovation technique, une
perturbation. Une théorie économique des effets papillons reste à construire pour comprendre
comment les petits changements peuvent créer des effets majeurs.
L’intérêt porté aux districts industriels142 témoigne du renouveau (PORTER, 1990,
SAXENIAN, 1994, DONER & HAGGARD, 2000). Un développement de modèles
analytiques143 a suivi (KRUGMAN, 1991 ou WHEELER, 2001). La médiatisation du sujet est
telle, que la revue Scientific American, pourtant axée sur les sciences biologiques et
140
Cf. Livre III, de La richesse des nations.
« Lorsque l’offre et la demande sont dans une position d’équilibre stable, si quelque
accident vient écarter le niveau de la production de sa position d’équilibre, immédiatement
entreront en jeu des forces tendant à ramener ce niveau à cette position. » in Les principes de
l’économie politique Livre V chapitre3.
142
Il existe une multitude d’études de cas depuis Beccatini (1975) et Bagnasco (1977) sur la
Toscane, Brusco et Sabel (1982) sur l’Emilie-Romagne. Cf. la bibliographie des « régions qui
gagnent » et notamment l’article d’Amin & Robins, « le retour des économies régionales, la
géographie mythique de l’accumulation flexible(1992). »
143
Pour l’économie spatiale, le ressort des localisations des activités repose exclusivement sur
les décisions de firmes focalisées sur une « géographie des coûts et des stocks », assimilant le
territoire à un réceptacle d’activités, décor qui rend peut-être les modèles plus réalistes mais
n’aide pas à appréhender les processus économiques décrits.
141
117
physiques, lui consacre trois gros articles (ARTHUR, 1990 ; KRUGMAN & LAWRENCE,
1994 ; SACHS, MELLIGER & GALLUP, 2001).
Les économistes néo-classiques négligeaient les contraintes légales ou institutionnelles
qui interféraient avec le libre fonctionnement des marchés ; ils les considéraient comme des
résidus ; cependant au fur et à mesure que les politiques publiques démantelaient les barrières
réglementaires, il est apparu indispensable de reconsidérer les modèles théoriques et d’y
intégrer un peu de territoire.
La « nouvelle géographie économique » se focalise sur le degré et les modèles des
interactions interindustrielles. Les économies d’agglomération (districts ou clusters) offrent
des avantages concurrentiels aux firmes présentes par rapport à celles qui en sont absentes
(effets spillovers). Les effets spillovers, liés à la connaissance sont liés aux liens sociaux qui
eux-mêmes sont fortement localisés, car liés à la proximité.
La co-localisation permet aux firmes de se partager un bassin de main d’œuvre. La
concentration des employeurs incite les travailleurs à mieux se former, à se spécialiser et cela
accroît la productivité (ROTEMBERG & SALONER, 1990). Ils peuvent aussi accepter des
salaires moins élevés s’ils savent pouvoir facilement trouver un autre employeur (DAVID &
ROSENBLOOM, 1990). Enfin la mobilité inter firme des employés participe aux effets
spillover (ALMEIDA & KOGUT, 1999 ; BRESCHI & LISSONI, 2002). En fait les firmes
co-localisées se partagent au-delà de la main d’œuvre, une série d’inputs qui leur donnent un
avantage considérable sur les autres firmes.
Cependant, pour les « écologistes organisationnels » la concentration présente un côté
noir : la compétition. Les firmes co-localisées sont en compétition élevée sur les marchés
locaux des inputs comme des outputs et ont une surmortalité élevée (BAUM & MEZIAS,
1992). La co-localisation pousse les firmes à adopter des stratégies similaires (SORENSEN,
1999). Les économistes ont trouvé des résultats similaires (CHUNG, 2001).
Les entrepreneurs subissent des effets de mode et interprètent à tort certains signaux ;
par exemple l’entrée d’une firme sur un territoire est perçue comme une valorisation du lieu
alors qu’elle ne signifie rien d’autre que l’arrivée d’un nouveau concurrent dans
l’environnement (SORENSEN, 1999 ; SORENSON, 2003) ; c’est l’effet de mimétisme
(VICENTE, 2003). Ceci explique un paradoxe : les régions qui ont le taux de faillite le plus
élevé ont aussi le taux d’arrivées le plus élevé. Mais pour les industries naissantes, l’intérêt de
la co-localisation est de donner une identité territoriale (CAROLL & MCKENDRICK, 2000)
comme pour l’industrie du film à Los Angeles ou le Sentier à Paris (VICENTE , 2004). C’est
toute la question de la combinaison entre les effets de concurrence et les effets
d’agglomération sur un territoire et de l’analyse de ce qui l’emporte à un moment donné, en
fonction des stratégies propres aux firmes et aux politiques publiques (cf. le travail sur les
centres d’appels et les territoires pleins). En particulier c’est toute la question de
l’organisation des inputs (quantité, qualité, concurrence sur les marchés, etc. ) ou des outputs
(même chose).
Courlet et Pecqueur poursuivent sur les districts industriels dans la veine de Marshall ou
Perroux. Le GREMI (CREVOISIER, 1988) suppose que le développement territorial est
produit par les milieux innovateurs. Selon cette école, le fordisme créerait une nouvelle
logique « territoriale » de développement qui nécessiterait des réseaux sociaux et industriels
pour lesquels le meilleur garant est le milieu local, seul apte à fournir les conditions pour
l’innovation et la production de réseaux.
118
Certaines conclusions pour l’aménagement du territoire et les politiques de
développement territorial peuvent s’induire de ces travaux. Les politiques publiques
régionales attractives doivent suivre une stratégie proactive (FLORIDA, 2002). Les régions
qui veulent attirer une main d’œuvre qualifiée et bien éduquée doivent développer et
subventionner les activités culturelles et récréatives d’excellence, réhabiliter leurs centres
urbains et développer une atmosphère « bohème ». Les différences de réglementation
(propriété intellectuelle, etc.) jouent le même rôle (GIBSON, 1999).
L’idée de modèle d’agglomération centré sur les TIC est explicitement mis en cause
(SAXENIAN, 1994) puisque ni les acteurs principaux ni les facteurs clés sont identiques, que
l’on compare la Silicon Valley, la Route 128 ou une technopole.
Tout input, peu fluide spatialement, avantage les firmes localisées à proximité et
contribue donc aux processus d’agglomération. Les compagnies de biotechnologie
(ZUCKER, DARBY et BREWER, 1998) obéissent à ce schéma, et se localisent à proximité
des meilleures universités et laboratoires de recherche. Les territoires peuvent donc
développer une spécialisation extensive tournée vers les fournisseurs pour offrir des
économies d’échelle (PIORE & SABEL, 1984 ; ANGEL, 1990). C’est également le cas pour
la main d’œuvre (CASTELLS, 2000). Les territoires réputés capables de former et d’offrir des
travailleurs adaptables aux changements technologiques bénéficient d’un meilleur potentiel.
Car les populations comptent pour leur quantité mais aussi pour leurs qualités : il peut s’agir
des compétences, de la durée du travail, de la productivité, de leur « culture » (attitude par
rapport au travail, par exemple), bref l’ensemble des « professionnalités » de la maind’œuvre, encadrement inclus. « L’information comprend l’ensemble des apprentissages et des
techniques, et tout ce qui relève de leur transmission- la formation (BRUNET, 2000). »…
Avec les savoirs techniques existent des savoirs stratégiques qui « concernent l’art de tirer le
meilleur parti des forces de travail et des ressources : ce sont les savoirs de l’organisation et
de la gestion, de la mercatique et des «relations humaines. »
La distribution des ressources sociales (culture nationale, institutions, expertise
scientifique, etc.) est un autre facteur de différenciation. Leur territorialisation crée des règles
du jeu formelles et informelles et offre un contexte important pour les activités économiques
(NORTH, 1990, BRUNET, 2000). Dans le même registre, Guillen (2001) compare la
gouvernance territoriale entre l’Espagne, l’Argentine et la Corée. Il affirme que malgré la
globalisation, les distinctions entre les politiques économiques et organisationnelles
persistent, et créent des différences de compétitivité144.
Saxenian (1994) démontre qu’il en est de même au niveau régional et local : le degré de
coopération promu par la culture locale (culte du secret versus partage de l’information)
explique les différences entre la Silicon Valley et la route 128. De récentes recherches
montrent que les facteurs culturels interagissent aussi avec la mobilité et l’attractivité de la
main d’œuvre (GLAESER, KOLKO & SAIZ, 2001).
Chez les géographes
144
Ces observations tordent le cou à un autre mythe lié aux TIC et à l’espace. Elles
contribueraient avec la mondialisation et la globalisation à l’homogénéisation territoriale. Il
n’en est rien tout au contraire.
119
P. Veltz (2000) souligne que « c’est l’intelligence de la combinaison des ressources qui
fait la différence entre les territoires qui gagnent et qui perdent. » Toutefois on ne doit pas
oublier que le territoire est produit par un système ouvert d’acteurs, encastré dans une suite de
systèmes englobants. Son autonomie en est réduite : par exemple, la prise sur la
réglementation de la force de travail est faible pour les acteurs territoriaux et relève de
l’échelle régionale, nationale en attendant l’échelle mondiale. Or l’espace-monde
(LEFEBVRE, 1979) est façonné par les acteurs sociaux les plus agissants de l’économie
mondiale, principalement les multinationales. L’autonomie des sous-systèmes localisés en est
d’autant plus réduite. Castells (1987) souligne « la perte de leur autonomie par rapport aux
acteurs économiques mondiaux qui mènent leurs activités en fonction d’une logique globale
et que les sociétés locales ignorent et sur laquelle elles n’ont aucune prise. »
P. Veltz explique comment aujourd’hui l’« efficacité relationnelle » est devenue
essentielle pour les entreprises qui cherchent à améliorer leur position concurrentielle : la
qualité, la réactivité et l’innovation sont au cœur de leurs préoccupations. Le territoire trouve
là toute sa place en fournisseur d’externalités de relation ou d’organisation. « L’écosystème
relationnel, à la fois interne et externe, est devenu le facteur clé de la performance. » Le
territoire est bien perçu comme un objet spatial mais aussi social, une cristallisation de
rapports sociaux passés et futurs. La prise en compte de cette dimension sociale est essentielle
pour la définition des stratégies territoriales de développement.
La « coévolution complexe » entre les stratégies des firmes et les dynamiques des
acteurs territoriaux doit inclure, dans l’analyse, les interactions avec le système englobant,
producteur des politiques publiques. En effet, les processus de création du capital social
(compétences, formations, infrastructures, etc.), si importants pour les entreprises, échappent
pour partie aux acteurs locaux.
Ainsi les géographes145 ont observé et essayé d’interpréter les différenciations spatiales
et leurs dynamiques territoriales. Dès 1975, R. Brunet, décrit les grandes forces qui
composent le système (Population, Ressources Information, et Capital), mises en relation par
les Moyens de Production. La géographie s’est recentrée pour analyser comment ces
différents éléments interagissent, organisent l’espace et produisent des dynamiques
territoriales, susceptibles « d’aimanter les emplois » et de faire adhérer au territoire les
entreprises, fussent-elles globales.
Sinon, comment expliquer, que dans un monde de plus en plus fluide, les entreprises ne
relocalisent pas systématiquement leurs activités là où l’allocation des ressources est la moins
chère (l’immobilier, les coûts de télécommunication ou la force de travail) ? Pourquoi certains
territoires réussissent-ils mieux que d’autres ? La mondialisation, la déréglementation et la
réduction des distances et du temps devraient nous conduire vers une homogénéisation de
l’espace et une relative indifférenciation des territoires, conformes aux paradigmes smithien
ou walrassien. Or nous vivons un scénario contraire, en tout cas plus complexe. Les
différenciations territoriales s’accroissent comme les inégalités. Internet n’apporte pas la
transparence promise : aucune agence de voyage, aucun touriste ne peut connaître le prix de
revient réel d’un siège d’avion ou d’une chambre d’hôtel. Les modèles économiques ont tout
simplement montré leurs limites pour rendre compte de la complexité du monde actuel.
145
Cette position a été formalisée par la « nouvelle géographie » française dans les années
soixante-dix. Cf. EspacesTemps, « Géographie, état des lieux », N° 40/41, 1989.
120
Métropolisation/ dissémination et les TIC : une littérature de plus en plus hybride
Deux grandes traditions paraissent s’affronter sur le sens des relations entre TIC et
espace. Si chacune s’accorde sur un consensus, l’existence simultanée d’effets
d’agglomération et de désagglomération, la différence porte sur l’interprétation théorique de
l’interface TIC- territoires.
Les uns affirment que les TIC étendent d’une part les fonctions humaines et d’autre part
créent un effet de substitution à ces dernières (le télétravail chasse les transports physiques) ;
en filigrane est entrevue la fin graduelle des agglomérations urbaines.
Ainsi Berry (1973) conclut que le développement de l‘économie post-industrielle et des
TIC va dissoudre le modèle de ville core-oriented actuel et créer une civilisation urbaine sans
ville.
Etudiant les effets agglomérateurs et antipolitains du téléphone, Gottman (77) présente une
analyse voisine. Si le téléphone permet de dissocier les bureaux des usines ou des entrepôts et
rend ainsi les entreprises de service plus footless, en revanche il facilite l’apparition
d’activités quaternaires concentrées dans les grands immeubles des CBD. Mais au final, les
effets antipolitains l’emportent car la technique renforce la mobilité des individus qui peuvent
résider sur plusieurs lieux (« transhumance ») et affaiblit la structure politique de la ville.
Mitchell (2000) fonde également sa vision des nouveaux lieux et formes urbaines, qu’il
appelle e-topia (« lean, green cities that work smarter not harder ») sur les effets supposés
des TIC sur la société et l’espace : la dématérialisation (migration de l’espace physique vers
l’espace électronique), le recul de la mobilité (effet de substitution aux déplacements
physiques), la customisation de masse, le développement d’opérateurs intelligents, etc…
De fait, en France, si les résultats des derniers recensements montrent des inflexions dans les
usages des villes et des territoires, ces inflexions sont imputées à une combinaison de
facteurs : âges, coûts des logements et du foncier, aspirations à des modes de vie, moyens de
transport et de communication.
Pour la deuxième école, la technologie est assimilée à un nouveau paradigme,
économique ou technique, qui change les pratiques quotidiennes des individus et des
organisations. Castells (1996) parle ainsi de cité informationnelle non comme une forme
urbaine146 mais comme un processus agi par la logique de l’espace des flux (p. 498), reliant
l’espace des lieux, par les réseaux techniques. Les nouvelles formes spatiales147 qu’il identifie
seraient pour les Etats-Unis, la Cité lisière, le centre-ville et les proches banlieues en
décomposition, mais surtout à l’échelle du monde, les mégacités « nouvelle forme spatiale qui
se développe dans différents contextes sociaux et géographiques ».
Sassen (1994) tout en reconnaissant les effets disséminateurs des TIC pour les activités
manufacturières pense que l’interaction entre la globalisation de l’économie et le
développement des TIC conduit à la concentration dans les global cities des centres nerveux
146
On se situerait alors dans une stricte logique déterministe, la nouvelle forme urbaine serait
la conséquence de la technique.
147
Une forme spatiale est une configuration produite par l’interaction, du déploiement
technique et de ses différentes utilisations par les acteurs territoriaux avec les structures
préexistantes. Les dynamiques spatiales apparaissent à cette lecture comme une réponse à des
pratiques sociales de l’innovation technique.
121
de l’économie et des sites stratégiques des nouvelles infrastructures de télécommunication.
Les travaux de Storper (1997) à l’interface des territoires, de la technologie et des
organisations, montrent les deux tendances spatiales à l’œuvre. Les facteurs agglomérateurs,
réflexifs, s’expliquent par la stratégie des acteurs désireux de diminuer le risque et
l’incertitude, associée aux relations organisationnelles complexes. La seconde tendance,
désagglomératrice, implique moins de travail intellectuel ou d’activités réflexives et va
localiser ces activités vers la périphérie. Pour Storper, le nouveau capitalisme réflexif est basé
sur l’économie de la connaissance, learning economy, et les acteurs (entreprises et territoires)
sont en compétition en cherchant à accaparer le facteur clé, la connaissance non-standardisée.
Les TIC accompagnent et facilitent cette mutation du capitalisme.
Scott (1988) développe une théorie dont les fondements sont assez proches. Le nouvel
espace industriel et ses formes urbaines dépendraient des stratégies des firmes et de leurs
changements organisationnels dans la division du travail. Les deux auteurs affirment en fait
que le capitalisme a franchi un stade et « rompu » avec le fordisme.
Je prendrai mes distances avec ces lectures intéressantes mais trop simplificatrices et je
préfèrerai parler de dualité du capitalisme. Le post-fordisme n’a pas subitement remplacé le
fordisme, par ailleurs il a pu récupérer des formes d’accumulation typiquement fordistes et les
relancer. L’économie du numérique en témoigne parfois. Ainsi des configurations spatiales
très diverses, produites par ces différents régimes d’accumulation, coexistent, et les firmes,
selon leurs stratégies, optent pour telle ou telle dynamique spatiale.
L’essentiel du texte qui précède est une revue de l’économie spatiale que j’ai effectuée
au moment de mon entrée au GRESOC et de mon changement d’objet d’étude. Le contexte
m’invitait à m’approprier diverses problématiques liées aux TIC en abordant des littératures
fort diverses tout en menant des recherches pour le laboratoire. J’étais donc alors d’une part
dans une situation d’urgences qui explique en partie l’aspect scolaire et descriptif de ce
passage ; d’autre part je n’étais pas accompagné par un économiste pour approcher une
littérature, nouvelle alors pour moi. Cet autre aspect des choses peut expliquer l’incomplétude
de cette revue et son aspect quelquefois disparate que ne peut masquer une tentative de mise
en ordre a posteriori. Même si je n’ai pas sur le moment pu pleinement entrer dans les
paradigmes de cette discipline (je n’écrirai pas le texte de la RERU comme cela
aujourd’hui !), ces détours étaient indispensables au vu de la proximité que les géographes ont
de fait avec les économistes sur certaines des problématiques liant TIC et développement
territorial ou TIC et réseaux. Toutefois le bilan global me paraît aujourd’hui mitigé ; au-delà
de la satisfaction d’avoir augmenté sa culture personnelle, j’ai plutôt l’impression d’avoir
visité l‘économie spatiale sans en avoir retiré grand chose pour enrichir ma démarche de
géographe.
En général les économistes décontextualisent la technologie d’une part des conditions
politiques, juridiques ou sociales qui la rendent possible et d’autre part des phénomènes
d'appropriation. C’est le plus souvent parce qu’ils cherchent à « isoler » telle ou telle variable
alors qu'une vision systémique ou globale du changement invite au contraire à s'intéresser aux
processus d'agrégation, de synergie, d'interdépendance, etc. Cette tendance est partagée peu
ou prou par tous les économistes, même ceux qui affirment situer le territoire comme un
élément central de leur analyse. En fait l’hybridation entre économie et géographie est plus
souvent proclamée que réellement construite, au-delà des recoupements liés aux objets
d’études.
122
Mais sans doute est-ce dû aussi pour une large part à mes difficultés dans
l’appropriation des paradigmes de cette discipline qui m’ont peut-être amené à manquer de
discernement et à être sélectif dans l’emprunt de concepts et notions. Pourtant j’ai gardé la
conviction de ce bilan des littératures que l’ensemble de ces questionnements scientifiques
gagneraient beaucoup par des approches croisées qui restent cependant à construire.
Ce semi-échec m’a conduit à me recentrer sur les bases épistémologiques de la
géographie et à me mieux me définir comme géographe, ce qui peut apparaître aujourd’hui
comme paradoxal à l’aune d’une part de mon parcours et d’autre part de mon approche et de
mon goût pour l’interdisciplinarité.
Chap . 2 . Ma position par rapport à mes problématiques de
recherche et à ma vision de la géographie
Il est temps de préciser ce que j’entends par espace, territoire, milieu, système territorial
ou système spatial. Les définitions de ces concepts ont pu varier dans le temps en géographie
selon les modes et les paradigmes. Il est d’usage de discourir sur le territoire pour dire qu’il
est revenu à la mode. Il est vrai que l’on ne rencontre pas une fois le terme dans les 495 pages
de ma thèse. Mais j’utilisais alors le terme de « campagnes de Lavaur » pour désigner une
portion d’espace, délimitée, appropriée, bref un territoire, dirait-on aujourd’hui en géographie.
Le titre de la thèse, « la crise de l’espace dans les campagnes de Lavaur » est explicite pour la
discipline, du statut accordé aux deux termes. L’espace contient le territoire, des territoires.
L’espace, alors en « crise » ne l’était pas seulement dans ces campagnes, sur ce territoire ;
l’ambition initiale de la thèse était de dépasser la monographie pour se prêter à une
généralisation. La notion de territoire est donc moins vaste que celle d’espace, mais aussi plus
dense en ce qu’elle suppose d’appropriations, de représentations, de conflits d’acteurs.
Ainsi tout territoire est approprié, exploité et habité. Son système d'acteurs (Pouvoirs
publics, entreprises, ménages, associations, etc.) le gère, le transforme. Le territoire a aussi
son système social, ses mémoires naturelle ou historique, le tout, encastré dans le
métasystème, avec lequel ses acteurs tissent plus ou moins des liens.
Chaque système territorial doit être compris comme un ensemble de situations subissant
les flux des grands champs qui structurent l'espace. On a saisi que les campagnes de Lavaur
étaient en 1982 sous le vent de l'urbanisation toulousaine, dans le cadre des « macro »
transformations de l’époque. Certains territoires sont sous le vent de l'innovation mais situés
du mauvais côté d'une frontière réglementaire. Leur développement peut en souffrir. La
complexité spatiale est donc inhérente au territoire, lieu de multiples interactions dynamiques.
La notion d’espace est d’utilisation récente en géographie et correspond à une
refondation épistémologique de la discipline. « Il marquait un besoin de s’insérer dans
l’ensemble des sciences sociales, et une ambition scientifique : chercher des lois ; affirmer le
rôle de l’étendue, des distances et des interactions, qu’il contient ; fonder l’ « analyse
spatiale » ; rompre avec la vision extérieure d’un milieu plus ou moins passif, dans lequel
l’activité humaine se trouverait plongée, tout en réincorporant le concept de milieu dans le
sens d’un produit qui devient condition d’existence de son propre producteur (BRUNET,
2001). »
123
Il ne faut donc pas confondre espace avec milieu qu’il est venu remplacer et éviter de
l’assimiler à l’espace naturel. C’est l’occasion de multiples incompréhensions avec les
référents de disciplines voisines. J’en avais déjà fait l’expérience en travaillant sur le bassin
du Touch avec des naturalistes qui concevaient l’espace comme milieu ou environnement
naturel. Or lorsque l’on agit dans un environnement ou un « milieu » localisé, on agit dans un
cadre complexe qui inclut certes la Nature, mais aussi l’Histoire, les rapports sociaux, etc. En
revanche, si on considère le milieu comme une catégorie intermédiaire entre le territoire et
l’espace, on peut affirmer que tout territoire subit les champs de force d’un (ou de plusieurs)
milieu.
Le postulat de départ est que l'espace est produit (H. LEFEBVRE, 1974). Par
production de l'espace, j'entends le résultat de la façon dont les sociétés l'occupent, l'utilisent,
en façonnent les paysages, modèlent leurs territoires en fonction des rapports sociaux, des
modes d'appropriation de la valeur, bref en fonction des interactions entre les instances
économique, politique et culturelle (FOSSAERT, 1977). Si l’espace est produit, il est aussi
condition de sa reproduction sociale. Mes travaux de thèse ou bien sur les pratiques des
technologies alternatives ont montré que ces dimensions étaient incluses dans l'analyse quand
les interactions qu'elles produisaient à l'intérieur du système en expliquaient le
fonctionnement. Ce fut le cas pour l'arrivée des migrants et la pauvreté agronomique des sols
du Lauragais, ou pour la valorisation historique du milieu naturel et l'arrivée de migrants dans
les Causses de Caylus.
Non seulement l'espace est produit, mais il est de plus organisé et pas n'importe
comment. La hiérarchie urbaine et la localisation des villes sur le territoire de la France n'est
pas due à l'aléatoire. Elle s'explique selon quelques règles et modèles. Titre d'un ouvrage de
Brunet et aussi de la première partie du livre I de la Géographie Universelle, « le
déchiffrement du monde » est explicite quant à la mission assignée au géographe. Découlant
de l'espacement et la distance, les lois de l'espace sont peu nombreuses. « Tout espace
singulier est fait de l'arrangement plus ou moins complexe d'une quantité de structures
élémentaires qui ne sont elles-mêmes qu'en petit nombre. »
Toutefois, il faut se garder de tout déterminisme spatial : « L'espace impose ses règles ».
Cette idée implique de ne pas oublier d'autres forces agissantes sur l'espace comme l'Histoire
avec ses temps longs (comme la géologie du Lauragais Tarnais) et ses temps plus courts (les
lacs collinaires), les stratégies d'acteurs, les liens avec les autres territoires plus ou moins
proches. L'espace impose de la contingence, de l'aléa. Le fonctionnement d'un système
territorial représente toujours un compromis entre les lois de l'espace et les territorialités. Le
géographe doit approcher la complexité des systèmes territoriaux pour les décrypter et
comprendre comment les structures spatiales interfèrent pour faire système.
Pour ma part, il me semble peu discutable que les TIC aient des liens, tout à la fois avec
des processus de concentration des activités mais aussi avec des processus de dissémination.
Sans reprendre les thèses de Cairncross148, il est admis que les TIC aident à comprimer le
temps et l’espace, et à produire des effets spatiaux. Ces points-là ne devraient plus
aujourd’hui faire débat.
Enfin, si je me reconnais plutôt dans la deuxième école, je serai prudent avec les termes
« effet » ou « impact » des TIC même si je n’en récuse pas l’emploi soit par commodité, soit à
dessein. Beaucoup d’auteurs cités plus haut (et c’est identique pour les auteurs français qui
148
Laquelle a atténué sa posture entre la 1ère édition de son ouvrage et la plus récente.
124
ont beaucoup écrit sur le sujet, Rallet, Veltz, Dupuy) s’appuient sur la théorie déterministe des
effets structurants des TIC ou bien sur la théorie des effets « accélérateurs de tendance. » Ils
se situent toujours dans la rhétorique des effets des TIC sur le territoire et dans un champ
déterministe, même si chacun s’en défend, dont le paradigme postule une relation univoque
entre technologie et société ou entre technique et espace.
La mesure des processus cumulatifs en cours entre les développements socioéconomiques et les réseaux techniques renvoie au concept de congruence. « Au sens fort, la
congruence renvoie à l'idée d'homologie structurale, utilisée implicitement par Max Weber,
entre autres . "Un phénomène est expliqué non par la mise en évidence d'un faisceau de
causes et circonstances historiques, mais par la mise en évidence d'un parallélisme entre deux
"structures" . On s'affranchit, de cette façon, du rapport de cause à effet (de la poule et de
l'oeuf...) au profit d'un modèle d'adaptation réciproque : Le TGV ne provoque pas la création
des technopoles mais il est le mode de transport correspondant le mieux - à un moment donné
- à l'apparition de nouvelles formes d'organisation spatiale des entreprises innovantes
(OFFNER, 1993).
En fait, territoire et TIC fonctionnent dans un système plus général. Il ne s’agit pas de
renverser purement et simplement le paradigme, de verser dans un sociologisme naïf (la
société produit la technique) et de nier que la technique puisse produire des effets structurants.
Les TIC sont agis par le social et agissent sur le social. Des travaux empiriques le démontrent.
Mais si et seulement si, les acteurs territoriaux savent se saisir de leur opportunité (VELTZ,
1996). La relation serait causale, mais conditionnelle, d’où l’intérêt de l’approche systémique
pour mettre en lumière les stratégies des acteurs territoriaux et les interactions entre les
éléments.
Toutefois beaucoup de ces thèses prêtent aux TIC des caractéristiques, voire des vertus c’est selon l’idéologie implicite de l’auteur - décentralisatrices. Or, on peut tout aussi bien
affirmer l’inverse : Zuboff (1998) affirme au sujet du « paradis de la connaissance partagée et
d’un environnement de fonctionnement plus égalitaire » que « la connaissance n’est pas
vraiment partagée parce que la gestion ne veut pas partager l’autorité et la puissance » (cf. la
dualité de la technologie chère aux structurationnistes). Ainsi l’introduction des TIC dans la
marine de guerre américaine est-elle l’occasion non de décentraliser le pouvoir de
commandement mais tout au contraire de le déplacer vers le siège de l’amirauté (BROWN,
2002). Pour ma part, plutôt en accord avec Porter, je pense que les TIC accompagnent le
changement social sans le déterminer et qu’il n’est donc guère surprenant de faire l’inventaire
d’effets d’agglomération et d’effets disséminateurs. La question qui me paraît la plus
intéressante est de savoir quels effets dominent, quelles en sont les dynamiques et quelle est la
part explicative liée à la variable TIC ? Comment la mesurer ? Comment cette part
« explicative » interagit-elle avec les structures spatiales préexistantes ? Quelles
différenciations territoriales produit-elle ?
Si l’on aborde la question par échelles spatiales, il me semble qu’à l’échelle 1, la
dissémination des activités l’emporte sur la métropolisation. La mise en réseau des lieux est
globale. Elle s’effectue par tout un ensemble de réseaux techniques dont Internet n’est qu’un
aspect. Ces réseaux servent le projet du capitalisme libéral dont l’idéologie, peu renouvelée
depuis le XIXème siècle, vante la mondialisation et la compétitivité territoriale. Cette
globalisation des marchés qui progresse est antérieure à Internet et même aux premiers
réseaux interbancaires. Elle relance la division internationale du travail surtout en interaction
avec l’effondrement continu des coûts du transport. Mais la mondialisation a ses champs de
125
force, elle ne se diffuse pas de façon anisotropique. Et la pression idéologique et économique
est telle que sa diffusion a incité les acteurs à adapter leurs stratégies : les Etats ont entamé un
grand processus de déréglementation et d’effacement des frontières et les entreprises ont
adopté de nouvelles formes organisationnelles variées dont l’entreprise « creuse » est le
modèle dominant.
Toutes ces forces ont mis à profit l’opportunité de la technologie pour façonner la
géographie mondiale, le territoire-Monde. Les activités humaines se diffusent à l’échelle
planétaire dans des structures spatiales préexistantes, les lieux qui concentrent les activités
humaines, les métropoles. Si on oublie le faux-débat sur la fin des villes, plutôt nordaméricain, la question centrale devient celle de l’effet des TIC sur la hiérarchie urbaine. Vontelles la déformer ou s’y lover parfaitement ? Tout une série de géographes et d’économistes
géographes affirment que les TIC confortent la géographie urbaine (MOSS, TOWNSEND,
MALECKI, GORMAN). Leurs remarques ne sont prouvées que par les méthodes de
recherche qu’ils utilisent, à la limite de la tautologie géographique ; ils établissent un
palmarès avec des variables comme les capacités des backbones en termes de débit et la
mesure de la connectivité des villes à ces mêmes backbones. Quand le palmarès obtenu ne
colle pas avec la hiérarchie (Atlanta et Dallas), Malecki attribue cette déformation aux
accords de peering entre opérateurs qui fausseraient ses résultats. D’une part, la plupart des
accords de peering sont tenus secrets et d’autres part la capacité de bande passante n’indique
ni la bande passante utilisée ni celle qui sert aux échanges de la métropole. N’oublions pas
qu’en 1999, 97 % des échanges de l’Internet mondial passaient via les backbones états-uniens
et donc par ces mêmes métropoles ! On se situe encore dans le paradigme
déterministe. « Internet a renforcé l’importance de quelques grandes aires urbaines sans
assurer une décentralisation des populations dans les aires rurales […] Bien qu’il ait fait
tomber bon nombre de barrières géographiques, il n’a pas atténué la nécessité pour les
hommes et les activités de se regrouper dans les zones urbaines (MOSS & TOWNSEND,
2000)149.»
D. Latouche (2003) a observé les dynamiques de la hiérarchie urbaine américaine en se
basant sur trois indicateurs : la capacité, l’usage d’Internet et les noms de domaines. Dallas et
Atlanta, respectivement troisième et quatrième pour la capacité reculent aux dixième et
quatorzième rangs pour le reste. « Contrairement aux pronostics, la hiérarchie urbaine nordaméricaine évolue vers une structure polycentrique où une dizaine de villes peuvent prétendre
occuper une place importante. Grâce aux changements technoscientifiques, à l’Internet et à la
« nouvelle économie », on peut aujourd’hui parler de hiérarchies urbaines spécialisées et de
sous-ensembles régionaux reliés les uns aux autres. » Ses conclusions montrent que
l’innovation est différenciatrice et que même si elle se coule dans les structures spatiales
héritées, ces dernières ne sont pas inertes, se déforment et agissent sur l’innovation. On
retrouve la question de l’interaction entre le territoire et la technique (cf. la tentative de
Castells d’identifier ces nouvelles formes spatiales à l’échelle mondiale).
Le travail du géographe peut se limiter à une identification et un inventaire de ce type
de structures spatiales comme les technopoles ou les technopôles, les districts ou autres
clusters. C’est sans doute utile mais limité. Il doit surtout centrer son travail sur les
différenciations spatiales, cœur de son métier, qui peuvent expliquer pourquoi et comment
certains territoires tirent mieux leur épingle du jeu de la recomposition de la hiérarchie
149
Cité in Vicente J. (2005).
126
urbaine due à la diffusion des TIC dont je fais l’hypothèse. Cette dimension du travail de
géographe peut être couplé avec les études d’évaluation menées dans une perspective
d’expertise ou de conseil. Si l’on admet raisonner de manière critique dans le cadre des grands
champs de force qui dominent le système Monde, le géographe peut éclairer les choix
stratégiques en contribuant à l’analyse des variables de différenciation territoriale et de leur
combinaison. La compétitivité territoriale suppose le creusement raisonné de l’anisotropie,
une différence positive de potentiel. C’est retrouver un des fondements du raisonnement
géographique que d’affirmer que la mondialisation et les TIC creusent les différences
géographiques. On peut le dénoncer (STIGLITZ, 2002) mais aussi en jouer comme le font les
entreprises toujours, ou les systèmes d’acteurs territoriaux, de plus en plus souvent. Dans cette
perspective, il faut organiser les éléments de son territoire et contrôler les éléments exogènes
pour les faire interagir de manière positive pour une meilleure performance globale,
l’ « insertion dans la compétitivité mondiale ». Mais tout cela suppose une bonne évaluation
territoriale préalable.
A l’échelle régionale, le processus de métropolisation des activités me paraît dominer
celui de dissémination. Les mêmes champs de force idéologiques demeurent, mais ils peuvent
rentrer en contradiction et devoir composer avec des idéologies propres aux formations
sociales localisées. Je peux faire référence à la force du techno-nationalisme en Chine, sousproduit d’un patriotisme économique vivace, aux représentations de la ville et du paradis
rural, constituant de l’idéologie américaine, ou aux réflexes anti-mondialisation et antilibéraux en France, etc. Mais le vent dominant conduit les politiques publiques dans deux
directions qui poussent toutes à la métropolisation des activités. D’une part, la quête de la
compétitivité des territoires accroît les moyens dans les métropoles : les pôles de
compétitivité en France en sont le dernier avatar. D’autre part, la décentralisation des
compétences renforce le rôle des capitales régionales et réserve aux espaces ruraux150 des
portions d’investissement de plus en plus cosmétiques.
Les logiques dominantes des entreprises et des ménages à la recherche des effets
d’agglomération renforcent cette dynamique. Comment évaluer le rôle des TIC dans ce
mouvement général ? Si l’on se limite à l’économie de la connaissance, il n’y a rien de
surprenant à constater que Paris et les plus grandes métropoles dominent. Les compétences
rares y sont concentrées et donc facteurs de différenciation territoriale. Paraphrasant DurandDastes (1988), je dirai qu’elles sont localisées et localisantes. Mais l’analyse de Storper me
paraît trop caricaturale : les activités hautement intellectuelles dans le cœur des villes et les
autres dans la périphérie des métropoles. Je pourrai m’en contenter et glisser là mes centres
d’appels.
Cependant, « il se passe des choses » dans les campagnes. D’autres logiques
idéologiques, comme le refus de la ville, combinées à des opportunités comme l’accès aux
TIC, favorisé ou non par des politiques publiques, et à des évolutions des systèmes
organisationnels des entreprises, produisent des effets antipolitains qui compliquent le
panorama.
150
Agriculture exceptée.
127
J’ai cru déceler dans les résultats de mes recherches - et je concède bien volontiers que
cela reste largement à confirmer- une nouvelle forme spatiale que nous avons ironiquement
appelée territoire fun151.
Je ne reviens pas sur la définition donnée plus haut dans le texte, mais il me semble que
ce type de structure correspond à une rencontre. Des couches sociales à capital culturel et
social élevé fuient la ville vers des territoires à leur image, bien connectés et le plus souvent
avec leurs métiers et leurs marchés associés et délocalisés. Pour qu’ils puissent conserver
leurs marchés, en plus d’être fun, le territoire doit être doté du haut débit et surtout d’une
bonne interconnexion aux réseaux à grande vitesse ; en outre, il ne faut pas mésestimer le rôle
des compagnies low cost pour l’attractivité de ces territoires. Les TIC ne jouent qu’un rôle en
interdépendance avec les autres mais essentiel. C’est l’élément mis en avant par les politiques
publiques locales. En effet s’il n’y a pas l’accessibilité, le territoire fun ne peut prendre
forme ; cependant sa seule présence en l’absence des autres éléments, ne suffit pas.
Une problématique intéressante pour mesurer le poids des TIC dans les systèmes
territoriaux serait d’approcher le moment où les innovateurs constituent une masse critique
suffisante pour entraîner un changement d’état du système. Plus le système territorial est petit,
mieux ce phénomène peut s’observer. Revenant sur mon terrain de thèse, j’ai pu observer
comment sur une petite commune du Lauragais tarnais, une poignée de néo-ruraux,
appartenant à des couches sociales aisées, avaient pu faire masse et développer une
expérience locale d’accès à Internet via le Wi-Fi. Dans un second temps, grâce à son capital
social accumulé, ce réseau d’acteurs a pu persuader l’acteur public, de monter un projet qui
peut devenir exemplaire pour la région. Des exemples de ce type sont moins rares que l’on ne
croit et permettent de mesurer de manière qualitative le rôle des TIC. Mais les TIC sont saisis
par le social et le territorial. Car ces densités d’acteurs ne se rencontrent pas sur tous les
chemins de campagne.
Un autre élément de débat me paraît important pour le développement territorial et
contradictoire ; il tient à un aspect métropolisant, souvent caché derrière l’aspect disséminant
lorsque l’on aborde cette question des TIC. Les travaux que nous avons menés sur les usages
dans les espaces ruraux montrent que les nouveaux usages substituent des liens lointains à une
part importante de liens locaux. Je ne conteste pas le fait que la quantité globale de liens
s’accroisse ni que des liens locaux152 subsistent. Les liens rompus sont des liens traditionnels
de proximité économique. L’adoption rapide de l’achat en ligne fait son œuvre. Les perdants
sont évidemment les entreprises de services des villes voisines.
Ce n’est pas le cas pour les métropoles ; là les études montrent que les échanges sont
majoritairement locaux mais le contraire serait surprenant. La densité du bassin métropolitain
explique le fait. Rappelons le cas de Séoul ; la jeune fille peut « chatter » et rencontrer dans le
monde réel et presque dans l’immédiateté sa pêche miraculeuse car Séoul est très dense et
bien desservie par un bon réseau de transport. La même chose a peu de chance d’arriver à
Plouzané !
L’innovation technique concourrait à rompre les liens de relations proches et désarticulerait
ainsi l’espace, connectant les campagnes à des réseaux mondialisés et coupant les villes
moyennes de leur environnement proche.
151
C’est le mot explicatif que nous a fourni un jour un chef d’entreprise du multimédia pour
expliquer son installation : « c’est fun ici, vous trouvez pas ? ».
152
Par lien local, il s’agit de liens à l’échelle d’un «pays».
128
Cette remarque pose la question de l’articulation du développement local, des TIC et du
rôle des politiques publiques. Infrastructures, accessibilité et services proposés ne suffisent
pas. Les usages de la technologie peuvent jouer dans le sens opposé aux buts souhaités,
fussent-ils nobles. Le programme « greenstar153» permet dans un de ces projets à des habitants
de la Cisjordanie d’accéder au Monde et à leur territoire de s’ouvrir au Monde. Ils peuvent en
effet vendre en ligne de l’artisanat local et de la musique traditionnelle. Mais ils peuvent aussi
acheter. Les différences de potentiel entre les territoires n’ont aucune peine à expliquer les
effets de cette ouverture : la nette dissymétrie entre ventes et achats ! Les promoteurs du
programme ne cachent pas leur volonté manifeste d’en faire un outil d’intégration
économique à l’espace mondial des territoires marginalisés, dans un but de profitabilité.
Ma grille d’analyse
Comme géographe, j’étudie la société par l’espace ; la société est à mes yeux le concept
central de la géographie et l’espace le lieu où se nouent les stratégies des acteurs sociaux
(appropriation, exploitation, etc.). L’espace n’est pas autonome par rapport au social.
Mes travaux de géographe portent sur la collision entre un événement structurant
extérieur et un système spatial. Mon point de départ est donc l’espace fonctionnant comme un
système, que j’appelle indifféremment système spatial ou système territorial. Je considère que
les TIC sont incluses dans le social, tout comme l’espace. L’innovation, technique ou sociale,
qu’il s’agisse de mécanisation, d’irrigation ou de TIC, est un objet digne d’intérêt pour la
géographie car spatialement distribué. Or l’espace me semble une grille de lecture opératoire
pour l’ensemble des phénomènes du social. Les TIC figurent comme un des éléments du
système spatial, tout simplement, oserais-je. S’il n’a pas lieu de les mythifier, la difficulté
consiste à évaluer leur place dans un système territorial comme signe et/ou agent de la
production de l’espace.
Si ces objets possèdent leurs dynamiques propres, construites par des interactions
multiples entre des acteurs exogènes (stratégies d’opérateurs, politiques publiques, logique
d’infrastructures, etc.) et endogènes (projet de développement lié aux TIC, dynamiques
d’usages, territorialités, etc.), il ne s’agit pas de souscrire au paradigme techniciste et
d’affirmer que la technique est autonome. Les TIC sont à la fois une production sociale et
spatiale. Di Meo (1990) rappelant l’indissociabilité de l’espace et de la société, montre toute
la portée de « l’espace-enjeu », à la fois valeur d’usage, marchandise ou signe de distinction
sociale. Mon approche se centre sur les interactions et le changement d’échelle, pont-aux-ânes
aujourd’hui du travail de géographe. La question des échelles montre qu’en fonction des clés
d’entrée, la hiérarchie des interactions peut se modifier même si le cadre d’analyse reste
stable. Seule la nécessité d’une mise en ordre heuristique conduit à séparer artificiellement
des niveaux d’analyse et des catégories qui peuvent se confondre dans le réel.
153
Greenstar est un programme étatsunien de développement axé sur la technologie ; il
propose pour un coût modique des Suntainers. Suntainer est un mot valise entre sun et
container. Il s’agit d’un conteneur montable en huit heures, fonctionnant à l’énergie solaire
qui offre l’ensemble des services minimaux d’une petite ville américaine, dont l’accès Internet
haut débit. L’armée américaine utilise le même type d’outil.
129
Postulant que la distribution spatiale différenciée des TIC est organisée par un jeu
complexe de stratégies d’acteurs, mes travaux cherchent à rendre plus lisible la place de cette
distribution dans l’organisation et la production de l’espace.
Une relecture attentive montre que la première grille d’analyse que j’ai utilisée, pour ma
recherche sur la crise de l’espace dans les campagnes de Lavaur, repose sur un ensemble de
sept variables :
-l’innovation (modernisation des techniques agricoles, urbanisation) ;
-les champs de force du système englobant (intégration des campagnes dans le système
marchand, éclatement de la paysannerie, début de l’étalement urbain) ;
-le jeu des politiques publiques (exogènes : lois sur le foncier, l’agriculture, la chasse,
ou endogène : planification, etc.) ;
-le capital social du territoire (migrants, structure du monde agricole) ;
-les stratégies des acteurs (conflits autour de la rente- ventes et fermages-, de l’usage du
sol, du contrôle de l’espace, la gouvernance154 - alliances municipales, naissance du
mouvement associatif-) ;
-les temporalités (court -démembrement d’une propriété-, moyen -échelle de la vie
professionnelle d’un agriculteur-, long -représentations, relief-) ;
-les formes spatiales (structures agraires).
Politiques Jeu des Innovation Champs Capital
Structures Temps
publiques acteurs
de force Territorial spatiales
Thèse Lavaur
Chorème Lavaur
Bassin du Touch
L.A.I.
Centres d’appel
CA Bordeaux
«Pays»
Castres-Mazamet
& Territoires fun
WI-FI en MidiPyrénées (usages)
Backbone
Technologies
Alternatives
Fig/ X. Grille d’analyse standard155
154
Notion que j’ignorais bien évidemment en 1982 : je parlais alors de gestion de l’espace
local.
155
Le grisé dans le tableau indique la prise en compte de l’analyseur dans le travail.
130
Le tableau ci-dessus souligne que mon approche est restée remarquablement stable
même quand j’ai changé d’objet d’analyse. J’ai alors consolidé ce noyau de sept variables qui
ont constitué ma grille standard.
Si d’une recherche à l’autre rien ne change en apparence, beaucoup change en fait car la
hiérarchie des variables se modifie en fonction des problématiques et des clés d’entrées
choisies.
Pour analyser les transformations que permettent les TIC sur un système territorial,
l’entrée spatiale n’est pas un chemin facile car l’espace est à la fois donné, mémoire et
produit.
Le travail sur les centres d’appels décrit un objet spatial, appartenant au champ des TIC,
qui est avant tout un produit social. Leur développement est récent et demeure lié à de grands
mouvements dans la réorganisation des entreprises et au nouveau statut de l’information, lié
au paradigme de l’économie de la connaissance.
En tant que géographe, j’observe que ces objets ne s’implantent pas n’importe où et que
selon les territoires, ils prennent telle ou telle forme : les grandes usines taylorisées se
rencontrent plutôt dans la périphérie des métropoles du Sud, les centres de contacts dans des
métropoles où se localise une main d’œuvre qualifiée et bon marché. Ils s’implantent dans des
formes spatiales précises : les périphéries des métropoles bien connectées aux réseaux
techniques.
Les territoires ne restent pas inertes : les dynamiques d’usage interagissent avec les
décisions de localisation des entreprises et les politiques publiques et les responsables
territoriaux mettent en place des stratégies. Celles-ci « arrangent » un capital territorial pour
créer du développement économique et de l’emploi. Ce sont l’ensemble de ces arrangements
qui décident de la nature et la forme des centres d’appels.
Les effets « structurants », l’enjeu des centres d’appels, portent essentiellement sur la
distribution d’emplois peu qualifiés. Les perdants et gagnants sont avant tout les travailleurs
et les lieux en compétition. La stratégie d’insertion dans le marché des téléservices doit en
outre tenir compte de diverses temporalités (changements stratégiques des entreprises,
technologiques, etc.).
1)
2)
3)
4)
5)
6)
7)
Les champs de force (métropolisation des activités, mondialisation,
déréglementation, économie de la connaissance) ;
Les structures spatiales (périphérie des métropoles, congruence des réseaux) ;
Le capital social du territoire (qualités de la main d’œuvre, externalités positives ou
négatives, etc.) ;
L’innovation (centres d’appels, réseau) ;
Les politiques publiques (pro-actives, passives) ;
Le jeu des acteurs (compétition territoriale, négociations entreprises/territoires,
turn over, etc.) ;
Le temps (territoires pleins, extension du marché, etc.).
La hiérarchie des variables est modifiée, mais aucune n’est laissée dans l’ombre. Il en
est de même lors du changement d’échelle, l’enquête sur Bordeaux se focalise alors sur les
entrées « politiques publiques » et « systèmes d’acteurs ».
131
Notre travail sur les technologies alternatives traite d’un objet protéiforme qui relève
tantôt de la « boîte noire », tantôt de l’imaginaire technique, tantôt d’une technique
potentiellement disruptive. Le jeu des échelles et des temporalités prime. Les variables
« stratégies d’acteurs, représentations156 et politiques publiques » suivent avec le « territoire ».
Ces technologies ne se déploient pas n’importe où et selon la même configuration.
L’organisation de cette distribution spatiale dépend d’un entrelacs d’interrelations qui mêlent
nos sept variables et les échelles spatiales. Selon les formes spatiales, les joueurs, les enjeux,
les réponses et les règles du jeu diffèrent.
La lecture du cadre de référence de la technologie ne permet pas de dire si demain les
technologies radio sans fil auront été un effet de mode ou une route sans espoir ou au mieux
une technologie marginale confinée aux bureaux ou aux territoires les plus isolés. Peut-être
seront-elles la technologie « révolutionnaire » qui rendra la « fracture numérique » obsolète,
participera à la réorganisation de la chaîne de valeur des télécommunications, ou menacera les
libertés publiques (RHEINGOLD, 2005).
L’interaction entre les dynamiques spatiales et les dynamiques sociales montrent trois
configurations ; la première aboutit au déploiement de petits réseaux de collecte, le plus
souvent dans un village, pour apporter le haut débit : c’est la déclinaison boîte noire ; la
deuxième développe des réseaux maillés plus vastes soit au profit de collectivités locales soit,
c’est le cas le plus fréquent, au profit de « communautés » ; tous cherchent la maîtrise du
réseau aux dépens des opérateurs de télécommunication ; enfin la troisième correspond à des
positions spatiales dictées par les stratégies d’opérateurs engagés dans une bataille industrielle
planétaire. Et ces trois configurations correspondent à des formes spatiales spécifiques157.
L’analyse des dynamiques spatiales est l’entrée que je privilégie en tant que géographe
et suppose une connaissance des structures spatiales du territoire (héritées ou produites par la
formation sociale) et de leurs liens avec les lieux du monde. Elle suppose également de
comprendre le fonctionnement des interrelations des variables du système. Alors, les formes
de la distribution spatiale de l’innovation pourront donner du sens. Il s’agit d’aller au-delà
d’une géographie de l’inventaire dont je ne conteste pas l’utilité pour un objet aussi récent et
instable158, pour se tourner vers une géographie de l’ingénierie spatiale, intégrant dans une
critique sociale raisonnée, les « effets » de l’introduction d’une perturbation, les liens
systémiques et le sens des échelles.
M’écartant de tout « spatialisme », je réaffirme que l’espace est une variable sociale et
ne peut être autonome de la société. Il ne m’intéresse que parce qu’il est l’espace des
hommes et que je lui confère une place opératoire dans l’analyse d’un phénomène social. Les
stratégies des acteurs sociaux occupent donc une place majeure dans mes travaux.
Jusqu’alors ces derniers ont porté sur l’échelle macro et en majorité sur des microsystèmes territoriaux. Il ne faut pas interpréter cela comme un éventuel repli sur la microéchelle, d’autant que je reste fondamentalement attaché à l’importance des facteurs explicatifs
156
Les représentations sont du temps cristallisé. Aucune de ces variables ne représente un
objet matériel excluant les autres ; ce sont des entrées systémiques, des sous-systèmes de
relation. Ainsi il y a du temps dans les représentations, comme dans les stratégies d’acteurs ou
les structures spatiales. De même il y a de l’espace aussi dans les champs de force, etc.
157
Précisées ci-dessous.
158
Et qui reste à construire. La question des modèles territoriaux en est exemplaire.
132
macro-structuraux. Ma pratique de chercheur est une approche localisée de phénomènes
sociaux tels que la diffusion de l’innovation, qui intègre l’analyse multiscalaire.
Ce travail de géographe ne peut prendre son sens que dans une approche au moins
interdisciplinaire s’il veut éclairer l’ensemble de ces problématiques recoupant les champs de
la technique, de l’espace et de la société.
Chap. 3. Technologies et Territoires : objet frontière et
interdisciplinarité
« Ilya Prigogyne expliqua comment il en était arrivé là : jeune émigré de Moscou, exilé
en Belgique à Bruxelles, il voulut comprendre comment on arrivait à devoir fuir son propre
pays. Il aborda la politique mais fut contraint d'étudier le droit. Voulant comprendre le
comportement d'un accusé, il étudia la psychologie Pour comprendre clairement la
psychologie et la science du comportement, il butta sur le fonctionnement du cerveau humain.
Ainsi, il étudia la biologie, la chimie et enfin la biochimie. En poussant plus loin pour
comprendre les interactions chimiques, il étudia la physique des particules. De la physique, il
passa à l'astrophysique et à la cosmologie. Il aborda alors les questions fondamentales : la
matière, le vide, le temps et son sens unique (la flèche du temps). Pour comprendre la flèche
du temps il dut étudier les structures dissipatives, etc. 159».
Les travaux de recherche sur l’interface TIC et territoires sont devenus un objetfrontière, au sens que lui donnent Star et Griesemer, c’est-à-dire un espace de coopération
créant des ponts temporaires entre des mondes « culturels » qui généralement s’ignorent ou
ont parfois peu pour s’entendre. Les objets-frontière sont des objets qui sont à la fois
suffisamment souples (malléables) pour s’adapter aux besoins locaux et aux contraintes des
différentes parties les employant et suffisamment robustes pour maintenir une identité
commune à travers les différents « sites » (STAR & et GRIESEMER, 1989).
La révolution technologique a transformé non seulement la société, ses villes et les
rapports existants entre distance, temps et espace, mais aussi la géographie elle-même. On
n’est plus géographe aujourd’hui comme on l’était il y a vingt ans (cf. les propos de B. Kayser
sur l’évolution du métier,160). Les « géographes des TIC » peuvent trouver un intérêt non
seulement à emprunter et tester des outils et concepts aux disciplines voisines mais aussi à
faire connaître l’originalité de leur démarche dans les autres disciplines des sciences sociales.
Se faire connaître des autres mais aussi connaître les paradigmes des autres champs
disciplinaires : ainsi la communauté scientifique gagnera dans son ensemble à développer une
approche interdisciplinaire, de plus en plus nécessaire.
159
160
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ilya_Prigogine, consulté le 28/12/2005.
Interview citée in « BK, paroles et images » KPROD, 2002, Toulouse.
133
En 1994, M.C. Cassé affirmait que tout avait été dit sur l’interdisciplinarité161 : sa
pratique est jugée nécessaire et souhaitable et l’institution ne tarit pas d’éloges sur ceux qui
s’en réclament. A contrario, la spécialisation disciplinaire est décriée et peut apparaître
comme synonyme d’enfermement162. Pourtant si les appels d’offres et les incitations en tout
genre à travailler dans l’interdisciplinarité sont bien une réalité, il reste toujours aussi délicat
de publier dans une revue qui ne relève pas de sa propre discipline. Les revues
interdisciplinaires sont rares et elles sont moins cotées. En outre le travail interdisciplinaire est
peu profitable pour « faire carrière ». La co-direction de la thèse que j’encadre en témoigne ;
les règles du jeu institutionnel et leurs pratiques font que l’étudiante devra publier dans sa
discipline en prenant bien soin de minimiser la part interdisciplinaire de sa thèse et de ses
publications. Enfin écrire un article dans l’interdisciplinarité (ce qui n’est pas facile en soi)
suppose, pour être accepté dans une revue qui ne relève pas de sa discipline, un effort
d’adaptation qui frise le travestissement.
Les frontières actuelles des disciplines sont le produit des rapports sociaux du XIXème
siècle. Or depuis, les attentes sociales (économie de la connaissance) ont changé. Ancrées
dans le social, technique et médiations techniques (Internet par exemple) renouvellent les
conditions de l’appropriation et de l’évolution du savoir humain. Comprendre les enjeux des
articulations entre les faits techniques, les faits sociaux et la construction des savoirs,
implique le dépassement des frontières disciplinaires, car les finalités scientifiques changent
et de nouveaux objets s’offrent à l’analyse.
La constitution de réseaux de recherche institutionnels (GDR) ou informels est une
esquisse de réponse à ces questions, appelant à la pluralité des référents disciplinaires. Les
visions ainsi construites, nécessairement plurielles, doivent servir à l’analyse et la
modélisation. Dans cette acception au demeurant limitée, l’interdisciplinarité revient à
faciliter la circulation des référents propres à chaque discipline.
Elle postule de la part des chercheurs une volonté d’une part de s’allier (LATOUR,
1992) et de coopérer en surmontant leur propre paradigme disciplinaire qui aboutit à ce que
toute discipline se construise en niant les autres, et d’autre part de construire des modèles
articulant réflexion théorique et pratiques expérimentales. « La modélisation est une méthode
particulièrement pertinente et fructueuse dans ce processus…, par l’exigence de rigueur
qu’elle apporte…Elle permet également de simuler des alternatives, d’explorer de plus amples
échelles de temps, de légitimer des conditions d’utilisation en précisant les domaines de
validité des résultats.163»
161
Citant Jollivet (« Les passeurs de frontière », 1992), elle en dresse un bilan nuancé :« Au
delà des limites et des écueils que comportent ce type de démarches, elles ont pu donner lieu à
l’établissement de passerelles aussi fragiles fussent-elles entre disciplines ou bien même
aboutir à de véritables confrontations, à des questionnements réciproques et à la mise en
forme de procédures concrètes de coopération, c’est-à-dire au passage, au moins sous forme
d’esquisse, d’une multi ou d’une pluridisciplinarité à une véritable interdisciplinarité. »
162
Travailler dans un secteur très spécialisé d’une discipline n’est bien sûr pas un drame en
soi, tout dépend de l’objet de recherche.
163
B. HUBERT & J. BONNEMAIRE, (2000), « La construction des objets dans la recherche
interdisciplinaire finalisée : de nouvelles exigences pour l’évaluation », Nature, Sciences et
Sociétés, vol. 8, n°3, pp. 5-19, cité par GARBAY C. « Les sciences du traitement de
l’information comme pivot de l’interdisciplinarité : une vision systémique. »
134
Cette vision présuppose l’ouverture des réseaux de recherche et que la connaissance soit
co-construite par les interactions entre les chercheurs et les autres acteurs. Cette connaissance
est donc appropriable et partageable par les profanes. Elle est opératoire et contextualisée, ce
qui pose le problème de sa transférabilité. « Une telle conception de la recherche suppose que
cette dernière soit un lieu de mobilisation de nombreux acteurs, incluant la collaboration
d’acteurs moins permanents et plus hétérogènes sur des problèmes définis dans des contextes
spécifiques et localisés (IRIBARNE, 2005). »
Elle se situe à l’opposé de la démarche disciplinaire où la connaissance précède l’action.
Elle est aussi à l’inverse d’une approche partielle de l’interdisciplinarité qui limite l’objet des
disciplines à certains domaines ou moments d’intervention : le géographe est ainsi cantonné à
la production de cartes164, le sociologue à analyser les usages, et le gestionnaire à parler
stratégie d’acteurs. Cette conception instrumentale du partenariat empêche l’alliance de
donner tout son sens en tirant parti de l’interaction des compétences qui ne se réduit pas ainsi
à une seule addition.
C’est la pratique que nous avons développée dans notre collaboration avec EADS où,
loin d’être enfermés dans une mission de « sociologue165 des usages », nous participons à la
conception de l’objet technique et de l’architecture du réseau de recueil des données.
Cette collaboration me paraît exemplaire d’une démarche d’interdisciplinarité fondée
sur une double coopération : entre disciplines scientifiques d’une part et science/industrie
d’autre part. Son origine vient des secteurs marketing et recherche développement d’EADS
Astrium, qui ont repéré sur Internet le site du GRESOC et ont ainsi découvert que des
chercheurs toulousains travaillaient sur les usages de technologies qu’ils essaient de déployer.
La demande première vient donc de l’entreprise et le réseau s’est très rapidement constitué
(EADS, Alcatel, CNES, Télécom Paris, AIR CONNECT, GRESOC, etc.) pour aboutir à un
projet intégré dans le pôle de compétitivité avec un financement de thèse. L’exemplarité vient
d’une part de la vitesse de la constitution du réseau, activée par la chaîne des événements et
les calendriers des politiques publiques en matière d’appel d’offres, d’autre part de la
négociation de l’objet de recherche.
La posture de départ nous situait comme un expert dont la mission devait se cantonner à
du traitement d’informations géographiques puis à établir un diagnostic avec réserves
d’usages166. Mais une fois montrée « patte blanche », c’est-à-dire les travaux réalisés sur les
technologies pour publication, notre mission a été modifiée et s’est élargie. Nous ne sommes
plus limités en un moment de la chaîne de production de la connaissance mais totalement
intégrés, de l’amont à l’aval, à tel point que notre participation à l’animation des acteurs de la
partie « espace167» du pôle a été envisagée.
164
« Les géographes sont perçus comme ceux qui préparent le terrain aux autres chercheurs
en leur fournissant tout ce qui relève du domaine de la visibilité, de la distribution, et les
autres chercheurs s’intéresseraient après nous aux significations, aux implications sociales
(CHIVALLON, 2004). »
165
C’est ainsi que nos partenaires nous nomment et nous perçoivent, ce qui en dit long sur
leur perception a priori de la géographie.
166
La première préoccupation de nos partenaires a été la signature d’un accord de
confidentialité qui n’exclut pas l’exploitation scientifique de notre travail.
167
Le terme est impropre puisque la chaîne de valeur s’étend jusqu’aux entreprises de
contenus.
135
Cette pratique est éloignée d’une interdisciplinarité rhétorique et timide qui consiste à
exposer ses recherches devant des chercheurs d’une autre discipline sans pratique authentique
d’un échange interdisciplinaire qui supposerait de faire l’effort de comprendre le point de vue
de l’autre sur son outillage conceptuel. Souvent en lieu et place d’échanges, l’ennui gagne et
chacun campe sur ses acquis disciplinaires. Cette forme d’interdisciplinarité est « timide »
parce qu’elle se limite aux seuls chercheurs universitaires. Toutefois, il s’agit d’un
incontestable progrès et je ne me souviens de rien d’équivalent sur le plan institutionnel lors
de ma thèse avec B. Kayser. La pratique de l’interdisciplinarité relevait alors de la volonté du
maître et était essentiellement tournée vers la sociologie et l’ethnologie et pratiquée « hors
institution ».
Pour l’heure, si beaucoup de disciplines ont emprunté dans d’autres champs, notions et
concepts, questionnements et modèles, nous demeurons assez éloignés de la
transdisciplinarité qui supposerait une forme de coopération plus aboutie. La
transdisciplinarité, selon Jantsch (1972), supposerait la formulation explicite d’une
terminologie uniforme transcendant les disciplines ou des méthodologies communes. « Si le
schéma des interactions interdisciplinaires proposé168 permet d’organiser les modes de la
rencontre interdisciplinaire, elle ne se substitue pas au fondement de cette dynamique que
serait la construction d’un questionnement scientifique commun. Celui-ci […] se traduit
précisément par la recherche des ruptures, des verrous, par la conscience d’un manque
suscitant l’émergence d’une quête mutuelle. Ces ruptures, ces verrous constituent autant de
finalités intermédiaires qui ne peuvent être instituées au préalable, ni posées comme a priori,
mais seront au contraire « découvertes » et construites au cours d’un processus engageant les
acteurs et leurs interactions (GARBAY, 2003).
C’est typiquement la démarche collaborative que j’ai entreprise avec V. Fernandez,
enseignant-chercheur en sciences de gestion. La conscientisation d’un « verrou » ou d’un
« manque » se découvre dans la recherche active, « sur le terrain » et suppose l’échange. Pour
notre part cette coopération est axée autour des notions de territoire et de stratégie d’acteurs.
En effet au stade où j’en suis arrivé de mes recherches, j’ai été progressivement amené à
investir une terre inconnue, l’approche de la stratégie en sciences de gestion. Deux raisons
expliquent cette incursion hors de mon champ disciplinaire.
Etudier les rapports entre territoires et TIC, conduit rapidement à se focaliser, surtout
lorsque l’on travaille dans une perspective aménagiste, sur les stratégies des opérateurs et des
acteurs publics. En fait, toute approche qui s’appuie sur la notion d’acteur inclut,
implicitement, une approche stratégique, par exemple avec les « intentionnalités »… En
France c’est Crozier (1977) qui est sociologue qui a développé en premier les approches
stratégiques reprises par les gestionnaires.
L’instabilité de la technologie complexifie toute analyse. Les variables temps et
territoires s’interpénètrent. « N'y a-t-il pas une piste de réflexion autour de l'idée de l'existence
de décalages temporels, de rythmes différenciés, entre une congruence macro-géographique
de long terme et les traductions locales et à court terme qu'en proposent les institutions et
acteurs économiques impliqués ? On en restera ici à la suggestion (OFFNER, 1993) ».
L’analyse se réfère à des échelles spatiales et temporelles multiples169. On peut
distinguer trois temporalités de la technique. La première est celle de l’objet « immédiat » (le
168
169
Référence au CNRS.
J’illustrerai ce point avec quelques remarques sur les techniques qui concerne la mobilité.
136
centre d’appels, le lieu d’accès public à Internet, le datacenter, etc.). Son apparition
accompagne l’innovation technique et lui est concomitante : visible, c’est le plus facile à
étudier. La deuxième est celle de l’objet « différé » ; il s’agit d’une nouvelle forme spatiale ou
de la déformation d’une structure spatiale. Mais il faut laisser du temps à la technique et à
l’espace pour qu’ils interagissent. C’est le cadre du débat sur la recomposition des hiérarchies
urbaines permise par les TIC. Enfin la dernière temporalité est celle de l’objet « prospectif »,
anticipation des multiples inscriptions spatiales liées aux innovations techniques encore en
laboratoire. Le terrain est difficile entre l’écueil de la futurologie et la prévision des futurs
possibles. Ces trois temporalités de la technique jouent à toutes les échelles spatiales mais de
manière inégale et sont inséparables des temporalités spatiales avec lesquelles elles entrent en
collision.
La deuxième raison est que la géographie dit peu sur ces stratégies d’acteurs, plus
exactement elle se limite à leurs stratégies spatiales (la modélisation informatique en fournit
le meilleur exemple). Ses outils (diffusion, appropriation, percolation, etc.) traduisent toujours
un rapport direct entre un acteur et l’espace ou inversement. La géopolitique se cantonne aux
appropriations conflictuelles de territoires mais elle a plus emprunté ses outils aux disciplines
voisines (histoire ou sciences politiques) qu’elle n’a apporté du neuf. Les stratégies les plus
étudiées sont celles des acteurs publics aux échelles régionales ou locales ou des firmes au
niveau mondial dont souvent les analyses se limitent aux stratégies de localisation.
Mes interrogations de départ soulevaient la problématique de l’emboîtement des
échelles territoriales. Comment des stratégies d’acteurs, externes à un territoire (à l’échelle
locale ou régionale170), interfèrent avec le système d’acteurs territorial et produisent de
l’espace ? Je rappelle que ma situation de chercheur me place dans ce contexte en posture
d’expert qui doit évaluer une politique publique ou d’entreprise ; le verrou tient à une
impossibilité si on n’intègre pas une dimension prospective à l’analyse. Le postulat est que les
stratégies d’acteurs des opérateurs TIC intègrent des dimensions temporelles et spatiales.
D’une part, la stratégie définie aujourd’hui anticipe sur celle de demain et sur la
représentation que ces acteurs ont du proche avenir. D’autre part, elle intègre les structures
spatiales ou la géographie des territoires. Il suffit d’observer le soin que prennent les
opérateurs alternatifs pour sélectionner les territoires de déploiement pour saisir que
l’extension de la couverture territoriale de l’ADSL de l’opérateur historique est une suite de
répliques spatiales qui obéit à une stratégie d’entreprise et non à des impératifs purement
techniques. Ce dernier déporte ainsi géographiquement ses concurrents sur les espaces les
moins rentables.
D’où mon excursion dans la littérature des sciences de gestion et mes emprunts de
modèles. Par rapport a mes problématiques de recherche, le détour vers la littérature des
« stratégistes » me permet de réintroduire un peu plus de « temps » dans l’espace. Mes
positions de recherche ont toujours donné une place importante au temps cristallisé des objets
(cf. la thèse) ou au temps présent des conflits d’acteurs ou des représentations. Mais le temps
de la technologie présente certains caractères (évanescence de la technique, importance de la
170
Je considère la France ou l’Europe comme une région du système Monde.
137
dimension prospective, KATZ & SHAPIRO, 1986) qui implique d’inclure les dimensions
tactiques et surtout stratégiques171 des jeux acteurs dans l’analyse.
Le mythe de la neutralité technologique ayant bien la vie dure, je me suis attaché à
approfondir les problématiques liées à deux enjeux, la standardisation et le verrouillage du
marché, essentiels pour comprendre comment les stratégies d’entreprises interagissent avec
les politiques publiques, le choix de la technologie et les territoires. J’avais déjà abordé ces
problématiques d’alliances et de réseaux à la lecture de quelques sociologues des sciences
(CALLON & LATOUR, 1991) et surtout de J. Flichy (1995) qui me paraît convaincant dans
ses critiques de la technoscience et de l’importance du contexte pour l’action stratégique des
innovateurs. « En fait, je pense que l’innovateur est face à un dilemme. Il agit et est agi. Dans
son terrain d’action (son laboratoire, son usine, ses campagnes marketing), il développe la
technique et fait évoluer le marché. Quand il sort de son cadre d’action, il doit alors ruser, être
là où on ne l’attend pas, abandonner rapidement une solution en faveur d’une autre. S’il reste
au premier niveau, une transformation inattendue du marché ou de la technique risque de
remettre son projet en cause. Si, au contraire, il s’adapte constamment aux nouveaux états du
marché ou de la technique, il ne produira jamais d’innovation importante. L’innovateur doit
constamment maîtriser son terrain d’action et il doit perpétuellement le remettre en cause.
Comme le navigateur, il lui faut être à la fois totalement maître de ses voiles et de son
gouvernail et s’adapter aux évolutions des vents et des courants. »
La standardisation
Brunsson et Jacobsson (2002) soulignent plusieurs dimensions importantes du concept
de standard et du processus de standardisation. Tout d’abord, le standard (à la différence par
exemple de la norme sociale) est une règle qui indique à ceux qui l’adoptent, ce qu’ils doivent
faire. Il peut s’agir d’une loi, d’un design dominant pour un produit ou de normes techniques.
« Le standard est la référence du marché tandis que la norme est la référence officielle »
(FORAY, 2002).
La standardisation génère une coopération et une coordination entre de nombreux
acteurs sans toutefois établir de liens directs entre eux. C’est le cas de la Wi-Fi Alliance qui
est un organisme regroupant de nombreux industriels. Les prescriptions du standard visent à
produire des comportements convergents puisque les différents acteurs l’adoptant agissent en
s’attendant à ce que les autres suivent les mêmes prescriptions. Le cycle de vie d’une
technologie tend ainsi à suivre de façon importante le chemin de dépendance. Sa trajectoire
est très sensible au chemin qu’elle a déjà suivi. Certaines technologies peuvent être «
exclues » du marché, bien que considérées comme supérieures. Ainsi en Europe, les
opérateurs de télécommunication ont choisi la norme GSM qui leur a donné un temps une
avance sur leurs concurrents américains172, puis la norme UMTS, sponsorisée par Bruxelles,
qui leur a permis de conserver leur indépendance.
171
On peut se référer aussi aux travaux de M. De Certeau (1980). On peut noter que cette
approche de la littérature des sciences de gestion a nécessité d’autres détours notamment vers
la sociologie.
172
Selon l’UIT, fin 2004 il y avait quatorze millions d’abonnés UMTS dans le monde contre
145 pour le CDMA2000, norme de Qualcomm.
138
Le chemin de dépendance explique la complexité et la non-linéarité du processus de
sélection d’une technologie. Les prédictions sont difficiles à faire (ARTHUR, 1989). Le
hasard, au début de sa vie, et les stratégies des entreprises peuvent avoir un impact important
sur le résultat final. Mais le contexte territorial agit sur la stratégie des entreprises : le CDMA
est choisi pour l’Europe de l’Est et les pays en voie de développement en grande partie parce
que ces derniers sont dépourvus de réseau filaire. Les raisons sont dues certes à son avance
technologique dans les débits proposés par rapport à l’UMTS mais surtout à l’offre des
terminaux bimodes qui permet de développer un moyen de substitution à la ligne fixe et
d’élargir ainsi le marché et l’accès pour les populations.
Michel Freyssinet (1992) affirme que « les techniques productives sont conditionnées
sociologiquement, économiquement, culturellement dans leur développement et leur diffusion
[…]. Ces techniques sont aussi “construites” et “constituées” socialement par les objectifs, les
principes, les représentations, les présupposés économiques et sociaux qui sont à leur origine
et qui eux-mêmes plongent leurs racines dans le rapport salarié et dans la division de
l’intelligence du travail qui leur est liée depuis deux siècles […]. Les techniques productives
sont socialement déterminantes, parce qu’elles sont socialement déterminées. » R. P.
Suttmeier et Y. Xianggui (2004) parlent de techno-nationalisme pour la Chine. « La
communauté technique chinoise a pris conscience de l'importance des droits indépendants de
propriété intellectuelle et consacre sa capacité d'innovation à développer des technologies de
pointe. » Les autorités chinoises développent avec Datang et Siemens, pour leur réseau de
téléphonie mobile de troisième génération, une norme propre approuvée par l'U.I.T., pour
s’émanciper de la tutelle américaine.
D’autres auteurs soulignent que les processus de standardisation induisent souvent une
concurrence entre de multiples standards (SHAPIRO et VARIAN, 1999). Dans ces guerres de
standards, les organisations à réputation et statut élevés bénéficient à la fois d’une attribution
positive en terme de qualité et les adopteurs potentiels s’attendent en plus à ce qu’elles
gagnent face à des rivaux moins prestigieux (STUART, 2002). De ce fait, elles ont plus de
chance d’attirer les utilisateurs et les autres organisations concurrentes. C’est ainsi que
l’alliance d’Intel et de Nokia autour du Wimax est interprétée dans la presse économique.
Toutefois, on peut s’interroger sur les finalités de la présence de Nokia dans cette alliance :
une firme peut être présente dans les processus de standardisation pour mieux connaître les
évolutions d’une technologie qui menace ses positions stratégiques.
La présence ou l’absence de standards a un impact sur le champ technologique
(GARUD, JAIN et KUMARASWAMY, 2002). La rigidité d’un standard « limiterait »
l’innovation. Ainsi, les entreprises interdépendantes trouvent difficile d’innover à l’extérieur
du standard de peur d’introduire des incompatibilités dans le système et se trouver exclues.
Le 3GPP (Third Generation Partnership Project) travaille sur l’intégration des réseaux
mobiles et fixes. Il s’agit de la convergence dans le cœur de réseaux et d’accès ; les enjeux
sont à la mesure du développement attendu du haut débit sur les mobiles. L’objectif des
opérateurs est centré sur leur base clientèle afin de la conserver, de lui faire dépenser plus et
gagner si possible de nouveaux clients. Or la convergence qui se met en place est le prélude à
une grande bataille, tout d’abord entre opérateurs du téléphone fixe et des mobiles.
Le Wi-Fi est ainsi paradoxalement envisagé comme un moyen de lutte contre le
nomadisme, ici la mobilité en entreprise. Il serait une parade à la perte des minutes dans les
appels dans l’entreprise que supportent les opérateurs fixes. En effet, le nombre des appels
139
fixes dans les entreprises a tendance à diminuer au profit des appels sur mobiles (mobilité des
salariés dans les locaux de l’entreprise,…). Ces dynamiques d’usages avantagent les
opérateurs mobiles. Aussi, les opérateurs fixes ont tout intérêt à pousser à installer des bornes
Wi-Fi pour récupérer des minutes de téléphones, qui transiteront sur leurs réseaux via
l’ADSL. British Télécom, qui n’a a plus de filiale dans la téléphonie mobile, a d’une part
reconstruit un nouveau réseau sur IP et d’autre part est le premier opérateur à proposer des
téléphones bimodes. La définition de cette stratégie intègre des dynamiques spatiales bien
présentes ( d’une part, les dynamiques d’usages dans les bureaux et zones d’activités, d’autre
part, le déploiement de nouveaux réseaux) : on retrouve l’espace et ses hommes.
La partie n’est pas simple pour les opérateurs qui disposent de réseaux non encore
amortis173, comme France Télécom. A l’échelle locale174, le Wi-Fi représente plus qu’un
simple moyen de convergence entre fixe et mobile au sein d’un bâtiment, c’est une
commodité d’utilisation qui va modifier la situation concurrentielle des opérateurs.
Le jeu peut se complexifier d’une part avec l’extension territoriale en cours de la
couverture des réseaux sans fil et d’autre part avec l’arrivée de nouveaux joueurs qui peuvent
et veulent révolutionner le modèle économique du téléphone. Il n’est guère étonnant de voir
les opérateurs verrouiller l’accès aux réseaux Wi-Fi ou Wimax depuis leur téléphone. SFR
empêche les clients de son offre 3G d’utiliser Skype pour « téléphoner à vil prix sur son
précieux réseau. Il est vrai que cette pratique, si elle se généralisait, pourrait le priver d’une
partie de ses confortables recettes que lui procurent ses tarifs –élevés- de téléphonie mobile
[…] les opérateurs s’exposent au risque de voir leurs abonnés chercher des technologies de
contournement, comme Wi-Fi et Wimax.175»
En revanche, en cas d’absence de standard, les firmes (qui développent des composants
différents) ne peuvent coordonner leurs actions facilement (BRUNSSONN et JACOBSONN,
2000). Les composants manufacturés ne peuvent « interagir » et être performants entre eux.
Le marché s’en trouve amoindri.
Les standards présentent donc des propriétés paradoxales. « They enable and constrain
at the same time » (JAIN, 2001). Extension du structurationnisme, le standard permet de
fournir à des producteurs ou à des usagers une opportunité de développer ou utiliser des
parties du système, mais en même temps, il contraint l’évolution dans certaines directions. La
propriété structurationnelle du standard crée une difficulté dans la mobilisation d’une
coalition autour d’un nouveau standard ; en effet un comportement de free-riding freine les
actions collectives (OLSON, 1965). Cette double propriété contraint donc les entreprises et
les territoires par l’offre technologique qui en découle (infrastructures, services ou usages) 176.
Il est important pour le chercheur, d’autant plus s’il est géographe de se saisir de cette
question tout en prenant garde que les enjeux peuvent varier selon les échelles.
173
Le coût moins élevé de la voix sur IP tient aux amortissements. L’achat d’une plateforme,
du switch VoIP, est beaucoup moins cher et l’amortissement est plus rapide que les switch
DTM de France Télécom.
174
On ne dépasse pas la taille du réseau de campus.
175
In Réseaux & Télécom n° 229, avril 2005.
176
Cf. les rapports entre Minitel et Internet en France ou le développement du mobile aux
Etats-Unis par rapport à l’Europe de l’Ouest.
140
Les actions collectives visant à l’élaboration d’un standard génèrent des problèmes plus
ou moins importants en fonction des intérêts privés des entreprises collaboratrices. La mise en
place, et par la suite le maintien, d’actions collectives sont délicates à mener. D’une part,
l’entreprise initiatrice, souhaitant sponsoriser sa propre technologie, doit convaincre ses
concurrents potentiels d’adhérer à ce standard, celui-ci pouvant à terme devenir un avantage
compétitif. D’autre part, on trouve face à cela des entreprises concurrentes qui résistent
activement à l’établissement d’un standard, préférant garder leurs technologies. C’est le cas
du partage territorial entre CDMA2000 et UMTS pour la 3G ; au Japon, qui a adopté
l’UMTS, seul un opérateur propose un réseau UMTS compatible avec la norme européenne.
Le standard n’est pas, dans la plupart des cas, la technologie la plus aboutie
techniquement ou la meilleure. « On ne choisit pas la technologie parce qu’elle est plus
efficace, mais c’est parce qu’on la choisit qu’elle devient plus efficace (FORAY,1989) ».
Lorsque plusieurs options technologiques deviennent disponibles, l’adoption successive par
les utilisateurs peut rapidement amener à la suprématie d’une option unique, laquelle est ou
non techniquement supérieure (ARTHUR, 1989 ; KATZ et SHAPIRO, 1986). Une
technologie adoptée plus tôt que les autres accroît son retour sur investissement, ce qui lui
permet de s’améliorer plus vite que les technologies concurrentes. Les pressions pour la
compatibilité peuvent pousser les utilisateurs à converger vers une technologie ou plate-forme
unique, plutôt que de supporter de multiples technologies. En effet, quand des alternatives
sont disponibles, les bénéfices de la compatibilité récupérés par les entreprises de production,
les distributeurs et les clients poussent à adopter une technologie standard177
(ECONOMIDES, 1989). Ainsi, une technologie devient dominante, pendant que les autres
sont exclues ou poussées sur les marchés de niche ou sur les espaces interstitiels. Foray
(2002) parle du principe de regret potentiel, lorsqu’une option alternative aurait pu être plus
performante que le standard en place. Microsoft a marginalisé Apple, puis Linux ; les
technologies hertziennes tendent à être aujourd’hui reléguées sur les territoires en marge.
Le verrouillage
Les firmes qui sponsorisent des technologies incompatibles avec le dominant peuvent
trouver leurs technologies verrouillées, mises en marge du marché. Le verrouillage
technologique est défini comme étant la situation dans laquelle une entreprise se trouve
incapable de développer ou de vendre des produits de façon compétitive sur un marché
particulier, en raison des standards technologiques en présence. Selon Tegarden (1999), une
fois un schéma dominant sélectionné sur le marché, les firmes n’offrant pas des technologies
compatibles doivent basculer dessus.
Par exemple, la qualité actuelle du Wimax, liée à la technologie employée dans la puce
(grande capacité mais coût de développement très élevé), lui permet de couvrir les zones
blanches ou zones ADSL dégradée et théoriquement de cibler les PME. En fait elle permet un
désenclavement mais pas un nouveau modèle ; elle ne peut pas concurrencer la ligne fixe (le
bon vieux cuivre). Le Wimax devrait permettre de couvrir environ 3% du territoire français.
177
Ce n’est pas toujours le cas : les grands fournisseurs comme Yahoo, AOL et Microsoft
s’arrangent pour rendre captifs leurs clients en évitant l’interconnexion entre leurs services de
messagerie instantanée.
141
L’opérateur qui le propose (Altitude Télécom) se situe sur un marché de niche et est donc
condamné aux marges territoriales les moins rentables avec des tarifs peu attractifs et une
impossibilité cruelle à trouver de gros clients. France Télécom178, comme tous les opérateurs
dominants, maîtrise d’une part, l’art du jeu de go des infrastructures et dispose ses pions (ses
répartiteurs et sous répartiteurs) en fonction de l’avancée de ses éventuels concurrents, d’autre
part diminue les opaques tarifs de ses gros clients quand ils sont approchés par la concurrence.
Pour Katz et Shapiro (1986), les externalités de réseau179 augmentent lorsque le
bénéfice des usagers d’une technologie augmente avec le nombre des autres usagers
employant la même technologie. Quand une industrie est caractérisée par des externalités de
réseau, la base technologique installée (ensemble des technologies) et la possibilité de trouver
des biens complémentaires jouent un rôle majeur dans son adoption. Cela signifie qu’une
adoption technologique insuffisante ou un manque de complémentarité entre les biens «
engendre » un verrouillage technologique (COTTRELL, 1998). La complémentarité des biens
entre les technologies concurrentes est cruciale dans le choix des clients et crée un cercle
vertueux (HILL, 1997) : la base technologique installée augmente le développement de
produits complémentaires et la compatibilité de ces biens complémentaires engendre
l’extension de la plate-forme technologique. Ainsi, on peut mesurer le rôle ambivalent du WiFi, technologie complémentaire, qui « maîtrisée », peut s’insérer dans la stratégie des
opérateurs de la téléphonie fixe ou bien au contraire contribuer à leur affaiblissement.
Une autre situation de verrouillage, (et cela se retrouve pour les technologies de réseau)
concerne les coûts de migration importants qui conduisent à un effet de lock-in. Shapiro et
Varian (1999) définissent le coût de migration comme « la somme du coût supporté par le
consommateur pour changer de technologie et du coût supporté par le nouveau fournisseur
afin de placer le consommateur dans la même situation qu’avec le fournisseur précédent ».
Ces coûts produisent un effet de verrouillage, en raison des investissements durables qu’a dû
réaliser l’adoptant d’une technologie, dans des biens complémentaires et spécifiques à la
technologie.
Mais le verrouillage suppose une dynamique contraire, le déverrouillage. Pour Dumez
et Jeunemaître (2004), cette stratégie « consiste à essayer de mettre à bas les frontières d’un
marché mises en place et gérées par les firmes installées. Ce déverrouillage est souvent brutal
et rapide, ceci étant dû à l’innovation, notamment technologique. » Il s’opère à trois
conditions :
- l’apparition d’une innovation (nouveau mode de distribution ou rupture
technologique) ;
178
La stratégie d’Altitude Télécom, rachetée par Free, est contrainte par France Télécom qui
peut se déployer davantage sur le territoire et l’éliminer comme auparavant les opérateurs de
la Boucle Locale Radio ; d’autant que le HDSL, plus communément appelé « liaison louée »,
est disponible partout sur le territoire à une vitesse de 2Mbs (exactement comme le Wimax !).
179
Quand un réseau est destiné à la diffusion du centre vers la périphérie, l’augmentation de
valeur du réseau est linéaire (loi de Sarnoff); quand un réseau autorise des échanges entre ses
différents nœuds individuels, sa valeur suit une progression au carré (loi de Metcalf); quand
un réseau permet aux noeuds individuels de former des groupes, sa valeur augmente de façon
exponentielle (loi de Reed). http://www.reed.com/Papers/GFN/reedslaw.html, consulté le
01/08/2005.
142
-
l’apparition de rentes de profit à saisir (au niveau macro-économique ou de manière
endogène) ;
- l’entrée de nouvelles firmes sur le marché. Le nouvel entrant cherche à saisir un
avantage, à exploiter des économies d’échelle ou des économies de réseau, par une
innovation.
On peut rajouter l’intervention de la puissance publique par le biais de la régulation ou du
sponsoring (cf. infra).
Pour Roy (2004), la stratégie de rupture « a pour objectif de changer la relation qu’ont
les clients par rapport au produit ». Elle est particulièrement efficace sur les marchés qui
arrivent à maturité et lorsque les substituts se multiplient (KUREK, 2002). Tous les
opérateurs de télécommunication cherchent la killer application de demain. La stratégie de
recombinaison180 vise à déplacer les barrières des marchés traditionnels pour exclure les
concurrents du marché.
Dumez et Jeunemaître (2004) mettent en avant l’existence d’un « lien intrinsèque entre
les stratégies de déstabilisation des marchés et la régulation concurrentielle des marchés. » Le
déverrouillage est souvent le fait d’un nouvel entrant. Les stratégies de reverrouillage et de
réponse à l’agression peuvent dans certaines conditions être considérées comme des abus de
position dominante (droit européen, article 82 du Traité de Maastricht) ou des tentatives de
monopolisation (droit américain, Sherman Act). La recombinaison est souvent une stratégie
utilisée par une firme ayant une position dominante sur un marché et cherchant à l’étendre sur
d’autres marchés, en handicapant les concurrents qui ne peuvent pas offrir la même
combinaison. Le paradigme sectoriel de la convergence en offre un exemple (VALLEE,
2003). Guegen et Torrès (2004) affirment ainsi que « l’irruption des TIC, Internet, génèrent
un processus de convergence numérique qui favorise le rapprochement de secteurs autrefois
étanches, au sein d’alliance… Les entreprises en interaction dépendant toutes des mêmes
normes ou standards. »
Pour maintenir une position dominante, deux thèses sont avancées par Roy (2004) ;
d’une part, l’approche déterministe, structurelle prône l’inertie du secteur, et évite les risques
de perturbation en érigeant des barrières à l’entrée. D’autre part, l’approche de l’intention
stratégique prône des initiatives agressives afin de tirer profit de la concurrence.
Pour ce faire, le leader peut mettre en place des actions collectives de coopération ou
des actions individuelles de perturbation. « Les phénomènes collusifs apparaissent comme un
moyen de coordonner les intentions des firmes dominantes. Le pilotage comporte des
relations collaboratrices plus ou moins tacites entre les leaders. Il s’agit de saisir les
opportunités collectivement et ainsi de transformer le modèle industriel » (ROY, 2004). Cette
transformation peut être à l’origine de la demande (augmentation du taux de croissance), de
l’offre (lancement d’un nouveau produit), d’une condition extérieure (nouvelle technologie)
ou de toute combinaison de ces différents éléments. La finalité de la démarche est de
verrouiller à plusieurs un marché nouveau ou en reprise et ainsi à bénéficier des avantages du
nouvel entrant. Enfin, les actions individuelles ont pour objectif de devancer l’ensemble des
concurrents en optant pour un comportement opportuniste. Dans ce cas, seul l’initiateur en
tirera profit.
180
Les stratégies de combinaisons concurrentes s’inscrivent dans le jeu concurrentiel
classique. Elles restent dans le cadre du marché défini par les firmes, consommateurs, réseaux
de distribution au cours du temps.
143
Timing, technologie et territoire
Les entreprises qui s’appuient sur des technologies standard ont une adoption plus
rapide que les autres et améliorent leurs chances de survie (HENDERSON, 1999), mais ont
peu de contrôle sur le futur. Le facteur temps est important. Les entreprises doivent en tenir
compte et prendre le temps, avant d’entrer sur le marché, d’être conformes à l’évolution des
technologies complémentaires et des attentes des usagers (CHRISTENSEN, 1998).
En France, les trois grands opérateurs mobiles, ont développé trois stratégies
différentes liées à une question de timing vis à vis de la rentabilité181 et de la performance
espérées. Les stratégies industrielles dépendent de l’intime conviction des stratèges car
l’incertitude est grande et nul ne peut prévoir laquelle de ces stratégies sera gagnante, mais les
implications en termes de réseaux et territoires sont importantes. La stratégie du « retard
maîtrisé » permet de gagner de l’argent par rapport aux investissements et de s’adapter aux
logiques économiques ou du marché et de réduire le facteur d’incertitude. Bouygues est
l’opérateur le plus sensible aux dynamiques d’usage. Les choix de France Télécom et de SFR
de limiter leur réseau UMTS aux grandes villes ne s’expliquent pas seulement par les
« nouveaux services ou usages » promis par leurs fées du marketing mais plutôt par la densité
du trafic voix qui menaçait de saturer leur réseau GSM182. Les opérateurs chinois n'envisagent
d'ailleurs la mise en service de leurs réseaux de troisième génération que pour supporter la
hausse du trafic vocal de plusieurs centaines de millions d'utilisateurs potentiels.
Le temps d’entrée sur le marché a une importance cruciale dans la probabilité que la
technologie devienne un standard. C’est vrai non seulement pour la technique mais aussi pour
le joueur. Ici la littérature est hésitante. Certains relèvent qu’être présent trop tôt dans un
marché émergeant, diminue la probabilité de succès. De nombreux travaux portent sur les
avantages d’être le premier sur un marché. Pour Arthur (1989, 1994), être le premier confère
un leadership technologique par rapport aux autres, entraînant ainsi un retour sur
investissement qui renforce son positionnement et confirme le leadership. Cela peut se
présenter également sous la forme d’économies d’échelle.
Dans un marché établi, arriver trop tard rend difficile la concurrence. Les joueurs, déjà
en place, ont un avantage concurrentiel (KRISTIANSEN, 1998 ). Ceci explique la prudence
de Bouygues en France et le fait qu’aucun autre opérateur ne souhaite récupérer la quatrième
licence UMTS disponible. Pour autant, arriver plus tard permet de bénéficier des
investissements importants réalisés par les pionniers et des besoins exprimés sur le marché
par les usagers (afin d’éviter les erreurs des premiers et exploiter l’inertie des concurrents). Il
faut donc arriver au bon moment !
Si l’on considère la concurrence entre le Wimax183, le câble, la fibre optique et le
XDSL, avec leurs évolutions prévisibles, la question importante et primordiale est la date
181
Il existerait un rapport financier allant de 1 à 3, voire 4 entre les deux technologies, UMTS
et Edge, selon les équipementiers et opérateurs interrogés en 2005.
182
Un relais radio UMTS « transporte potentiellement jusqu'à huit fois plus de trafic voix »
qu'un relais GSM selon une étude d'Arthur D. Little et Exane.
183
Le Wimax avec la norme 802.16 sera une technologie disruptive ; sa portée théorique
serait de 20MB pour 50 kilomètres. On se sera plus dans le contexte d’un réseau local mais
bien dans celui d’un réseau métropolitain.
144
d’entrée sur le marché. Intel peut par exemple impulser la demande du marché (avant que ne
soient proposées des offres), en intégrant sa puce dans les outils techniques à destination des
ménages et des entreprises, et ainsi gagner un temps d’avance par rapport aux opérateurs
mobiles. Tout dépendra de sa capacité à formaliser un réseau d’alliés avec les opérateurs du
fixe.
Quant aux opérateurs mobile, déjà propriétaires des pylônes184 (de transmission), leur
sort est lié au déploiement d’une norme concurrente. Fenêtre de compétition et fenêtre
technologique vont se croiser. La clé sera la date d‘arrivée sur le marché et la capacité à créer
un marché et n’aura rien à voir avec l’essence de la technologie. La relation entre le
verrouillage et la variable temps dépend de l’état de l’industrie et des attentes des clients
(SCHILLING, 1998).
Cadre d’usage et territoire
Des groupes aux intérêts divergents, complexes et évolutifs (les collectivités publiques,
les « communautés » et les usagers en général, les opérateurs, les équipementiers, etc.)
participent à la négociation du cadre d’usage de cette technologie. Mais les contextes
territoriaux avec des effets de masse différents permettent d’esquisser deux modèles.
En France, les « communautés », initient des expériences, sollicitent les entreprises
privées pour bénéficier de prêt de matériels ou plus généralement d’un sponsoring. En
contrepartie, elles testent sur le terrain le matériel et contribuent ainsi à l’amélioration des
produits, sous forme de R&D appliquée. Ce phénomène se rencontre également lors des
expérimentations menées par les collectivités mais là, ce sont les entreprises qui les
contactent.
Deux conceptions de la gouvernance peuvent alors être source de conflits. D’une part,
l’idéal citoyen et de partage communautaire prôné par les communautés et d’autre part, la
conception organisante de la politique publique française qui défend à la fois une vision
d’aménagement, de contrôle du territoire et le respect réglementaire.
En Europe et plus particulièrement en France, la tendance du marché semble « figée ».
La solution haut débit choisie est le XDSL associé au dégroupage. Le marché est peu
concurrentiel (poids de l’opérateur historique), les opérateurs alternatifs n’ont pas des moyens
financiers assez importants pour concurrencer France Télécom en dehors des zones urbaines,
très denses, et les collectivités locales s’affichent dans des logiques d’aménagement du
territoire et de développement économique déterministe en faveur des entreprises, négligeant
le résidentiel (considéré comme moins rentable alors qu’il représente 80% du marché). Enfin
l’ARCEP ne semble pas pressée de modifier la réglementation pour rendre ces technologies
concurrentes à l’ADSL ou aux mobiles185.
Aux Etats-Unis, les mêmes groupes se retrouvent avec des rapports plus exacerbés sur
des échelles territoriales souvent plus vastes et sur des densités plus importantes. Les
184
La propriété des pylônes est un sérieux avantage devant la résurgence des polémique sur
les risques des technologies micro-ondes (cf les offres de RTE en France).
185
La bande des 700 MHz n’a toujours pas été libérée et l’ARCEP a interdit l’usage mobile
du Wimax dans l’appel à candidature pour les licences.
145
« communautés » se sont développées et répandues, maillant les territoires par la technologie
Wi-Fi 802.11b dont elles revendiquent « l’imperfection ». Cette norme technique, présente
depuis 1998, est largement diffusée, à un coût financier comme technologique très accessible,
ce qui explique sa « domination ». En outre, la réglementation permet au Wimax de
concurrencer l’ADSL.
Parallèlement aux déploiements de réseaux ouverts, de nombreuses villes déploient sur
leur territoire des hot spots publics (pouvant être relayés par un réseau mesh) afin de répondre
à leurs besoins propres (connecter leurs véhicules de police,…) et proposer des offres
commerciales d’accès haut débit aux personnes ou structures « isolées ». C’est notamment le
cas de Minneapolis, Seattle, Philadelphie, Austin… Mais ces actions publiques, légitimées par
le fait que l’absence d’intervention ouvrirait la porte aux initiatives des diverses
communautés, restent largement critiquées par les baby bells qui trouvent leurs niches
commerciales menacées et qui dénoncent une concurrence déloyale. Ils tentent alors de
stopper judiciairement la mise en place des projets de ville. Les intérêts en jeu sont
importants. Les opérateurs de télécommunication, en situation de monopole (rappelons que la
FCC a interdit le dégroupage), n’ont plus de perspective de croissance dans le service de la
voix (ils sont menacés par d’autres acteurs privés, comme les câblo-opérateurs, et publics) et
sont contraints d’investir massivement dans les réseaux Internet, notamment en fibre.
Le sponsoring
Faire émerger un standard s’avère une tâche complexe. Il faut mobiliser un large
collectif pour limiter la résistance au nouveau standard et persuader les rivaux potentiels
d’adhérer au standard qui pourrait, dans le futur, les placer dans un désavantage concurrentiel.
Dans ce cas, le sponsor tente de former un collectif en plaçant dans le domaine public une
partie de sa technologie. Il s’agit de « l’open-systems approach of sponsorship »186. En
ouvrant sa technologie, le sponsor gagne le soutien d’entreprises qui espèrent accéder à une
technologie promise, sans avoir à investir dans une alternative. Quand cela ne suffit pas, a
priori, à avoir une masse critique suffisante, l’entreprise doit aussi jouer sur l’image du
collectif, contre les concurrents impopulaires… ou un ennemi commun (SWAMINATHAN &
WADE, 2001).
Le sponsor a besoin de compétences sociales (skills competences) pour mobiliser,
motiver à coopérer en fournissant une identité, une vision du futur et des « manières » (RAO,
1998).
Les entreprises du collectif peuvent créer une contre mobilisation (pour raisons
politiques), implémenter le standard selon leurs propres besoins de différenciation sur le
marché (raison stratégique). Il y a alors un risque de fragmenter le standard et d’en céder le
contrôle à des rivaux. Le sponsor doit avoir des compétences politiques, des mécanismes de
contrôle pendant le processus de standardisation, instruments légaux, protection… Il s’agit
d’un bras de fer pour maintenir la coopération et garder les membres (qui ont leurs propres
intérêts) et l’esprit commun. Schilling (2002) met en évidence le dilemme du sponsor. Ainsi,
trop de contrôle peut étouffer l’émergence du standard et pas assez peut provoquer la
fragmentation du standard, et la perte de sa propriété. Le dilemme augmente car la volonté
186
Google talk dans la téléphonie ! Rappelons que Google se dote discrètement de son propre
réseau IP.
146
d’être compatible est importante (JAIN, 2001). D’après elle, il s’agit de la dualité implicite
dans le processus de fabrication du standard (GIDDENS, 1984).
L’écosystème
L'étude de la littérature sur les stratégies des entreprises du secteur TIC, montre que les
acteurs économiques ne sont pas des entités isolées. Elles développent leurs stratégies au sein
d'un réseau dense et global de relations. Elles constituent ce que James Moore187 (1993) a
appelé un écosystème d'affaires (business ecosystems) permettant de développer l'entreprise
en prenant en compte la complexité environnante. Ainsi, une compétence centrale partageable
(un standard, un savoir-faire, une norme,…) entraîne le développement de stratégies
collectives et le regroupement d’entreprises, coopérant de façon formelle ou non.
Cet écosystème est « une coalition hétérogène d'entreprises, relevant de secteurs
différents et formant une communauté stratégique d'intérêts ou de valeurs, structurée en
réseau autour d'un leader qui arrive à imposer ou à faire partager sa conception commerciale
ou son standard technologique. » Il est en négociation avec les acteurs publics et l’ensemble
des systèmes d’acteurs des territoires sur lesquels il intervient, même si les échelles
territoriales ne sont pas les mêmes. Les membres d’un écosystème d’affaire proviennent de
métiers différents et se composent d’une large gamme d’acteurs : entreprises productrices,
clients, fournisseurs,…Une communauté de destin stratégique (l’écosystème d’affaire) lie des
entreprises hétérogènes (nature et forme) autour d’une innovation. L’appartenance à un
écosystème d’affaire n’est pas exclusive. Une entreprise peut être dans un autre écosystème
d’affaire où se juxtaposent concurrence et coopération.
Quel bilan retenir de ce vagabondage au-delà des frontières de la géographie ? La
« contamination réciproque » entre gestionnaire et géographe a permis aux référents de
circuler : verrouillage, standardisation, dans un sens, territoire, espace (au sens que je lui
donne), dans l’autre. Cette circulation n’a pas été complète : la revue non exhaustive fait une
part aux sociologues mais notre groupe ne contient pas de sociologue. En revanche, les
profanes ont joué à mes yeux un rôle pivot dans cet échange et ont permis, car sans doute les
plus éloignés de nos référents disciplinaires, d’offrir des ponts, des synapses entre les deux
disciplines. Les directeurs des départements de stratégie des grands groupes industriels parlent
souvent d’ « alliances », de « standard », de « technologie » rarement d’« espace » mais
toujours de « territoires » et d’ « usages. » Mais le chemin le plus difficile reste à parcourir, la
construction et « la formulation explicite d’une terminologie uniforme transcendant les
disciplines, » même si nos méthodologies deviennent de plus en plus proches voire
communes.
La finalité première de cette entreprise était de profiter de l’occasion d’une recherche
appliquée pour approfondir les problématiques liées aux enjeux de la standardisation et du
verrouillage du marché pour comprendre comment les stratégies d’entreprises, élaborées à la
macro-échelle, interagissaient avec les acteurs de la micro-échelle. Certes, affirmer que tous
les acteurs ne jouent pas de la même manière à toutes les échelles est un truisme en
187
Un écosystème écologique (TANSLEY , 1935) est « un système d’interaction entre les
population de différentes espèces vivantes dans un même site, et entre ces populations et le
milieu physique ». James Moore (1993 et 1996), transpose cette notion au monde des affaires.
147
géographie. Le problème est cependant double : il faut identifier les joueurs endogènes et
identifier ceux qui, situés à une autre échelle, ont des effets sur le territoire. Mais si les effets
de ces intrusions de l’environnement global modifient le micro-système, les conditions du
changement ne sont pas analysables depuis le micro-système spatial. Il faut donc changer
d’échelle mais avec les bons outils.
En fait trois niveaux d’analyse sont enchâssés et s’articulent . L’analyse « macro » se fonde
sur les effets contraignants pour les jeux d’acteurs, des cadres réglementaires (lois, normes,
standards) et idéologiques, eux-mêmes produits sociaux de jeux d’acteurs. Une analyse
« méso » (par grandes régions du monde) doit davantage se centrer notamment sur le jeu
d’acteurs des politiques publiques (croisement des politiques de subventions, du choix des
territoires, du discours sur la technologie). Enfin l’analyse « micro » consiste à étudier la
technologie « en pratique » à partir d’ études de terrain longitudinales.
Le bilan de cette coopération interdisciplinaire est bien plus positif que le précédent. Il
faut reconnaître que la méthode et la pratique ont fortement différé. J’ai été accompagné dans
ma visite et j’ai pu pénétré plus facilement à l’intérieur des paradigmes de ce champ
disciplinaire ; d’autant que si mon développement s’est limité dans cette partie à mon
approche de la stratégie des acteurs, j’avais déjà travaillé avec les gestionnaires au sujet de la
théorie structurationniste (cf. partie II). Paradoxalement il s’est avéré que ce champ
disciplinaire était beaucoup moins éloigné que je ne l’aurais imaginé auparavant de mon
propre capital culturel. Les référents utilisés et les paradigmes sont proches de ceux utilisés
dans une sociologie qui ne m’est pas complètement étrangère, qu’il s’agisse de la sociologie
de la traduction ou de l’acteur stratégique, même si je n’adhère pas à ces visions et leur
préfère la sociologie de Bourdieu188.
Ma coopération interdisciplinaire a vocation à s’étendre vers d’autres discipline et à
continuer à s’ouvrir aux acteurs extérieurs au monde de la recherche. Sans pessimisme, je
devrais surmonter quelques autres obstacles et sans doute déceptions. Les géographes ont
beaucoup de mal à se faire entendre dans ces occasions pour trois raisons qui ne s’excluent
pas les unes des autres :
1) Ils sont peu nombreux à revendiquer un intérêt pour cette question des TIC : sont-ils
plus de dix à l’Université à le revendiquer ? Le sujet est jugé soit sans relief, soit transversal
et intégré dans les branches de la géographie (géographie des transports par exemple). Une
partie de la production citée ici témoigne de la vitalité de ces branches.
2) Les TIC se confondent avec l’instrument, un aspect technique intéressant
utilitairement la discipline (voir le nombre de postes au concours sur les SIG).
3) La difficulté du « coût d’entrée » ; l’investissement temps est élevé et on ne peut en
faire l’économie pour acquérir les indispensables compétences et connaissances sur des
« boîtes noires » en constante évolution. Cependant l’argument vaut pour les disciplines
voisines. Toutefois les rares géographes qui travaillent sur les réseaux techniques viennent
pour la plupart de la sphère technique.
Chap. 4. Enquête, modèle, modélisation et analyse systémique
188
En …« rupture avec le paradigme structuraliste, à travers le passage de la règle à la
stratégie, de la structure à l'habitus et du système à l'agent socialisé, lui-même habité ou hanté
par la structure des rapports sociaux dont il est le produit » (BOURDIEU, 2002).
148
Mon propos fera un panorama de l’outillage méthodologique et conceptuel que j’utilise,
non pas comme « géographe des TIC » mais comme géographe travaillant sur les TIC dans
leurs rapports aux territoires car les TIC sont des analyseurs qui n’appellent pas de
problématiques particulières.
Les travaux présentés dans la première partie relèvent d'une série d'analyses
empiriques189 de situations concrètes avec leurs conflits d'acteurs qui s’appuient sur une grille
de lecture. Enquête, modèles et modélisations, analyse systémique ou systèmes théoriques ont
accompagné ma démarche. Chemin faisant, j'ai écarté de ma boîte à outil certains appareils ou
au contraire procédé à quelques acquisitions. Mais tout cet outillage est le produit d’une
synthèse, celle de l’apport méthodologique de deux maîtres successifs, B. Kayser et R.
Brunet.
Le paradigme de l’enquête sociale
Ma pratique de la recherche en sciences sociales a esquivé le débat entre recherche
qualitative et recherche quantitative qui me semble peu intéressant : de fait, j’ai toujours
utilisé les deux méthodes, les combinant de toutes les manières possibles, ce qui est une
évolution, il faut bien le reconnaître. B. Kayser (1979) ne m’aurait pas laissé travailler des
statistiques avant de m’envoyer sur le terrain. « Mais il ne faut sûrement pas commencer par
là : faire le point, exhaustivement à partir des ouvrages généraux, sources statistiques et
d’archives, références méthodologiques, études locales comme il est recommandé de le faire
avant de partir en campagne, ce n’est pas seulement perdre son temps, c’est prendre le risque
de déformer à l’avance sa propre capacité d’analyse. Celle-ci doit être élevée, éduquée,
patiemment, par l’acquisition progressive d’une base doctrinale (non doctrinaire, ni sectaire)
solide : la formation théorique est indispensable- mais qui la donne ? Il faut la prendre – et
l’éducation politique ne l’est pas moins. Sans base théorique et politique, comment analyser
une situation ? »
Pour recueillir les informations nécessaires à mes travaux, je combine tout l’éventail des
ressources et des techniques possibles même si je place en priorité l’enquête de terrain, telle
que l’entendait B. Kayser ou R. Brunet. J’utilise les questionnaires ouverts ou fermés mais de
préférence passés en face à face ; je n’ai aucune confiance en les résultats d’enquêtes, fussentelles de masse, passés par téléphone ou autre medium. La tentation est trop forte chez les
répondants de cocher les « bonnes cases » ou d’écrire ce que l’on pense qu’il convient de dire
ou de ne pas écrire une appréciation personnelle que l’on ne sait ou ne peut formuler.
Beaucoup a été écrit ailleurs sur l’enquête, mais le face-à-face, bien conduit (et cela s’apprend
avec l’expérience) permet de laisser filer la conversation vers l’anecdotique ou le hors-sujet
pour mettre en confiance l’interlocuteur. De plus, l’exploitation statistique est maintenant
possible après un codage des réponses en mots-clés et l’utilisation d’un logiciel adéquat.
Bien que je demeure méfiant vis-à-vis de ces grandes enquêtes statistiques, je ne
dédaigne pas de les utiliser pour rapprocher une situation locale de leurs résultats, afin de
déceler des différences ou de confirmer des rapprochements entre variables. Cela peut aider à
189
Le Robert nous indique qu'empirique signifie « qui se guide par l'expérience, qui résulte de
l'expérience et ne se déduit d'aucune loi ou système ».
149
mettre en évidence d’une part les caractéristiques des variables qui dépendent du système
spatial étudié et d’autre part celles qui relèvent du métasystème. Déjà nous touchons la
question de fond du moment de l’interprétation, qui est celle de l’articulation entre le système
spatial étudié et le métasystème.
C’est alors que l’on peut éviter la monographie et espérer atteindre la nomothétie en
proposant une interprétation sociale généralisante. La démarche suppose une enquête sociale
« orientée ». « […] l’objectif serait-il, comme cela a été parfois le cas chez les meilleurs des
géographes (surtout les anciens), de découvrir dans sa complexité et sa globalité la réalité
d’un sous-système social localisé ? Dans ce cas, c’est bien de l’enquête sociale qu’il s’agit. Si
elle veut aller au cœur de la réalité, pour recueillir les éléments nécessaires à l’analyse et à
l’explication, cette enquête devra pénétrer les forces et les rapports de production, explorer les
niveaux idéologiques, politique et culturel de la dynamique sociale. On ne peut pas en bonne
logique épistémologique, prétendre que ce soit « faire de la géographie ». Mais c’est pourtant
bien ce qu’il convient de faire… » On ne peut donc que mieux comprendre la nécessité du
travail dans l’interdisciplinarité, quand on se situe dans la perspective des science sociales.
La méthode d’enquête qu’enseignait B. Kayser devait suivre un certain ordre :
1) Construire un corpus d’hypothèses, puisé dans sa propre formation théorique et
l’échange entre « pairs » ;
2) Vagabonder sur le terrain, se fiant à son intuition mais armé de sa culture
scientifique et de sa propre théorie sociale : le but est alors d’identifier les tensions,
les dynamiques sociales et les enjeux ;
3) Utiliser éventuellement un questionnaire, pratiquer l’entretien avec un panel
représentatif de la société locale, en prenant garde à l’incomplétude de la scène
micro-sociale. La validité de l’échantillon (sa représentativité) est un garde fou
contre la subjectivité du chercheur ;
4) Alterner entre informations qualitatives ou statistiques ;
5) Restituer les résultats de l’enquête aux répondants.
J’ai conservé l’essentiel de cette méthode d’approche et bien que j’aie assoupli la
rigidité de son ordre, je continue de la situer au cœur de ma pratique, couplée à l’analyse
systémique. Même quand j’ai étudié le déploiement des backbones de l’Internet, je me suis
efforcé, au cours de divers voyages organisés pour d’autres prétextes, de rencontrer des
responsables compétents sur ces domaines. L’enquête sur le terrain, la rencontre avec les
acteurs sociaux me semblent indispensables à celui qui pense étudier la société par la focale
des dynamiques spatiales. J’ai conservé cet héritage de mes années passées avec B. Kayser
(avec les petits arrangements cités) et n’ai eu aucune peine à Montpellier avec R. Brunet qui
était aussi un grand adepte du terrain. « Ayant affaire à des œuvres humaines et à des milieux
de l’action humaine, il est assez légitime que le géographe ait besoin de « voir comment c’est
là ». « Aller sur le terrain » va de soi et lui assure une base de travail, la seule possible parfois
[…] le « terrain » n’est jamais qu’un lieu de fourniture d’informations, et de vérifications
d’hypothèses. Il ne contient aucune « vérité » transcendentale. […] Si le géographe se
distingue des autres dans son usage du terrain, c’est moins par les questions qu’il pose que par
sa façon de comprendre les réponses : en plus, il a normalement le souci de repérer les lieux,
et de tirer parti de ce repérage, non seulement pour les qualifier, mais encore pour les situer. »
Cependant son paragraphe « la crise de l’information spatiale » montre combien il relativisait
la valeur de l’information, qu’elle provienne du terrain ou des statistiques. Je ne perdrai pas
150
mon temps à déplorer ici la faible valeur des données sur les TIC, rares, non standardisées et
le plus souvent cachées pour des raisons stratégiques (BRUNET, 2001)190.
Ainsi progressivement ma synthèse personnelle a abouti à croiser toutes ces méthodes
autour de l’enquête de terrain.
Dans la même logique, je suis toujours surpris de voir que l’on puisse encore travailler
sur les données des autres, les mettre en concordance ou dissonance, sans prendre la peine de
quitter son ordinateur pour fouler le terrain. Cette pratique de la recherche ne m’intéresse
guère : c’est en partie pour cela, je le rappelle, que j’ai abandonné ma formation d’historien.
Le paradigme de la chorématique
Brunet rapporte les structures élémentaires de l'espace à sept modèles de base, les
fameux chorèmes, qui peuvent se combiner en un nombre indéfini mais limité de modèles. Le
nombre est limité car les chorèmes correspondent aux stratégies de domination et
d'appropriation de l'espace. Mais cela lui vaut l'accusation d'avoir tenté de créer une nouvelle
table de Mendeleiev.
La composition de ces modèles ou plutôt leur combinatoire traduit l'organisation
spatiale, les structures fondamentales d'un territoire. Ce qui implique que toute la réalité
sensible n'est pas dans le modèle, que l'on ne doit confondre ni avec un schéma ni avec un
croquis de synthèse. La construction du modèle implique des hypothèses et un projet de
recherche. Les irrégularités et déformations traduisent la contingence locale… dans le cas
d'un modèle qui fonctionne.
L'apport de la modélisation graphique est indéniable, ne serait-ce qu'à cause du débat
que cette « nouvelle science191» a suscité sur l'intérêt des modèles en géographie. La
géographie tente d’expliquer les différenciations spatiales, quelle que soit l'échelle considérée,
et les modèles y ont été utilisés depuis longtemps (Christaller ou Lösch). Cependant beaucoup
de géographes leur sont indifférents, voire en récusent l'emploi. Lacoste accuse ainsi de
« spatialisme » les partisans de la modélisation mathématique et pratiquant la géographie « en
dehors de toute hypothèse théorique ». Maryvonne Le Berre constatait qu'en 1992, seulement
16 % des géographes français s'y référaient dans l'exposé de leurs méthodes.
Outre sa force explicative, les avantages de la modélisation tiennent aussi en sa capacité
à permettre des comparaisons raisonnées et à faire apparaître des modèles aux structures
similaires, par exemple le chorotype de l'île tropicale. Comparer un modèle au réel nous
enseigne sur les différences, sur les anomalies spatiales et conduit le chercheur à en trouver
les causes. C'est une vertu heuristique de la modélisation et un progrès pour le raisonnement
géographique. La découverte de modèles spatiaux est un apport considérable pour la
recherche et éloigne toujours plus de l’idiographie.
Après avoir utilisé la modélisation graphique surtout dans l'enseignement pour son
potentiel didactique, je suis revenu sur une position plus critique non pas sur les modèles mais
sur la chorématique. « Je doute que de tels schémas, tant ils sont confus et bâclés, soient
compréhensibles, même à des étudiants de Science po. Si l'on veut faire de la chorématique, il
faut au moins le faire sérieusement, méthodiquement, et en prenant la peine d'expliquer ce que
190
L’ARCEP vient d’ailleurs d’annoncer le 16/08/2005 son intention de ne plus donner le
nombre d’abonnés au téléphone mobile par opérateurs pour complaire à France Télécom.
191
Appellation ironique de Y. Lacoste hostile au « néo-positivisme » de R.Brunet.
151
l'on veut faire, quels sont les différents schémas possibles et pourquoi on trace telle ligne de
telle façon. A moins que l'on veuille que la chorématique soit le procédé permettant
d'escamoter tout cela, pour imposer une représentation, celle qui prétend démontrer une thèse
(LACOSTE, 1993). » Quand Lacoste critique la chorématique, outre la charge contre Brunet,
il dénonce trois perversions de la méthode.
La modélisation graphique nécessite d'une part une analyse de la réalité conçue comme
un système qui est une abstraction, puis d'autre part un transcodage de ce système en un
langage graphique qui suppose la maîtrise de la sémiologie graphique. Notre relatif échec
dans la production de 1992, s'explique par un manque de maîtrise de l'ensemble de
l'opération. Les critiques de B. Kayser étaient fondées, nos modèles étaient difficiles à
comprendre. Ce n'était pas des cartes-modèles à voir mais des cartes-modèles à lire (BERTIN,
1967).
Le modèle est une procédure de recherche et sa construction doit inclure les moyens de
sa validation ou de sa réfutation. On peut valider la carte-modèle en la comparant à la carte
classique qui bénéficie d'indéniables atouts qui font défaut au modèle graphique (l'échelle, la
forme, les dimensions, etc.). Ce retour à la « réalité » représentée, est la base de toute méthode
scientifique. Il serait souhaitable, en plus, de comparer le modèle à d'autres, construits sur des
espaces « proches », au sens de « mêmes », d'autres campagnes dans le champ d'une grande
métropole. Le modèle pourrait aussi être validé par comparaison avec des modèles d’autre
nature (mathématiques) pour le même espace.
Enfin, la chorématique a été victime de son succès. Beaucoup se sont inspirés de la
méthode et sans aucune prudence, ont inventé des modèles, en puisant dans l'arsenal des
chorèmes, comme dans une bibliothèque, souvent à des fins pédagogiques ou de
communication pour séduire tel ou tel acteur public. Ce dévoiement a beaucoup desservi la
méthode et a en revanche, servi ses détracteurs.
Souffrant vite d'une mauvaise image, elle a été dans l'ensemble malgré tout très
pratiquée, mais elle l'a été mal, pour les raisons citées plus haut. Des enseignants demandaient
à leurs élèves d'apprendre par cœur la grille des chorèmes. Au lieu de partir des connaissances
sur le territoire et de construire le modèle, il était demandé de construire un modèle en se
référant à la grille.
Je l'ai abandonnée à cause de la difficulté à construire un modèle réfutable. Quand ce
n'est pas le cas, la suspicion entoure tout travail qui perd la connotation attachée au modèle
(science, validation, reconnaissance). Enfin la création d‘un modèle spécifique entraîne le
chercheur dans un premier temps au moins vers l'idiographie, à moins qu'il ne se donne pour
ambition de couvrir la terre de modèles et de chercher à établir une liste finie de chorotypes !
La chorématique est une voie originale de modélisation, essentiellement française, et
qui a eu une large diffusion au-delà de la recherche. Si je ne l'utilise plus, je lui préfère un
autre type de modélisation, toujours basée sur une démarche hypothético-déductive, l'analyse
systémique. C'est un modèle souple, à l'opposé des modèles rigides de type économétriques
ou de la géographie quantitative, qui permet d'aborder les systèmes complexes que sont les
systèmes territoriaux même si la question de sa formalisation reste délicate.
L'analyse systémique montre que les représentations que l'on peut faire d'un objet
d'analyse complexe ne sont pas uniques et dépendent autant du point de vue des modélisateurs
que de la finalité qui est donnée au modèle. Je peux rappeler l'étude menée en 2000 sur le
bassin du Touch. Les deux parties en conflit avaient conçu deux modèles explicatifs de la
152
même réalité, deux systèmes-experts parfaitement antagonistes. Ce qui est logique puisqu’ils
fabriquent le système de représentation qui justifie leur point de vue, système qui est
nécessaire pour convaincre d’autres acteurs du bien fondé de la position et donc pour avoir
des alliés. Rompant avec les buts de la science positiviste, on ne cherche pas la construction
d’un modèle unique et « vrai », mais on laisse une grande part à l'interaction entre les modèles
et les modélisateurs.
L’intérêt de la modélisation est purement opérationnel ; le but n’est pas de bâtir une
théorie générale de la géographie, voire de la science ou même du monde sensible. « Pour se
constituer, une science doit faire son deuil de la totalité et de la réalité », a affirmé M. De
Certeau. Les images du réel, nécessairement fragmentées, qui découlent de cette position, sont
autant de réponses que proposent les modèles aux questions simultanées (le corps
d’hypothèses) posées à la complexité ; c’est par définition une « réduction ».
Je pratique et revendique trois usages de la modélisation, trois modèles de modèles.
Le modèle systémique est le modèle souple192 préférentiel. Je l’ai utilisé pour tester les
hypothèses en étudiant la géographie des centres d’appels, l’architecture des backbones de
l’Internet ou les projets de développement territorial liés aux TIC dans des systèmes
territoriaux locaux. Il est construit dans un but opérationnel. C’est un proche cousin de la
modélisation graphique présentée en 1992 à Avignon. « Je n’arrive pas à concevoir cette
forme de modélisation sans l’inclure dans une démarche systémique avec ses présupposés, ses
règles, ses fondements, ses outils et ses concepts. Des modèles élémentaires, ou chorèmes,
aux modèles complexes, combinaisons des premiers, la modélisation introduit les principes de
hiérarchisation, d’interdépendance, d’équilibre, de rupture, de contrainte (AURIAC, 1992). »
Il peut cependant exister une limite à cet exercice : les outils de la modélisation peuvent
conduire le chercheur à privilégier certains éléments et certaines interactions du système, et à
trouver ce qu’il cherchait initialement. On verse là dans une modélisation ad hoc. Le risque
existe et il est difficile de s’en prémunir si l’on n’a pas recours à la confrontation avec des
pairs, qui sont les seuls à pouvoir maintenir le chercheur en éveil et lui éviter une forme de
routinisation scientifique. C’est certes la base de toutes les démarches scientifiques mais cela
suppose la condition que les autres chercheurs aient une réelle capacité critique, ces
chercheurs pouvant appartenir à la discipline ou à d’autres.
Le deuxième usage s’inscrit dans une démarche comparatiste pour comprendre, par
exemple, comment l’articulation des dynamiques sociales et des structures spatiales peuvent
expliquer des dynamiques d’usages des TIC. Ainsi s’opposent des modèles de système
territorial « ouvert » et fermé. Je rappelle qu’il n’existe bien sûr pas de système fermé dans
l’univers ( la lampe de poche allumée finit pas s’éteindre). Mais par « fermé », il faut entendre
un système dont les acteurs échangent peu avec l’extérieur, menacé d’entropie.
L’idée de créer ce concept de territoire fun appartient à cette logique. Elle suppose le
repérage d’invariants : des structures spatiales, des dynamiques sociales, des interactions
similaires. Les hypothèses créent le modèle territorial, puis il reste à le valider par des
comparaisons avec d’autres modèles différents mais construits selon les mêmes logiques.
Enfin il reste à faire fonctionner le modèle en laboratoire. La démarche reprend d’une certaine
manière le concept des chorotypes de Théry, mais je n’ai pas l’ambition de construire une
série de modèles spatiaux car ils me paraissent peu adaptés pour comprendre l’ensemble des
192
Souple, par opposition aux modèles rigides produits par les économètres, très formalisés et
hermétiques pour les utilisateurs non spécialistes.
153
dynamiques sociales193. Ce travail important est en cours et devrait apporter ses premières
conclusions en 2007 avec la fin du projet Twister. Une autre difficulté tient au fait que si tout
système est le sous-système d'un autre et est composé de sous-systèmes, il faut trouver la
bonne méthode pour isoler une portion d'espace.
Enfin, modéliser c’est aussi projeter sur des informations « géographiques » un cadre
théorique et un moyen d'analyse. Il n’existe pas de données sans modélisation préalable.
Autant alors faire en sorte que cette dernière soit conscientisée. Travailler avec les données
recueillies par des partenaires, donneurs d’ordre dans le cadre d’un programme de rechercheaction, n’est pas toujours satisfaisant pour cette raison. Il y aussi de la modélisation dans la
méthode de collecte des données. Cela paraît évident pour la statistique, mais c'est aussi vrai
pour les enquêtes qualitatives. Combien de personnes est-il nécessaire de rencontrer sur un
territoire donné pour épuiser une question ? Et qui rencontrer ? Tout chercheur s’est posé ce
type de questions et a dû rendre un arbitrage qui prenait en compte des paramètres liés à
l’exhaustivité, la représentativité et l’économie des moyens. L’empirisme méthodologique
m’a appris que lorsqu’un interviewé fournissait plus de 80 % de renseignements déjà
recueillis par ailleurs, nous étions proches d’avoir tous les éléments pour apprécier une
situation dans le cadre du questionnement retenu. Il s’agit bien là d’un modèle, d’un protocole
de recherche.
Enfin se pose aussi la question de l’origine disciplinaire des modèles. J’y ai répondu de
manière implicite. Si la chorématique est bien une production locale, la systémique relèverait
plutôt d’un « bien commun », même si elle provient à l’origine des sciences du vivant et de la
cybernétique ; quant à la théorie de la complexité, elle n’a rien de purement géographique. Je
préciserai ma pensée en m’appuyant sur un souci épistémologique.
L’analyse systémique194
L'analyse systémique est née, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de la
rencontre de la biologie, de la cybernétique et de la théorie des systèmes (BERTALANFFY,
1973). Aujourd'hui, elle relève du courant scientifique qui analyse les éléments de processus
complexes comme composants d'un ensemble où ils sont en relation de dépendance
réciproque. Elle place au cœur de sa démarche les liens entre éléments et processus, les
rétroactions, l’organisation du système et postule toute absence de déterminisme causal, de
hiérarchie entre les causes. Elle s’oppose autant « aux raisons premières » qu’à la « dernière
instance » (BRUNET, 2001). Elle a donc été perçue par certains en géographie comme une
réponse « néo-positiviste » à la crise du marxisme. « Sous-produit idéologiquement vide -tout
au moins en apparence- du structuralisme qui renoue avec un incontestable « fétichisme » de
l’espace- concept de « spatialisation des systèmes » -quand il ne néglige pas la profondeur de
l’histoire et du temps… En un mot l’analyse systémique (DI MEO, 1990). »
Partant du constat que l’analyse d’un phénomène donné en termes de composants est
tout aussi inefficace sur le plan conceptuel qu’opérationnel, les chercheurs de plusieurs
disciplines, ont construit des modèles de pensée permettant de concevoir un phénomène
193
Je suis toujours étonné de voir des géographes utiliser et même abuser du terme sociospatial. Quel est ce spatial qui ne serait social ?
194
« Systémique » renvoie à une façon de penser, opératoire dans un contexte scientifique
précis.
154
donné comme un « tout » et d’expliquer pourquoi et comment le comportement de l’ensemble
des éléments qui constituent ce phénomène est autre que celui de chacun de ces éléments, pris
séparément.
S’il semble admis aujourd’hui que le monde fonctionne comme un système monde,
certains affirment que le père de la systémique n’est autre qu’Adam Smith : la parabole de la
« main invisible » ne serait que « l'intuition que la société ne peut trouver son équilibre que
dans un ordre supérieur, un métasystème répondant aux principes de l'harmonie générale qui
fait qu'une société peut fonctionner. Smith se situait ainsi dans la continuité de la doctrine du
droit naturel de Thomas d'Aquin195. »
Elle est fondée sur un corps d'hypothèses partagées à une époque donnée par une
communauté (KUHN, 1983) : la fin du paradigme galiléo-cartésien et la substitution du
paradigme de la complexité. « Nos sociétés sont complexes en raison de la multitude de
variables qui interagissent dans la création des phénomènes, et de la faillite des modèles
déterministes, qui prétendent associer un effet à une cause. Les sciences de la complexité nous
enseignent aujourd'hui que cette complexité est irréductible, mais que l'on peut y évoluer,
voire la piloter, si l'on se donne un système de pilotage au moins aussi complexe que le
système observé. Agir sur les phénomènes, c'est donc d'abord les comprendre en
décloisonnant la pensée par une approche pluridisciplinaire, dans une démarche heuristique de
résolution de problème qui améliorera progressivement des hypothèses par confrontation aux
faits196.»
La notion de système sert à penser et à décrire l’interaction spatiale (DURANDDASTES, 1984). Jalabert (1990) oppose système ouvert (moins de relations de proximité et
davantage d’intégration dans le métasystème) au système fermé (centré sur lui-même).
Ce système territorial est l’inscription spatiale de formes sociales. Il suppose que l’espace est
produit par une série d’actions humaines : il est délimité et mesuré, nommé, approprié,
organisé ; il a une finalité.
Il s’agit donc de séparer artificiellement et d’analyser les éléments dont les rapports
déterminent le fonctionnement du système. En premier lieu il faut identifier le système, le
géon, dit Brunet. Cela suppose de reconnaître les éléments constitutifs du système ; la
séparation des variables a un but heuristique. La tâche peut être simple quand on a un système
spatial homogène (comme le système viticole du Languedoc ou un SPL). Ensuite il est
nécessaire d’identifier leurs rapports structurels : hausse de l’immobilier, étalement urbain
versus politiques publiques proactives, déploiement des TIC = relocalisation des centres
d’appels vers les villes moyennes proches. L’analyse des dynamiques organisationnelles
montre ainsi l’évolution du « système spatial ».
Toutes ces actions ont des formes qui se traduisent en structures spatiales, sociospatiales si l’on ne peut distinguer le social du spatial (AURIAC, 1983). Henri Lefebvre
(1974) affirmant que l’espace est produit à partir de la Nature par les sociétés, retrouve
l’essentiel de ces opérations, « identification, dénomination, dimensionnement, polarisation,
organisation, appropriation, contrôle, gestion territoriale, utilisation du sol.[…] l’espace social
[…] a une base ou un fondement initial : la nature […] Sur cette base […] s’établissent des
195
Biziou, M., Adam Smith et l'origine du libéralisme, P.U.F., Paris, 2003, cité in
http://perso.wanadoo.fr/claude.rochet/systemique.html#landes, consulté le 01/11/2005.
196
Cité in http://www.fing.org/universite/article.php3?id_article=19, consulté le 30/08/2005.
155
couches successives et enchevêtrées de réseaux, toujours matérialisées […] : des sentiers, des
routes, des chemins de fer ; […] aucun espace ne s’abolit et ne disparaît au cours du processus
social. […] Il y a plus […] que des traces incertaines laissées par les événements ; il y a
l’inscription de la société en acte. […] Ces espaces […] sont des produits d’une activité qui
implique l’économique, le technique, mais va bien au-delà : produits politiques, espaces
stratégiques. »
Cette longue citation peut expliquer pourquoi Lefebvre, qui reconnaît pourtant que le
monde se décompose en système et sous-systèmes, refusait la méthode systémique comme
méthode d’analyse. Cherchant à bâtir une théorie unitaire sur l’espace, sa pensée demeure
dans le paradigme positiviste de la science classique alors que la méthode systémique conduit
à fragmenter la réalité en sous-systèmes et à y isoler des logiques partielles.
Il s’agit d’un concept transdisciplinaire qui sous-tend les idées d’interrelation et de
causalité circulatoire, de totalité, d’organisation, de finalité et de complexité. La causalité
complexe des interrelations crée de l’improbable et ajoute un principe d’incertitude197. Dans
le temps, cause et effet peuvent être dissociés, contrairement à la causalité linéaire dans le
déterminisme classique.
Le concept de résilience mesure le temps de retour à l’équilibre d’un système après une
perturbation. Holling (1973) définit la résilience comme la capacité d’un système à pouvoir
intégrer dans son fonctionnement une perturbation, sans pour autant changer de structure
qualitative. La résilience ne doit pas être confondue avec la résistance qui supposerait un
parfait retour à l’équilibre. La résilience est la propriété d’un système qui adapte sa structure
grâce à de multiples changements et réajustements. Cependant il conserve néanmoins la
même finalité. Ainsi, le système territorial préserve ses propriétés, sa structure et assure sa
continuité, non pas en préservant l’état antérieur à la perturbation, mais en intégrant des
transformations, en évoluant. On peut alors considérer le changement, et la perturbation qui le
déclenche, comme des éléments nécessaires à la dynamique du système et à son maintien. Si
ses effets peuvent être négatifs pour certains des éléments à l’intérieur du système, la
perturbation est partie prenante de son fonctionnement. C’est la thèse que défend J. Vicente
(2005) sur Castres-Mazamet : selon lui le GPF198 participe à l’intégration des TIC sur le
territoire dans un but strictement conservatoire de ses intérêts propres, sans partager la vision
transformatrice affichée par les porteurs de politiques publiques.
L’autopoièse est la capacité qu’a le système à conserver son identité et tendre à se
reproduire à l'identique dans un environnement en évolution : c’est la cas du sous-système de
Saint-Salvy de la Balme.
En 1982, lors de ma thèse sur les campagnes de Lavaur, j’ai observé le niveau
d’entropie introduite dans un système territorial par quelques acteurs « neufs » à l’esprit
pionnier, baignant dans un cadre idéologique en rupture avec celui des locaux, s’appuyant sur
les changements du système englobant (prêts bonifiés, accès à des marchés extérieurs,
périurbanisation, etc.) et introduisant une série d’innovations techniques. Cette rupture
d’équilibre dans le système traditionnel produisait ses lieux de l’interaction : les métairies.
197
Le principe d’incertitude d’Heisenberg affirme que l’on ne peut mesurer avec précision
une variable ; on ne peut la mesurer qu'à l'aide d'une fonction de probabilité. Or, un système
connaissant une forte dépendance à l'égard des conditions initiales, la moindre imprécision
dans la mesure initiale entraîne à terme de fortes variations dans l'évolution du système.
198
Groupe Pierre Fabre.
156
Ayant perdu leur rôle traditionnel, les métairies étaient vendues, par des propriétaires ruinés,
par lots, et occupées par les migrants qui les utilisaient comme résidence et comme lieux de
stockage du matériel.
Aujourd’hui, ces mêmes métairies ont changé de destination, mais sont restées des
marqueurs de l’innovation et des lieux de l’interaction. La dissociation entre terres et bâti
s’est produite. Désormais ces métairies servent, soit de résidence pour cadres urbains aisés,
travaillant dans l’économie des services, et en quête d’aménités, soit de lieux d’innovation
technologique (centre d’appels, sociétés de biotechnologie, entreprises multimédia). Les
grandes maisons en pierre des Causses de Caylus partagent la même vocation : plusieurs,
occupées ici par un cabinet d’architecture, là par une Web agency, avaient été dotées
d’antenne satellite pour recevoir le haut débit durant l’expérimentation analysée en 2004.
L’approche systémique peut aider à la construction de modèles territoriaux : les uns,
résistants, pourraient faire face aux perturbations extérieures par un relatif repli ou
fermeture199 et conserver leur équilibre (thèse de Auriac sur le Languedoc viticole), les autres,
plus ouverts, résilients, assimileraient l’innovation et la complexité.
On peut faire l’hypothèse d’une corrélation entre la dimension du système (son degré de
complexité) et sa perméabilité à la diffusion de l’innovation, sans toutefois simplifier en
affirmant benoîtement que small is beautiful ; mais un petit système territorial est plus facile à
déstabiliser qu’un système plus complexe. L’intérêt de l’approche systémique est qu’elle
permet de dépasser la question du déterminisme. L’analyse des interactions ne privilégie
aucune entrée par rapport à une autre ; elle renvoie dos-à-dos déterminisme technique et
déterminisme social (économique, culturel, historique, territorial, organisationnel, ou autre).
Elle évite les relations causales simples et particulières et permet de mettre en évidence la
conjugaison d’effets externes et des dynamiques internes des structures pour expliquer
l’évolution.
Avec l’enquête de terrain et l’interdisciplinarité, l’analyse systémique appartient à l’
héritage commun à mes deux « maîtres » que j’ai conservé. La pratique de la modélisation
reste le seul legs original de la Maison de la Géographie.
Cet outillage méthodologique et conceptuel de recherche contribue à la production d’un
savoir socialement utile en proposant des interprétations plus ou moins plausibles,
« partiales » du réel, destinées à nourrir l’analyse et l’action publique ou privée. Les
conclusions des recherches doivent donc être d’une part relativisées, d’autre part vulgarisées
le plus largement possible, pour qu’elle servent la société et non seulement les
commanditaires ou le chercheur lui-même.
199
Ce qui ne signifie pas refuser les échanges avec le système englobant, mais plutôt en
assurer le « contrôle ».
157
Conclusion
L’ exercice de l’HDR est un moment de réflexion sur ses travaux mais aussi sur soi et sa
carrière, le sens que l’on espère lui donner. Cet été 2005 aura été l’occasion de la
redécouverte des textes fondateurs qui m’ont construit, de ceux que j’ai lus et relus maintes
fois. Beaucoup ont été cités dans mon texte, mais je leur attribuerai une place à part dans la
bibliographie. Il s’agit pour l’essentiel de textes produits par mes « maîtres » mais aussi de
textes non académiques de grande valeur.
Parvenu au terme de cet exercice, je ne sais pas si j’ai épuisé la réalité de mon
cheminement intellectuel ni même si une telle entreprise est possible ; ce texte n’est pour moi
qu’un témoignage partiel et partial de ma construction personnelle avec tous les virages
qu’une vie humaine peut comporter. Il ne préjuge en rien de l’avenir.
Qui suis-je ? Un géographe certainement. J’étudie l’espace, les lieux où les acteurs
sociaux déploient leurs stratégies. L’entrée de mes problématiques de recherche, ce sont les
structures spatiales construites par les hommes ; et là, je me situe surtout dans une démarche
générale des sciences sociales, aussi éloigné que possible du spatialisme ou de la rhétorique
vide de l’entrée par l’espace. J’étudie la société, « à mes yeux le concept central de la
géographie », par la question « où » mais un « où » qui ne se limite pas à une géographie
d’inventaire ou de décor. Je cherche à l’éclairer dans sa globalité : où sont les hommes et les
choses qu’ils construisent, mais aussi comment les hommes construisent-ils ce « où », se le
représentent-ils, etc…
Mes recherches actuelles centrées sur les TIC me donnent une place originale dans la
discipline. Cependant, je me tourne toujours plus vers les sciences sociales même si je
conserve mon approche de géographe et de citoyen, partageant un ensemble de valeurs
sociales. J’ai d’ailleurs longtemps hésité sur le titre TIC/territoires ou TIC/espace/société
Aussi, je pratique toujours plus l’interdisciplinarité, que ce soit dans des réseaux personnels
informels ou institutionnels comme le GDR « TIC et dynamiques spatiales » ou dans la
recherche appliquée. Ne suis-je d’ailleurs pas géographe (section 24) dans un Département de
sciences économiques et gestion ? Et n’ai-je pas choisi comme « parrain » pour cet exercice
un Professeur de Sciences économique et Gestion ? La situation pourrait paraître périlleuse à
beaucoup.
Mais je ne suis que le produit d’une trajectoire qui m’a donné la chance de rencontrer
deux maîtres qui dans un registre différent m’ont beaucoup transmis. J’étais pétri d’une solide
formation marxiste lors de mon inscription en thèse : les vents d’alors soufflaient fort et,
étudiant en histoire, j’avais lu les Cahiers de prison de Gramsci, une large partie de Marx dans
La Pléiade (fourni par mon père), Lénine et bien d’autres dont je tairai les noms !
Paradoxalement c’est B. Kayser qui m’ a gentiment écarté du « dogmatisme » et aiguillé vers
l’analyse systémique. La lecture de ma thèse est éclairante : l’analyse systémique est
pratiquée200 mais entourée de tout un verbiage marxiste. Cependant il me reste de cette
formation et de mes premiers engagements une « vision du monde », une Weltanschauung,
qui peut expliquer aujourd’hui certaines de mes positions sur l’utilité sociale de la recherche.
B. Kayser a forgé ma méthode : l’enquête de terrain, l’interdisciplinarité, l’analyse
systémique. Réévaluant le chemin parcouru ces deux dernières années, j’ai comptabilisé plus
200
Pratiquée mais aussi mêlée à beaucoup de « géographie dialectique » pour reprendre
l’expression de Di Méo.
158
de deux cents entretiens de terrain (en Midi-Pyrénées, à Bordeaux, Marseille, Rouen, Paris,
Barcelone, Pékin, etc.). C’est lui qui a aiguisé ma curiosité sur la « technique » : les types de
plantes, les rendements, etc.
R. Brunet m’a aidé à conforter cette méthode et surtout m’a apporté beaucoup sur le
plan théorique (avec la modélisation notamment) et de l’approche de l’information
géographique. C’est dans l’antre de la géographie quantitative, que j’ai le plus appris à
relativiser les données, à m’en méfier, à comprendre la nécessité de les croiser avec les
modèles économiques des entreprises et le terrain toujours.
Tous deux m’ont appris à ne pas m’enfermer dans un empirisme étroit et à ne pas
refuser la théorie : j’ai toujours l’ambition de la montée en généralité et je bâtis toujours un
modèle et un protocole de recherche que je mène des travaux de recherche appliquée sur les
usages des TIC ou aussi plus personnels sur les techniques.
Toutefois mon ambition n’est pas de devenir le « géographe » des TIC ni de bâtir une
théorie globale.
Si je reprend le référentiel201 des cinq grands métiers de base de la recherche et des cinq
grandes spécialisations proposé par Alain d’Iribarne (2005), je me définirai plutôt comme un
expérimentateur/observateur ; « Ils utilisent des instrumentations et se saisissent des
conjectures et des théories pour les valider ou les invalider à partir des mesures réalisées ; leur
fécondité dépend de leur capacité à concevoir et établir des protocoles d’observation ou
d’expérimentation et « lire » les résultats des mesures effectuées. »
Le positionnement dans la prise en charge des activités de recherche que je revendique
est triple : je suis avant tout un « passeur » mais aussi un peu un « gestionnaire » et un
« formateur ».
« Passeur », de toute évidence, tant l’idée de créer des « ponts » entre les disciplines ou
domaines a été un des fils conducteurs pérenne de mon parcours, depuis ma thèse jusqu’à
aujourd’hui en passant par ma période « lycée » ; la construction de réseau et l’ouverture à des
milieux de non chercheurs sont aussi au cœur de ma démarche. Ma participation à un projet
du pôle de compétitivité en est un des derniers aboutissements.
« Gestionnaire », par nécessité et aussi par goût : je n’ai pas l’âme d’un chercheur isolé et il
me convient bien de participer aux tâches d’organisation, qu’il s’agisse de publication
collective, de financement de thèse ou bien d’alliance stratégique. Mais je ne suis pas un
entrepreneur de recherche.
« Formateur » enfin, oui toujours. Cette mission d’enseignement n’est pas pour moi un « mal
nécessaire » mais bien au contraire un plaisir. J’ai déjà écrit que ma mère était institutrice
rurale et que j’avais ressenti très tôt la vocation de l’enseignement. Aujourd’hui, j’assume
toujours avec un grand plaisir d’apprendre à mes étudiants de Master un peu de méthodologie,
un zeste de pratique de recherche et des conseils de lecture. Et je dois avouer que
l’encadrement de « ma première thèse » m’a apporté beaucoup de satisfaction intellectuelle et
aussi émotionnelle, que j’ai beaucoup de satisfaction d’en « préparer » une deuxième, puis
une troisième.
201
Conjecturiste, expérimentateur/innovateur, instrumentiste, innovateur ou développeur. Les
spécialisations sont les maîtres, les entrepreneurs de la recherche, les formateurs, les
gestionnaires et les passeurs.
159
Mes perspectives actuelles de recherche sont dans la continuité de ce que j’ai présenté
dans ce texte, orientées dans la pluridisciplinarité mais avec une petite réserve que le travail
de l’H.D.R. m’a révélée. Le retour aux sources, la relecture des « textes fondateurs », l’effort
de distanciation entrepris avec mes recherches m’invitent à recentrer mon positionnement et à
éviter l’écueil d’un trop grand déport vers la sociologie des usages. En fait je dois me méfier
de mon approche personnelle du réel, du revers d’une certaine curiosité intellectuelle, d’un
éclectisme qui pourraient pousser le géographe que je suis à jouer au sociologue, au
cogniticien, à l’économiste, etc. Aussi notre équipe souhaite intégrer un sociologue pour ses
futurs projets de recherche. Trois nouveaux programmes sont en phase de démarrage.
Le premier consiste à la mise en place d’un think tank sur la question de la structuration
de la filière étendue « télécom multimédia » (2006/2007). Il s’agit d’un regroupement de
laboratoires de recherche pour un apport d’intérêt général intéressant la politique régionale de
la collectivité P.A.C.A. Le projet d'étude implique trois équipes de recherche et cinq
partenaires (Télécom Paris, pôle de Sophia Antipolis, L’Université de Nice Sophia Antipolis,
GREDEG, L’Association Télécom Valley et Conseil Régional, et le GRESOC) et est
coordonné par le GREDEG.
L’objet du travail de réflexion de ce groupe est d’identifier les dynamiques de
structuration de pôles territoriaux positionnés sur la filière étendue « télécom-multimédia ».
La représentation conventionnelle de la chaîne de valeur « télécom-multimédia » et des
segments de marché positionnés en amont ou en aval de la filière que nous utiliserons, peut
sembler pour autant discutable notamment en ce que la proposition de valeur pour l'usager
pourrait se trouver dans le segment dit « aval ». Or si celui-ci est structurant de l'usage et donc
des marchés, la question de son positionnement en amont de la filière est essentielle. Un des
enjeux de l'étude sera d'ailleurs de discuter cette question à l'aune des différentes
représentations de cette chaîne de valeur portées par les projets de pôles de compétitivité et
celles d'acteurs du secteur, parties prenantes ou pas de ces projets de pôle.
Un autre enjeu est de faciliter les transferts de compétences au sein de la filière et
d’identifier les nœuds de convergence ou complémentarité entre pôles. Il est enfin plus
globalement d’accompagner une politique de gouvernance du pôle qui, tout en laissant la
place à une dynamique endogène des acteurs de la filière, ait un rôle de « facilitateur ».
Les études réalisées s’appuieront sur :
- Une comparaison régionale visant à identifier des chaînes de valeur
télécom/multimédia dans plusieurs régions (Bretagne, PACA, Ile de France, MidiPyrénées, Catalogne et Montréal) et comparer leur structure afin d’en mesurer leur
performance. L'analyse sera conduite autour des volets suivants : la représentation de
la chaîne de valeur, le poids économique des acteurs et de la filière, les dynamiques de
convergence, les modes de coordination et outils d’animation de la filière, les
dynamiques partenariales (identification des jeux d’acteurs et de leur nature plus ou
moins coopérative –coopétitive- )
- Une analyse des dynamiques des réseaux d’acteurs régionaux dans les projets de pôles
de compétitivité (identifier des modes de coordination, d’animation et de gouvernance
des projets portés par ces réseaux d’acteurs afin de déceler des stratégies possibles de
mutualisation et de coopération interrégionale en France et à l’international).
- L'élaboration du cahier des charges d'un dispositif informationnel de support de la
filière « télécom-multimédia ». Ce dispositif, en forme de système d’information
aurait un double enjeu : par les analyses qu’il permettrait, puisse orienter la
160
prospective publique (et industrielle) sur la gouvernance de la filière (à l'échelle
régionale et inter-régionale) ; soit un outil « facilitateur » de la mise en réseau des
acteurs articulé avec des outils de veille économique.
Le deuxième programme (2006/2008), intégré dans le projet OURSES consiste en un
observatoire mobile des usages. Le principal enjeu est d'améliorer le cycle « innovationretours d'usages » en orientant ainsi l'innovation vers les services/applications/domaines
porteurs de valeur d'usage pour les utilisateurs. Ainsi, la finalité de l'observatoire est le
développement des services assisté par l'usage. L'enjeu est d'orienter par ses résultats, la
prospective publique et industrielle sur les modalités de construction, par les usages, de
certains marchés émergents du secteur des satellites.
Les sciences humaines et sociales peuvent déployer des méthodologies légères pour
multiplier des études coordonnées qui se déplacent avec les marchés et usages visés. Ainsi, les
principaux fondements méthodologiques de cet observatoire sont :
- un suivi des usages en contexte naturel (par opposition à une approche expérimentale
des usages en laboratoire)
- un corpus d'analyse fondé à la fois sur ces données ethnographiques mais aussi sur
l'analyse des « traces » d'usage s'appuyant sur des outils de métrologie : approches
quantitative et qualitative sont combinées.
L'objet des analyses d'usage en contexte naturel (analyses ethnologiques de type
interviews, observations participantes, enquêtes approfondies avec les utilisateurs…)
combinée à l'analyse des traces d'usage, est multiple :
- analyse des comportements d'usage, des pratiques afin d'isoler les variables
ergonomiques, culturelles et sociales,
- déterminer les contraintes ergonomiques, cognitives, interactionnelles, sociales et
économiques qui conditionnent la proposition de valeur pour les services proposés,
- réexaminer les contenus (et design d'interface) dans l'ensemble du dispositif
d'intelligence ambiante (dans le cadre de ces espaces « augmentés » des ressources
informationnelles et communicationnelles),
- analyser les effets sociaux des usages en particulier en ce qui concerne les formes de
mobilité et/ou de sociabilité dans les territoires concernés,
- objectiver les éléments de QoS (l'analyse d'usage a alors pour enjeu de définir les
attributs et métrique de cette QoS),
- analyse de scénarii d'usages (anticipés/réels, …).
Les applications seront diverses et analysées sur différents volets : celles qui renforcent
des espaces de sociabilité, d'entraide, qui valorisent les patrimoines historiques et
culturels…Une attention particulière sera portée aux applications de type services à domicile
(publicité sans papier, aide aux personnes âgées, informations publiques locales, achat sur
bornes interactives). La perspective de co-conception des services par les usages, à laquelle se
propose de répondre le projet d'observatoire, sera également au cœur de la définition du cahier
des charges.
L'observatoire comporte ainsi un triple enjeu :
1) améliorer le cycle « innovation-retours d'usages » et appuyer une dynamique
d'innovation de services. Le dispositif d'observatoire vise à appuyer un processus de coconception des services : l'enjeu est de placer l'usager au cœur du processus de développement
et de favoriser ainsi des boucles courtes de rétroaction : critiques et propositions
161
d'amélioration de services par l'utilisateur par exemple. L'enjeu marketing est de contribuer à
promouvoir également la technologie satellitaire par l'originalité des applications qu'elle
supporte et par les dynamiques sociales qu'elle favorise.
2) développer une dynamique de groupe associant grandes entreprises/PME/laboratoires
de recherche, qui supporte une stratégie d'innovation de services avec une identité de cluster
(un sous-espace du cluster Aerospace Valley). La base de connaissances développée par
l'observatoire des usages sera un support au transfert de connaissances et compétences entre
les membres du cluster.
3) participer au marketing territorial de la région Midi-Pyrénées en développant un
observatoire à rayonnement international.
Ce programme de recherche est dans la continuité des travaux présentés dans les parties
II (Twister) et III mais donne une inflexion nouvelle à nos orientations de recherche. La thèse
centrale serait que les acteurs (opérateurs, etc.) intègrent de plus en plus les dimensions
usages et surtout services dans leurs stratégies macro-territoriales pour verrouiller le marché
et construire normes et standards. Cette position implique outre de nécessaires changements
d’échelle la prise en compte de l’articulation entre les contextes territoriaux locaux analysés et
les systèmes nationaux du marché des télécommunications (structuration du marché,
réglementation, politiques publiques, etc.). Ce glissement de position scientifique implique
une plus grande place donnée à la dimension internationale dans nos études (Espagne,
Pologne et Etats-Unis) et amène à relativiser encore davantage la séparation entre les
moments de recherche fondamentale et de recherche-action et appliquée. Précisément pour ce
programme-là nous pratiquerons les trois quasiment simultanément.
Le dernier projet n’est encore qu’à l’état d’ébauche et n’est pas encore totalement
financé. Il part d’une préoccupation de recherche fondamentale déjà évoquée plus haut dans le
texte. Comment mesurer la recomposition des liens géographiques d’un territoire percuté par
une innovation technique ? Ce projet suppose la définition de modèles territoriaux (espaces
ruraux, espaces métropolitains, villes moyennes202) ; la question des critères utilisés pour
construire ces modèles est essentielle pour vérifier les hypothèses de travail (métropolisation,
déstructuration ou non des liens traditionnels etc.). Le montage d’un tel projet, avec les
comparaisons internationales qui vont avec, peut être coûteux en termes d’acquisition de
données fiables, que seuls les opérateurs possèdent. Il s’agit donc à nouveau d’un travail
interdisciplinaire qui nécessite la coopération de partenaires industriels et publics ; le GDR
paraît le cadre approprié pour développer ce programme.
Tout cela m’amène vers un positionnement qui n’est pas tourné vers le paradigme
classique de la science. Mais j’ai la faiblesse de croire que pratiquer davantage de recherche
action et appliquée n’est ni exclusif de la pratique de recherche fondamentale ni synonyme de
mauvaise qualité de la recherche.
202
Il ne s’agit bien évidemment que d’un grossier exemple : les variables taille et rural/urbain
sont loin de suffire pour construire une typologie.
162
Sélection de mes travaux de recherche
1. La crise de l'espace dans les campagnes de Lavaur, U.T.Mirail, 1982.
2. « Deux thèses re-visitées par la chorématique », Colloque Géopoint, Groupe
Dupont, DUTHEL D. (avec), Avignon, 1992.
3. « Évolution du paysage et risque d'inondation dans un environnement périurbain »,
Édition CNES, CDROM Travaux Dirigés de Géographie, I. BOUBAULTSOILLEUX V. CHERET, M. GAY, (avec), ENST de Bretagne, 2001.
4. « Géographie des centres d’appels », in Réseaux, Hermès, Paris, N°119, sept.
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5. « Géographie des centres d‘appels : délocalisation et proximité », in Trajectoires
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6. « Les nœuds et les liens du réseau Internet : approche géographique, économique,
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7. Les Espaces Publics Multimédia de la Communauté d'Agglomération de CastresMazamet, LEFEBVRE A. (avec), Université Toulouse Le Mirail, 2001.
8. « Déploiement territorial et inscription institutionnelle des accès publics à
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9. Les espaces publics Internet en Midi-Pyrénées, Université Toulouse Le Mirail,
VIDAL, M. (avec), 2004.
10. 5 Rapports d’étude du programme Usages des technologies alternatives satelliteWi-Fi en Midi-Pyrénées, MF-Documentation/GRESOC, 2004/2005.
11. Rapport d’étude du Programme Odette, (Organisation des Echanges Technologies
Territoires), ENST Bretagne, 2004.
12. 1er Rapport d’étude du Programme E-connect, Université de Toulouse le Mirail,
2005.
13. « Les technologies alternatives à l’usage : à propos d’une expérimentation
satellite/Wi-Fi », Workshop TIC et dynamiques spatiales, Cordes sur Ciel,
163
FAUTRERO V., FERNANDEZ V. (avec), 2005, version 2 soumise à Espaces et
sociétés.
14. « Alternative Technologies for Rural Territories – What about the “alternative”
dimension ? » FAUTRERO V., FERNANDEZ V., (avec), (soumis à GéoJournal,
2006)
15. « Les technologies « alternatives » d’accès au haut débit : l’expérimentation
comme lieu de jeux d’acteurs » FAUTRERO V., FERNANDEZ V., (avec), (à
paraître in Réseaux, 2006).
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