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Enjeux de territoires, enjeux de savoirs

2017, TSANTSA – Journal of the Swiss Anthropological Association

This paper is a first step towards theorizing indigenous reterritorializations across the Americas through a relational and contextual approach of indigeneity and territory. I argue that struggles for land, territory and natural resources come with the decolonization of knowledge and representations. While these processes are expressed through the mapping of territory and the rewriting of history, they are also inducing an evolving relationship between indigenous peoples and researchers towards collaborative research practices.

ARTICLE LIBRE ENJEUX DE TERRITOIRES, ENJEUX DE SAVOIRS Jalons théoriques pour une interprétation transversale des reterritorialisations autochtones dans les Amériques Texte: Irène Hirt Abstract DISPUTED LAND, CONTESTED KNOWLEDGE Laying Ground for a Global Theory of Indigenous Reterritorializations across the Americas This paper is a first step towards theorizing indigenous reterritorializations across the Americas through a relational and contextual approach of indigeneity and territory. I argue that struggles for land, territory and natural resources come with the decolonization of knowledge and representations. While these processes are expressed through the mapping of territory and the rewriting of history, they are also inducing an evolving relationship between indigenous peoples and researchers towards collaborative research practices. Mots-clé: peuples autochtones, Amérique du Nord, Amérique du Sud, reterritorialisations, histoire, cartographie, recherche collaborative Keywords: indigenous peoples, North America, South America, reterritorializations, history, mapping, collaborative research Introduction droits autochtones, et faisant référence au territoire. Selon Arturo Escobar, c’est grâce aux mobilisations autochtones En Amérique du Nord comme du Sud, le territoire, bien elles-mêmes que le mot territoire a reçu une acceptation plus que la reconnaissance d’une différence culturelle, est politique et juridique plus large, depuis quelques décennies au cœur des revendications et mobilisations autochtones (Escobar 2008). (Schulte-Tenckhoff 2009). Pourtant, avant les années 1980, on ne parlait guère que de «terre», comme ce fut le cas lors Ce texte propose d’appréhender les reterritorialisations des réformes agraires latino-américaines des années 1960 autochtones dans les deux Amériques, en identifiant des et 1970, qui eurent tendance à réduire les peuples autoch- tendances transversales, par-delà les contextes nationaux tones à de simples paysans. De toute évidence, les mêmes et les découpages «Nord-Sud». Cette mise en perspective se demandes, formulées et considérées hier en termes agraires veut une contribution à la compréhension de transformations ou fonciers, sont aujourd’hui réinterprétées comme des sociales se déployant à l’échelle continentale, si ce n’est glo- revendications d’autonomie et de contrôle territorial. En balisée (Ghorra-Gobin 1998), tout en systématisant plus de témoigne l’adoption croissante de lois, chartes et conven- quinze ans de recherche en contexte autochtone. D’abord, tions, tant nationales qu’internationales, relatives aux pour ma thèse de doctorat en géographie 1 , j’ai réalisé une 1 La thèse de doctorat fait suite à des recherches exploratoires réalisées au Chili en 2001, dans le cadre d’un diplôme d’études approfondies (DEA). Elle s’appuie en outre sur un séjour de deux mois au Chili en 2003. 112 | Tsantsa # 22 | 2017 | 112-122 FREIER BEITRAG enquête ethnographique de dix-sept mois dans le sud du Chili Reterritorialisations autochtones (2004-2006), sur le mode de l’observation participante et de la tenue d’un journal de terrain, d’entretiens semi-structurés et L’autochtonie: de recherches en archives. J’ai ainsi rendu compte d’un projet une catégorie politique et juridique de cartographie participative et de réappropriation du terri- toire réalisé par les communautés mapuche-williche 2 de Cho- Aux 18e et 19e siècles, de nombreux peuples autochtones se doy Lof Mapu, auquel j’ai moi-même contribué comme car- sont retrouvés divisés par les frontières des États nouvelle- tographe et chercheure (Hirt 2009, 2012). Avec le géographe ment créés. Ils ont en outre subi des processus massifs d’usur- Louca Lerch (Université de Genève), j’ai ensuite effectué pation foncière et de dépossession territoriale, des politiques une enquête de trois mois (2008-2009) en Bolivie à partir de étatiques de mise en réserve, de sédentarisation ou de dépla- l’analyse de documents cartographiques et d’entretiens avec cements forcés. Plus récemment, ils ont eu à faire face aux des acteurs-clé de la délimitation cartographique des terres nouveaux fronts de colonisation induits par la «néolibéra- et territoires autochtones, dans le contexte de leur reconnais- lisation 5 » économique: du sud du Chili aux forêts du Nord sance par l’État bolivien (Hirt & Lerch 2013). Enfi n, depuis du Canada, en passant par le bassin amazonien, les terres 2010, je participe à un partenariat de recherche au Québec, autochtones, mêmes les plus reculées, sont désormais convoi- avec la géographe Caroline Desbiens (Université Laval) et tées par des entreprises nationales ou multinationales pour les Pekuakamiulnuatsh 3 de Mashteuiatsh (Lac Saint-Jean). leurs richesses minérales, hydrauliques, forestières et pétro- Le premier volet de cette collaboration, fondé principalement lières, leurs plantes médicinales ou encore leur potentiel tou- sur des entretiens et des documents d’archives, a porté sur ristique. C’est dans ce contexte de marginalisation historique l’élaboration d’une histoire de la rivière Péribonka, racon- que les acteurs politiques autochtones se sont identifiés avec tée d’un point de vue autochtone (Desbiens et al. 2015). Des les luttes anticoloniales et de libération nationale d’Afrique lectures sur d’autres pays, venues s’ajouter à ces expériences et d’Asie, postérieures à la seconde guerre mondiale. Obser- empiriques, nourrissent également l’analyse transversale pro- vant les réussites de ces dernières, ils se sont demandés: «Et posée dans ce texte. pourquoi pas nous?» (Stavenhagen 1997: 69). Aussi ont- ils dénoncé les formes de «colonialisme interne» dont ils La première partie de cet article présente une approche se considèrent les victimes, soit les processus d’oppression relationnelle et contextuelle des concepts d’autochtonie, de politique subis par leurs peuples à l’intérieur des États qui territoire et de reterritorialisations autochtones. La seconde se sont constitués avec les Indépendances (Marimán 1990, expose les différentes dimensions de ces reterritorialisations. Rivera 2010). Les demandes de sécession étant rares, ils ont Je pars de la prémisse que les enjeux de territoire constituent réclamé la reconnaissance de droits culturels, territoriaux et également des enjeux de savoirs, et par conséquent, que les politiques, et des formes d’autodétermination interne (Anaya recompositions territoriales autochtones gagnent à être 2004, Engle 2010). Ces mobilisations ont fait d’eux des appréhendées à la lumière du mouvement de décolonisation acteurs majeurs de la contestation sociale et politique, tant des savoirs entrepris par les peuples autochtones. Autrement à l’intérieur des États américains qu’à l’échelle continentale. dit, je montre qu’aux luttes pour des réalités matérielles et Quant au terme de «peuples autochtones», il a vu le jour dans concrètes – la terre, le territoire et les ressources naturelles le sillage des revendications amérindiennes sur la scène inter- – correspondent des luttes dans les sphères symboliques du nationale (Morin 2011). Après les conventions n° 107 (1957) discours, des représentations et des imaginaires. Enfi n, je et n°169 (1989) de l’Organisation internationale du travail suggère que ces processus de résistance et d’émancipation (OIT), la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, ont une incidence sur les relations entre acteurs autochtones adoptée en 2007 par l’Assemblée générale de l’Organisation et les chercheurs 4 travaillant sur la question du territoire et des Nations Unies (ONU), est venue consacrer cette lutte. de la territorialité autochtones. D’après la défi nition de travail de l’ONU, les peuples autoch- 2 Mapuche-williche: sous-groupe régional du peuple mapuche. 3 Ilnus du Lac Saint-Jean. 4 Dans cet article, les termes génériques d’acteur et de chercheur incluent la forme féminine. Il est évident, par ailleurs, que les relations entre acteurs autochtones et chercheurs sont influencées par des facteurs de genre. Une telle analyse dépasserait toutefois le propos de ce texte. 5 Pour résumer, on dira que le néolibéralisme réfère à la promotion de l’économie de marché à l’échelle mondiale, caractérisée par une dérégulation des marchés et la spéculation foncière (Brennetot 2013: 33). 113 | Tsantsa # 22 | 2017 ARTICLE LIBRE tones des Amériques se caractérisent par leur antériorité sur un universel, soit comme l’une des conditions de l’existence le territoire par rapport aux arrivants européens, l’expérience terrestre des individus et des sociétés, par-delà les variations de la conquête et de la colonisation, leur marginalisation par historiques ou culturelles. Pour le géographe, l’espace n’est la société dominante ou majoritaire, et la volonté de préser- qu’une matière première, devenant territoire par la relation ver leur identité collective (Martínez Cobo 1986: 379). Il est que les individus et les sociétés entretiennent avec l’extériorité en outre admis qu’ils se distinguent d’autres minorités cultu- (le monde physique) et l’altérité (le monde social); la territoria- relles et politiques par des liens historiques avec leurs terres lité étant constituée par le système de relations établi à l’aide et territoires (Daes 2001)6 . de médiateurs matériels ou symboliques (objets, discours, pratiques, savoirs, représentations, etc.) (Raffestin 1986). La notion d’«autochtonie» est donc à comprendre comme On remarquera la parenté théorique de cette approche avec une catégorie politique et juridique née dans la deuxième moi- la théorie relationnelle de l’ethnicité de Fredrik Barth, selon tié du 20 e siècle, en lien avec l’histoire coloniale des Amé- laquelle les groupes sociaux construisent leur identité selon riques. La considérer comme le produit des stratégies d’iden- des logiques d’identification, de différenciation et d’opposi- tification des acteurs concernés dans le cadre de leurs luttes tion avec d’autres groupes sociaux (Poutignat & Streiff-Fenart de décolonisation permet d’éviter le piège de l’essentialisa- 1995). Afin de restituer le caractère dynamique de la terri- tion des identités et des territorialités autochtones. Ainsi, c’est torialité, on parlera aussi de «territorialisation», «déterritoria- moins au nom d’une coïncidence «naturelle» et, partant, atem- lisation» et «reterritorialisation», comme autant de processus porelle, entre peuples autochtones et territoires que les reven- continus de structuration, déstructuration et restructuration dications autochtones doivent être saisies, qu’en regard des de l’espace, conduisant à la production constante de nouveaux injustices subies pendant plusieurs siècles de domination colo- arrangements territoriaux (Raffestin 1986). niale, lesquelles demandent réparation. Ce n’est pas un hasard si la question d’une justice réparatrice (Collignon & Hirt à Dans cette perspective, les «reterritorialisations autoch- paraître), se retrouve au cœur des relations entre autochtones tones» réfèrent à l’ensemble des pratiques, discours et actions et non autochtones dans un pays comme le Canada. qui sont le fait d’acteurs autochtones (organisations, «commu- nautés», etc.), et qui visent à la réappropriation du territoire, en réaction à la désarticulation socio-politique et territoriale Une définition relationnelle et engendrée par plusieurs siècles de domination et de déposses- multidimensionnelle du territoire et de la sion coloniales. Ces reterritorialisations englobent aussi bien territorialité des interactions avec l’État et des acteurs tiers, en vue de la défense de droits fonciers et territoriaux, que des processus Plutôt que de retracer ici les usages et définitions du concept endogènes, liés à la revitalisation des identités et de formes de territoire en sciences sociales, travail déjà effectué par d’organisation territoriales propres. Elles se caractérisent en d’autres7, mon objectif est de suggérer sa puissance heuris- outre, d’un côté, par des dimensions concrètes et matérielles tique pour appréhender les réalités autochtones, cela d’autant (récupérer des terres et des sites sacrés, maintenir ou acqué- plus qu’il constitue à la fois un concept analytique et une caté- rir un accès et un contrôle sur des ressources naturelles, etc.); gorie faisant sens pour les intéressés eux-mêmes. Dans mes tra- de l’autre, par des aspects intangibles ou symboliques (recons- vaux, je m’appuie sur les approches développées en géographie truire la mémoire collective, des représentations et imaginaires à partir des années 1980 qui ont cherché à rendre compte de la géographiques propres, le lien spirituel à la terre, etc.). Sur le diversité des modes de territorialisation humaine. Ce faisant, plan discursif, ces reterritorialisations s’inscrivent dans un elles ont élargi le sens attribué au concept de territoire dans le double registre: les acteurs autochtones, s’ils veulent assurer le langage commun ou dans les sciences politiques qui ont tendu succès de leurs revendications, se voient contraints de formu- à le limiter à ses dimensions politico-juridiques et à l’assimiler ler celles-ci en fonction des catégories de légitimation imposées à l’État-nation moderne. La définition de Claude Raffestin par les États et la société majoritaire (Albert 1997). Aussi, n’ont- permet d’appréhender le territoire et la territorialité comme ils guère le choix que de recourir à une «grammaire moderne» 6 A cette définition sont souvent associés les Aborigènes, Maori, Inuit, Saami, Kanak et Ainu. En me centrant sur les Amériques, je n’entrerai pas dans les controverses liées à l’extension du terme «autochtone» à des minorités d’Afrique et d’Asie. A noter également que selon les pays, le concept d’autochtonie se décline selon des terminologies propres au contexte national, et s’avère pourvu d’implications juridiques et politiques différenciées. 7 Cf. Del Biaggio 2015 pour une synthèse de ces débats terminologiques. 114 | Tsantsa # 22 | 2017 FREIER BEITRAG du territoire (Gros & Dumoulin Kervran 2011: 31) – que d’au- pas à une récupération intégrale de ces terres et territoires: cuns qualifient de «westphalienne»8 – soit à la logique terri- d’une part, en raison du caractère chimérique d’un tel projet, toriale des États dominée par la formation d’entités discrètes, les populations autochtones étant souvent devenues des mino- homogènes et exclusives. Par ailleurs, les acteurs autochtones rités démographiques dans leurs propres territoires; d’autre privilégient également un langage symbolique propre, s’inscri- part, parce que contrairement à d’autres régions du monde, la vant dans des visions du monde et du territoire qu’ils consi- notion d’autochtonie n’a pas, jusqu’à présent, été mobilisée au dèrent comme radicalement différentes de celles de la société service de logiques d’exclusion, de violence ou de sécession. majoritaire. Pour de nombreux auteurs, ces différences, qu’elles Elle a plutôt été revendiquée pour repenser les structures éta- soient discursives, perçues ou réelles, s’expliqueraient davan- tiques et sociales, approfondir la démocratie et re-imaginer la tage en termes cosmologiques ou ontologiques9 (desquels déri- nation dans une perspective d’ouverture à l’altérité (Boccara verait toute culture) qu’en termes d’ethnicité ou d’identité, et 2011, Gros 2000)11. Aussi, les demandes autochtones portent- seraient à l’origine de la nature et de l’intensité des conflits elles souvent sur l’agrandissement de terres devenues trop entre autochtones et non autochtones (Clammer et al. 2004, Di petites pour assurer la subsistance du groupe ou de territoires Giminiani 2013). Notons que par-delà les débats scientifiques, trop étriqués pour se projeter comme collectif. l’argument ontologique est toujours davantage mobilisé par les acteurs autochtones eux-mêmes (Escobar 2008). Au cours des dernières décennies, les États d’Amérique du Sud et du Nord ont répondu à certaines de ces demandes. Ils ont reconnu des droits culturels et collectifs aux peuples Enjeux de territoire, enjeux de savoirs autochtones (ainsi qu’aux Afro-descendants), venant s’ajouter aux droits individuels de citoyenneté. Dans les années 1990, ces États ont ainsi remplacé leurs politiques assimilationnistes On ne peut réagir à la rupture coloniale que par la récupéra- par des politiques «multiculturalistes». En Amérique du Sud, tion de notre destin historique tronqué. Et cela, à son tour, ne nombreux sont les pays à avoir entrepris des réformes constitu- peut se faire qu’à partir des espaces à l’intérieur desquels se tionnelles admettant le caractère «multiculturel» du pays, voir déroule notre vie collective: les ayllus10 qui, bien que fragmen- «plurinational» comme en Bolivie et en Equateur, ainsi que tés, demeurent l’espace vital de nos pratiques sociales et cultu- des réformes agraires ou politico-administratives en faveur de relles, et notre lien avec la nature et nos ancêtres [traduit par la reconnaissance de terres et de territoires autochtones. En l’auteure]. Carlos Mamani (historien aymara) 1992: 9-10 Bolivie, ces réformes agraires ont fait suite à celles des années 1950 à 1970, lesquelles n’avaient pas forcément tenu compte des besoins spécifiques des populations autochtones. D’autres Espaces de lutte concrets mesures se sont inspirées des normes internationales conte- nues dans la Convention n° 169 relative aux peuples indigènes Les espaces de lutte concrets correspondent aux terres et ter- et tribaux dans les pays indépendants de l’OIT (1989), ratifiée ritoires que les peuples autochtones considèrent historique- par de nombreux pays latino-américains (Gros & Dumoulin ment comme les leurs. Dans certains cas, ils les possèdent et Kervran 2011). En Amérique du Nord, les peuples autoch- les exploitent encore; dans d’autres, ils en ont été dépossé- tones se sont vus octroyer des formes d’autonomie politique dés mais luttent pour pouvoir les récupérer. La plupart des et administrative au sein des terres de «réserve»12 , voire pour peuples autochtones d’Amérique du Sud et du Nord n’aspirent une région entière (le Nunavut, au Canada, notamment). Aux 8 La conception dite «westphalienne» du territoire trouve son origine dans les traités de paix de Westphalie qui ont mis fin à la Guerre de Trente ans en 1648, et assis les principes de souveraineté nationale et de non-ingérence. Cette prise de contrôle absolu des États sur leur espace, leurs ressources et leurs populations a donné naissance à un nouveau monde d’entités territoriales contiguës, aux frontières de moins en moins transformables et négociables et dans lequel les peuples existent en fonction d’une étendue territoriale (Badie 1995). 9 Ontologie: distribution des entités (notamment des humains et non humains) dans le monde, et établissement de relations entre celles-ci (Descola 2005). Pour simplifier, on dira qu’il s’agit d’une «manière d’être-au-monde». 10 Nom donné par les peuples andins à la plus petite unité socio-politique et territoriale, plusieurs ayllus formant une marka. 11 Bien que les auteurs fassent référence à l’Amérique latine, ce constat peut être étendu à l’Amérique du Nord. 12 En Amérique du Nord, le mot «réserve» demeure en vigueur, en dépit de sa connotation coloniale. Au Canada, il constitue une notion légale, consacrée par la Loi sur les Indiens. 115 | Tsantsa # 22 | 2017 ARTICLE LIBRE États-Unis, ce régime spécifique a encouragé l’essor d’acti- «lutte de classement» (Bourdieu 1980: 65), partant du présup- vités économiques inédites en terres amérindiennes, dont le posé que l’exercice du droit à l’autodétermination implique développement des casinos. En outre, de nouvelles législations celui de construire des connaissances selon ses propres défini- et pratiques d’aménagement du territoire ont tendu à impli- tions de ce qui est réel et de ce qui a de la valeur (Brant Cas- quer les autochtones dans des processus de gouvernance ter- tellano 2004: 102). Comme suggéré dans l’introduction, cette ritoriale et de cogestion des ressources naturelles (Walker et lutte sémantique inclut le concept de territoire lui-même. Tel al. 2013). Le caractère effectif de ces politiques de reconnais- que mobilisé dans les discours autochtones, ce dernier ren- sance s’avère cependant varié d’un pays à l’autre, ou entre le voie généralement à un espace d’appartenance dans lequel le sud et le nord du continent. Et en dépit de la transformation groupe peut exercer des formes d’autonomie et de contrôle des relations entre peuples autochtones et États, les conflits de territorial. Il se distingue de la notion de terre, limitée à des terre et de territoire sont loin d’être réglés. fonctions nourricière et économique. En raison de ses possibles implications politiques et juridiques, son acceptation par la Faire une lecture transversale des reterritorialisations société majoritaire est cependant loin d’être gagnée partout. autochtones revient donc à dégager, par-delà les découpages Au Chili, par exemple, les mots «territoire» et «peuple» autoch- nationaux et les divisions «Nord-Sud», des ressemblances et tone ne figurent ni dans la Constitution politique ni dans la divergences relatives à la revendication, reconnaissance et loi autochtone no. 19 253 de 1993. Cette dernière ne men- mise en œuvre de droits fonciers et territoriaux autochtones: tionne que des «ethnies», des «communautés» et leurs «terres», quelles sont les reconfigurations socio-spatiales entraînées des termes moins menaçants pour le caractère «unitaire» de la tant par les mobilisations autochtones que par les réponses nation chilienne aux yeux de l’élite politique conservatrice. étatiques correspondantes (nouvelles démarcations foncières et / ou formation d’entités inédites au sein du maillage politi- Ces luttes symboliques se sont inscrites dans un mouve- co-administratif des États)? Quel est le rôle joué par les acteurs ment de reprise de contrôle sur l’espace et le temps, autant de tiers (entreprises nationales ou multinationales, agences de dimensions profondément altérées par l’expérience de la colo- coopération au développement, etc.) dans ces reconfigura- nisation. La mise en cartes et la mise en histoires du territoire tions? Quelles sont les conséquences matérielles, les effets et sont révélatrices de cette double dynamique de réappropria- contraintes liés à l’adoption, par les acteurs autochtones, des tion. Les cartes ont constitué les outils par excellence de la répertoires et critères de légitimation étatiques évoqués pré- colonisation européenne dans les deux Amériques. Dans bien cédemment? Par ailleurs, sachant que la conception westpha- des cas, elles ont précédé la conquête en suggérant des terri- lienne du territoire ne s’accommode guère des appartenances toires vides d’habitants figurés par des espaces blancs, et par multiples, des discontinuités territoriales ou encore des modes l’effacement des toponymes autochtones au profit des noms d’organisation réticulaire des sociétés nomades ou semi-no- de lieu européens (Harley 1988). Depuis les années 1960, les mades, dans quelle mesure les nouveaux dispositifs fonciers cartes n’en ont pas moins été appropriées par un nombre crois- ou territoriaux issus de l’ère «multiculturaliste» contribuent-ils sant d’acteurs autochtones, d’abord au Canada puis dans le effectivement à la justice et à la paix sociales? Et en quoi, à reste des Amériques et du monde (Chapin et al. 2005; Hirt l’inverse, sont-ils susceptibles de briser d’anciennes solidari- 2009, 2012; Hirt & Lerch 2013). Ces cartes ont été mobilisées tés sociales, déjà été mises à mal, dans bien des cas, par plu- par les acteurs autochtones et leurs alliés pour défendre des sieurs siècles de domination coloniale et étatique, et de figer droits fonciers, territoriaux ou environnementaux, et contrer des identités de groupe en engendrant de nouveaux conflits et les imaginaires hégémoniques du territoire qui ont ignoré ou divisions, entre autochtones et non autochtones d’une part, et mis sous silence l’existence des peuples autochtones. C’est le entre autochtones eux-mêmes, d’autre part? cas des cartes des ayllus et des markas publiées au début des années 1990 en Bolivie, l’une des premières initiatives car- tographiques du pays à attester de la présence des territoires Espaces de lutte symboliques autochtones, jusqu’alors négligés au profit des structures pay- sannes et syndicales (Hirt & Lerch 2013). De telles cartes Les espaces de lutte symboliques renvoient aux connais- répondent à l’injonction désormais galvaudée «map or be map- sances, représentations et imaginaires qui nourrissent, ou sont ped» (Stone 1998). Autrement dit, si les peuples autochtones engendrés, par les luttes autochtones pour la terre et le terri- ne souhaitent pas être victimes des cartes des autres, et s’ils toire. Dans leur quête de reconnaissance, les acteurs autoch- veulent figurer sur les mappemondes, ils doivent produire tones, tout en adoptant de gré ou de force certaines catégories leurs propres cartes. Ces dernières sont également qualifiées et définitions dominantes, n’ont cessé de dénoncer le pouvoir de «contre-cartographies», pour désigner l’appropriation par discriminatoire de celles-ci. Ils ont ainsi mené une véritable des groupes sociaux marginalisés des techniques, du langage 116 | Tsantsa # 22 | 2017 FREIER BEITRAG et des modes de représentations cartographiques de l’État afin torique d’une «nation» mapuche et de ses territoires, accom- d’exercer une influence sur ses politiques publiques, pratiques pagnant ses arguments de cartes dessinées à la main, qui et représentations territoriales (Peluso 1995). suggèrent l’extension et l’unité transandines des territoires mapuche. L’historien questionne ainsi les géographies offi- Au cours des dernières décennies, une diversité d’acteurs cielles des États argentin et chilien ayant effacé la présence autochtones – organisations locales, intellectuels et histo- mapuche de leurs cartes (Marimán 2002: 54). riens – a par ailleurs œuvré pour récupérer et transcrire des mémoires orales altérées par la colonisation. Les historiens autochtones ont également proposé des trames narratives Savoirs partagés alternatives aux «Grands récits» de l’historiographie domi- nante, énoncés par l’État ou des universitaires non autoch- Les alliances entre peuples autochtones et chercheurs ont tones; récits qui, à l’instar des cartes, ont tendu à exclure les joué un rôle majeur dans les processus de reterritorialisa- autochtones, à minimiser leur rôle dans l’histoire du pays ou tion autochtone, indépendamment du fait que ces chercheurs à les décrire de manière péjorative. Ce faisant, ces intellec- soient autochtones ou non autochtones, affi liés à des centres tuels ont déconstruit les idées évolutionnistes sur l’histoire, de recherche, des universités, des organisations non gouver- en particulier celles qui énoncent l’infériorité des sociétés nementales, ou engagés par les organisations et communautés autochtones et la disparition inéluctable de ces dernières. Ils autochtones elles-mêmes. Anthropologues, géographes, his- ont en outre procédé à une réinterprétation des faits histo- toriens et juristes ont souvent travaillé de concert pour aider riques pour démontrer le rôle joué par les peuples autoch- à documenter, cartographier et argumenter juridiquement les tones dans la formation de la société plurinationale. Enfi n, ils revendications autochtones de terres et de territoires, ou à ont valorisé les sources orales, négligées par les historiogra- fonder la revitalisation des identités, des langues et des ter- phies occidentales, tout en revendiquant une épistémologie ritoires sur des antécédents historiques et ethnographiques. et une conception du temps propres (Mamani 1992, Marimán Comme le signale l’anthropologue Les Field, qui a travaillé et al. 2006, Rodrigue & Hervé 2009, Sioui 1999). C’est le dans les années 1990 pour les «unacknowledged tribes»13 de cas de l’historien huron-wendat Georges Sioui pour qui la Californie, ces chercheurs sont touchés par les injustices his- ré-écriture de l’histoire d’un point de vue autochtone consti- toriques subies par les peuples autochtones et le rôle joué par tue une réflexion morale et spirituelle. Elle doit s’inscrire dans leur discipline dans la création ou le maintien de ces iniqui- une «pensée circulaire», abolissant les notions de passé et de tés; c’est pourquoi ils sont motivés par la possibilité de recti- futur au profit d’un présent continu, et tenir compte du carac- fier celles-ci par des approches visant à la décolonisation de tère sacré du territoire ainsi que du continuum entre êtres la recherche (Field 1999: 198). Les géographes, par exemple, humains et non humains (animaux, pierres, plantes, etc.) ont effectué une analyse critique et postcoloniale du rôle des (Sioui 2008). Cette vision holistique, qui s’oppose aux dua- géomètres, arpenteurs et cartographes dans le contrôle et lismes et discontinuités de la pensée occidentale moderne, l’administration des territoires conquis, et dans le dévelop- s’avère caractéristique de la différence ontologique revendi- pement de technologies et savoir-faire spatiaux «coloniaux» quée par de nombreux acteurs autochtones. (Godlewska & Smith 1994, Walker et al. 2013). Les réinterprétations historiques et cartographiques Dans un pays comme le Canada où, dès les années 1970, autochtones font donc partie d’un même champ symbolique les peuples autochtones se sont engagés dans des négociations stratégique à partir duquel les acteurs autochtones tentent territoriales avec les gouvernements provinciaux et fédéral, de se ré-affi rmer en tant que collectivités historiques au sein l’ensemble de la recherche s’est vue profondément modifié par des États-nations et d’opérer une «conquête à l’envers» (Ben- ces luttes politiques autochtones, en s’orientant vers la résolu- goa 2000: 11). Aussi, est-il fréquent que la production car- tion de problèmes concrets, et vers les besoins et priorités fi xés tographique autochtone s’accompagne d’une réappropriation par les groupes autochtones eux-mêmes (Charest 1982). Dans de la mémoire, et inversement. Les travaux de l’historien une certaine mesure, on est ainsi passé de la recherche sur à la mapuche Pablo Marimán sur les Parlamentos (traités signés recherche avec les autochtones (Asselin & Basile 2012: 333), entre Espagnols et Mapuche entre les 17e et 19e siècles) l’il- et à une co-production relative de savoirs. Cette évolution a lustrent bien. Marimán cherche à démontrer l’existence his- amené certains chercheurs à se tourner vers des pratiques col- 13 Groupes ou peuples autochtones marginalisés par les processus de reconnaissance et d’attribution de terres et de territoires (reservations et rancherías) par les gouvernements californien et fédéral aux 19e et 20e siècles. 117 | Tsantsa # 22 | 2017 ARTICLE LIBRE laboratives14 de recherche, visant à abolir la dichotomie clas- tives de Mashteuiatsh). Le premier volet de cette collabora- sique entre «enquêteurs» et «enquêtés» par l’inclusion équi- tion, réalisé avec le Comité patrimoine ilnu, avait un double table de l’ensemble des partenaires sociaux dans le processus objectif: d’abord, raconter à partir du point de vue ilnu l’his- de recherche, et par la prise en compte de la pluralité de leurs toire de la rivière Péribonka, route de canot majeure vers le expériences et savoirs (et pas seulement du savoir «scienti- Nord pour les Pekuakamiulnuatsh, désormais impraticable fique») (Castleden et al. 2012). en raison de la présence de plusieurs barrages hydroélec- triques; ensuite, socialiser l’information produite au sein de Deux de mes projets de recherche mentionnés en intro- la communauté par une exposition de panneaux au Musée duction ont coïncidé avec cette tendance. C’est très intuiti- Amérindien de Mashteuiatsh (Desbiens et al. 2015). Dans vement que j’ai recouru la première fois à des méthodes col- les deux contextes, les partenaires autochtones ont consi- laboratives, afi n de trouver une issue à mon malaise face à déré la recherche comme un moyen de se réapproprier le ter- des interlocuteurs mapuche pour qui l’utilité concrète de mes ritoire. Au Québec, la démarche s’est en outre inscrite dans intentions de recherche était loin d’être évidente. J’ai trouvé les cadres normatifs des procédures d’éthique encourageant dans ce type d’approche un enrichissement tant personnel la recherche collaborative, lesquelles sont en cours d’insti- que scientifique, coïncidant en outre avec mes convictions tutionnalisation depuis les années 1990 au Canada, tant sur politiques et éthiques. En effet, selon moi, les méthodes col- l’initiative des universités que des communautés autoch- laboratives, outre le fait de favoriser des logiques de récipro- tones (Collignon 2010). cité et de confiance entre partenaires de recherche, encou- ragent la prise en compte de ce qui fait sens et compte aux yeux des acteurs autochtones concernés; ce qui a son tour Conclusion peut éventuellement permettre de recueillir des données qui n’auraient pas pu l’être par le biais de méthodes conven- Cet article avait pour ambition de proposer une lecture tionnelles. Ce sont les raisons pour lesquelles j’ai poursuivi transversale des reterritorialisations autochtones dans les une démarche similaire au Canada (ayant en revanche dû y deux Amériques, en mobilisant une approche relationnelle renoncer en Bolivie, en raison des délais trop courts de ce et contextuelle des territorialités autochtones. Si cette pro- projet-là). Au Chili, les familles mapuche avec qui j’ai tra- position demanderait à être mise à l’épreuve d’un plus grand vaillé ont vu dans mes compétences de géographe l’oppor- nombre de contextes géographiques et de données empiriques, tunité de reconstituer cartographiquement leur territoire, on ne peut pas moins en tirer des conclusions intermédiaires. désarticulé par la conquête et la colonisation chiliennes depuis la fi n du 19e siècle. Si leur objectif initial était la revi- J’ai suggéré que le double mouvement de réappropriation talisation de l’identité et de la mémoire locales, l’idée de du territoire et de décolonisation des savoirs entrepris par les mobiliser la carte produite pour soutenir leurs revendica- peuples autochtones se traduit par la mise en cartes et la mise tions foncières auprès du gouvernement chilien est rapide- en histoires du territoire, lesquelles font partie d’un même ment survenue. Parallèlement, les méthodes collaboratives champ symbolique stratégique à partir duquel les acteurs ont encouragé les participants mapuche à mobiliser le rêve autochtones tentent de se ré-affi rmer en tant que collectivi- et les pratiques oniriques15 dans le processus de recherche, tés historiques au sein des États-nations américains. Cette pour mettre en évidence les dimensions spirituelles de leur production discursive s’élabore selon une dialectique d’iden- relation à l’espace, de même que la co-présence des esprits tification et d’opposition à la société majoritaire: d’un côté, des ancêtres et du territoire dans cette relation (Hirt 2012). en mobilisant le langage, les outils et les présupposés territo- Au Québec, le projet auquel je me suis associée ne s’inscrit riaux de l’État, comme l’illustre l’usage des outils et modes pas directement dans les négociations territoriales de la Pre- de représentation cartographiques étatiques par les acteurs mière Nation de Mashteuiatsh. Il n’est pas moins adossé à la politiques autochtones; de l’autre, en recourant à des registres politique d’affi rmation culturelle et politique de Pekuaka- symboliques propres. Les idées sur l’histoire élaborées par miulnuatsh Takuhikan (autorités politiques et administra- George Sioui, qui mettent en avant le rôle sacré du terri- 14 Certains auteurs distinguent le participatif du collaboratif: le premier génèrerait des espaces de participation, sans forcément signifier une rupture avec des pratiques «extractives» de recherche; le second suppose que l’ensemble des partenaires travaille sur un pied d’égalité à la conception et à la réalisation de toutes les étapes d’un projet (Castleden et al. 2012). 15 Chez les Mapuche, comme dans d’autres sociétés autochtones, les pratiques oniriques ont traditionnellement constitué un acte de communication sociale et une source de connaissances valorisée et ritualisée (Deloria 2006). 118 | Tsantsa # 22 | 2017 FREIER BEITRAG toire, une conception circulaire du temps et la continuité tones. Dans ce contexte, en déconstruisant aveuglément les des relations entre humains et non humains, montrent que catégories identitaires et territoriales des acteurs autochtones, ces registres s’inscrivent dans des visions du monde consi- les chercheurs courent le risque de saper la légitimité de leurs dérées par les acteurs autochtones comme ontologiquement revendications, et de reproduire, malgré eux, des rapports de distinctes de celles de la société majoritaire. Enfi n, j’ai mon- pouvoir coloniaux. D’un autre côté, étant donné la diversité tré que dans le contexte des luttes de décolonisation qui est contemporaine des collectifs autochtones, il est indéniable que celui des peuples autochtones, les nouvelles alliances entre le soutien d’un chercheur à un groupe donné est susceptible acteurs autochtones et chercheurs encouragent l’adoption de d’exclure ou de mettre sous silence la voix d’autres groupes pratiques collaboratives de recherche, orientant les projets ou subdivisions de groupe. Les chercheurs se retrouvent vers les besoins et intérêts des communautés et organisations donc inévitablement face à des choix sociaux et politiques, autochtones, plutôt que vers des intérêts exclusivement aca- des dilemmes éthiques et des questionnements auxquels il démiques, tout en favorisant la prise en compte des savoirs n’existe pas de réponse toute faite. Cependant, comme le sug- et expériences propres aux partenaires de recherche autoch- gère Circe Sturm, nous avons la responsabilité de continuer tones. L’objectif de cet article était de montrer l’imbrication à en débattre (Sturm 1999). Pour ma part, je suis convaincue de ces dimensions dans le contexte des reterritorialisations que la recherche collaborative, si elle est engagée de manière autochtones. Si chacune d’elle gagnerait à être développée, réflexive et critique, peut participer à l’instauration de rela- la dimension ontologique de la territorialité autochtone méri- tions plus justes et égalitaires entre peuples autochtones et la terait sans doute une attention particulière, dès lors que l’on société majoritaire. Une interprétation transversale des reter- accepte l’hypothèse qu’elle soit à l’origine de la nature et de ritorialisations autochtones à l’échelle des Amériques, tel que l’ampleur des confl its entre autochtones et non autochtones. proposé dans cet article, peut sans doute également y contri- buer, notamment par une meilleure compréhension du carac- Pour conclure, il est utile de revenir sur les postulats tère globalisé de ces enjeux de territoires et de savoirs. constructivistes de cet article, et sur les défis épistémologiques et éthiques qu’ils entraînent dans le cadre de recherches col- laboratives réalisées avec des acteurs autochtones aux prises avec des luttes d’émancipation coloniale. En effet, tout en reconnaissant le caractère socialement construit, dynamique et complexe des identités et territorialités, on ne peut perdre de vue les éventuelles implications politiques et pratiques d’un tel postulat pour des groupes sociaux subissant des assigna- tions à identité ou à territorialité (Avanza & Laferté 2005, Field 1999, Sturm 1999). Ainsi, en Amérique du Sud et du Nord, la plupart des politiques étatiques de reconnaissance des peuples autochtones, de leurs terres et territoires sont condi- tionnées par l’apport de preuves, par le groupe demandeur, de son «authenticité culturelle» et de la continuité historique de son occupation territoriale. Ce faisant, ces politiques mécon- naissent les impacts cumulatifs et destructeurs de la colonisa- tion, lesquels rendent cette administration de la preuve diffi- cile, voire impossible pour de nombreux peuples autochtones. Elles reposent en outre sur des critères objectivistes de l’iden- tité (langue, pratiques rituelles, etc.) et sur une conception exclusive du territoire (lien incompressible entre une identité, un espace et un groupe social). Les acteurs autochtones n’ont donc souvent guère le choix que de recourir à des stratégies essentialisantes pour s’assurer le succès de leurs revendica- tions. Field et Sturm notent que les chercheurs se retrouvent alors pris entre deux feux, en équilibre fragile entre leurs exi- gences théoriques et celles liées à la production de récits et de représentations territoriales susceptibles de soutenir les luttes de justice spatiale et sociale de leurs interlocuteurs autoch- 119 | Tsantsa # 22 | 2017 ARTICLE LIBRE BIBLIOGRAPHIE Albert Bruce. 1997. «Territorialité, ethnopolitique et Clammer John, Poirier Sylvie, Schwimmer Éric (dir.). 2004. développement: à propos du mouvement indien en Amazonie Figured Worlds: Ontological Obstacles in Intercultural Relations. brésilienne». Cahiers des Amériques Latines 23: 177-210. Toronto / Buffalo: UTP. Anaya James. 2004. Indigenous Peoples in International Law. Collignon Béatrice. 2010. «L’éthique et le terrain». L’Information Oxford: Oxford University Press. géographique 74 (1): 63-83. Asselin Hugo, Basile Suzy. 2012. «Ethique de la recherche avec Collignon Béatrice, Hirt Irène. 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