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LE CINÉMA COMME OPÉRATEUR D’ANALYSE
Réda Bensmaïa
Volume 1, 1991 Résumé de l'article
Comment le film, d’abord objet d’analyse, est devenu un modèle d’analyse. Le
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1065251ar film et la nature disciplinaire de la théorie.
DOI : https://doi.org/10.7202/1065251ar
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Les Presses de l’Université de Montréal
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1188-2492 (imprimé)
1200-5320 (numérique)
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Bensmaïa, R. (1991). LE CINÉMA COMME OPÉRATEUR D’ANALYSE. Surfaces, 1.
https://doi.org/10.7202/1065251ar
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LE CINÉMA
COMME OPÉRATEUR D'ANALYSE
Réda Bensmaïa
RÉSUMÉ
Comment le film, d'abord objet d'analyse, est devenu un modèle d'analyse.
Le film et la nature disciplinaire de la théorie.
ABSTRACT
How film has moved from being an object of analysis to being a model for
analysis. Film and the disciplinary nature of theory.
<<Quelle évaluation peut-on porter sur la notion d'opérateur appliquée au
cinéma?>> Autrement dit: <<De quelle(s) manière(s) la mise en avant du
film comme <<modèle>> d'analyse a-t-elle affecté la réflexion
épistémologique sur les disciplines théoriques autres que la théorie du
cinéma?>>. Pour aborder ces <<questions transversales>>, il m'a paru
indispensable de commencer par un détour qui permette d'inscrire la notion
d'opérateur dans un cadre historique et critique où elle n'apparaîtrait plus
comme un phénomène qui se serait greffé de manière arbitraire sur les
théories du cinéma existantes, mais au contraire comme l'instrument d'une
reprise critique inévitable. Pour ce faire, il m'a paru indispensable
d'esquisser une carte du terrain théorique où cette notion a fini par
s'imposer historiquement. Pour qui s'est un tant soit peu familiarisé avec la
critique et la théorie modernes du cinéma, s'il y a une chose qui frappe c'est
bien évidemment la très grande variété de formes et de discours qui les ont
pris en charge. Critique qui est allée de la simple recension de journal aux
analyses détaillées que l'on allait trouver dans les magazines de cinéma. Ou
<<théorie>> qui, de simple <<esthétique>> appliquée (au cinéma), allait
bientôt se présenter comme un <<corps de concepts>>
cinématographiques sui generis [1] . D'une /pp 5-6/ manière plus générale,
on ne manquera pas non plus d'être frappé par la diversité et la
sophistication, extrêmement poussée parfois, des théories du cinéma que
l'on peut trouver de nos jours dans les revues spécialisées. Cette dernière
tendance en est au point où, pour l'amateur de cinéma et des arts
audiovisuels, le cinéma est devenu absolument indissociable des discours
<<techniques>> ou <<techno-logiques>> qui lui sont associés ainsi que de
la <<critique>> de ces <<discours>>. Aujourd'hui, le véritable
<<amateur>> de cinéma, tout comme le cinéaste, ne se voudra plus un
<<esthète>> ou un simple <<cinéphile>>, mais un <<théoricien>>: il ne
va plus au cinéma pour ajouter un film à son palmarès, mais pour confronter
sa pensée-cinéma au texte filmique; il ne sort pas du cinéma pour renouer
immédiatement avec le monde, mais en se posant la question de savoir si le
film qu'il a vu est <<synchrone>> ou s'il l'a aidé à <<croire encore au
monde>>[2] . Toujours est-il qu'un regard plus /pp 6-7/
analytique sur ce qu'est devenu le rapport que nous avons au cinéma y
décèlera un changement de nature radicale: nous n'en sommes plus
aujourd'hui à l'époque où des esprits éclairés[3] pouvaient proposer des
articles ou des livres sur le cinéma, sans que cela ne soulève un réel
problème théorique. Lorsque Bazin écrivait les articles qui allaient
constituer Qu'est-ce que le Cinéma?, lorsque Balàsz publiait sa Theory of the
Film ou encore lorsque Élie Faure écrivait les textes qui allaient former sa
Fonction du cinéma nous étions encore à des années-lumière de la période
où de simple prétexte à des spéculations esthétiques ou idéologiques, le
cinéma allait comme soudainement devenir un <<objet>> de recherche
<<scientifique>>: soit l'objet de discours qui voudront l'arracher à
l'<<impressionnisme>>, critique dont il avait illégitimement été la proie.
Tels ont été à coup sûr les objectifs des courants critiques qui ont abouti à la
création de la Filmologie, puis de la Sémiologie du cinéma, puis de l'analyse
textuelle, etc.[4]
Dans une telle perspective, l'époque <<Élie Faure>>[5] peut nous paraître
comme l'époque <<heureuse>> (Barthes) durant laquelle, s'il est l'objet
d'un émerveillement croissant, le cinéma ne fait /pp 7-8/ pas encore
<<problème>>. C'est plutôt une <<époque>>[6] où le cinéma semble
encore consentir à faire corps avec les critiques <<idéologiques>>,
<<esthétiques>> ou <<sémiologiques>> auxquelles on le soumet, et ne
point exiger de <<théorie>>.
Au départ, parce qu'il est considéré comme un art populaire ou de masse, le
cinéma s'est volontiers prêté à la multiplicité des discours <<théoriques>>
qui le prenaient en charge pour en vendre les produits, en vanter les
mérites, en critiquer la médiocrité ou en saluer la modernité. Mais ce qui est
important de relever après avoir fait ce constat, c'est que ce n'est que dans
un second temps qu'une critique et bientôt une théorie allaient
s'<<imposer>> à lui et le constituer comme <<objet>>. Ce n'est donc
qu'après-coup -- soit après que le cinéma se soit révélé plus revêche à la
<<réduction>> conceptuelle qu'on ne l'avait tout d'abord imaginé -- qu'on a
consenti à ne plus se contenter de le débiter en tranches sémantiques ou
formelles pour tenter avec des moyens renouvelés de mettre en évidence, et
/pp 8-9/bientôt d'en démonter, la <<spécificité>>[7]. L'époque des
<<observateurs avertis>>, et bientôt des <<théoriciens>> du cinéma,
n'allait plus tarder à s'annoncer: <<Qu'il s'agisse d'un bon ou d'un mauvais
film, d'une production romancée, scientifique ou documentaire, écrivait déjà
Élie Faure dans un texte de 1934, un observateur averti ne peut se défendre
d'y découvrir les éléments caractéristiques d'un art absolument
original.>>[8] Or c'est précisément cette <<originalité>> - -- rebaptisée
<<spécificité>> par la sémiologie du cinéma -- qui me semble jouer ici le
rôle le plus important. C'est en tous cas cette idée de l'originalité du cinéma
qui ne cessera d'orienter les travaux qui lui seront dorénavant consacrés.
En effet, si le cinématographe des frères Lumière suscite l'intérêt des
scientifiques et celui de Méliès celui des foules, sa métamorphose en cinéma
cinéma, elle, crée une situation radicalement nouvelle. Il ne s'agira plus
désormais d'en demander plus aux créateurs comme Méliès ou Griffith ou de
militer pour que des transformations techniques viennent améliorer les
<<performances>> de cet instrument <<polymorphe>> et versatile. Il ne
s'agira pas non plus de renchérir sur la moralité ou l'immoralité, le réalisme
ou l'irréalisme, la <<transparence>> ou l'<<opacité>> de ce médium
extraordinaire[9]:/pp 9-10/ désormais le cinéma subira une mutation qui le
transformera en cette <<machine de vision>> qui <<dédouble>> les
points de vue et rend problématique le <<partage de la perception de
l'environnement entre l'animé, le sujet vivant, et l'inanimé>>[10] et tend de
plus en plus à devenir un <<modèle>> (d'analyse) de la pensée plutôt qu'un
<<objet>> pour une pensée déjà donnée: <<Le problème n'est donc plus
tellement celui des seules images mentales de la conscience [et, ajouterons-
nous, celui de son <<adéquation>> à l'<<ambiguïté>> du réel (selon un
Bazin) ou à la morphologie du langage (Metz)], mais plutôt celui des images
virtuelles instrumentales de la science et de leur caractère paradoxalement
factuel>>[11]. Ce n'est donc plus notre savoir (linguistique, esthétique ou
sémiotique) qui <<informe>> le cinéma, mais bientôt le penser-cinéma et,
pourrait-on dire, l'agencer-cinéma [12] qui se met à nous informer sur les
modalités de notre rapport au monde: montage, décadrage, coupures
irrationnelles, images pures du temps (<<cristaux>>), mémoire, nappes de
temps et multiplicités paradoxales[13]. C'est dire que le rapport au /pp
10-11/ cinéma change totalement de nature: il s'agira moins désormais de
rapporter des images (représentatives ou pas) à un langage que de
confronter nos régimes symboliques et les modalités de notre penser,
fantasmer, désirer -- voire même interpréter - -- à la logique, pourrait-on
dire, spontanément déconstructive du cinéma. La question qui se posera à
ces amateurs particuliers que sont les théoriciens du cinéma sera
dorénavant une question beaucoup plus radicale. Ce sera bien une fois
encore la question <<Qu'est-ce que le cinéma?>>, mais plus du tout à la
manière ontologique d'André Bazin. C'est que l'<<objet>> en question ne
sera plus la représentation (du <<réel>>) ou la teneur symbolique des
images, mais celui de l'essence de la <<machine>> qui leur donne lieu
comme effets de son fonctionnement. Avec le recul dont nous disposons
aujourd'hui, on pourrait dire que la théorie du cinéma est née de l'insatiable
désir de la critique à vouloir délimiter son <<objet>> pour rendre compte
de son <<originalité>> et de sa <<spécificité>>. Mais très vite une autre
difficulté est venue se greffer sur cette entreprise: celle de vouloir séparer
l'analyse de l'image (cinégraphique) et de ses <<parties>> de l'analyse de
la langue: <<Quelle partie de l'image, quelle partie de la langue?>> [14].
Le mot d'ordre qui allait bouleverser la théorie du cinéma était lancé: il
s'agissait dorénavant de dé-limiter, de couper à même la chair de l'image
pour y voir clair et pouvoir en découdre avec le cinéma comme langage
spécifique. Et pour un temps, il parut aux chercheurs que ce n'était qu'au
prix de ce <<transfert>>, ou peut-être mieux de cette <<translation>>,
qu'une <<science du cinéma>> devenait possible. À quelle <<exigence>>
correspond un tel <<découpage>> de l'image? À quelle nécessité
épistémologique le partage, ou peut-/pp 11-12/ être mieux la partition, entre
l'image et la langue <<linguistique>> qui nous est proposé ici renvoyait-il?
De quelle manière annonçait-il les autres ruptures que nous avons
enregistrées depuis? C'est en essayant de répondre à ces questions que l'on
pourra peut-être comprendre la nature de la <<mutation>> dont nous
parlions plus haut et des enjeux théoriques qui l'ont accompagnée.
La première remarque que l'on peut faire à propos du rapport de la théorie
au cinéma, c'est que, comme nous l'avons suggéré plus haut, sous sa forme
moderne la théorie est un produit relativement tardif. En effet, pendant près
d'un demi-siècle, les courants dominants de la critique cinématographique
ne se sont pas réclamés d'une <<théorie>> spécifique. Si, par
<<théorie>>, on entend l'ancrage de l'analyse et de l'évaluation critique
dans un système conceptuel homogène, aucun des grands critiques de
cinéma ne peut être considéré - -- ou ne s'est considéré -- comme un
<<théoricien>> à proprement parler. Rien en tous cas dans leurs travaux
ne se présentait comme quelque chose à prendre en bloc ou à laisser.[15] Et
en ce sens, on peut dire que nous avions affaire à des théories
<<faibles>>[16]. Tous ont bien recours à un minimum de conceptualisation,
mais aucun n'exhibe l'assurance qu'affiche ce qu'on appelera la
<<théorie>> du cinéma. S'il y a déjà des polémiques à l'époque d'Élie Faure
ou de Bazin, et à plus forte raison à l'époque de Balàsz ou de Kracauer -- des
polémiques qui reposent sur des choix /pp 12-13/ esthétiques, politiques ou
philosophiques différents --, jamais cela ne mènera à une remise en question
de la compétence de ces critiques ou du bien-fondé de leurs travaux. Chacun
d'entre eux se payait la part du lion dans un domaine assez nouveau pour se
prêter sans trop de difficultés à tous les discours théoriques possibles:
sociologiques, esthétiques, philosophiques, psychologiques, voire même
religieux. Le meilleur exemple d'une telle tendance -- en France tout au
moins -- est celui d'André Bazin, soit celui d'un critique et théoricien qui
aura su donner ses lettres de noblesse au cinéma et promouvoir l'image
sociale du critique de cinéma en <<honnête homme>> moderne sans
entraîner de remue-ménage théorique immédiat.
Or ce qui est frappant ici aussi, c'est qu'à bien considérer les choses, les
principes qui avaient présidé à l'éclosion d'une telle ambiance (critique)
avaient suivi exactement le même <<mouvement>> et les mêmes principes
que ceux qui avaient animé l'évolution de la critique littéraire: soit des
<<principes [...] plutôt d'ordre culturel et idéologique que d'ordre
proprement théorique, orientés qu'ils étaient plutôt vers l'intégrité d'un Moi
social et historique que vers la consistance impersonnelle qui est requise
par la théorie>>[17]. Qu'est-ce donc qui, aux alentours des années soixante,
est venu si radicalement remettre en question la douceur de ce climat
critique pour le transformer en véritable <<champ de bataille>>
(théorique)? Ou encore: qu'est-ce qui a donné lieu à la naissance de ce
champ encore mal défini que l'on appelle aujourd'hui <<théorie du
cinéma>>? Quels <<éléments>> permettent de comprendre les
transformations et mutations qui sont venues affecter si radicalement
l'étude et le statut du cinéma? Et enfin, qu'est-ce qui, dans ces
<<transformations>> et <<mutations>> de la théorie du cinéma, a rendu
incontournable /pp 13-14/ la nouvelle (entre)prise théorique qui donne cette
fois le cinéma comme opérateur d'analyse?
Pour des raisons qui, je l'espère, apparaîtront de plus en plus clairement par
la suite, ce n'est pas chez des historiens ou des théoriciens du cinéma que
j'ai trouvé le fil conducteur de mon analyse, mais dans le travail d'un
théoricien de la rhétorique: les Allegories of Reading et encore plus
Resistance to Theory.de Paul de Man En effet, ce qui m'a frappé en relisant
ces textes, c'est l'isomorphie des modalités et des principes qui ont
conditionné la formation des théories de la littérature et du cinéma. Si l'on
suit le fil conducteur demanien, il apparaît clairement qu'à l'instar de la
littérature, la théorie du cinéma ne s'est à son tour imposée comme une
<<discipline>> à part que lorsqu'elle a quitté le terrain de l'analyse
purement historique ou esthétique, ou encore celui de la signification
(idéologique) du cinéma et des films, pour se tourner plutôt vers les
modalités de production et de réception de la signification du cinéma à un
moment où celles-ci n'étaient pas encore clairement établies[18]: Qu'est-ce
que l'essence du cinéma? qu'est-ce qu'un film? qu'est-ce que le langage
filmique? peut-on parler d'un texte filmique sans autres formes de procès?
Autant de questions aujourd'hui tout à fait <<transparentes>> pour bon
nombre de chercheurs, mais qui, il fut un temps, avaient requis la création
d'<<une discipline autonome d'investigation critique qui prendrait en
considération les /pp 14-15/ possibilités ainsi que le statut théorique de son
établissement>> (R.T.,7. C'est moi qui souligne.).
On connaît certaines des conséquences théoriques que Paul de Man tirera
de telles prémisses. La première, c'est que la <<théorie>> de la littérature
-- pour nous, celle du cinéma! -- apparaîtra comme contemporaine d'une
<<crise>>[19] qui a moins procédé de l'intervention intempestive de telle
ou telle discipline <<théorique>> en général -- marxisme, phénoménologie,
existentialisme, voire même philologie, psychologie, etc. -- que de
l'importation ou du transfert massif des concepts de la linguistique dans la
définition et l'analyse de l'objet <<littérature>> et/ou <<cinéma>>. Un
<<objet>> qui, dans ces conditions, ne s'est plus présenté comme un donné
préalable, mais plutôt comme le résultat ou le produit même de l'opération
(de transfert) elle-même. Or, comme nous le savons mieux aujourd'hui, cette
<<opération>> ne s'est pas faite sans difficultés ni problèmes théoriques.
En effet, ce n'est qu'à partir du moment où l'on s'est autorisé [20] à tirer le
cinéma du côté des structures du langage /pp 15-16/ que la grande aventure
de ce que l'on allait appeler <<théorie du cinéma>> a commencé. Il est vrai
qu'il avait fallu entre-temps qu'une autre révolution théorique ait eu lieu,
celle qui consistait 1) à considérer le langage comme un <<système
autonome>> de signes discrets plutôt que comme un simple instrument de
signification et 2) à remettre en question la validité des barrières
traditionnelles qui existaient entre les usages littéraires et les usages non
littéraires -- <<scientifiques>>, techniques, etc. -- du langage aux fins de
<<libérer le corpus littéraire du poids séculaire de la canonisation
textuelle>>.[21]
Ce qui allait être décisif dans cette rencontre entre la sémiologie et la
littérature -- et, comme nous le pensons, entre la sémiologie et le cinéma --,
ce sera le fait qu'à la différence des autres modes d'analyse -- philologique,
psychologique, thématique -- <<là où les autres approches étaient dans
l'incapacité d'aller au-delà d'observations que l'on pouvait aisément
paraphraser ou traduire dans les termes du savoir commun, les analyses
[d'inspiration linguistico-sémiologiques] permirent de mettre en évidence
des modèles [patterns] qui ne pouvaient cette fois être décrits qu'en des
termes spécifiquement linguistiques qui étaient les leurs>> /pp 16-17/ (Paul
de Man, 9). Et de fait, ce qui en littérature allait bientôt être négocié sous la
catégorie de <<littérarité>> allait par ailleurs, dans la théorie du cinéma,
être subsumé sous la catégorie de (la) <<spécificité>> (du langage
cinématographique, par exemple). Ici et là, une rupture allait affecter
l'<<objet>> (littérature et/ou cinéma) de manière radicale, car si le concept
de <<littérarité>> renvoyait à la littérature comme <<le lieu où un savoir
en négatif nous est offert quant à la consistance de toutes les propositions
linguistiques>> (De Man, 10), celui de <<spécificité>> allait de son côté
libérer le cinéma de tout assujettissement à l'impératif de la re-présentation
du réel! Dorénavant, et c'est là un <<acquis>> théorique dangereux et aux
conséquences immenses, il ne sera plus possible a priori d'affirmer que le
langage (ne) fonctionne (que) selon les principes (logiques) qui régissent le
monde dit <<phénoménal>>. La seule chose que l'on pourra affirmer. mais
avec beaucoup de prudence, c'est <<qu'il n'est plus a priori certain que la
littérature [et nous ajouterons, le cinéma] puisse être une source fiable
d'information sur autre chose que son propre langage>> (De Man, Ibid., 11,
C'est moi qui souligne).
Partie pour arracher la littérature à l'empirisme ou au subjectivisme, la
future <<théorie de la littérature>> se retrouvera enfermée dans un cercle
vicieux et condamnée à une remise en question perpétuelle de son langage
ainsi que des présuppositions théoriques qui avaient présidé à son
établissement. Partie à la recherche de son unité et de son unicité
théoriques, comme Saul à la recherche de son âne, la théorie de la
littérature s'est retrouvée face à un essaim de théories contradictoires qui
toutes ont échoué à l'objectiver .[22]/pp 17-18/
Si nous nous tournons vers la théorie du cinéma, il est frappant de constater
que l'on a assisté à des ruptures du même type: ici aussi, du fait de
l'intervention de la terminologie et de la méthodologie de la linguistique[23],
la théorie du cinéma est entrée dans une <<crise>> qui allait prendre, elle
aussi, la forme d'une <<résistance>> permanente aux <<théories>>
antérieures: une <<résistance>> qu'il ne faudra pas concevoir seulement
en termes psychologiques de rejet, mais plutôt en termes fonctionnels et
constitutifs de <<fondation>>! Après la <<première>> sémiologie, il en a
fallu une <<seconde>> puis une <<troisième>>, non point parce que les
deux premières étaient particulièrement déficientes ou fautives, mais de
façon plus radicale parce que, comme l'a bien montré Paul de Man, avant
d'être une résistance de l'<<objet>> (à la théorie), la résistance qui se
manifeste dans la théorie a d'abord été une résistance à la lecture ou, peut-
être mieux une résistance à la dimension rhétorique de la lecture.
En effet, ce qui frappe à la relecture de ce qui a été mis en jeu dans cette
véritable traversée des régimes signifiants qu'a toujours été ce qu'on a
appelé la <<théorie du cinéma>>, c'est moins la diversité des
<<méthodologies>> ou des registres conceptuels (linguistique, sémiologie,
et bientôt psychanalyse, narratologie, théorie du texte, etc.) qui l'a prise en
charge, que certaines <<difficultés>> à arraisonner la fondamentale
hétérogénéité des régimes de significa- /pp 18-19/tions et de signes qui y
était à l'oeuvre. L'autre point important qui va de pair avec le premier, c'est
que cette <<percée>> théorique - -- je préfère dire: ce <<coup de force>>
théorique! - -- a été lui-même contemporain de la mise en oeuvre d'une
techno-logique de l'application et de l'innovation: la linguistique est
essentiellement intervenue comme opérateur d'analyse critique des
anciennes formes et modalités d'appréhension et de définition du cinéma
comme <<objet>> descriptible scientifiquement et avec une rigueur
accrue; modalités qu'elle a dû contester et remettre en question
constamment pour pouvoir se constituer... en objet !
Forte de ses acquis épistémologiques, elle a pu se présenter comme une
discipline qui avait une méthodologie plus <<scientifique>> que les autres
méthodes précisément parce qu'elle proposait une définition de son
<<objet>> à l'aide de concepts rigoureusement définis --ailleurs!-- et que
l'on pouvait appliquer. Et ce fut là le moment heureux où, sur de nouvelles
bases, le cinéma a de nouveau paru se plier sans trop de difficultés
théoriques à la <<machine linguistique>>[24] et faire appel à la création
d'une trans-linguistique ou sémiologie. /pp 19-20/
On sait les conséquences théoriques qu'une telle orientation
méthodologique a entraînées historiquement. Très vite, elle sera identifiée à
la théorie du cinéma elle-même et tout ce que cette dernière comptera
comme <<acquis>> véritable lui sera rattaché. Elle ouvrit l'<<époque>>
où le discours et les concepts linguistiques sur le cinéma prétendront
<<dire littéralement l'objet>>. C'est de cette orientation en tous cas que
procède la <<rage taxinomique>> qui caractérisera la théorie du cinéma,
orientera sa recherche et déterminera la nature de ses <<objets>>:
taxinomie des constructions séquentielles (<<Grande syntagmatique>>);
taxinomie des différents langages (en termes de <<traits pertinents de
l'expression>>); taxinomie des différents types de systèmes et codes du
langage cinématographiques; taxinomie des <<enchaînements textuels>>
(narratologie)[25],/pp 20-21/ l'un des objectifs étant l'espoir de produire un
modèle logico-grammatical qui serait applicable à tout texte (littéraire aussi
bien que cinématographique). S'il ne nous appartient pas ici de discuter la
validité d'un tel programme méthodologique, il nous est par contre
nécessaire de nous interroger sur la nature des présupposés théoriques qui
l'ont fondé et qui ont déterminé son orientation spécifique. Ce qui apparait
très clairement lorsqu'on aborde ce type de questions, c'est que l'on ne peut
rien entendre à et attendre de la théorie du cinéma dont nous avons hérité
[26]si l'on se contente simplement de mettre à plat ce qu'elle doit [27] à la
linguistique ou à la sémiologie sans en même temps indiquer ce que ce
positionnement théorique engageait ailleurs: soit le rapport que cette
<<option>> linguistique allait entretenir avec les autres dimensions du
langage et en particulier avec la rhétorique[28].Or à bien peser les choses, il
apparaît que, bon an /pp 21-22/
mal an, la théorie du cinéma semble avoir essentiellement joué la relative
<<stabilité>> des relations qui existent entre grammaire et logique contre
l'indécidabilité des relations qui régissent les échanges entre grammaire et
rhétorique. L'une des principales caractéristiques de sa démarche a été de
mettre à l'oeuvre la <<solidité>> des structures grammaticales et
rhétoriques sans paraître même soupçonner parfois qu'il pût y avoir des
contradictions ou des <<incompatibilités>> d'essence entre ces
dernières[29]. Or ce n'est, nous semble-t-il, qu'en connaissance de cause, en
tenant compte de cette difficulté théorique princeps, que l'on peut
comprendre et évaluer l'émergence du concept de cinéma comme opérateur.
En effet, engager le film comme opérateur d'analyse, c'est, dans ces
conditions, prendre acte de l'autre versant de ce qui est en jeu dans tout
signifiant filmique, soit cette dimension qui, tout en étant encore langagière,
ne sera plus passible d'une /pp 23-24/ analyse logico-grammaticale (que
cette dernière soit de nature structuraliste ou générativiste). L'opérateur se
plaira plutôt à jouer le statut <<incertain>>, voire même aléatoire, du
figural ou des tropes -- comme fonctions productrices d'effets textuels de
lecture constamment <<ouverts>> - -- contre l'établissement de codes
spécifiques, précipitant par là même une nouvelle économie de la lecture et
de l'écriture. L'interprétation du signe filmique -- à présent abouté à des
multiplicités plutôt qu'à des dichotomies --essayera moins de retrouver une
structure (phrastique) ou de dégager un sens univoque sous les images et
les sons que de produire un diagramme (un <<volume>> de sens) comme
résultat d'une lecture stéréoscopique des différents régimes de signes qui
caractérisent le texte filmique. C'est en ce sens que l'opérateur sera toujours
une lecture et non un décodage: lecture de signes hétérogènes qui à leur
tour renverront toujours à d'autres signes qu'il faudra interpréter à leur
tour, ad infinitum [30].
En effet, ce qu'une analyse des grands textes de la sémiologie du cinéma
montre à l'évidence, c'est la prédominance d'un modèle logico-grammatical
très proche du modèle linguistique du Trivium classique, modèle où
grammaire, rhétorique et logique entretiennent encore des relations qui
sont hiérarchisées et relativement stables (non problématiques). Dans un tel
modèle, les fonctions grammaticales et logiques du langage sont en parfaite
<<symbiose>> et forment la précondition nécessaire et suffisante de tout
<<savoir>> qui veut se présenter comme <<science>>. Ici, <<la
continuité entre théorie et phénoménalisme est affirmée et préservée par le
système lui-même>> (R.T., 14). Et de fait, tant que la théorie du cinéma a
respecté ce principe, aucun problème ne s'est posé. C'est pourquoi il nous
semble légitime d'avancer que c'est le renversement des <<priorités>> et
des hiérarchies qui présidaient aux rapports entre la grammaire, la logique
et la rhétorique, qui permet de comprendre le passage du cinéma de simple
<<objet>> d'analyse à celui d'analyseur, c'est-à-dire à ce que nous
pourrions appeler un embrayeur (de jeux de langages) rhétorique. S'il fût un
temps où l'alignement de la dimension rhétorique du cinéma sur les
dimensions logiques et grammaticales du langage naturel a représenté une
réelle percée théorique et a paru fournir une certaine stabilité aux
<<lectures du film>>[31], le remplacement du modèle herméneutique
d'interprétation (Bazin, Laffay, Mitry) par un modèle sémiotico-linguistique
d'analyse par décodage n'a pas permis depuis de régler les problèmes: aussi
raffiné soit-il, aucun décodage linguistique ou grammatical n'est à même de
rendre compte de la multiplicité des dimensions sémantiques déterminantes
qui sont mobilisées dans le moindre film. Tout film présente des éléments
qui ne sont aucunement a-grammaticaux - -- mises en séquence narratives,
résonances intertextuelles, phénomènes de réécriture ou citationnels, etc. --
sans pour autant que leur fonction sémantique soit définissable ou
analysable dans les termes d'une <<grammaire>>.[32]/pp 25-26/
Tant qu'elle était parvenue à maintenir ce <<partage>> et cette hiérarchie
entre grammaire, logique et rhétorique, la sémiologie du cinéma a pu
continuer de prospérer sans rencontrer d'obstacles majeurs. Tant qu'elle a
pu maintenir le principe de cette partition et de ce partage des priorités, elle
a pu apparaître comme la voie royale vers une science du langage
cinématographique et du cinéma. Mais c'était compter sans la force
disruptive du troisième terme de l'équation: la dimension rhétorique du
cinéma. Et de fait, les difficultés n'ont commencé ici aussi à se faire sentir
que <<lorsqu'il n'a plus été possible d'ignorer la force épistémologique de la
dimension rhétorique du discours; c'est-à-dire lorsqu'il n'a plus été possible
de maintenir la rhétorique à sa place de simple supplément [<<adjunct>>]
soit comme un simple ornement au sein de la fonction sémantique>> (R.T.,
14).
Mon hypothèse de <<lecture>> s'avère donc être la suivante: proposer le
film comme opérateur, c'est faire retour à la <<rhétoricité>> du cinéma aux
fins d'en mobiliser les ressources scripturales -- autant dire montagistes --
comme <<jeu de préfiguration du langage et de la symbolique
disponible>>[33] dans l'agencement des régimes hétérogènes de signes que
tout film mobilise à chaque instant. De ce fait, qu'elle se présente comme
une percée théorique ou un <<coup de force>> épistémologique, la théorie
du cinéma d'inspiration linguistico-sémiologique devra à son tour se révéler
à son tour comme une forme spécifique de <<résistance à la théorie>>,
mais cette fois non plus en tant qu'elle se refuse au concept ou au
<<théorétique>> en général, mais en tant que son concept même (du
cinéma) s'avère être lui-même le produit différé d'une <<résistance>>
interne à la <<déflection>> rhétorique qui traverse de part en part le
discours filmique. C'est en ce sens que, du point de vue de l'opérateur /pp
26-27/ filmique, elle se présentera en dernière instance comme une forme
spécifique de <<résistance>> à la lecture. Pour reprendre ici les termes de
Jacques Bessière, nous dirons que, comme pour l'oeuvre (<<littéraire>>), la
<<structure interrogative>> du cinéma peut elle aussi être doublement
caractérisée: <<Structure d'interrogation du lecteur [du spectateur],
structure d'interrogation de l'oeuvre [du film!] parce que [ici aussi]
l'hypothèse d'une réalisation du langage>> ne consiste plus dans l'abandon
de l'oeuvre -- le film -- à <<l'indifférenciation dans le langage>>, mais
commandera plutôt de considérer que l'oeuvre [le film] <<est bien ce qui
participe d'un agon dans le langage et qui, par là, traite du partage qui
instaure la création dans le discours>>[34] .
C'est ce genre de déplacement qui permet de comprendre certains des
objectifs que s'était assignée la revue Hors-Cadre lorsque, dès son premier
numéro, elle s'était donné pour tâche d'<<user du cinéma comme d'un
révélateur en le confrontant à des champs épistémologiques divers>>
(Hors-Cadre, I, 5.). Dans un tel contexte, <<si le cinéma fait office de miroir
ici, ce sera pour les disciplines, les concepts, les démarches qui pourront s'y
trouver réfractés>> (Ibid.). Transformé en embrayeur (d'analyse), le cinéma
invitera dorénavant à <<travailler [avec lui] et non pas sur lui>>; il s'agira
aussi, mais cela s'explique d'autant mieux que le cinéma est à présent
assimilé à une rhétorique pratique, <<non de l'éprouver comme ensemble
textuel ou systématique, mais [de] faire jouer son aptitude à subvertir ou à
confronter les textes, les systèmes, les scènes établies par ailleurs>> (Ibid.,
5-6).
Une telle conception impliquera plusieurs conditions nouvelles (pour la
théorie du cinéma): 1) que le partage entre le langage (cinématographique)
et le texte (filmique ou <<littéraire>>) ainsi que les présupposés théoriques
sur lesquels repose une telle distinction soient radicalement remis en
question; 2) cela impliquera aussi que le décodage grammatical (ou
sémiologique) d'un texte laisse toujours un résidu d'indétermination -- une
<<déflection>> -- qui /pp 27-28/ devra être pris en charge non plus grâce à
des moyens grammaticaux ou logico-sémantiques, mais au moyen d'une
écriture renouvelée qui en refuse les garde-fous et qui n'hésite plusà
s'aventurer sur le terrain glissant qu'ouvre la lecture rhétorique du texte par
le film. Animée par la quaestio[35] rhétorique, l'analyse filmique devra
dorénavant être à même de restituer au cinéma son dialogisme initial. La
<<révision>> que proposait la revue Hors-Cadre dès son premier numéro -
-- une révision que Marie-Claire Ropars-Wuilleumier présentait comme une
<<mise en crise>> de la théorie du cinéma - -- conduira à formuler à
nouveaux frais un concept d'écriture cinématographique[36] dont la
<<spécificité>> consistera cette fois à faire du cinéma -- en tant que
montage disjonctif d'éléments hétérogènes -- un <<opérateur>> privilégié
de l'ébranlement des présupposés unitaires qui régissaient la linguistique et
la sémiologie du cinéma: 1) le modèle du signe linguistique dont ces
dernières se réclamaient; 2) la conception d'une énonciation filmique qui
serait calquée sur les schémas de la communication; 3) la suprématie du
logique et du grammatical sur le rhétorique (Modèle du Trivium ).
En tout cas, la conscience aiguè que l'on a désormais du jeu rhétorique des
langages et des citations qui oeuvrent silencieusement dans
l'entrecroisement des signes filmiques nous permet de comprendre que ce
ne sera plus une <<grammaire>> (même renouvelée) du texte filmique ou
une simple linguistique du signe qui devra être mobilisée pour la
<<lecture>> et l'analyse du cinéma comme discours, mais une <<syntaxe à
relations contraires>> -- pour nous une rhétorique! - -- qui ne laissera
dorénavant <<courir le langage qu'en déroutant la parole>>[37]. Opérateur
de jeux et d'enjeux rhéto-/pp 28-29/ riques, l'opérateur filmique permettra
de révéler sans <<relève>> les tensions latentes qui existent entre
rhétorique et grammaire et, par là même, de relancer la lecture transversale
des textes filmiques. Lire cinématographiquement se présentera dès lors
comme un procès <<négatif>> de déliaison au cours duquel la mise au pas
grammaticale et/ou syntaxique du sens (commun) sera constamment défaite
par la quaestio rhétorique[38] -- quaestio qui, nous espérons l'avoir montré
un peu, ne pourra être prise en charge qu'à faire vibrer le sens en restituant
à la lecture (du film) sa dimension de risque ainsi que sa nature
d'événement.
Ce sont ces caractéristiques qui permettent de comprendre la nécessité où
se sont trouvés des chercheurs venant d'horizons théoriques très
différents[39] d'élargir le champ de leur investigation théorique à d'autres
disciplines et d'en réévaluer le bien-fondé. Mais c'est qu'on ne pouvait pas
faire remonter à la surface ce qui avait dû être refoulé pour tenir un
discours monologique, sans avoir en même temps à reconsidérer la teneur
de ce qui, il fut un temps, avait été considéré comme la théorie même ! Si
notre hypothèse de lecture a quelque fondement, il devient alors nécessaire
de concevoir l'émergence de l'opérateur filmique non plus seulement comme
une simple tentative d'ajustement ou d'adaptation de <<l'objet-cinéma>> à
tel ou tel <<acquis>> théorique nouveau -- linguistique, /pp 29-30/
psychanalytique, philosophique ou historique -- mais comme le signe ou
peut-être mieux le symptôme d'une crise -- non plus régionale ou locale,
mais générale -- de la théorie.
Déjà S.M. Eisenstein avait eu l'intuition de ce mouvement de généralisation
de la crise (par le cinéma) lorsqu'au lieu d'essayer d'aligner le cinéma sur un
langage ou une discipline déterminés, c'est plutôt au cinéma qu'il voulait
confier la noble tâche de <<relever>> la déficience des disciplines qui
s'occupaient des arts: peinture, photographie, architecture, ainsi que la
langue elle-même! Pour Eisenstein, en effet, ce n'était point aux (autres)
disciplines <<scientifiques>> de fournir au cinéma la <<raison>> de son
bon fonctionnement, mais plutôt au cinéma -- pour lui un <<langage>>,
voire une langue aux potentialités infinies ! -- de fournir en <<concepts>>
les discours sur les arts qui l'intéressaient. Et c'est ainsi que lorsqu'il
convoquait la linguistique, la critique littéraire, l'histoire ou quoi que ce soit
d'autre, c'est toujours à l'aune de la philosophie montagiste et
<<spontanément>> générativiste du cinéma qu'il essayait d'en traduire la
complexité. À ses yeux, même le gros oeuvre de Marx ne perdait pas à être
lu, et relu, à la lumière de la <<dialectique>> cinématographique.
Eisenstein avait clairement réalisé les potentialités <<opératoires>> du
cinéma!
C'est, me semble-t-il, parce qu'ils ont renoué avec la même intuition[40], que
les chercheurs, mentionnés plus haut, se sont retrouvés à interroger sur de
nouvelles bases non seulement les présupposés théoriques qui
déterminaient les <<principes>> de la recherche dans leur propre
discipline, mais aussi les principes et présupposés qui conditionnent toutes
les disciplines dont les objets venaient recouper -- serait-ce sous la forme de
<<codes non cinématographiques>> -- les leurs. Aujourd'hui, ni l'histoire,
ni l'esthétique, ni l'analyse (textuelle) du cinéma ne peuvent se faire /pp
30-31/ sans interroger les liens qui rattachent leurs <<objets>> aux
<<objets>> des sciences de l'histoire, de l'esthétique ou de la critique en
général.
Brown University
Department of French Studies
Providence - Rhode Island 02912 - USA
/p 31/
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[*] Le texte que l'on va lire est la reprise et le développement de l'exposé
que j'ai fait lors de la table ronde organisée par le collectif de la revue Hors-
Cadre pour son 10e numéro consacré au thème: <<La recherche et l' "objet-
cinéma">>, le 24 Juin 1991, à Paris.
[1] Je pense ici à l'écart qui sépare, sans toujours les opposer, d'une part, les
travaux de critiques et/ou de théoriciens comme André Malraux, Maurice
Merleau-Ponty ou Jean Mitry et, d'autre part, ceux de Christian Metz ou plus
récemment de Gilles Deleuze ou Youssef Ishagpour. Du reste, le passage de
la conception du cinéma comme objet d'analyse au cinéma comme opérateur
d'analyse ou, plus radicalement, comme analyseur, me semble s'être
<<négocié>> à partir du traitement théorique de cet écart. Ce n'est, en
effet, qu'en connaissance des attendus théoriques des <<travaux>> de
chercheurs qui les ont précédés que les propositions sur le cinéma comme
<<opérateur>> d'analyse ont pu être formulées positivement: cf Hors-
Cadre, No 1 (Analectures), pp. 7-9.
[2] Je pense ici aux réflexions de Gilles Deleuze dans Cinéma II. L'Image-
Temps, et en particulier à ce qui est articulé dans le chapitre intitulé <<La
pensée et le cinéma>>: <<Le fait moderne, c'est que nous ne croyons plus
en ce monde. Nous ne croyons même plus aux événements qui nous
arrivent, à l'amour, la mort, comme s'ils ne nous concernaient qu'à moitié.
Ce n'est pas nous qui faisons du cinéma, c'est le monde qui nous apparaît
comme un mauvais film. À propos de <<Bande à part>>, Godard disait:
<<Ce sont des gens qui sont réels, et c'est le monde qui fait bande à part.
C'est le monde qui se fait du cinéma. C'est le monde qui n'est pas synchrone,
eux sont justes, sont vrais, ils représentent la vie. Ils vivent une histoire
simple, c'est le monde autour d'eux qui vit un mauvais scénario>>.>>
Deleuze, Ibid, p. 223. Les italiques sont de moi.
[3] Je pense ici à des gens aussi différents que Bela Balàsz ou Kracauer, par
exemple, ou à des critiques comme Élie Faure ou André Bazin; ou encore à
Maurice Merleau-Ponty ou André Malraux.
[4] À ce propos, voir les articles décisifs que Christian Metz a consacrés à
ces questions dans ses Essais sur la signification au cinéma, Tome II,
Nincksieck (Esthétique), 1972. Revoir en particulier, <<Une étape dans la
réflexion sur le cinéma>> (1964), pp. 13-34 et <<Problèmes actuels de
théorie du cinéma>> (1966), pp. 35-96.
[5] Ou <<André Bazin>> ou encore <<André Malraux>> ou même <<Jean
Mitry>>!
[6] Peut-être vaudrait-il mieux parler ici de <<moment>> - au sens d'une
certaine vulgate hégélienne - - plutôt que d'<<époque>> dont on pourrait
réserver la charge sémantique d'Epochè - au sens, heideggerien cette fois,
de suspension et d'arrêt - pour caractériser ce qui se produira au moment où
le cinéma ne se pliera plus aussi docilement aux méthodologies
d'<<application>> et se transformera en instrument d'analyse inouï. À ce
propos, je renvoie bien évidemment aux travaux de Deleuze sur le cinéma,
Cinéma I et Cinéma II, mais aussi à ceux de Marie-Claire Ropars-
Wuilleumier. Voir en particulier, Le Texte Divisé, Paris, P.U.F (Ecriture) l981
et Écraniques. Le Film du texte, P.U.L. (Problématiques), 1990, où il est
établi clairement que <<travaillant simultanément sur des objets filmiques
et des concepts éprouvés dans le champ littéraire, on esquisse ici le trace
d'une zone frontalière, où la réflexion circule entre la littérature et le
cinéma, la théorie et l'analyse, et cherche dans les films un surplus critique
pour une étude du texte>> (<<Avant-propos>>, in Le texte divisé). C'est
moi, R.B., qui souligne.
[7] Je renvoie ici aux travaux essentiels de Christian Metz et tout
particulièrement à ses Essais sur la signification sur le cinéma, (Tome I et
II), Klincksieck et bien sûr à l'impressionnant Langage et Cinéma, Paris,
Editions Albatros (Ça/Cinéma), 1977. De fait, ces textes sont ceux qui ont
définitivement arraché le cinéma à l'<<usure>> idéologique et
psychologique dont il avait été l'objet pour le transformer en langage et
bientôt en texte à...produire!
[8] Vocation du cinéma, Ed. Gonthier (Bibliothèque Médiations), 1964, p. 69.
[9] L'<<époque>> que je tente de pointer ici ne doit déjà plus rien à Bazin
et commence à se démarquer par rapport à l'<<âge>> sémiologique du
cinéma. Cette <<époque>> tire résolument le cinéma vers une
<<logistique de la perception>> qui est plus proche des réflexions d'un
Heidegger sur l'<<essence de la technique>> que des considérations
encore bien <<humanistes>> d'un Malraux sur l'<<art>> et nos
<<musées imaginaires>>! Cf Paul Virilio, <<Guerre et Cinéma 1.
Logistique de la perception>>, Cahiers du cinéma, Paris, Éditions de
l'Étoile, 1984.
[10] Paul Virilio, La Machine de Vision, Galilée, p. 126.
[11] Paul Virilio, Ibid., pp. 127-128.
[12] Je forge ici ces deux expressions non par un goût particulier pour les
néologismes, mais par la nécessité où je me retrouve de qualifier la nature
des déplacements qui ont précédé et conditionné l'émergence du concept de
cinéma comme opérateur: concept que je rattache donc moins à un
développement linéaire de la théorie du cinéma qu'à une <<logique>>
paradoxale de renversement des perspectives.
[13] Gilles Deleuze, <<La pensée et le cinéma>> et <<Cinéma, corps et
cerveau, pensée>>, in Cinéma II, Ibid.
[14] Christian Metz, <<Le perçu et le nommé>>, in Essais de Sémiotique,
Nincksieck (Esthétique), 1977, pp. 130 et ss. <<I1 faut d'abord délimiter
l'objet même de la recherche, écrit Metz, et le délimiter sur ses deux flancs.
Les codes de nomination iconiques ne mettent pas en rapport le tout du
langage et le tout de l'image; leur étude ne doit pas prétendre à épuiser la
vaste question des liens entre le perspectif et le linguistique, mais se
concentrer au contraire sur un des niveaux pour tenter de mieux
l'éclairer>> (p. 133). C'est moi, R.B., qui souligne.
[15] En ce sens, ni Faure, ni Bazin, ni Mitry ne peuvent être considérés
comme des penseurs dogmatiques. Ils se sont eux-mêmes présentés comme
des essayistes qui aimaient le cinéma et qui désiraient le prendre au sérieux.
Ce qui peut nous apparaître aujourd'hui comme dogmatique ou doctrinale
est plutôt l'effet d'une lecture rétrospective! Par contraste, tous les
théoriciens modernes peuvent au contraire être dits <<dogmatiques>> en
ce que leurs <<théories>> se veulent fondées en théorie et de ce fait
discutées et critiquées en bloc.
[16] Au sens que G. Vattimo donne à ce mot.
[17] Paul de Man, Resistance to Theory, Minneapolis, University of
Minnesota Press, p. 6. Dorénavant, je ne me référerai plus à ce texte que par
les initiales R.T. Je voudrais aussi signaler que je dois une certaine
orientation de mon propos aux thèses qui sont avancées par De Man dans le
texte susmentionné.
[18] Je me réfère ici à ce que Paul de Man écrivait à propos de la critique
littéraire: <<Literary theory can be said to come into being when the
approach to literary texts is no longer based on non-linguistic, that is to say
historical and aesthetic considerations or, to put it somewhat less crudely,
when the object of discussion is no longer the meaning or the value but the
modalities of production and of reception of meaning and of reception of
meaning and of value prior to their establishment - the implication being
that this establishment is problematic enough to require an autonomous
discipline of critical investigation to consider its possibility and its status".
(R.T., 7) C'est moi qui souligne.
[19] Hors-Cadre, No.7 (<<Théorie du cinéma et crise dans la théorie>>),
Hiver 1988-1989, et en particulier les articles de Pierre Bayard: <<Et
pourtant...Théorie et sujet du paradoxe>>; Joan Copjec: <<Le sujet
orthopsychique: théorie du film et réception de Lacan>>; Jacques Aumont:
<<Crise dans la crise>>; Réda Bensmaïa: <<L'intérêt de la crise>>.
[20] Une <<autorisation>> - - est-il nécessaire de le préciser?- dont il ne
s'agit pas de juger la valeur heuristique des <<résultats>> auxquels elle a
donné lieu, mais d'interroger les <<titres>>. En effet, comme j'essaierai de
le montrer plus clairement plus loin, il ne fait aucun doute que le type de
questionnement qui affecte la <<théorie>> du cinéma aujourd'hui serait
impensable sans le travail de déchiffrage et de clarification qui a été mené
par les différentes approches sémiologiques du cinéma. On voit bien
aujourd'hui que ce n'est qu'au prix de l'<<arrachement>> du cinéma à la
critique idéologico-esthétique qui l'avait pris en charge pendant plus de trois
décades que la réflexion dont il est devenu l'<<objet>> est devenue
possible! En ce sens, les travaux d'un Souriau et bien entendu ceux d'un
Metz ont joué et continuent de jouer un rôle essentiel indépassable.
[21] Paul de Man, Ibid., p. 9. En ce qui concerne l'impact de l'intervention de
la linguistique <<à travers champs disciplinaires>>, on consultera avec
intérêt le beau livre de Thomas Pavel, Le Mirage Linguistique. Essai sur la
modernisation intellectuelle, Paris, Minuit, 1988 et en particulier
<<Technologie et Régression>>, pp.31 et ss, et <<Les comportements
intellectuels discrétionnaires>> où l'on peut lire en page 178:<<[...] au
fond, soit qu'avec ferveur on nous propose quelque théorie sémiotique du
sens, soit que d'un ton ironique on démonte le vain jeu des différences, c'est
toujours à l'identification du sens au signe qu'on a affaire, c'est toujours la
réduction de l'activité au schématisme linguistique, et le remplacement de
l'intention par le jeu indéterminé des coutumes qui dès avant le début de la
démonstration en pipent les dés>>. C'est moi qui souligne.
[22] Je ne peux ici que renvoyer au travail magistral de Jacques Bessière
dans son Dire le Littéraire. Points de vue théoriques, Liège-Bruxelles, Pierre
Mardaga Éditeur, 1990, dont je ne citerai que ces quelques phrases pour
illustrer mon propos: <<Des théories contemporaines du littéraire, de ce
qu'elles disent et contredisent, de leurs dialogues et de leurs oppositions, il
pourrait se construire une manière de rhétorique, à la façon dont Paulhan a
noté, dans Les Fleurs de Tarbes, les inconséquences et, par là, l'unité
rhétorique de la critique littéraire [...]. Dire le formalisme, l'herméneutique,
la pragmatique littéraire, c'est entreprendre de marquer en quoi le littéraire
peut être ultimement inconditionnel, exemplairement le lieu de la réalisation
discursive et de la régulation communicationnelle, et inévitablement
constater que cette inconditionnalité reste inséparable, dans sa notation, du
constat que le littéraire échappe à tout jugement d'identification et qu'il
peut encore, par là, se définir comme un inconditionnel commun - par quoi
s'expliquent l'apparentement du littéraire et l'éventuelle dénégation de tout
effort critique pour OBJECTIVER le littéraire.>> (pp. 55-56). Les majuscules
sont de Bessière.
[23] Comme attention à la référence plutôt qu'au référent, au procès de
signification plutôt qu'à l'intuition.
[24] <<Ainsi la linguistique, écrivait Christian Metz dans un texte fondateur,
grâce à son analyse de la langue, éclairant au départ ce que le cinéma n'est
pas, mène insensiblement à entrevoir ce qu'il est, et ce, dans le mouvement
où elle se couronne elle-même d'une translinguistique (sémiologie)>>, in
<<Cinéma: langue ou langage?>>, Essais, p. 87.
Il faudra attendre les travaux de Gilles Deleuze pour que le bien-fondé et le
caractère d'évidence des présupposés qui étaient mis en jeu par l'ouverture
metzienne se trouvent relevés. Gilles Deleuze, Cinéma II, <<Récapitulation
des images et des signes>>, pp. 38 et ss. En particulier p. 38:
<<Substituant à l'image un énoncé, [Metz] peut et doit lui appliquer
certaines déterminations qui n'appartiennent pas exclusivement à la langue,
mais qui conditionnent les énoncés d'un langage, même si ce langage n'est
pas verbal et opère indépendamment d'une langue [...]>>. Et un peu plus
loin, p. 39: <<La sémiologie du cinéma sera la discipline qui applique aux
images des modèles langagiers, surtout syntagmatiques, comme constituant
un de leurs <<codes>> principaux. On parcourt ainsi un cercle étrange,
puisque la syntagmatique suppose que l'image soit en fait assimilée à un
énoncé, mais puisque c'est elle aussi qui la rend en droit assimilable à
l'énoncé [...]>>.
On se reportera aussi avec intérêt à l'article de Marie-Claire Ropars-
Wuilleumier, <<Christian Metz et le mirage de l'énonciation>> où c'est la
problématique linguistique de l'énonciation et non plus seulement de
l'énoncé qui est questionnée au profit de l'opérateur-cinéma: <<L'ordre de
la langue sert ainsi tour à tour, de contre-exemple restrictif qui amplifie a
contrario l'expansion du film, et de réserve critique, destinée à maintenir
intacte, ailleurs, la pureté de la loi. C'est cet ailleurs linguistique [...] qui
constitue, peut-être, une variante du mirage énonciatif [...]. Prendre le parti
de l'impureté cinématographique, ce serait, en retournant la perspective,
adopter le point de vue de la voix dans l'écoute de la vision. Si l'on accepte
de modifier ainsi l'angle d'approche, le cinéma se révèle un remarquable
opérateur pour mettre en scène les équivoques de l'énonciation [...]>>, in
<<Christian Metz et la théorie du cinéma>>, Iris, No.lO, Avril 1990, p. 109.
C'est moi, R.B., qui souligne.
Plus loin, j'espère pouvoir montrer que ces <<équivoques>> tiennent au
<<refoulement>> de la dimension rhétorique qui travaille toute écriture -
et à plus forte raison, l'écriture filmique.
[25] Roger Odin, <<Christian Metz et la linguistique>>, in Iris, No 10, Avril
1990, pp. 81 et ss.
[26] Je parle de la théorie du cinéma d'inspiration linguistico-sémiologique.
[27] À ce propos, les temps sont peut-être venus où la question du transfert
théorique d'une discipline à une autre - ici de la linguistique et de la
psychanalyse au cinéma, par exemple - devrait enfin pouvoir être posée. Ce
geste serait le meilleur indice de la <<maturation>> de la théorie
concernée. Cette <<question>> nous semble avoir été directement
soulevée dans le No.7 de Hors-Cadre. Voir plus haut, note 19.
Pour ce qui a trait à la problématique de la dette (théorique) et de la
culpabilité qu'elle engendre du fait du caractère <<nécessairement
agonistique de toute interprétation>>, voir Samuel Weber, <<The debt of
criticism: Notes on Stanley Fish's Is there a text in this class?>> et <<The
debts of Deconstruction and other related assumptions>>, in Institution and
Interpretation, Minneapolis, University of Minnesota Press (T.H.L. series),
Volume 31, pp. 33-39 et 102-131.
[28] Je tiens à préciser que par rhétorique, je ne me réfère pas ici à l'étude
des tropes et des figures ou à la <<science>> de l'éloquence et de la
persuasion, mais à l'étude du discours lorsqu'il est abordé, par des critiques
comme Kenneth Burke ou Paul de Man, à partir de ces petites déhiscences
ou glissements du sens qui rendent problématiques la confiance que l'on a
généralement en la toute puissance de la dimension logico-grammaticale du
langage.
Je prends pour guide ici la conception offerte par un Burke lorsque,
concernant le discours littéraire, il avançait l'idée que si ce discours était
fait d'agencements logiques et grammaticaux, il fallait toujours tenir compte
en même temps de ces <<déflections>> [<<deflections>>] - assimilées par
lui au <<déplacement>> freudien et qu'il définissait comme <<ces petites
distorsions, préjugés, penchants [<<bias>>] ou même ces erreurs
inintentionnelles>> - qui venaient constamment en contaminer la
transparence. Ainsi définie comme la base rhétorique du langage et comme
une dimension inhérente à son fonctionnement, la <<dénection [est] conçue
comme une subversion dialectique de la consistence des liens qui unissent le
signe et le sens qui sont à l'oeuvre dans les structures grammaticales>>.
D'où la nécessité, pour Burke, de distinguer radicalement la grammaire de
la rhétorique. Dans une telle perspective, parler de (dimension ou d'effets)
rhétorique(s) ne consistera plus à simplement repérer et bientôt opposer un
sens littéral à un sens figuré (sens restreint de la rhétorique), mais plutôt à
mettre en évidence <<l'impossibilité de décider par des moyens purement
grammaticaux ou linguistiques laquelle des deux significations
[<<meanings>>] - des significations qui peuvent être radicalement
incompatibles! - prévaut>>. Et en ce sens, la rhétorique dont nous nous
prévalons ici sera celle qui <<suspend radicalement la logique et ouvre aux
possibilités vertigineuses de l'aberration référentielle>>. Kenneth Burke,
<<The concept of Literature>>, in Literary theory and Structure: Essays in
Honor of William K. Wimsatt, New York, Frank Brady, John Palmer and
Martin Price, eds, 1972, et Paul de Man, <<Semiology and Rhetoric>>, in
Allegories of Reading. Figural language in Rousseau, Nietzsche, and Proust,
New Haven and London, Yale University Press, 1979, pp. 7-8. C'est moi,
R.B., qui souligne. On se reportera aussi avec intérêt au très beau livre de
Laurent Jenny, La Parole singulière, Berlin et Paris, 1990 et en particulier
<<Passage de la catachrèse>>, pp. 35 et ss où l'on peut lire, entre autres,
ceci qui éclaire bien notre propos sur l'intervention du rhétorique /pp 22-23/
comme <<événement>> hétérogène à la grammaire et à la syntaxe:
<<L'événementialité du figural [...] ne se laisse pas saisir sans ombre portée
qui est sa disparition dans l'inactuel. Car le figurat ne cesse d'apparaître et
de disparaître malgré l'effort solidaire des grammairiens pour définir des
normes et des rhétoriciens pour objectiver des types d'écart. Chacun sent
pourtant que les grammaires et les rhétoriques sont aussi impossibles que
nécessaires. Impossibles parce que les limites qu'elles tracent (à la norme, à
l'écart - c'est-à-dire à l'événement) peuvent à tout moment être déplacées
par l'événement même, c'est à dire par une situation de parole réelle où les
interlocuteurs engageront une représentation de la langue autre que celle
qui leur est assignée. Nécessaires parce qu'il faut au moins provisoirement
s'entendre sur la forme de la langue si l'on veut parler, et faire de la parole
le cadre de déplacements et de réévaluations de cette forme>>. Plus loin
(pp. 36-37) L. Jenny en arrive <<spontanément>> à parler
d'<<opérateurs>> rhétoriques.
[29] Et ce, malgré les <<signaux>> ainsi que les appels à la prudence qui
avaient été lancés par Metz dès Le Signifiant imaginaire.
[30] Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Le Seuil, 1978, pp.
120 et ss. Et p. 126: <<[En bref, un signe est] tout ce qui détermine quelque
chose d'autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-même
renvoie (son objet) de la même manière, l'interprétant devenant à son tour
un signe et ainsi de suite ad infinitum>>. C'est cette espèce de <<dérive>>
folle que l'opérateur-cinéma prend en charge. On pourrait à ce propos
mettre au compte du cinéma comme <<opérateur>> tout ce que dit Paul de
Man de ...Peirce: <<Peirce nomme ce procès par lequel <<un signe donne
naissance à un autre>> pure rhétorique en tant que celle-ci se distingue de
la pure grammaire qui postule la possibilité d'un sens [meaning] diadique
non problématique et de la logique qui elle, de son côté, postule la
possibilité de la vérité universelle des significations>>. (Paul de Man,
Allegories of Reading, p. 9)
[31] Jean Collet, Michel Marie, Daniel Percheron, Jean Paul Simon, Marc
Vernet, Lectures du Film, Paris, Albatros, 1976 (réédité en 1980).
[32] Paolo Valesio, Novantiqua, Rhetorics as a Contemporary Theory,
Bloomington, Indiana University Press, 1980: <<La narratologie est en
même temps trop large et trop limitée comme technique descriptive pour
être directement utile à l'élaboration d'une théorie de la rhétorique. Trop
large, parce que (...) ses unités sont généralement plus vagues que les
unités que l'analyse linguistique aime à mobiliser; et trop limitée, du fait
qu'elle se restreint à l'analyse de la narration, alors que nous nous
intéressons à la structure de tout type de discours...>> (p. 9).
[33] Jacques Bessière, Ibid, pp. 309 et ss.
[34] Jacques Bessière, Ibid.
[35] Voir ici même le développement qui est donné à la quaestio par J.
Bessière.
[36] D'inspiration grammatologique et non plus simplement logico-
grammatical ou représentatif.
[37] Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Ecraniques, Ibid, p. 13.
[38] Pour que les choses soient claires, nous dirons qu'il y a <<question
rhétorique>> lorsque nous avons affaire à la <<symbiose>> entre une
structure grammaticale et une structure rhétorique et que du fait de cette
symbiose, il devient impossible de décider s'il faut opter pour un sens
<<littéral>> ou un sens <<figuré>>.
[39] Je pense ici, bien évidemment, au collectif de la revue Hors-Cadre, mais
aussi à des chercheurs comme Gilles Deleuze, Youssef Yshagpour, Jean-Louis
Scheffer ou Serge Daney pour ce qui a trait directement au cinéma. Mais il
est évident que la <<rhétoricité>> filmique n'a pas manqué d'engager des
chercheurs d'autres champs disciplinaires dans le mouvement de reprise et
de réévaluation des présupposés théoriques que nous avons tenté de décrire
ici.
[40] Dans les conditions historico-théoriques que nous avons tenté
d'analyser dans cet article: suprématie de la science linguistique, montée de
l'<<idéologie>> structuraliste, etc.