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Une découverte néolithique exceptionnelle dans les Préalpes fribourgeoises

2023, Cahiers d'Archéologie Fribourgeoise (CAF) 25

Léonard Kramer, Michel Mauvilly avec une contribution de Vincent Serneels. La découverte récente d'une très belle lame de hache en éclogite à 1592 m d'altitude, entre La Berra et Le Cousimbert, soulève la question de l'existence de dépôts rituels au Néolithique dans notre région. Der jüngst gemacht Fund einer schön gearbeiteten Beilklinge aus Eklogit auf einer Höhe von 1592 m ü. M., zwischen La Berra und Le Cousimbert, wirft die Frage auf, ob es im Neolithikum in unserer Region rituelle Niederlegungen gegeben hat.

CAF 25/2023 Étude 40 Léonard Kramer Michel Mauvilly avec une contribution de Vincent Serneels Une découverte néolithique exceptionnelle dans les Préalpes fribourgeoises La découverte récente d’une très belle lame de hache en éclogite à 1592 m d’altitude, entre La Berra et Le Cousimbert, soulève la question de l’existence de dépôts rituels au Néolithique dans notre région. Der jüngst gemacht Fund einer schön gearbeiteten Beilklinge aus Eklogit auf einer Höhe von 1592 m ü. M., zwischen La Berra und Le Cousimbert, wirft die Frage auf, ob es im Neolithikum in unserer Region rituelle Niederlegungen gegeben hat. Haches néolithiques 41 Introduction Malgré de nombreuses prospections et plusieurs sondages archéologiques réalisés depuis une vingtaine d’années dans les Préalpes fribourgeoises, les traces de fréquentations néolithiques y demeurent exceptionnelles, contrairement à celles du Mésolithique, voire de l’âge du Bronze1. En altitude, on ne recensait en effet pour cette période qu’une pointe de flèche en roche siliceuse ramassée en 1973, près du « Petit Cousimbert », sur la commune de La Roche2. En 2019, un nouvel indice de fréquentation de l’espace montagnard au Néolithique est fourni par la mise au jour d’une belle lame de hache en roche tenace sur le chemin pédestre reliant le sommet de La Berra à celui du Cousimbert3. Cet article est non seulement l’occasion de publier cette pièce provenant d’un environ- Fig. 1 Les inventeurs de la découverte présentant leur trophée nement non conventionnel, qui présente des caractéristiques particulières, mais également de soulever un certain nombre d’hypothèses Présentation de la pièce concernant son contexte de découverte et de faire le point sur les trouvailles similaires Il s’agit d’une lame de hache d’assez modestes recensées sur le territoire cantonal. dimensions (72 × 37 × 18 mm) de couleur vert foncé (fig. 2). À l’exception du tranchant asymétrique, toutes les sections (sagittale, hori- Circonstances de la découverte zontale et transversale) ont un certain degré Cette lame de hache a été trouvée de partie distale. La pièce est bouchardée fine- manière fortuite le 30 mai 2019 par Madame ment et très régulièrement sur l’intégralité Th. Kaeser à la surface d’un chemin pédestre du corps à l’exception des biseaux qui sont très fréquenté, reliant par la ligne de crête polis. Cette caractéristique atteste un tra- les sommets du Cousimbert et de La Berra, vail particulièrement soigné qui a notam- au lieu-dit La Supiletta sur le territoire de la ment permis l’obtention d’une section ova- commune de La Roche4 (fig. 1). Mis au jour laire presque parfaite. Une différence de vers 1592 m d’altitude, cet objet a été rapi- coloration de la robe de la lame entre la dement signalé au Service archéologique moitié distale (orangée) et proximale (ver- de l’État de Fribourg, par l’intermédiaire de dâtre) est perceptible. Le polissage est éga- Madame R. Rumo5. lement très soigné avec une surface présen- de symétrie. La section transversale est ovale et accuse un léger aplatissement vers la Aux dires de la promeneuse, cette lame tant encore un lustre. De fines stries de de hache affleurait au sein d’une poche de polissage sont toutefois décelables sur les sable qui comblait les ornières du chemin deux biseaux. L’association bouchardage/ pédestre. Une visite sur place avec prospec- polissage affectant l’intégralité de l’arte- tion fine des alentours, réalisée quelques fact, aucune trace de mise en forme anté- jours après l’annonce de la trouvaille, n’a rieure comme le débitage ou le sciage n’est révélé aucun autre indice archéologique. visible. Le fil du tranchant est encore très La très forte érosion du chemin, occasionnée affûté, avec seulement une ou deux microé- par un afflux important de marcheurs depuis bréchures. Aucune altération due à l’usage de nombreuses décennies, a clairement mal- de cette lame de hache n’est clairement mené le contexte archéologique. Une opéra- visible. Nous pouvons donc affirmer que tion de décapages autour du lieu de décou- cette pièce a été abandonnée dans un état verte pourrait éventuellement apporter son de finition optimale et qu’elle était encore lot d’observations complémentaires. parfaitement fonctionnelle. 1 Kramer/Mauvilly 2020. 2 Cet objet (La Roche/Le Cousimbert, ROC-COU 1973-001/1) a été mis au jour par Monsieur S. Wyss à l’occasion d’une balade en montagne ; pour plus de détails, voir AF, ChA 1995, 1996, 63. 3 Lieu-dit : La Roche/La Supiletta FR ; inv. ROC-SU 2019-171/001. 4 Coordonnées du site : 2 580 238 / 1 170 267 / 1592 m. 5 Nous tenons à remercier très chaleureusement Mesdames Th. Kaeser et R. Rumo pour leur réactivité concernant cette découverte. CAF 25/2023 Étude 42 0 2 cm Fig. 2 Déroulé photographique de la lame de hache de La Roche/La Supiletta Détermination pétrographique Le Plateau suisse occidental et ses environs ont également bénéficié de ces réseaux D’après la détermination macroscopique de circulation de jades (éclogites, omphaci- effectuée par le Département des géos- tites, jadéitites, etc.) provenant du Mont Viso ciences de l’Université de Fribourg, cette comme l’atteste la présence d’un certain lame de hache a été réalisée dans une nombre de pièces recensées dans les diffé- éclogite qui proviendrait probablement du rentes collections régionales7. Concernant le massif du Mont Viso (I, Piémont). P. Pétre- canton de Fribourg, outre la lame de hache quin précise qu’il s’agit « d’une éclogite découverte sur la commune de La Roche, fine du massif du Mont Viso du Vallone des lames de hache en jade alpin ont été Bulè ». De plus, le programme de recherches identifiées à l’heure actuelle à Greng, Burg, que ce dernier a établi avec son équipe a Gletterens/Les Grèves et, récemment, dans conduit à identifier au moins deux aires le dépôt du Musée d’Estavayer-le-Lac8. de mise en forme d’ébauches dans cette Si à vol d’oiseau, le massif du Mont Viso roche, à savoir le Cercle des Blocs à Onci- n’est qu’à 250 km environ du canton de Fri- no/Bulè supérieur ou bien dans la moraine bourg, il faut, compte tenu du parcours monta- de Paesana et de Revello dans la haute gneux à traverser, augmenter de 150 km la dis- vallée du Pô6. tance à parcourir. Il est raisonnable d’estimer À noter que le massif du Mont Viso est l’un ce trajet à une dizaine de journées de marche. des plus hauts sommets des Alpes cottiennes dans la région italienne du Piémont, à proximité du massif du Queyras (F, Hautes- Datation, quelques pistes Alpes) et de la source du Pô. Il culmine à 3841 m d’altitude et possède des gîtes de D’après la classification proposée par É. Thi- jades alpins (éclogite, omphacitite et éclo- rault dans le cadre de son étude des haches gite fine) qui ont fait l’objet d’une exploita- alpines9, l’exemplaire de La Supiletta corres- tion, dont la phase la plus intensive débute- pond au type A1. Ce type se caractérise par rait durant le dernier quart du VIe millénaire un corps de lame de hache intégralement av. J.-C. pour s’achever un millénaire plus bouchardé à l’exception des biseaux qui sont tard vers 4300 avant notre ère. Durant cette les seules surfaces polies. D’après ce cher- 8 Pétrequin et al. 2012. L’étude de la collection du Musée d’Estavayer-leLac est en cours par M. Mauvilly. période et depuis ce centre de production, cheur, « les lames polies façonnées par long des lames de hache à différents stades bouchardage déterminant une section ova- d’élaboration et de taille ont circulé sur plus laire sont bien les formes principales des pro- 9 Thirault 2004, 124 ss. de 1000 km, du sud de l’Espagne au nord de ductions alpines10 ». Chronologiquement, ce 10 Thirault 2004, 127. l’Écosse. type, s’il perdure jusqu’au Néolithique final, 6 Pétrequin et al. 2012. Nous tenons à remercier chaleureusement P. Pétrequin pour la détermination de la lame de hache. 7 L’inventaire de ces artefacts est disponible dans Pétrequin et al. 2012. Haches néolithiques 43 0 1 cm Fig. 3 La pointe de flèche découverte à La Roche/ Le Cousimbert Pointe de flèche est nettement dominant dans les ensembles archéologiques du Néolithique moyen I qui, d’après la chronologie adoptée par É. Thirault, s’étale de 4700 à 4000 av. J.-C.11. Pour le Plateau romand et ses environs, cette fourchette chronologique correspond d’un point de vue culturel au Saint-Uze/Proto-Cortaillod, Cortaillod ancien et groupes affiliés. Les découvertes régionales de lames de hache dans les ensembles de Chavannes-les-Chênes/ Hache polie Vallon des Vaux VD12, Düdingen/Schiffenengraben FR13, Saint-Aubin/Derrière la Croix NE14 et Egolzwil/Station 3 LU15, confortent l’attribution, par comparaison, de la pièce découverte près du Cousimbert au Ve millénaire av. J.-C. La roche employée, à savoir l’éclogite fine du Mont Viso, dont la phase principale d’exploitation se situe chronologiquement au Ve millénaire, ne vient pas contredire cette proposition de datation. Mais naturellement, en l’absence de tout contexte archéologique, il demeure 0 1 km impossible d’être péremptoire et de rattacher cette pièce à une culture précise. Fig. 4 Extrait de carte précisant l’emplacement des deux découvertes Une hache perdue ou abandonnée intentionnellement ? l’instant défaut. Compte tenu du programme Comme mentionné en introduction, outre la quantaine de nouveaux points de découverte lame de hache polie, une armature de flèche appartenant au Mésolithique, les lacunes en silex beige-brun (fig. 3), dont la forme concernant le Néolithique dans cette aire triangulaire à bord microdenticulé et à base géographique spécifique ne peuvent mani- légèrement concave suggère une datation festement plus être imputées uniquement à la vers la première moitié du Ve millénaire av. recherche archéologique. Comparativement J.-C., a été mise au jour sur la même ligne de au Mésolithique et à l’âge du Bronze, les don- crête, seulement 1,5 km au nord-est (fig. 4). nées actuellement disponibles font clairement Ces deux découvertes sont localisées sur les état d’une diminution globale de l’emprise 11 Thirault 2004, 49, 130-131. premiers contreforts des Préalpes fribour- territoriale des communautés néolithiques à 12 Sitterding 1972. geoises, soit à l’interface entre l’espace mon- l’échelle du territoire fribourgeois. Non seu- tagnard et le Moyen Pays (fig. 5). lement les points de découvertes demeurent 13 AF, ChA 1984, 1987, 15-23 ; Bär/Mauvilly 2019. très rares malgré l’intensité des recherches, 14 Wüthrich 2003, 263. de prospections mis en place depuis le début des années 2000 dans cette région, qui a notamment permis de recenser plus d’une cin- Contrairement à d’autres zones montagneuses mais, surtout, l’espace montagnard semble (Alpes valaisannes, Drôme, Hautes-Alpes16), avoir été très peu attractif à cette époque. les traces de pénétrations néolithiques à l’in- Dans l’état actuel des connaissances, la dimi- térieur des Préalpes fribourgeoises font pour nution très nette du peuplement en dessus de 15 Wyss 1994, pl. 1.3-6. 16 Voir notamment Thirault 2004, Pétrequin et al. 2012 ainsi que Curdy et al. 1998. CAF 25/2023 Étude 44 800 m d’altitude paraît bien devoir s’imposer la chasse, à la cueillette et/ou à la recherche comme une réalité archéologique. Les nou- de matériaux ligneux spécifiques pour la velles contraintes imposées par l’introduc- confection de manches d’outils, de hampes tion de l’agriculture, acteur clé de l’économie de flèche, etc. La présence d’une hache s’ex- de subsistance, pourraient constituer l’une pliquerait alors par des travaux d’acquisition des raisons de cette régression, tout comme (récolte de bois particuliers), voire de trans- une réorganisation en profondeur des terri- formation de végétaux ligneux, ou dans le toires exploités, notamment par rapport au cadre d’activités de boucherie comme le Mésolithique. Manifestement, la transhu- débitage de quartiers de viande d’un gibier mance du bétail durant la période estivale abattu. n’est pas une pratique courante au Néoli- Comme seconde hypothèse, nous propo- thique dans notre région. En outre, et contrai- sons d’identifier plutôt un dépôt rituel de lame rement à d’autres régions comme les Massifs de hache. Les lames de hache, seule ou en centraux alpins17, l’absence de gîtes suscep- binôme, sont bien attestées dans l’espace tibles de fournir des roches tenaces servant à montagnard, notamment alpin19. Sur le terri- la confection de l’outillage poli dans les Pré- toire suisse, l’exemple de la hache mise au jour alpes fribourgeoises constitue également sur la commune de Zermatt, au pied du Cervin, une autre explication à ce désintérêt. est emblématique de ce cas de figure20. Une lame de hache perdue ou abandonnée Il n’est pas inutile de rappeler que la hache intentionnellement ? Comme nous venons de qui nous intéresse a été découverte hors le voir, la fréquentation des massifs monta- de tout contexte villageois ou funéraire. En gneux n’a manifestement pas été particuliè- effet, dans la région, les plus proches habi- rement prisée au Néolithique. Le contexte tats néolithiques connus pour le Ve millé- lacunaire de la découverte ne nous permet naire av. J.-C. sont localisés dans le Moyen pas d’apporter une réponse péremptoire à Pays fribourgeois, au bord de la Sarine, soit cette question. Quelques hypothèses méritent à une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau et 17 Voir notamment Thirault 2004 et Pétrequin et al. 2012. d’être signalées, d’autant que nous disposons donc à quelques heures de marche. Concer- de nouvelles pistes de réflexion à l’échelle nant l’existence d’une tombe à cet endroit, 18 Pétrequin et al. 2012 et Pétrequin/Pétrequin 2021. européenne dans ce domaine18. aucun indice ne va dans ce sens actuelle- La première hypothèse est de considérer ment, d’autant qu’aucun ensemble sépulcral 19 Voir Pétrequin et al. 2012, 1370 ss. la hache comme un objet perdu lors d’une n’est indubitablement attesté à l’échelle 20 Sauter 1978. expédition dans l’espace montagnard liée à cantonale pour le Ve millénaire. En revanche, Fig. 5 Vue des sommets de La Berra (à gauche) et du Cousimbert (à droite) avec les lieux de découverte de la hache polie (entre La Berra et le Cousimbert) et de la pointe de flèche (à droite du Cousimbert) Haches néolithiques 45 à l’instar d’une série de découvertes proches En revanche, moins de 5% des lames de de points culminants ou particuliers du pay- hache découvertes sur le territoire cantonal sage, notre lame de hache se trouve en proviennent du milieu terrestre, soit au maxi- effet non seulement sur une ligne de crête, mum 250 à 300 pièces seulement. Propor- axe naturel de circulation, mais également à tionnellement à la durée du Néolithique qui mi-chemin entre les sommets de La Berra et s’étale sur près de 3000 ans, le nombre de du Cousimbert, deux points remarquables et pièces comptabilisées est très faible. À l’ins- dominants des contreforts des Préalpes fri- tar de la lame mise au jour près de La Berra, bourgeoises. Le contexte de découverte, sur ces exemplaires sont souvent des décou- la ligne de partage de deux bassins versants vertes isolées. En fait, seuls les habitats de marqués par la présence de nombreux départs hauteur ont livré des séries relativement de ruisseaux, rappelle celui des dépôts de nombreuses26, la plus importante collection, lames de hache, souvent en relation avec la avec 74 lames ou fragments de lames de présence de l’eau sous ses différentes formes hache, ayant été récoltée sur le site fortifié (source, marais, chutes, etc.)21. de Düdingen/Schiffenengraben localisé sur Le caractère encore parfaitement opéra- un éperon dominant la Sarine. tionnel de la lame fribourgeoise tout comme la qualité de la matière première utilisée pour Les témoins de production de cet outil (éclats sa réalisation, à savoir une éclogite, confèrent de taille, ébauches, préformes, ratés de en outre une valeur certaine à cet outil utili- fabrication, bouchardes, percuteurs, polis- taire qui a tout pour devenir un objet-signe. Il soirs, etc.) sont attestés en nombre relative- est clairement digne d’être retiré de la circula- ment important dans les stations lacustres, tion pour être déposé dans un lieu sacré. mais ils se font nettement plus rares en milieu Nous serions donc bien dans un cas de figure terrestre. Si quelques ébauches isolées ont en où « par le biais de dépôts et d’offrandes effet été recueillies sur une demi-douzaine de dans des points privilégiés du cosmos imagi- sites, celui de Düdingen/Schiffenengraben naire où le profane et le sacré viennent se demeure actuellement le seul à avoir livré une toucher, les spécialistes des rituels pouvaient série d’ébauches et de percuteurs pratique- intervenir sur la marche du monde » . ment équivalente à celles des sites lacustres 22 Si la position précise de la pièce dans le avec notamment 93 ébauches et fragments sol, compte tenu de l’érosion, est inconnue, d’ébauches et plus de 200 bouchardes et l’hypothèse d’un dépôt de la lame de hache percuteurs27. La proximité de la Sarine, avec en position verticale nous paraît archéologi- son potentiel de galets en roches tenaces quement vraisemblable, en admettant bien alpines présents en nombre dans les allu- entendu le postulat d’un geste de consécra- vions de la rivière, a certainement joué un rôle tion rituelle. Ce dernier pourrait alors revêtir important dans ce domaine. À noter que ce plusieurs significations comme la signalisa- site de production de lames de hache a éga- tion d’un site sacré. lement comme caractéristique d’être l’un des rares habitats néolithiques du canton daté du dernier quart du Ve millénaire av. J.-C., soit Une hache parmi des milliers d’autres deux à trois siècles au moins avant les premiers villages lacustres recensés actuellement dans le canton de Fribourg28. En prenant en compte les pièces des principales collections fribourgeoises23, nous estimons à environ 6000 individus le nombre de lames de hache présentes dans les dépôts. Les haches isolées : un corpus de 25 pièces La plupart d’entre elles sont issues de ramas- 21 Voir Pétrequin et al. 2012, 1373-1374. 22 Pétrequin et al. 2012, 1379. 23 Ces pièces sont conservées au Musée de Morat, au Musée d’Estavayer-le-Lac et ses grenouilles ainsi qu’au Service archéologique de l’État de Fribourg. sages réalisés au sein des différentes sta- La hache polie mise au jour à La Supiletta tions lacustres et palustres explorées sur des n’est pas la seule qui a été découverte sans surfaces plus ou moins importantes depuis contexte archéologique clairement identifié. le milieu du XIXe siècle. Les séries des sites Nous nous sommes donc interrogés sur l’exis- palafittiques de Muntelier/Platzbünden24 et tence d’autres dépôts de même nature mar- 25 Ramseyer 1987. de Delley/Portalban II 24 Ramseyer/Michel 1990. fouillés de manière qués par la présence d’une ou plusieurs 26 Mauvilly/Boisaubert 2007. systématique totalisent à elles seules près haches polies. Parmi les quelque 6000 haches 27 Voir notamment Bär/Mauvilly 2019. de la moitié des pièces recensées en milieu recensées sur le territoire cantonal, 25, en lacustre en terre fribourgeoise. comptant celle-ci, pourraient provenir de 25 28 Kramer/Mauvilly 2020 ; Mauvilly 2012. CAF 25/2023 Étude 46 29 Une pièce, qui provient du site de Murten/Vorder Prehl, semble bien avoir été l’objet d’un bris volontaire. Il s’agit d’une grande hache (longueur estimée : environ 18 cm) dont nous possédons la partie distale ainsi que le talon (Boisaubert et al. 2008, 104). dépôts (fig. 6). Cependant, comme leur territoire fribourgeois. Par défaut, nous consi- contexte archéologique est souvent mal dérons donc que ces haches témoignent connu (découvertes anciennes fortuites ou plutôt des activités domestiques des popu- ramassages de surface), il convient de res- lations néolithiques. De même, celles qui ont ter prudent quant à l’interprétation de ces été découvertes à proximité immédiate pièces. En effet, dans ce petit lot, il est pro- (moins d’un kilomètre) d’un habitat n’ont pas bable qu’une partie de ces haches soient été prises en compte ; même sans lien direct liées à des activités domestiques et qu’elles entre les villages et les objets, nous préfé- aient été perdues ou alors qu’elles consti- rons, par prudence, rattacher ces artefacts tuent les seules traces d’un habitat encore à l’exploitation du territoire environnant. inconnu. Les nombreux éléments qui n’ont Nous avons écarté enfin toutes les pièces pas été retenus dans ce corpus proviennent incomplètes. Nous estimons en effet que essentiellement de sites d’habitats, notam- dans la plupart des cas, ces éléments sont ment lacustres. S’il n’est pas totalement exclu plus vraisemblablement le fruit d’un rejet que des dépôts volontaires aient été réalisés occasionné par le bris de l’outil lors de son dans les habitats mêmes, ce cas de figure n’a utilisation plutôt que des bris volontaires encore jamais été mis en évidence sur le liés à des pratiques rituelles29. SITE No Localité Lieu-dit LOCALISATION Année de découverte X Y DIMENSIONS (MM) Z Long. Larg. Épais. ENVIRONNEMENT DE DÉCOUVERTE Zone Colline/ Source/ Autre palustre montagne rivière No INV. 1 La Roche La Supiletta 2019 2580238 1170267 1594 72 37 18 x ROC-SU 2019-171/1-0 2 Bas-Vully Plan Châtel 1964 2573700 1201490 648 93 45 29 x 7 3 Burg Carré de Bou 1984 2577260 1197960 518 66 27 20 x 106 Env. 1870 2558325 1167478 711 93 53 28 4 Chavannesles-Fort La Pierra Bloc erratique 234 5 Cheyres Roche Burnin 3 1997 2551500 1184105 629 95 45 15 x CES-BUR3 97/1218 6 Cordast Holzmattenacher 2014 2577605 1190675 655 76 43 21 x CDT-HO 14/1 7 Cordast – 75 55 11 8 Courgevaux Le Marais 2 1989 2573900 1195040 451 75 48 19 9 Düdingen Sankt Wolfgang 2019 2580320 1186570 648 79 47 22 10 Fräschels Hintere Schritten 1972 2581510 1204880 435 229 53 29 11 Fribourg Vis-à-vis de la Maigrauge 1932 2578570 1183100 537 113 55 23 12 Fribourg Bois de Pérolles 1917 2578837 1182946 608 – – – 13 Galmwald – 1881 2579590 1196402 580 135 58 25 14 Léchelles Les Essingues 1885 2567247 1186826 514 135 38 18 15 Lentigny Au Pâquier 1940 2567442 1178245 701 109 45 27 x LE-PA 40/0003 16 Lentigny En Meinoud 2018 2567080 1178570 712 83 55 21 x LE-MEI 2020272/1-0 17 Lully – 1925 2554800 1187120 495 83 42 23 ? 362 18 Ménières Champs du Publoz 1994 2558070 1182010 498 95 58 25 x sans inv. 19 Misery Le Marais 1999 2572770 1188650 600 76 39 19 x 20 Murten Brand 1968 2579250 1201410 433 63 37 15 x 21 Pont-en-Ogoz Vers-les-Tours 1999 2574150 1171920 677 79 53 27 22 Salvenach Halbpatzig 1951 2578730 1196180 565 134 35.4 À la Bétsera 1892 2571800 1173220 760 75 36 16 24 Wallenbuch Im Brüglen 1983 2583700 1198225 511 74 32 20 25 Wallenried La Zudallaz 1984 2575450 1190980 610 68 44 19 23 Vuisternensen-Ogoz Env. 1900 2577930 1191650 Env. 600 Fig. 6 Corpus des haches isolées pouvant provenir d’un dépôt 256 x CO-MA2 89/12 DUE-SW 2019278/001-1 x x sans inv. x 5254 sans inv. (perdue) x x 8826 tombe x 254 MI-MA 99/02 sans inv. (perdue) x BRY-TO 99/001 sans inv. (prob. perdue) x tombe x x 253 sans inv. sans inv. Haches néolithiques 47 Contextes de découverte pas de matériel associé, mais elles peuvent tout de même être le résultat d’un geste volon- Un dépôt volontaire est la manifestation d’une taire dans un contexte fermé comme le montre intention particulière qui se caractérise par vraisemblablement l’exemplaire de La Supilet- une accumulation d’objets dans un endroit ta. Par conséquent, en l’absence de contexte confiné30. Durant la Préhistoire et la Protohis- archéologique fiable, nous avons examiné les toire, il concerne des objets de nature variée caractéristiques du lieu de découverte qui (outils, armes, matière première, etc.) qui sont pourraient être révélatrices d’un éventuel exclus de facto des activités domestiques. Il dépôt intentionnel. Par ce geste, l’objet, mis peut prendre également des formes diverses à l’écart de l’activité domestique, participe (enfouissement, immersion, etc.) et reflète une à un acte symbolique lié à la perception grande variété de rites ou de pratiques de qu’avaient du lieu les auteurs du dépôt. thésaurisation qui avaient une signification pour les populations anciennes. Dans le cas À l’instar de la hache découverte sur la crête des 25 haches de notre corpus, force est de du Cousimbert (fig. 7a), cinq autres artefacts constater certaines concordances avec ces ont été mis au jour sur des éminences plus ou critères. En effet, elles n’ont majoritairement moins élevées. Celles-ci ne sont évidemment 30 Bénéteaud/Crowch 2021, 140. a) b) c) d) e) f) 0 Fig. 7 Haches isolées découvertes sur des éminences : a : La Roche/La Supiletta (voir fig. 6.1) ; b : Bas-Vully/Plan Châtel (voir fig. 6.2) ; c : Düdingen/Sankt Wolfgang (voir fig. 6.9) ; d : Misery/Le Marais (voir fig. 6.19) ; e : Burg/Carré de Bou (voir fig. 6.3) ; f : Wallenried/La Zudallaz (voir fig. 6.25) 2 cm CAF 25/2023 Étude 48 au sommet du Mont Vully31 (fig. 7b). Véritable belvédère sur la région des Trois-Lacs, cette colline est davantage connue pour ses vestiges des âges du Bronze ou du Fer. Bien que cette hache ait été observée en position secondaire dans un sondage réalisé au lieudit Plan Châtel en 1964, il n’est pas impossible qu’elle y ait été déposée volontairement. En effet, elle provient de la bordure du plateau sommital du Mont Vully, à proximité des occupations protohistoriques. Cet endroit offre une vue imprenable sur la région des 0 2 cm Trois-Lacs, le Jura et les Préalpes qui a probablement dû aussi captiver les populations néolithiques. Fig. 8 Hache isolée mise au jour sur un éperon barré, le long du canyon de la Sarine : Pont-en-Ogoz/ Vers-les-Tours (voir fig. 6.21) D’autres pièces sont issues de collines moins marquées dans le paysage, à l’instar d’une belle petite hache triangulaire mise 31 Degen 1977, 136. 32 Nous remercions ici Monsieur A. Julmy de nous avoir signalé cette découverte. b) pas aussi imposantes que les sommets des au jour dans la commune de Düdingen au Préalpes fribourgeoises, mais ce sont tout de lieu-dit Sankt Wolfgang32. Il est intéressant même des endroits marquants dans le pay- de signaler que cette pièce, du fait de ses sage et possédant une vue privilégiée sur les dimensions réduites, rappelle fortement environs. Une hache, en particulier, mérite l’objet principal de cette étude (fig. 7c). En d’être mentionnée en raison de sa découverte ce qui concerne le reste du lot, l’ensemble a) 0 Fig. 9 Haches isolées entières provenant du Grand-Marais : a : Fräschels/Hintere Schritten (voir fig. 6.10) ; b : Murten/Brand (voir fig. 6.20) 2 cm Haches néolithiques 49 de ces découvertes est, malheureusement, patrimoine mondial de l’Unesco, les anciens le résultat de ramassages de surface sans écrits et témoignages ne mentionnent pas la contexte archéologique défini (Misery/Le présence de pilotis ou d’autres éléments d’ha- Marais, Burg/Carré de Bou33 et Wallenried/ bitats dans les marais de Lentigny. De fait, il La Zudallaz ; fig. 7d à 7f). est probable qu’une partie au moins de ces 34 trouvailles provient d’un ou plusieurs dépôts Plus en retrait dans l’arrière-pays fribour- effectués dans cet environnement. geois, le long du canyon de la Sarine, deux Dans les zones marécageuses de l’arrière- autres pièces ont été mises au jour sur des pays moratois, nous observons une densité éperons barrés occupés au Moyen Âge importante de haches : Salvenach/Halbpat- (Pont-en-Ogoz/Vers-les-Tours35 et Fribourg/ zig42 (fig. 10c), Cordast43, Courgevaux/Le Bois de Pérolles36 ; fig. 8). Ces lieux, situés Marais 244 (fig. 10d) ainsi que Galmwald bien au-dessus du niveau de la rivière, ont (fig. 10e) dont le contexte est inconnu45. Pour été fréquentés pour leur situation straté- ces pièces, nous ne possédons pas d’indices gique à différentes époques. Généralement qui justifient leur abandon. Lors de l’exploi- protégés sur deux à trois côtés par des tation de terrains humides en retrait du lac falaises abruptes, ces emplacements for- de Morat, elles peuvent avoir été perdues, maient des saillants bien visibles dans les abandonnées ou déposées intentionnelle- méandres de la Sarine. La présence de ment dans cet environnement particulier. haches polies dans ces contextes est-elle la Enfin, deux pièces sont attestées dans marque d’habitats néolithiques précédant des zones humides du district fribourgeois les occupations protohistoriques et médié- de la Broye, sur le site de Ménières/Champs 33 AF, ChA 1985, 1988, 17. vales ou le résultat de dépôts dans ces du Publoz (fig. 10f) et à Lully (fig. 10g). 34 AF, ChA 1984, 1987, 24. 37 Si le contexte des pièces fribourgeoises endroits particuliers ? provenant de marais n’est pas connu, leur Il faut également prendre en considération découverte rappelle cependant celle d’une dix haches polies provenant d’un contexte grande hache (274 mm) mise au jour dans le palustre, soit les marais ou leur proximité Hagneckmoos BE (actuellement BKWmoos)46. immédiate. Selon les inventeurs, cette pièce en jadéite, Parmi elles, citons le cas d’une pièce trou- retrouvée à la base d’une séquence de vée fortuitement dans les années 1970 à tourbe à plus d’un mètre de profondeur en Fräschels/Hintere Schritten38 dans le Grand- 1931, était placée verticalement, le tranchant Marais (fig. 9a). Au vu de ses dimensions vers le haut. Dans ce cas de figure, l’hypo- (279 mm de long), elle constitue l’une des plus thèse d’un dépôt intentionnel est irréfutable. grandes pièces connues dans le canton de 35 Mauvilly/Dafflon 2004, 32. 36 Cette hache, mentionnée dans Peissard 1941, 55, a été perdue et nous n’en avons aucun dessin. 37 Ces éperons pourraient avoir été investis durablement par les populations néolithiques à l’instar du site de Düdingen/Schiffenengraben. Toutefois ces deux sites ont été occupés ensuite jusqu’à la période médiévale, ce qui a indubitablement remanié les niveaux les plus anciens. 38 Schwab 1973, 12. Fribourg. Les mensurations et le contexte de Quatre haches ont été retrouvées proches 39 ASSPA 56, 1971, 178-179. découverte permettent de privilégier l’hypo- des sources de petits ruisseaux ou en bor- thèse d’un dépôt volontaire. À quelques kilo- dure de rivière dans le canton de Fribourg mètres de là, signalons encore la présence (fig. 11a-d) : Cordast/Holzmattenacher, Wal- 40 Nous tenons à remercier Madame J. Giroud de nous avoir remis cette hache qu’elle a découverte récemment. d’une petite hache triangulaire mise au jour lenbuch/Im Brüglen47, Fribourg/Vis-à-vis de dans la tourbe (Murten/Brand ). Si ses dimen- la Maigrauge48 et éventuellement Cheyres/ 41 Kramer/Mauvilly 2010. sions sont plus modestes, son parfait état de Roche Burnin 349. Mal documenté, leur lieu de conservation laisse penser qu’elle a égale- découverte associé à l’eau permet une nou- ment pu faire l’objet d’un dépôt (fig. 9b). velle fois de les attribuer de manière hypo- 39 42 Schwab 1973, 12. 43 Peissard 1941, 39. Hache non dessinée. 44 Bär 2010. Plus à l’écart des lacs subjurassiens, plu- thétique à un dépôt. La grande hache trian- sieurs autres haches, bien conservées, ont été gulaire et passablement roulée mise au jour récoltées dans et autour du marais de Lenti- à proximité du couvent de la Maigrauge a 46 Tschumi 1953, 113 et 234. gny aux lieux-dits En Meinoud40 et Au Pâquier probablement été déplacée de son lieu de 47 AF, ChA 1983, 1985, 17. 45 Schwab 1971, 35. (fig. 10 a-b). Des objets appartenant à diffé- dépôt initial par les crues de la Sarine. Ses 48 Peissard 1941, 55. rentes époques ont régulièrement été exhu- dimensions plus importantes que la moyenne més des marais de Lentigny dont la tourbe a du corpus50, sa morphologie ainsi que la 49 Boisaubert 2008, 314. été exploitée du XIXe siècle jusque dans les matière première particulière dans laquelle années 1940 ; les contextes archéologiques elle a été façonnée nous incitent à la ratta- des artefacts néolithiques y sont mal docu- cher à un dépôt intentionnel. Plus en aval, une mentés. S’il existe effectivement des habitats hache en jadéite a été découverte ancienne- installés dans ce type de milieu, à l’instar du ment à proximité de l’Aar, dans la localité 50 Cette hache mesure actuellement 113 mm. Son tranchant étant très érodé, nous pouvons estimer sa longueur à 120 mm environ au moment de son abandon. La longueur moyenne du corpus se monte à 95 mm. site de Noréaz/En Praz-des-Gueux classé au bernoise de Niederried bei Kallnach51. Cette 51 Pétrequin/Pétrequin 2021, 1572. 41 CAF 25/2023 Étude 50 a) d) e) b) f) c) g) 0 2 cm Fig. 10 Haches isolées en contexte palustre, en dehors du Grand-Marais : a : Lentigny/En Meinoud (voir fig. 6.16) ; b : Lentigny/Au Pâquier (voir fig. 6.15) ; c : Salvenach/Halbpatzig (voir fig. 6.22) ; d : Courgevaux/Le Marais 2 (voir fig. 6.8) ; e : Galmwald (voir fig. 6.13) ; f : Ménières/Champs du Publoz (voir fig. 6.18) ; g : Lully (voir fig. 6.17) Haches néolithiques 51 pièce, intacte et de très belle facture, évoque Enfin, signalons la présence de haches polies assurément la présence d’un dépôt volon- dans des sépultures documentées très som- taire et pourrait être un parallèle intéressant mairement au XIXe siècle (Léchelles/Les Essin- pour l’exemplaire de la Maigrauge. gues et Vuisternens-en-Ogoz/À la Bétsera53, fig 13a-b). Citons encore le cas d’une hache prove- Le dépôt de mobilier dans une tombe revêt nant du hameau de La Pierra sur la com- certainement une signification symbolique mune de Chavannes-les-Forts52 (fig. 12). De différente de celle d’un dépôt qui est fait belle facture et très bien conservée, elle hors sépulture. Par ailleurs, contrairement aux aurait été trouvée au XIXe siècle sous un restes organiques ou aux squelettes humains, bloc erratique en cours d’exploitation. Si les haches polies sont façonnées dans des les mentions relatives à sa découverte roches tenaces non périssables. Sur la base s’avèrent véridiques, l’hypothèse d’un dépôt de ces constats, nous formulons l’hypothèse à caractère rituel en ce lieu est alors très qu’une partie des haches isolées de notre vraisemblable. Malheureusement, les don- corpus pourrait provenir de sépultures com- nées archéologiques de cette époque sont plètement dissoutes ou remaniées dans les très lacunaires. Le bloc erratique, intégrale- sédiments morainiques du Plateau. Si tel était ment exploité, n’apparaît plus sur les plans le cas, le maigre corpus de tombes connues54 du XIX siècle. dans notre canton pour cette période par e b) a) c) d) 52 Peissard 1941, 37. 53 Schwab 1971, 31-32. 0 2 cm Fig. 11 Haches isolées découvertes à proximité de cours d’eau : a : Cordast/Holzmattenacher (voir fig. 6.6) ; b : Wallenbuch/ Im Brüglen (voir fig. 6.24) ; c : Fribourg/Vis-à-vis de la Maigrauge (voir fig. 6.11) ; d : Cheyres/Roche Burnin 3 (voir fig. 6.5) 54 Seules trois nécropoles sont attestées sur le territoire fribourgeois. Il s’agit de découvertes fortuites réalisées lors de travaux de terrassement au XIXe siècle. Les données sont peu précises et parfois sujettes à caution. CAF 25/2023 Étude 52 mesure plus de 17o. On observe en outre de nombreuses haches aux mensurations très réduites (autour de 70-80 mm, avec une variabilité de largeur proportionnellement plus importante ; fig. 15). En tenant compte de leur longueur moyenne, les exemplaires de notre corpus sont cependant plus allongés que les pièces provenant d’habitats lacustres, avec une différence d’environ 20 mm (Muntelier/ Platzbünden : 77 mm55 ; Hauterive/Champréveyres NE : 75 mm56). Deux hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cet écart de mesures. Tout d’abord, les pièces mises au jour dans des contextes d’habitat ont pu être réutilisées et repolies, ce qui a induit un rétré0 2 cm Fig. 12 Hache isolée provenant d’un autre contexte : Chavannes-les-Forts/La Pierra (voir fig. 6.4) cissement de leur longueur, contrairement aux haches perdues ou déposées intentionnellement. La seconde hypothèse suppose que ce sont surtout les haches légèrement plus grandes qui ont fait l’objet d’un dépôt inten- rapport au nombre d’habitats néolithiques tionnel dans notre région d’étude ou celles recensés s’en verrait complété d’autant. qui étaient peu utilisées. Si l’on se réfère aux dimensions des haches provenant de dépôts Morphologie et métrique avérés en France, on constate que dans le Morbihan57, ce sont généralement de très grandes haches en jadéite de plus de 120 mm Les haches isolées de notre corpus se rat- qui ont été déposées, par paire, tandis que tachent pour la plupart aux types A1 et A2 dans la Drôme, on a plutôt affaire à des définis par É. Thirault (fig. 14). Il s’agit de haches de taille réduite58. petites haches (longueur moyenne 95 mm, lar- En conclusion, le critère de la taille à lui geur 46 mm) de forme plutôt triangulaire avec seul n’est pas un argument suffisant pour un angle plus ouvert par rapport à d’autres permettre de rattacher les haches de notre séries : sur deux tiers des pièces, celui-ci ensemble à des dépôts intentionnels. a) b) 55 Habitat lacustre attribué au Horgen ; Scherrer 2022. 56 Habitat lacustre attribué au Cortaillod classique ; Joye 2008, 29. 57 Pétrequin et al. 2012, 925 ss. 58 Thirault 2004, 124 ss. 0 2 cm Fig. 13 Haches polies provenant d’éventuelles sépultures : a : Léchelles/Les Essingues (voir fig. 6.14) ; b : Vuisternensen-Ogoz/À la Bétsera (voir fig. 6.23) Haches néolithiques 53 Répartition 12 Ces artefacts se retrouvent, dans les grandes 10 lignes, dans les mêmes espaces que les habitats néolithiques, à savoir les bords des lacs, les arrière-pays proches et le long de la 8 6 basse vallée de la Sarine (fig. 16). Le territoire fribourgeois, avec de nombreuses pièces découvertes dans des lieux particuliers (hauteurs, marais, rivières, sources, blocs erratiques, pieds de falaise, etc.), ne fait certainement pas exception au phénomène européen de dépôts de haches . Les décou59 4 2 0 A1 A2 A3 B C D Fig. 14 Nombre de haches isolées par type morphologique vertes régulières de haches isolées dans ces environnements géographiques, loin d’être 250 uniquement le fait du hasard, témoignent plus vraisemblablement d’une pratique volontaire de la part des populations néolithiques. 200 Conclusions et perspectives La hache mise au jour entre Le Cousimbert et La Berra constitue une découverte singulière dans un matériau alpin « précieux » et point de découverte remarquable dans un contexte non conventionnel (ligne de crête entre deux sommets). En nous appuyant sur plusieurs spécificités de cette lame de hache, nous pri- 150 Longueur (mm) à l’échelle régionale : pièce intacte réalisée 100 vilégions l’hypothèse du dépôt intentionnel dans un lieu qui devait avoir une résonance particulière durant le Néolithique. En attendant de nouvelles trouvailles similaires dans des contextes archéologiques bien 50 documentés, qui confirmeraient notre hypothèse, l’examen de l’ensemble des haches découvertes dans le canton a toutefois permis de constituer un corpus de pièces isolées. Ces haches proviennent de différents lieux, 0 0 10 20 tous « propices » aux dépôts intentionnels. Ce phénomène, bien connu dans plusieurs 30 40 50 60 70 80 Largeur (mm) Fig. 15 Rapport entre la longueur et la largeur des différentes haches polies isolées régions d’Europe, a vraisemblablement aussi existé sur le territoire fribourgeois. S’il ne culteurs-éleveurs61, le Néolithique s’avère s’agit pas de grandes pièces en jade, leur être en réalité un monde complexe. Il appa- consécration rituelle s’inscrit dans une tradi- raît aujourd’hui que les sociétés humaines de tion qui se perpétue dès 4300 av. J.-C. avec cette période ne peuvent plus être étudiées et le dépôt de productions plus locales et par- approchées uniquement sous l’angle de leur fois plus modestes . En comparaison avec économie matérielle, mais qu’il faut égale- les données issues des autres pièces de ment prendre en compte les domaines sym- notre zone d’étude, la hache de La Supiletta boliques et religieux qui devaient se mêler est très vraisemblablement un objet de dépôt, inextricablement à l’économie et à leur quoti- à l’instar des exemplaires de Fräschels, de dien. La poursuite de la pratique des dépôts Chavannes-les-Forts et peut-être de Fribourg/ de lames de hache à l’âge du Bronze, égale- 60 Pétrequin/Pétrequin 2021, 1586. Signalons que plusieurs pièces du corpus fribourgeois sont difficilement attribuables chronologiquement à l’une des phases du Néolithique. Vis-à-vis de la Maigrauge. ment dans les zones montagneuses, témoigne 61 Pétrequin/Pétrequin 2021. 60 Comme tendent à le démontrer les études récentes sur les premières sociétés d’agri- de la pérennité de cette pratique sur plusieurs millénaires dans nos régions62. 59 Pétrequin 2017, 43. 62 Par exemple, Kramer/Bär 2023, dans ce volume, 20-21. CAF 25/2023 Étude 54 Nombre de haches par site 1 2 moins de 5 plus de 10 0 10 km plus de 100 Fig. 16 Distribution des lames de hache découvertes sur le territoire fribourgeois ; en orange, les haches mentionnées dans cet article (les numéros renvoient à la fig. 6) Haches néolithiques 55 Bibliographie Bär 2010 Kramer/Mauvilly 2010 socio-économiques (CAR 108), Actes du B. Bär, Courgevaux/Le Marais 2 : Kera- L. Kramer – M. 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Cette contribution tente de déterminer si cette hache est le fruit d’une perte accidentelle, un vestige d’une tombe disparue ou un dépôt rituel, en s’appuyant non seulement sur l’analyse de sa composition et de sa morphologie, mais également sur les données fournies par les découvertes similaires. Les haches sont des outils emblématiques du Néolithique. Elles n’ont pas uniquement une fonction utilitaire, mais elles portent aussi une dimension symbolique forte comme l’atteste la découverte de ces objets dans des sépultures et dans des dépôts ou encore leur représentation sur des stèles. Certaines font même l’objet d’échanges à longue distance sur plusieurs milliers de kilomètres et les plus grandes appartenaient certainement à des personnages importants. La hache de La Supiletta, façonnée dans une éclogite, est de taille relativement modeste. La finesse du bouchardage et du polissage atteste un travail soigné. Avec un tranchant encore très affûté et sans stigmates d’utilisation, cet objet a visiblement été abandonné dans un parfait état de fonctionnement. Ses caractéristiques associées à son lieu de découverte plaident en faveur de l’existence, sur cette crête, d’un dépôt intentionnel destiné à consacrer cet objet. Eine geschliffene Steinbeilklinge wurde zufällig von einer Wanderin zwischen den Gipfeln von La Berra und Cousimbert, auf der Alp La Supiletta (Gemeinde La Roche) entdeckt. Die Auffindung des Artefakts an diesem besonderen Ort wirft viele Fragen auf. Der Fundort liegt auf dem Grat zwischen zwei Gipfeln, die vom Westschweizer Mittelland aus gut zu sehen sind, und zeichnet sich durch ein atemberaubendes Panorama aus, das die neolithischen Bewohner, die für das Zurücklassen dieses Objekts verantwortlich sind, sicherlich beeindruckt haben muss. Vorliegende Untersuchung versucht herauszufinden, ob es sich bei diesem Beil um einen zufälligen Verlust, das letzte Zeugnis eines bereits zerstörten Grabes oder eine rituelle Deponierung handelt, und stützt sich dabei nicht nur auf die Analyse der Zusammensetzung und Morphologie des Beils, sondern auch auf Hinweise, die ähnliche Funde liefern. Beile sind emblematische Werkzeuge des Neolithikums. Sie haben nicht nur eine Gebrauchsfunktion, sondern auch einen starken Symbolcharakter, wie die Entdeckung dieser Objekte in Gräbern und Depots oder ihre Darstellung auf Steinstelen belegen. Einige wurden sogar über mehrere tausend Kilometer hinweg gehandelt, und die grössten Exemplare gehörten sicherlich wichtigen Persönlichkeiten. Das Beil von La Supiletta wurde aus Eklogit gefertigt und ist von relativ geringer Grösse. Die feinen Pick- und Schleifspuren zeugen von einer sorgfältigen Bearbeitung. Das Gerät wurde in einem perfekten funktionsfähigen Zustand zurückgelassen, denn es besitzt noch eine sehr scharfe Schneide und keine Gebrauchsspuren. All diese Eigenschaften in Verbindung mit dem Fundort sprechen dafür, dass es sich um einen rituellen Weihefund handelt, der auf diesem Bergkamm bewusst niedergelegt worden war.