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Daniel c dennett

2024, Revue philosophique

Hommage to Daniel Dennett

NOTICES NÉCROLOGIQUES DANIEL C. DENNETT (1942-2024) Quand Brainstorms parut en 1978 nombre d’étudiants de philosophie eurent le sentiment que commençait une nouvelle ère. La philosophie de langue anglaise non seulement s’ouvrait pleinement aux problèmes des sciences cognitives, mais le livre de Dennett manifestait sur ces sujets une inventivité et une verve qui détonnaient au sein de la philosophie analytique d’alors. Il y avançait les thèmes esquissés dans Content and Consciousness (1969) : les images mentales, la conscience, le moi, le libre arbitre, la croyance, le fonctionnalisme et l’intelligence artificielle. Dennett ne se contentait pas d’expériences de pensée : il poursuivait les problèmes jusque dans les travaux les plus avancés de neurosciences et de psychologie, en bon disciple de Quine, pour qui la philosophie doit s’intégrer à la science ou mourir. La philosophie de l’esprit et de la psychologie détrônait la philosophie du langage au rang de philosophie première. Dennett croisait déjà le fer avec Fodor et l’idée que les états mentaux sont des représentations véhiculées par un « langage de la pensée » et exprimait un scepticisme à la Ryle quant à toute forme de dualisme en dénonçant tous les fantômes dans la machine. Sa position n’entendait pourtant pas être aussi radicale que celle de Paul Churchland et de Steven Stich, qui défendaient l’éliminativisme : selon ceux-ci les croyances, intentions, désirs, et autres paraphernalia du vocabulaire de la « psychologie populaire » étaient voués à disparaître face à la neurophysiologie triomphante. Dans The Intentional Stance (1987, tr. fr. La Stratégie de l’interprète , Gallimard, 1990) Dennett précisait son instrumentalisme au sujet de l’intentionnalité et du mental : il n’y a pas de propriétés ni de contenus mentaux « intrinsèques », susceptibles d’être éprouvés à la première personne, mais seulement des attributions de croyances, d’intentions, de sensations que nous postulons, à la troisième personne, sur des organismes pris comme des « systèmes intentionnels » en vue d’expliquer et de prédire leur comportement. Un robot peut penser, pourvu que nous puissions vis-à-vis de lui prendre la « posture intentionnelle ». Les états mentaux existent, mais seulement comme des trames (patterns) plus ou moins stables, projetées sur des cerveaux naturels ou artificiels, régis par des mécanismes algorithmiques. Pour répondre à l’objection usuelle d’ignorer ainsi la conscience et le « quel effet ça fait » (le what it is like) propre à tous les contenus d’expérience, Dennett consacra un gros livre à expliquer que la conscience en fait n’existe pas (Consciousness Explained, 1991, tr. fr. La conscience expliquée, Odile Jacob, 1993). Elle n’est qu’une illusion créée par notre croyance en l’existence de Revue philosophique, no 3/2024, p. 459 à p. 460 460 Daniel C. Dennett (1942-2024) qualia éprouvés dans nos sensations et par le mirage d’une unité de notre réflexion. Dennett s’employait à montrer que même les théories matérialistes du cerveau cédaient à l’illusion d’un « théâtre cartésien », et soutenait la thèse darwinienne de Richard Dawkins selon laquelle l’évolution est entièrement gouvernée par les gènes répliqués, gouvernant eux-mêmes des unités culturelles de réplication, les « mèmes » : la conscience, l’esprit et le moi en font partie, et ne sont que des « narrations » que nous tissons pour nous trouver un meilleur habitat. Ces idées sont poussées encore plus loin dans Darwin’s Dangerous Idea (1995, tr. fr. Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob, 2000), où Dennett entend donner une vision pan-darwiniste de l’esprit en traitant l’évolution comme un « acide universel » qui atteint l’ensemble de l’esprit et de la culture. Après avoir appliqué le même raisonnement à la liberté (Freedom Evolves, 2003), qu’il avait déjà analysée dans Elbow Room (1983), il l’appliqua à la religion (Breaking the Spell, 2006). Par la suite, Dennett écrivit surtout des ouvrages récapitulant ses thèses, et se consacra à une croisade en défense de l’athéisme contre les créationnistes et l’emprise de la religion, notamment au sein des universités américaines. En 2023 il publia un livre de souvenirs, I Have been Thinking, qui revendique son image d’ogre matérialiste habillé en Père Noël scientifique. Dennett est l’un des plus grands philosophes américains de la fin du XXe siècle, et ses écrits stimulants ont eu un énorme succès, mais il n’aimait pas la philosophie professionnelle. Il reprochait à ses collègues de ratiociner et de faire trop confiance à des « pompes à intuition », au lieu de se baser sur les travaux scientifiques. Mais sa méthode a pu être comparée à celle de Josué à Jéricho : il claironne les résultats scientifiques autour des problèmes philosophiques en espérant que ceux-ci se dissoudront. Mais il donne peu d’arguments directs, et son darwinisme radical n’a pas toujours convaincu les évolutionnistes eux-mêmes, comme Stephen J. Gould avec qui il a beaucoup polémiqué. Quand il analyse la conscience, il a souvent tendance à confondre le vécu phénoménal des qualia avec l’accès métacognitif aux contenus, et son mépris des arguments le conduit souvent à simplifier : ainsi quand il discute la fameuse expérience de pensée de Mary, scientifique aveugle mais omnisciente sur la physique, il nous dit que Mary sait ce qu’est le rouge car elle sait tout sur la physique des couleurs, mais il oublie que celle-ci a encore besoin de reconnaître en quoi les stimuli qui produisent le rouge portent bien sur le contenu de son expérience, qu’il faut bien présupposer. Et si Dennett rallie les suffrages quand il combat la religion et promeut la raison scientifique, il ne convainc pas quand il soutient que la conscience n’est qu’une fiction utile et que nous ne sommes que des robots programmés par Dame nature. Il n’explique pas pourquoi il nous est si naturel de croire qu’elle existe, ni pourquoi nous aurions besoin de ces vieilles lunes, le moi, le devoir moral, la liberté et les normes, et d’admettre qu’elles sont réelles pour résister aux tyrannies. Pascal ENGEL Revue philosophique, no 3/2024, p. 459 à p. 460