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Moliere. La survivance d'un genie

2022, CONCEPT

This article assesses Molière's strategies to triumph and survive as a playwright, comic genius, favored and then disgraced by the King. My point of view is that Molière not only exercised his comic genius, but that he contributed to two revolutions in the 17th century: in the moral order of the time and in theatrical practice. If these have been the subject of in-depth analyses over time, what has been less analyzed is that Molière uses comic theater not only to revolutionize comic form, but also to argue with his opponents, again using theatrical means. And he does it like a genius navigator on rough seas who knows how to survive in extremely difficult conditions. Hypocrisy and imposture are the human substance, the material from which Molière constructed the mask of a character that crosses the centuries. Between the morals of his time and theatrical practices there are still reasons to think about it.

CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH MOLIÈRE. LA SURVIVANCE D’UN GÉNIE. LE TARTUFFE: LA MORALE DE L’ÉPOQUE ET LA PRATIQUE DU THÉÂTRE MARIAN POPESCU University of Bucharest, Bucharest, Romania University ”Babeș-Bolyai”, Cluj-Napoca, Romania marian.popescu@unibuc.ro 1 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH Abstract: This article assesses Molière's strategies to triumph and survive as a playwright, comic genius, favored and then disgraced by the King. My point of view is that Molière not only exercised his comic genius, but that he contributed to two revolutions in the 17th century: in the moral order of the time and in theatrical practice. If these have been the subject of in-depth analyses over time, what has been less analyzed is that Molière uses comic theater not only to revolutionize comic form, but also to argue with his opponents, again using theatrical means. And he does it like a genius navigator on rough seas who knows how to survive in extremely difficult conditions. Hypocrisy and imposture are the human substance, the material from which Molière constructed the mask of a character that crosses the centuries. Between the morals of his time and theatrical practices there are still reasons to think about it. Keywords: Molière, Tartuffe, hypocrisy, imposture, morality, theatre, the 17th century. How to cite: Popescu, M. (2022) ”Molière. La survivance d’un génie. Le Tartuffe: la morale de l’époque et la pratique du théâtre,” Concept 2(25), pp. 199-122 Introduction Tartuffe ne vient pas d'une autre planète. Il est ici, il est avec nous. Nous y prêtons attention, nous le faisons progresser sur la scène sociale et politique, sur l'échelle des compétences et de l'expertise. Mais surtout de la morale. Depuis 1699. Molière fut un comédien, un écrivain, un directeur de troupe, un critique de la morale de son temps, impliqué à haut niveau dans les controverses théâtrales, un polémiste, privilégié puis disgracié par le roi Louis XIV. Pour quelqu’un qui a contribué au détachement de la morale de la religion, c’est pas mal ! Ses comédies installent dans l'éternité le territoire si humain de l'hypocrisie et de l'imposture, avec le talent, le génie comique de celui qui, depuis le XVIIe siècle, comme Shakespeare, a fait exister la modernité. L'histoire du célèbre Tartuffe est bien connue. La première version, en 1664, fut interdite dès la première représentation (12 mai). La même année, le 1er août, l'abbé Pierre Roullet1 publia un éloge au roi dans lequel il qualifiait Molière La violence de l’attaque est si forte qu’elle a convaincu le Roi et Tartuffe est interdit de représentation. L’effet sur Molière? Il fait de l’abbé son nouveau personnage et l’auteur en censeur elimine toutes les references a l’Église catholique. C’est ici la génèse de Tartuffe ou L'imposteur. Fait intéressant : l'abbé, dans sa rage contre Molière, s'en prend également au maréchal de Turenne, un personnage puissant à la Cour et en France. Il semble que son 1 2 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH de "démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus grossier et le plus libertin qui ait jamais vécu dans les siècles passés". (Rigal, 1908, p. 223) La première version de la pièce n'a pas été conservée. La seconde version est datée du 5 août 1667. Molière modifie le texte original et nomme Tartuffe comme Panulphe pour ne pas identifier le faux croyant de la première version. Le personnage n'est plus habillé en prêtre—ce qui avait fortement déplu à l'Église et à l'abbé Roullet—mais en homme du monde. La pièce suscite néanmoins la réaction furieuse d'une organisation, la Compagnie de Saint-Sacrement dont la mission principale est de remettre le catholicisme dans le droit chemin et de rétablir l'ordre moral dans la société. L'imposteur Tartuffe, le faux croyant vivant dans une famille honorable, semble révolter les puristes religieux. Société secrète, cette organisation monte jusqu'au sommet et, sur décision du Parlement, l'archevêché de Paris interdit toute représentation de la pièce le 11 août 1667. Mais Molière ne cède pas : la pièce est jouée ici et là, en privé. Deux ans plus tard, le 5 février 1669, la troisième version de la pièce, celle que nous connaissons aujourd'hui, en 5 actes, connaît un grand succès, avec 43 représentations, et le texte est publié un mois et demi plus tard (23 mars 1669). À cette époque, cependant, Molière mène un autre combat : celui de changer les canons de la comédie. Mais dans un contexte ou les rapports entre Théâtre et Pouvoir deviennent de plus en plus inquiétantes. Molière, comme Corneille, connaît le succès et devient la cible d'attaques pendant des années. Tous deux expliquent les procédés utilisés dans leurs pièces, qui s'écartent des normes admises. Marvin Carlson explique le contexte, les enjeux de la polémique et les attaques qui ont insisté sur l'irrespect d'Aristote. Après le succès de L'école des femmes, et suite aux attaques immédiates, Molière écrit une autre pièce, Critique de L'école des femmes. Donc, Molière n'écrit pas d'autres types de textes, mais toujours des pièces de théâtre, et la Préface de Tartuffe est une exception majeure. (Carlson, 1993, pp. 104-105) Molière comprend très tôt qu'il est fait pour écrire et surtout pour jouer des comédies. Entre 1659 et 1664, Molière conquiert Paris, l'admiration du roi, qui devient son mécène, mais affronte aussi ses premiers adversaires. Ceux-ci influence ait conduit Louis XIV à ordonner que tous les exemplaires du pamphlet soient retirés de la circulation ! L'exemplaire, apparemment unique, de la Bibliothèque nationale aurait appartenu au roi lui-même.... (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31255233m.public) (Voire aussi Mîrțu, 1990, p. 96) 3 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH l'attaquent sur deux fronts : la comédie et la religion. De la littérature théâtrale, mais aussi de la foi et de l'austérité morale prônées par le catholicisme. À l’époque, les combats et les stratégie molièresques ont developpé l’affaire » Molière, la plus percutante et significative du point de vue de l’impact de la pièce. (voire Biet, 2013, p. 65-79) 1. Molière et les Pouvoirs: L’Église et le Roi À la mort du puissant et influent cardinal Mazarin en 1661, qui a gouverné la France jusqu'à l'émergence de Louis XIV, Molière a 39 ans et, dans trois ans, il jouera Tartuffe (première version) dans le cadre de la grande fête royale, Les Plaisirs de l'Île Enchantée, qui inaugure le règne absolu du roi Louis XIV, le Roi-Soleil. Le roi modifie l'architecture du statut français : de l'existence de nombreux "pouvoirs" locaux, chacun avec sa propre autonomie, sa propre juridiction et sa propre domination des sujets, à la construction verticale unique de l'État. Comme l'observe Jean-Luc Lagarce, „On peut schématiquement considérer que la mise en place d’une structure verticale unique pour l’État tout entier sera plus son but que les règlement de la situation économique”. (Lagarce, 2000, p. 76) La France sort économiquement affaiblie de la guerre de Trente Ans et est désormais le théâtre d'une tension croissante entre la domination de la classe aristocratique et la montée de la bourgeoisie. Le projet royal est décrit par Hubert Méthivier dans Louis XIV (cité par Lagarce, 2000, p. 77) comme la volonté absolue du monarque dont le pouvoir "s'attachera à lutter pour l'unité de la Monarchie et de la Foi, pour l'autorité de l'Etat, de l'orthodoxie et du goût classique, pour la soumission des esprits et des classes sociales, dans une harmonie de valeurs préétablie". Le roi s'amuse, il a ordonné la construction de Versailles, où l'on présente le Tartuffe de Molière, ce qui suscite immédiatement la réaction agressive de la Cour, mais aussi d'une organisation religieuse très influente, de la Compagnie de Saint-Sacrement…2 La Compagnie de Saint-Sacrement est une société secrète, fondée en 1630 par des clercs et des laïcs dans le but de purifier les mœurs de la société civile et de lutter contre les protestants. Elle compte cinquante succursales hors de Paris, un conseil de neuf membres, renouvelé tous les trois ans. Bien qu'elle ait pratiquement cessé d'exister en 1660, par une faille dans le règlement, le président de la société se permet de poursuivre l'assaut contre Molière et sa pièce déjà célèbre. Le roi n'a pas voulu accorder à la société un statut légal. (plus d'informations sur : https://www.catholic.org/encyclopedia/view.php?id=3212) 2 4 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH Molière est ainsi mis en situation, entre 1664 et 1669, de modifier substantiellement le texte : du Tartuffe en trois actes, il passe à Panulphe, et dans un troisième temps, au texte que nous connaissons aujourd'hui, en cinq actes. Mais c'est un autre chemin qui s'achève : Tartuffe commence comme Hypocrite et finit comme Imposteur. La figure de l'Hypocrite, dans la première version, a heurté de plein fouet la "cabale des bigots", des pieux, des bien-pensants, le groupe de pression qui voyait dans la nouvelle star de la scène française l'ennemi absolu : auteur, producteur et comédien. Simone de Reyff examine la querelle entre les milieux religieux et littéraires sur la mission générique du théâtre, héritée de l'Antiquité, qui est de "corriger les mœurs", action qui n'exclut personne, y compris les gens d'Eglise. C'est aussi l'argument de Molière. Immédiatement après la seconde interdiction, celle de Panulphe, La Mothe le Vayer fait circuler clandestinement sa "Lettre sur la comédie de l'Imposteur" dans laquelle il défend Molière "remettant en cause une religion dont le message n'excéderait pas les limites du sanctuaire ou de lécole". Dieu est présent partout dans le monde, même dans les lieux les plus infâmes et les amateurs de théâtre qui ne viennent pas à l'église "n'ont-ils pas un besoin plus urgent d'être enseignés ?". De Reyff conclut que ce plaidoyer introduit dans le débat contemporain sur les relations entre le théâtre et l'église "des accents résolument nouveaux, qui plaident pour une approche beaucoup plus compréhensive du fait religieux". (De Reyff, 1998, pp. 75-76) 2. Jeux à stratégies multiples On observe ici les stratégies de l'auteur-comédien qui, même lorsqu'il se rend compte qu'il doit devenir son propre censeur, modifie en fait la structure de la pièce : il change le "masque" du personnage, choque, par rapport à la comédie classique, en termes de dialogue et introduit le suspense comme technique de l'intrigue : Tartuffe n'apparaît pas dès le premier acte ; nous le verrons à partir du début du troisième acte. Le premier dialogue avec Dorine nous jette directement au cœur de la position assumée par le faux conquérant : Tartuffe Que voulez-vous ? Dorine Vous dire… Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche. Ah ! mon Dieu ! je vous prie, 5 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir. Dorine Comment ! Tartuffe Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. Dorine Vous êtes donc bien tendre à la tentation ; Et la chair sur vos sens fait grande impression ! Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte : Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte : Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenterait pas.3 (Moliére, 2009, Le Tartuffe, p. 118 ) La pièce reflète une confrontation tendue à l'époque entre les adeptes les plus libéraux de la rigueur puriste de l'Église et celle-ci. Ceux qui représentent le "libertinage érudit" veulent, dans l'esprit de l'époque, un nouveau "commencement", une rupture avec le canon hérité de la comédie. L'air nouveau, du début, crée dans l'époque des réactions à quelque chose d'autre : la surveillance, avec des motivations différentes, des autres. Et cela se produit, en fait, également dans la pièce, comme l'observe George Banu, qui étend le champ de signification au rôle d'intimidation exercé par le roi à travers des dispositifs sophistiqués (Banu, 2007, pp. 104-107) En outre, de nombreuses interprétations du texte, en particulier celle de Mikhaïl Boulgakov, sont allées dans cette direction pour véhiculer un message politique. Molière se rend compte que le monopole de l'Église sur la morale devient de plus en plus insupportable. Dans les pièces jouées avant Tartuffe, on constate que le succès de pièces comme Le Médecin volant et Les Précieuses ridicules (1659) et surtout L'École des femmes (1662) se mesure à deux facteurs : l'acclamation du public pour ses farces et comédies et l'opposition farouche de personnages influents. Molière a recours à une stratégie alternative : d'une part, il écrit à son protecteur, le roi, et d'autre part, il écrit deux autres comédies pour ses ennemis : La Critique de l'école des femmes et L'Impromptu de Versailles (1663). C'est aussi le moment où la protection royale atteint son apogée: Toutes le citations du texte de la pièce et de la Préface sont de Molière (2009) Le Tartuffe. Présentation, notes et dossier par Anne Princen. Paris: Flammarion (col. Étonants Classiques). 3 6 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH après avoir reçu la salle du Petit-Bourbon cinq ans plus tôt et celle du Palais-Royal trois ans auparavant (et ce jusqu'à sa mort), le roi accorde désormais à la troupe de Molière une subvention de mille livres. Et après la première interdiction de Tartuffe en 1664, le Roi décide l'année suivante d'accorder son patronage à la troupe de Molière ainsi qu'une pension de six mille livres. Au même moment, les attaques contre lui se font plus virulentes et l'époque connaît un nouveau débat sur les rapports entre le Théâtre et la Morale. 3. Molière a la parole La Préface de Tartuffe (1669) s'adresse directement à ses adversaires, les coucous et ses adversaires littéraires. En très peu de temps, deux auteurs lancent des traités sur l'art de la comédie : l'abbé Nicole (Traîté sur la comédie, 1666) et le prince de Conti (Traîté de la comédie et des ses spectacles selon la tradition de l'Église, 1667), dans lesquels le débat sur la moralité du théâtre est lancé sur le terrain traditionnel de la condamnation. Molière en est conscient et, dans la Préface, il argumente sur la nature de la comédie, sur le regard que les anciens portaient sur la comédie, et pose une première limite en disant que les uns veulent voir la comédie "dans sa pureté" et les autres dans son action "corruptrice". Écoutons Molière : J’avoue qu’il y a eu des temps où la comédie s’est corrompue. Et qu’est ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours ? Il n’y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime ; point d’art si salutaire, dont ils ne soient capables de renverser les intentions ; rien de si bon en soi, qu’ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du Ciel : elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu par la contemplation des merveilles de la Nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété. Les choses, même, les plus saintes, ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats qui tous les jours abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands : mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire. On n’enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l’on corrompt, avec la malice des corrupteurs. (voir note 3, p. 45-46) 7 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH L'auteur, d'ailleurs, comprend vite l'air favorable de la sphère publique, comme de la Cour, et écrit et joue surtout ses propres pièces (il n'y a que cinq exceptions, dont deux tragédies de Corneille et Racine respectivement), des farces, des comédies, puis des ballets-comédies, espèce qui amuse le plus le roi. Le registre des voyages de la troupe de Molière, tenu par l'un des comédiens de la troupe, La Grange, rapporte qu'entre 1659 et 1673, la troupe a donné 111 représentations en 75 voyages auprès de 45 hôtes, figures de la grande aristocratie française. Molière est à la mode, ce qui ne fait pas l'affaire des autres : les autres compagnies théâtrales parisiennes. Comment affirme C.E.J. Caldicott, Entre les mains de Molière, la visite particulière était devenue une forme d’art, un rite social, une manifestation de la mode. Et ce parce qu’elle imposait des conditions des représentations exceptionnelles, non seulement dans la mise-enscène mais dans le comportement des acteurs: dans un décor improvisé les acteurs se mêlaient d’une manière plus intime à leur public; introduits dans la maison de leur hôte ils s’adaptaient à un nouveau style de jeu non seulement sur scène mais hors scène. (Caldicott, 1998, p. 69) Outre les pièces, outre la Préface de Tartuffe, précisément parce que cette comédie est une sorte de plaque tournante du XVIIe siècle en ce qui concerne le rapport Théâtre-Morale-Pouvoir, j'évoque une autre "voix" de Molière : les trois requêtes (placets) adressées au Roi dont deux concerne exclusivemment Tartuffe. La première date de 1664, juste après l'attaque de l'abbé Roullet: Sire, Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru, dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle; et comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incomodes, et de plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée je ne rendrait pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisait une comédie qui décriait les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces (= fausses apparences; note de l’éditeur) étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique (= trompeuse; note de l’éditeur). (voire note 3, p. 49-50) Le second placet, en 1667, intervient après la seconde interdiction de la pièce et est communiqué au roi, qui se trouve en campagne dans les Flandres, par deux comédiens de la troupe de Molière, l'un, La Grange, qui tenait le registre de la troupe, l'autre, La Thorillière. Nous entendons maintenant la "voix" de Molière sur la façon dont il a censuré sa propre pièce pour faire face aux attaques : 8 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH En vain je l’ai produite sous le titre de L’Imposteur, et deguisé le personnage sous l’ajustement d’un homme de monde; j’ai beau lui donner un petit chapeau, des grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dantelles sur tout l’habit, mettre en plusieurs endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j’ai jugé capable de fournir l’ombre d’un prétexte aux célèbres originaux du portrait que je voulais faire: tout cela n’a de rien servir. (voire note 3, p. 53 ) Et Molière demande au Roi l'approbation de la représentation. Le troisième placet, en 1669, intervient après la levée de l'interdiction de représenter. Molière demande au Roi une faveur pour son médecin. L'esprit vif transparaît également dans cette intervention, qui commence ainsi : Sire, Un fort homme médecin, dont j’ai l’honneur d’être le malade, me promet, et veut s’obliger par-devant notaires, de me faire vivre encore trente anées, si je puis lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui demandais pas tant, et que je serais satisfait de lui, pourvu qu’il s’obligeât de ne me point tuer. (voire note 3, p. 55 ) 4. L’ouverture du temps Molière est attentif aux idées de son temps, saisissant ce qu'il produit en termes de développement spirituel et intellectuel. Il semble que l'idée de commencement, comme l'observe et l'analyse remarquablement Vlad Alexandrescu, soit associée à des "rôles" qui concernent à la fois l'individu et la collectivité. L'âge de Molière marque un processus subtil d'avancée de la philosophie sur la théologie qui a commencé avec Thomas d'Aquin. Le vieil âge des miracles est toujours au centre de la philosophie, mais la différence est désormais "de plus en plus, à travers les causes secondes et comme par une définition négative". Si le miracle est un type de commencement, parmi d'autres, l'époque de Molière, et à travers l'œuvre de Descartes, le Discours de la méthode (1637), établit une nouvelle relation entre le "commencement" comme nouveau point de départ dans la vie, mais aussi comme découverte du processus de la pensée. Descartes établit une philosophie du "soupçon" lorsqu'il plaide pour une nouvelle fondation des sciences (Alexandrescu, 2012, p. 29, 38). Molière marque un moment décisif, un début, en fait, en ce qui concerne l'impact du théâtre sur l'éloignement de la Religion de la Morale. Comme l'observe Mihaela Mîrțu, Tartuffe est le signe majeur de la dispute de l'époque où une tension s'était établie entre l'origine religieuse de la comédie et le droit du comique à sanctionner les vices humains, une tension qui devient aujourd'hui obsolète. Les nouvelles découvertes des sciences, un nouveau départ dans le 9 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH processus de réflexion sur les phénomènes et l'individu, rendent possible le "dialogue" entre les adversités. Les Jésuites "en étaient parfaitement conscients lorsqu'ils construisaient un mécanisme de pouvoir basé sur le compromis, la conciliation et la peur de la violence d'une société tourbillonnante où "la fureur de disputer sans fin des choses divines" aurait pu ébranler les fondements de la religion et déclencher la violence sociale liée à la fondation de nouvelles convictions religieuses". (Mîrțu, 1990, p. 97) Jusqu'à une époque tardive, la position de Molière sur le catholicisme était controversée. Lui qui affirme que l'homme doit se comporter selon sa nature et son bon sens, ne permet pas à l'hypocrite, en tant que directeur de conscience, de s'immiscer dans les familles et la société. Comme le note un ouvrage du début du 20e siècle, Ce qui reste vrai, incontestable, ce qui explique le déchaînement de haine et d’injures dont le Tartuffe fut l’occasion, l’indignation des jésuites, des jansénistes et du clergé, c’est que Molière, d’un bout à l’autre de la pièce, protestait énergiquement contre la préoccupation égoïste du salut, qui fut l’âme du jansénisme ; contre l’intrusion du directeur dans la famille, dont les jésuites furent toujours les défenseurs intéressés. (Canora, 1901) 5. Au-delà de la littérature, la scène Avec Shakespeare, Marlowe et Molière, le théâtre européen entre dans une nouvelle époque ou le texte est une ouverture vers le spectacle. J’ai publié un livre sur la théorie de ce procès comme d’autres critiques du theâtre en Europe. Le livre a été conçu et écrit dans les années 1980, alors que la Roumanie connaissait un climat d'oppression et que la censure devenait de plus en plus sophistiquée. J'ai comparé le processus créatif du texte à l'image de scène à un voyage odysséen et la métaphore proposée était celle d'un labyrinthe, d'où il était possible de sortir. Le fin de mon livre disait: Le voyage odysséen au théâtre a aussi cet effet de refléter le général dans le particulier, de briser la tendance au cloisonnement. Pour l'homme moderne, pour l'homme d'aujourd'hui, les modes de communication, si agressifs, ne peuvent détourner l'essence, le sens de son ‚voyage’ que lorsque la mythologie de la fidélité à soi a été perdue. Mais lorsqu'il la retrouvera, il se reflétera dans le ‚miroir’ de l'œuvre, non pas comme un déshérité du destin, mais peut-être comme l'un de ses élus. (Popescu, 1990, p. 216) 10 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH Et je pense que Molière a été un des ces élus. Au fait, son chemin pour faire sortir au public ses textes et offrir les images de ses caractères a certainement eu la dureté d’un voyage odysséen ou seule la foi dans son démarche l’a plutot soutenu. Il est aujourd'hui largement admis que Molière était un homme de scène. Mais ses textes continuent d'être lus. Les écrire, seul ou, pour certains, avec Lully (pour les ballets-comédies), c'est la première étape. On sait que leur publication fut le terrain sur lequel il entra en conflit avec la Communauté des libraires de Paris qui, après avoir reçu le droit de publier ses neuf premiers textes pendant cinq ans, priva ensuite l'auteur de ses droits à partir de 1663. En 1673, Molière demande et obtient donc le droit d'éditer lui-même ses textes, les imprimeurs travaillant directement avec lui et acceptant ses exigences. Cependant, les relations avec ce cartel sont tendues, surtout après que Molière a découvert que certains membres imprimaient ses textes de leur propre chef, en dehors de l'accord. (Caldicott, 1998, p. 127-129) Le théâtre de Molière commence à s'écarter des préceptes d'Aristote, canon incontestable de la poétique dramatique. A l'époque, la comédie française oscille entre les deux termes de l’art littéraire et du jeu scénique. Molière ne s’engage pas aussi profondement dans la littérature que Corneille et Racine. Homme des planches, toutes ses qualités sont dramatiques et ses défauts n’apparaissent qu’à ceux qui le juge au tribunal de la littérature. Mes ses grandes comédies en sont justiciables. Ses divertissements légers sont sujets du royaume de la gambade. Car Molière touche aux deux extrêmes et remplit l’espace intermédiaire. (Kohler, 1925, p. 66) La "canonisation" de Molière a été tardive, même si, au XVIIIe siècle, il a constitué un repère de l'identité culturelle française, notamment avec le Misanthrope. Ses œuvres commencent à figurer dans les manuels de l'enseignement secondaire. Et Tartuffe est introduit en 1880 dans la programme scolaire des lycées républicains. (Calleja-Roque, 2020, p. 7-8) Et les études qui lui sont consacrées n'ont jamais cessé. L'archivage de ses œuvres, des écrits de l'époque, la création d'un espace en ligne pour l'étude de ce grand auteur est, avec la mise en scène de pièces de théâtre, le moyen essentiel de maintenir son œuvre en vie. (voire Projet Molière 21) 11 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH Conclusions Molière surprend l'époque non pas tant par son succès que par les stratégies qui lui permettent d'affirmer sans ambages la séparation de la Morale et de la Religion. Parmi ces stratégies, il y a bien sûr l'autorité suprême, le Roi, mais aussi la jalousie du milieu théâtral, les tentatives de diffamation de l'Eglise, et le passage des grandes comédies aux ballets-comédies qui, bien que moins jouées, imposent une rupture avec Aristote et, comme l'affirme Florence Dupont, structurent musicalement la pièce (voir le cas du Bourgeois gentilhomme) (Dupont, 2007, p. 258-259). D'un autre point de vue, Tartuffe marque la reconsidération du personnage comique par rapport à la Religion, mais aussi par rapport à une société française en mutation. En s'autocensurant, en éliminant ce qui avait dérangé, Molière aboutit à un Tartuffe dont l'hypocrisie n'est plus un masque mais sa raison d'être. Tartuffe devient ainsi le Comédien qui joue son rôle à la perfection. Hypokrites en grec signifie "acteur", en fait "l'acteur au-delà" (du masque). References: 1. Alexandrescu, V. (2012) Croisées de la modernité. Hypostases de l’esprit et de l’individu au XVIIe siècle. 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Besançon : Les Solitaires intempestifs. 12 CONCEPT 2 (25)/2022 I. RESEARCH 12. Mîrțu, M. (1990) Dynamique des formes théâtrales dans l’œuvre de Molière. Histoire d’une dissidence secrète. Iaşi : Editura Universităţii ”Al.I. Cuza”. 13. Moliére (2009) Le Tartuffe. Dossier par Anne Princen. Paris: Flammarion. 14. Popescu, M. (1990) Drumul spre Ithaca. De la text la imagine scenică (in French: « Le voyage vers l’Ithaque. Du texte à l’image scénique »). Bucureşti: Meridiane. 15. Rigal, E. (1908) Molière. Tome premier. Paris : Librairie Hachette et Cie. Online references: 1. Canora, J. (1901) Molière moraliste. Paris : Société positiviste. Available at : http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/moliere/critique/canora_molieremoraliste/, Accessed at: May 20, 2023. 2. Projet Molière 21, Available at: http://moliere.huma-num.fr/index.php, Accessed at: May 12, 2023. Marian Popescu is a theater critic, author of seven books on the performing arts, translator of English theatre. He is an associate professor PhD at the Romanian universities of Bucharest and Cluj-Napoca where he coordinates doctorates in the field of Performing Arts-Theatre. His expertise: Performing Arts, Philology, Communication, Cultural Policies, Book Publishing, Academic Ethics and Integrity Ethics and Academic Integrity. The volumes he signs as author are: Chei pentru labirint. Eseu despre teatrul lui Marin Sorescu şi D.R. Popescu (1986, Cartea Românească), Teatrul ca literatură (1987, Eminescu), Drumul spre Ithaca. De la text la imagine scenică (1990, Meridiane; UNITER Award for Theatrology 1991), Oglinda spartă. Teatrul românesc după 1989 (1997, UNITEXT; nominated for the Critic`s Award of the Bucharest Writers` Association, 1998), The Stage and the Carnival. Romanian Theatre after Censorship (2000, Paralela 45), Scenele teatrului românesc 1945-2004. De la cenzură la libertate (2004, UNITEXT; nominated for the UNITER Theatre Critic Award and the Prize for Dramaturgy-Theatrology of the Writers` Union 2004), Teatrul și Comunicarea (2011, UNITEXT). He coordinated the volumes: Expresionismul în teatru şi în arte (1998, UNITEXT), Andrei Şerban sau Întoarcerea acasă (2000, UNITEXT) and his most recent publication is: ”Former les sages de l’intégrité”, in L’urgence de l’intégrité académique (2021, coord. Michelle Bergadaà și Paulo Peixoto. Paris: EMS). 13