CONCEPT 2 (25)/2022
I. RESEARCH
MOLIÈRE. LA SURVIVANCE D’UN GÉNIE.
LE TARTUFFE:
LA MORALE DE L’ÉPOQUE
ET LA PRATIQUE DU THÉÂTRE
MARIAN POPESCU
University of Bucharest, Bucharest, Romania
University ”Babeș-Bolyai”, Cluj-Napoca, Romania
marian.popescu@unibuc.ro
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I. RESEARCH
Abstract: This article assesses Molière's strategies to triumph and survive as a playwright,
comic genius, favored and then disgraced by the King. My point of view is that Molière not
only exercised his comic genius, but that he contributed to two revolutions in the 17th
century: in the moral order of the time and in theatrical practice. If these have been the
subject of in-depth analyses over time, what has been less analyzed is that Molière uses
comic theater not only to revolutionize comic form, but also to argue with his opponents,
again using theatrical means. And he does it like a genius navigator on rough seas who
knows how to survive in extremely difficult conditions. Hypocrisy and imposture are the
human substance, the material from which Molière constructed the mask of a character
that crosses the centuries. Between the morals of his time and theatrical practices there
are still reasons to think about it.
Keywords: Molière, Tartuffe, hypocrisy, imposture, morality, theatre, the 17th century.
How to cite: Popescu, M. (2022) ”Molière. La survivance d’un génie. Le Tartuffe: la morale
de l’époque et la pratique du théâtre,” Concept 2(25), pp. 199-122
Introduction
Tartuffe ne vient pas d'une autre planète. Il est ici, il est avec nous. Nous y prêtons
attention, nous le faisons progresser sur la scène sociale et politique, sur l'échelle des
compétences et de l'expertise. Mais surtout de la morale. Depuis 1699.
Molière fut un comédien, un écrivain, un directeur de troupe, un critique de la
morale de son temps, impliqué à haut niveau dans les controverses théâtrales, un
polémiste, privilégié puis disgracié par le roi Louis XIV. Pour quelqu’un qui a
contribué au détachement de la morale de la religion, c’est pas mal ! Ses comédies
installent dans l'éternité le territoire si humain de l'hypocrisie et de l'imposture,
avec le talent, le génie comique de celui qui, depuis le XVIIe siècle, comme
Shakespeare, a fait exister la modernité.
L'histoire du célèbre Tartuffe est bien connue. La première version, en
1664, fut interdite dès la première représentation (12 mai). La même année, le 1er
août, l'abbé Pierre Roullet1 publia un éloge au roi dans lequel il qualifiait Molière
La violence de l’attaque est si forte qu’elle a convaincu le Roi et Tartuffe est interdit de
représentation. L’effet sur Molière? Il fait de l’abbé son nouveau personnage et l’auteur en
censeur elimine toutes les references a l’Église catholique. C’est ici la génèse de Tartuffe ou
L'imposteur. Fait intéressant : l'abbé, dans sa rage contre Molière, s'en prend également au
maréchal de Turenne, un personnage puissant à la Cour et en France. Il semble que son
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de "démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus grossier et le plus libertin
qui ait jamais vécu dans les siècles passés". (Rigal, 1908, p. 223) La première
version de la pièce n'a pas été conservée.
La seconde version est datée du 5 août 1667. Molière modifie le texte
original et nomme Tartuffe comme Panulphe pour ne pas identifier le faux croyant
de la première version. Le personnage n'est plus habillé en prêtre—ce qui avait
fortement déplu à l'Église et à l'abbé Roullet—mais en homme du monde. La pièce
suscite néanmoins la réaction furieuse d'une organisation, la Compagnie de
Saint-Sacrement dont la mission principale est de remettre le catholicisme dans le
droit chemin et de rétablir l'ordre moral dans la société. L'imposteur Tartuffe, le
faux croyant vivant dans une famille honorable, semble révolter les puristes
religieux. Société secrète, cette organisation monte jusqu'au sommet et, sur
décision du Parlement, l'archevêché de Paris interdit toute représentation de la
pièce le 11 août 1667. Mais Molière ne cède pas : la pièce est jouée ici et là, en
privé. Deux ans plus tard, le 5 février 1669, la troisième version de la pièce, celle
que nous connaissons aujourd'hui, en 5 actes, connaît un grand succès, avec 43
représentations, et le texte est publié un mois et demi plus tard (23 mars 1669).
À cette époque, cependant, Molière mène un autre combat : celui de
changer les canons de la comédie. Mais dans un contexte ou les rapports entre
Théâtre et Pouvoir deviennent de plus en plus inquiétantes.
Molière, comme Corneille, connaît le succès et devient la cible d'attaques
pendant des années. Tous deux expliquent les procédés utilisés dans leurs pièces,
qui s'écartent des normes admises. Marvin Carlson explique le contexte, les enjeux
de la polémique et les attaques qui ont insisté sur l'irrespect d'Aristote. Après le
succès de L'école des femmes, et suite aux attaques immédiates, Molière écrit une
autre pièce, Critique de L'école des femmes. Donc, Molière n'écrit pas d'autres types
de textes, mais toujours des pièces de théâtre, et la Préface de Tartuffe est une
exception majeure. (Carlson, 1993, pp. 104-105)
Molière comprend très tôt qu'il est fait pour écrire et surtout pour jouer
des comédies. Entre 1659 et 1664, Molière conquiert Paris, l'admiration du roi, qui
devient son mécène, mais affronte aussi ses premiers adversaires. Ceux-ci
influence ait conduit Louis XIV à ordonner que tous les exemplaires du pamphlet soient
retirés de la circulation ! L'exemplaire, apparemment unique, de la Bibliothèque nationale
aurait appartenu au roi lui-même....
(https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31255233m.public) (Voire aussi Mîrțu, 1990, p.
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l'attaquent sur deux fronts : la comédie et la religion. De la littérature théâtrale,
mais aussi de la foi et de l'austérité morale prônées par le catholicisme. À l’époque,
les combats et les stratégie molièresques ont developpé l’affaire » Molière, la plus
percutante et significative du point de vue de l’impact de la pièce. (voire Biet,
2013, p. 65-79)
1. Molière et les Pouvoirs: L’Église et le Roi
À la mort du puissant et influent cardinal Mazarin en 1661, qui a gouverné la
France jusqu'à l'émergence de Louis XIV, Molière a 39 ans et, dans trois ans, il
jouera Tartuffe (première version) dans le cadre de la grande fête royale, Les
Plaisirs de l'Île Enchantée, qui inaugure le règne absolu du roi Louis XIV, le
Roi-Soleil. Le roi modifie l'architecture du statut français : de l'existence de
nombreux "pouvoirs" locaux, chacun avec sa propre autonomie, sa propre
juridiction et sa propre domination des sujets, à la construction verticale unique
de l'État. Comme l'observe Jean-Luc Lagarce, „On peut schématiquement
considérer que la mise en place d’une structure verticale unique pour l’État tout
entier sera plus son but que les règlement de la situation économique”. (Lagarce,
2000, p. 76) La France sort économiquement affaiblie de la guerre de Trente Ans
et est désormais le théâtre d'une tension croissante entre la domination de la
classe aristocratique et la montée de la bourgeoisie. Le projet royal est décrit par
Hubert Méthivier dans Louis XIV (cité par Lagarce, 2000, p. 77) comme la volonté
absolue du monarque dont le pouvoir "s'attachera à lutter pour l'unité de la
Monarchie et de la Foi, pour l'autorité de l'Etat, de l'orthodoxie et du goût
classique, pour la soumission des esprits et des classes sociales, dans une
harmonie de valeurs préétablie". Le roi s'amuse, il a ordonné la construction de
Versailles, où l'on présente le Tartuffe de Molière, ce qui suscite immédiatement la
réaction agressive de la Cour, mais aussi d'une organisation religieuse très
influente, de la Compagnie de Saint-Sacrement…2
La Compagnie de Saint-Sacrement est une société secrète, fondée en 1630 par des clercs
et des laïcs dans le but de purifier les mœurs de la société civile et de lutter contre les
protestants. Elle compte cinquante succursales hors de Paris, un conseil de neuf membres,
renouvelé tous les trois ans. Bien qu'elle ait pratiquement cessé d'exister en 1660, par une
faille dans le règlement, le président de la société se permet de poursuivre l'assaut contre
Molière et sa pièce déjà célèbre. Le roi n'a pas voulu accorder à la société un statut légal.
(plus d'informations sur : https://www.catholic.org/encyclopedia/view.php?id=3212)
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Molière est ainsi mis en situation, entre 1664 et 1669, de modifier
substantiellement le texte : du Tartuffe en trois actes, il passe à Panulphe, et dans
un troisième temps, au texte que nous connaissons aujourd'hui, en cinq actes.
Mais c'est un autre chemin qui s'achève : Tartuffe commence comme
Hypocrite et finit comme Imposteur. La figure de l'Hypocrite, dans la première
version, a heurté de plein fouet la "cabale des bigots", des pieux, des
bien-pensants, le groupe de pression qui voyait dans la nouvelle star de la scène
française l'ennemi absolu : auteur, producteur et comédien. Simone de Reyff
examine la querelle entre les milieux religieux et littéraires sur la mission
générique du théâtre, héritée de l'Antiquité, qui est de "corriger les mœurs", action
qui n'exclut personne, y compris les gens d'Eglise. C'est aussi l'argument de
Molière. Immédiatement après la seconde interdiction, celle de Panulphe, La
Mothe le Vayer fait circuler clandestinement sa "Lettre sur la comédie de
l'Imposteur" dans laquelle il défend Molière "remettant en cause une religion dont
le message n'excéderait pas les limites du sanctuaire ou de lécole". Dieu est
présent partout dans le monde, même dans les lieux les plus infâmes et les
amateurs de théâtre qui ne viennent pas à l'église "n'ont-ils pas un besoin plus
urgent d'être enseignés ?". De Reyff conclut que ce plaidoyer introduit dans le
débat contemporain sur les relations entre le théâtre et l'église "des accents
résolument nouveaux, qui plaident pour une approche beaucoup plus
compréhensive du fait religieux". (De Reyff, 1998, pp. 75-76)
2. Jeux à stratégies multiples
On observe ici les stratégies de l'auteur-comédien qui, même lorsqu'il se rend
compte qu'il doit devenir son propre censeur, modifie en fait la structure de la
pièce : il change le "masque" du personnage, choque, par rapport à la comédie
classique, en termes de dialogue et introduit le suspense comme technique de
l'intrigue : Tartuffe n'apparaît pas dès le premier acte ; nous le verrons à partir du
début du troisième acte. Le premier dialogue avec Dorine nous jette directement
au cœur de la position assumée par le faux conquérant :
Tartuffe
Que voulez-vous ?
Dorine
Vous dire…
Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu ! je vous prie,
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Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
Dorine
Comment !
Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.3
(Moliére, 2009, Le Tartuffe, p. 118 )
La pièce reflète une confrontation tendue à l'époque entre les adeptes les
plus libéraux de la rigueur puriste de l'Église et celle-ci. Ceux qui représentent le
"libertinage érudit" veulent, dans l'esprit de l'époque, un nouveau
"commencement", une rupture avec le canon hérité de la comédie. L'air nouveau,
du début, crée dans l'époque des réactions à quelque chose d'autre : la
surveillance, avec des motivations différentes, des autres. Et cela se produit, en
fait, également dans la pièce, comme l'observe George Banu, qui étend le champ de
signification au rôle d'intimidation exercé par le roi à travers des dispositifs
sophistiqués (Banu, 2007, pp. 104-107) En outre, de nombreuses interprétations
du texte, en particulier celle de Mikhaïl Boulgakov, sont allées dans cette direction
pour véhiculer un message politique. Molière se rend compte que le monopole de
l'Église sur la morale devient de plus en plus insupportable. Dans les pièces jouées
avant Tartuffe, on constate que le succès de pièces comme Le Médecin volant et Les
Précieuses ridicules (1659) et surtout L'École des femmes (1662) se mesure à deux
facteurs : l'acclamation du public pour ses farces et comédies et l'opposition
farouche de personnages influents. Molière a recours à une stratégie alternative :
d'une part, il écrit à son protecteur, le roi, et d'autre part, il écrit deux autres
comédies pour ses ennemis : La Critique de l'école des femmes et L'Impromptu de
Versailles (1663). C'est aussi le moment où la protection royale atteint son apogée:
Toutes le citations du texte de la pièce et de la Préface sont de Molière (2009) Le Tartuffe.
Présentation, notes et dossier par Anne Princen. Paris: Flammarion (col. Étonants
Classiques).
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après avoir reçu la salle du Petit-Bourbon cinq ans plus tôt et celle du Palais-Royal
trois ans auparavant (et ce jusqu'à sa mort), le roi accorde désormais à la troupe
de Molière une subvention de mille livres. Et après la première interdiction de
Tartuffe en 1664, le Roi décide l'année suivante d'accorder son patronage à la
troupe de Molière ainsi qu'une pension de six mille livres. Au même moment, les
attaques contre lui se font plus virulentes et l'époque connaît un nouveau débat
sur les rapports entre le Théâtre et la Morale.
3.
Molière a la parole
La Préface de Tartuffe (1669) s'adresse directement à ses adversaires, les coucous
et ses adversaires littéraires. En très peu de temps, deux auteurs lancent des
traités sur l'art de la comédie : l'abbé Nicole (Traîté sur la comédie, 1666) et le
prince de Conti (Traîté de la comédie et des ses spectacles selon la tradition de
l'Église, 1667), dans lesquels le débat sur la moralité du théâtre est lancé sur le
terrain traditionnel de la condamnation. Molière en est conscient et, dans la
Préface, il argumente sur la nature de la comédie, sur le regard que les anciens
portaient sur la comédie, et pose une première limite en disant que les uns veulent
voir la comédie "dans sa pureté" et les autres dans son action "corruptrice".
Écoutons Molière :
J’avoue qu’il y a eu des temps où la comédie s’est corrompue. Et qu’est ce que dans
le monde on ne corrompt point tous les jours ? Il n’y a chose si innocente où les
hommes ne puissent porter du crime ; point d’art si salutaire, dont ils ne soient
capables de renverser les intentions ; rien de si bon en soi, qu’ils ne puissent
tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la
révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a
eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art
d’empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du Ciel : elle nous a été
donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu par la contemplation
des merveilles de la Nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a
détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété.
Les choses, même, les plus saintes, ne sont point à couvert de la corruption des
hommes ; et nous voyons des scélérats qui tous les jours abusent de la piété, et la
font servir méchamment aux crimes les plus grands : mais on ne laisse pas pour
cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire. On n’enveloppe point dans
une fausse conséquence la bonté des choses que l’on corrompt, avec la malice des
corrupteurs. (voir note 3, p. 45-46)
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L'auteur, d'ailleurs, comprend vite l'air favorable de la sphère publique,
comme de la Cour, et écrit et joue surtout ses propres pièces (il n'y a que cinq
exceptions, dont deux tragédies de Corneille et Racine respectivement), des farces,
des comédies, puis des ballets-comédies, espèce qui amuse le plus le roi. Le
registre des voyages de la troupe de Molière, tenu par l'un des comédiens de la
troupe, La Grange, rapporte qu'entre 1659 et 1673, la troupe a donné 111
représentations en 75 voyages auprès de 45 hôtes, figures de la grande
aristocratie française. Molière est à la mode, ce qui ne fait pas l'affaire des autres :
les autres compagnies théâtrales parisiennes. Comment affirme C.E.J. Caldicott,
Entre les mains de Molière, la visite particulière était devenue une forme d’art, un
rite social, une manifestation de la mode. Et ce parce qu’elle imposait des
conditions des représentations exceptionnelles, non seulement dans la mise-enscène mais dans le comportement des acteurs: dans un décor improvisé les
acteurs se mêlaient d’une manière plus intime à leur public; introduits dans la
maison de leur hôte ils s’adaptaient à un nouveau style de jeu non seulement sur
scène mais hors scène. (Caldicott, 1998, p. 69)
Outre les pièces, outre la Préface de Tartuffe, précisément parce que cette
comédie est une sorte de plaque tournante du XVIIe siècle en ce qui concerne le
rapport Théâtre-Morale-Pouvoir, j'évoque une autre "voix" de Molière : les trois
requêtes (placets) adressées au Roi dont deux concerne exclusivemment Tartuffe.
La première date de 1664, juste après l'attaque de l'abbé Roullet:
Sire, Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai
cru, dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer
par des peintures ridicules les vices de mon siècle; et comme l’hypocrisie, sans
doute, en est un des plus en usage, des plus incomodes, et de plus dangereux,
j’avais eu, Sire, la pensée je ne rendrait pas un petit service à tous les honnêtes
gens de votre royaume, si je faisait une comédie qui décriait les hypocrites, et mît
en vue, comme il faut, toutes les grimaces (= fausses apparences; note de l’éditeur)
étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces
faux-monayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle
contrefait et une charité sophistique (= trompeuse; note de l’éditeur). (voire note
3, p. 49-50)
Le second placet, en 1667, intervient après la seconde interdiction de la
pièce et est communiqué au roi, qui se trouve en campagne dans les Flandres, par
deux comédiens de la troupe de Molière, l'un, La Grange, qui tenait le registre de la
troupe, l'autre, La Thorillière. Nous entendons maintenant la "voix" de Molière sur
la façon dont il a censuré sa propre pièce pour faire face aux attaques :
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En vain je l’ai produite sous le titre de L’Imposteur, et deguisé le personnage sous
l’ajustement d’un homme de monde; j’ai beau lui donner un petit chapeau, des
grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dantelles sur tout l’habit, mettre
en plusieurs endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j’ai
jugé capable de fournir l’ombre d’un prétexte aux célèbres originaux du portrait
que je voulais faire: tout cela n’a de rien servir. (voire note 3, p. 53 )
Et Molière demande au Roi l'approbation de la représentation.
Le troisième placet, en 1669, intervient après la levée de l'interdiction de
représenter. Molière demande au Roi une faveur pour son médecin. L'esprit vif
transparaît également dans cette intervention, qui commence ainsi :
Sire, Un fort homme médecin, dont j’ai l’honneur d’être le malade, me promet, et
veut s’obliger par-devant notaires, de me faire vivre encore trente anées, si je puis
lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui
demandais pas tant, et que je serais satisfait de lui, pourvu qu’il s’obligeât de ne
me point tuer. (voire note 3, p. 55 )
4. L’ouverture du temps
Molière est attentif aux idées de son temps, saisissant ce qu'il produit en termes de
développement spirituel et intellectuel. Il semble que l'idée de commencement,
comme l'observe et l'analyse remarquablement Vlad Alexandrescu, soit associée à
des "rôles" qui concernent à la fois l'individu et la collectivité. L'âge de Molière
marque un processus subtil d'avancée de la philosophie sur la théologie qui a
commencé avec Thomas d'Aquin. Le vieil âge des miracles est toujours au centre
de la philosophie, mais la différence est désormais "de plus en plus, à travers les
causes secondes et comme par une définition négative". Si le miracle est un type
de commencement, parmi d'autres, l'époque de Molière, et à travers l'œuvre de
Descartes, le Discours de la méthode (1637), établit une nouvelle relation entre le
"commencement" comme nouveau point de départ dans la vie, mais aussi comme
découverte du processus de la pensée. Descartes établit une philosophie du
"soupçon" lorsqu'il plaide pour une nouvelle fondation des sciences
(Alexandrescu, 2012, p. 29, 38).
Molière marque un moment décisif, un début, en fait, en ce qui concerne
l'impact du théâtre sur l'éloignement de la Religion de la Morale. Comme l'observe
Mihaela Mîrțu, Tartuffe est le signe majeur de la dispute de l'époque où une
tension s'était établie entre l'origine religieuse de la comédie et le droit du
comique à sanctionner les vices humains, une tension qui devient aujourd'hui
obsolète. Les nouvelles découvertes des sciences, un nouveau départ dans le
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processus de réflexion sur les phénomènes et l'individu, rendent possible le
"dialogue" entre les adversités. Les Jésuites "en étaient parfaitement conscients
lorsqu'ils construisaient un mécanisme de pouvoir basé sur le compromis, la
conciliation et la peur de la violence d'une société tourbillonnante où "la fureur de
disputer sans fin des choses divines" aurait pu ébranler les fondements de la
religion et déclencher la violence sociale liée à la fondation de nouvelles
convictions religieuses". (Mîrțu, 1990, p. 97)
Jusqu'à une époque tardive, la position de Molière sur le catholicisme était
controversée. Lui qui affirme que l'homme doit se comporter selon sa nature et
son bon sens, ne permet pas à l'hypocrite, en tant que directeur de conscience, de
s'immiscer dans les familles et la société. Comme le note un ouvrage du début du
20e siècle,
Ce qui reste vrai, incontestable, ce qui explique le déchaînement de haine et
d’injures dont le Tartuffe fut l’occasion, l’indignation des jésuites, des jansénistes
et du clergé, c’est que Molière, d’un bout à l’autre de la pièce, protestait
énergiquement contre la préoccupation égoïste du salut, qui fut l’âme du
jansénisme ; contre l’intrusion du directeur dans la famille, dont les jésuites furent
toujours les défenseurs intéressés. (Canora, 1901)
5. Au-delà de la littérature, la scène
Avec Shakespeare, Marlowe et Molière, le théâtre européen entre dans une
nouvelle époque ou le texte est une ouverture vers le spectacle. J’ai publié un livre
sur la théorie de ce procès comme d’autres critiques du theâtre en Europe. Le livre
a été conçu et écrit dans les années 1980, alors que la Roumanie connaissait un
climat d'oppression et que la censure devenait de plus en plus sophistiquée. J'ai
comparé le processus créatif du texte à l'image de scène à un voyage odysséen et
la métaphore proposée était celle d'un labyrinthe, d'où il était possible de sortir.
Le fin de mon livre disait:
Le voyage odysséen au théâtre a aussi cet effet de refléter le général dans
le particulier, de briser la tendance au cloisonnement. Pour l'homme moderne,
pour l'homme d'aujourd'hui, les modes de communication, si agressifs, ne peuvent
détourner l'essence, le sens de son ‚voyage’ que lorsque la mythologie de la fidélité
à soi a été perdue. Mais lorsqu'il la retrouvera, il se reflétera dans le ‚miroir’ de
l'œuvre, non pas comme un déshérité du destin, mais peut-être comme l'un de ses
élus. (Popescu, 1990, p. 216)
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Et je pense que Molière a été un des ces élus. Au fait, son chemin pour faire
sortir au public ses textes et offrir les images de ses caractères a certainement eu
la dureté d’un voyage odysséen ou seule la foi dans son démarche l’a plutot
soutenu.
Il est aujourd'hui largement admis que Molière était un homme de scène.
Mais ses textes continuent d'être lus. Les écrire, seul ou, pour certains, avec Lully
(pour les ballets-comédies), c'est la première étape. On sait que leur publication
fut le terrain sur lequel il entra en conflit avec la Communauté des libraires de
Paris qui, après avoir reçu le droit de publier ses neuf premiers textes pendant
cinq ans, priva ensuite l'auteur de ses droits à partir de 1663. En 1673, Molière
demande et obtient donc le droit d'éditer lui-même ses textes, les imprimeurs
travaillant directement avec lui et acceptant ses exigences. Cependant, les
relations avec ce cartel sont tendues, surtout après que Molière a découvert que
certains membres imprimaient ses textes de leur propre chef, en dehors de
l'accord. (Caldicott, 1998, p. 127-129)
Le théâtre de Molière commence à s'écarter des préceptes d'Aristote,
canon incontestable de la poétique dramatique. A l'époque,
la comédie française oscille entre les deux termes de l’art littéraire et du jeu
scénique. Molière ne s’engage pas aussi profondement dans la littérature que
Corneille et Racine. Homme des planches, toutes ses qualités sont dramatiques et
ses défauts n’apparaissent qu’à ceux qui le juge au tribunal de la littérature. Mes
ses grandes comédies en sont justiciables. Ses divertissements légers sont sujets
du royaume de la gambade. Car Molière touche aux deux extrêmes et remplit
l’espace intermédiaire. (Kohler, 1925, p. 66)
La "canonisation" de Molière a été tardive, même si, au XVIIIe siècle, il a
constitué un repère de l'identité culturelle française, notamment avec le
Misanthrope. Ses œuvres commencent à figurer dans les manuels de
l'enseignement secondaire. Et Tartuffe est introduit en 1880 dans la programme
scolaire des lycées républicains. (Calleja-Roque, 2020, p. 7-8) Et les études qui lui
sont consacrées n'ont jamais cessé. L'archivage de ses œuvres, des écrits de
l'époque, la création d'un espace en ligne pour l'étude de ce grand auteur est, avec
la mise en scène de pièces de théâtre, le moyen essentiel de maintenir son œuvre
en vie. (voire Projet Molière 21)
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Conclusions
Molière surprend l'époque non pas tant par son succès que par les stratégies qui
lui permettent d'affirmer sans ambages la séparation de la Morale et de la
Religion. Parmi ces stratégies, il y a bien sûr l'autorité suprême, le Roi, mais aussi
la jalousie du milieu théâtral, les tentatives de diffamation de l'Eglise, et le passage
des grandes comédies aux ballets-comédies qui, bien que moins jouées, imposent
une rupture avec Aristote et, comme l'affirme Florence Dupont, structurent
musicalement la pièce (voir le cas du Bourgeois gentilhomme) (Dupont, 2007, p.
258-259). D'un autre point de vue, Tartuffe marque la reconsidération du
personnage comique par rapport à la Religion, mais aussi par rapport à une
société française en mutation. En s'autocensurant, en éliminant ce qui avait
dérangé, Molière aboutit à un Tartuffe dont l'hypocrisie n'est plus un masque mais
sa raison d'être. Tartuffe devient ainsi le Comédien qui joue son rôle à la
perfection. Hypokrites en grec signifie "acteur", en fait "l'acteur au-delà" (du
masque).
References:
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Alexandrescu, V. (2012) Croisées de la modernité. Hypostases de l’esprit et de
l’individu au XVIIe siècle. Bucureşti: Zeta Books.
2. Banu, G. (2006) La scène surveillée. Paris : Actes Sud.
3. Banu, G. (2007) Scena supravegheată. De la Shakespeare la Genet. Bucureşti:
UNITEXT/Polirom.
4. Biet, C. (2013) “Molière et l'affaire Tartuffe (1664-1669)”. Histoire de la justice, 23,
65-79.
5. Caldicott, C.E.J. (1998) La carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs.
Amsterdam: Rodopi.
6. Calleja-Roque, I. (2020) Molière. Un héros national de l’École. Grenoble : UGA
Éditions.
7. Carlson, M. (1993 ed. augmenté ; ed. originale 1984) Theories of the Theatre. A
Historical and Critical Survey, from the Greeks to the Present. New York: Cornell
University Press.
8. De Reyff, S. (1998) L’Église et le Théâtre. Paris : Cerf.
9. Dupont, F. (2007) Aristote ou le vampire du théâtre occidental. Paris : Flammarion.
10. Kohler, P. (1925) Autour de Molière. L’esprit classique et la comédie. Paris : Payot.
11. Lagarce, J.-L. (2000) Théâtre et pouvoir en Occident. Besançon : Les Solitaires
intempestifs.
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CONCEPT 2 (25)/2022
I. RESEARCH
12. Mîrțu, M. (1990) Dynamique des formes théâtrales dans l’œuvre de Molière.
Histoire d’une dissidence secrète. Iaşi : Editura Universităţii ”Al.I. Cuza”.
13. Moliére (2009) Le Tartuffe. Dossier par Anne Princen. Paris: Flammarion.
14. Popescu, M. (1990) Drumul spre Ithaca. De la text la imagine scenică (in French:
« Le voyage vers l’Ithaque. Du texte à l’image scénique »). Bucureşti: Meridiane.
15. Rigal, E. (1908) Molière. Tome premier. Paris : Librairie Hachette et Cie.
Online references:
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2. Projet Molière 21, Available at: http://moliere.huma-num.fr/index.php, Accessed
at: May 12, 2023.
Marian Popescu is a theater critic, author of seven books on the performing arts,
translator of English theatre. He is an associate professor PhD at the Romanian
universities of Bucharest and Cluj-Napoca where he coordinates doctorates in the field of
Performing Arts-Theatre. His expertise: Performing Arts, Philology, Communication,
Cultural Policies, Book Publishing, Academic Ethics and Integrity Ethics and Academic
Integrity.
The volumes he signs as author are: Chei pentru labirint. Eseu despre teatrul lui
Marin Sorescu şi D.R. Popescu (1986, Cartea Românească), Teatrul ca literatură (1987,
Eminescu), Drumul spre Ithaca. De la text la imagine scenică (1990, Meridiane; UNITER
Award for Theatrology 1991), Oglinda spartă. Teatrul românesc după 1989 (1997,
UNITEXT; nominated for the Critic`s Award of the Bucharest Writers` Association, 1998),
The Stage and the Carnival. Romanian Theatre after Censorship (2000, Paralela 45), Scenele
teatrului românesc 1945-2004. De la cenzură la libertate (2004, UNITEXT; nominated for
the UNITER Theatre Critic Award and the Prize for Dramaturgy-Theatrology of the
Writers` Union 2004), Teatrul și Comunicarea (2011, UNITEXT).
He coordinated the volumes: Expresionismul în teatru şi în arte (1998,
UNITEXT), Andrei Şerban sau Întoarcerea acasă (2000, UNITEXT) and his most recent
publication is: ”Former les sages de l’intégrité”, in L’urgence de l’intégrité académique
(2021, coord. Michelle Bergadaà și Paulo Peixoto. Paris: EMS).
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