Cliniques méditerranéennes, 106-2022
Présentation d’ouvrages
Jacques Hochmann
Les Arrangements de la mémoire –
Autobiographie d’un psychiatre dérangé,
Odile Jacob, 2022
L’autobiographie de Jacques Hochmann s’intitule Les Arrangements de la
mémoire – Autobiographie d’un psychiatre
dérangé (Odile Jacob, avril 2022). Si le
titre assume explicitement l’impossibilité de produire un récit de soi impartial, le sous-titre apporte une nuance
inattendue : l’auteur pourrait être un
psychiatre un peu fou, contaminé par
ses malades – mais aussi un homme
que certains faits politiques ou professionnels ont délogé de ses certitudes.
Et de fait, quand Hochmann raconte
d’où il vient et comment il a rencontré la
folie, on comprend qu’il ait pu se sentir
dérangé.
Il naît en France en 1934 dans une
famille juive originaire de Lwów, en
Pologne, qui a fui l’antisémitisme à la
fin des années vingt. Sioniste attaché
à la laïcité, à la démocratie et au socialisme, son père travaille comme ingénieur dans la Loire et élève ses enfants
dans un athéisme libéral, tout en leur
transmettant ce qu’il sait des traditions
hassidiques. Comme beaucoup de ses
contemporains, Jacques Hochmann
découvre donc sa judéité à travers la folie
d’Hitler ou de Pétain : l’ostracisme qui
le frappe dès la promulgation des lois
antijuives, l’obligation de se cacher et de
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changer de nom. Par chance, sa famille
habite en territoire protestant, près du
Chambon-sur-Lignon, où des Justes
participent au sauvetage de centaines
d’enfants – dont lui. Après la guerre, il
apprendra le sort de parents déportés et,
pour beaucoup d’entre eux, assassinés
par les nazis.
Adolescent passionné de littérature, il souhaite passer le concours de
Normale Sup’ et devenir journaliste ou
critique. Mais son père lui conseille de
s’orienter vers la médecine, métier plus
facile à monnayer en cas de nouvelle
émigration forcée : c’est dire si l’inquiétude forme la toile de fond de la vie familiale. Comme beaucoup d’étudiants en
médecine attirés par les Lettres, il opte
vite pour la neuropsychiatrie, spécialité
censée accorder plus d’importance à la
parole. Il y découvre d’abord le mépris
dans lequel sont tenus les fous, et les
pratiques sadiques dont ils sont souvent
l’objet. La guerre d’Algérie divise alors
l’opinion, l’oppression coloniale métaphorise la violence soignante, de sorte
que l’engagement d’Hochmann en
psychiatrie comporte une dimension
politique et militante consciente. Par le
biais de Marcel Colin, il découvrira, au
début des années soixante, la psychiatrie
pénitentiaire et les institutions de la Pjj.
Puis Jean Guyotat et Pierre Fédida l’initieront à une psychiatrie de secteur toute
neuve et mal accueillie par un système
de soins encore hospitalocentré.
280
Au mitan des années soixante,
une bourse lui permet de se former à la
psychologie humaniste auprès de Carl
Rogers en Californie. Son année sabbatique le conduit aussi à New York, où
il découvre la psychiatrie communautaire bricolée par un confrère du Bronx ;
à Palo Alto où naît le systémisme ; et
dans plusieurs berceaux de thérapies
plus ou moins exotiques. De retour en
France, lesté de ce bagage, il travaille
en psychiatrie générale, poursuit son
analyse et compagnonne avec Marcel
Sassolas. En 1968 il crée l’association
Santé mentale et communauté, destinée
à implanter dans l’agglomération lyonnaise les principes de psychiatrie communautaire. Puis il est nommé professeur,
s’oriente en 1981 vers la pédopsychiatrie et le soin de l’autisme, publie des
livres majeurs dans ce domaine, ainsi
qu’un dialogue heuristique avec son
ami Marc Jeannerod, neuroscientifique
de renom. Retraité, il continue d’assurer des missions de transmission, la
passion qui court comme un fil rouge
d’un bout à l’autre de sa vie professionnelle. En outre, comme un contrepoint à
sa trajectoire intellectuelle, Hochmann
confie des éléments plus intimes de sa
vie personnelle et familiale, dont les
lignes croisent et recroisent son parcours
professionnel.
Psychiatre dérangé ? Oui, par le
totalitarisme, le colonialisme, l’inertie
asilaire et les dogmatismes contre
lesquels il a ferraillé sans relâche. Mais
aussi, n’en déplaise à sa modestie,
dérangé parce que hors du rang, exceptionnellement doué pour comprendre les
situations cliniques et institutionnelles,
attentif à la dimension profondément
politique de la psychiatrie, « répressive
pendant les périodes autoritaires » et
qui « se libéralise quand la démocratie
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Cliniques méditerranéennes 106-2022
l’emporte » (p. 282). Nous retrouvons
ou découvrons sa pensée nourrie de
celle des psychanalystes les plus originaux – Winnicott, Bion, Racamier entre
autres – mais aussi de cognitivisme, de
neurophysiologie ou de philosophie – en
particulier celle de Ricoeur. Au long d’un
plaidoyer vibrant pour une psychiatrie relationnelle et casuistique, ce livre
promeut de manière convaincante l’effet
thérapeutique de la narrativité, et invite
à ne pas mépriser la fonction poétique
du langage. C’est une manière de nous
rappeler que l’art psychothérapeutique doit autant à la littérature qu’à la
médecine.
Lwów s’appelle aujourd’hui Lviv et
se situe en Ukraine. La folie du monde
ne semble pas près de guérir…
Emannuel Venet,
Psychiatre 7 avenue Berthelot,
F-69007 Lyon ;
em.venet@gmail.com.
Pierre Delion
La constellation transférentielle,
érès, 2022
Voici un livre dense, court et concis
qui a le double mérite de pointer l’essentiel de la psychiatrie française d’aprèsguerre et de nous donner des raisons
d’espérer sortir de sa désaffection et de
sa quasi disparition. L’ouvrage tourne
autour de cette institution dont François
Tosquelles donna la première esquisse :
la constellation transférentielle. Définie
par Pierre Delion comme « l’ensemble
des soignants qui sont au contact
du patient présentant une pathologie
archaïque », elle est la matrice de toute
l’extraordinaire expansion de la psychothérapie institutionnelle et de la psychia-
Présentation d’ouvrages
trie de secteur depuis Saint Alban et les
années d’après-guerre.
Deux idées fortes guident le propos : la distinction a priori/ a posteriori
et la notion de pathologies archaïques.
La première permet de lire la crise
actuelle comme le triomphe sans partage
de l’a priori dans les soins psychiques :
les protocoles sont fixés avant toute
expérience clinique, ils nous mettent à
l’abri de la rencontre. « A posteriori »
désigne au contraire la rencontre ellemême, le contact et l’expérience.
Un tel dépérissement de l’expérience
engendre inévitablement des querelles
médiatiques absurdes. Comme lors des
interminables diatribes pour dénoncer
l’abandon de la méthode syllabique
dans l’apprentissage de la lecture,
suivies un temps par la réaction, elle
aussi dogmatique, de la méthode dite
globale. Les enseignants expérimentés
savent bien qu’un élève commence par
voir le mot globalement (voie d’adressage), mais qu’il tente ensuite de vérifier sa vision en découpant le mot en
entités discrètes, phonèmes ou syllabes
(voie d’assemblage). Ce que nous dit
ici Pierre Delion de la psychiatrie relève
du même aveuglement conservateur ou
scientiste, comme dans les controverses
sur l’autisme ou comme dans les deux
approches de la schizophrénie restituées
ici : l’approche de Bleuler et Henri Ey
et celle du dsm 5. La première relève de
l’expérience, car elle sait que, s’il nous
faut des concepts nouveaux (la dissociation par exemple), seul le singulier
existe. Les statistiques sont loin d’être
inutiles, mais elles ne sauraient se substituer à l’accueil et à la parole clinique.
La « raison statistique » est le produit
de la rationalité instrumentale qui a
envahi tout le champ de l’expérience.
La notion de « rapport complémentaire »
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permet de ne rien exclure et de ne pas
tomber dans l’abstraction. Complémentaires sont les regards : de l’infirmier,
de la personne d’entretien, du psychologue, du psychiatre. La constellation
permet de les croiser et de les prendre
en compte, hors statuts (le psychiatre
n’a pas forcément raison parce qu’il
est psychiatre). Mais complémentaires
sont aussi les recherches, du moins tant
que les comités de lecture des revues
scientifiques n’éliminent pas certaines
contributions a priori : on peut le voir
aujourd’hui dans les approches de l’autisme, après des années de controverses
épuisantes et intéressées.
La notion de « pathologies archaïques » permet de regrouper le champ
de l’approche psychiatrique autour des
psychoses et d’oser implanter parmi
elles la relation transférentielle qui
ne peut plus être réservée aux seules
névroses. Si la lecture de Freud nous
permet toujours de voir le transfert in
statu nascendi dans la cure-type, son
extension aux pathologies archaïques,
chez l’adulte comme chez l’enfant, s’est
imposée progressivement à travers le
« transfert multiréférentiel » (Tosquelles)
ou le « transfert dissocié » (Oury).
Pour sortir des polémiques stérilisantes et des procès d’intention, l’auteur
propose un « pacte éthico-pratique ».
Le premier article en serait « ma responsabilité » envers l’enfant ou l’adulte
reçu en consultation : elle m’engage
dans une « contrainte éthique ». Elle
ne va pas sans la liberté du patient, si
l’on a présent à l’esprit que la psychiatrie est « une pathologie de la liberté »
(Henri Ey). Le deuxième article serait le
« respect » pour l’individu dont j’écoute
le récit (a posteriori), ce qui m’oblige à
mettre entre parenthèses le raisonnement statistique (a priori). Mais il ne
282
faut pas se méprendre : Pierre Delion ne
nous propose pas une nouvelle « charte
éthique ». Il ne s’agit pas de dresser
l’une contre l’autre la raison statistique
et la position éthique. En ramenant
chacune à son ordre, elles ne cessent pas
d’être irréductibles, mais elles peuvent
devenir compatibles. La sagesse pratique
du thérapeute est là : « rouvrir ce que
l’angoisse de la souffrance psychique
familiale a tendance à fermer avec les
généralisations statistiques » (p. 41).
C’est dans le dernier chapitre que
l’auteur, récapitulant tous les enseignements de la psychothérapie institutionnelle, nous met au défi d’inventer
une psychothérapie « sécure » pour les
patients contre la vision politico-policière d’une psychiatrie sécuritaire. On en
arrive à formuler ainsi six propositions
pratiques comme autant de déclinaisons
de la position éthique :
Assomption d’une position désirante dans son travail
Assurer la libre circulation des
personnes
Qui favorisera la libre circulation de
la parole
Inventer des « costumes thérapeutiques » sur mesure pour chaque
patient
P ro m o u v o i r u n e a u t o g e s t i o n
relative des outils de production
psychiatrique.
On ne nous demande pas d’adhérer
à un programme écrit d’avance ou gravé
dans le marbre. Pas plus qu’on ne cède
à la mélancolie de célébrer un âge d’or
révolu. Mais on sort de la lecture de ce
livre avec une question : « que m’est-il
permis d’espérer ? » Et l’on commence à
espérer lorsque revient la visibilité : les
neurosciences, qui ont toute leur place
dans la recherche et dont on attend beaucoup pour cela, peuvent cesser d’être
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un horizon indépassable. Tous ceux qui
ont cru à un horizon indépassable (le
marxisme pour les uns, le néolibéralisme
pour les autres) en sont pour leurs frais.
Espérer, c’est d’abord renoncer à une
telle clôture.
Jean-François Rey,
Philosophe,
professeur honoraire iufm,
178, rue d’Artois, F-59000 Lille ;
reyjf59@gmail.com
François Marty et Mélanie Georgelin
La latence à tous les âges de la vie
Un bouclier pour défendre le moi,
Éditions In Press, 2021
Suspendre, voiler, couver. Telle la
cigale, enfouie dans le sol durant deux
ou trois ans « pour se préparer au grand
concert de sa vie qui ne durera qu’une
saison » (p. 37), l’humain connaîtrait au
cours de son développement psychosexuel une période d’« hibernation »
pulsionnelle, à l’image de l’humanité des
premiers âges qui aurait traversé l’ère
glaciaire en se repliant dans des grottes,
tout en développant les premières
expressions artistiques et culturelles.
Le modèle freudien d’un biphasisme
du développement sexuel, dans lequel
l’ontogenèse récapitulerait la phylogenèse, est connu. Ce temps de mise en
suspens, de refoulement et d’inhibition
quant au but des pulsions sexuelles et
agressives, serait une caractéristique et
peut-être même une condition de l’humanité, entendue comme une animalité
en capacité de sublimer ses pulsions.
La latence dans ce modèle est conçue
comme une période, se situant entre les
acmés pulsionnelles et fantasmatiques
de la période œdipienne puis de l’ado-
Présentation d’ouvrages
lescence. Ce serait chez l’enfant la phase
de consolidation du développement
subjectif et de renforcement des défenses
du Moi. Ce serait également le temps de
la rêverie, des apprentissages, des investissements culturels.
L’ouvrage de François Marty et de
Mélanie Georgelin ouvre à partir de cette
notion freudienne une perspective particulièrement féconde, sur le plan métapsychologique et sur le plan clinique,
en nous amenant à envisager la latence
non pas comme une simple période
mais comme un processus, actif tout au
long de la vie. Suspendre, voiler, couver,
tels seraient les mots de la latence,
permettant d’en approcher la dynamique processuelle. « Un bouclier pour
défendre le moi », tel que le nomment
les auteurs, qui pourrait évoquer le
système de pare-excitation évoqué par
Freud, consistant à protéger l’organisme
contre les excitations externes. La latence
comprendrait ces caractéristiques,
mais pas seulement. Elle fonctionnerait
comme une peau, enveloppe contenante,
délimitante, du moi (Anzieu), face aux
excitations externes, mais aussi face aux
débordements pulsionnels, internes.
La latence comme processus s’appuierait
notamment sur l’intériorisation par le
nourrisson de la fonction de contenance
maternelle (Bion, Winnicott), ce qui en
situe les premiers effets dès les phases
précoces du développement psychique.
Contenir, pas seulement dans le sens de
maîtriser mais d’apprendre à différer la
décharge vers la satisfaction, « supporter
de ne pas avoir tout et cependant
accepter d’être » (p. 98). Le mécanisme
à l’œuvre ne serait pas le refoulement
au sens fort mais plutôt un refoulement partiel, laissant la possibilité d’un
va-et-vient entre conscient et préconscient des éléments voilés, suspendus.
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Telle la peau, la latence ne pourrait être
envisagée uniquement comme une
fonction barrière mais plutôt comme
un processus souple et perméable.
La topique de la latence serait, comme
Freud l’avait indiqué, le préconscient
plutôt que l’inconscient.
Là s’ouvre la seconde perspective
novatrice de l’ouvrage, consistant à envisager la latence comme un travail au
service des fonctions du moi. La latence
œuvrerait chez l’enfant, au décours
de la traversée de l’Œdipe, à « ensommeiller » la pulsion sexuelle (« dormition du complexe d’Œdipe », Belle au
bois dormant), mais également à opérer
un décentrage dans les investissements
d’objet œdipiens, tout en favorisant « un
travail du sexuel en soi, à l’abri, dans
l’attente de la rencontre » (p. 123). Telle
une couvaison, le travail de latence serait
ainsi une condition nécessaire et préparatoire à la survenue du génital, œuvrant
dans les « coulisses » de l’adolescence,
puis susceptible de se réactiver à chaque
nouvelle épreuve de la vie. Les ratages
de ce travail dans sa dimension pareexcitante se repéreraient chez les enfants
violents, hyperactifs ou hypopassifs
(Chagnon), en lutte angoissée contre la
passivité, le renoncement, la suspension
de la satisfaction et, dans sa dimension
de travail d’intériorisation progressive
du sexuel génital, chez les enfants figés
dans une latence interminable, en difficulté pour déplacer leurs investissements
d’objets œdipiens et narcissiques vers
d’autres objets. Les ratages de la latence
mèneraient parfois, à l’adolescence ou
à l’entrée dans l’âge adulte, vers des
aménagements pervers ou des addictions, fonctionnant comme des pseudolatences. Au secours de la latence, dont
les vertus seraient plu rielles (antipsychotique, préventif à la violence, anti-
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traumatique, d’intégration du féminin),
les auteurs mettent en avant l’institution,
avec ses dimensions de contenance, de
sas entre l’expression de la violence et son
traitement, ainsi que les thérapies non
brèves chez l’enfant, lui laissant le temps
de se déployer, de s’autoriser à jouer et à
exprimer sa souffrance au rythme de sa
temporalité psychique propre. Couver
pour laisser éclore…
Références :
A nzieu , D. 1985. Le Moi-peau, Paris,
Dunod, 1995.
Bion, W. 1962. Aux sources de l’expérience,
Paris, Puf, 1979.
Chagnon, J.-Y. 2005. « Hyperactifs ou
hypopassifs ? », La psychiatrie de l’enfant,
1 (vol. 48), p. 31-88.
WinniCott , D.W. 1971. Jeu et réalité,
Paris, Gallimard, 1975.
Erwan Quentric,
Psychologue clinicien,
Docteur en psychologie clinique,
13 rue de Rome,
F-13001 Marseille ;
erwanquentric@hotmail.com
Bernard Vandewiele
Brigitte, l’œuvre à vif,
Autre incertain, 2020
Avec cet ouvrage, le lecteur rencontrera le récit détaillé d’un processus
thérapeutique, ainsi que celui de l’affirmation d’une vocation artistique.
Brigitte est autiste. Initialement,
son quotidien est perclus de souffrances
et de symptômes clastiques. L’auteur
les décrit notamment dans la première
partie « survivre ». Ils répondent à un
environnement particulier et aux événements que rencontre Brigitte.
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Son mieux-être passe par ce qui
peut être qualifié d’adoption en actes.
Bernard Vandewiele raconte dans la
deuxième partie « vivre » comment
il s’est constitué assistant maternel de
l’enfant, puis tuteur par la suite. L’ouvrage présente tour à tour Brigitte, bébé
puis enfant en proie aux affres d’une
vie allant d’établissements sanitaires
en instituts, Bernard, alors jeune infirmier, ainsi que les autres protagonistes :
compagne, amis, collègues, famille d’origine, concernés de loin ou de près par
leur évolution.
Durant ces deux parties, l’auteur
dresse un tableau sans fard d’un hôpital
qui ne compense pas la misère sociale.
Il souligne le délitement de la psychiatrie
publique du fait de la pénurie de moyens
et des discours managériaux. Il met
en évidence la dégradation des liens,
donnant lieu à une toxicité des établissements. Ce constat datant de la fin des
années 1970 – Brigitte a 10 ans lorsqu’elle
sort du service de pédopsychiatrie qui
l’héberge, est fort malheureusement
toujours d’actualité. Pour autant, l’antipsychiatrie comme telle est problématisée.
Sans concession également, sont les
analyses que l’auteur propose de certains
de ses propres positionnements à l’égard
de sa protégée. Il est tout à son honneur
de faire état de ses erreurs. Il met en
avant ses doutes, tâtonnements et stratagèmes, avec leur lot de questionnements.
L’ouvrage décrit les transformations
spectaculaires de Brigitte enfant, dès
qu’une alternative de mode de vie (hors
instituts) lui est proposée : accessions au
langage, à la propreté, aux jeux…
Mais l’autisme n’est pas une sinécure ! Les violences mortifères de Brigitte
en sont un exemple édifiant, dans leur
radicalité qui ressort chez elle jusqu’à la
période de jeune adulte. L’auteur nous
Présentation d’ouvrages
permet ainsi d’imaginer quels désarrois
peuvent habiter les accompagnants et
intervenants auprès d’autistes. Heureusement, il ne nous laisse pas sans explication à propos des symptômes. Ses
interprétations minutieuses donnent de
la cohérence à la logique d’un inconscient dont les conflits s’expriment au
grand jour.
Le récit nous permet de cerner
pourquoi l’engagement de Bernard en
psychanalyse est essentiel pour favoriser
le développement de Brigitte, dans le
sens où il parviendra à « barrer l’Autre »,
et à accepter de se constituer lui-même
Autre barré. Il est également une occasion supplémentaire, s’il en était besoin,
de se rendre compte des ravages d’une
agression sexuelle (ici incestueuse) sur
une vie psychique encore en devenir.
La troisième partie de l’ouvrage,
« Peindre », est une magnifique analyse
des processus à l’œuvre dans l’activité picturale de Brigitte. Elle ravira
les adeptes des arts visuels et des arts
« bruts », tout autant que ceux qui s’intéressent à la psychologie de la création.
Les peintures sont à la fois des conséquences et des facteurs de « guérison »,
supports d’inscription subjective de
Brigitte dans le monde – Bernard
Vandewiele nous brosse d’ailleurs l’évolution de sa signature. On trouve là une
illustration concrète du concept lacanien de sinthome. Bernard Vandewiele
se rapporte à des données anthropologiques et culturelles, et s’appuie sur
différents auteurs d’obédience psychanalytique : Sigmund Freud, Sabina
Spielrein, Mélanie Klein, Jacques Lacan…
Ce ne sont pas les seuls. Tout au
long du livre les réflexions de l’auteur
s’appuient sur une multitude de références fondamentales : Jenny Aubry,
René Spitz, Maud Mannoni, Bruno
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Bettelheim, Fernand Deligny (ces deux-là
rencontrés en personne durant le récit),
Gregory Bateson… Le livre comporte
34 reproductions d’œuvres de Brigitte,
ainsi que 5 illustrations, ce qui en fait un
bel objet.
Une remarque peut être soulevée
vis-à-vis de la tonalité de l’écriture.
Érudite, rythmée et soignée, elle met
à distance les accents épiques de l’histoire, autant que l’ampleur des affects
et incertitudes qui ont dû jalonner ces
quarante années. Le lecteur rencontrera
en effet le sérieux et l’exigence d’une
approche universitaire, en quelque sorte
« adoucie » par la présentation d’écrits
intrinsèquement poétiques de Brigitte,
un post-scriptum de l’auteur, ainsi que la
troisième de couverture.
Au-delà de la posture de scribe,
Bernard Vandewiele se constitue à la fois
porte-parole de Brigitte, témoin de son
évolution, et défenseur d’une conception a-théorique et artisanale de l’action
thérapeutique, au chevet du patient.
Ce récit mérite d’être élevé au rang
de paradigme d’un accompagnement
réussi.
Carole Bouzidi,
psychologue ,
Cio, 46 rue Abel Ferry,
F-88000 Épinal ;
carole.bouzidi@gmail.com
Dina Germanos Besson
Le Brouillon des sens : procédés
et figures à l’épreuve de la psychanalyse,
Langage, 2021
Le fil de l’ouvrage Le Brouillon des
sens de Dina Germanos Besson pourrait
être paradoxalement celui de la coupure,
de la non-identité du sujet. Sujet de
286
l’inconscient bien sûr, mais aussi celui
traité par l’auteure dans son livre ou
encore dans son cabinet. Il en va de
même de l’approche choisie, celle de la
linguisterie – hybridité de la linguistique
et de la psychanalyse – qui porte en son
essence la marque de ce qu’elle soutient :
l’entre-deux, la coupure, le sujet de
l’énonciation au cœur de toute prise de
parole.
Dans les sillons tracés par cette voie,
le Lexique en guise de notes de Christian Bonnefoi est un véritable poème
qui fait écho au texte de la psychanalyste par une sorte de mise en abyme
stylistique et de fond. En effet, ces deux
écrits se répondent en faisant résonner
par « le brouillon des sens » ce qui ne
cesse pas de ne pas s’écrire. Les figures et
les tropes ou encore l’« Inachevant » au
cœur du désir du peintre se présentent
comme autant de modalités d’expression
d’un réel indicible, par une articulation
entre signifiants et images qui traverse
l’ensemble de l’ouvrage.
C’est cette même articulation qui
dessine « l’espace poétique d’une cure »
qui, à travers la métaphore, la parataxe,
l’anaphore, la litote et autres touches
de l’inconscient, offre un terrain de jeu
à « l’étranger », une toile d’expression
au « non lieu », au lieu de l’Autre. À cet
égard, le livre de Dina Germanos Besson,
ponctué d’illustrations cliniques, est un
précieux témoignage de l’espace de créativité qu’ouvre la cure pour un sujet,
quelle que soit sa structure, pour peu
que l’analyste en soutienne la possibilité
par son écoute singulière. Ici s’énonce la
thèse originale de l’auteure : ce qu’une
écoute à la fois clinique et ludique
des tropes et des figures permet de
nouveauté dans la cure analytique.
Mais si cet ouvrage revêt sans aucun
doute une valeur intemporelle au regard
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Cliniques méditerranéennes 106-2022
du sujet qu’il aborde, il ne faudrait pas
pour autant perdre de vue les pistes
de réflexions tout à fait actuelles et
essentielles auxquelles il contribue. Si
l’auteure nous invite à la suivre avec
légèreté dans sa linguisterie, nous ne
pouvons en effet manquer de prendre la
mesure de la manière dont cette défense
du « superflu » prend les allures d’un
acte d’écriture engagé, acte de résistance
face à l’« adieu du langage » de notre
monde contemporain. En faisant la part
belle aux tropes et aux figures, Dina
Germanos Besson redonne ainsi sa place
d’exception au manque au sein d’un
discours social où prévaut le rejet de l’altérité et donc l’univoque, « sans surprise
ni reliefs, sans scansion ni césure ».
C’est ainsi tout un pan de la
recherche sur la manière dont les mutations de notre discours social contemporain modifient le rapport du sujet à la
langue qui est ouvert. Pour ne prendre
qu’un exemple, alors qu’au sein d’un
discours social soutenu par le manque et
la place d’exception une figure d’atténuation telle que l’euphémisme peut se faire
l’un des procédés privilégiés de la langue
totalitaire au regard du rapport occultant
à la réalité qu’elle articule, les procédés
langagiers semblent aujourd’hui s’être
modifiés en écho à ce que récuse notre
discours contemporain : la dimension
du manque. La langue tend à se revendiquer « toute », positivée, sans manque,
objet manufacturé, de consommation, à
corriger ou améliorer selon les revendications de chacun. Puisque le « pouvoir
est désormais au cœur de la langue » et
que « le terrorisme commence par elle »,
une attention toute particulière est alors
à porter à la prévalence des procédés
linguistiques du discours de l’Autre
social au sein duquel le sujet est appelé
– ou non – à advenir. L’abord au premier
Présentation d’ouvrages
degré et le rejet de toute forme d’humour
et de dialectique de nombre de discours
revendicateurs de l’offre du marché de
l’identité – et la recrudescence de sujets
sans énonciations qui s’en soutiennent –
ne nous indiquent-ils pas ce qu’il en est
aujourd’hui d’une pente à l’extrémisme
soutenue par la récusation de l’Autre ?
Il s’agit alors de tendre l’oreille à la
présence ou non de tropes et de figures
dans les discours et à la manière dont
ils permettent de soutenir le lien social.
Le monde d’aujourd’hui ne souffre plus
l’humour, l’équivoque, la dialectique.
C’est tout l’art de Dina Germanos
Besson que de rejouer des tropes et
figures. Un art qui se fait acte, acte analytique face à l’analysant sur le divan,
acte d’analyste par le dévoilement du
reste, de tout ce qui est tu mais s’entend
du « Je » dans les procédés stylistiques
étudiés dans ce livre par le truchement
de cette discipline hybride : la linguisterie. L’hybridité, féconde et créative,
traverse l’ensemble de l’ouvrage – entre
linguistique et psychanalyse, entre art et
linguisterie, entre frivolité et sérieux…
Une insoutenable légèreté qui nous
rappelle le poids des mots et leur portée,
éthique et politique.
Ce livre est, en somme, une véritable
« trouvaille »…
Mathilde Marey-Semper,
Psychologue clinicienne,
psychanalyste,
44 rue Victor Hugo, F-93170 Bagnolet ;
mathildemareysemper@gmail.com
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Bertrand Hénot
Sauver Dora – Enquête policière et thérapie
narrative dans le monde de Freud,
Vérone éditions, 2021
Anton Schwarzschild, un policier français est envoyé en mission à
Vienne afin d’enquêter sur les théories
et les pratiques du docteur Freud et de
construire une alliance qui éviterait la
guerre en Europe. Waldeck-Rousseau
qui lui confie la mission, lui demande
de comprendre de quelle manière « les
derniers développements de la psychologie pourraient contribuer à établir une
paix permanente entre les peuples…
Sinon, à quoi servirait la psychologie ? »
L’enquête commence à la morgue
de Paris chez le légiste Paul Brouardel,
devant le corps meurtri d’une enfant
abusée, elle se poursuit à la Salpêtrière
ou Schwarzschild est fasciné par la puissance thérapeutique de l’hypnose.
À Vienne, le policier français croise
la route de plusieurs patientes de Freud,
dont la célèbre Dora, de son vrai nom
Ida Bauer.
Le roman s’ouvre sur la dernière
séance de la jeune Ida chez Freud le 31 décembre 1900.
Que pense Freud de sa patiente ? Et
surtout, que pense Ida de son analyste ?
Bertrand Hénot nous livre les deux points
de vue.
Lors de cette dernière séance, Freud
explique à Ida de quoi elle souffre : son
désir refoulé pour Hans Zellenka, ami de
son père, ses penchants masturbatoires
révélés par son énurésie infantile et par sa
manière de jouer avec son aumônière…
Selon Freud, Ida souffre du refoulement
de ses désirs sexuels pour Hans.
De son côté, Ida a peur d’être l’objet
d’un scénario pervers entre Hans et son
père : celui-ci l’aurait offerte à son ami
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Hans pour pouvoir entretenir tranquillement une relation amoureuse avec
Peppina Zellenka, épouse de Hans.
« Dora (Ida), nous dit Freud, avait
écouté sans me contredire comme à son
habitude. » Que signifie cette absence de
protestation ? Est-elle convaincue par les
arguments de Freud ? Est-ce la levée du
refoulement ? L’acceptation de ses désirs
sexuels pour Hans ?
Bertrand Hénot nous propose une
autre lecture : au début de sa cure, Ida
se sent écoutée par le docteur, elle n’est
pas folle quand elle laisse entendre que
Zellenka a des comportements déplacés.
Elle espère être reconnue comme une
victime, comme l’objet d’une transaction
perverse entre des adultes. Et la fin de
ses protestations, ne serait-ce pas la fin
de ses espoirs d’être entendue ?
Au fil des pages, un autre récit
émerge de la rencontre entre le policier
français et la jeune fille : si la guérison
ne vient pas avec la révélation d’expériences traumatiques ou de fantasmes
inconscients, elle pourrait venir d’un
changement de position subjective,
permettant le retour vers une vie qui a
du sens, avec des relations où l’on se sent
reconnu et aimé.
Dans cette histoire alternative, où les
valeurs ont du sens, le policier rencontre
la dimension intentionnelle de Dora dans
ses actes de protestation. Elle dit non à sa
mère qui veut la contraindre à des tâches
domestiques, elle dit non à son père et
aux propositions déplacées de Zellenka,
elle proteste contre les interprétations de
Freud, contre le fait d’être asservie, assujettie en tant que femme. Si elle proteste,
c’est pour retrouver sa propre subjectivité s’exprimant dans l’art ; elle espère
pouvoir enfin être respectée en tant que
femme et aimée comme un sujet original
et libre.
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Cliniques méditerranéennes 106-2022
En s’inspirant de la thérapie narrative de Michael White, Bertrand Hénot
imagine des conversations entre le
policier français et la jeune fille, que ce
soit au musée d’art devant de célèbres
tableaux, en mangeant d’appétissantes
pâtisseries, ou en déambulant dans les
rues de Vienne. Rejointe par son père,
la jeune fille peut revendiquer bien plus
pour sa vie que ce qui était accordé à une
jeune fille de son milieu à cette époque :
étudier, apprendre un métier, et être
aimée.
Anton Schwarzschild poursuit de
son côté ses conversations avec Freud à
propos de la théorie de la séduction, de
son abandon, de la théorie du fantasme,
de l’Œdipe. Le policier cherche à
comprendre l’énigme du désir féminin
chez ces femmes qualifiées d’hystériques : de quoi souffrent-elles ?
Du réel traumatique avec comme
preuve cette jeune fille à la morgue ?
De fantasmes sexuels inconscients
dirigés d’abord vers le père ?
De l’assujettissement des femmes
dans une vie normalisée ?
Autant de questions qui parcourent
ce roman historique et font émerger
d’autres versions de notre subjectivité
moderne.
Julien Betbèze,
Psychiatre,
6 allée de la Galissonnière
F-44120 Vertou ;
julien.betbeze@hotmail.fr