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De L'Esprit

2024, Helvétius, De l'Esprit

Claude-Adrien Helvétius, (1715-1771), est souvent qualifié de « matérialiste des Lumières » par ceux qui interprètent son livre “De l’Homme”, paru, à sa demande, en 1772, après sa mort. Pourquoi cette demande ? C’est que la parution de “l’Esprit”, en 1758, fit scandale, et le livre fut brûlé après avoir été condamné par le Pape et la Sorbonne. Avant de passer à la philosophie, il fut fermier général (1738-1751). Avant de se marier (1751), il était déjà fort riche. Après une éclipse de son vivant, on attribue au livre d'Helvétius une influence sur : Bentham, Albert de Mun, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche… un autre fatras idéologique ! Dans la sphère marxiste, Louis Althusser estime que : « Si, effectivement, les hommes deviennent des sots, s’ils deviennent des faux, ou s’ils deviennent des génies, parce qu’ils vivent sous telle ou telle forme de gouvernement, si la démonstration est faite de la toute-puissance du gouvernement sur la formation et sur le destin des individus, la conclusion qu’en tire Helvétius est radicale, mais elle est très simple : il suffit de changer la forme de gouvernement pour changer la nature humaine et le destin de tous les individus.» Convenons-en, il ne suffit pas de changer la forme du gouvernement pour changer la nature humaine… Et Althusser en savait quelque chose !

H E LV É T I U S De l’Esprit 2024 citations sentièrement libres; reproduction interdite HELVÉTIUS De l’Esprit suivant l’édition de 1763 ✽ présentation, notes et index par Pascal Graff 2024 AVERTISSEMENT Les notes de bas de page, appelées par des lettres minuscules, (a), (b), etc. , sont d’Helvétius. Les notes en marge, appelées par des chiffres rouges, 1., 2., etc. , sont de notre fait (P. G.) : elles ont pour objet de préciser un lieu, un personnage, un auteur qu’Helvétius considère connus par un « honnête homme » de son époque, et qui sont oubliés aujourd’hui, notamment dans la forme qu’il utilise. On observera, dans les références utilisées par Helvétius, le recours massif à des récits de missionnaires, dont il adopte les préjugés raciaux ou sexistes. Ainsi, on est frappé par : • sa haine de la forme de gouvernement de l’Empire ottoman (le divan) ; • son dédain à l’égard des sociétés indiennes et chinoises ; • son mépris des peuples primitifs, africains ou amérindiens ; • sa sympathie condescendante pour les femmes sous tous les cieux. PRÉSENTATION Claude-Adrien Helvétius, (1715-1771), est souvent qualifié de « matérialiste des Lumières » par ceux qui interprètent son livre De l’Homme, paru, à sa demande, en 1772, après sa mort. Pourquoi cette demande ? C’est que la parution de l’Esprit, en 1758, fit scandale, et le livre fut brûlé après avoir été condamné par le Pape et la Sorbonne. Et Helvétius dut subir l’humiliation d’une rétractation publique. Avant de passer à la philosophie, il fut fermier général (1738-1751). Avant de se marier (1751), il était déjà fort riche : il avait eu le temps et les moyens d’acheter en 1743 le château de Voré, dans le Perche. D’après ce qu’en disent sa correspondance et celle de ses proches l’écriture de De l’Esprit peut se situer entre 1744 et 1757. Après une éclipse de son vivant, après que Diderot l’eut révoqué avec condescendance – Voltaire ne voyait dans l’ouvrage qu’un « fatras » – on attribue au livre d’Helvétius une influence sur : Bentham, Albert de Mun, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche… un autre fatras idéologique ! Dans la sphère marxiste, Louis Althusser fait dire à Helvétius que : […] il suffit de changer la forme de gouvernement pour changer la nature humaine et le destin de tous les individus. C’est-à-dire qu’on peut B De l’Esprit imaginer à partir d’une réforme du gouvernement, une réforme de la société telle que les hommes ne seront plus faux, ne seront plus vicieux, ne seront plus sots, qu’on pourra en quelque sorte à volonté produire des génies, et qu’en tous cas, on pourra produire, pour les besoins de la société, les hommes ayant des dispositions telles qu’ils satisferont par avance aux fonctions que la société leur destine. Nous sommes bien obligés de constater que le destin de ce radicalisme théorique est tout simplement un réformisme assez plat.(a) Althusser, malgré cette condamnation tintée de radicalisme sectaire, a consenti quelques mérites à Helvétius : l’homme en naissant n’apporte, pour ainsi dire, absolument aucune structure à sa propre existence ; l’homme naît dans un état de plasticité absolue ; et qu’il est entièrement formé par ce que Helvétius appelle « le hasard », dont on voit très rapidement qu’il est en fait commandé par les structures du milieu dans lesquelles l’individu lui-même se trouve. Du différend avec Diderot, Althusser fait l’analyse suivante : pour Helvétius, l’homme n’est pas sous la dépendance de son organisation au sens de Diderot, c’est-à-dire sous la dépendance de sa constitution physiologique, nerveuse, sous les dispositions internes de son cerveau. Diderot dira « si l’on ouvrait le cerveau d’un sot, on verrait pourquoi il est un sot ; d’un génie on verrait pourquoi il est génie. » Nous verrons tout à l’heure que le déterminisme absolu par le milieu chez Helvétius est proprement la figure de la liberté humaine, alors que le déterminisme radical chez Diderot par l’organisation interne de l’individu est aux yeux d’Helvétius la figure du déterminisme, non pas de la liberté, mais au contraire de la fatalité. De sa différence avec Rousseau, Althusser dit que : Helvétius réfute également cette structure originaire de la nature humaine, parce que c’est une structure, qui par conséquent commanderait tout le destin de l’humanité, et il veut que l’homme soit parfaitement nu, sans aucune structure originaire, soumis par conséquent à toutes les (a) Entretien de Louis Althusser avec Serge Jouhet, diffusé sur la RTF, le 10 février 1962. Préface C influences extérieures du milieu. Nous avons ici affaire à un radicalisme tel qui n’a peut-être jamais été énoncé, un radicalisme de l’influence du milieu sur le développement de l’homme, à une production intégrale de l’homme par sa propre histoire. Lorsque Helvétius dit que l’homme est entièrement formé par le hasard, nous découvrons, je n’indiquais à l’instant, que dans l’éducation du petit enfant, la première forme du hasard, c’est le milieu familial immédiat, dans l’éducation de l’adolescent et de l’homme fait, une seconde forme du hasard, c’est le milieu social ambiant, environnant, qui est un milieu très vaste, puisqu’il recouvre toute la société. Si l’on veut énoncer la pensée la plus profonde d’Helvétius, c’est celle qui essaierait de penser l’ensemble de ces milieux, de ces différents milieux que l’homme traverse au cours de son existence individuelle, sous un concept unique. Ce concept unique, il est tout à fait étonnant de le rencontrer chez Helvétius sous la forme du concept de « gouvernement ». La société est résumée par Helvétius dans ce qu’il appelle son gouvernement, c’est-à-dire l’ensemble de ses lois, qui commandent ses mœurs, qui commandent ses institutions, qui commandent jusqu’au détail de l’éducation, par conséquent jusqu’aux formes les plus fines de l’influence du milieu sur l’individu. À ce moment-là va s’opérer le renversement de toute la pensée d’Helvétius, et il va nous livrer à son arrière pensé, sa pensée la plus profonde, qui est sans doute à l’origine du scandale que ses œuvres ont produit de son temps. Mais je crois, Helvétius l’a dit en propres termes à plusieurs reprises – on pourrait apporter ici des textes très précis – que cette théorie généralisée de l’éducation était, à ses yeux, la présupposition théorique qui lui permettait de penser une réforme radicale de l’humanité par une réforme radicale de son mode de gouvernement. Si, effectivement, les hommes deviennent des sots, s’ils deviennent des faux, ou s’ils deviennent des génies, parce qu’ils vivent sous telle ou telle forme de gouvernement, si la démonstration est faite de la toute-puissance du gouvernement sur la formation et sur le destin des individus, la conclusion qu’en tire Helvétius est radicale, mais elle est très simple : il suffit de changer D De l’Esprit la forme de gouvernement pour changer la nature humaine et le destin de tous les individus. Convenons-en, il ne suffit pas de changer la forme du gouvernement pour changer la nature humaine… Et Althusser en savait quelque chose ! Pascal Graff P R É FA C E L’objet que je me propose d’examiner dans cet ouvrage est intéressant ; il est même neuf. L’on n’a jusqu’à présent considéré l’esprit que sous quelques-unes de ses faces. Les grands écrivains n’ont jeté qu’un coup d’œil rapide sur cette matière ; et c’est ce qui m’enhardit à la traiter. La connaissance de l’esprit, lorsqu’on prend ce mot dans toute son étendue, est si étroitement liée à la connaissance du cœur et des passions de l’homme, qu’il était impossible d’écrire sur ce sujet, sans avoir du moins à parler de cette partie de la morale commune aux hommes de toutes les nations, et qui ne peut avoir, dans tous les gouvernements, que le bien public pour objet. Les principes que j’établis fur cette matière sont, je pense, conformes à l’intérêt général et à l’expérience. C’est par les faits que j’ai remonté aux causes. J’ai cru qu’on devait traiter la morale comme toutes les autres sciences, et faire une morale comme une physique expérimentale. Je ne me suis livré à cette idée que par la persuasion où je suis que toute morale dont les principes sont utiles au public est nécessai- ii De l’Esprit rement conforme à la morale de la religion, qui n’est que la perfection de la morale humaine. Au reste, si je m’étais trompé, et si, contre mon attente, quelques-uns de mes principes n’étaient pas conformes à l’intérêt général, ce serait une erreur de mon esprit, et non pas de mon cœur ; et je déclare d’avance que je les désavoue. Je ne demande qu’une grâce à mon lecteur, c’est de m’entendre avant que de me condamner ; c’est de suivre l’enchaînement qui lie ensemble toutes mes idées ; d’être mon juge, et non ma partie. Cette demande n’est pas l’effet d’une sotte confiance ; j’ai trop souvent trouvé mauvais le soir, ce que j’avais cru bon le matin, pour avoir une haute opinion de mes lumières. Peut-être ai-je traité un sujet au-dessus de mes forces : mais, quel homme se connaît assez lui-même pour n’en pas trop présumer ? Je n’aurai pas du moins à me reprocher de n’avoir pas fait tous mes efforts pour mériter l’approbation du public. Si je ne l’obtiens pas, je serai plus affligé que surpris : il ne suffit point, en ce genre, de désirer, pour obtenir. Dans tout ce que j’ai dit, je n’ai cherché que le vrai, non pas uniquement pour l’honneur de le dire, mais parce que le vrai est utile aux hommes. Si je m’en suis écarté, je trouverai dans mes erreurs même des motifs de consolation. Si les hommes, comme le dit M. de Fontenelle, ne peuvent, en quelque genre que ce soit, arriver à quelque chose de raisonnable, qu’après avoir, en ce même genre, épuisé toutes les sottises imaginables ; mes erreurs pourront donc être utiles à Préface iii mes concitoyens : j’aurai marqué l’écueil par mon naufrage. Que de sottises, ajoute M. de Fontenelle, ne dirions-nous pas maintenant, si les anciens ne les avaient pas déjà dites avant nous, et ne nous les avaient, pour ainsi dire, enlevées ! Je le répète donc : je ne garantis de mon ouvrage que la pureté et la droiture des intentions. Cependant, quelque assuré qu’on soit de ses intentions, les cris de l’envie sont si favorablement écoutés, et ses fréquentés déclamations sont si propres à séduire des âmes plus honnêtes qu’éclairées, qu’on n’écrit, pour ainsi dire, qu’en tremblant. Le découragement dans lequel des imputations, souvent calomnieuses, ont jeté les hommes de génie, semble déjà présager le retour des siècles d’ignorance. Ce n’est, en tout genre, que dans la médiocrité de ses talents qu’on trouve un asile contre les poursuites des envieux. La médiocrité devient maintenant une protection ; et cette protection, je me la suis vraisemblablement ménagée malgré moi. D’ailleurs, je crois que l’envie pourrait difficilement m’imputer le désir de blesser aucun de mes concitoyens. Le genre de cet ouvrage, où je ne considère aucun homme en particulier, mais les hommes et les nations en général, doit me mettre à l’abri de tout soupçon de malignité. J’ajouterai même qu’en lisant ces discours, on s’apercevra que j’aime les hommes, que je désire leur bonheur, sans haïr ni mépriser aucun d’eux en particulier. Quelques-unes de mes idées paraîtront peut-être hasardées. Si le lecteur les juge fausses, je le prie de se rappeler, en iv De l’Esprit les condamnant, que ce n’est qu’à la hardiesse des tentatives qu’on doit souvent la découverte des plus grandes vérités ; et que la crainte d’avancer une erreur ne doit point nous détourner de la recherche de la vérité. En vain des hommes vils et lâches voudraient la proscrire, et lui donner quelquefois le nom odieux de licence ; en vain répètent-ils que les vérités sont souvent dangereuses. En supposant qu’elles le fussent quelquefois, à quel plus grand danger encore ne serait pas exposée la nation qui consentirait à croupir dans l’ignorance ? Toute nation sans lumières, lorsqu’elle cesse d’être sauvage et féroce, est une nation avilie, et tôt ou tard subjuguée. Ce fut moins la valeur que la science militaire des Romains qui triompha des Gaules. Si la connaissance d’une telle vérité peut avoir quelques inconvénients dans un tel instant ; cet instant passé, cette même vérité redevient utile à tous les siècles et à toutes les nations. Tel est enfin le sort des choses humaines : il n’en est aucune qui ne puisse devenir dangereuse dans de certains moments ; mais ce n’est qu’à cette condition qu’on en jouit. Malheur à qui voudrait, par ce motif, en priver l’humanité. Au moment même qu’on interdirait la connaissance de certaines vérités, il ne serait plus permis d’en dire aucune. Mille gens puissants et souvent même mal intentionnés, sous prétexte qu’il est quelquefois sage de taire la vérité, la banniraient entièrement de l’univers. Aussi le public éclairé qui seul en connaît tout le prix la demande sans cesse : il ne Préface v craint point de s’exposer à des maux incertains, pour jouir des avantages réels qu’elle procure. Entre les qualités des hommes, celle qu’il estime le plus est cette élévation d’âme qui se refuse au mensonge. Il sait combien il est utile de tout penser et de tout dire ; et que les erreurs même cessent d’être dangereuses, lorsqu’il est permis de les contredire. Alors elles sont bientôt reconnues pour erreurs ; elles se déposent bientôt d’elles-mêmes dans les abîmes de l’oubli, et les vérités seules surnagent sur la vaste étendue des siècles. TABLE SOMMAIRE i PRÉFACE DISCOURS I de l’esprit en lui-même L’objet de ce discours est de prouver que la sensibilité physique et la mémoire sont les causes productrices de toutes nos idées ; et que tous nos faux jugements sont l’effet ou de nos passions, ou de notre ignorance. CHAPITRE PREMIER Exposition des principes. 1 CHAPITRE II Des erreurs occasionnées par nos passions CHAPITRE III De l’ignorance 15 CHAPITRE IV De l’abus des mots 36 18 On prouve, dans ce chapitre, que la seconde source de nos erreurs consiste dans l’ignorance des faits de la comparaison desquels dépend, en chaque genre, la justesse de nos décisions. Quelques exemples des erreurs occasionnées par l’ignorance de la vraie signification des mots. Il résulte de ce discours, que c’est dans nos passions et notre ignorance que sont les sources de nos erreurs ; que tous nos faux jugements font l’effet de causes accidentelles qui ne supposent point, dans l’esprit, une faculté de juger distincte de la faculté de sentir. DISCOURS II de l’esprit par rapport à l a société On se propose de prouver, dans ce discours, que le même intérêt, qui préside au jugement que nous portons sur les actions, et nous les fait regarder comme vertueuses, vicieuses ou permises, selon qu’elles sont utiles, nuisibles ou in- viii De l’Esprit différentes au public, préside pareillement au jugement que nous portons sur les idées ; et qu’ainsi, tant en matière de morale que d’esprit, c’est l’intérêt seul qui dicte tous nos jugements : vérité dont on ne peut apercevoir toute l’étendue qu’en considérant la probité et l’esprit relativement, 1° à un particulier, 2° à une petite société, 3° à une nation, 4° aux différents siècles et aux différents pays, et 5° à l’univers. CHAPITRE PREMIER 49 CHAPITRE II De la probité, par rapport à un particulier CHAPITRE III De l’esprit, par rapport à un particulier 55 Idée générale. 61 On prouve, par les faits, que nous n’estimons, dans les autres, que les idées que nous avons intérêt d’estimer. CHAPITRE IV 70 De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres On prouve encore, dans ce chapitre, que nous sommes, par la paresse et la vanité, toujours forcés de proportionner notre estime pour les idées d’autrui, à l’analogie et à la conformité que ces idées ont avec les nôtres. CHAPITRE V De la probité, par rapport à une société particulière 81 CHAPITRE VI Des moyens de s’assurer de la vertu 85 CHAPITRE VII De l’esprit, par rapport aux sociétés particulières 92 L’objet de ce chapitre est de montrer que les sociétés particulières ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont utiles : or l’intérêt de ces sociétés se trouvant souvent opposé à l’intérêt public, elles doivent souvent donner le nom d’honnêtes à des actions réellement nuisibles au public ; elles doivent donc, par l’éloge de ces actions, souvent séduire la probité des plus honnêtes gens, et les détourner, à leur insu, du chemin de la vertu. On indique, en ce chapitre, comment on peut repousser les insinuations des sociétés particulières, résister à leurs séductions, et conserver une vertu inébranlable au choc de mille intérêts particuliers. On fait voir que les sociétés pèsent à la même balance le mérite des idées et table sommaire ix des actions des hommes. Or, l’intérêt de ces sociétés n’étant pas toujours conforme à l’intérêt général, on sent qu’elles doivent, en conséquence, porter, sur les mêmes objets, des jugements très différents de ceux du public. CHAPITRE VIII 102 De la différence des jugements du public, et de ceux des sociétés particulières Conséquemment à la différence qui se trouve entre l’intérêt du public et celui des sociétés particulières, on prouve, dans ce chapitre, que ces sociétés doivent attacher une grande estime à ce qu’on appelle le bon ton et le bel usage. CHAPITRE IX Du bon sens, et du bel usage 109 Le public ne peut avoir, pour ce bon ton et ce bel usage, la même estime que les sociétés particulières. CHAPITRE X 120 Pourquoi l’homme admiré du public n’est pas toujours estimé des gens du monde On prouve qu’à cet égard la différence des jugements du public et des sociétés particulières, tient à la différence de leurs intérêts. CHAPITRE XI De la probité, par rapport au public 130 CHAPITRE XII De l’esprit, par rapport au public 132 CHAPITRE XIII De la probité par rapport aux siècles et aux pays divers 145 En conséquence des principes ci-devant établis, on fait voir que l’intérêt général préside au jugement que le public porte sur les actions des hommes. Il s’agit de prouver, dans ce chapitre, que l’estime du public pour les idées des hommes est toujours proportionnée à l’intérêt qu’il a de les estimer. L’objet qu’on se propose, dans ce chapitre, c’ est de montrer que les peuples divers n’ont, dans tous les siècles et dans tous les pays, jamais accordé le nom de vertueuses qu’aux actions ou qui étaient, ou du moins qu’ils croyaient utiles au public. C’est pour jeter plus de jour sur cette matière, qu’on distingue, dans ce même chapitre, deux différentes espèces de vertus. x De l’Esprit CHAPITRE XIV Des vertus de préjugé, et des vraies vertus 155 On entend, par vertus de préjugé, celles dont l’exacte observation ne contribue en rien au bonheur public ; et, par vraies vertus, celles dont la pratique assure la félicité des peuples. Conséquemment à ces deux différentes espèces de vertus, on distingue, dans ce même chapitre, deux différentes espèces de corruption de mœurs ; l’une religieuse, et l’autre politique : connaissance propre à répandre de nouvelles lumières sur la science de la morale. CHAPITRE XV 171 De quelle utilité peut être, à la morale, la connaissance des principes établis dans les chapitres précédents L’objet de ce chapitre est de prouver que c’est de la législation meilleure ou moins bonne que dépendent les vices ou les vertus des peuples ; et que la plupart des moralistes, dans la peinture qu’ils font des vices, paraissent moins inspirés par l’amour du bien public, que par des intérêts personnels, ou des haines particulières. CHAPITRE XVI Des moralistes hypocrites 179 CHAPITRE XVII Des avantages qui résultent des principes ci-dessus établis 184 Développement des principes précédents. Ces principes donnent aux particuliers, aux peuples, et même aux législateurs, des idées plus nettes de la vertu, facilitent les réformes dans les lois, nous apprennent que la science de la morale n’ est autre chose que la science même de la législation ; et nous fournissent enfin les moyens de rendre les peuples plus heureux et les empires plus durables. CHAPITRE XVIII 194 De l’esprit, considéré par rapport aux siècles et aux pays divers Exposition de ce qu’on examine dans les chapitres suivants. CHAPITRE XIX 195 L’estime pour les différents genres d’esprit est, dans chaque siècle y proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer CHAPITRE XX 218 De l’esprit considéré par rapport aux différents pays Il s’agit, conformément au plan de ce discours, de montrer que l’intérêt table sommaire xi est, chez tous les peuples, le dispensateur de l’estime accordée aux idées des hommes ; que les nations, toujours fidèles à l’intérêt de leur vanité, n’estiment, dans les autres nations, que les idées analogues aux leurs. CHAPITRE XXI Le mépris respectif des nations tient à l’intérêt de leur vanité 230 Après avoir prouvé que les nations méprisent, dans les autres, les mœurs, les coutumes et les usages différents des leurs ; on ajoute que leur vanité leur fait encore regarder comme un don de la nature la supériorité que quelques-unes d’entre elles ont sur les autres : supériorité qu’elles ne doivent qu’à la constitution politique de leur État. CHAPITRE XXII 239 Pourquoi les nations mettent au rang des dons de la nature les qualités qu’elles ne doivent qu’à la forme, de leur gouvernement On fait voir, dans ce chapitre, que la vanité commande aux nations comme aux particuliers ; que tout obéit à la loi de l’intérêt ; et que, si les nations, conséquemment à cet intérêt, n’ont point, pour la morale, l’estime qu’elles devraient avoir pour cette science, c’est que la morale, encore au berceau, semble n’avoir jusqu’à présent été d’aucune utilité à l’univers. CHAPITRE XXIII 246 Des causes qui, jusqu’à présent, ont retardé les progrès de la morale CHAPITRE XXIV 253 Des moyens de perfectionner la morale CHAPITRE XXV 265 De la probité par rapport à l’univers CHAPITRE XXVI 268 De l’esprit par rapport à l’univers L’objet de ce chapitre est de montrer qu’il est des idées utiles à l’univers ; et que les idées de cette espèce sont les seules qui puissent nous faire obtenir l’estime des nations. La conclusion générale de ce discours, c’est que l’intérêt, ainsi qu’on s’était proposé de le prouver, est l’unique dispensateur de l’estime et du mépris attachés aux actions et aux idées des hommes. xii De l’Esprit DISCOURS III Si l’esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation. Pour résoudre ce problème, on recherche, dans ce discours, si la nature a doué les hommes d’une égale aptitude à l’esprit, ou si elle a plus favorisé les uns que les autres ; et l’on examine si tous les hommes, communément bien organisés, n’auraient pas en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées lorsqu’ils ont des motifs suffisants pour surmonter la peine de l’application. CHAPITRE PREMIER 276 CHAPITRE II De la finesse des sens CHAPITRE III De l’étendue de la mémoire CHAPITRE IV De l’inégale capacité d’attention 283 CHAPITRE V Des forces qui agissent sur notre âme 319 On fait voir, dans ce chapitre, que, si la nature a donné aux divers hommes d’inégales dispositions à l’esprit, c’est en douant les uns, préférablement aux autres, d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, et de capacité d’attention. La question réduite à ce point simple, on examine, dans les chapitres suivants, quelle influence a sur l’esprit des hommes la différence qu’à cet égard la nature a pu mettre entre eux. 287 298 On prouve, dans ce chapitre, que la nature a doué tous les hommes, communément bien organisés, du degré d’attention nécessaire pour s’élever aux plus hautes idées : on observe ensuite que l’attention est une fatigue et une peine à laquelle on se soustrait toujours, si l’on n’est animé d’une passion propre à changer cette peine en plaisir ; qu’ainsi la question se réduit à savoir si tous les hommes sont, par leur nature, susceptibles de passions assez fortes pour les douer du degré d’attention auquel est attachée la supériorité de l’esprit. Ces forces se réduisent à deux : l’une, qui nous est communiquée par les table sommaire xiii passions fortes ; et l’autre, par la haine de l’ennui. Ce sont les effets de cette dernière force qu’on examine dans ce chapitre. CHAPITRE VI De la puissance des passions 327 CHAPITRE VII De la supériorité d’esprit des gens passionnés sur les gens sensés CHAPITRE VIII On devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné 336 CHAPITRE IX De l’origine des passions 354 CHAPITRE X De l’avarice 359 CHAPITRE XI De l’ambition 363 On prouve que ce sont les passions qui nous portent aux actions héroïques, et nous élèvent aux plus grandes idées. 346 Après avoir prouvé que ce sont les passions qui nous arrachent à la paresse ou à l’inertie, et qui nous douent de cette continuité d’attention nécessaire pour s’élever aux plus hautes idées ; il faut ensuite examiner si tous les hommes sont susceptibles de passions, et du degré de passion propre à nous douer de cette espèce d’attention. Pour le découvrir, il faut remonter jusqu’à leur origine. L’objet de ce chapitre est de faire voir que toutes nos passions prennent leur source dans l’amour du plaisir, ou dans la crainte de la douleur, et, par conséquent, dans la sensibilité physique. On choisit, pour exemples en ce genre, les passions qui paraissent les plus indépendantes de cette sensibilité ; c’est-à-dire, l’avarice, l’ambition, l’orgueil et l’amitié. On prouve que cette passion est fondée fur l’amour du plaisir et la crainte de la douleur ; et l’on fait voir comment, en allumant en nous la soif des plaisirs, l’avarice peut toujours nous en priver. Application des mêmes principes, qui prouvent que les mêmes motifs qui nous font désirer les richesses, nous font rechercher les grandeurs. CHAPITRE XII 371 Si, dans la poursuite des grandeurs, l’on ne cherche qu’un moyen de se soustraire à la douleur, ou de jouir du plaisir physique ; pourquoi le xiv De l’Esprit plaisir échappe-t-il si souvent à l’ambitieux ? On répond à cette objection, et l’on prouve qu’à cet égard il en est de l’ambition comme de l’avarice. CHAPITRE XIII De l’orgueil 378 CHAPITRE XIV De l’amitié 385 L’objet de ce chapitre et de montrer qu’on ne désire d’être estimable que pour être estimé ; et qu’on ne désire d’être estimé que pour jouir des avantages que l’estime procure : avantages qui se réduisent toujours à des plaisirs physiques. Avec application des mêmes principes. CHAPITRE XV 398 Que la crainte des peines ou le désir des plaisirs physiques peuvent allumer en nous toutes sortes de passions Après avoir prouvé, dans les chapitres précédents, que toutes nos passions tirent leur origine de la sensibilité physique ; pour confirmer cette vérité, on prouve, dans ce chapitre, que, par le secours des plaisirs physiques, les législateurs peuvent allumer dans les cœurs toutes sortes de passions. Mais, en convenant que tous les hommes sont susceptibles de passions, comme on pourrait supposer qu’ils ne sont pas du moins susceptibles du degré de passion nécessaire pour les élever aux plus hautes idées, et qu’on pourrait apporter en exemple de cette opinion l’insensibilité de certaines nations aux passions de la gloire et de la vertu ; on prouve que l’indifférence de certaines nations, à cet égard, ne tient qu’à des causes accidentelles, telles que la forme différente des gouvernements. CHAPITRE XVI 406 À quelle cause on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu Pour résoudre cette question, on examine, dans chaque homme, le mélange de ses vices et de ses vertus, le jeu de ses passions, l’idée qu’on doit attacher au mot vertueux ; et l’on découvre que ce n’est point à la nature,mais à la législation particulière de quelques empires, qu’on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu. C’est pour jeter plus de jour sur cette matière, que l’on considère, en particulier, et les gouvernements despotiques et les États libres, et enfin les différents effets que doit produire la forme différente de ces gouvernements, L’on commence par table sommaire xv le despotisme ; et, pour en mieux connaître la nature, on examine quel motif allume dans l’homme le désir effréné du pouvoir arbitraire. CHAPITRE XVII 419 Du désir que tous les hommes ont d’être despotes, des moyens qu’ils emploient pour y parvenir, et du danger auquel le despotisme expose les rois CHAPITRE XVIII 427 Principaux effets du despotisme On prouve, dans ce chapitre, que les vizirs n’ont aucun intérêt de s’instruire, ni de supporter la censure; que ces vizirs, tirés du corps des citoyens, n’ont, en entrant en place, aucuns principes de justice et d’administration ; et qu’ils ne peuvent se former des idées nettes de la vertu. CHAPITRE XIX 434 Le mépris et l’avilissement où sont les peuples entretient l’ignorance des vizirs ; second effet du despotisme CHAPITRE XX 439 Du mépris de la vertu, et de la fausse estime qu’on affecte pour elle : troisième effet du despotisme On prouve que, dans les empires despotiques, on n’a réellement que du mépris pour la vertu, et qu’on n’en honore que le nom. CHAPITRE XXI 446 Du renversement des empires soumis au pouvoir arbitraire : quatrième effet du despotisme Après avoir montré, dans l’abrutissement et la bassesse de la plupart des peuples soumis au pouvoir arbitraire, la cause du renversement des empires despotiques, l’on conclut, de ce qu’on a dit sur cette matière, que c’est uniquement de la forme particulière des gouvernements que dépend l’indifférence de certains peuples pour la vertu : et, pour ne laisser rien à désirer sur ce sujet, l’on examine, dans les chapitres suivants, la cause des effets contraires. CHAPITRE XXII De l’amour de certains peuples pour la gloire et la vertu 451 On fait voir, dans ce chapitre, que cet amour pour la gloire et pour la vertu dépend, dans chaque empire, de l’adresse avec laquelle le législateur y unit l’intérêt particulier à l’intérêt général ; union plus facile à faire dans certains pays que dans d’autres. xvi De l’Esprit CHAPITRE XXIII 457 Que les nations pauvres ont toujours été et plus avides de gloire, et plus fécondes en grands hommes, que les nations opulentes On prouve, dans ce chapitre, que la production des grands hommes est, dans tout pays, l’effet nécessaire des récompenses qu’on y assigne aux grands talents et aux grandes vertus ; et que les talents et les vertus ne sont, nulle part, aussi récompensées que dans les républiques pauvres et guerrières. CHAPITRE XXIV Preuve de cette vérité 462 Ce chapitre ne contient que la preuve de la proposition énoncée dans le chapitre précédent. On en tire cette conclusion : c’est qu’on peut appliquera toute espèce de passions ce qu’on dit, dans ce même chapitre, de l’amour ou de l’indifférence de certains peuples pour la gloire et pour la vertu : d’où l’on conclut que ce n’est point à la nature qu’on doit attribuer ce degré inégal de passions, dont certains peuples paraissent susceptibles. On confirme cette vérité en prouvant, dans les chapitres suivants, que la force des passions des hommes est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les exciter. CHAPITRE XXV 467 Du rapport exact entre la force des passions et la grandeur des récompenses qu’on leur propose pour objet Après avoir fait voir l’exactitude de ce rapport, on examine à quel degré de vivacité on peut porter l’enthousiasme des passions. CHAPITRE XXVI De quel degré de passion les hommes sont susceptibles 476 On prouve, dans ce chapitre, que les passions peuvent s’exalter en nous jusqu’à l’incroyable, et que tous les hommes, par conséquent, sont susceptibles d’un degré de passion plus que suffisant pour les faire triompher de leur paresse, et les douer de la continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit : qu’ainsi la grande inégalité d’esprit qu’on aperçoit entre les hommes dépend et de la différente éducation qu’ils reçoivent et de l’enchaînement inconnu des diverses circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. Dans les chapitres suivants, on examine si les faits se rapportent aux principes. table sommaire xvii CHAPITRE XXVII Du rapport des faits avec les principes ci-dessus établis 483 CHAPITRE XXVIII Des conquêtes des peuples du nord 489 CHAPITRE XXIX De l’esclavage, et du génie allégorique des orientaux 500 Le premier objet de ce chapitre est de montrer que les nombreuses circonstances, dont le concours est absolument nécessaire pour former des hommes illustres, se trouvent si rarement réunies, qu’en supposant, dans tous les hommes, d’égales dispositions à l’esprit, les génies du premier ordre seraient encore aussi rares qu’ils le sont. On prouve de plus, dans ce même chapitre, que c’est uniquement dans le moral qu’on doit chercher la véritable cause de l’inégalité des esprits ; qu’en vain on voudrait l’attribuer à la différente température des climats ; et qu’en vain l’on essaierait d’expliquer par le physique une infinité de phénomènes politiques qui s’expliquent très naturellement par les causes morales. Telles sont les conquêtes des peuples du nord, l’esclavage des orientaux, le génie allégorique de ces mêmes peuples ; et enfin la supériorité de certaines nations dans certains genres de sciences ou d’arts. Il s’agit, dans ce chapitre, de faire voir que c’est uniquement aux causes morales qu’on doit attribuer les conquêtes des septentrionaux. Application des mêmes principes. CHAPITRE XXX 510 De la supériorité que certains peuples ont eue dans divers genres de sciences Les peuples qui se sont le plus illustrés par les arts de les sciences, sont les peuples chez lesquels ces mêmes arts et ces mêmes sciences ont été le plus honorés : ce n’est donc point dans la différente température des climats, mais dans les causes morales, qu’on doit chercher la cause de l’inégalité des esprits. La conclusion générale de ce discours, c’est que tous les hommes , communément bien organisés , ont en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées ; et que la différence d’esprit qu’on remarque entre eux dépend des diverses circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés et de l’éducation différente qu’ils reçoivent. Cette conclusion fait sentir toute l’importance de l’éducation. xviii De l’Esprit DISCOURS IV Des différents noms donnés à l’esprit. Pour donner une connaissance exacte de l’esprit et de sa nature, on se propose, dans ce discours, d’attacher des idées nettes aux divers noms donnés à l’esprit. CHAPITRE PREMIER Du génie CHAPITRE II De l’imagination et du sentiment CHAPITRE III De l’esprit CHAPITRE IV De l’esprit fin, de l’esprit fort CHAPITRE V De l’esprit de lumière, de l’esprit étendu, de l’esprit pénétrant, et du goût CHAPITRE VI Du bel esprit CHAPITRE VII De l’esprit du siècle CHAPITRE VIII De l’esprit juste(a) 524 CHAPITRE IX Méprise de sentiment 614 536 554 559 576 586 594 605 On prouve, dans ce chapitre, que, dans les questions compliquées, il ne suffit pas, pour bien voir, d’avoir l’esprit juste ; qu’il faudrait encore l’avoir étendu : qu’en général les hommes sont sujets à s’enorgueillir de la justesse de leur esprit, à donner à cette justesse la préférence sur le génie : qu’en conséquence, ils se disent supérieurs aux gens à talents ; croient, dans cet aveu, simplement se rendre justice ; et ne s’aperçoivent point qu’ils sont entraînés à cette erreur par une méprise de sentiment commune à presque tous les hommes : méprise dont il est sans doute utile de faire apercevoir les causes. table sommaire xix Ce chapitre n’est proprement que l’exposition des deux chapitres suivants. On y montre seulement combien il est difficile de se connaître soi-même. CHAPITRE X 615 Combien l’on est sujet à se méprendre sur les motifs qui nous déterminent Développement du chapitre précédent CHAPITRE XI Des conseils 629 CHAPITRE XII Du bon sens CHAPITRE XIII Esprit de conduite CHAPITRE XIV Des qualités exclusives de l’esprit et de l’âme 640 CHAPITRE XV De l’injustice du public à cet égard 671 Il s’agit d’examiner, dans ce chapitre, pourquoi l’on est si prodigue de conseils, si aveugle sur les motifs qui nous déterminent à les donner ; et dans quelles erreurs enfin l’ignorance où nous sommes de nous-mêmes à cet égard peut quelquefois précipiter les autres. On indique, à la fin de ce chapitre, quelques-uns des moyens propres à nous faciliter la connaissance de nous-mêmes. 645 657 Après avoir essayé, dans les chapitres précédents, d’attacher des idées nettes à la plupart des noms donnés à l’esprit ; il est utile de connaître quels sont et les talents de l’esprit qui, de leur nature, doivent réciproquement s’exclure, et les talents que des habitudes contraires rendent pour ainsi dire inalliables. C’est l’objet qu’on se propose d’examiner dans ce chapitre et dans le chapitre suivant où l’on s’applique plus particulièrement à faire sentir toute l’injustice dont le public use, à cet égard, envers les hommes de génie. On ne s’arrête, dans ce chapitre, à considérer les qualités qui doivent s’exclure réciproquement, que pour éclairer les hommes sur les moyens de tirer le meilleur parti possible de leur esprit. CHAPITRE XVI 686 Méthode pour découvrir le genre d’étude auquel l’on est le plus propre Cette méthode indiquée, il semble que le plan d’une excellente éducation xx De l’Esprit devrait être la conclusion nécessaire de cet ouvrage : mais ce plan d’éducation, peut-être facile à tracer, serait, comme on le verra dans le chapitre suivant, d’une exécution très difficile. CHAPITRE XVII De l’éducation 697 Index des nom propres Index des notions 711 723 On prouve, dans ce chapitre, qu’il serait sans doute très utile de perfectionner l’éducation publique ; mais qu’il n’est rien de plus difficile ; que nos mœurs actuelles s’opposent, en ce genre, à toute espèce de réforme ; que, dans les empires vastes et puissants, on n’a pas toujours un besoin urgent de grands hommes ; qu’en conséquence, le gouvernement ne peut arrêter longtemps ses regards sur cette partie de l’administration. On observe cependant, à cet égard, que dans les états monarchiques, tels que le nôtre, il ne serait pas impossible de donner le plan d’une excellente éducation ; mais que cette entreprise serait absolument vaine dans des empires soumis au despotisme, tels que ceux de l’Orient. DISCOURS I de l’esprit en lui-même CH A PIT R E P R E M I E R On dispute tous les jours sur ce qu’on doit appeler esprit : chacun dit son mot ; personne n’attache les mêmes idées à ce mot, et tout le monde parle sans s’entendre. Pour pouvoir donner une idée juste et précise de ce mot esprit, et des différentes acceptions dans lesquelles on le prend, il faut d’abord considérer l’esprit en lui-même. Ou l’on regarde l’esprit comme l’effet de la faculté de penser (et l’esprit n’est, en ce sens, que l’assemblage des pensées d’un homme), ou on le considère comme la faculté même de penser. Pour savoir ce que c’est que l’esprit pris dans cette dernière signification, il faut connaître quelles sont les causes productrices de nos idées. Nous avons en nous deux facultés, ou, si je l’ose dire, deux puissances passives, dont l’existence est généralement et distinctement reconnue. L’une est la faculté de recevoir les impressions différentes que font sur nous les objets extérieurs : on la nomme sensibilité physique. 2 De l’Esprit L’autre est la faculté de conserver l’impression que ces objets ont faite sur nous ; on l’appelle mémoire ; et la mémoire n’est autre chose qu’une sensation continuée, mais affaiblie. Ces facultés, que je regarde comme les causes productrices de nos pensées, et qui nous sont communes avec les animaux, ne nous fourniraient cependant qu’un très petit nombre d’idées, si elles n’étaient jointes en nous à une certaine organisation extérieure. Si la nature, au lieu de mains et de doigts flexibles, eût terminé nos poignets par un pied de cheval, qui doute que les hommes, sans arts, sans habitations, sans défense contre les animaux, tout occupés du soin de pourvoir à leur nourriture et d’éviter les bêtes féroces, ne fussent encore errants dans les forêts comme des troupeaux fugitifs(a) ? (a) On a beaucoup écrit sur l’âme des bêtes : on leur a, tour à tour, ôté et rendu la faculté de penser ; et peut-être n’a-t-on pas assez scrupuleusement cherché, dans la différence du physique de l’homme et de l’animal, la cause de l’infériorité de ce qu’on appelle l’âme des animaux. 1° Toutes les pattes des animaux font terminées ou par de la corne, comme dans le bœuf et le cerf, ou par des ongles, comme dans le chien et le loup, ou par des griffes, comme dans le lion et le chat. Or cette différence d’organisation, entre nos mains et les pattes des animaux, les prive non seulement, comme le dit M. de Buffon, presque en entier du sens du tact, mais encore de l’adresse nécessaire pour manier aucun outil et pour faire aucune des découvertes qui supposent des mains. 2° La vie des animaux, en général plus courte que la nôtre, ne leur permet ni de faire autant d’observations, ni, par conséquent, d’avoir autant d’idées que l’homme. 3° Les animaux, mieux armés, mieux vêtus que nous par la nature, discours i, chapitre i 3 ont moins de besoins, et doivent par conséquent avoir moins d’invention : si les animaux voraces ont, en général, plus d’esprit que les autres animaux, c’est que la faim, toujours inventive, a dû leur faire imaginer des ruses pour surprendre leur proie. 4° Les animaux ne forment qu’une société fugitive devant l’homme, qui, par le secours des armes qu’il s’est forgées, s’est rendu redoutable au plus fort d’entre eux. L’homme est d’ailleurs l’animal le plus multiplié sur la terre : il naît, il vit dans tous les climats, lorsqu’une partie des autres animaux, tels que les lions, les éléphants et les rhinocéros, ne se trouvent que sous certaine latitude. Or plus l’espèce d’un animal, susceptible d’observation, est multipliée, plus cette espèce d’animal a d’idées et d’esprit. Mais, dira-t-on, pourquoi les singes, dont les pattes sont, à peu près, aussi adroites que nos mains, ne font-ils pas des progrès égaux aux progrès de l’homme ? C’est qu’ils lui restent inférieurs à beaucoup d’égards ; c’est que les hommes sont plus multipliés sur la terre ; c’est que, parmi les différentes espèces de singes, il en est peu dont la force soit comparable à celle de l’homme ; c’est que les singes sont frugivores, qu’ils ont moins de besoins, et par conséquent moins d’invention, que les hommes ; c’est que d’ailleurs leur vie est plus courte, qu’ils ne forment qu’une société fugitive devant les hommes et les animaux tels que les tigres, les lions, etc ; c’est qu’enfin la disposition organique de leur corps les tenant, comme les enfants, dans un mouvement perpétuel, même après que leurs besoins sont satisfaits, les singes ne sont pas susceptibles de l’ennui qu’on doit regarder, ainsi que je le prouverai dans le troisième Discours, comme un des principes de la perfectibilité de l’esprit humain. C’est en combinant toutes ces différences, dans le physique de l’homme et de la bête, qu’on peut expliquer pourquoi la sensibilité et la mémoire, facultés communes aux hommes et aux animaux, ne sont, pour ainsi dire, dans ces derniers, que des facultés stériles. 4 De l’Esprit Or, dans cette supposition, il est évident que la police n’eût, dans aucune société, été portée au degré de perfection où maintenant elle est parvenue. Il n’est aucune nation qui, en fait d’esprit, ne fût restée fort inférieure à certaines nations sauvages qui n’ont pas deux cents idées, deux cents mots pour exprimer leurs idées ; et dont la langue, par conséquent, serait réduite, comme celle des animaux, à cinq ou six sons ou cris, si l’on retranchait de cette même langue les mots d’arcs, de flèches, de filets, etc. qui supposent l’usage de nos mains. D’où je conclus que, sans une certaine organisation extérieure, la sensibilité et la mémoire ne seraient en nous que des facultés stériles. Maintenant il faut examiner si, par le secours de cette organisation, ces deux facultés ont réellement produit toutes nos pensées. Avant d’entrer à ce sujet dans aucun examen peut-être me demandera-t-on si ces deux facultés sont des modifications d’une substance spirituelle ou matérielle. Cette question, auPeut-être m’objectera-t-on que Dieu, sans injustice, ne peut avoir soumis à la douleur et à la mort des créatures innocentes, et qu’ainsi les bêtes ne sont que de pures machines : je répondrai à cette objection que l’écriture et l’Église n’ayant dit nulle part que les animaux fussent de pures machines, nous pouvons fort bien ignorer les motifs de la conduite de Dieu envers les animaux, et supposer ces motifs justes. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours au bon mot du P. Malebranche, qui, lorsqu’on lui soutenait que les animaux étaient sensibles à la douleur, répondait, en plaisantant, qu’apparemment ils avaient mangé du foin défendu. discours i, chapitre i 5 trefois agitée par les philosophes(b), et même débattue entre les anciens pères(c), n’entre pas nécessairement dans le plan 1. Littéralement : on peut peindre les anges, parce qu’ils sont corporels. (b) Quelque Stoïcien décidé que fût Sénèque, il n’était pas trop assuré de la spiritualité de l’âme. « Votre lettre, écrit-il à un de ses amis, est arrivée mal-à-propos : lorsque je l’ai reçue, je me promenais délicieusement dans le palais de l’espérance ; je m’y assurais de l’immortalité de mon âme ; mon imagination, doucement échauffée par les discours de quelques grands hommes, ne doutait déjà plus de cette immortalité qu’ils promettent plus qu’ils ne la prouvent ; déjà je commençais à me déplaire à moi-même, je méprisais les restes d’une vie malheureuse, je m’ouvrais avec délices les portes de l’éternité. Votre lettre arrive : je me réveille ; et d’un songe si amusant il me reste le regret de le reconnaître pour un songe ». Une preuve qu’autrefois on ne croyait ni à l’immortalité, ni à l’immatérialité de l’âme, c’est que, du temps de Néron, l’on se plaignait à Rome que la doctrine de l’autre monde, nouvellement introduite, énervait le courage des soldats, les rendait plus timides, ôtait la principale consolation des malheureux, et doublait enfin la mort, en menaçant de nouvelles souffrances après cette vie. Histoire critique de la philosophie, tom. I. (c) Saint Irénée avançait que l’âme était un souffle : Flatus est enim vita. Voyez la Théologie païenne. Tertullien, dans son traité de l’âme, prouve qu’elle est corporelle. Tertull. de amina, cap. 7, pag. 268. Saint Ambroise enseigne qu’il n’y a que la très sainte Trinité exempte de composition matérielle. Ambr. de Abrahamo. Saint Hilaire prétend que tout ce qui est créé est corporel. Hilar. in Math, pag. 633. Au second concile de Nicée , on croyait encore les anges corporels ; aussi y lut-on sans scandale ces paroles de Jean de Thessalonique : Pingendi Angeli, quia corporei1. Saint Justin et Origène croyaient l’âme matérielle ; ils regardaient ▶ 6 De l’Esprit de mon ouvrage. Ce que j’ai à dire de l’esprit s’accorde également bien avec l’une et l’autre de ces hypothèses. J’observerai seulement à ce sujet que, si l’Église n’eût pas fixé notre croyance sur ce point, et qu’on dût, par les seules lumières de la raison, s’élever jusqu’à la connaissance du principe pensant, on ne pourrait s’empêcher de convenir que nulle opinion en ce genre n’est susceptible de démonstration ; qu’on doit peser les raisons pour et contre, balancer les difficultés, se déterminer en faveur du plus grand nombre de vraisemblances ; et par conséquent ne porter que des jugements provisoires. Il en serait, de ce problème, comme d’une infinité d’autres qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide du calcul des probabilités(d). Je ne m’arrête donc pas davantage à cette question ; je ▶ son immortalité comme une pure faveur de Dieu ; ils ajoutaient qu’au bout d’un certain temps, les âmes des méchants seraient anéanties : Dieu, disaient-ils, qui de sa nature est porté à la clémence, se lassera de les punir et retirera son bienfait. (d) Il serait impossible de s’en tenir à l’axiome de Descartes, et de n’acquiescer qu’à l’évidence. Si l’on répète tous les jours cet axiome dans les écoles c’est qu’il n’y est pas pleinement entendu ; c’est que Descartes n’ayant point mis, si je peux m’exprimer ainsi, d’enseigne à l’hôtellerie de l’évidence, chacun se croit en droit d’y loger son opinion. Quiconque ne se rendrait réellement qu’à l’évidence, ne serait guère assuré que de sa propre existence. Comment le serait-il, par exemple, de celle des corps ? Dieu, par sa toute-puissance, ne peut-il pas faire sur nos sens les mêmes impressions qu’y exciterait la présence des objets ? Or si Dieu le peut, comment assurer qu’il ne fasse pas à cet égard usage de son pouvoir, et que tout l’univers ne soit un pur phénomène ? D’ailleurs, si dans les rêves nous sommes affectés des mêmes discours i, chapitre i 7 sensations que nous éprouverions à la présence des objets, comment prouver que notre vie n’est pas un long rêve ? Non que je prétende nier l’existence des corps, mais seulement montrer que nous en sommes moins assurés que de notre propre existence. Or, comme la vérité est un point indivisible, qu’on ne peut pas dire d’une vérité qu’elle est plus ou moins vraie, il est évident que, si nous sommes plus certains de notre propre existence que de celle des corps, l’existence des corps n’est, par conséquent, qu’une probabilité : probabilité qui sans doute est très grande, et qui, dans la conduite, équivaut à l’évidence ; mais qui n’est cependant qu’une probabilité. Or, si presque toutes nos vérités se réduisent à des probabilités, quelle reconnaissance ne devrait-on pas à l’homme de génie qui se chargerait de construire des tables physiques, métaphysiques, morales et politiques, où seraient marqués avec précision tous les divers degrés de probabilité et par conséquent de croyance qu’on doit assigner à chaque opinion ? L’existence des corps, par exemple, serait placée dans les tables physiques comme le premier degré de certitude ; on y déterminerait ensuite ce qu’il y a à parier que le soleil se lèvera demain, qu’il se lèvera dans dix, dans vingt ans, etc. Dans les tables morales ou politiques, on y placerait pareillement, comme premier degré de certitude, l’existence de Rome ou de Londres, puis celle des héros tels que César ou Guillaume le Conquérant ; l’on défendrait ainsi, par l’échelle des probabilités, jusqu’aux faits les moins certains, et enfin jusqu’aux prétendus miracles de Mahomet, jusqu’à ces prodiges attestés par tant d’Arabes, et dont la fausseté cependant est encore très probable ici bas, où les menteurs sont si communs et les prodiges si rares. Alors, les hommes, qui le plus souvent ne diffèrent de sentiment que par l’impossibilité où ils sont de trouver des signes propres à exprimer les divers degrés de croyance qu’ils attachent à leur opinion, se communiqueraient plus facilement leurs idées ; puisqu’ils pourraient, pour m’exprimer ainsi, toujours rapporter leurs opinions à quelques-uns des numéros de ces tables de probabilités. 8 De l’Esprit viens à mon sujet : et je dis que la sensibilité physique et la mémoire, ou, pour parler plus exactement, que la sensibilité seule produit toutes nos idées. En effet, la mémoire ne peut être qu’un des organes de la sensibilité physique : le principe Comme la marche de l’esprit est toujours lente, et les découvertes dans les sciences presque toujours éloignées les unes des autres, on sent que les tables de probabilités une fois construites, on n’y ferait que des changements légers et successifs, qui consisteraient, conséquemment à ces découvertes, à augmenter ou diminuer la probabilité de certaines proportions que nous appelons vérités, et qui ne sont que des probabilités plus ou moins accumulées. Par ce moyen, l’état de doute, toujours insupportable à l’orgueil de la plupart des hommes, serait plus facile à soutenir : alors les doutes cesseraient d’être vagues ; soumis au calcul et par conséquent appréciables, ils se convertiraient en propositions affirmatives : alors la secte de Carnéade, regardée autrefois comme la philosophie par excellence, puisqu’on lui donnait le nom d’élective, serait purgée de ces légers défauts que la querelleuse ignorance a reprochés avec trop d’aigreur à cette philosophie dont les dogmes étaient également propres à éclairer les esprits et à adoucir les mœurs. Si cette secte, conformément à ses principes, n’admettait point de vérités, elle admettait du moins des apparences, voulait qu’on réglât sa vie sur ces apparences, qu’on agît lorsqu’il paraissait plus convenable d’agir que d’examiner, qu’on délibérât mûrement lorsqu’on avait le temps de délibérer ; qu’on se décidât par conséquent plus sûrement, et que dans son âme on laissât toujours aux vérités nouvelles une entrée que leur ferment les dogmatiques. Elle voulait, de plus, qu’on fût moins persuadé de ses opinions, plus lent à condamner celles d’autrui, par conséquent plus sociable ; enfin, que l’habitude du doute, en nous rendant moins sensibles à la contradiction, étouffât un des plus féconds germes de haine entre les hommes. Il ne s’agit point ici des vérités révélées, qui sont des vérités d’un autre ordre. discours i, chapitre i 9 qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient ; puisque se ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir. Lorsque, par une suite de mes idées ou par l’ébranlement que certains sons causent dans l’organe de mon oreille, je me rappelle l’image d’un chêne ; alors mes organes intérieurs doivent nécessairement se trouver à peu près dans la même situation où ils étaient à la vue de ce chêne. Or cette situation des organes doit incontestablement produire une sensation : il est donc évident que se ressouvenir, c’est sentir. Ce principe posé, je dis encore que c’est dans la capacité que nous avons d’apercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu’ont entre eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l’esprit. Or cette capacité n’est que la sensibilité physique même : tout se réduit donc à sentir. Pour nous assurer de cette vérité, considérons la nature. Elle nous présente des objets, ces objets ont des rapports avec nous et des rapports entre eux ; la connaissance de ces rapports forme ce qu’on appelle l’esprit : il est plus ou moins grand, selon que nos connaissances en ce genre sont plus ou moins étendues. L’esprit humain s’élève jusqu’à la connaissance de ces rapports ; mais ce sont des bornes qu’il ne franchit jamais. Aussi tous les mots qui composent les diverses langues, et qu’on peut regarder comme la collection des signes de toutes les pensées des hommes, nous rappellent ou des images, tels sont les mots, chêne, océan, soleil ; 10 De l’Esprit ou désignent des idées, c’est-à-dire, les divers rapports que les objets ont entre eux, et qui sont ou simples, comme les mots, grandeur, petitesse, ou composés, comme, vice, vertu ; ou ils expriment enfin les rapports divers que les objets ont avec nous, c’est-à-dire notre action sur eux, comme dans ces mots, je brise, je creuse, je soulève ; ou leur impression sur nous, comme dans ceux-ci, je suis blessé, ébloui, épouvanté. Si j’ai resserré ci-dessus la signification de ce mot, idée, qu’on prend dans des acceptions très différentes, puisqu’on dit également l’idée d’un arbre et l’idée de vertu, c’est que la signification indéterminée de cette expression peut faire quelquefois tomber dans les erreurs qu’occasionne toujours l’abus des mots. La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que, si tous les mots des diverses langues ne désignent jamais que des objets ou les rapports de ces objets avec nous et entre eux, tout l’esprit par conséquent consiste à comparer et nos sensations et nos idées ; c’est-à-dire, à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’elles ont entre elles. Or, comme le jugement n’est que cette apercevance elle-même, ou du moins que le prononcé de cette apercevance, il s’ensuit que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à juger. La question renfermée dans ces bornes, j’examinerai maintenant si juger n’est pas sentir. Quand je juge la grandeur ou la couleur des objets qu’on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets discours i, chapitre i 11 ont faites sur mes sens n’est proprement qu’une sensation ; que je puis dire également, Je juge ou je sens que, de deux objets, l’un, que j’appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j’appelle pied ; que la couleur que je nomme rouge, agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune ; et j’en conclus qu’en pareil cas juger n’est jamais que sentir. Mais, dira-t-on, supposons qu’on veuille savoir si la force est préférable à la grandeur du corps, peuton assurer qu’alors juger soit sentir ? Oui, répondrai-je ; car, pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit me tracer successivement les tableaux des situations différentes ou je puis me trouver le plus communément dans le cours de ma vie. Or, juger, c’est voir, dans ces divers tableaux, que la force me sera plus souvent utile que la grandeur du corps. Mais, répliquera-t-on, lorsqu’il s’agit de juger si, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, peut-on imaginer qu’un jugement ne soit alors qu’une sensation ? Cette opinion, sans doute, a d’abord l’air d’un paradoxe : cependant, pour en prouver la vérité, supposons dans un homme la connaissance de ce qu’on appelle le bien et le mal ; et que cet homme sache encore qu’une action est plus ou moins mauvaise, selon qu’elle nuit plus ou moins au bonheur de la société. Dans cette supposition, quel art doit employer le poète ou l’orateur, pour faire plus vivement apercevoir que la justice, préférable, dans un roi, à la bonté, conserve à l’État plus de citoyens ? 12 De l’Esprit L’orateur présentera trois tableaux à l’imagination de ce même homme : dans l’un, il lui peindra le roi juste qui condamne et fait exécuter un criminel ; dans le second, le roi bon qui fait ouvrir le cachot de ce même criminel et lui détache ses fers ; dans le troisième, il représentera ce même criminel qui, s’armant d’un poignard au sortir de son cachot, court massacrer cinquante citoyens : or, quel homme, à la vue de ces trois tableaux, ne sentira pas que la justice, qui, par la mort d’un seul, prévient la mort de cinquante hommes, est, dans un roi, préférable à la bonté ? Cependant ce jugement n’est réellement qu’une sensation. En effet, si, par l’habitude d’unir certaines idées à certains mots, on peut, comme l’expérience le prouve, en frappant l’oreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations qu’on éprouverait à la présence même des objets ; il est évident qu’à l’exposé de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, c’est sentir et voir que, dans le premier tableau, on n’immole qu’un citoyen ; et que, dans le troisième, on en massacre cinquante : d’où je conclus que tout jugement n’est qu’une sensation. Mais, dira-t-on, faudra-t-il mettre encore au rang des sensations les jugements portés, par exemple, sur l’excellence plus ou moins grande de certaines méthodes, telles que la méthode propre à placer beaucoup d’objets dans notre mémoire, ou la méthode des abstractions, ou celle de l’analyse ? Pour répondre à cette objection, il faut d’abord déterminer la signification de ce mot méthode : une méthode n’est discours i, chapitre i 13 autre chose que le moyen dont on se sert pour parvenir au but qu’on se propose. Supposons qu’un homme ait dessein de placer certains objets ou certaines idées dans sa mémoire, et que le hasard les y ait rangés de manière que le ressouvenir d’un fait ou d’une idée lui ait rappelle le souvenir d’une infinité d’autres faits ou d’autres idées, et qu’il ait ainsi gravé plus facilement et plus profondément certains objets dans sa mémoire : alors, juger que cet ordre est le meilleur et lui donner le nom de méthode, c’est dire qu’on a fait moins d’efforts d’attention, qu’on a éprouvé une sensation moins pénible, en étudiant dans cet ordre que dans tout autre : or, se ressouvenir d’une sensation pénible, c’est sentir ; il est donc évident que, dans ce cas, juger est sentir. Supposons encore que, pour prouver la vérité de certaines propositions de géométrie et pour les faire plus facilement concevoir à ses disciples, un géomètre se soit avisé de leur faire considérer les lignes indépendamment de leur largeur et de leur épaisseur : alors, juger que ce moyen ou cette méthode d’abstraction est la plus propre à faciliter à ses élèves l’intelligence de certaines propositions de géométrie, c’est dire qu’ils font moins d’efforts d’attention, et qu’ils éprouvent une sensation moins pénible, en se servant de cette méthode que d’une autre. Supposons, pour dernier exemple, que, par un examen séparé de chacune des vérités que renferme une proposition compliquée, on soit plus facilement parvenu à l’intelligence de cette proposition : juger alors que le moyen ou la méthode 14 De l’Esprit de l’analyse est la meilleure, c’est pareillement dire qu’on a fait moins d’efforts d’attention, et qu’on a par conséquent éprouvé une sensation moins pénible, lorsqu’on a considéré en particulier chacune des vérités renfermées dans cette proposition compliquée, que lorsqu’on les a voulu saisir toutes à la fois. Il résulte, de ce que j’ai dit, que les jugements portés sur les moyens ou les méthodes que le hasard nous présente pour parvenir à un certain but, ne sont proprement que des sensations ; et que, dans l’homme, tout se réduit à sentir. Mais, dira-t-on, comment jusqu’à ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ? L’on ne doit cette supposition, répondrai-je, qu’à l’impossibilité où l’on s’est cru jusqu’à présent d’expliquer d’aucune autre manière certaines erreurs de l’esprit. Pour lever cette difficulté, je vais, dans les chapitres suivants, montrer que tous nos faux jugements et nos erreurs se rapportent à deux causes qui ne supposent en nous que la faculté de sentir ; qu’il serait, par conséquent, inutile et même absurde d’admettre en nous une faculté de juger qui n’expliquerait rien qu’on ne puisse expliquer sans elle. J’entre donc en matière ; et je dis qu’il n’est point de faux jugement qui ne soit un effet ou de nos passions ou de notre ignorance. CH A PIT R E I I Des erreurs occasionnées par nos passions Les passions nous induisent en erreur, parce qu’elles fixent toute notre attention sur un côté de l’objet qu’elles nous présentent, et qu’elles ne nous permettent point de le considérer sous toutes ses faces. Un roi est jaloux du titre de conquérant : la victoire, dit-il, m’appelle au bout de la terre ; je combattrai, je vaincrai ; je briserai l’orgueil de mes ennemis, je chargerai leurs mains de fers ; et la terreur de mon nom, comme un rempart impénétrable, défendra l’entrée de mon empire. Enivré de cet espoir, il oublie que la fortune est inconstante, que le fardeau de la misère est presque également supporté par le vainqueur et par le vaincu ; il ne sent point que le bien de ses sujets ne sert que de prétexte à sa fureur guerrière, et que c’est l’orgueil qui forge ses armes et déploie ses étendards : toute son attention est fixée sur le char et la pompe du triomphe. Non moins puissante que l’orgueil, la crainte produira les mêmes effets ; on la verra créer des spectres, les répandre autour des tombeaux, et dans l’obscurité des bois les offrir aux regards du voyageur effrayé, s’emparer de toutes les facultés de son âme, et n’en laisser aucune de libre pour considérer l’absurdité des motifs d’une terreur si vaine. 16 De l’Esprit Non seulement les passions ne nous laissent considérer que certaines faces des objets qu’elles nous présentent, mais elles nous trompent encore, en nous montrant souvent ces mêmes objets ou ils n’existent pas. On fait le conte d’un curé et d’une dame galante : ils avaient oui dire que la lune était habitée, ils le croyaient ; et, le télescope en main, tous deux tâchaient d’en reconnaître les habitants. Si je ne me trompe, dit d’abord la dame, j’aperçois deux ombres ; elles s’inclinent l’une vers l’autre : je n’en doute points ce sont deux amants heureux… Eh ! Fi donc, Madame, reprend le curé, ces deux ombres que vous voyez sont deux clochers d’une cathédrale. Ce conte est notre histoire ; nous n’apercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous désirons y trouver : sur la terre, comme dans la lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. L’illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent. C’est ce qu’avait très bien senti je ne sais quelle femme, qui, surprise par son amant entre les bras de son rival, osa lui nier le fait dont il était témoin : Quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point l’impudence ?… Ah perfide ! s’écria-telle, je le vois, tu ne m’aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois que ce que je te dis. Ce mot n’est pas seulement applicable à la passion de l’amour, mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglement. Lorsque l’ambition, par exemple, met les armes à la main à deux nations puissantes, et que les citoyens inquiets se demandent les uns discours i, chapitre ii 17 aux autres des nouvelles : d’une part, quelle facilité à croire les bonnes ! De l’autre, quelle incrédulité sur les mauvaises ! Combien de fois une trop sotte confiance en des moines ignorants n’a-t-elle pas fait nier à des chrétiens la possibilité des antipodes ? Il n’est point de siècle qui, par quelque affirmation ou quelque négation ridicule, n’apprête à rire au siècle suivant. Une folie passée éclaire rarement les hommes sur leur folie présente. Au reste, ces mêmes passions, qu’on doit regarder comme le germe d’une infinité d’erreurs, sont aussi la source de nos lumières. Si elles nous égarent, elles seules nous donnent la force nécessaire pour marcher ; elles seules peuvent nous arracher à cette inertie et à cette paresse toujours prête à saisir toutes les facultés de notre âme. Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner la vérité de cette proposition. Je passe maintenant à la seconde cause de nos erreurs. C H A PIT R E I I I De l’ignorance Nous nous trompons, lorsqu’entraînés par une passion, et fixant toute notre attention sur un des côtés d’un objet, nous voulons, par ce seul côté, juger de l’objet entier. Nous nous trompons encore, lorsque, nous établissant juges sur une matière, notre mémoire n’est point chargée de tous les faits de la comparaison desquels dépend en ce genre la justesse de nos décisions. Ce n’est pas que chacun n’ait l’esprit juste ; chacun voit bien ce qu’il voit : mais, personne ne se défiant assez de son ignorance, on croit trop facilement que ce que l’on voit dans un objet est tout ce que l’on y peut voir. Dans les questions un peu difficiles, l’ignorance doit être regardée comme la principale cause de nos erreurs. Pour savoir combien, en ce cas, il et facile de se faire illusion à soimême ; et comment, en tirant des conséquences toujours justes de leurs principes, les hommes arrivent à des résultats entièrement contradictoires, je choisirai pour exemple une question un peu compliquée : telle est celle du luxe, sur laquelle on a porté des jugements très différents, selon qu’on l’a considérée sous telle ou telle face. discours i, chapitre iii 1. Paul Poisson de Bourvallais (mort en 1719), financier du début du xviiie siècle. 19 Comme le mot de luxe est vague, n’a aucun sens bien déterminé, et n’est ordinairement qu’une expression relative ; il faut d’abord attacher une idée nette à ce mot de luxe pris dans une signification rigoureuse ; et donner ensuite une définition du luxe considéré par rapport à une nation et par rapport à un particulier. Dans une signification rigoureuse, on doit entendre, par luxe, toute espèce de superfluités ; c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la conservation de l’homme. Lorsqu’il s’agit d’un peuple policé et des particuliers qui le composent, ce mot de luxe a une toute autre signification ; il devient absolument relatif. Le luxe d’une nation policée est l’emploi de ses richesses à ce que nomme superfluités le peuple avec lequel on compare cette nation. C’est le cas où se trouve l’Angleterre par rapport à la Suisse. Le luxe, dans un particulier, est pareillement l’emploi de ses richesses à ce que l’on doit appeler superfluités, eu égard au poste que cet homme occupe dans un état, et au pays dans lequel il vit : tel était le luxe de Bourvallais1. Cette définition donnée, voyons sous quels aspects différents on a considéré le luxe des nations, lorsque les uns l’ont regardé comme utile, et les autres comme nuisible à l’État. Les premiers ont porté leurs regards sur ces manufactures que le luxe construit, où l’étranger s’empresse d’échanger ses trésors contre l’industrie d’une nation. Ils voient l’augmentation des richesses amener à sa suite l’augmentation du luxe et la perfection des arts propres à le satisfaire. Le 20 De l’Esprit siècle du luxe leur paraît l’époque de la grandeur et de la puissance d’un État. L’abondance d’argent qu’il suppose et qu’il attire rend, disent-ils, la nation heureuse au-dedans, et redoutable au-dehors. C’est par l’argent qu’on soudoie un grand nombre de troupes, qu’on bâtit des magasins, qu’on fournit des arsenaux, qu’on contracte, qu’on entretient alliance avec des grands princes, et qu’une nation enfin peut non seulement résister, mais encore commander à des peuples plus nombreux et par conséquent plus réellement puissants qu’elle. Si le luxe rend un état redoutable au dehors, quelle félicité ne lui procure-t-il pas au-dedans ? Il adoucit les mœurs ; il crée de nouveaux plaisirs, fournit par ce moyen à la subsistance d’une infinité d’ouvriers. Il excite une cupidité salutaire qui arrache l’homme à cette inertie, à cet ennui qu’on doit regarder comme une des maladies les plus communes et les plus cruelles de l’humanité. Il répand partout une chaleur vivifiante, fait circuler la vie dans tous les membres d’un État, y réveille l’industrie, fait ouvrir des ports, y construit des vaisseaux, les guide à travers l’océan, et rend enfin communes à tous les hommes les productions et les richesses que la nature avare enferme dans les gouffres des mers, dans les abîmes de la terre, ou qu’elle tient éparses dans mille climats divers. Voilà, je pense, à peu près le point de vue sous lequel le luxe se présente à ceux qui le considèrent comme utile aux États. Examinons maintenant l’aspect sous lequel il s’offre aux philosophes qui le regardent comme funeste aux nations. discours i, chapitre iii 21 Le bonheur des peuples dépend, et de la félicité dont ils jouissent au-dedans, et du respect qu’ils inspirent au-dehors. À l’égard du premier objet, nous pensons, diront ces philosophes, que le luxe et les richesses qu’il attire dans un État n’en rendraient les sujets que plus heureux, si ces richesses étaient moins inégalement partagées, et que chacun pût se procurer les commodités dont l’indigence le force à se priver Le luxe n’est donc pas nuisible comme luxe, mais simplement comme l’effet d’une grande disproportion entre les richesses des citoyens(a). Aussi le luxe n’est-il jamais ex(a) Le luxe fait circuler l’argent ; il le retire des coffres où l’avarice pourrait l’entasser : c’est donc le luxe, disent quelques gens, qui remet l’équilibre entre les fortunes des citoyens. Ma réponse à ce raisonnement, c’est qu’il ne produit point cet effet. Le luxe suppose toujours une cause d’inégalité de richesses entre les citoyens. Or cette cause, qui fait les premiers riches, doit, lorsque le luxe les a ruinés, en reproduire toujours de nouveaux : si l’on détruisait cette cause d’inégalité de richesses, le luxe disparaîtrait avec elle. Il n’y a pas de ce qu’on appelle luxe dans les pays où les fortunes des citoyens sont à peu près égales. J’ajouterai à ce que je viens de dire que, cette inégalité de richesses une fois établie, le luxe lui-même est en partie cause de la reproduction perpétuelle du luxe. En effet, tout homme qui se ruine par son luxe transporte la plus grande partie de ses richesses dans les mains des artisans du luxe ; ceux-ci, enrichis des dépouilles d’une infinité de dissipateurs, deviennent riches à leur tour, et se ruinent de la même manière. Or, des débris de tant de fortunes, ce qui reflue de richesses dans les campagnes n’en peut être que la moindre partie ; parce que les productions de la terre, destinées à l’usage commun des hommes, ne peuvent jamais excéder un certain prix. ▶ 22 De l’Esprit trême, lorsque le partage des richesses n’est pas trop inégal ; il s’augmente à mesure qu’elles se rassemblent en un plus petit nombre de mains ; il parvient enfin à son dernier période, lorsque la nation se partage en deux classes, dont l’une abonde en superfluités, et l’autre manque du nécessaire. Arrivé une fois à ce point, l’état d’une nation est d’autant plus cruel qu’il est incurable. Comment remettre alors quelque égalité dans les fortunes des citoyens ? L’homme riche aura acheté de grandes seigneuries : à portée de profiter du dérangement de ses voisins, il aura réuni, en peu de temps, une infinité de petites propriétés à son domaine. Le nombre des propriétaires diminué, celui des journaliers sera augmenté : lorsque ces derniers seront assez multipliés pour qu’il y ait plus d’ouvriers que d’ouvrage, alors le journalier suivra le cours de toute espèce de marchandise, dont la valeur diminue lorsqu’elle est commune. D’ailleurs, l’homme riche, qui a plus de luxe encore que de richesses, est intéressé à baisser le prix des journées, à n’offrir au journalier que la paye absolument nécessaire pour sa subsistance(b) : le besoin ▶ Il n’en est pas ainsi de ces mêmes productions, lorsqu’elles ont passé dans les manufactures et qu’elles ont été employées par l’industrie ; elles n’ont alors de valeur que celle que leur donne la fantaisie ; le prix en devient excessif. Le luxe doit donc toujours retenir l’argent dans les mains de ses artisans, le faire toujours circuler dans la même classe d’hommes, et par ce moyen entretenir toujours l’inégalité des richesses entre les citoyens. (b) On croit communément que les campagnes sont ruinées par les corvées, les importions, et surtout par celle des tailles ; je conviendrai ▶ discours i, chapitre iii 23 contraint ce dernier à s’en contenter ; mais s’il lui survient quelque maladie ou quelque augmentation de famille, alors, faute d’une nourriture saine ou assez abondante, il devient infirme, il meurt, et laisse à l’État une famille de mendiants. Pour prévenir un pareil malheur, il faudrait avoir recours à un nouveau partage de terres : partage toujours injuste et impraticable. Il est donc évident que, le luxe parvenu à une certain période, il est impossible de remettre aucune égalité ▶ volontiers qu’elles sont très onéreuses : il ne faut cependant pas imaginer que la seule suppression de cet impôt rendît la condition des paysans fort heureuse. Dans beaucoup de provinces, la journée est de huit sols. Or, de ces huit sols, si je déduis l’imposition de l’Église, c’est-àdire, à peu près quatre vingt-dix fêtes ou dimanches, et peut-être une trentaine de jours dans l’année où l’ouvrier est incommodé, sans ouvrage, ou employé aux corvées, il ne lui reste, l’un portant l’autre, que six sols par jour : tant qu’il est garçon, je veux que ces six sols fournissent à sa dépense, le nourrissent, le vêtent, le logent : dès qu’il sera marié, ces six sols ne pourront plus lui suffire ; parce que, dans les premières années du mariage, la femme, entièrement occupée à soigner ou à allaiter ses enfants, ne peut rien gagner : supposons qu’on lui fit alors remise entière de sa taille, c’est-à-dire cinq ou six francs, il aurait à peu près un liard de plus à dépenser par jour ; or ce liard ne changerait sûrement rien à sa situation. Que faudrait-il donc faire pour la rendre heureuse ? Hausser considérablement le prix des journées. Pour cet effet, il faudrait que les seigneurs vécussent habituellement dans leurs terres : à l’exemple de leurs pères, ils récompenseraient les services de leurs domestiques par le don de quelques arpents de terre ; le nombre des propriétaires augmenterait insensiblement ; celui des journaliers diminuerait ; et ces derniers, devenus plus rares, mettraient leur peine à plus haut prix. 24 De l’Esprit entre la fortune des citoyens. Alors les riches et les richesses se rendent dans les capitales, ou les attirent les plaisirs et les arts du luxe : alors la campagne reste inculte et pauvre ; sept ou huit millions d’hommes languissent dans la misère(c), (c) Il est bien singulier que les pays vantés par leur luxe et leur police soient les pays où le plus grand nombre des hommes est plus malheureux que ne le sont les nations sauvages, si méprisées des nations policées. Qui doute que l’état du sauvage ne soit préférable à celui du paysan ? Le sauvage n’a point, comme lui, à craindre la prison, la surcharge des impôts, la vexation d’un seigneur, le pouvoir arbitraire d’un subdélégué ; il n’est point perpétuellement humilié et abruti par la présence journalière d’hommes plus riches et plus puissants que lui ; sans supérieur, sans servitude, plus robuste que le paysan parce qu’il est plus heureux, il jouit du bonheur de l’égalité, et surtout du bien inestimable de la liberté si inutilement réclamée par la plupart des nations. Dans les pays policés, l’art de la législation n’a souvent consisté qu’à faire concourir une infinité d’hommes au bonheur d’un petit nombre ; à tenir, pour cet effet, la multitude dans l’oppression, et à violer envers elle tous les droits de l’humanité. Cependant, le vrai esprit législatif ne devrait s’occuper que du bonheur général. Pour procurer ce bonheur aux hommes, peut-être faudrait-il les rapprocher de la vie de pasteur ; peut-être les découvertes en législation nous ramèneront-elles, à cet égard, au point d’où l’on est d’abord parti. Non que je veuille décider une question si délicate, et qui exigerait l’examen le plus profond : mais j’avoue qu’il est bien étonnant que tant de formes différentes de gouvernement établies du moins sous le prétexte du bien public, que tant de lois, tant de règlements, n’aient été, chez la plupart des peuples, que des instruments de l’infortune des hommes. Peut-être ne peut-on échapper à ce malheur, sans revenir à des mœurs infiniment plus simples. Je sens bien qu’il faudrait alors renoncer à une infinité de plaisirs dont on ne peut se ▶ discours i, chapitre iii 25 et cinq ou six mille vivent dans uns opulence qui les rend odieux, sans les rendre plus heureux. En effet, que peut ajouter au bonheur d’un homme l’excellence plus ou moins grande de sa table ? Ne lui suffit-il pas d’attendre la faim, de proportionner ses exercices ou la longueur de ses promenades au mauvais goût de son cuisinier, pour trouver délicieux tout mets qui ne sera pas détestable ? D’ailleurs, la frugalité et l’exercice ne le sont-ils pas échapper à toutes les maladies qu’occasionne la gourmandise irritée par la bonne chère ? Le bonheur ne dépend donc pas de l’excellence de la table. Il ne dépend pas non plus de la magnificence des habits ou des équipages : lorsqu’on paraît en public couvert d’un habit brodé et traîné dans un char brillant, on n’éprouve pas des plaisirs physiques, qui sont les seuls plaisirs réels ; on est, tout au plus, affecté d’un plaisir de vanité, dont la privation serait peut-être insupportable, mais dont la jouissance est insipide. Sans augmenter son bonheur, l’homme riche ne fait, par l’étalage de son luxe, qu’offenser l’humanité et le malheureux qui, comparant les haillons de la misère aux habits de l’opulence, s’imagine qu’entre le bonheur du riche ▶ détacher sans peine ; mais ce sacrifice cependant serait un devoir, si le bien général l’exigeait. N’est-on pas même en droit de soupçonner que l’extrême félicité de quelques particuliers est toujours attachée au malheur du plus grand nombre ? Vérité assez heureusement exprimée par ces deux vers sur les sauvages ; Chez eux tout est commun, chez eux tout est égal ; Comme ils sont sans palais, ils sont sans hôpital. 26 De l’Esprit et le sien il n’y a pas moins de différence qu’entre leurs vêtements ; qui se rappelle, à cette occasion, le souvenir douloureux des peines qu’il endure ; et qui se trouve ainsi privé du seul soulagement de l’infortuné, de l’oubli momentané de sa misère. Il est donc certain, continueront ces philosophes, que le luxe ne fait le bonheur de personne ; et qu’en supposant une trop grande inégalité de richesses entre les citoyens, il suppose le malheur du plus grand nombre d’entre eux. Le peuple, chez qui le luxe s’introduit, n’est donc pas heureux au-dedans : voyons s’il est respectable au-dehors. L’abondance d’argent que le luxe attire dans un État en impose d’abord à l’imagination ; cet État est, pour quelques instants, un État puissant : mais cet avantage (supposé qu’il puisse exister quelque avantage indépendant du bonheur des citoyens) n’est, comme le remarque M. Hume, qu’un avantage passager. Assez semblables aux mers, qui successivement abandonnent et couvrent mille plages différentes, les richesses doivent successivement parcourir mille climats divers. Lorsque, par la beauté de ses manufactures et la perfection des arts de luxe, une nation a attiré chez elle l’argent des peuples voisins, il est évident que le prix des denrées et de la main d’œuvre doit nécessairement baisser chez ces peuples appauvris ; et que ces peuples, en enlevant quelques manufacturiers, quelques ouvriers à cette nation riche, peuvent l’appauvrir à son tour en l’approvisionnant, à meilleur compte, des marchandises dont cette nation les fournis- discours i, chapitre iii 27 sait(d). Or, sitôt que la disette d’argent se fait sentir dans un (d) Ce que je dis du commerce des marchandises de luxe ne doit pas s’appliquer à toute espèce de commerce. Les richesses que les manufactures et la perfection des arts du luxe attirent dans un État, n’y sont que passagères et n’augmentent pas la félicité des particuliers. Il n’en est pas de même des richesses qu’attire le commerce des marchandises qu’en appelle de première nécessité. Ce commerce suppose une excellente culture des terres, une subdivision de ces mêmes terres en une infinité de petits domaines, et par conséquent un partage bien moins inégal des richesses. Je sais bien que le commerce des denrées doit, après un certain temps, occasionner aussi une très grande disproportion entre les fortunes des citoyens, et amener le luxe à sa suite ; mais peut-être n’est-il pas impossible d’arrêter, dans ce cas, les progrès du luxe. Ce qu’on peut du moins assurer, c’est que la réunion des richesses en un plus petit nombre de mains se fait alors bien plus lentement ; et parce que les propriétaires sont à la fois cultivateurs et négociants ; et parce que, le nombre des propriétaires étant plus grand et celui des journaliers plus petit, ceux-ci, devenus plus rares, sont, comme je l’ai dit dans une note précédente, en état de donner la loi, de taxer leurs journées, et d’exiger une paye suffisante pour subsister honnêtement eux et leurs familles. C’est ainsi que chacun a part aux richesses que procure aux États le commerce des denrées. J’ajouterai de plus que ce commerce n’est pas sujet aux mêmes révolutions que le commerce des manufactures de luxe : un art, une manufacture passe aisément d’un pays dans un autre ; mais quel temps ne faut-il pas pour vaincre l’ignorance et la paresse des paysans, et les engager à s’adonner à la culture d’une nouvelle denrée ? Pour naturaliser cette nouvelle denrée dans un pays, il faut un soin et une dépense qui doit presque toujours laisser, à cet égard, l’avantage du commerce au pays où cette denrée croît naturellement et dans lequel elle est depuis longtemps cultivée. Il est cependant un cas, peut-être imaginaire, où l’établissement des manufactures et le commerce des arts de luxe pourrait être regar-▶ 28 De l’Esprit État accoutumé au luxe, la nation tombe dans le mépris. Pour s’y soustraire, il faudrait se rapprocher d’une vie simple ; et les mœurs, ainsi que les lois, s’y opposent. Aussi l’époque du plus grand luxe d’une nation est-elle ordinairement l’époque la plus prochaine de sa chute et de son avilissement. La félicité et la puissance apparente que le luxe communique, durant quelques instants, aux nations, est comparable à ces fièvres violentes qui prêtent, dans le transport, une force incroyable au malade qu’elles dévorent ; et qui semblent ne multiplier les forces d’un homme, que pour le priver, au déclin de l’accès et de ces mêmes forces et de la vie. Pour se convaincre de cette vérité, diront encore les mêmes philosophes, cherchons ce qui doit rendre une nation réellement respectable à ses voisins : c’est, sans contre▶ dé comme très utile. Ce serait lorsque l’étendue et la fertilité d’un pays ne seraient pas proportionnées au nombre de ses habitants, c’està-dire, lorsqu’un État ne pourrait nourrir tous ses citoyens. Alors une nation qui ne sera point à portée de peupler un pays tel que l’Amérique, n’a que deux partis à prendre ; l’un d’envoyer des colonies ravager les contrées voisines, et s’établir, comme certains peuples, à main armée, dans des pays assez fertiles pour les nourrir ; l’autre, d’établir des manufactures, de forcer les nations voisines d’y lever des marchandises, et de lui apporter en échange les denrées nécessaires à la subsistance d’un certain nombre d’habitants. Entre ces deux partis, le dernier est sans contredit le plus humain : quel que soit le sort des armes, victorieuse ou vaincue, toute colonie qui entre, à main armée, dans un pays, y répand certainement plus de désolation et de maux que n’en peut occasionner la levée d’une espèce de tribut, moins exigée par la force que par l’humanité. discours i, chapitre iii 29 dit, le nombre, la vigueur de ses citoyens, leur attachement pour la patrie, et enfin leur courage et leur vertu. Quant au nombre des citoyens, on sait que les pays de luxe ne font pas les plus peuplés ; que, dans la même étendue de terrain, la Suisse peut compter plus d’habitants que l’Espagne, la France et même l’Angleterre. La consommation d’hommes, qu’occasionne nécessairement un grand commerce(e), n’est pas en ces pays l’unique (e) Cette consommation d’hommes est cependant si grande, qu’on ne peut sans frémir considérer celle que suppose notre commerce d’Amérique. L’humanité, qui commande l’amour de tous les hommes, veut que, dans la traite des nègres, je mette également au rang des malheurs et la mort de mes compatriotes et celle de tant d’Africains, qu’anime au combat l’espoir de faire des prisonniers et le désir de les échanger contre nos marchandises. Si l’on suppute le nombre d’hommes qui périt, tant par les guerres que dans la traversée d’Afrique en Amérique ; qu’on y ajoute celui des nègres qui, arrivés à leur destination, deviennent la victime des caprices, de la cupidité et du pouvoir arbitraire d’un maître ; et qu’on joigne à ce nombre celui des citoyens qui périssent par le feu, le naufrage ou le scorbut ; qu’enfin on y ajoute celui des matelots qui meurent pendant leur séjour à Saint-Domingue, ou par les maladies affectées à la température particulière de ce climat, ou par les suites d’un libertinage toujours si dangereux en ce pays : on conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain. Or quel homme, à la vue des malheurs qu’occasionnent la culture et l’exportation de cette denrée, refuserait de s’en priver, et ne renoncerait pas à un plaisir acheté par les larmes et la mort de tant de malheureux ? Détournons nos regards d’un spectacle si funeste, et qui fait tant de honte et d’horreur à l’humanité. 30 De l’Esprit cause de la dépopulation : le luxe en crée mille autres, puisqu’il attire les richesses dans les capitales, laisse les campagnes dans la disette, favorise le pouvoir arbitraire et par conséquent l’augmentation des subsides, et qu’il donne enfin aux nations opulentes la facilité de contracter des dettes(f ) dont elles ne peuvent ensuite s’acquitter sans surcharger les peuples d’impôts onéreux. Or ces différentes causes de dépopulation, en plongeant tout un pays dans la misère, y doivent nécessairement affaiblir la constitution des corps. Le peuple adonné au luxe n’est jamais un peuple robuste : de ses citoyens, les uns sont énervés par la mollesse, les autres exténués par le besoin. Si les peuples sauvages ou pauvres, comme le remarque le chevalier Folard1, ont à cet égard une grande supériorité sur les peuples livrés au luxe ; c’est que le laboureur est, chez les nations pauvres, souvent plus riche que chez les nations opulentes ; c’est qu’un paysan suisse et plus à son aise qu’un paysan français(g). Pour former des corps robustes, il faut une nourriture simple, mais saine et abondante ; un exercice qui, sans être excessif, soit fort ; une grande habitude à supporter les intempéries des saisons, habitude que contractent les paysans, (f ) La Hollande, l’Angleterre, la France sont chargées de dettes ; et la Suisse ne doit rien. (g) Il ne suffit pas, dit Grotius2, que le peuple soit pourvu des choses. absolument nécessaires à sa conservation et à sa vie, il faut encore qu’il l’ait agréable. 1. Jean-Charles ou Charles de Folard, dit le Chevalier de Folard, (16691752), stratège, ingénieur et homme de guerre. 2. Hugo de Groot ou Huig de Groot, dit Grotius, (15831645), Le Droit de la guerre et de la paix (De Jure Belli ac Pacis) discours i, chapitre iii 31 qui, par cette raison, sont infiniment plus propres a soutenir les fatigues de la guerre que des manufacturiers, la plupart habitués à une vie sédentaire. C’est aussi chez les nations pauvres que se forment ces armées infatigables qui changent le destin des empires. Quels remparts opposerait à ces nations un pays livré au luxe et à la mollesse ? Il ne peut leur en imposer ni par le nombre, ni par la force de ses habitants. L’attachement pour la patrie, dira-t-on, peut suppléer au nombre et à la force des citoyens. Mais qui produirait en ces pays cet amour vertueux de la patrie ? L’ordre des paysans, qui compose à lui seul les deux tiers de chaque nation, y est malheureux : celui des artisans n’y possède rien ; transplanté de son village dans une manufacture ou une boutique, et de cette boutique dans une autre, l’artisan est familiarisé avec l’idée du déplacement ; il ne peut contracter d’attachement pour aucun lieu ; assuré presque partout de sa subsistance, il doit se regarder non comme le citoyen d’un pays, mais comme un habitant du monde. Un pareil peuple ne peut donc se distinguer longtemps par son courage ; parce que, dans un peuple, le courage est ordinairement, ou l’effet de la vigueur du corps, de cette confiance aveugle en ses forces qui cache aux hommes la moitié du péril auquel ils s’exposent, ou l’effet d’un violent amour pour la patrie qui leur fait dédaigner les dangers : or le luxe tarit, à la longue, ces deux sources de courage(h). (h) En conséquence, l’on a toujours regardé l’esprit militaire com-▶ 32 De l’Esprit Peut-être la cupidité en ouvrirait-elle une troisième, si nous vivions encore dans ces siècles barbares où l’on réduisait les peuples en servitude, et l’on abandonnait les villes au pillage. Le soldat n’étant plus maintenant excité pat ce motif, il ne peut l’être que par ce qu’on appelle l’honneur ; or le désir de l’honneur s’attiédit chez un peuple, lorsque l’amour des richesses s’y allume(i). En vain dirait-on que les nations riches gagnent du moins en bonheur et en plaisirs ce qu’elles perdent en vertu et en courage : un Spartiate(j) n’était pas ▶ me incompatible avec l’esprit de commerce ; ce n’est pas qu’on ne puisse du moins les concilier jusqu’à un certain point : mais c’est qu’en politique ce problème est un des plus difficiles à résoudre. Ceux qui, jusqu’à présent, ont écrit sur le commerce, l’ont traité comme une question isolée ; ils n’ont pas assez fortement senti que tout a ses reflets, qu’en fait de gouvernement, il n’est point proprement de question isolée ; qu’en ce genre, le mérite d’un auteur consiste à lier ensemble toutes les parties de l’administration ; et qu’enfin un État est une machine mue par différents ressorts, dont il faut augmenter ou diminuer la force proportionnément au jeu de ces ressorts entre eux, et à l’effet qu’on veut produire. (i) Il est inutile d’avertir que le luxe est, à cet égard, plus dangereux pour une nation située en terre ferme que pour des insulaires ; leurs remparts sont leurs vaisseaux, et leurs soldats les matelots. (j) Un jour qu’on faisait devant Alcibiade l’éloge de la valeur des Spartiates : De quoi s’étonne-t-on, disait-il, à la vie malheureuse qu’ils mènent, ils ne doivent avoir rien de si pressé que de mourir. Cette plaisanterie était celle d’un jeune homme nourri dans le luxe : Alcibiade se trompait, et Lacédémone n’enviait pas le bonheur d’Athènes. C’est ce qui faisait dire à un ancien, qu’il était plus doux de vivre, comme les Spartiates, à l’ombre des bonnes lois, qu’à l’ombre des bocages, comme les Sybarites.1 1. Habitants de Sybaris, colonie grecque en Italie du Sud réputée pour la recherche de ses plats raffinés. discours i, chapitre iii 1. Caius Duilius, plébéien, général de la République romaine durant la première guerre punique. À l’issue de son consulat, le Sénat lui accorde, le privilège d’être précédé à Rome d’un porteur de flambeau et d’un flûtiste lorsqu’il rentrait chez lui. 33 moins heureux qu’un Perse ; les premiers Romains, dont le courage était récompensé par le don de quelques denrées, n’auraient point envié le sort de Crassus. Caius Duillius1, qui, par ordre du Sénat, était tous les soirs reconduit à sa maison à la clarté des flambeaux et au son des flûtes, n’était pas moins sensible à ce concert grossier que nous le sommes à la plus brillante sonate. Mais, en accordant que les nations opulentes se procurent quelques commodités inconnues aux peuples pauvres, qui jouira de ces commodités ? Un petit nombre d’hommes privilégiés riches, qui, se prenant pour la nation entière, concluent de leur aisance particulière que le paysan est heureux. Mais quand même ces commodités seraient réparties entre un plus grand nombre de citoyens, de quel prix est cet avantage comparé à ceux que procurent à des peuples pauvres une âme forte, courageuse et ennemie de l’esclavage ? Les nations chez qui le luxe s’introduit sont tôt ou tard victimes du despotisme ; elles présentent des mains faibles et débiles aux fers dont la tyrannie veut les charger. Comment s’y soustraire ? Dans ces nations, les uns vivent dans la mollesse, et la mollesse ne pense ni ne prévoit : les autres languissent dans la misère ; et le besoin pressant, entièrement occupé à se satisfaire, n’élève point ses regards jusqu’à la liberté. Dans la forme despotique, les richesses de ces nations sont à leurs maîtres ; dans la forme républicaine, elles appartiennent aux gens puissants, comme aux peuples courageux qui les avoisinent. 34 De l’Esprit « Apportez-nous vos trésors, auraient pu dire les Romains aux Carthaginois ; ils nous appartiennent : Rome et Carthage ont toutes deux voulu s’enrichir, mais elles ont pris des routes différentes pour arriver à ce but. Tandis que vous encouragiez l’industrie de vos citoyens, que vous établissiez des manufactures, que vous couvriez la mer de vos vaisseaux, que vous alliez reconnaître des côtes inhabitées, et que vous attiriez chez vous tout l’or des Espagnes et de l’Afrique ; nous, plus prudents, nous endurcissions nos soldats aux fatigues de la guerre, nous élevions leur courage, nous savions que l’industrieux ne travaillait que pour le brave. Le temps de jouir est arrivé ; rendez-nous des biens que vous êtes dans l’impuissance de défendre ». Si les Romains n’ont pas tenu ce langage, du moins leur conduite prouve-t-elle qu’ils étaient affectés des sentiments que ce discours suppose. Comment la pauvreté de Rome n’eût-elle pas commandé à la richesse de Carthage, et conservé, à cet égard, l’avantage que presque toutes les nations pauvres ont eu sur les nations opulentes ? N’a-t-on pas vu la frugale Lacédémone triompher de la riche et commerçante Athènes ? Les Romains fouler aux pieds les sceptres d’or de l’Asie ? N’a-t-on pas vu l’Égypte, la Phénicie, Tyr, Sidon, Rhodes, Gênes, Venise, subjuguées ou du moins humiliées par des peuples qu’elles appelaient barbares ? Et qui sait si on ne verra pas un jour la riche Hollande, moins heureuse au-dedans que la Suisse, opposer à ses ennemis une résistance moins opiniâtre ? Voilà sous quel point de vue le luxe se présente aux philosophes qui l’ont regardé comme funeste aux nations. discours i, chapitre iii 35 La conclusion de ce que je viens de dire ; c’est que les hommes, en voyant bien ce qu’ils voient, en tirant des conséquences très justes de leurs principes, arrivent cependant à des résultats souvent contradictoires ; parce qu’ils n’ont pas dans la mémoire tous les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité qu’ils cherchent. Il est, je pense, inutile de dire qu’en présentant la question du luxe sous deux aspects différents, je ne prétends point décider si le luxe est réellement nuisible ou utile aux États : il faudrait, pour résoudre exactement ce problème moral, entrer dans des détails étrangers à l’objet que je me propose ; j’ai seulement voulu prouver, par cet exemple, que, dans les questions compliquées et sur lesquelles on juge sans passions, on ne se trompe jamais que par ignorance, c’est-à-dite, en imaginant que le côté qu’on voit dans un objet est tout ce qu’il y a à voir dans ce même objet. CH A PIT R E I V De l’abus des mots Une autre cause d’erreur, et qui tient pareillement à l’ignorance, c’est l’abus des mots, et les idées peu nettes qu’on y attache. M. Locke a si heureusement traité ce sujet, que je ne m’en permets l’examen que pour épargner la peine des recherches aux lecteurs, qui tous n’ont pas l’ouvrage de ce philosophe également présent à l’esprit. Descartes avait déjà dit, avant Locke, que les Péripatéticiens, retranchés derrière l’obscurité des mots, étaient assez semblables à des aveugles qui, pour rendre le combat égal, attireraient un homme clairvoyant dans une caverne obscure : que cet homme, ajoutait-il, sache donner du jour à la caverne, qu’il force les Péripatéticiens d’attacher des idées nettes aux mots dont ils se servent ; son triomphe est assuré. D’après Descartes et Locke, je vais donc prouver qu’en métaphysique et en morale, l’abus des mots et l’ignorance de leur vraie signification est, si j’ose le dire, un labyrinthe où les plus grands génies se sont quelquefois égarés. Je prendrai pour exemples quelques-uns de ces mots qui ont excité les disputes les plus longues et les plus vives entre les philosophes ; tels sont, en métaphysique, les mots de matière, d’espace et d’infini. discours i, chapitre iv 37 L’on a de tout temps et tour à tour soutenu que la matière sentait ou ne sentait pas, et l’on a sur ce sujet disputé très longuement et très vaguement. L’on s’est avisé très tard de se demander sur quoi l’on disputait, et d’attacher une idée précise à ce mot de matière. Si d’abord l’on en eut fixé la signification, on eut reconnu que les hommes étaient, si je l’ose dire, les créateurs de la matière, que la matière n’était pas un être, qu’il n’y avait dans la nature que des individus auxquels on avait donné le nom de corps, et qu’on ne pouvait entendre par ce mot de matière que la collection des propriétés communes à tous les corps. La signification de ce mot ainsi déterminée, il ne s’agissait plus que de savoir si l’étendue, la solidité, l’impénétrabilité étaient les seules propriétés communes à tous les corps ; et si la découverte d’une force, telle, par exemple, que l’attraction, ne pouvait pas faire soupçonner que les corps eussent encore quelques propriétés inconnues, telle que la faculté de sentir, qui, ne se manifestant que dans les corps organisés des animaux, pouvait être cependant commune à tous les individus. La question réduite à ce point, on eût alors senti que, s’il est, à la rigueur, impossible de démontrer que tous les corps soient absolument insensibles, tout homme, qui n’est pas, sur ce sujet, éclairé par la révélation, ne peut décider la question qu’en calculant et comparant la probabilité de cette opinion avec la probabilité de l’opinion contraire. Pour terminer cette dispute, il n’était donc point nécessaire de bâtir différents systèmes du monde de se perdre 38 De l’Esprit dans la combinaison des possibilités, de faire ces efforts prodigieux d’esprit qui n’ont abouti et n’ont dû réellement aboutir qu’à des erreurs plus ou moins ingénieuses. En effet (qu’il me soit permis de le remarquer ici), s’il faut tirer tout le parti possible de l’observation, il faut ne marcher qu’avec elle, s’arrêter au moment qu’elle nous abandonne, avoir le courage d’ignorer ce qu’on ne peut encore savoir. Instruits par les erreurs des grands hommes qui nous ont précédés, nous devons sentir que nos observations multipliées et rassemblées suffisent à peine pour former quelquesuns de ces systèmes partiels renfermés dans le système général ; que c’est des profondeurs de l’imagination qu’on a jusqu’à présent tiré celui de l’univers ; et que, si l’on n’a jamais que des nouvelles tronquées des pays éloignés de nous, les philosophes n’ont pareillement que des nouvelles tronquées du système du monde. Avec beaucoup d’esprit et de combinaisons, ils ne débiteront jamais que des fables, jusqu’à ce que le temps et le hasard leur aient donné un fait général auquel tous les autres puissent se rapporter. Ce que j’ai dit du mot de matière, je le dis de celui d’espace ; la plupart des philosophes en ont fait un être, et l’ignorance de la signification de ce mot a donné lieu à de longues disputes(a). Ils les auraient abrégées, s’ils avaient attaché une idée nette à ce mot : ils seraient alors convenus que l’espace, considéré abstractivement, est le pur néant ; que l’espace, considéré dans les corps, est ce qu’on appelle l’étendue ; que (a) Voyez les disputes de Clarke et de Leibniz. discours i, chapitre iv 1. Helvétius reprend ici la réfutation par Aristote des paradoxes de Zénon d’Élée : arrivé au bord du tout, je puis encore lancer une flèche, de sorte que je n’étais pas à la limite du tout, qui est donc infini, sans borne. 39 nous devons l’idée de vide, qui compose en partie l’idée d’espace, à l’intervalle aperçu entre deux montagnes élevées ; intervalle qui, n’étant occupé que par l’air, c’est-à-dire, par un corps qui d’une certaine distance ne fait sur nous aucune impression sensible, a dû nous donner une idée du vide, qui n’est autre chose que la possibilité de nous représenter des montagnes éloignées les unes des autres, sans que la distance qui les sépare soit remplie par aucun corps. À l’égard de l’idée de l’infini, renfermée encore dans l’idée de l’espace, je dis que nous devons cette idée de l’infini qu’à la puissance qu’un homme placé dans une plaine a d’en reculer toujours les limites, sans qu’on puisse, à cet égard, fixer le terme où son imagination doive s’arrêter : l’absence de bornes est donc, en quelque genre que ce soit, la seule idée que nous puissions avoir de l’infini1. Si les philosophes, avant que d’établir aucune opinion sur ce sujet, avaient déterminé la signification de ce mot d’infini, je crois que, forcés d’adopter la définition ci-dessus, ils n’auraient pas perdu leur temps à des disputes frivoles. C’est à la fausse philosophie des siècles précédents qu’on doit principalement attribuer l’ignorance grossière où nous sommes de la vraie signification des mots : cette philosophie consistait presque entièrement dans l’art d’en abuser. Cet art, qui faisait toute la science des scholastiques, confondait toutes les idées ; et l’obscurité qu’il jetait sur toutes les expressions se répandait généralement sur toutes les sciences et principalement sur la morale. 40 De l’Esprit Lorsque le célèbre M. de La Rochefoucault dit que l’amour-propre est le principe de toutes nos actions1, combien l’ignorance de la vraie signification de ce mot amourpropre ne souleva-t-elle pas de gens contre cet illustre auteur ? On prit l’amour-propre pour orgueil et vanité ; et l’on s’imagina, en conséquence, que M. de La Rochefoucault plaçait dans le vice la source de toutes les vertus. Il était cependant facile d’apercevoir que l’amour-propre, ou l’amour de soi, n’était autre chose qu’un sentiment gravé en nous par la nature ; que ce sentiment se transformait dans chaque homme en vice ou en vertu, selon les goûts et les passions qui l’animaient ; et que l’amour-propre, différemment modifié, produisait également l’orgueil et la modestie. La connaissance de ces idées aurait préservé M. de La Rochefoucault du reproche tant répété qu’il voyait l’humanité trop en noir ; il l’a connue telle qu’elle est. Je conviens que la vue nette de l’indifférence de presque tous les hommes à notre égard est un spectacle affligeant pour notre vanité ; mais enfin il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps, des ardeurs de l’été, des pluies de l’automne, et des glaces de l’hiver. Pour aimer les hommes, il faut en attendre peu : pour voir leurs défauts sans aigreur, il faut s’accoutumer à les leur pardonner, sentir que l’indulgence est une justice que la faible humanité est en droit d’exiger de la sagesse. Or rien de plus propre à nous porter à l’indulgence, à fermer nos cœurs à 1. « L’amourpropre est le plus grand de tous les flatteurs. » discours i, chapitre iv 41 la haine, à les ouvrir aux principes d’une morale humaine et douce, que la connaissance profonde du cœur humain, telle que l’avait M. de La Rochefoucault : aussi les hommes les plus éclairés ont-ils presque toujours été les plus indulgents. Que de maximes d’humanité répandues dans leurs ouvrages ! Vivez, disait Platon, avec vos inférieurs et vos domestiques comme avec des amis malheureux. « Entendrai-je toujours, disait un philosophe indien, les riches s’écrier, Seigneur, frappe quiconque nous dérobe la moindre parcelle de nos biens ; tandis que, d’une voix plaintive et les mains étendues vers le ciel, le pauvre dit, Seigneur, fais-moi part des biens que tu prodigues au riche ; et si de plus infortunés m’en enlèvent une partie, je n’implorerai point ta vengeance, et je considérerai ces larcins de l’œil dont on voit, au temps des semailles, les colombes se répandre dans les champs pour y chercher leur nourriture. » Au reste, si le mot d’amour-propre, mal entendu, a soulevé tant de petits esprits contre M. de la Rocheroucault, quelles disputes, plus sérieuses encore, n’a point occasionné le mot de liberté ? Disputes qu’on eût facilement terminées, si tous les hommes, aussi amis de la vérité que le P. Malebranche, fussent convenus, comme cet habile théologien, dans sa Prémotion physique, que la liberté était un mystère. Lorsqu’on me pousse sur cette question, disait-il, je suis forcé de m’arrêter tout court. Ce n’est pas qu’on ne puisse se former une idée nette du mot de liberté, pris dans une signification commune. L’homme libre est l’homme qui n’est ni chargé 42 De l’Esprit de fers, ni détenu dans les prisons, ni intimidé, comme l’esclave, par la crainte des châtiments ; en ce sens, la liberté de l’homme consiste dans l’exercice libre de sa puissance : je dis de sa puissance, parce qu’il serait ridicule de prendre pour une non-liberté l’impuissance ou nous sommes de percer la nue comme l’aigle, de vivre sous les eaux comme la baleine, et de nous faire roi, pape, ou empereur. On a donc une idée nette de ce mot de liberté, pris dans une signification commune. Il n’en est pas ainsi lorsqu’on applique ce mot de liberté à la volonté. Que serait-ce alors que la liberté ? On ne pourrait entendre, par ce mot, que le pouvoir libre de vouloir ou de ne pas vouloir une chose ; mais ce pouvoir supposerait qu’il peut y avoir des volontés sans motifs, et par conséquent des effets sans cause. Il faudrait donc que nous pussions également nous vouloir du bien et du mal ; supposition absolument impossible. En effet, si le désir du plaisir est le principe de toutes nos pensées et de toutes nos actions1, si tous les hommes tendent continuellement vers leur bonheur réel ou apparent ; toutes nos volontés ne sont donc que l’effet de cette tendance : or tout effet est nécessaire. En ce sens, on ne peut donc attacher aucune idée nette à ce mot de liberté. Mais, dira-t-on, si l’on est nécessité à poursuivre le bonheur partout où l’on l’aperçoit, du moins sommes-nous libres sur le choix des moyens que nous employons pour nous rendre heureux(b) ? Oui, répondrai-je : (b) Il est encore des gens qui regardent la suspension d’esprit comme une preuve de la liberté ; ils ne s’aperçoivent pas que la sus-▶ 1. Helévétius adopte une lecture convenue de l’hédonisme épicurien, telle qu’il l’a trouvée chez Montaigne ou dans le libertinage érudit de son temps. discours i, chapitre iv 43 mais libre n’est alors qu’un synonyme d’éclairé, et l’on ne fait que confondre ces deux notions. Or, pour être plus éclairé, on n’en est pas plus libre : selon qu’un homme saura plus ou moins de procédure et de jurisprudence, qu’il sera conduit dans ses affaires par un avocat plus ou moins habile, il prendra un parti meilleur ou moins bon ; mais, quelque parti qu’il prenne, le désir de son bonheur le forcera toujours à choisir le parti qui lui paraîtra le plus convenable à ses intérêts, ses goûts, ses passions, et enfin à ce qu’il regarde comme son bonheur. Comment pourrait-on philosophiquement expliquer le problème de la liberté ? Si, comme M. Locke l’a prouvé, nous sommes disciples des amis, des parents, des lectures, et enfin de tous les objets qui nous environnent ; il faut que toutes nos pensées et nos volontés soient des effets immédiats ou des suites nécessaires des impressions que nous avons reçues. ▶ pension est aussi nécessaire que la précipitation dans les jugements : lorsque, faute d’examen, l’on s’est exposé à quelque malheur, instruit par l’infortune, l’amour de soi doit nous nécessiter à la suspension. On se trompe pareillement sur le mot délibération : nous croyons délibérer lorsque nous avons, par exemple, à choisir entre deux plaisirs à peu près égaux et presque en équilibre ; cependant, l’on ne fait alors que prendre pour délibération la lenteur avec laquelle, entre deux poids, à peu près égaux, le plus pesant emporte un des bassins de la balance. 44 De l’Esprit On ne peut donc se former aucune idée de ce mot liberté, appliqué à la volonté(c) ; il faut la considérer comme un mystère ; s’écrier avec saint Paul, O altitudo ! convenir que la théologie seule peut discourir sur une pareille matière, et qu’un traité philosophique de la liberté ne serait qu’un traité des effets sans cause. On voit quel germe éternel de disputes et de calamités renferme souvent l’ignorance de la vraie signification des mots. Sans parler du sang versé par les haines et les disputes théologiques, disputes presque toutes fondées sur un abus de mots, quels autres malheurs encore cette ignorance n’at-elle point produits, et dans quelles erreurs n’a-t-elle point jeté les nations ? Ces erreurs font plus multipliées qu’on ne pense. On sait ce conte d’un Suisse : on lui avait consigné une porte des (c) « La liberté, disaient les Stoïciens, est une chimère. Faute de connaître les motifs, de rassembler les circonstances qui nous déterminent à agir d’une certaine manière, nous nous croyons libres. Peuton penser que l’homme ait véritablement le pouvoir de se déterminer ? Ne sont-ce pas plutôt les objets extérieurs, combinés de mille façons différentes, qui le poussent et le déterminent ? Sa volonté est-elle une faculté vague et indépendante, qui agisse sans choix et par caprice ? Elle agit, soit en conséquence d’un jugement, d’un acte de l’entendement, qui lui représente que telle chose est plus avantageuse à ses intérêts que toute autre, soit qu’indépendamment de cet acte les circonstances où un homme se trouve l’inclinent, le forcent à se tourner d’un certain côté : et il se flatte alors qu’il s’y est tourné librement, quoiqu’il n’ait pas pu vouloir se tourner d’un autre. » Histoire critique de la philosophie. discours i, chapitre iv 45 Tuileries, avec défense d’y laisser entrer personne. Un bourgeois s’y présente : On n’entre point, lui dit le Suisse. Aussi, répond le bourgeois, je ne veux point entrer, mais sortir seulement du pont-royal… Ah ! s’il s’agit de sortir, reprend le Suisse, Monsieur, vous pouvez passer(d). Qui le croirait ? Ce conte est l’histoire du peuple Romain. César se présente dans la place publique, il veut s’y faire couronner ; et les Ro(d) Lorsqu’on voit un chancelier avec sa simarre, sa large perruque et son air composé, s’il n’est point, dit Montaigne, de tableau plus plaisant à se faire que de le peindre ce même chancelier consommant l’œuvre du mariage ; peut-être n’est-on pas moins tenté de rire, lorsqu’on voit l’air soucieux et la gravité importante avec laquelle certains vizirs s’asseyent au divan pour opiner et conclure, comme le Suisse, Ah ! s’il s’agit de sortir, Monsieur, vous pouvez passer. Les applications de ce mot sont si faciles et si fréquentes, qu’on peut se fier à cet égard à la sagacité des lecteurs, et les assurer qu’ils trouveront partout des sentinelles Suisses. Je ne puis m’empêcher de rapporter encore à ce sujet un trait assez plaisant ? C’est la réponse d’un Anglais à un ministre d’État. Rien de plus ridicule, disait le ministre aux courtisans, que la manière dont se tient le conseil chez quelques nations nègres. Représentez-vous une chambre d’assemblée où sont placées une douzaine de grandes cruches ou jarres à moitié pleines d’eau : c’est là que, nus et d’un pas grave, se rendent une douzaine de conseillers d’État : arrivés dans cette chambre, chacun saute dans sa cruche, s’y enfonce jusqu’au cou ; et c’est dans cette posture qu’on opine et qu’on délibère sur les affaires d’État. Mais vous ne riez pas ? dit le ministre au seigneur le plus près de lui. C’est, répondit-il, que je vois tous les jours quelque chose de plus plaisant encore. Quoi donc ? reprit le ministre. C’est un pays où les cruches seules tiennent conseil. 46 De l’Esprit mains, faute d’attacher des idées précises au mot de royauté, lui accordent, sous le nom d’imperator, la puissance qu’ils lui refusent sous le nom de rex. Ce que je dis des Romains peut généralement s’appliquer à tous les divans et à tous les conseils des princes. Parmi les peuples, comme parmi les souverains, il n’en est aucun que l’abus des mots n’ait précipité dans quelque erreur grossière. Pour échapper à ce piège il faudrait, suivant le conseil de Leibniz, composer une langue philosophique, dans laquelle on déterminerait la signification précise de chaque mot. Les hommes alors pourraient s’entendre, se transmettre exactement leurs idées ; les disputes, qu’éternise l’abus des mots, se termineraient ; et les hommes, dans toutes les sciences, seraient bientôt forcés d’adopter les mêmes principes. Mais l’exécution d’un projet si utile et si désirable est peut-être impossible. Ce n’est point aux philosophes, c’est au besoin qu’on doit l’invention des langues ; et le besoin, en ce genre, n’est pas difficile à satisfaire. En conséquence, on a d’abord attaché quelques fausses idées à certains mots, ensuite on a combiné, comparé ces idées et ces mots entre eux ; chaque nouvelle combinaison a produit une nouvelle erreur ; ces erreurs se sont multipliées, et, en se multipliant, se sont tellement compliquées qu’il serait maintenant impossible, sans une peine et un travail infini, d’en suivre et d’en découvrir la source. Il en est des langues comme d’un calcul algébrique : il s’y glisse d’abord quelques erreurs ; ces erreurs ne sont pas aperçues ; on calcule d’après ses pre- discours i, chapitre iv 47 miers calculs ; de proposition en proposition, l’on arrive à des conséquences entièrement ridicules. On en sent l’absurdité : mais comment retrouver l’endroit où s’est glissée la première erreur ? Pour cet effet, il faudrait refaire et revérifier un grand nombre de calculs ; malheureusement il est peu de gens qui puissent l’entreprendre, encore moins qui le veuillent, surtout lorsque l’intérêt des hommes puissants s’oppose à cette vérification. J’ai montré les vraies causes de nos faux jugements ; j’ai fait voir que toutes les erreurs de l’esprit ont leur source ou dans les passions, ou dans l’ignorance, soit de certains faits, soit de la vraie signification de certains mots. L’erreur n’est donc pas essentiellement attachée à la nature de l’esprit humain ; nos faux jugements sont donc l’effet des causes accidentelles, qui ne supposent point en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ; l’erreur n’est donc qu’un accident, d’où il suit que tous les hommes ont essentiellement l’esprit juste. Ces principes une fois admis, rien ne m’empêche maintenant d’avancer, que juger, comme je l’ai déjà prouvé, n’est proprement que sentir. La conclusion générale de ce discours, c’est que l’esprit peut être considéré ou comme la faculté productrice de nos pensées ; et l’esprit, en ce sens, n’est que sensibilité et mémoire : ou l’esprit peut être regardé comme un effet de ces mêmes facultés ; et, dans cette seconde signification, l’esprit n’est qu’un assemblage de pensées, et peut se subdiviser dans chaque homme en autant de parties que cet homme a d’idées. 48 De l’Esprit Voilà les deux aspects sous lesquels se présente l’esprit considéré en lui-même : examinons maintenant ce que c’est que l’esprit par rapport à la société. DISCOURS II de l’esprit par rapport à la société CH A PIT R E P R E M I E R La science n’est que le souvenir ou des faits ou des idées d’autrui : l’esprit distingué de la science, est donc un assemblage d’idées neuves quelconques. Cette définition de l’esprit est juste ; elle est même très instructive pour un philosophe : mais elle ne peut être généralement adoptée : il faut au public une définition qui le mette à portée de comparer les différents esprits entre eux, et de juger de leur force et de leur étendue. Or, si l’on admettait la définition que je viens de donner, comment le public mesurerait-il l’étendue d’esprit d’un homme ? Qui donnerait au public une liste exacte des idées de cet homme ? Et comment distinguer en lui la science et l’esprit ? Supposons que je prétende à la découverte d’une idée déjà connue : il faudrait que le public, pour savoir si je mérite réellement à cet égard le titre de second inventeur sût préliminairement ce que j’ai lu, vu et entendu connaissance qu’il ne veut ni ne peut acquérir. D’ailleurs, dans l’hypothèse impossible que le public pût avoir un dénombrement exact et de la quantité et de l’espèce des idées d’un homme, 50 De l’Esprit je dis qu’en conséquence de ce dénombrement, le public serait souvent forcé de placer au rang des génies, des hommes auxquels il ne soupçonne pas même qu’on puisse accorder le titre d’hommes d’esprit : tels sont en général tous les artistes. Quelque frivole que paraisse un art, cet art cependant est susceptible de combinaisons infinies. Lorsque Marcel, la main appuyée sur le front, l’œil fixe, le corps immobile, et dans l’attitude d’une méditation profonde, s’écrie tout-àcoup, en voyant danser son écolière, Que de choses dans un menuet ! il est certain que ce danseur apercevait alors, dans la manière de plier, de relever et d’emboîter ses pas, des adresses invisibles aux yeux ordinaires(a), et que son exclamation n’est ridicule que par la trop grande importance mise à de petites choses, Or, si l’art de la danse renferme un très grand nombre d’idées et de combinaisons, qui sait si l’art de la déclamation ne suppose point, dans l’actrice qui y excelle, autant d’idées qu’en emploie un politique pour former un système de gouvernement ? Qui peut assurer, lorsqu’on consulte nos bons romans, que, dans les gestes, la parure et les discours étudiés d’une coquette parfaite, il n’entre pas autant de combinaisons et d’idées qu’en exige la découverte (a) À la démarche, à l’habitude du corps, ce danseur prétend connaître le caractère d’un homme. Un étranger se présente un jour dans sa salle : De quel pays êtes-vous ? lui demande Marcel. Je suis Anglais… Vous, Anglais ! lui réplique Marcel ; Vous seriez de cette île où les citoyens ont part à l’administration publique, et sont une portion de la puissance souveraine ! Non, Monsieur : ce front baissé, ce regard timide, cette démarche incertaine ne m’annoncent que l’esclave titré d’un électeur. discours ii, chapitre i 1. Adrienne Lecouvreur, (1692-1730), comédienne, fille d’une blanchisseuse et d’un ouvrier chapelier. 51 de quelque système du monde ; et qu’en des genres très différents, la Le Couvreur1 et Ninon de l’Enclos n’aient eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon ? Je ne prétends pas démontrer à la rigueur la vérité de cette proposition ; mais faire seulement sentir que, toute ridicule qu’elle paraisse, il n’est cependant personne qui puisse la résoudre exactement. Trop souvent dupes de notre ignorance, nous prenons pour les limites d’un art celles que cette même ignorance lui donne : mais supposons qu’on pût, à cet égard, détromper le public, je dis qu’en l’éclairant on ne changerait rien à sa manière de juger. Il ne mesurera jamais son estime pour un art uniquement sur le nombre plus ou moins grand de combinaisons nécessaires pour y réussir ; 1° parce que le dénombrement en est impossible à faire ; 2° parce qu’il ne doit considérer l’esprit que du point de vue sous lequel il est important de le connaître, c’est-à-dire, par rapport à la société. Or, sous cet aspect, je dis que l’esprit n’est qu’un assemblage, plus ou moins nombreux, non seulement d’idées neuves, mais encore d’idées intéressantes pour le public ; et que c’est moins au nombre et à la finesse, qu’au choix heureux de nos idées, qu’on a attaché la réputation d’homme d’esprit. En effet, si les combinaisons du jeu des échecs sont infinies, si l’on n’y peut exceller sans en faire un grand nombre ; pourquoi le public ne donne-t-il pas aux grands joueurs d’échecs le titre de grands esprits ? C’est que leurs idées ne lui sont utiles ni comme agréables ni comme instructives, et 52 De l’Esprit qu’il n’a par conséquent nul intérêt de les estimer : or l’intérêt(b) préside à tous nos jugements. Si le public a toujours fait peu de cas de ces erreurs dont l’invention suppose quelquefois plus de combinaisons et d’esprit que la découverte d’une vérité, et s’il estime plus Locke que Malebranche, c’est qu’il mesure toujours son estime sur son intérêt. À quelle autre balance pèserait-il le mérite des idées des hommes ? Chaque particulier juge des choses et des personnes par l’impression agréable ou désagréable qu’il en reçoit : le public n’est que l’assemblage de tous les particuliers ; il ne peut donc jamais prendre que son utilité pour règle de ses jugements. Ce point de vue, sous lequel j’examine l’esprit, est, je crois, le seul sous lequel il doive être considéré. C’est l’unique manière d’apprécier le mérite de chaque idée, de fixer sur ce point l’incertitude de nos jugements, et de découvrir enfin la cause de l’étonnante diversité des opinions des hommes en matière d’esprit ; diversité absolument dépendante de la différence de leurs passions, de leurs idées, de leurs préjugés, de leurs sentiments, et par conséquent de leurs intérêts. Il serait en effet bien singulier que l’intérêt général(c) eût mis le prix aux différentes actions des hommes ; qu’il leur eût (b) Le vulgaire restreint communément la signification de ce mot intérêt au seul amour de l’argent ; le lecteur éclairé sentira que je prends ce mot dans un sens plus étendu, et que je l’applique généralement à tout ce qui peut nous procurer des plaisirs, ou nous soustraire à des peines. (c) On sent que je parle ici en qualité de politique, et non de théologien. discours ii, chapitre i 53 donné les noms de vertueuses, de vicieuses ou de permises, selon qu’elles étaient utiles, nuisibles ou indifférentes au public ; et que ce même intérêt n’eût pas été l’unique dispensateur de l’estime ou du mépris attaché aux idées des hommes. On peut ranger les idées, ainsi que les actions, sous trois classes différentes Les idées utiles : et prenant cette expression dans le sens le plus étendu, j’entends, par ce mot, toute idée propre à nous instruire ou à nous amuser. Les idées nuisibles : ce sont celles qui sont sur nous une impression contraire. Les idées indifférentes : je veux dire toutes celles qui, peu agréables en elles-mêmes ou devenues trop familières ne sont presque aucune impression sur nous. Or, de pareilles idées n’ont presque point d’existence, et ne peuvent, pour ainsi dire, porter qu’un instant le nom d’indifférentes ; leur durée ou leur succession, qui les rend ennuyeuses, les fait bientôt rentrer dans la classe des idées nuisibles. Pour faire sentir combien cette manière de considérer l’esprit est féconde en vérités, je ferai successivement l’application des principes que j’établis, aux actions et aux idées des hommes ; et je prouverai qu’en tout temps, en tout lieu tant en matière de morale qu’en matière d’esprit, c’est l’intérêt personnel qui dicte le jugement des particuliers, et l’intérêt général qui dicte celui des nations : qu’ainsi c’est toujours, de la part du public comme des particuliers, l’amour ou la reconnaissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise. 54 De l’Esprit Pour démontrer cette vérité, et faire apercevoir l’exacte et perpétuelle ressemblance de nos manières de juger, soit les actions, soit les idées des hommes, je considérerai la probité et l’esprit à différents égards, et relativement, 1° à un particulier, 2° à une petite société, 3° à une nation, 4° aux différents siècles et aux différents pays, 5° à l’univers entier : et prenant toujours l’expérience pour guide dans mes recherches, je montrerai que, sous chacun de ces points de vue, l’intérêt est l’unique juge de la probité et de l’esprit. CH A PIT R E I I De la probité, par rapport à un particulier Ce n’est point de la vraie probité, c’est-à-dire, de la probité par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre ; mais simplement de la probité considérée relativement à chaque particulier. Sous ce point de vue, je dis que chaque particulier n’appelle probité, dans autrui, que l’habitude des actions qui lui sont utiles : je dis l’habitude, parce que ce n’est point une seule action honnête, non plus qu’une seule idée ingénieuse, qui nous obtiennent le titre de vertueux ou de spirituel ; on sait qu’il n’est point d’avare qui ne se soit une fois montré généreux, de libéral qui n’ait été une fois avare, de fripon qui n’ait fait une bonne action, de stupide qui n’ait dit un bon mot, et d’homme enfin qui, si l’on rapproche certaines actions de sa vie, ne paraisse doué de toutes les vertus et de tous les vices contraires. Plus de conséquence dans la conduite des hommes supposerait en eux une continuité d’attention dont ils sont incapables ; ils ne diffèrent les uns des autres que du plus au moins. L’homme absolument conséquent n’existe point encore ; et c’est pourquoi rien de parfait sur la terre, ni dans le vice, ni dans la vertu. 56 De l’Esprit C’est donc à l’habitude des actions qui lui sont utiles qu’un particulier donne le nom de probité ; je dis des actions, parce qu’on n’est point juge des intentions. Comment le serait-on ? Une action n’est presque jamais l’effet d’un sentiment ; nous ignorons souvent nous-mêmes les motifs qui nous déterminent. Un homme opulent enrichit un homme estimable et pauvre : il fait sans doute une bonne action ; mais cette action est-elle uniquement l’effet du désir de faire un heureux ? La pitié, l’espoir de la reconnaissance, la vanité même ; tous ces divers motifs, séparés ou réunis, ne peuventils pas, à son insu, l’avoir déterminé à cette action louable ? Or, si le plus souvent l’on ignore soi-même les motifs de son bienfait, comment le public les apercevrait-il ? Ce n’est donc que par les actions des hommes que le public peut juger de leur probité. Je conviens que cette manière de juger est encore fautive. Un homme a, par exemple, vingt degrés de passion pour la vertu, mais il aime ; il a trente degrés d’amour pour une femme, et cette femme en veut faire un assassin : dans cette hypothèse, il est certain que cet homme est plus près du forfait que celui qui, n’ayant que dix degrés de passion pour la vertu, n’aura que cinq degrés d’amour pour cette méchante femme. D’où je conclus que, de deux hommes, le plus honnête dans ses actions est quelquefois le moins passionné pour la vertu. Aussi tout philosophe convient que la vertu des hommes dépend infiniment des circonstances dans lesquelles ils se discours ii, chapitre ii 57 trouvent placés. On n’a que trop souvent vu des hommes vertueux céder à un enchaînement malheureux d’évènements bizarres. Celui qui, dans toutes les situations possibles, répond de sa vertu, est un imposteur ou un imbécile dont il faut également se défier. Après avoir déterminé l’idée que j’attache à ce mot de probité, considérée par rapport a chaque particulier ; il faut, pour s’assurer de la justesse de cette définition, avoir recours à l’observation ; elle nous apprend qu’il est des hommes auxquels un heureux naturel, un désir vif de la gloire et de l’estime, inspirent pour la justice et la vertu le même amour que les hommes ont communément pour les grandeurs et les richesses. Les actions personnellement utiles à ces hommes vertueux sont les actions justes, conformes à l’intérêt général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires. Ces hommes sont en si petit nombre, que je n’en fais ici mention que pour l’honneur de l’humanité. La classe la plus nombreuse, et qui compose à elle seule presque tout le genre humain, est celle où les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être(a), (a) Notre haine ou notre amour est un effet du bien ou du mal qu’on nous fait : Il n’est est, dit Hobbes, dans l’état des sauvages, d’homme méchant que l’homme robuste ; et dans l’état policé, que l’homme en crédit. Le puissant, pris en ces deux sens, n’est cependant pas plus méchant que le faible : Hobbes le sentait ; mais il savait aussi qu’on ne donne le nom de méchant qu’à ceux dont la méchanceté est à redouter. On rit de la colère et des coups d’un enfant, il n’en paraît souvent ▶ 58 De l’Esprit ces hommes ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre élève aux honneurs un sujet indigne ; l’un et l’autre sont toujours justes, au dire de leurs protégés : mais que le juge punisse, que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié. Si les moines, chargés, sous la première race, d’écrire la vie de nos rois, ne donnèrent que la vie de leurs bienfaiteurs ; s’ils ne désignèrent les autres règnes que par ces mot nihil fecit ; et s’ils ont donné le nom de rois fainéants à des princes très estimables ; c’est qu’un moine est un homme, et que tout homme ne prend, dans les jugements, conseil que de son intérêt. Les chrétiens, qui donnaient avec justice le nom de barbarie et de crime aux cruautés qu’exerçaient sur eux les païens, ne donnèrent-ils pas le nom de zèle aux cruautés qu’ils exercèrent à leur tour sur ces mêmes païens ? Qu’on examine les hommes, on verra qu’il n’est point de crime qui ne soit mis au rang des actions honnêtes par les sociétés auxquelles ce crime est utile, ni d’action utile au public qui ne soit blâmée de quelque société particulière à qui cette même action est nuisible. Quel homme, en effet, s’il sacrifie l’orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l’orgueil d’être plus vrai, et s’il fonde, avec une attention scrupuleuse, tous les replis de son âme, ne ▶ que plus joli ; mais on s’irrite contre l’homme fort, ses coups blessent, on le traite de brutal. discours ii, chapitre ii 59 s’apercevra pas que c’est uniquement à la manière différente dont l’intérêt personnel se modifie, que l’on doit ses vices et ses vertus(b) ? Que tous les hommes sont mus par la même force ? Que tous tendent également à leur bonheur ? C’est que la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l’intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d’un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions, qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l’infortune d’autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt ; et de là l’injustice de tous nos jugements, et ces noms de juste et d’injuste prodigués à la même action, relativement à l’avantage ou au désavantage que chacun en reçoit. 1. Mœurs des Germains, XVIII. (b) L’homme humain est celui pour qui la vue du malheur d’autrui est une vue insupportable ; et qui, pour s’arracher à ce spectacle, est, pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L’homme inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misère d’autrui est un spectacle agréable ; c’est pour prolonger ses plaisirs qu’il refuse tout secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent cependant tous deux à leur plaisir, et sont mus par le même ressort. Mais, dira-t-on, si l’on fait tout pour soi, l’on ne doit donc point de reconnaissance à ses bienfaiteurs ? Du moins, répondrai-je, le bienfaiteur n’est-il pas en droit d’en exiger ; autrement, ce serait un contrat et non un don qu’il aurait fait. Les Germains, dit Tacite1, font et reçoivent des présents, et n’exigent ni ne donnent aucune marque de reconnaissance. C’est en faveur des malheureux, et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs, que le public impose, avec raison, aux obligés le devoir de la reconnaissance. 60 De l’Esprit Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celle de l’intérêt. L’intérêt est, sur la terre, le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible, qui pâture dans nos plaines, n’est-il pas un objet d’épouvante et d’horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l’épaisseur de la pampe des herbes ? Fuyons, disaient-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre, « dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos cités. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre ? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations, ils ne se repaissent point de notre sang ; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. » C’est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l’animal cruel ; à ceux de l’insecte, c’est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l’univers moral ce que Leibniz disait de l’univers physique : que ce monde, toujours en mouvement, offrait à chaque instant un phénomène nouveau et différent à chacun de ses habitants. Ce principe est si conforme à l’expérience, que, sans entrer dans un plus long examen, je me crois en droit de conclure que l’intérêt personnel est l’unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes ; et qu’ainsi la probité, par rapport à un particulier, n’est, conformément à ma définition, que l’habitude des actions personnellement utiles à ce particulier. CH A PIT R E I I I De l’esprit, par rapport à un particulier Transportons maintenant aux idées les principes que je viens d’appliquer aux actions : l’on sera contraint d’avouer que chaque particulier ne donne le nom d’esprit qu’à l’habitude des idées qui lui sont utiles, soit comme instructives, soit comme agréables ; et qu’à ce nouvel égard, l’intérêt personnel est encore le seul juge du mérite des hommes. Toute idée qu’on nous présente a toujours quelques rapports avec notre état, nos passions ou nos opinions. Or, dans tous ces différents cas, nous prisons d’autant plus une idée que cette idée nous est plus utile. Le pilote, le médecin et l’ingénieur auront plus d’estime pour le constructeur de vaisseau, le botaniste et le mécanicien, que n’en auront, pour ces mêmes hommes, le libraire, l’orfèvre et le maçon, qui leur préféreront toujours le romancier, le dessinateur et l’architecte. Lorsqu’il s’agira d’idées propres à combattre ou à favoriser nos passions ou nos goûts, les plus estimables à nos yeux seront, sans contredit, les idées qui flatteront le plus ces mêmes passions ou ces mêmes goûts(a). Une femme tendre (a) Pour se moquer d’une grande parleuse, femme d’esprit d’ailleurs, on s’avisa de lui présenter un homme qu’on lui dit être un homme de▶ 62 De l’Esprit fera plus de cas d’un roman que d’un livre de métaphysique : un homme tel que Charles XII1 préférera l’histoire d’Alexandre à tout autre ouvrage : l’avare ne trouvera certainement d’esprit qu’à ceux qui lui indiqueront le moyen de placer son argent au plus gros intérêt. En fait d’opinions, comme en fait de passions, pour estimer les idées d’autrui, il faut être intéressé à les estimer ; sur quoi j’observerai qu’à ce dernier égard les hommes peuvent être mus par deux sortes d’intérêt. Il est des hommes animés d’un orgueil noble et éclairé, qui, amis du vrai, attachés à leur sentiment sans opiniâtreté, conservent leur esprit dans cet état de suspension qui y laisse une entrée libre aux vérités nouvelles : de ce nombre, sont quelques esprits philosophiques, et quelques gens trop jeunes pour s’être formé des opinions et rougir d’en changer ; ces deux sortes d’hommes estimeront toujours, dans les autres, des idées vraies, lumineuses, et propres à satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour le vrai. Il est d’autres hommes, et, dans ce nombre, je les comprends presque tous, qui sont animés d’une vanité moins noble ; ceux-là ne peuvent estimer dans les autres que des ▶ beaucoup d’esprit. Cette femme le reçoit à merveilles ; mais pressée de s’en faire admirer, elle se met à parler, lui fait cent questions différentes, sans s’apercevoir qu’il ne répondait rien. La visite faite : Êtesvous, lui dit-on, contente de votre présenté ? Qu’il est charmant ! répondit-elle, qu’il a d’esprit ! À cette exclamation, chacun de rire : ce grand esprit, c’était un muet. 1. Charles XII (1682-1718), roi de Suède, menant pendant 21 ans la Grande guerre du Nord, vers l’est russe, qu’il aurait pu vouloir comparer à la conquête d’Alexandre. discours ii, chapitre iii 63 idées conformes aux leurs(b) et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit. C’est sur cette analogie d’idées que sont fondés leur haine ou leur amour. De là cet instinct sûr et prompt qu’ont presque tous les gens médiocres pour connaître et fuir les gens de mérite(c) : de là cet attrait puissant que les gens d’esprit ont les uns pour les autres ; attrait qui les force, pour ainsi dire, à se rechercher, malgré le danger que met souvent dans leur commerce le désir commun qu’ils ont de la gloire : de là cette manière sûre de juger du caractère et de l’esprit d’un homme par le choix de ses livres et de ses amis ; un sot, en effet, n’a jamais que de sots amis : toute liaison d’amitié, lorsqu’elle n’est pas fondée sur un intérêt de bienséance, d’amour, de protection, d’avarice, d’ambition, ou sur quelqu’autre motif pareil, suppose toujours quelque ressemblance d’idées ou de (b) Tous ceux dont l’esprit est borné décrient sans cesse ceux qui joignent la solidité à l’étendue d’esprit. Ils les accusent de trop raffiner, et de penser en tout d’une manière trop abstraite. « Nous n’accorderons jamais, dit M. Hume, qu’une chose est juste, lorsqu’elle passe notre faible conception. La différence, ajoute cet illustre philosophe, de l’homme commun à l’homme de génie se remarque principalement dans le plus ou le moins de profondeur des principes sur lesquels ils fondent leurs idées : avec la plupart des hommes tout jugement est particulier ; ils ne portent point leurs vues jusques aux propositions universelles ; toute idée générale est obscure pour eux. » (c) Les sots, s’ils en avaient la puissance, banniraient volontiers les gens d’esprit de leur société ; et répéteraient, d’après les Éphésiens : Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs. 64 De l’Esprit sentiments entre deux hommes. Voila ce qui rapproche des gens d’une condition très différente(d) : voilà pourquoi les Auguste, les Mécène, les Scipion, les Julien, les Richelieu et les Condé vivaient familièrement avec les gens d’esprit, et ce qui a donné lieu au proverbe dont la trivialité atteste la vérité : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. L’analogie, ou la conformité des idées et des opinions, doit donc être considérée comme la force attractive et répulsive qui éloigne ou rapproche les hommes les uns des autres(e). (d) À la cour, les grands font d’autant plus d’accueil à l’homme d’esprit, qu’ils en ont eux-mêmes davantage. (e) Il est peu d’hommes, s’ils en avaient le pouvoir, qui n’employassent les tourments pour faire généralement adopter leurs opinions. N’avons-nous pas vu de nos jours des gens assez fous et d’un orgueil assez intolérable pour vouloir exciter le magistrat à sévir contre l’écrivain1 qui, donnant à la musique italienne la préférence sur la musique française, était d’un avis différent du leur ? Si l’on ne se porte ordinairement à certains excès que dans les disputes de religion, c’est que les autres disputes ne fournissent pas les mêmes prétextes ni les mêmes moyens d’être cruel. Ce n’est qu’à l’impuissance qu’on est en général redevable de sa modération. L’homme humain et modéré est un homme très rare. S’il rencontre un homme d’une religion différente de la sienne ; c’est, dit-il, un homme qui, sur ces matières, a d’autres opinions que moi ; pourquoi le persécuterais-je ? L’évangile n’a nulle part ordonné qu’on employât les tortures et les prisons à la conversion des hommes. La vraie religion n’a jamais dressé d’échafauds ; ce sont quelquefois ses ministres qui, pour venger leur orgueil blessé par des opinions différentes des leurs, ont armé en leur faveur la stupide crédulité des peuples et des princes. Peu d’hommes ont mérité l’éloge que les prêtres égyptiens font de la reine Nephté, dans Sethos2 : Loin d’exci- ▶ 1. Allusion probable à J.-J. Rousseau. 2. Sethos est un pharaon de l’Exode, Nephté sans doute Nephtys, la déesse protectrice des morts. discours ii, chapitre iii 65 Qu’on transporte à Constantinople un philosophe, qui, n’étant point éclairé par les lumières de la révélation, ne peut suivre que les lumières de la raison ; que ce philosophe nie la mission de Mahomet, les visions et les prétendus miracles de ce prophète : qui doute que ceux qu’on appelle les bons musulmans n’aient de l’éloignement pour ce philosophe, ne le regardent avec horreur, et ne le traitent de fou, d’impie et quelquefois même de malhonnête homme ? En vain dirait-il que, dans une pareille religion, il est absurde de croire aux miracles dont on n’est pas soi-même le témoin et que, s’il y a toujours plus à parier pour un mensonge que pour un miracle(f ) ; les croire trop facilement, c’est moins croire en Dieu qu’aux imposteurs : en vain représenterait-il que, si Dieu eût voulu annoncer la mission de Mahomet, il n’eût point fait de prodiges inutiles, mais des miracles visibles à tous les yeux, comme de détacher, à la voix du prophète, les astres du firmament, de bouleverser les éléments, etc. Quelques raisons que ce philosophe apportât de son incrédulité, il n’obtiendrait jamais la réputation de sage et d’honnête, auprès de ces ▶ ter l’animosité, la vexation, la persécution, par les conseils d’une piété mal entendue, elle n’a, disent-ils, tiré de la religion que des maximes de douceur : elle n’a jamais cru qu’il fût permis de tourmenter les hommes pour honorer les dieux. (f ) Comment, dans une telle religion, le témoin d’un miracle ne serait-il pas suspect ? Il faut, dit M. de Fontenelle, être si fort en garde contre soi-même pour raconter un fait précisément comme on l’a vu, c’està-dire, sans y rien ajouter ou diminuer, que tout homme qui prétend qu’à cet égard il ne s’est jamais surpris en mensonge est à coup sûr un menteur. 66 De l’Esprit bons Musulmans, qu’en devenant assez imbécile pour croire des choses absurdes, ou assez faux pour feindre de les croire. Tant il est vrai que les hommes ne jugent les opinions des autres que par la conformité qu’elles ont avec les leurs. Aussi ne persuade-t-on jamais les sots qu’avec des sottises. Si le sauvage du Canada nous préfère aux autres peuples de l’Europe, c’est que nous nous prêtons davantage à ses mœurs, à son genre de vie ; c’est à cette complaisance que nous devons l’éloge magnifique qu’il croit faire d’un Français, lorsqu’il dit : C’est un homme comme moi. En fait de mœurs, d’opinions et d’idées, il paraît donc que c’est toujours soi qu’on estime dans les autres ; et c’est la raison pour laquelle les César, les Alexandre et généralement tous les grands hommes ont toujours eu d’autres grands hommes sous leurs ordres. Un prince est habile, il prend en main le sceptre ; à peine est-il monté sur le trône, que toutes les places se trouvent remplies par des hommes supérieurs : le prince ne les a point formés, il semble même les avoir pris au hasard ; mais, forcé de n’estimer et de n’élever aux premiers postes que des hommes dont l’esprit soit analogue au sien, il est, par cette raison, toujours nécessité à faire de bons choix. Un prince, au contraire, est peu éclairé : contraint, par cette même raison, d’attirer près de lui des gens qui lui ressemblent, il est presque toujours nécessité aux mauvais choix. C’est la suite de semblables princes qui souvent a fait substituer les plus grandes places de sots en sots durant plusieurs siècles. Aussi les peuples, qui ne peuvent discours ii, chapitre iii 1. John Churchill, (1650-1722), 1er duc de Marlborough, général et homme politique anglais dont la carrière s’étend sur le règne de cinq monarques. 67 connaître personnellement leur maître, ne le jugent-ils que sur le talent des hommes qu’il emploie et sur l’estime qu’il a pour les gens de mérite. Sous un monarque stupide, disait la reine Christine, toute sa cour ou l’est ou le devient. Mais, dira-t-on, on voit quelquefois des hommes admirer, dans les autres, des idées qu’ils n’auraient jamais produites, et qui même n’ont nulle analogie avec les leurs. On fait ce mot d’un cardinal : après la nomination du pape, ce cardinal s’approche du saint Père, et lui dit : Vous voilà élu pape ; voici la dernière fois que vous entendrez la vérité : séduit par les respects, vous allez bientôt vous croire un grand homme : Souvenez-vous qu’avant votre exaltation vous n’étiez qu’un ignorant et un opiniâtre. Adieu, je vais vous adorer. Peu de courtisans sans doute sont doués de l’esprit et du courage nécessaire pour tenir un pareil discours ; mais la plupart d’entre eux, semblables à ces peuples qui tour à tour adorent et fouettent leur idole, sont en secret charmés de voir humilier le maître auquel ils sont soumis. La vengeance leur inspire l’éloge qu’ils sont de pareils traits, et la vengeance est un intérêt. Qui n’est point animé d’un intérêt de cette espèce, n’estime et même ne sent que les idées analogues aux siennes : aussi la baguette, propre à découvrir un mérite naissant et inconnu, ne tourne-t-elle et ne doit-elle réellement tourner qu’entre les mains des gens d’esprit, parce qu’il n’y a que le lapidaire qui se connaisse en diamants bruts, et que l’esprit qui sente l’esprit. Ce n’était que l’œil d’un Turenne qui, dans le jeune Curchill, pouvoir apercevoir le fameux Marlborough1. 68 De l’Esprit Toute idée trop étrangère à notre manière de voir et de sentir nous semble toujours ridicule. Le même projet, qui, vaste et grand, paraîtra cependant d’une exécution facile au grand ministre, sera traité, par un ministre ordinaire, de fou, d’insensé ; et ce projet, pour me servir de la phrase usitée parmi les sots, sera renvoyé à la république de Platon. Voilà la raison pour laquelle, en certains pays, où les esprits, énervés par la superstition, sont paresseux et peu capables des grandes entreprises, on croit couvrir un homme du plus grand ridicule, lorsqu’on dit de lui : C’est un homme qui veut réformer l’État. Ridicule que la pauvreté, le dépeuplement de ces pays, et par conséquent la nécessité d’une réforme, fait, aux yeux des étrangers, retomber sur les moqueurs. Il en est de ces peuples comme de ces plaisants subalternes(g) qui croient déshonorer un homme lorsqu’ils disent de lui, d’un ton sottement malin : C’est un Romain, c’est un esprit. Raillerie qui, rappelée à son sens précis, apprend seulement que cet homme ne leur ressemble point ; c’est-à-dire, qu’il n’est ni sot, ni fripon. Combien un esprit attentif n’entend-il pas, dans les conversations, de ces aveux imbéciles et de ces phrases absurdes, qui, réduites à leur signification exacte, (g) Les bourgeois opulents ajoutent en dérision qu’on voit souvent l’homme d’esprit à la porte du riche, et jamais le riche à la porte de l’homme d’esprit : C’est, répond le poète Saadi1, parce que l’homme d’esprit fait le prix des richesses, que le riche ignore le prix des lumières. D’ailleurs, comment la richesse estimerait-elle la science ? Le savant peut apprécier l’ignorant, parce qu’il l’a été dans son enfance ; mais l’ignorant ne peut apprécier le savant, parce qu’il ne l’a jamais été. 1. AbūMuhammad Muslih al-Dīn bin Abdallāh Shīrāzī, dit Saadi, (né possiblement vers 1203, et mort probablement en 1291 ou 1292). discours ii, chapitre iii 69 étonneraient fort ceux qui les emploient ? Aussi l’homme de mérite doit-il être indifférent à l’estime comme au mépris d’un particulier dont l’éloge ou la critique ne signifient rien, sinon que cet homme pense ou ne pense pas comme lui. Je pourrais encore, par une infinité d’autres faits, prouver que nous n’estimons jamais que les idées analogues aux nôtres ; mais, pour constater cette vérité, il faut l’appuyer sur des preuves de pur raisonnement. CH A PIT R E I V De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres Deux causes également puissantes nous y déterminent : l’une est la vanité, et l’autre est la paresse. Je dis la vanité, parce que le désir de l’estime est commune à tous les hommes ; non que quelques-uns d’entre eux ne veuillent joindre, au plaisir d’être admirés, le mérite de mépriser l’admiration ; mais ce mépris n’est pas vrai, et jamais l’admirateur n’est stupide aux yeux de l’admiré : or, si tous les hommes sont avides d’estime, chacun d’eux, instruit par l’expérience que ses idées ne paraîtront estimables ou méprisables aux autres qu’autant qu’elles seront conformes ou contraires à leurs opinions ; il s’ensuit qu’inspiré par sa vanité, chacun ne peut s’empêcher d’estimer dans les autres une conformité d’idées qui l’assure de leur estime ; et de haïr en eux une oppositions d’idées, garant sûr de leur haine ou du moins de leur mépris qu’on doit regarder comme un calmant de la haine. Mais, dans la supposition même qu’un homme fît, à l’amour de la vérité, le sacrifice de sa vanité ; si cet homme n’est point animé du désir le plus vif de s’instruire, je dis que sa paresse ne lui permet d’avoir, pour des opinions contraires aux siennes, qu’une estime sur parole. Pour expliquer ce que j’entends par estime sur parole, je distinguerai deux sortes d’estime. discours ii, chapitre iv 71 L’une, qu’on peut regarder comme l’effet ou du respect qu’on a pour l’opinion publique(a) ou de la confiance qu’on a dans le jugement de certaines personnes, et que je nomme estime sur parole. Telle est celle que certaines gens conçoivent pour des romans très médiocres, uniquement parce qu’ils les croient de quelques-uns de nos écrivains célèbres. Telle est encore l’admiration qu’on a pour les Descartes et les Newton ; admiration qui, dans la plupart des hommes, est d’autant plus enthousiaste qu’elle est moins éclairée ; soit qu’après s’être formé une idée vague du mérite de ces grands génies, leurs admirateurs respectent, en cette idée, l’ouvrage de leur imagination ; soit qu’en s’établissant juges du mérite d’un homme tel que Newton, ils croient s’associer aux éloges qu’ils lui prodiguent. Cette sorte d’estime, dont notre ignorance nous force à faire souvent usage, est, par-là même, la plus commune. Rien de si rare que de juger d’après soi. L’autre espèce d’estime est celle qui, indépendante de l’opinion d’autrui, naît uniquement de l’impression que (a) M. de La Fontaine n’avait que de cette espèce d’estime pour la philosophie de Platon. M. de Fontenelle rapporte à ce sujet qu’un jour La Fontaine lui dit : Avouez que ce Platon était un grand philosophe… Mais, lui trouvez-vous des idées bien nettes ? lui répondit Fontenelle. Oh ! non : il est d’une obscurité impénétrable… Ne trouvez-vouspas qu’il se contredit ? Oh ! vraiment, reprit La Fontaine, ce n’est qu’un sophiste. Puis, tout à coup, oubliant les aveux qu’il venait de faire : Platon, reprit-il, place si bien ses personnages ! Socrate était sur le Pirée lorsqu’Alcibiade la tête couronnée de fleurs.… Oh ! ce Platon était un grand philosophe. 72 De l’Esprit font sur nous certaines idées, et que, par cette raison, j’appelle estime sentie, la seule véritable et celle dont il s’agit ici. Or, pour prouver que la paresse ne nous permet d’accorder cette sorte d’estime qu’aux idées analogues aux nôtres, il suffit de remarquer que c’est, comme le prouve sensiblement la géométrie, par l’analogie et les rapports secrets que les idées déjà connues ont avec les idées inconnues, qu’on parvient à la connaissance de ces dernières ; et que c’est en suivant la progression de ces analogies qu’on peut s’élever au dernier terme d’une science. D’où il suit que des idées, qui n’auraient nulle analogie avec les nôtres, seraient pour nous des idées inintelligibles. Mais, dira-t-on, il n’est point d’idées qui n’aient nécessairement entre elles quelque rapport, sans lequel elles seraient universellement inconnues. Oui ; mais ce rapport peut être immédiat ou éloigné : lorsqu’il est immédiat, le faible désir que chacun a de s’instruire le rend capable de l’attention que suppose l’intelligence de pareilles idées : mais, s’il est éloigné, comme il l’est presque toujours lorsqu’il s’agit de ces opinions qui sont le résultat d’un grand nombre d’idées et de sentiments différents, il est évident qu’à moins qu’on ne soit animé d’un désir vif de s’instruire et qu’on ne se trouve dans une situation propre à satisfaire ce désir, la paresse ne nous permettra jamais de concevoir, ni par conséquent d’avoir, d’estime sentie pour des opinions trop contraires aux nôtres. Peu d’hommes ont le loisir de s’instruire. Le pauvre, par exemple, ne peut ni réfléchir, ni examiner ; il ne reçoit la vé- discours ii, chapitre iv 1. Sans doute, César Vichard de Saint-Réal, (1643-1692), historien de la Savoie. Ami d’Hortense Mancini duchesse de Mazarin. En 1676, il la suit dans son exil à Londres, où il côtoie SaintÉvremond. 1. Stace (Publius Papinius Statius), poète latin (40-96). 73 rité, comme l’erreur, que par préjugé : occupé d’un travail journalier, il ne peut s’élever à une certaine sphère d’idées ; aussi préfère-t-il la Bibliothèque bleue aux écrits de SaintRéal1, de La Rochefoucault et du cardinal de Retz. Aussi dans ces jours de réjouissances publiques ou le spectacle s’ouvre gratis, les comédiens, ayant alors d’autres spectateurs à amuser, donneront plutôt Dom Japhet et Pourceaugnac, qu’Héraclius et le Misanthrope. Ce que je dis du peuple peut s’appliquer à toutes les différentes classes d’hommes. Les gens du monde sont distraits par mille affaires et mille plaisirs ; les ouvrages philosophiques ont aussi peu d’analogie avec leur esprit, que le Misanthrope avec l’esprit du peuple. Aussi préféreront-ils en général la lecture d’un roman à celle de Locke. C’est par ce même principe des analogies qu’on explique comment les savants et même les gens d’esprit ont donné à des auteurs moins estimés la préférence sur ceux qui le sont davantage. Pourquoi Malherbe préférait-il Stace1 à tout autre poète ? Pourquoi Heinsius(b) et Corneille faisaient-ils plus de cas de Lucain que de Virgile ? Par quelle raison Hadrien préférait-il l’éloquence de Caton à celle de Cicéron ? Pourquoi Scaliger(c) regardait-il Homère et Ho(b) « Lucain, disait Heinsius, est à l’égard des autres poètes ce qu’un cheval superbe et hennissant fièrement est à l’égard d’une troupe d’ânes dont la voix ignoble décèle le goût qu’ils ont pour la servitude. » (c) Scaliger cite comme détestable la dix-septième ode du quatrième livre d’Horace, que Heinsius cite comme un chef-d’œuvre de l’Antiquité. 74 De l’Esprit race comme fort inférieurs à Virgile et à Juvénal ? C’est-que l’estime plus ou moins grande qu’on a pour un auteur, dépend de l’analogie plus ou moins grande que ses idées ont avec celles de son lecteur. Que, dans un ouvrage manuscrit, et sur lequel on n’a aucune prévention l’on charge, séparément, dix hommes d’esprit de marquer les morceaux qui les auront le plus frappés : je dis que chacun d’eux soulignera des endroits différents ; et que, si l’on confronte ensuite les endroits approuvés avec l’esprit et le caractère de chaque approbateur, on sentira que chacun d’eux n’a loué que les idées analogues à sa manière de voir et de sentir ; et que l’esprit est, si j’ose le dire, une corde qui ne frémit qu’à l’unisson. Si le savant abbé de Longuerue1, comme il le disait luimême, n’avait rien retenu des ouvrages de saint Augustin, sinon que le cheval de Troie était une machine de guerre ; et si, dans le roman de Cléopâtre, un avocat célèbre ne voyait rien d’intéressant que les nullités du mariage d’Élise avec Artaban ; il faut avouer que la seule différence qui se trouve à cet égard entre les savants ou les gens d’esprit, et les hommes ordinaires, c’est que les premiers, ayant un plus grand nombre d’idées, leur sphère d’analogies est beaucoup plus étendue. S’agit-il d’un genre d’esprit très différent du sien ? Pareil en tout aux autres hommes, l’homme d’esprit n’estime que les idées analogues aux siennes. Que l’on rassemble un Newton, un Quinault2, un Machiavel ; qu’on ne les nomme point, et qu’on ne les mette point à portée de concevoir l’un 1. Louis Dufour de Longuerue (1651-1733), archéologue, linguiste et historien, spécialiste de géographie ancienne. 2. Philippe Quinault, (16351688), poète, auteur dramatique et librettiste. discours ii, chapitre iv 75 pour l’autre cette espèce d’estime, que j’appelle estime sur parole, on verra qu’après avoir réciproquement, mais inutilement, essayé de se communiquer leurs idées, Newton regardera Quinault comme un rimailleur insupportable, celui-ci prendra Newton pour un faiseur d’almanachs, tous deux regarderont Machiavel comme un politique du Palais-Royal ; et tous trois enfin, se traitant réciproquement d’esprits médiocres, se vengeront, par un mépris réciproque, de l’ennui mutuel qu’ils se seront procuré. Or, si les hommes supérieurs, entièrement absorbés dans leur genre d’étude, ne peuvent avoir d’estime sentie pour un genre d’esprit trop différent du leur, tout auteur, qui donne au public des idées nouvelles, ne peut donc espérer d’estime que de deux sortes d’hommes : ou des jeunes gens, qui, n’ayant point adopté d’opinions, ont encore le désir et le loisir de s’instruire ; ou de ceux dont l’esprit, ami de la vérité et analogue à celui de l’auteur, soupçonne déjà l’existence des idées qu’il lui présente. Ce nombre d’hommes est toujours très petit : voilà ce qui retarde les progrès de l’esprit humain, et pourquoi chaque vérité est toujours si lente à se dévoiler aux yeux de tous. Il résulte de ce que je viens de dire, que la plupart des hommes, soumis à la paresse, ne conçoivent que les idées analogues aux leurs, qu’ils n’ont d’estime sentie que pour cette espèce d’idées ; et de là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé d’avoir de soi-même ; opinion que les moralistes n’eussent peut-être point attribuée à l’or- 76 De l’Esprit gueil, s’ils eussent eu une connaissance plus approfondie des principes ci-dessus établis. Ils auraient alors senti que, dans la solitude, le saint respect et l’admiration profonde dont on se sent quelquefois pénétré pour soi-même, ne peut être que l’effet de la nécessité où nous sommes de nous estimer préférablement aux autres. Comment n’aurait-on pas de soi la plus haute idée ? Il n’est personne qui ne changeât d’opinions, s’il croyait ses opinions fausses. Chacun croit donc penser juste, et par conséquent beaucoup mieux que ceux dont les idées sont contraires aux siennes. Or, s’il n’est pas deux hommes dont les idées soient exactement semblables, il faut nécessairement que chacun en particulier croie mieux penser que tout autre(d). La duchesse de la Ferté disait un jour à Madame de Staël : Il faut l’avouer, ma chère amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison(e). Écoutons le Talapoin, le Bonze, le Bramine, le Guebre, le Grec, l’Iman, l’Hérétique : lorsque, dans l’assemblée du peuple, ils prêchent les uns contre les autres, chacun d’eux ne dit-il pas comme la duchesse de la (d) L’expérience nous apprend que chacun met au rang des esprits faux et des mauvais livres, tout homme et tout ouvrage qui combat ses opinions ; qu’il voudrait imposer silence à l’homme, et supprimer l’ouvrage. C’est un avantage que des orthodoxes peu éclairés ont quelquefois donné sur eux aux hérétiques. Si dans un procès, disent ces derniers, une partie défendait à l’autre de faire imprimer des factums pour soutenir son droit, ne regarderait-on pas cette violence de l’une des parties comme une preuve de l’injustice de sa cause ? (e) Voyez les mémoires de Madame de Staël. discours ii, chapitre iv 77 Ferté : Peuples, je vous l’assure, moi seul j’ai toujours raison. Chacun se croit donc un esprit supérieur, et les sots ne sont pas ceux qui s’en croient le moins(f ) : c’est ce qui a donné lieu au conte des quatre marchands qui viennent, en foire, vendre de la beauté, de la naissance, des dignités et de l’esprit, et qui trouvent tous le débit de leur marchandise, à l’exception du dernier qui se retire sans étrenner. Mais, dira-t-on, on voit quelques gens reconnaître dans les autres plus d’esprit qu’en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en faire l’aveu ; et cet aveu est d’une belle âme : cependant ils n’ont, pour celui qu’ils avouent leur supérieur qu’une estime sur parole ; ils ne font que donner à l’opinion publique la préférence sur la leur, et convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être intérieurement convaincus qu’elles soient plus estimables(g). (f ) Quelle présomption, disent les gens médiocres, que celle de ceux qu’on appelle les gens d’esprit ! Quelle supériorité ne se croientils pas sur les autres hommes ? Mais, leur répondrait-on, le cerf qui se vanterait d’être le plus vite des cerfs, serait sans doute un orgueilleux ; mais, sans blesser la modestie, il pourrait pourtant dire qu’il court mieux que la tortue. Vous êtes la tortue ; vous n’avez ni lu, ni médité ; comment pourriez-vous avoir autant d’esprit qu’un homme qui s’est donné beaucoup de peine pour acquérir des connaissances ? Vous l’accusez de présomption : et c’est vous, qui, sans étude et sans réflexion, voulez marcher son égal. À votre avis, qui des deux est présomptueux ? (g) En poésie, Fontenelle serait, sans peine, convenu de la supériorité du génie de Corneille sur le sien ; mais il ne l’aurait pas sentie. Je suppose, pour s’en convaincre, qu’on eût prié ce même Fontenelle de donner, en fait de poésie, l’idée qu’il s’était formée de la perfection : il est certain qu’il n’aurait, en ce genre, proposé d’autres règles fines que▶ 78 De l’Esprit Un homme du monde conviendra, sans peine qu’il est en géométrie fort inférieur aux Fontaine, aux d’Alembert, aux Clérault1, aux Euler ; que dans la poésie il le cède aux Molière, aux Racine, aux Voltaire : mais je dis en même temps que cet homme fera d’autant moins de cas d’un genre, qu’il reconnaîtra plus de supérieurs en ce même genre ; et que d’ailleurs il se croira tellement dédommagé de la supériorité qu’ont sur lui les hommes que je viens de citer, soit en cherchant à trouver de la frivolité dans les arts et les sciences, soit par la variété de ses connaissances, le bon sens, l’usage du monde, ou par quelque autre avantage pareil ; que, tout pesé, il se croira aussi estimable que qui que ce soit(h). Mais, ajoutera-t-on, comment imaginer qu’un homme qui, par exemple, remplit les petits offices de la magistrature, puisse se croire autant d’esprit que Corneille ? Il est vrai, ▶ celles qu’il avait lui-même aussi bien observées que Corneille ; qu’il devait donc se croire intérieurement aussi grand poète que qui que ce fût ; et qu’en s’avouant inférieur à Corneille, il ne faisait, par conséquent, que sacrifier son sentiment à celui du public. Peu de gens ont le courage d’avouer que c’est pour eux qu’ils ont le plus de l’espèce d’estime que j’appelle sentie ; mais, qu’ils le nient ou qu’ils l’avouent, ce sentiment n’en existe pas moins en eux. (h) On se loue de tout : les uns vantent leur stupidité sous le nom de bon sens ; d’autres louent leur beauté ; quelques uns, enorgueillis de leurs richesses, mettent ces dons du hasard sur le compte de leur esprit et de leur prudence ; la femme qui compte le soir avec son cuisinier, se croit aussi estimable qu’un savant. Il n’est pas jusqu’à l’imprimeur d’in-folio qui ne méprise l’imprimeur de romans, et qui ne se croie aussi supérieur au dernier que l’in-folio l’est en masse à la brochure. 1. Alexis Claude Clairaut, (1713-1765), mathématicien français. discours ii, chapitre iv 79 répondrai-je, qu’il ne mettra personne à cet égard dans sa confidence : cependant, lorsque, par un examen scrupuleux, l’on a découvert de combien de sentiments d’orgueil nous sommes journellement affectés, sans nous en apercevoir, et par combien d’éloges il faut être enhardi pour s’avouer à soi-même et aux autres la profonde estime qu’on a pour son esprit, on sent que le silence de l’orgueil n’en prouve point l’absence. Supposons, pour suivre l’exemple ci-dessus rapporté, qu’au sortir de la comédie le hasard rassemble trois praticiens ; qu’ils viennent à parler de Corneille ; tous trois, peut-être, s’écrieront à la fois que Corneille est le plus grand génie du monde : cependant, si, pour le décharger du poids importun de l’estime, l’un d’eux ajoutait que ce Corneille est à la vérité un grand homme, mais dans un genre frivole ; il est certain, si l’on en juge par le mépris que certaines gens affectent pour la poésie, que les deux autres praticiens pour-raient se ranger à l’avis du premier : puis, de confiance en confiance, s’ils venaient à comparer la chicane à la poésie : l’art de la procédure, dirait un autre, a bien ses ruses, ses finesses et ses combinaisons, comme tout autre art. Vraiment, répondrait le troisième, il n’est point d’art plus difficile. Or, dans l’hypothèse très admissible, que, dans cet art si difficile, chacun de ces praticiens se crût le plus habile, sans qu’aucun d’eux eût prononcé le mot, le résultat de cette conversation serait que chacun d’eux se croirait autant d’esprit que Corneille. Nous sommes, par la vanité et surtout par l’ignorance, tellement nécessités à nous estimer préférable- 80 De l’Esprit ment aux autres, que le plus grand homme dans chaque art est celui que chaque artiste regarde comme le premier après lui. Du temps de Thémistocle, où l’orgueil n’était différent de l’orgueil du siècle présent qu’en ce qu’il était plus naïf,, tous les capitaines, après la bataille de Salamine, ayant été obligés de déclarer, par des billets pris sur l’autel de Neptune, ceux qui avaient eu le plus de part à la victoire, chacun s’y donnant la première part, adjugea la seconde à Thémistocle ; et le peuple crut alors devoir décerner la première récompense à celui que chacun des capitaines en avait regardé comme le plus digne après lui. Il est donc certain que chacun a nécessairement de soi la plus haute idée ; et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance. La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit, considéré par rapport à un particulier, c’est que l’esprit n’est que l’assemblage des idées intéressantes pour ce particulier, soit comme instructives, soit comme agréables : d’où il suit que l’intérêt personnel, comme je m’étais proposé de le montrer, est, en ce genre, le seul juge du mérite des hommes. C H A P IT R E V De la probité, par rapport à une société particulière Sous ce point de vue, je dis que la probité n’est que l’habitu- de plus ou moins grande des actions particulièrement utiles à cette petite société. Ce n’est pas que certaines sociétés vertueuses ne paraissent souvent se dépouiller de leur propre intérêt, pour porter sur les actions des hommes des jugements conformes à l’intérêt public ; mais elles ne font alors que satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour la vertu ; et, par conséquent, qu’obéir, comme toute autre société, à la loi de l’intérêt personnel. Quel autre motif pourrait déterminer un homme à des actions généreuses ? Il lui est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien, que d’aimer le mal pour le mal(a). (a) Les déclamations continuelles des moralistes contre la méchanceté des hommes, prouvent le peu de connaissance qu’ils en ont. Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts. Les cris des moralistes ne changeront certainement pas ce ressort de l’univers moral. Ce n’est donc point de la méchanceté des hommes dont il faut se plaindre, mais de l’ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l’intérêt particulier en opposition avec l’intérêt général. Si les Scythes étaient plus vertueux que nous, c’est que leur législation et leur genre de vie leur inspirait plus de probité. 82 De l’Esprit Brutus1 ne sacrifia son fils au salut de Rome, que parce que l’amour paternel avait sur lui moins de puissance que l’amour de la patrie ; il ne fit alors que céder à sa plus forte passion : c’est elle qui, l’éclairant sur l’intérêt public, lui fit apercevoir, dans un parricide si généreux, si propre à ranimer l’amour de la liberté, l’unique ressource qui pût sauver Rome et l’empêcher de retomber sous la tyrannie des Tarquins. Dans les circonstances critiques où Rome se trouvait alors, il fallait qu’une pareille action servit de fondement à la vaste puissance à laquelle l’éleva depuis l’amour du bien public et de la liberté. Mais comme il est peu de Brutus et de sociétés composées de pareils hommes, c’est dans l’ordre commun que je prendrai mes exemples, pour prouver que, dans chacune des sociétés, l’intérêt particulier est l’unique distributeur de l’estime accordée aux actions des hommes. Pour s’en convaincre, qu’on jette les yeux sur un homme qui sacrifie tous ses biens pour sauver de la rigueur des lois un parent assassin : cet homme passera certainement, dans sa famille, pour très vertueux, quoiqu’il soit réellement très injuste. Je dis très injuste, parce que, si l’espoir de l’impunité doit multiplier les forfaits chez une nation, si la certitude du supplice est absolument nécessaire pour y entretenir l’ordre, il est évident qu’une grâce accordée à un criminel est, envers 1. Il s’agit de Lucius Junius Brutus, fondateur légendaire de la République romaine et un des deux premiers consuls pour l’année 509 av., à ne pas confondre avec le Brutus, meurtrier de César. discours ii, chapitre v 83 le public, une injustice dont se rend complice celui qui sollicite une pareille grâce(b). Qu’un ministre, sourd aux sollicitations de ses parents et de ses amis, croie ne devoir élever aux premières places que des hommes du premier mérite : ce ministre si juste passera certainement, dans sa société, pour un homme inutile, sans amitié, peut-être même sans honnêteté. Il faut le dire à la honte du siècle ; ce n’est presque jamais qu’à des injustices qu’un homme en grande place doit les titres de bon ami, de bon parent, d’homme vertueux et bienfaisant que lui prodigue la société dans laquelle il vit. Que, par ses intrigues, un père obtienne l’emploi de général pour un fils incapable de commander ; ce père sera cité, dans sa famille, comme un homme honnête et bienfaisant : 1. Chilon de Sparte, philosophe considéré comme l’un des sept sages présocratiques. (600 avant J.-C). (b) Je ne suis coupable, disait Chilon1 mourant, que d’un seul crime : c’est d’avoir, pendant ma magistrature, sauvé de la rigueur des lois un criminel, mon meilleur ami. Je citerai encore, à ce sujet, un fait rapporté dans le Gulistan. Un Arabe va se plaindre au sultan des violences que deux inconnus exerçaient dans sa maison. Le sultan s’y transporte, fait éteindre les lumières, saisir les criminels, envelopper leurs têtes d’un manteau ; il commande qu’on les poignarde. L’exécution faite, le sultan fait rallumer les flambeaux, considère les corps des criminels, lève les mains, et rend grâces à Dieu. Quelle faveur, lui dit son vizir, avez-vous donc reçue du ciel ?… Vizir, répond le sultan, j’ai cru mes fils auteurs de ces violences ; c’est pourquoi j’ai voulu qu’on éteignît les flambeaux, qu’on couvrît d’un manteau le visage de ces malheureux : j’ai craint que la tendresse paternelle ne me fît manquer à la justice que je dois à mes sujets. Juge si je dois remercier le ciel, maintenant que je me trouve juste, sans être parricide. 84 De l’Esprit cependant, quoi de plus abominable que d’exposer une nation, ou du moins plusieurs de ses provinces, aux ravages qui suivent une défaite, uniquement pour satisfaire l’ambition d’une famille ? Quoi de plus punissable que des sollicitations, contre lesquelles il est impossible qu’un souverain soit toujours en garde ? De pareilles sollicitations, qui n’ont que trop souvent plongé les nations dans les plus grands malheurs, sont des sources intarissables de calamités : calamités auxquelles peut-être on ne peut soustraire les peuples qu’en brisant entre les hommes tous les liens de la parenté, et déclarant tous les citoyens enfants de l’État. C’est l’unique moyen d’étouffer des vices qu’autorise une apparence de vertu, d’empêcher la subdivision d’un peuple en une infinité de familles ou de petites sociétés, dont les intérêts, presque toujours opposés à l’intérêt public, éteindraient à la fin dans les âmes toute espèce d’amour pour la patrie. Ce que j’ai dit prouve suffisamment que, devant le tribunal d’une petite société, l’intérêt est le seul juge du mérite des actions des hommes aussi n’ajouterai-je rien à ce que je viens de dire, si je ne m’étais proposé l’utilité publique pour but principal de cet ouvrage. Or, je sens qu’un homme honnête, effrayé de l’ascendant que doit nécessairement avoir sur lui l’opinion des sociétés dans lesquelles il vit, peut craindre avec raison d’être, à son insu, souvent détourné de la vertu. Je n’abandonnerai donc pas cette matière sans indiquer les moyens d’échapper aux séductions, et d’éviter les pièges que l’intérêt des sociétés particulières tend à la probité des plus honnêtes gens, et dans lesquels il ne l’a que trop souvent surprise. C H A P IT R E VI Des moyens de s’assurer de la vertu Un homme est juste, lorsque toutes ses actions tendent au bien public. Ce n’est point assez de faire du bien pour mériter le titre de vertueux. Un prince a mille places à donner, il faut les remplir ; il ne peut s’empêcher de faire mille heureux. C’est donc uniquement de la justice(a) ou de l’injustice de ses choix que dépend sa vertu. Si, lorsqu’il s’agit d’une place importante, il donne, par amitié, par faiblesse, par sollicitation ou par paresse, à un homme médiocre, la préférence sur un homme supérieur ; il doit se regarder comme injuste, quelques éloges d’ailleurs que donne à sa probité la société dans laquelle il vit. En fait de probité, c’est uniquement l’intérêt public qu’il faut consulter et croire, et non les hommes qui nous environnent. L’intérêt personnel leur fait trop souvent illusion. Dans les cours, par exemple, cet intérêt ne donne-t-il pas le nom de prudence à la fausseté, et de sottise à la vérité qu’on y regarde du moins comme une folie, et qu’on y doit toujours regarder comme telle. (a) On couvrait, dans certains pays, d’une peau d’âne, les hommes en place, pour leur apprendre qu’ils ne doivent rien à ce qu’on appelle décence ou faveur, mais tout à la justice. 86 De l’Esprit Elle y est dangereuse ; et les vertus nuisibles seront toujours comptées au rang des défauts. La vérité ne trouve grâce qu’auprès des princes humains et bons tels que les Louis XII, les Louis XV. Les comédiens avaient joué le premier sur le théâtre ; les courtisans exhortaient le prince à les punir : Non, dit-il, ils me rendent justice ; ils me croient digne d’entendre la vérité. Exemple de modération imité depuis par le duc d’Orléans régent. Ce prince, forcé de mettre quelques impositions sur le Languedoc, et fatigué des remontrances d’un député des états de cette province, lui répondit avec vivacité : Et quelles sont vos forces, pour vous opposer à mes volontés ? Que pouvez-vous faire ?... Obéir et haïr, répliqua le député. Réponse noble qui fait également honneur au député et au duc d’Orléans. Il était presque aussi difficile à l’un de l’entendre, qu’à l’autre de la faire. Ce même prince avait une maîtresse ; un gentilhomme la lui avait enlevée ; le prince était piqué, et ses favoris l’excitaient à la vengeance : Punissez, disaient-ils, un insolent… Je sais, leur répondit-il, que la vengeance m’est facile, un mot suffit pour me défaire d’un rival ; et c’est ce qui m’empêche de le prononcer. Une pareille modération est trop rare ; la vérité est ordinairement trop mal accueillie des princes et des grands, pour séjourner longtemps dans les cours. Comment habiterait-elle un pays où la plupart de ceux qu’on appelle les honnêtes gens, habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent et doivent réellement donner à ces vices le nom d’usage du monde ? L’on aperçoit difficilement le crime où se trouve l’utilité. Qui discours ii, chapitre vi 87 doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses et par conséquent plus criminelles aux yeux d’un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu, détourner un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu’un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n’est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s’élever jusqu’au trône(b). Mais l’intérêt cachera toujours de pareilles vérités aux sociétés particulières de la cour. Ce n’est, peut-être, qu’en vivant loin de ces sociétés qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte et pure, sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique(c), sans avoir une connaissance profonde (b) « Ce n’est point, dit le poète Saadi, la voix timide des ministres qui doit porter à l’oreille des rois les plaintes des malheureux ; il faut que le cri du peuple puisse directement percer jusqu’au trône. » (c) Conséquemment à ce principe, M. de Fontenelle a défini le mensonge : Taire une vérité qu’on doit. Un homme sort du lit d’une femme, il en rencontre le mari: D’où venez-vous ? lui dit celui-ci. Que lui répondre ? Lui doit-on alors la vérité ? Non, dit M. de Fontenelle, parce qu’alors la vérité n’est utile à personne. Or la vérité elle-même est soumise au principe de l’utilité publique. Elle doit présider à la composition de l’histoire, à l’étude des sciences et des arts ; elle doit se présenter aux grands, et même arracher le voile qui couvre en eux des défauts nuisible au public ; mais elle ne doit jamais révéler ceux qui ne nuisent qu’à l’homme même. C’est l’affliger sans utilité ; sous prétexte d’être vrai, c’est être méchant et brutal ; c’est moins aimer la vérité, que se glorifier dans l’humiliation d’autrui. 88 De l’Esprit des véritables intérêts de ce public, par conséquent de la morale et de la politique. La parfaite probité n’est jamais le partage de la stupidité ; une probité sans lumières n’est, tout au plus, qu’une probité d’intention, pour laquelle le public n’a et ne doit effectivement avoir aucun égard, 1° parce qu’il n’est point juge des intentions ; 2° parce qu’il ne prend, dans ses jugements, conseil que de son intérêt. S’il soustrait à la mort celui qui par malheur tue son ami à la chasse, ce n’est pas seulement à l’innocence de ses intentions qu’il fait grâce, puisque la loi condamne au supplice la sentinelle qui s’est involontairement laissé surprendre au sommeil. Le public ne pardonne, dans le premier cas, que pour ne point ajouter à la perte d’un citoyen celle d’un autre citoyen ; il ne punit, dans le second, que pour prévenir les surprises et les malheurs auxquels l’exposerait une pareille invigilance. Il faut donc, pour être honnête, joindre à la noblesse de l’âme les lumières de l’esprit. Quiconque rassemble en soi ces différents dons de la nature, se conduit toujours sur la boussole de l’utilité publique. Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois ; c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité. discours ii, chapitre vi 89 L’humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers(d). Lorsqu’un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d’une voix impérieuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l’égorge sans remords : ce vaisseau est l’emblème de chaque nation ; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. La conclusion de ce que je viens de dire, c’est qu’en fait de probité, ce n’est point des sociétés où l’on vit dont il faut prendre conseil, mais uniquement de l’intérêt public : qui le consulterait toujours ne ferait jamais que des actions ou immédiatement utiles au public, ou avantageuses aux particuliers sans être nuisibles à l’État. Or de pareilles actions lui sont toujours utiles. L’homme qui secourt le mérite malheureux donne, sans contredit, un exemple de bienfaisance conforme à l’intérêt général ; il acquitte la taxe que la probité impose à la richesse. L’honnête pauvreté n’a d’autre patrimoine que les trésors de la vertueuse opulence. 1. Tariq ibn Ziyad, mort vers 720, stratège militaire et gouverneur omeyyade d’origine berbère, conquérant de la péninsule Ibérique. (d) C’est ce principe qui, chez les Arabes, a consacré l’exemple de sévérité que donna le fameux Ziad1, gouverneur de Basra. Après avoir inutilement tenté de purger cette ville des assassins qui l’infestaient, il se vit contraint de décerner la peine de mort contre tout homme qu’on rencontrerait la nuit dans les rues. L’on y arrêta un étranger ; il est conduit devant le tribunal du gouverneur ; il essaye de le fléchir par ses larmes : Malheureux étranger, lui dit Ziad, je dois te paraître injuste, en punissant une contravention à des ordres que tu as pu ignorer ; mais le salut de Basra dépend de ta mort : je pleure et te condamne. 90 De l’Esprit Qui se conduit par ce principe peut se rendre à lui-même un témoignage avantageux de sa probité, peut se prouver qu’il mérite réellement le titre d’honnête homme : je dis mériter ; car, pour obtenir quelque réputation en ce genre, il ne suffit pas d’être vertueux ; il faut, de plus, se trouver, comme les Codrus et les Regulus1, heureusement placé dans des temps, des circonstances et des postes où nos actions puissent beaucoup influer sur le bien public. Dans toute autre position, la probité d’un citoyen, toujours ignorée du public, n’est, pour ainsi dire, qu’une qualité de société particulière, à l’usage seulement de ceux avec lesquels il vit. C’est uniquement par ses talents qu’un homme privé peut se rendre utile et recommandable à sa nation. Qu’importe au public la probité d’un particulier ? Cette probité ne lui est de presque aucune utilité(e). Aussi juge-t-il les vivants comme la postérité juge les morts : elle ne s’informe point si Juvénal était méchant, Ovide débauché, Hannibal cruel, Lucrèce impie, Horace libertin, Auguste dissimulé, et César la femme de tous les maris : c’est uniquement leurs talents qu’elle juge. Sur quoi je remarquerai que la plupart de ceux qui s’emportent avec fureur contre les vices domestiques d’un homme illustre, prouvent moins leur amour pour le bien public que leur envie contre les talents ; envie qui prend sou(e) Il est permis de faire l’éloge de son cœur, et non celui de son esprit : c’est que le premier ne tire pas à conséquence. L’envie prévoit qu’un pareil éloge en obtiendra peu du public. 1. Codros dixseptième et dernier roi d’Athènes. Marcus Atilius Regulus, commandant malheureux durant la première guerre punique, il est une figure mythique parmi les Romains célèbres. discours ii, chapitre vi 91 vent, à leurs yeux, le masque d’une vertu, mais qui n’est le plus souvent qu’une envie déguisée, puisqu’en général ils n’ont pas la même horreur pour les vices d’un homme sans mérite. Sans vouloir faire l’apologie du vice, que d’honnêtes gens auraient à rougir des sentiments dont ils se targuent, si on leur en découvrait le principe et la bassesse. Peut-être le public marque-t-il trop d’indifférence pour la vertu ; peut-être nos auteurs sont-ils quelquefois plus soigneux de la correction de leurs ouvrages que de celle de leurs mœurs, et prennent-ils exemple sur Averroès, ce philosophe, qui se permettait, dit-on, des friponneries qu’il regardait non seulement comme peu nuisibles, mais même comme utiles à sa réputation : il donnait, disait-il, par là le change à ses rivaux, détournait adroitement sur ses mœurs, les critiques qu’ils eussent faites de ses ouvrages ; critiques, qui, sans doute, auraient porté à sa gloire de plus dangereuses atteintes. J’ai, dans ce chapitre, indiqué le moyen d’échapper aux séductions des sociétés particulières, de conserver une vertu toujours inébranlable au choc de mille intérêts particuliers et différents ; et ce moyen consiste à prendre, dans toutes les démarches, conseil de l’intérêt public. CH A PIT R E VI I De l’esprit, par rapport aux sociétés particulières Ce que j’ai dit de l’esprit par rapport à un seul homme, je le dis de l’esprit considéré par rapport aux sociétés particulières. Je ne répéterai donc point, à ce sujet, le détail fatigant des mêmes preuves ; je montrerai seulement, par de nouvelles applications du même principe, que chaque société, comme chaque particulier, n’estime ou ne méprise les idées des autres sociétés que par la convenance ou la disconvenance que ces idées ont avec ses passions son genre d’esprit, et enfin le rang que tiennent dans le monde ceux qui composent cette société. Qu’on produise un fakir dans un cercle de Sybarites, ce fakir n’y sera-t-il pas regardé avec cette pitié méprisante que des âmes sensuelles et douces ont pour un homme qui perd des plaisirs réels, pour courir après des biens imaginaires ? Que je fasse pénétrer un conquérant dans la retraite des philosophes, qui doute qu’il ne traite de frivolités leurs spéculations les plus profondes, qu’il ne les considère avec le mépris dédaigneux qu’une âme, qui se dit grande, a pour des âmes qu’elle croit petites, et que la puissance a pour la faiblesse ? Mais qu’à son tour, je transporte ce conquérant au portique : Orgueilleux, lui dira le Stoïcien outragé, toi qui méprises des discours ii, chapitre vii 1. Jacques Échard, (1644-1724), religieux français, historien de l’ordre des dominicains. 93 âmes plus hautes que la tienne, apprends que l’objet de tes désirs est ici celui de nos mépris ; que rien ne paraît grand sur la terre, à qui la contemple d’un point de vue élevé. Dans une forêt antique, c’est du pied des cèdres, où s’assied le voyageur, que leur faîte semble toucher aux cieux ; du haut des nues, où plane l’aigle, les hautes futaies rampent comme la bruyère, et n’offrent aux yeux du roi des airs qu’un tapis de verdure déployé sur des plaines. C’est ainsi que l’orgueil blessé du Stoïcien se vengera du dédain de l’ambitieux ; et qu’en général se traiteront tous ceux qui seront animés de passions différentes. Qu’une femme jeune, belle, galante, telle enfin que l’histoire nous peint cette célèbre Cléopâtre, qui, par la multiplicité de ses beautés, les charmes de son esprit, la variété de ses caresses, faisait goûter chaque jour à son amant les délices de l’inconstance ; et dont enfin la première jouissance n’était, dit Échard1, qu’une première faveur ; qu’une telle femme se trouve dans une assemblée de ces prudes, dont la vieillesse et la laideur assurent la chasteté ; on y méprisera ses grâces et ses talents : à l’abri de la séduction, sous l’égide de la laideur, ces prudes ne sentent pas combien l’ivresse d’un amant est flatteuse ; avec quelle peine, quand on est belle, on résiste au désir de mettre un amant dans la confidence de mille appas secrets : elles se déchaîneront donc avec fureur contre cette belle femme, et mettront ses faiblesses au rang des plus grands crimes. Mais, si l’une de ces prudes se présente à son tour dans un cercle de coquettes, elle y sera traitée sans au- 94 De l’Esprit cun des ménagements que la jeunesse et la beauté doivent à la vieillesse et à la laideur. Pour se venger de sa pruderie, on lui dira que la belle qui cède à l’amour et la laide qui lui résiste ne font, toutes deux, qu’obéir au même principe de vanité ; que, dans un amant, l’une cherche un admirateur de ses attraits, l’autre fuit un délateur de ses disgrâces ; et qu’animées, toutes deux, par le même motif, entre la prude et la femme galante, il n’y a jamais que la beauté de différence. Voilà comme les passions différentes s’insultent réciproquement ; et pourquoi le glorieux, qui méconnaît le mérite dans une condition médiocre, qui le dédaigne et qui voudrait le voir ramper à ses pieds, est à son tour méprisé des gens éclairés. Insensé, lui diraient-ils volontiers, homme sans mérite et même sans orgueil, de quoi t’applaudis-tu ? Des honneurs qu’on te rend ? Mais, ce n’est point à ton mérite, c’est à ton faste et à ta puissance qu’on rend hommage. Tu n’es rien par toi-même ; si tu brilles, c’est de l’éclat que réfléchit sur toi la faveur du souverain. Regarde ces vapeurs qui s’élèvent de la fange des marécages ; soutenues dans les airs, elles s’y changent en nuages éclatants ; elles brillent comme toi, mais d’une splendeur empruntée du soleil ; l’astre se couche, l’éclat du nuage a disparu. Si des passions contraires excitent le mépris respectif de ceux qu’elles animent, trop d’opposition dans les esprits produit à peu près le même effet. Nécessités, comme je l’ai prouvé dans le chapitre IV (page 36), à ne sentir, dans les autres, que les idées analogues à discours ii, chapitre vii 95 nos idées, comment admirer un genre d’esprit trop différent du nôtre ? Si l’étude d’une science ou d’un art nous y fait apercevoir une infinité de beautés et de difficultés que nous ignorerions sans cette étude, c’est donc pour la science et l’art que nous cultivons, que nous avons nécessairement le plus de cette estime que j’appelle sentie. Notre estime, pour les autres arts ou sciences, est toujours proportionnée au rapport plus ou moins prochain qu’ils ont avec la science ou l’art auquel nous nous appliquons. Voilà pourquoi le géomètre a communément plus d’estime pour le physicien que pour le poète, qui doit en accorder davantage à l’orateur qu’au géomètre. C’est aussi de la meilleure foi du monde qu’on voit des hommes illustres, en des genres différents, faire très peu de cas les uns des autres. Pour se convaincre de la réalité d’un mépris toujours réciproque de leur part (car il n’y a point de dette plus fidèlement acquittée que le mépris), prêtons l’oreille aux discours qui échappent aux gens d’esprit. Semblables aux vendeurs de mithridate répandus dans une place publique, chacun d’eux appelle les admirateurs à soi, et croit les mériter seul. Le romancier se persuade que c’est son genre d’ouvrage qui suppose le plus d’invention et de délicatesse dans l’esprit ; le métaphysicien se voit comme la source de l’évidence et le confident de la nature : moi seul, dit-il, je puis généraliser les idées, et découvrir le germe des évènements qui se développent journellement dans le monde physique et moral ; et c’est par moi seul que l’homme peut 96 De l’Esprit être éclairé. Le poète, qui regarde les métaphysiciens comme des fous sérieux, les assure que, s’ils cherchent la vérité dans le puits où elle s’est retirée, ils n’ont, pour y puiser, que le sceau des Danaïdes ; que les découvertes de leur esprit sont douteuses, mais que les agréments du sien sont certains. C’est par de tels discours que ces trois hommes se prouveraient réciproquement le peu de cas qu’ils font les uns des autres ; et si, dans une pareille contestation, ils prévoient un politique pour arbitre : apprenez, leur dirait-il à tous, que les sciences et les arts ne sont que de sérieuses bagatelles et de difficiles frivolités. L’on s’y peut appliquer dans l’enfance, pour donner plus d’exercice à son esprit : mais c’est uniquement la connaissance des intérêts des peuples qui doit occuper la tête d’un homme fait et sensé ; tout autre objet est petit, et tout ce qui est petit est méprisable ; d’où il conclurait que lui seul est digne de l’admiration universelle. Or, pour terminer cet article par un dernier exemple, supposons qu’un physicien prêtât l’oreille à cette conclusion : tu te trompes, répliquerait-il à ce politique. Si l’on ne mesure la grandeur de l’esprit que par la grandeur des objets qu’il considère, c’est moi seul qu’on doit réellement estimer. Une seule de mes découvertes change les intérêts des peuples. J’aimante une aiguille, je l’enferme dans une boussole ; l’Amérique se découvre ; l’on fouille ses mines, mille vaisseaux chargés d’or fendent les mers, abordent en Europe ; et la face du monde politique est changée. Toujours occupé de grands objets, si je me recueille dans le silence et la solitude, discours ii, chapitre vii 97 ce n’est point pour y étudier les petites révolutions des gouvernements, mais celles de l’univers ; ce n’est point pour y pénétrer les frivoles secrets des cours, mais ceux de la nature : je découvre comment les mers ont formé les montagnes et se sont répandues sur la terre ; je mesure et la force qui meut les astres et l’étendue des cercles lumineux qu’ils décrivent dans l’azur du ciel : je calcule leur masse, je la compare à celle de la terre ; et je rougis de la petitesse du globe. Or, si j’ai tant de honte de la ruche, juge du mépris que j’ai pour l’insecte qui l’habite : le plus grand législateur n’est à mes yeux que le roi des abeilles. Voilà par quels raisonnements chacun se prouve à luimême qu’il est possesseur du genre d’esprit le plus estimable ; et comment, excités par le désir de le prouver aux autres, les gens d’esprit se déprisent réciproquement, sans s’apercevoir que chacun d’eux, enveloppé dans le mépris qu’il inspire pour ses pareils, devient le jouet et la risée de ce même public dont il devrait être l’admiration. Au reste, c’est en vain qu’on voudrait diminuer la prévention favorable que chacun a pour son esprit. On se moque d’un fleuriste immobile près d’une plate-bande de tulipes ; il tient les yeux toujours fixés sur leurs calices ; il ne voit rien d’admirable sur la terre que la finesse et le mélange des couleurs dont il a, par sa culture, forcé la nature à les peindre : chacun est ce fleuriste ; s’il ne mesure l’esprit des hommes que sur la connaissance qu’ils ont des fleurs, nous ne mesurons pareillement notre estime pour eux que sur la conformité de leurs idées avec les nôtres. 98 De l’Esprit Notre estime est tellement dépendante de cette conformité d’idées, que personne ne peut s’examiner avec attention sans s’apercevoir que, si, dans tous les instants de la journée, il n’estime point le même homme précisément au même degré, c’est toujours à quelques-unes de ces contradictions, inévitables dans le commerce intime et journalier, qu’il doit attribuer la perpétuelle variation du thermomètre de son estime : aussi tout homme, dont les idées ne sont point analogues à celles de la société, en est-il toujours méprisé. Le philosophe, qui vivra avec des petits-maîtres, sera l’imbécile et le ridicule de leur société ; il s’y verra joué par le plus mauvais bouffon, dont les plus fades quolibets passeront pour d’excellents mots : car le succès des plaisanteries dépend moins de la finesse d’esprit de leur auteur, que de son attention à ne ridiculiser que les idées désagréables à sa société. Il en est des plaisanteries comme des ouvrages de parti, elles sont toujours admirées de la cabale. Le mépris injuste des sociétés particulières les unes pour les autres, est donc, comme le mépris de particulier à particulier, uniquement l’effet et de l’ignorance et de l’orgueil : orgueil sans doute condamnable, mais nécessaire et inhérent à la nature humaine. L’orgueil est le germe de tant de vertus et de talents, qu’il ne faut ni espérer de le détruire, ni même tenter de l’affaiblir, mais seulement de le diriger aux choses honnêtes. Si je me moque ici de l’orgueil de certaines gens, je ne le fais, sans doute, que par un autre orgueil, peut-être mieux entendu que le leur dans ce cas particulier, comme discours ii, chapitre vii 99 plus conforme à l’intérêt général ; car la justice de nos jugements et de nos actions n’est jamais que la rencontre heureuse de notre intérêt avec l’intérêt public(a). Si l’estime, que les diverses sociétés ont pour certains sentiments et certaines sciences, est différente selon la diversité des passions et du genre d’esprit de ceux qui les composent, qui doute que la différence entre les conditions des hommes ne produise à peu près le même effet ; et que des idées, agréables aux gens d’un certain rang, ne soient ennuyeuses pour des hommes d’un autre état ? Qu’un homme de guerre, un négociant, dissertent devant des gens de robe ; l’un sur l’art des sièges, des campements et des évolutions militaires ; l’autre, sur le commerce de l’indigo, de la soie, du sucre et du cacao ; ils seront écoutés avec moins de plaisir et d’avidité, que l’homme qui, plus au fait des intrigues du palais, des prérogatives de la magistrature et de la manière de conduire une affaire, leur parlera de tous les objets que le genre de leur esprit ou de leur vanité rend plus particulièrement intéressants pour eux. (a) L’intérêt ne nous présente des objets que les faces sous lesquelles il nous est utile de les apercevoir. Lorsqu’on en juge conformément à l’intérêt public, ce n’est pas tant à la justesse de son esprit, à la justice de son caractère, qu’il en faut faire honneur, qu’au hasard qui nous place dans des circonstances où nous avons intérêt de voir comme le public. Qui s’examine profondément, se surprend trop souvent en erreur pour n’être pas modeste. Il ne s’enorgueillit point de ses lumières, il ignore sa supériorité. L’esprit est comme la santé : quand on en a, l’ont ne s’en aperçoit point. 100 De l’Esprit En général, on méprise jusqu’à l’esprit dans un homme d’un état inférieur au sien. Quelque mérite qu’ait un bourgeois, il sera toujours méprisé d’un homme en place, si cet homme en place est stupide ; quoiqu’il n’y ait, dit Domat1,, qu’une distinction civile entre le bourgeois et le grand seigneur, et une distinction naturelle entre l’homme d’esprit et le grand seigneur stupide. C’est donc toujours l’intérêt personnel, modifié selon la différence de nos besoins, de nos passions, de notre genre d’esprit et de nos conditions, qui, se combinant, dans les diverses sociétés, d’un nombre infini de manières, produit l’étonnante diversité des opinions. C’est conséquemment à cette variété d’intérêt que chaque société a son ton, sa manière particulière de juger et son grand esprit, dont elle ferait volontiers un dieu, si la crainte des jugements du public ne s’opposait à cette apothéose. Voilà pourquoi chacun trouve à s’assortir. Aussi n’est-il point de stupide, s’il apporte une certaine attention au choix de sa société, qui n’y puisse passer une vie douce au milieu d’un concert de louanges données par des admirateurs sincères ; aussi n’est-il point d’homme d’esprit, s’il se répand dans différentes sociétés, qui ne s’y voie successivement traité de fou, de sage, d’agréable, d’ennuyeux, de stupide et de spirituel. La conclusion générale de ce que je viens de dire, c’est que l’intérêt personnel est, dans chaque société, l’unique appréciateur du mérite des choses et des personnes. Il ne me reste 1. Jean Domat, (1625-1696), jurisconsulte, chef de file du mouvement rationaliste. discours ii, chapitre vii 101 plus qu’à montrer pourquoi les hommes les plus généralement fêtés et recherchés des sociétés particulières telles que celles du grand monde, ne sont pas toujours les plus estimés du public. C H A PIT R E VI I I De la différence des jugements du public, et de ceux des sociétés particulières Pour découvrir la cause des jugements différents que portent sur les mêmes gens le public et les sociétés particulières, il faut observer qu’une nation n’est que l’assemblage des citoyens qui la composent ; que l’intérêt de chaque citoyen est toujours, par quelque lien, attaché à l’intérêt public ; que, semblable aux astres qui, suspendus dans les déserts de l’espace, y sont mus par deux mouvements principaux, dont le premier plus lent(a) leur est commun avec tout l’univers, et le second plus rapide leur est particulier, chaque société est aussi mue par deux différentes espèces d’intérêt. Le premier, plus faible, lui est commun avec la société générale, c’est-à-dire, avec la nation ; et le second, plus puissant, lui est absolument particulier. Conséquemment à ces deux sortes d’intérêt, il est deux sortes d’idées propres à plaire aux sociétés particulières. L’une, dont le rapport, plus immédiat à l’intérêt public, a pour objet le commerce, la politique, la guerre, la législation, les sciences et les arts : cette espèce d’idées intéressantes pour chacun d’eux en particulier, est en conséquence la plus généralement, mais la plus faiblement estimée de la plupart (a) Système des anciens philosophes. discours ii, chapitre viii 103 des sociétés. Je dis de la plupart, parce qu’il est des sociétés, telles que les sociétés académiques, pour qui les idées le plus généralement utiles sont les idées le plus particulièrement agréables, et dont l’intérêt personnel se trouve par ce moyen confondu avec l’intérêt public. L’autre espèce d’idées a des rapports immédiats à l’intérêt particulier de chaque société, c’est-à-dire, à ses goûts, à ses aversions, à ses projets, à ses plaisirs. Plus intéressante et plus agréable, par cette raison, aux yeux de cette société, elle est communément assez indifférente à ceux du public. Cette distinction admise, quiconque acquiert un très grand nombre d’idées de cette dernière espèce, c’est-à-dire, d’idées particulièrement intéressantes pour les sociétés où il vit, y doit être, en conséquence, regardé comme très spirituel : mais que cet homme s’offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage, soit dans une grande place, il ne lui paraîtra souvent qu’un homme très médiocre. C’est une voix charmante en chambre, mais trop faible pour le théâtre. Qu’un homme, au contraire, ne s’occupe que d’idées généralement intéressantes, il sera moins agréable aux sociétés dans lesquelles il vit ; il y paraîtra même quelquefois et lourd et déplacé : mais qu’il s’offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage, soit dans une grande place ; étincelant alors de génie, il méritera le titre d’homme supérieur. C’est un colosse monstrueux et même désagréable dans l’atelier du sculpteur, qui, élevé dans la place publique, devient l’admiration des citoyens. 104 De l’Esprit Mais pourquoi ne réunirait-on pas en soi les idées de l’une et l’autre espèce ? et n’obtiendrait-on pas, à la fois, l’estime de la nation et celle des gens du monde ? C’est, répondrai-je, parce que le genre d’étude auquel il faut se livrer pour acquérir des idées intéressantes pour le public, ou pour les sociétés particulières, est absolument différent. Pour plaire dans le monde, il ne faut approfondir aucune matière, mais voltiger incessamment de sujets en sujets ; il faut avoir des connaissances très variées, et dès lors très superficielles ; savoir de tout, sans perdre son temps à savoir parfaitement une chose ; et donner, par conséquent, à son esprit plus de surface que de profondeur. Or, le public n’a nul intérêt d’estimer des hommes superficiellement universels : peut-être même ne leur rendil point une exacte justice, et ne se donne-t-il jamais la peine de prendre le toisé d’un esprit partagé en trop de genres différents. Uniquement intéressé à estimer ceux qui se rendent supérieurs en un genre, et qui avancent, à cet égard, l’esprit humain, le public doit faire peu de cas de l’esprit du monde. Il faut donc, pour obtenir l’estime générale, donner à son esprit plus de profondeur que de surface, et concentrer, pour ainsi dire, dans un seul point, comme dans le foyer d’un verre ardent, toute la chaleur et les rayons de son esprit. Eh ! comment se partager entre ces deux genres d’étude, puisque la vie qu’il faut mener pour suivre l’un ou l’autre est entièrement différente ? L’on n’a donc l’une de ces espèces d’esprit qu’exclusivement à l’autre. discours ii, chapitre viii 105 Si, pour acquérir des idées intéressantes pour le public, il faut, comme je le prouverai dans les chapitres suivants, se recueillir dans le silence et la solitude ; il faut, au contraire, pour présenter aux sociétés particulières les idées les plus agréables pour elles, se jeter absolument dans le tourbillon du monde. Or, l’on ne peut y vivre sans se remplir la tête d’idées fausses et puériles ; je dis fausses, parce que tout homme qui ne connaît qu’une seule façon de penser, regarde nécessairement sa société comme l’univers par excellence ; il doit imiter les nations dans le mépris réciproque qu’elles ont pour leur mœurs, leur religion, et même leurs habillements différents ; trouver ridicule tout ce qui contredit les idées de sa société ; et tomber, en conséquence, dans les erreurs les plus grossières. Quiconque s’occupe fortement des petits intérêts des sociétés particulières, doit nécessairement attacher trop d’estime et d’importance à des fadaises. Or, qui peut se flatter d’échapper à cet égard aux pièges de l’amour-propre, lorsqu’on voit qu’il n’est point de procureur dans son étude, de conseiller dans sa chambre, de marchand dans son comptoir, d’officier dans sa garnison, qui ne croie l’univers occupé de ce qui l’intéresse(b) ? (b) Quel plaideur ne s’extasie pas à la lecture de son factum et ne la regarde pas comme plus sérieuse et plus importante que celle des ouvrages de Fontenelle et de tous les philosophes qui ont écrit sur la connaissance du cœur et de l’esprit humain ? Les ouvrages de ces derniers, dira-t-il, sont amusants, mais frivoles et nullement dignes d’être un objet d’étude. Pour mieux faire sentir quelle importance chacun met à ses occupations, je citerai quelques lignes de la préface d’un livre intitulé, Traité du Rossignol. C’est l’auteur qui parle : ▶ 106 De l’Esprit Chacun peut s’appliquer ce conte de la mère Jésus, qui, témoin d’une dispute entre la diserette et la supérieure, demande au premier qu’elle trouve au parloir : Savez-vous que la mère Cécile et la mère Thérese viennent de se brouiller ? Mais, vous êtes surpris ? Quoi ! tout de bon, vous ignoriez leur querelle ? Et d’où venez-vous donc ? Nous sommes tous, plus ou moins, la mère Jésus : ce dont notre société s’occupe, c’est ce dont tous les hommes doivent s’occuper ; ce qu’elle pense, croit et dit, c’est l’univers entier qui le pense, le croit et le dit. Comment un courtisan qui vit répandu dans un monde ou l’on ne parle que des cabales, des intrigues de la cour, de ceux qui s’élèvent en crédit ou qui tombent en disgrâce, et qui, dans le cercle étendu de ses sociétés, ne voit personne qui ne soit, plus ou moins, affecté des mêmes idées ; comment, dis-je, ce courtisan ne se persuaderait-il pas que les intrigues de la cour sont, pour l’esprit humain, les objets les plus dignes de méditation et les plus généralement intéres▶ « J’ai, dit-il, employé vingt ans à la composition de cet ouvrage : aussi les gens qui pensent comme il faut ont toujours senti que le plus grand plaisir, et, le plus pur qu’on puisse goûter en ce monde, est celui qu’on ressent en se rendant utile à la société : c’est le point de vue qu’on doit avoir dans toutes ses actions ; et celui qui ne s’emploie pas, dans tout ce qu’il peut, pour le bien général, semble ignorer qu’il est autant né pour l’avantage des autres que pour le sien propre. Tels sont les motifs qui m’ont engagé à donner au public ce Traité du Rossignol1. L’auteur ajoute, quelques lignes après : L’amour du bien public, qui m’a engagé à mettre au jour cet ouvrage, ne m’a pas laissé oublier qu’il devait être écrit avec franchise et sincérité. » 1. Venette, Nicolas,Traité du rossignol, qui enseigne la manière de les connaître et de les élever, 1697. discours ii, chapitre viii 1. Pegu ou Pegou ancien état de basse Birmanie dont la capitale (Pegu) fut conquise en 1057 par le roi birman Anoratha. 107 sants ? Peut-il imaginer que, dans la boutique la plus voisine de son hôtel, on ne connaît ni lui, ni tous ceux dont il parle ; qu’on n’y soupçonne pas même l’existence des choses qui l’occupent si vivement ; que, dans un coin de son grenier, loge un philosophe, auquel les intrigues et les cabales que forme un ambitieux pour se faire chamarrer de tous les cordons de l’Europe, paraissent aussi puériles et moins sensées qu’un complot d’écoliers pour dérober une boîte de dragées, et pour qui enfin les ambitieux ne sont que vieux enfants qui ne croient pas l’être ? Un courtisan ne devinera jamais l’existence de pareilles idées : s’il venait à la soupçonner, il serait comme ce roi du Pégou1, qui, ayant demandé à quelques Vénitiens le nom de leur souverain, et ceux-ci lui ayant répondu qu’ils n’étaient point gouvernés par des rois, trouva cette réponse si ridicule, qu’il en pâma de rire. Il est vrai qu’en général les grands ne sont pas sujets à de pareils soupçons ; chacun d’eux croit tenir un grand espace sur la terre, et s’imagine qu’il n’y a qu’une seule façon de penser qui doit faire loi parmi les hommes, et que cette façon de penser est renfermée dans sa société. Si, de temps en temps, il entend dire qu’il est des opinions différentes des siennes, il ne les aperçoit, pour ainsi dire, que dans un lointain confus ; il les croit toutes reléguées dans la tête d’un très petit nombre d’insensés. Il est, à cet égard, aussi fou que ce géographe chinois, qui, plein d’un orgueilleux amour pour sa patrie, dessina une mappemonde dont la surface était 108 De l’Esprit presque entièrement couverte par l’empire de la Chine, sur les confins de laquelle on ne faisait qu’apercevoir l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Chacun est tout dans l’univers, les autres n’y sont rien. On voit donc que, forcé, pour se rendre agréable aux sociétés particulières, de se répandre dans le monde, de s’occuper de petits intérêts et d’adopter mille préjugés, on doit insensiblement charger sa tête d’une infinité d’idées absurdes et ridicules aux yeux du public. Au reste, je suis bien aise d’avertir que je n’entends point ici, par les gens du monde, uniquement les gens de la cour : les Turenne, les Richelieu, les Luxembourg, les La Rochefoucault, les Retz et plusieurs autres hommes de leur espèce, prouvent que la frivolité n’est pas l’apanage nécessaire d’un rang élevé ; et qu’il faut uniquement entendre par hommes du monde, tous ceux qui ne vivent que dans son tourbillon. Ce sont ceux-là que le public, avec tant de raison, regarde comme des gens absolument vides de sens, j’en apporterai pour preuve leurs prétentions folles et exclusives sur le bon ton et le bel usage. Je choisis ces prétentions d’autant plus volontiers pour exemple, que les jeunes gens, dupes du jargon du monde, ne prennent que trop souvent son cailletage pour esprit et le bon sens pour sottise. C H A P IT R E I X Du bon sens, et du bel usage Toute société, divisée d’intérêt et de goût, s’accuse respectivement de mauvais ton ; celui des jeunes gens déplaît aux vieillards, celui de l’homme passionné à l’homme froid, et celui du cénobite à l’homme du monde. Si l’on entend par bon ton le ton propre à plaire également dans toute société, en ce sens il n’est point d’homme de bon ton. Pour l’être, il faudrait avoir toutes les connaissances, tous les genres d’esprit et, peut-être, tous les jargons différents ; supposition impossible à faire. L’on ne peut donc entendre par ce mot de bon ton que le genre de conversation, dont les idées et l’expression de ces mêmes idées doit plaire le plus généralement. Or, le bon ton, ainsi défini, n’appartient à nulle classe d’hommes en particulier, mais uniquement à ceux qui s’occupent d’idées grandes, et qui, puisées dans des arts et des sciences, telles que la métaphysique, la guerre, la morale, le commerce, la politique, présentent toujours à l’esprit des objets intéressants pour l’humanité. Ce genre de convention, sans contredit le plus généralement intéressant, n’est pas, comme je l’ai déjà dit, le plus agréable pour chaque société en particulier. Chacune d’elles regarde son ton comme supérieur à celui des gens d’esprit ; et celui 110 De l’Esprit des gens d’esprit simplement comme supérieur à toute autre espèce de ton. Les sociétés sont, à cet égard, comme les paysans de diverses provinces, qui parlent plus volontiers le patois de leur canton que la langue de leur nation, mais qui préfèrent la langue nationale au patois des autres provinces. Le bon ton est celui que chaque société regarde comme le meilleur après le sien ; et ce ton est celui des gens d’esprit. J’avouerai cependant, à l’avantage des gens du monde, que, s’il fallait, entre les différentes classes d’hommes, en choisir une au ton de laquelle on dût donner la préférence, ce serait, sans contredit, à celle des gens de la cour ; non qu’un bourgeois n’ait autant d’idées qu’un homme du monde : tous deux, si j’ose m’exprimer ainsi, parlent souvent à vide, et n’ont peut-être, en fait d’idées, aucun avantage l’un sur l’autre ; mais le dernier, par la position où il se trouve, s’occupe d’idées plus généralement intéressantes. En effet, si les mœurs, les inclinations, les préjugés et le caractère des rois ont beaucoup d’influence sur le bonheur ou le malheur public ; si toute connaissance, à cet égard, est intéressante ; la conversation d’un homme attaché à la cour, qui ne peut parler de ce qui l’occupe sans parler souvent de ses maîtres, est donc nécessairement moins insipide que celle du bourgeois. D’ailleurs, les gens du monde étant, en général, fort au-dessus des besoins, et n’en ayant presque point d’autre à satisfaire que celui du plaisir ; il est encore certain que leur conversation doit, à cet égard profiter des avantages discours ii, chapitre ix 111 de leur état : c’est ce qui rend, en général, les femmes de la cour si supérieures aux autres femmes en grâces, en esprit, en agréments ; et pourquoi la classe des femmes d’esprit n’est presque composée que de femmes du monde. Mais, si le ton de la cour est supérieur à celui de la bourgeoisie, les grands, n’ayant cependant pas toujours à citer de ces anecdotes curieuses sur la vie privée des rois, leur conversation doit le plus communément rouler sur les prérogatives de leurs charges, sur celles de leur naissance, sur leurs aventures galantes, et sur les ridicules donnés ou rendus à un souper : or de pareilles conventions doivent être insipides à la plupart des sociétés. Les gens du monde sont donc, vis-à-vis d’elles, précisément dans le cas des gens fortement occupés d’un métier ; ils en sont l’unique et perpétuel sujet de leur conversation : en conséquence, on les taxe de mauvais ton, parce que c’est toujours par un mot de mépris qu’un ennuyé se venge d’un ennuyeux. On me répondra, peut-être, qu’aucune société n’accuse les gens du monde de mauvais ton. Si la plupart des sociétés se taisent, à cet égard, c’est que la naissance et les dignités leur en imposent, les empêchent de manifester leurs sentiments, et souvent même de se les avouer à elles-mêmes. Pour s’en convaincre, qu’on interroge sur ce sujet un homme de bon sens : le ton du monde, dira-t-il, n’est le plus souvent qu’un persiflage ridicule. Ce ton, usité à la cour, y fut sans doute introduit par quelque intrigant, qui, pour voiler ses menées, 112 De l’Esprit voulait parler sans rien dire : dupes de ce persiflage, ceux qui le suivirent, sans avoir rien à cacher, empruntèrent le jargon du premier, et crurent dire quelque chose lorsqu’ils prononçaient des mots assez mélodieusement arrangés. Les gens en place, pour détourner les grands des affaires sérieuses et les en rendre incapables, applaudirent à ce ton, permirent qu’on le nommât esprit, et furent les premiers à lui en donner le nom. Mais, quelque éloge qu’on donne à ce jargon, si, pour apprécier le mérite de la plupart de ces bons mots si admirés dans la bonne compagnie, on les traduisait dans une autre langue, la traduction dissiperait le prestige, et la plupart de ces bons mots se trouveraient vides de sens. Aussi, bien des gens, ajouterait-il, ont, pour ce qu’on appelle les gens brillants, un dégoût très marqué, et répète-t-on souvent ce vers de la comédie : Quand le bon ton paraît, le bon sens se retire. Le vrai bon ton est donc celui des gens d’esprit, de quelque état qu’ils soient. Je veux, dira quelqu’un, que les gens du monde, attachés à de trop petites idées, soient, à cet égard, inférieurs aux gens d’esprit : ils leur sont du moins supérieurs dans la manière d’exprimer leurs idées. Leur prétention, à cet égard, paraît sans contredit mieux fondée. Quoique les mots, en euxmêmes, ne soient ni nobles, ni bas, et que, dans un pays où le peuple est respecté, comme en Angleterre, on ne fasse, ni ne doive faire cette distinction : dans un État monarchique, où l’on n’a nulle considération pour le peuple, il est certain que discours ii, chapitre ix 113 les mots doivent prendre l’une ou l’autre de ces dénominations, selon qu’ils sont usités ou rejetés à la cour ; et qu’ainsi l’expression des gens du monde doit toujours être élégante ; aussi l’est-elle. Mais la plupart des courtisans ne s’exerçant que sur des matières frivoles, le dictionnaire de la langue noble est, par cette raison, très court, et ne suffit pas même au genre du roman, dans lequel ceux des gens du monde qui voudraient écrire se trouveraient souvent fort inférieurs aux gens de lettres(a). À l’égard des sujets qu’on regarde comme sérieux, et qui tiennent aux arts et à la philosophie, l’expérience nous apprend que, sur de tels sujets, les gens du monde ne peuvent qu’avec peine bégayer leurs pensées(b) : d’où il résulte qu’à l’égard même de l’expression, ils n’ont nulle supériorité sur les gens d’esprit ; et qu’ils n’en ont, à cet égard, sur le (a) Ce qui fait le plus d’illusion en faveur des gens du monde, c’est l’air aisé, le geste dont ils accompagnent leurs discours, et qu’on doit regarder comme l’effet de la confiance que donne nécessairement l’avantage du rang ; ils sont, à cet égard, ordinairement fort supérieurs aux gens de lettres. Or, la déclamation, comme le dit Aristote, est la première partie de l’éloquence : ils peuvent donc, par cette raison, avoir, dans les conversations frivoles, l’avantage sur les gens de lettres. Avantage qu’ils perdent lorsqu’ils écrivent, non seulement parce qu’ils ne sont plus alors soutenus du prestige de la déclamation, mais parce que leurs écrits n’ont jamais que le style de leurs conversations ; et qu’on écrit presque toujours mal, lorsqu’on écrit comme on parle. (b) Je ne parle, dans ce chapitre, que de ceux des gens du monde dont l’esprit n’est point exercé. 114 De l’Esprit commun des hommes, que dans des matières frivoles sur lesquelles ils sont très exercés, et dont ils ont fait une étude et, pour ainsi dire, un art particulier ; supériorité qui n’est pas encore bien constatée, et que presque tous les hommes s’exagèrent, par le respect mécanique qu’ils ont pour la naissance et pour les dignités. Au reste, quelque ridicule que donne aux gens du monde leur prétention exclusive au bon ton, ce ridicule est moins un ridicule de leur état qu’un de ceux de l’humanité. Comment l’orgueil ne persuaderait-il pas aux grands qu’eux et les gens de leur espèce sont doués de l’esprit le plus propre à plaire dans la conversation, puisque ce même orgueil a bien persuadé à tous les hommes en général que la nature n’avait allumé le Soleil que pour féconder dans l’espace ce petit point nommé la Terre, et qu’elle n’avait semé le firmament d’étoiles que pour l’éclairer pendant les nuits ? On est vain, méprisant, et, par conséquent, injuste, toutes les fois qu’on peut l’être impunément. C’est pourquoi tout homme s’imagine que, sur la Terre, il n’est point de partie du monde ; dans cette partie du monde, de nation ; dans la nation, de province ; dans la province, de ville ; dans la ville, de société comparable à la sienne ; qui ne se croie encore l’homme supérieur de sa société ; et qui, de proche en proche, ne se surprenne en s’avouant à lui-même qu’il est le premier homme de l’univers(c). Aussi, quelque folles que soient les prétentions exclusives au bon ton, et quelque ridicule que le (c) Voyez le Pédant joué, comédie de Cyrano de Bergerac. discours ii, chapitre ix 115 public donne à ce sujet aux gens du monde, ce ridicule trouvera toujours grâce devant l’indulgente et saine philosophie, qui doit même, à cet égard, leur épargner l’amertume des remèdes inutiles. Si l’animal enfermé dans un coquillage, et qui ne connaît de l’univers que le rocher sur lequel il est attaché, ne peut juger de son étendue, comment l’homme du monde, qui vit concentré dans une petite société, qui se voit toujours environné des mêmes objets, et qui ne connaît qu’une seule opinion, pourrait-il juger du mérite des choses ? La vérité ne s’aperçoit et ne s’engendre que dans la fermentation des opinions contraires. L’univers ne nous est connu que par celui avec lequel nous commerçons. Quiconque se renferme dans une société ne peut s’empêcher d’en adopter les préjugés, surtout s’ils flattent son orgueil. Qui peut s’arracher à une erreur, quand la vanité, complice de l’ignorance, l’y a attaché, et la lui a rendu chère ? C’est par un effet de la même vanité que les gens du monde se croient les seuls possesseurs du bel usage, qui, selon eux, est le premier des mérites, et sans lequel il n’en est aucun. Ils ne s’aperçoivent pas que cet usage, qu’ils regardent comme l’usage du monde par excellence, n’est que l’usage particulier de leur monde. En effet, au Monomotapa, où, quand le roi éternue, tous les courtisans sont, par politesse, obligés d’éternuer, et où, l’éternuement gagnant de la cour à la ville et de la ville aux provinces, tout l’empire paraît affligé d’un rhume général, qui doute qu’il n’y ait des 116 De l’Esprit courtisans qui ne se piquent d’éternuer plus noblement que les autres hommes ; qui ne se regardent, à cet égard, comme les possesseurs uniques du bel usage ; et qui ne traitent de mauvaise compagnie, ou de nations barbares, tous les particuliers et tous les peuples dont l’éternuement leur paraît moins harmonieux ? Les Mariannois ne prétendront-ils pas que la civilité consiste à prendre le pied de celui auquel on veut faire honneur, à s’en frotter doucement le visage, et ne jamais cracher devant son supérieur ? Les Chiriguanes ne soutiendront-ils pas qu’il faut des culottes ; mais que le bel usage est de les porter sous le bras, comme nous portons nos chapeaux ? Les habitants des Philippines ne diront-ils pas que ce n’est point au mari à faire éprouver à sa femme les premiers plaisirs de l’amour ; que c’est une peine dont il doit, en payant, se décharger sur quelque autre ? N’ajouteront-ils pas qu’une fille qui l’est encore lors de son mariage, est une fille sans mérite, qui n’est digne que de mépris ? Ne soutient-on pas au Pégou qu’il est du bel usage et de la décence, qu’un éventail à la main, le roi s’avance dans la salle d’audience, précédé de quatre jeunes gens des plus beaux de la cour ; et qui, destinés à ses plaisirs, sont en même temps ses interprètes et les hérauts qui déclarent ses volontés ? Que je parcoure toutes les nations, je trouverai partout des usages différents(d) et chaque peuple, en particulier, se (d) Au royaume de Juida, lorsque les habitants se rencontrent, ils ▶ discours ii, chapitre ix 117 croira nécessairement en possession du meilleur usage. Or, s’il n’est rien de plus ridicule que de pareilles prétentions, même aux yeux des gens du monde ; qu’ils fassent quelque retour sur eux mêmes, ils verront que, sous d’autres noms, c’est d’eux-mêmes dont ils se moquent. Pour prouver que ce que l’on appelle, ici, usage du monde, loin de plaire universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement, qu’on transporte successivement à la Chine, en Hollande et en Angleterre le petit-maître le plus savant dans ce composé de gestes, de propos de manières, appelé usage du monde ; et l’homme sensé, que son ignorance à cet égard fait traiter de stupide ou de mauvaise compagnie ; il est certain que ce dernier passera, chez ces divers ▶ se jettent en bas de leurs hamacs, se mettent à genoux vis-à-vis l’un de l’autre, baisent la terre, frappent des mains, se font des compliments et se relèvent : les agréables du pays croient certainement que leur manière de saluer est la plus polie. Les habitants des Manilles disent que la politesse exige qu’en saluant on plie le corps très bas, qu’on mette ses deux mains sur ses joues, qu’on lève une jambe en l’air, en tenant les genoux pliés. Le sauvage de la nouvelle Orléans soutient que nous manquons de politesse envers nos rois. « Lorsque je me présente, dit-il, au grand chef, je le salue par un hurlement ; puis je pénètre au fond de sa cabane sans jeter un seul coup d’œil sur le côté droit où le chef est assis. C’est là que je renouvelle mon salut, en levant mes bras sur ma tête, et en hurlant trois fois. Le chef m’invite à m’asseoir par un petit soupir : je le remercie par un nouveau hurlement. À chaque question du chef, je hurle une fois avant que de répondre ; et je prends congé de lui, en faisant traîner mon hurlement jusqu’à ce que je sois hors de sa présence. » 118 De l’Esprit peuples, pour plus, instruit du véritable usage du monde que le premier. Quel est le motif d’un pareil jugement ? C’est que la raison, indépendante des modes et des coutumes d’un pays, n’est nulle part étrangère et ridicule ; c’est qu’au contraire l’usage d’un pays, inconnu à un autre pays, rend toujours l’observateur de cet usage d’autant plus ridicule, qu’il y est plus exercé et s’y est rendu plus habile. Si, pour éviter l’air pesant et méthodique en horreur à la bonne compagnie, nos jeunes gens ont souvent joué l’étourderie ; qui doute qu’aux yeux des Anglais, des Allemands ou des Espagnols, nos petits-maîtres ne paraissent d’autant plus ridicules qu’ils seront, à cet égard, plus attentifs à remplir ce qu’ils croiront du bel usage ? Il est donc certain, du moins si on en juge par l’accueil qu’on fait à nos agréables dans le pays étranger, que ce qu’ils appellent usage du monde, loin de réussir universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement ; et que cet usage est aussi différent du vrai usage du monde, toujours fondé sur la raison, que la civilité l’est de la vraie politesse. L’une ne suppose que la science des manières ; et l’autre, un sentiment fin, délicat et habituel de bienveillance pour les hommes. Au reste, quoiqu’il n’y ait rien de plus ridicule que ces prétentions exclusives au bon ton, et au bel usage, il est si difficile, comme je l’ai dit plus haut, de vivre dans les sociétés du grand monde sans adopter quelques-unes de leurs erreurs, discours ii, chapitre ix 119 que les gens d’esprit, le plus en garde à cet égard, ne sont pas toujours sûrs de s’en défendre. Aussi n’est-ce, en ce genre, que des erreurs extrêmement multipliées, qui déterminent le public à placer les agréables au rang des esprits faux et petits ; je dis petits, parce que l’esprit, qui n’est ni grand ni petit en soi, emprunte toujours l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considère, et que les gens du monde ne peuvent guère s’occuper que de petits objets. Il résulte des deux chapitres précédents, que l’intérêt public est presque toujours différent de celui des sociétés particulières ; qu’en conséquence, les hommes les plus estimés de ces sociétés ne sont pas toujours, les plus estimables aux yeux du public. Maintenant je vais montrer que ceux qui méritent le plus d’estime de la part du public, doivent, par leur manière de vivre et de penser, être souvent désagréables aux sociétés particulières. CH A PIT R E X Pourquoi l’homme admiré du public n’est pas toujours estimé des gens du monde Pour plaire aux sociétés particulières, il n’est pas nécessaire que l’horizon de nos idées soit fort étendu ; mais il faut connaître ce qu’on appelle le monde, s’y répandre et l’étudier : au contraire, pour s’illustrer dans quelque art, ou quelque science que ce soit, et mériter, en conséquence, l’estime du public, il faut, comme je l’ai dit plus haut, faire des études très différentes. Supposons des hommes curieux de s’instruire dans la science de la morale. Ce n’est que par le secours de l’histoire et sur les ailes de la méditation, qu’ils pourront, selon les forces inégales de leur esprit, s’élever à différentes hauteurs, d’où l’un découvrira des villes, l’autre l’univers entier. Ce n’est qu’en contemplant la terre de ce point de vue, en s’élevant à cette hauteur, qu’elle se réduit insensiblement, devant un philosophe, à un petit espace, et qu’elle prend à ses yeux la forme d’une bourgade habitée par différentes familles qui portent le nom de chinoise, d’anglaise, de française, d’italienne, enfin tous ceux qu’on donne aux différentes nations. C’est de là que, venant à considérer le spectacle des mœurs, des lois, des coutumes, des religions, et des passions différentes, un homme, devenu presque insensible à l’éloge discours ii, chapitre x 121 comme à la satire des nations, peut briser tous les liens des préjugés, examiner d’un œil tranquille la contrariété des opinions des hommes, passer sans étonnement du sérail à la chartreuse, contempler avec plaisir l’étendue de la sottise humaine voir du même œil Alcibiade couper la queue à son chien et Mahomet s’enfermer dans une caverne, l’un pour se moquer de la légèreté des Athéniens, l’autre pour jouir de l’adoration du monde. Or de pareilles idées ne se présentent que dans le silence et la solitude. Si les Muses, disent les poètes, aiment les bois, les prés, les fontaines, c’est qu’on y goûte une tranquillité qui fuit les villes ; et que les réflexions qu’un homme, détaché des petits intérêts des sociétés, y fait sur lui-même, sont des réflexions qui, faites sur l’homme en général, appartiennent et plaisent à l’humanité. Or, dans cette solitude où l’on est, comme malgré soi, porté vers l’étude des arts et des sciences, comment s’occuper d’une infinité de petits faits qui font l’entretien journalier des gens du monde ? Aussi nos Corneille et nos La Fontaine ont-ils quelquefois paru insipides dans nos soupers de bonne compagnie ; leur bonhomie même contribuait à les faire trouver tels. Comment les gens du monde pourraient-ils, sous le manteau de la simplicité, reconnaître l’homme illustre ? Il est peu de connaisseurs en vrai mérite. Si la plupart des Romains, dit Tacite, trompés par la douceur et la simplicité d’Agricola, cherchaient le grand homme sous son extérieur modeste, sans pouvoir l’y reconnaître ; on sent que, trop heureux d’échap- 122 De l’Esprit per au mépris des sociétés particulières, le grand homme, surtout s’il est modeste, doit renoncer à l’estime sentie de la plupart d’entre elles. Aussi n’est-il que faiblement animé du désir de leur plaire. Il sent confusément que l’estime de ces sociétés ne prouverait que l’analogie de ses idées avec les leurs ; que cette analogie serait souvent peu flatteuse ; et que l’estime publique est la seule digne d’envie, la seule désirable, puisqu’elle est toujours un don de la reconnaissance publique, et par conséquent la preuve d’un mérite réel. C’est pourquoi le grand homme, incapable d’aucun des efforts nécessaires pour plaire aux sociétés particulières, trouve tout possible pour mériter l’estime générale. Si l’orgueil de commander aux rois dédommageait les Romains de la dureté de la discipline militaire, le noble plaisir d’être estimé console les hommes illustres des injustices même de la fortune. Ontils obtenu cette estime ? Ils se croient les possesseurs du bien le plus désiré. En effet, quelque indifférence qu’on affecte pour l’opinion publique, chacun cherche à s’estimer soimême, et se croit d’autant plus estimable qu’il se voit plus généralement estimé. Si les besoins, les passions, et surtout la paresse, n’étouffaient en nous ce désir de l’estime, il n’est personne qui ne fît des efforts pour la mériter, et qui ne désirât le suffrage public pour garant de la haute opinion qu’il a de soi. Aussi le mépris de la réputation, et le sacrifice qu’on en fait, dit-on, à la fortune et à la considération, est-il toujours inspiré par le désespoir de se rendre illustre. discours ii, chapitre x 123 On doit vanter ce qu’on a, et dédaigner ce qu’on n’a pas. C’est un effet nécessaire de l’orgueil ; on le révolterait, si l’on ne paraissait pas sa dupe. Il serait, en pareil cas, trop cruel d’éclairer un homme sur les vrais motifs de ses dédains ; aussi le mérite ne se porte-t-il jamais à cet excès de barbarie. Tout homme (qu’il me soit permis de l’observer en passant), lorsqu’il n’est pas né méchant, et lorsque les passions n’offusquent pas les lumières de sa raison, sera toujours d’autant plus indulgent qu’il sera plus éclairé. C’est une vérité dont je me refuse d’autant moins la preuve, qu’en rendant justice, à cet égard, à l’homme de mérite, je puis, dans les motifs même de son indulgence, faire plus nettement apercevoir la cause du peu de cas qu’il fait de l’estime des sociétés particulières, et en conséquence du peu de succès qu’il doit y avoir. Si le grand homme est toujours le plus indulgent ; s’il regarde comme un bienfait tout le mal que les hommes ne lui font pas, et comme un don tout ce que leur iniquité lui laisse ; s’il verse enfin sur les défauts d’autrui le baume adoucissant de la pitié, et s’il est lent à les apercevoir ; c’est que la hauteur de son esprit ne lui permet pas de s’arrêter sur les vices et les ridicules d’un particulier, mais sur ceux des hommes en général. S’il en considère les défauts, ce n’est point de l’œil malin et toujours injuste de l’envie ; mais de cet œil serein avec lequel s’examineraient deux hommes qui, curieux de connaître le cœur et l’esprit humain, se regarderaient réciproquement comme deux sujets d’instruction et deux cours vivants d’expérience morale : bien différents, à cet égard, de 124 De l’Esprit ces demi-esprits, avides d’une réputation qui les fuit, toujours dévorés du poison de la jalousie, et qui, sans cesse à l’affût des défauts d’autrui, perdraient tout leur petit mérite si les hommes perdaient leurs ridicules. Ce n’est point à de pareilles gens qu’appartient la connaissance de l’esprit humain. Ils sont faits pour étendre la célébrité des talents, par les efforts qu’ils font pour les étouffer. Le mérite est comme la poudre ; son explosion est d’autant plus forte qu’elle est plus comprimée. Au reste, quelque haine qu’on porte à ces envieux, ils sont cependant encore plus à plaindre qu’à blâmer. La présence du mérite les importune : s’ils l’attaquent comme un ennemi, et s’ils sont méchants, c’est qu’ils sont malheureux ; c’est qu’ils poursuivent, dans les talents, l’offense que le mérite fait à leur vanité : leurs crimes ne sont que des vengeances. Un autre motif de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la connaissance qu’il a de l’esprit humain. Il en a tant de fois éprouvé la faiblesse ; au milieu des applaudissements d’un aréopage, il a tant de fois été tenté, comme Phocion1, de se retourner vers son ami pour lui demander s’il n’a pas dit une grande sottise, que, toujours en garde contre sa vanité, il excuse volontiers dans les autres des erreurs dans lesquelles il est quelquefois tombé lui-même. Il sent que c’est à la multitude des sots qu’on doit la création du mot homme d’esprit ; et qu’en reconnaissance, il doit donc écouter, sans aigreur, les injures que lui prodiguent des gens médiocres. Que ces derniers se vantent, entre eux et en secret, des ridi- 1. Phocion (402-318 av.), stratège athénien, partisan de l’oligarchie, condamné à boire la ciguë. discours ii, chapitre x 125 cules qu’ils donnent au mérite, du mépris qu’ils ont, disentils, pour l’esprit ; ils sont semblables à ces fanfarons d’impiété qui ne blasphèment qu’en tremblant. La dernière cause de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la vue nette qu’il a de la nécessité des jugements humains. Il sait que nos idées sont, si je l’ose dire, des conséquences si nécessaires des sociétés où l’on vit, des lectures qu’on fait et des objets qui s’offrent à nos yeux, qu’une intelligence supérieure pourrait également, et par les objets qui se sont présentés à nous, deviner nos pensées ; et, par nos pensées, deviner le nombre et l’espèce des objets que le hasard nous a offerts. L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contre eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises, comme le sauvageon des fruits amers ; que l’insulter, c’est reprocher au chêne de porter le gland plutôt que l’olive ; que, si l’homme médiocre est stupide à ses yeux, il est fou à ceux de l’homme médiocre : car, si tout fou n’est pas homme d’esprit, du moins tout homme d’esprit paraîtra toujours fou aux gens bornés. L’indulgence sera donc toujours l’effet de la lumière, lorsque les passions n’en intercepteront pas l’action. Mais cette indulgence, principalement fondée sur la hauteur d’âme qu’inspire l’amour de la gloire, rend l’homme éclairé très indifférent à l’estime des sociétés particulières. Or cette indifférence, jointe aux genres différents de vie et d’étude nécessaires pour plaire, soit au public, soit à ce qu’on appelle la bonne compagnie, 126 De l’Esprit fera presque toujours, de l’homme de mérite, un homme assez désagréable aux gens du monde. La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit par rapport aux sociétés particulières, c’est qu’uniquement soumise à son intérêt, chaque société mesure sur l’échelle de ce même intérêt le degré d’estime qu’elle accorde aux différents genres d’idées et d’esprits. Il en est des petites sociétés comme d’un particulier. A-t-il un procès ? Si ce procès est considérable, il recevra son avocat avec plus d’empressement, plus de témoignages de respect et d’estime qu’il ne recevrait Descartes, Locke ou Corneille. Le procès est-il accommodé ? C’est à ces derniers qu’il marquera le plus de déférence. La différence de sa position décidera de la différence de ses réceptions. Je voudrais, en finissant ce chapitre, pouvoir rassurer le très petit nombre de gens modestes, qui, distraits par des affaires, ou par le soin de leur fortune, n’ont pu faire preuve de grands talents ; et ne peuvent, conséquemment aux principes ci-dessus établis, savoir si, quant à l’esprit, ils sont réellement dignes d’estime. Quelque désir que j’aie, à cet égard, de leur rendre justice, il faut convenir qu’un homme qui s’annonce comme un grand esprit, sans se distinguer par aucun talent, est précisément dans le cas d’un homme qui se dit noble sans avoir de titres de noblesse. Le public ne connaît et n’estime que le mérite prouvé par les faits. A-t-il à juger des hommes de conditions différentes ? Il demande au militaire, quelle victoire avez-vous remportée ? À l’homme en place, quel discours ii, chapitre x 127 soulagement avez-vous apporté aux misères du peuple ? Au particulier, par quel ouvrage avez-vous éclairé l’humanité ? Qui n’a rien à répondre à ces questions, n’est ni connu, ni estimé du public. Je sais que, séduits par les prestiges de la puissance, par le faste qui l’environne, par l’espoir des grâces dont un homme en place est le distributeur, un grand nombre d’hommes reconnaissent machinalement un grand mérite où ils aperçoivent un grand pouvoir. Mais leurs éloges, aussi passagers que le crédit de ceux auxquels ils les prodiguent, n’en imposent point à la saine partie du public. À l’abri de toute, séduction, exempt de tout intérêt, le public juge comme l’étranger, qui ne reconnaît pour homme de mérite que l’homme distingué par ses talents : c’est celui-là seul qu’il recherche avec empressement ; empressement toujours flatteur pour quiconque en est l’objet(a). Lorsqu’on n’est point constitué en dignité, c’est le signe certain d’un mérite réel. Qui veut savoir exactement ce qu’il vaut, ne peut donc l’apprendre que du public, et doit, par conséquent, s’exposer à son jugement. On sait les ridicules qu’à cet égard l’on s’efforce de donner à ceux qui prétendent, en qualité d’auteurs, à l’estime de leur nation : mais ces ridicules ne font nulle (a) Nul éloge n’a plus flatté M. de Fontenelle, que la question d’un Suédois qui, entrant à Paris, demande aux gens de la barrière la demeure de M. de Fontenelle ; ces commis ne la lui peuvent enseigner. Quoi ! dit-il , vous autres Français , vous ignorez la demeure d’un de vos plus illustres citoyens ? Vous n’êtes pas dignes d’un tel homme. 128 De l’Esprit impression sur l’homme de mérite ; il les regarde comme un effet de la jalousie de ces petits esprits, qui, s’imaginant que, si personne ne faisait preuve de mérite, ils pourraient s’en croire autant qu’à qui que ce soit, ne peuvent souffrir qu’on produise de pareils titres. Sans ces titres cependant, personne ne mérite, ni n’obtient l’estime du public. Qu’on jette les yeux sur tous ces grands esprits, si vantés dans les sociétés particulières : on verra que, placés par le public au rang des hommes médiocres, ils ne doivent la réputation d’esprit, dont quelques gens les décorent, qu’à l’incapacité où ils sont de prouver leur sottise, même par de mauvais ouvrages. Aussi, parmi ces merveilleux, ceux-là même qui promettent le plus, ne sont, si je l’ose dire, en esprit, tout au plus que des peut-être. Quelque certaine que soit cette vérité, et quelque raison qu’aient les gens modestes de douter d’un mérite qui n’a pas passé par la coupelle du public, il est pourtant certain qu’un homme peut, quant à l’esprit, se croire réellement digne de l’estime générale : 1° lorsque c’est pour les gens les plus estimés du public et des nations étrangères qu’il se sent le plus d’attrait ; 2° lorsqu’il est loué(b), comme dit Cicéron, par un homme déjà loué ; 3° lorsqu’enfin, il obtient l’estime de ceux qui, dans des ouvrages ou de grandes places, ont déjà fait éclater de grands talents : leur estime pour lui suppose une grande analogie entre leurs idées et les siennes ; et cette (b) Le degré d’esprit nécessaire pour nous plaire, est une mesure assez exacte du degré d’esprit que nous avons. discours ii, chapitre x 129 analogie peut être regardée, sinon comme une preuve complète, du moins comme une assez grande probabilité que, s’il se fût, comme eux, exposé aux regards du public, il eût eu, comme eux, quelque part à son estime. CH A PIT R E X I De la probité, par rapport au public Ce n’est plus de la probité par rapport à un particulier ou une petite société, mais de la vraie probité, de la probité considérée par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre. Cette espèce de probité est la seule qui réellement en mérite et qui en obtienne généralement le nom. Ce n’est qu’en considérant la probité sous ce point de vue, qu’on peut se former des idées nettes de l’honnêteté, et trouver un guide à la vertu. Or, sous cet aspect, je dis que le public, comme les sociétés particulières, est, dans ses jugements, uniquement déterminé par le motif de son intérêt ; qu’il ne donne le nom d’honnêtes, de grandes ou d’héroïques, qu’aux actions qui lui sont utiles ; et qu’il ne proportionne point son estime pour telle ou telle action sur le degré de force, de courage ou de générosité nécessaire pour l’exécuter, mais sur l’importance même de cette action et l’avantage qu’il en retire. En effet, qu’encouragé par la présence d’une armée, un homme se batte seul contre trois hommes blessés, cette action, sans doute estimable, n’est cependant qu’une action dont mille de nos grenadiers sont capables, et pour laquelle ils ne seraient jamais cités dans l’histoire : mais que le salut discours ii, chapitre xi 1. Sappho, poétesse grecque (VIIe et VIe siècles av.) de l’île de Lesbos. Ménandre rapporte la légende selon laquelle Sappho se serait jetée dans la mer à la poursuite d’un certain Phaon, par amour pour lui. 131 d’un empire, qui doit subjuguer l’univers, se trouve attaché au succès de ce combat, Horace est un héros : l’admiration de ses concitoyens et son nom célébré dans l’histoire passe aux siècles les plus reculés. Que deux personnes se précipitent dans un gouffre ; c’est une action commune à Sappho1 et à Curtius : mais la première s’y jette pour s’arracher aux malheurs de l’amour, et le second pour sauver Rome ; Sappho est une folle, et Curtius un héros. En vain quelques philosophes donneraient-ils également à ces deux actions le nom de folie ; le public, plus éclairé qu’eux sur ses véritables intérêts, ne donnera jamais le nom de fou à ceux qui le font à son profit. CH A PIT R E X I I De l’esprit, par rapport au public Appliquons à l’esprit ce que j’ai dit de la probité ; l’on verra que, toujours le même dans ses jugements, le public ne prend jamais conseil que de son intérêt ; qu’il ne proportionne point son estime pour les différents genres d’esprit à l’inégale difficulté de ces genres, c’est-à-dire au nombre et à la finesse des idées nécessaires pour y réussir, mais seulement à l’avantage plus ou moins grand qu’il en retire. Qu’un général ignorant gagne trois batailles sur un général encore plus ignorant que lui, il sera, du moins pendant sa vie, revêtu d’une gloire qu’on n’accordera pas au plus grand peintre du monde. Ce dernier n’a cependant mérité le titre de grand peintre, que par une grande supériorité sur des hommes habiles, et qu’en excellant dans un art, sans doute moins nécessaire, mais peut-être plus difficile que celui de la guerre. Je dis plus difficile, parce qu’à l’ouverture de l’histoire, on voit une infinité d’hommes tels que les Épaminondas, les Lucullus, les Alexandre, les Mahomet, les Spinola1, les Cromwell, les Charles XII, obtenir la réputation de grands capitaines le jour même qu’ils ont commandé et battu des armées ; et qu’aucun peintre, quelque heureuse dispo- 1. Ambrogio Spínola Doria, (1569-1630), génois qui servit comme général espagnol pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans, puis la guerre de Trente Ans. discours ii, chapitre xii 133 sition qu’il ait reçu de la nature, n’est cité entre les peintres illustres, s’il n’a du moins consommé dix ou douze ans de sa vie en études préliminaires de cet art. Pourquoi donc accorder plus d’estime au général ignorant qu’au peintre habile ? Cet inégal partage de gloire, si injuste en apparence, tient à l’inégalité des avantages que ces deux hommes procurent à leur nation. Qu’on se demande encore pourquoi le public donne au négociateur habile le titre d’esprit supérieur, qu’il refuse à l’avocat célèbre ? L’importance des affaires dont on charge le premier prouve-t-elle en lui quelque supériorité d’esprit sur le second ? Ne faut-il pas souvent autant de sagacité et de finesse pour discuter les intérêts et terminer les procès de deux seigneurs de paroisse, que pour pacifier deux nations ? Pourquoi donc le public, si avare de son estime envers l’avocat, en est-il si prodigue envers le négociateur ? C’est que le public, toutes les fois qu’il n’est pas aveuglé par quelque préjugé ou quelque superstition, est, sans s’en apercevoir, capable de faire, sur ce qui l’intéresse, les raisonnements les plus fins. L’instinct, qui lui fait tout rapporter à son intérêt, est comme l’éther, qui pénètre tous les corps sans y faire aucune impression sensible. Il a moins besoin de peintres et d’avocats célèbres, que de généraux et de négociateurs habiles ; il attachera donc aux talents de ces derniers le prix d’estime nécessaire pour engager toujours quelque citoyen à les acquérir. De quelque côté qu’on jette les yeux, on verra toujours l’intérêt présider à la distribution que le public fait de son estime. 134 De l’Esprit Lorsque les Hollandais érigent une statue à ce Guillaume Buckelst qui leur avait donné le secret de saler et d’encaquer les harengs, ce n’est point à l’étendue de génie nécessaire pour cette découverte qu’ils défèrent cet honneur, mais à l’importance du secret et aux avantages qu’il procure à la nation. Dans toute découverte, cet avantage en impose tellement à l’imagination, qu’il en décuple le mérite, même aux yeux des gens sensés. Lorsque les petits Augustins députèrent à Rome pour obtenir du saint siège la permission de se couper la barbe, qui sait si le père Eustache n’employa pas dans cette négociation autant de finesse et d’esprit que le président Jeannin1 dans ses négociations de Hollande ? Personne ne peut rien affirmer à ce sujet. À quoi donc attribuer le sentiment du rire ou de l’estime qu’excitent ces deux négociations différentes, si ce n’est à la différence de leurs objets ? Nous supposons toujours de grandes causes à de grands effets. Un homme occupe une grande place, par la position où il se trouve, il opère de grandes choses avec peu d’esprit : cet homme passera, près de la multitude, pour supérieur à celui qui, dans un poste inférieur et des circonstances moins heureuses, ne peut qu’avec beaucoup d’esprit exécuter de petites choses. Ces deux hommes seront comme des poids inégaux appliqués à différents points d’un long levier, où le poids plus léger, placé à une des extrémités, enlève un poids décuple placé plus près du point d’appui. 1. Pierre Jeannin, (~15401623), avocat, ambassadeur de France aux Provinces-Unies. discours ii, chapitre xii 1. Quintus Sertorius, (~ 12672 av.), magistrat qui souleva toute l’Hispanie contre la dictature de Sylla. 135 Or, si le public, comme je l’ai prouvé, ne juge que d’après son intérêt, et s’il est indifférent à toute autre espèce de considération ; ce même public, admirateur enthousiaste des arts qui lui sont utiles, ne doit point exiger des artistes qui les cultivent ce haut degré de perfection auquel il veut absolument qu’atteignent ceux qui s’attachent à des arts moins utiles, et dans lesquels il est souvent plus difficile de réussir. Aussi les hommes, selon qu’ils s’appliquent à des arts plus ou moins utiles, sont-ils comparables à des outils grossiers, ou à des bijoux : les premiers sont toujours jugés bons quand l’acier en est bien trempé, et les seconds ne sont estimés qu’autant qu’ils sont parfaits. C’est pourquoi notre vanité est en secret toujours d’autant plus flattée d’un succès, que nous obtenons ce succès dans un genre moins utile au public, où l’on mérite plus difficilement son approbation, dans lequel enfin la réussite suppose nécessairement plus d’esprit et de mérite personnel. En effet, de quelles préventions différentes le public n’estil pas affecté, lorsqu’il pèse le mérite ou d’un auteur ou d’un général ? Juge-t-il le premier ? Il le compare à tous ceux qui ont excellé dans son genre, et ne lui accorde son estime qu’autant qu’il surpasse ou qu’au moins il égale ceux qui l’ont précédé. Juge-t-il un général ? Il n’examine point, avant d’en faire l’éloge, s’il égale en habileté les Scipion, les César, ou les Sertorius1. Qu’un poète dramatique fasse une bonne tragédie sur un plan déjà connu, c’est, dit-on, un plagiaire méprisable ; mais qu’un général se serve, dans une campagne, 136 De l’Esprit de l’ordre de bataille et des stratagèmes d’un autre général, il n’en paraît souvent que plus estimable. Qu’un auteur emporte un prix sur soixante concurrents, si le public n’avoue point le mérite de ces concurrents, ou si leurs ouvrages sont faibles, l’auteur et son succès sont bientôt oubliés. Mais quand le général a triomphé, le public, avant que de le couronner, a-t-il jamais constaté l’habileté et la valeur des vaincus ? Exige-t-il d’un général ce sentiment fin et délicat de gloire qui, à la mort de M. de Turenne, détermina M. de Montecuculi1 à quitter le commandement des armées ? On ne peut plus, disait-il, m’opposer d’ennemi digne de moi. Le public pèse donc à des balances très différentes le mérite d’un auteur et celui d’un général. Or, pourquoi dédaigner dans l’un la médiocrité que souvent il admire dans l’autre ? C’est qu’il ne tire nul avantage de la médiocrité d’un écrivain, et qu’il en peut tirer de très grands de celle d’un général, dont l’ignorance est quelquefois couronnée du succès. Il est donc intéressé à priser dans l’un ce qu’il méprise dans l’autre. D’ailleurs, si le bonheur public dépend du mérite des gens en place, et si les grandes places sont rarement remplies par de grands hommes ; pour engager les gens médiocres à porter du moins dans leurs entreprises toute la prudence et l’activité dont ils sont capables, il faut nécessairement les flatter de l’espoir d’une grande gloire. Cet espoir seul peut élever jusqu’au terme de la médiocrité des hommes qui n’y eussent jamais atteint, si le public, trop sévère appréciateur 1. Raimondo Montecuccoli (ou comte de Montecucculi), (1609-1680) généralissime de l’armée impériale grand adversaire de Turenne. discours ii, chapitre xii 137 de leur mérite, les eût dégoûtés de son estime par la difficulté de l’obtenir. Voilà la cause de l’indulgence secrète avec laquelle le public juge les gens en place ; indulgence quelquefois aveugle dans le peuple, mais toujours éclairée dans l’homme d’esprit. Il sait que les hommes sont les disciples des objets qui les environnent ; que la flatterie, assidue auprès des grands, préside à toutes les instructions qu’on leur donne ; et qu’ainsi l’on ne peut, sans injustice, leur demander autant de talents et de vertus qu’on en exige d’un particulier. Si le spectateur éclairé siffle au théâtre Français ce qu’il applaudit aux Italiens ; si, dans une belle femme et un joli enfant, tout est grâce, esprit et gentillesse ; pourquoi ne pas traiter les grands avec la même indulgence ? On peut légitimement admirer en eux des talents qu’on trouve communément chez un particulier obscur, parce qu’il leur est plus difficile de les acquérir. Gâtés par les flatteurs, comme les jolies femmes par les galants ; occupés d’ailleurs de mille plaisirs, distraits par mille soins, ils n’ont point, comme un philosophe, le loisir de penser, d’acquérir un grand nombre d’idées(a), ni de reculer et les bornes de leur esprit et celles 1. François Nicole, (1683-1758), mathématicien. (a) C’est vraisemblablement ce qui a fait avancer à M. Nicole1 que Dieu avait fait le don de l’esprit aux gens d’une condition commune, pour les dédommager, disait-il, des autres avantages que les grands ont sur eux. Quoi qu’en dise M. Nicole, je ne crois pas que Dieu ait condamné les grands à la médiocrité. Si la plupart d’entre eux sont peu éclairés, c’est par choix, c’est parce qu’ils ont ignorants et qu’ils ne contractent point l’habitude de la réflexion. J’ajouterai même qu’il n’est pas de l’intérêt des petits que les grands soient sans lumières. 138 De l’Esprit de l’esprit humain. Ce n’est point aux grands qu’on doit les découvertes dans les arts et les sciences ; leur main n’a pas levé le plan de la terre et du ciel, n’a point construit des vaisseaux, édifié des palais, forgé le soc des charrues, ni même écrit les premières lois : ce sont les philosophes qui, de l’état de sauvages, ont porté les sociétés au point de perfection où maintenant elles semblent parvenues. Si nous n’eussions été secourus que par les lumières des hommes puissants, peutêtre n’aurait-on point encore de blé pour se nourrir, ni de ciseaux pour se faire les ongles. La supériorité d’esprit dépend principalement, comme je le prouverai dans le discours suivant, d’un certain concours de circonstances où les petits sont rarement placés, mais dans lequel il est presque impossible que les grands se rencontrent. On doit donc juger les grands avec indulgence, et sentir que, dans une grande place, un homme médiocre est un homme très rare. Aussi le public, surtout dans les temps de calamités, leur prodigue-t-il une infinité d’éloges. Que de louanges données à Varron1, pour n’avoir point désespéré du salut de la république ! En des circonstances pareilles à celles où se trouvaient alors les Romains, l’homme d’un vrai mérite est un Dieu. Si Camille2 eût prévenu les malheurs dont il arrêta le cours ; si ce héros, élu général à la bataille d’Allia, eût défait à cette journée les Gaulois qu’il vainquit au pied du capitole ; Camille, pareil alors à cent autres capitaines, n’eût point eu 1. Varron, Marcus Terentius Varro, écrivain, savant et magistrat romain de condition équestre, (116 -27av.). 2. Marcus Furius Camillus (première moitié du IVe siècle av.) Tite-Live le présente comme un brillant chef d’armée victorieux à Véies, discours ii, chapitre xii 1. Claude Louis Hector de Villars (1653-1734), maréchal général des camps et armées du roi. 139 le titre de second fondateur de Rome. Si, dans des temps de prospérité, M. de Villars1 eût rencontré en Italie la journée de Denain, s’il eût gagné cette bataille dans un moment où la France n’eût point été ouverte à l’ennemi, la victoire eût été moins importante, la reconnaissance du public moins vive, et la gloire du général moins grande. La conclusion de ce que j’ai dit, c’est que le public ne juge que d’après son intérêt : perd-on cet intérêt de vue ? Nulle idée nette de la probité, ni de l’esprit. Si les nations enchaînées sous un pouvoir despotique sont le mépris des autres nations, si, dans les empires du Mogol et de Maroc, on voit très peu d’hommes illustres ; c’est que l’esprit, comme je l’ai dit plus haut, n’étant en soi ni grand ni petit, il emprunte l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considère. Or, dans la plupart des gouvernements arbitraires, les citoyens ne peuvent, sans déplaire au despote, s’occuper de l’étude du droit de nature, du droit public, de la morale et de la politique. Ils n’osent remonter, en ce genre, jusqu’aux premiers principes de ces sciences, ni s’élever à de grandes idées ; ils ne peuvent donc mériter le titre de grands esprits. Mais, si tous les jugements du public sont soumis à la loi de son intérêt, il faut, dira-t-on, trouver dans ce même principe de l’intérêt général la cause de toutes les contradictions qu’on croit, à cet égard, apercevoir dans les idées du public. Pour cet effet, je poursuis le parallèle commencé entre le général et l’auteur, et je me fais cette question : si l’art militaire, de tous les arts, 140 De l’Esprit est le plus utile, pourquoi tant de généraux, dont la gloire éclipsait, de leur vivant, celle de tous les hommes illustres en d’autres genres, ont-ils été, eux, leur mémoire et leurs exploits, ensevelis dans la même tombe, lorsque la gloire des auteurs leurs contemporains conserve encore son premier éclat ? La réponse à cette question, c’est que, si l’on en excepte les capitaines qui réellement ont perfectionné l’art militaire, et qui, tels que les Pyrrhus, les Hannibal, les Gustave, les Condé, les Turenne, doivent en ce genre être mis au rang des modèles et des inventeurs tous les généraux moins habiles que ceux-là, cessant, à leur mort, d’être utiles à leur nation, n’ont plus de droit à sa reconnaissance, ni par conséquent à son estime. Au contraire, en cessant de vivre, les auteurs n’ont pas cessé d’être utiles au public, ils ont laissé entre ses mains les ouvrages qui leur avaient déjà mérité son estime : or, comme la reconnaissance doit subsister autant que le bienfait, leur gloire ne peut s’éclipser qu’au moment que leurs ouvrages cesseront d’être utiles à leur patrie. C’est donc uniquement à la différente et inégale utilité dont l’auteur et le général paraissent au public après leur mort, qu’on doit attribuer cette successive supériorité de gloire qu’en des temps différents ils obtiennent tour à tour l’un sur l’autre. Voilà par quelle raison tant de rois, déifiés sur le trône, ont été oubliés immédiatement après leur mort : voilà pourquoi le nom des écrivains illustres, qui, de leur vivant, se trouve si rarement à côté de celui des princes, s’est, à la mort de ces écrivains, si souvent confondu avec ceux des plus grands rois ; discours ii, chapitre xii 141 pourquoi le nom de Confucius est plus connu, plus respecté en Europe que celui d’aucun des empereurs de la Chine ; et pourquoi l’on cite les noms d’Horace et de Virgile à côté de celui d’Auguste. Qu’on applique à l’éloignement des lieux ce que je dis de l’éloignement des temps ; qu’on se demande pourquoi le savant illustre est moins estimé de sa nation que le ministre habile, et par quelle raison un Rosny, plus honoré chez nous qu’un Descartes, est moins considéré de l’étranger : c’est, répondrai-je, qu’un grand ministre n’est guère utile qu’a son pays ; et qu’en perfectionnant l’instrument propre à la culture des arts et des sciences, en habituant l’esprit humain à plus d’ordre et de justesse, Descartes s’est rendu plus utile à l’univers, et doit, par conséquent, en être plus respecté. Mais, dira-t-on, si, dans tous leurs jugements, les nations ne consultaient jamais que leur intérêt, pourquoi le laboureur et le vigneron, plus utiles, sans doute, que le poète et le géomètre, en seraient-ils moins estimés ? C’est que le public sent confusément que l’estime est, entre ses mains, un trésor imaginaire, qui n’a de valeur réelle qu’autant qu’il en fait une distribution sage et ménagée ; que, par conséquent, il ne doit point attacher d’estime à des travaux dont tous les hommes sont capables. L’estime, alors, devenue trop commune, perdrait, pour ainsi dire, toute sa vertu ; elle ne seconderait plus les germes d’esprit et de probité répandus dans toutes les âmes ; et ne produiront plus enfin ces hommes illustres en tous les genres, 142 De l’Esprit qu’anime à la poursuite de la gloire la difficulté de l’obtenir. Le public aperçoit donc qu’à l’égard de l’agriculture, c’est l’art et non l’artiste qu’il doit honorer ; et que, s’il a jadis, sous les noms de Cérès et de Bacchus, déifié le premier laboureur et le premier vigneron, cet honneur, si justement accordé aux inventeurs de l’agriculture, ne doit point être prodigué à des manœuvres. Dans tout pays où le paysan n’est point surchargé d’impôts, l’espoir du gain attaché à celui de la récolte suffit pour l’engager à la culture des terres ; et j’en conclus que, dans certains cas, comme l’a déjà fait voir le célèbre M. Duclos(b)1, il est de l’intérêt des nations de proportionner leur estime, non seulement à l’utilité d’un art, mais encore à sa difficulté. Qui doute qu’un recueil de faits, tel que celui de la Bibliothèque orientale, ne soit aussi instructif, aussi agréable, et par conséquent aussi utile qu’une excellente tragédie ? Pourquoi donc le public a-t-il plus d’estime pour le poète tragique que pour le savant compilateur ? C’est qu’assuré, par le grand nombre des entreprises comparé au petit nombre des succès, de la difficulté du genre dramatique, le public sent que, pour former des Corneille, des Racine, des Crébillon et des Voltaire, il doit attacher infiniment plus de gloire à leurs succès ; et qu’au contraire, il suffit d’honorer les simples compilateurs du plus faible genre d’estime, pour être abondamment pourvu de ces ouvrages dont tous les hommes sont (b) Voyez son excellent ouvrage intitulé : Considérations sur les mœurs de ce siècle. 1. Charles Duclos, (1704-1772). discours ii, chapitre xii 143 capables, et qui ne sont proprement que l’œuvre du temps et de la patience. Parmi les savants, tous ceux qui, totalement privés des lumières philosophiques, ne font que rassembler dans des recueils les faits épars dans les ruines de l’Antiquité, sont, par rapport à l’homme d’esprit, ce que les tireurs de pierre sont par rapport à l’architecte ; ce sont eux qui fournissent les matériaux des édifices ; sans eux, l’architecte serait inutile. Mais peu d’hommes peuvent devenir bons architectes, tous sont propres à tirer la pierre : il est donc de l’intérêt public d’accorder aux premiers une paye d’estime proportionnée à la difficulté de leur art. C’est par ce même motif, et parce que l’esprit d’invention et de système ne s’acquiert ordinairement que par de longues et pénibles méditations, qu’on attache plus d’estime à ce genre d’esprit qu’à tout autre ; et qu’enfin, dans tous les genres d’une utilité à peu près pareille, le public proportionne toujours son estime à l’inégale difficulté de ces divers genres. Je dis d’une utilité à peu près pareille ; parce que, s’il était possible d’imaginer une sorte d’esprit absolument inutile, quelque difficile qu’il fût d’y exceller, le public n’accorderait aucune estime à un pareil talent ; il traiterait celui qui l’aurait acquis, comme Alexandre traita cet homme qui, devant lui, dardait, dit-on, avec une adresse merveilleuse, des grains de millet à travers le trou d’une aiguille, et qui n’obtint de l’équité du prince qu’un boisseau de millet pour récompense. 144 De l’Esprit La contradiction, qu’on croit quelquefois apercevoir entre l’intérêt et les jugements du public, n’est donc jamais qu’apparente. L’intérêt public, comme je m’étais proposé de le prouver, est donc le seul distributeur de l’estime accordée aux différentes sortes d’esprit. CH A PIT R E X I I I De la probité par rapport aux siècles et aux pays divers Dans tous les siècles et les pays divers, la probité ne peut être que l’habitude des actions utiles à sa nation. Quelque certaine que soit cette proposition, pour en faire sentir plus évidemment la vérité, je tâcherai de donner des idées nettes et précises de la vertu. Pour cet effet, j’exposerai les deux sentiments qui, sur ce sujet, ont jusqu’à présent partagé les moralistes. Les uns soutiennent que nous avons de la vertu une idée absolue et indépendante des siècles et des gouvernements divers ; que la vertu est toujours une et toujours la même. Les autres soutiennent, au contraire, que chaque nation s’en forme une idée différente. Les premiers apportent, en preuve de leurs opinions, les rêves ingénieux, mais inintelligibles, du platonisme. La vertu, selon eux, n’est autre chose que l’idée même de l’ordre, de l’harmonie et d’un beau essentiel. Mais ce beau est un mystère dont ils ne peuvent donner d’idée précise : aussi n’établissent-ils point leur système sur la connaissance que l’histoire nous donne du cœur et de l’esprit humain. Les seconds, et parmi eux Montaigne, avec des armes d’une trempe plus forte que des raisonnements, c’est-à-dire, 146 De l’Esprit avec des faits, attaquent l’opinion des premiers ; font voir qu’une action, vertueuse au nord, est vicieuse au midi ; et en concluent que l’idée de la vertu est purement arbitraire. Telles sont les opinions de ces deux espèces de philosophes. Ceux-là, pour n’avoir pas consulté l’histoire, errent encore dans le dédale d’une métaphysique de mots ; ceuxci, pour n’avoir point assez profondément examiné les faits que l’histoire présente, ont pensé que le caprice seul décidait de la bonté ou de la méchanceté des actions humaines. Ces deux sectes de philosophes se sont également trompées ; mais l’une et l’autre auraient échappé à l’erreur, s’ils avaient considéré, d’un œil attentif, l’histoire du monde. Alors ils auraient senti que les siècles doivent nécessairement amener, dans le physique et le moral, des révolutions qui changent la face des empires ; que, dans les grands bouleversements, les intérêts d’un peuple éprouvent toujours de grands changements ; que les mêmes actions peuvent lui devenir successivement utiles et nuisibles, par conséquent prendre tour à tour le nom de vertueuses et de vicieuses. Conséquemment à cette observation, s’ils eussent voulu se former de la vertu une idée purement abstraite et indépendante de la pratique, ils auraient reconnu que, par ce mot de vertu, l’on ne peut entendre que le désir du bonheur général ; que, par conséquent, le bien public est l’objet de la vertu, et que les actions qu’elle commande sont les moyens dont elle se sert pour remplir cet objet ; qu’ainsi l’idée de la vertu n’est point arbitraire ; que, dans les siècles et les pays discours ii, chapitre xiii 147 divers, tous les hommes, du moins ceux qui vivent en société, ont dû s’en former la même idée ; et qu’enfin, si les peuples se la représentent sous des formes différentes, c’est qu’ils prennent pour la vertu même les divers moyens dont elle se sert pour remplir son objet. Cette définition de la vertu en donne, je pense, une idée nette, simple, et conforme à l’expérience ; conformité qui peut seule constater la vérité d’une opinion. La pyramide de Vénus-Uranie, dont la cime se perdait dans les cieux, et dont la base était appuyée sur la terre, est l’emblème de tout système, qui s’écroule à mesure qu’on l’édifie, s’il ne porte sur la base inébranlable des faits et de l’expérience. C’est aussi sur des faits, c’est à-dire, sur la folie et la bizarrerie jusqu’à présent inexplicables des lois et des usages divers, que j’établis la preuve de mon opinion. Quelque stupides qu’on suppose les peuples, il est certain qu’éclairés par leurs intérêts ils n’ont point adopté sans motifs les coutumes ridicules qu’on trouve établies chez quelques-uns d’eux ; la bizarrerie de ces coutumes tient donc à la diversité des intérêts des peuples : en effet, s’ils ont toujours confusément entendu, par le mot de vertu, le désir du bonheur public ; s’ils n’ont, en conséquence, donné le nom d’honnêtes qu’aux actions utiles à la patrie ; et si l’idée d’utilité a toujours été secrètement associée à l’idée de vertu, on peut assurer que les coutumes les plus ridicules, et même les plus cruelles, ont, comme je vais le montrer par quelques exemples, toujours eu pour fondement l’utilité réelle ou apparente du bien public. 148 De l’Esprit Le vol était permis à Sparte, l’on n’y punissait que la maladresse du voleur surpris(a) : quoi de plus bizarre que cette coutume ? Cependant, si l’on se rappelle les lois de Lycurgue, et le mépris qu’on avait pour l’or et l’argent, dans une république où les lois ne donnaient cours qu’à une monnaie d’un fer lourd et cassant, on sentira que les vols de poules et de légumes étaient les seuls qu’on y pût commettre. Toujours faits avec adresse, souvent niés avec fermeté(b), de pareils vols entretenaient les Lacédémoniens dans l’habitude du courage et de la vigilance : la loi qui permettait le vol pouvait donc être très utile à ce peuple, qui n’avait pas moins à redouter de la trahison des Ilotes que de l’ambition des Perses, et qui ne pouvait opposer aux attentats des uns, comme aux armées innombrables des autres, que le boulevard de ces deux vertus. Il est donc certain que le vol, nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devait être honoré. (a) Le vol est pareillement en honneur au royaume du Congo ; mais il ne doit point être fait à l’insu du possesseur de la chose volée : il faut tout ravir de force. Cette coutume, disent-ils, entretient le courage des peuples. Chez des Scythes, au contraire, nul crime plus grand que le vol ; et leur manière de vivre exigeait qu’on le punit sévèrement : leurs troupeaux erraient çà et là dans les plaines ; quelle facilité à dérober ! Et quel désordre, si l’on eût toléré de pareils vols ! Aussi, dit Aristote, a-t-on, chez eux, établi la loi pour gardienne des troupeaux. (b) Tout le monde sait le trait qu’on raconte d’un jeune Lacédémonien, qui, plutôt que d’avouer son larcin, se laissa, sans crier, dévorer le ventre par un jeune renard qu’il avait volé et caché sous sa robe. discours ii, chapitre xiii 149 À la fin de l’hiver, lorsque la disette des vivres contraint le sauvage à quitter sa cabane, et que la faim lui commande d’aller à la chasse faire de nouvelles provisions, quelquesunes des nations sauvages s’assemblent avant leur départ, font monter leurs sexagénaires sur des chênes, et font secouer ces chênes par des bras nerveux ; la plupart des vieillards tombent, et sont massacrés dans le moment même de leur chute. Ce fait est connu, et rien ne paraît d’abord plus abominable que cette coutume : cependant, quelle surprise, lorsqu’après avoir remonté à son origine, on voit que le sauvage regarde la chute de ces malheureux vieillards comme la preuve de leur impuissance à soutenir les fatigues de la chasse ! Les laissera-t-il, dans des cabanes ou des forêts, en proie à la famine ou aux bêtes féroces ? Il aime mieux leur épargner la durée et la violence des douleurs, et, par des parricides prompts et nécessaires, arracher leurs pères aux horreurs d’une mort trop cruelle et trop lente. Voilà le principe d’une coutume si exécrable ; voilà comme un peuple vagabond, que la chasse et le besoin de vivres retient six mois dans des forêts immenses, se trouve, pour ainsi dire, nécessité à cette barbarie ; et comment, en ces pays, le parricide est inspiré et commis par le même principe d’humanité qui nous le fait regarder avec horreur(c). (c) Au royaume de Juida, en Afrique, on ne donne aucun secours aux malades ; ils guérissent comme ils peuvent : et, lorsqu’ils sont rétablis, ils n’en vivent pas moins cordialement avec ceux qui les ont ainsi abandonnés. ▶ 150 De l’Esprit Mais, sans avoir recours aux nations sauvages, qu’on jette les yeux sur un pays policé, tel que la Chine ; qu’on se demande pourquoi l’on y donne aux pères le droit de vie et de mort sur leurs enfants ; et l’on verra que les terres de cet empire, quelque étendues qu’elles soient, n’ont pu quelquefois subvenir qu’avec peine aux besoins de ses nombreux habitants ; or, comme la trop grande disproportion entre la multiplicité des hommes et la fécondité des terres occasionnerait nécessairement des guerres funestes à cet empire et peut-être même à l’univers, on conçoit que dans un instant de disette, et pour prévenir une infinité de meurtres et de malheurs inutiles, la nation chinoise, humaine dans ses intentions, mais barbare dans le choix des moyens, a, par le sentiment d’une humanité peu éclairée, pu regarder ces cruautés comme nécessaires au repos du monde. J’y sacrifie, s’est-elle dit, quelques victimes infortunées, auxquelles l’enfance et l’ignorance dérobent la connaissance et les horreurs de la mort, en quoi consiste peut-être ce qu’elle a de plus redoutable(d). ▶ Les habitants du Congo tuent les malades qu’ils s’imaginent ne pouvoir en revenir ; c’est, disent-ils, pour leur épargner les douleurs de l’agonie. Dans l’île de Formose, lorsqu’un homme est dangereusement malade, on lui passe un nœud coulant au col, et on l’étrangle pour l’arracher à la douleur. (d) La manière de se défaire des filles dans les pays catholiques est de les forcer à prendre le voile : plusieurs passent ainsi une vie malheureuse, en proie au désespoir. Peut-être notre coutume, à cet égard, est-elle plus barbare que celle des Chinois. discours ii, chapitre xiii 1. La péninsule de Coromandel, une des plus grandes de la NouvelleZélande. 2. Ulrich Zwingli, (1484–1531) réformateur protestant suisse. 151 C’est sans doute au désir de s’opposer à la trop grande multiplication des hommes, et par conséquent à la même origine, qu’on doit attribuer la vénération ridicule que certains peuples d’Afrique conservent encore aujourd’hui pour des solitaires qui s’interdisent avec les femmes le commerce qu’ils se permettent avec les brutes. Ce fut pareillement le motif de l’intérêt public, et le désir de protéger la pudique beauté contre les attentats de l’incontinence, qui jadis engagea les Suisses à publier un édit par lequel il était non seulement permis, mais même ordonné à chaque prêtre de se pourvoir d’une concubine(e). Sur les côtes de Coromandel1, où les femmes s’affranchissaient par le poison du joug importun de l’hymen, ce fut enfin le même motif qui, par un remède aussi odieux que le mal, engagea le législateur à pourvoir à la sûreté des maris, en forçant les femmes de se brûler sur le tombeau de leurs époux(f ). D’accord avec mes raisonnements, tous les faits que je viens de citer concourent à prouver que les coutumes, même les plus cruelles et les plus folles, ont toujours pris leur source dans l’utilité réelle, ou du moins apparente, du bien public. (e) Zwingli2, en écrivant aux cantons suisses, leur rappelle l’édit fait par leurs ancêtres, qui enjoignait à chaque prêtre d’avoir sa concubine, de peur qu’il n’attentât à la pudicité de son prochain. Fra Paolo, histoire du concile de Trente, livre I. (f ) Les femmes de Mezurado sont brûlées avec leurs époux. Elles demandent elles-mêmes l’honneur du bûcher : mais elles font en même temps tout ce qu’elles peuvent pour s’échapper. 152 De l’Esprit Mais, dira-t-on, ces coutumes n’en sont pas moins odieuses ou ridicules : oui, parce que nous ignorons les motifs de leur établissement ; et parce que ces coutumes, consacrées par leur antiquité ou par la superstition, ont, par la négligence ou la faiblesse des gouvernements, subsisté longtemps après que les causes de leur établissement avaient disparu. Lorsque la France n’était, pour ainsi dire, qu’une vaste forêt, qui doute que ces donations de terres en friche, faites aux ordres religieux, ne dussent alors être permises ; et que la prorogation d’une pareille permission ne fût maintenant aussi absurde et aussi nuisible à l’État qu’elle pouvait être sage et utile lorsque la France était encore inculte ? Toutes les coutumes qui ne procurent que des avantages passagers, sont comme des échafauds qu’il faut abattre quand les palais sont élevés. Rien de plus sage au fondateur de l’empire des Incas, que de s’annoncer d’abord aux Péruviens comme le fils du Soleil, et de leur persuader qu’il leur apportait les lois que lui avait dictées le dieu son père. Ce mensonge imprimait aux sauvages plus de respect pour la législation, ce mensonge était donc trop utile à cet État naissant, pour ne devoir point être regardé comme vertueux : mais, après avoir assis les fondements d’une bonne législation, après s’être assuré, par la forme même du gouvernement, de l’exactitude avec laquelle les lois seraient toujours observées, il fallait que, moins orgueilleux ou plus éclairé, ce législateur prévît les révolutions qui pourraient arriver dans les mœurs et les intérêts de ses discours ii, chapitre xiii 1. Ces considérations juridico-politiques sont à rapprocher de la Maxime Capitale XXXVII d’Épicure : « Dans le cas où, sans que de nouvelles circonstances soient intervenues, ce qui a été institué comme étant juste ne correspondait manifestement pas à la préconception, cela n’était pas juste. Mais dans le cas où, des faits nouveaux s’étant produits, cela même qui a été établi comme étant juste a perdu son utilité, alors, dans ce cas, cela a été juste tant que c’était utile à la communauté mutuelle des concitoyens ; mais, après cela, ce n’était plus juste, parce que cela n’avait plus d’utilité. » 153 peuples, et les changements qu’en conséquence il faudrait faire dans ses lois ; qu’il déclarât à ces mêmes peuples, par lui ou par ses successeurs, le mensonge utile et nécessaire dont il s’était servi pour les rendre heureux ; que, par cet aveu, il ôtât à ses lois le caractère de divinité qui, les rendant sacrées et inviolables, devait s’opposer à toute réforme, et qui, peut-être, eût un jour rendu ces mêmes lois nuisibles à l’état, si, par le débarquement des Européens, cet empire n’eût été détruit presque aussitôt que formé. L’intérêt des États est, comme toutes les choses humaines, sujet à mille révolutions. Les mêmes lois et les mêmes coutumes deviennent successivement utiles et nuisibles au même peuple ; d’où je conclus que ces lois doivent être tour à tour adoptées et rejetées1, et que les mêmes actions doivent successivement porter les noms de vertueuses ou de vicieuses ; proposition qu’on ne peut nier sans convenir qu’il est des actions à la fois vertueuses et nuisibles à l’État, sans saper, par conséquent, les fondements de toute législation et de toute société. La conclusion générale de tout ce que je viens de dire, c’est que la vertu n’est que le désir du bonheur des hommes ; et qu’ainsi la probité, que je regarde comme la vertu mise en action, n’est, chez tous les peuples et dans tous les gouvernements divers, que l’habitude des actions utiles à sa nation(g). (g) Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’avertir que je ne parle ici que de la probité politique et non de la probité religieuse qui se propose d’autres fins, se prescrit d’autres devoirs et tend à des objets plus sublimes. 154 De l’Esprit Quelque évidente que soit cette conclusion, comme il n’est point de nation qui ne connaisse et ne confonde ensemble deux différentes espèces de vertu ; l’une, que j’appellerai vertu de préjugé ; et l’autre, vraie vertu ; je crois, pour ne laisser rien à désirer sur ce sujet, devoir examiner la nature de ces différentes sortes de vertu. CH A PIT R E X I V Des vertus de préjugé, et des vraies vertus Je donne le nom de vertus de préjugé à toutes celles dont l’observation exacte ne contribue en rien au bonheur public ; telles sont la chasteté des vestales, l’austérité des fakirs : vertus qui, souvent indifférentes et même nuisibles à l’État, sont le supplice de ceux qui s’y vouent. Ces fausses vertus sont, dans la plupart des nations, plus honorées que les vraies vertus, et ceux qui les pratiquent en plus grande vénération que les bons citoyens. Personne de plus honoré dans l’Indoustan que les brahmanes(a) : l’on y adore jusqu’à leurs nudités(b) ; l’on y respecte aussi leurs pénitences, et ces pénitences sont réellement af(a) Les brahmanes ont le privilège exclusif de demander l’aumône : ils exhortent à la donner, et ne la donnent pas. (b) Pourquoi, disent ces brahmanes, devenus hommes, aurions-nous honte d’aller nus, puisque nous sommes sortis nus et sans honte du ventre de notre mère ? Les Caraïbes n’ont pas moins de honte d’un vêtement que nous en aurions de la nudité. Si la plupart des sauvages couvrent certaines parties de leur corps, ce n’est point en eux l’effet d’une pudeur naturelle, mais de la délicatesse, de la sensibilité de certaines parties, et de la crainte de se blesser en traversant les bois et les halliers. 156 De l’Esprit freuses(c) : les uns restent toute leur vie attachés à un arbre, les autres se balancent sur les flammes, ceux-ci portent des chaînes d’un poids énorme, ceux-là ne se nourrissent que de liquides, quelques-uns se ferment la bouche d’un cadenas, et quelques-autres s’attachent une clochette au prépuce ; il est d’une femme de bien d’aller en dévotion baiser cette clochette, et c’est un honneur aux pères de prostituer leurs filles à des fakirs. Entre les actions ou les coutumes auxquelles la superstition attache le nom de sacrées, une des plus plaisantes, sans contredit, est celles des Juibus, prêtresses de l’île de Formose. « Pour officier dignement, et mériter la vénération des peuples, elles doivent, après des sermons, des contorsions et des hurlements, s’écrier qu’elles voient leurs dieux ; ce cri jeté, elles se roulent par terre, montent sur le toit des pagodes, découvrent leur nudité, se claquent les fesses, lâchent leur urine, descendent nues, et se lavent en présence de l’assemblée(d). » Trop heureux encore les peuples chez qui, du moins, les vertus de préjugé ne sont que ridicules ; souvent elles sont barbares(e). Dans la capitale du Cochin, l’on élève des cro(c) Il est, au royaume de Pégou1, des anachorètes nommés santons ; ils ne demandent jamais rien, dussent-ils mourir de faim. On prévient à la vérité tous leurs désirs. Quiconque se confesse à eux ne peut être puni, quelque crime qu’il ait commis. Ces santons logent, à la campagne, dans des troncs d’arbres : après leur mort, on les honore comme des dieux. (d) Voyages de la compagnie des Indes hollandaise. (e) Les femmes de Madagascar croient aux heures, aux jours ▶ 1. Pégou, ville de Birmanie. discours ii, chapitre xiv 157 codiles ; et quiconque s’expose à la fureur de ces animaux, et s’en fait dévorer, est compté parmi les élus. Au royaume de Martemban, c’est un acte de vertu, le jour qu’on promène l’idole, de se précipiter sous les roues du chariot, ou de se couper la gorge à son passage ; qui se voue à cette mort est réputé saint, et son nom est, à cet effet, inscrit dans un livre. Or, s’il est des vertus, il est aussi des crimes de préjugé. C’en est un pour un brahmane d’épouser une vierge. Dans l’île de Formose, si, pendant les trois mois qu’il est ordonné d’aller nu, un homme est couvert du plus petit morceau de toile, il porte, dit-on, une parure indigne d’un homme. Dans cette même île, c’est un crime aux femmes enceintes d’ac▶ heureux ou malheureux. C’est un devoir de religion, lorsqu’elles accouchent dans les heures ou jours malheureux, d’exposer leurs enfants aux bêtes, de les enterrer ou de les étouffer. Dans un des temples de l’empire du Pégou, on élève des vierges. Tous les ans, à la fête de l’idole, on sacrifie une de ces infortunées. Le prêtre, en habits sacerdotaux, la dépouille, l’étrangle, arrache son cœur et le jette au nez de l’idole. Le sacrifice fait, les prêtres dînent, prennent des habits d’une forme horrible, et dansent devant le peuple. Dans les autres temples du même pays, on ne sacrifie que des hommes. On achète, pour cet effet, un esclave beau et bien fait. Cet esclave, vêtu d’une robe blanche, lavé pendant trois matinées, est ensuite montré au peuple. Le quatrième jour les prêtres lui ouvrent le ventre, arrachent son cœur, barbouillent l’idole de son sang, et mangent sa chair, comme sacrée. Le sang innocent, disent les prêtres, doit couler en expiation des péchés de la nation ; d’ailleurs, il faut bien que quelqu’un aille près du grand Dieu le faire ressouvenir de son peuple. Il est bon de remarquer que les prêtres ne se chargent jamais de la commission. 158 De l’Esprit coucher avant l’âge de trente-cinq ans : sont-elles grosses ? Elles s’étendent aux pieds de la prêtresse, qui, en exécution de la loi, les y foule jusqu’à ce qu’elles soient avortées. Au Pégou, lorsque les prêtres ou magiciens ont prédit la convalescence ou la mort d’un malade(f ), c’est un crime au malade condamné d’en revenir. Dans sa convalescence, chacun le suit et l’injurie. S’il eût été bon, disent les prêtres, Dieu l’eût reçu en sa compagnie. Il n’est, peut-être, point de pays où l’on n’ait pour quelques-uns de ces crimes de préjugé, plus d’horreur que pour les forfaits les plus atroces et les plus nuisibles à la société. Chez les Giagues, peuple anthropophage qui dévore ses ennemis vaincus, on peut, sans crime, dit le P. Cavazi1, piler ses propres enfants dans un mortier, avec des racines, de l’huile et des feuilles, les faire bouillir, en composer une pâte dont on se frotte pour se rendre invulnérable ; mais ce serait un sacrilège abominable que de ne pas massacrer, au mois de mars, à coups de bêche, un jeune homme et une jeune femme devant la reine du pays. Lorsque les grains sont mûrs, la reine, entourée de ses courtisans, sort de son palais, égorge ceux qui se trouvent sur son passage, et les donne à manger à sa suite : ces sacrifices, dit-elle, sont nécessaires pour apaiser (f ) Lorsqu’un Giague2 est mort, on lui demande pourquoi il a quitté la vie ? Un prêtre, contrefaisant la voix du mort, répond qu’il n’a pas assez fait de sacrifices à ses ancêtres. Ces sacrifices sont une partie considérable du revenu des prêtres. 1. Giovanni Antonio Cavazzi da Montecuccolo, (1621-1678), missionnaire franciscain. 2. « Giagues, s. m. (Hist. mod. et Géog.) peuple féroce, guerrier, et anthropophage, qui habite la partie intérieure de l’Afrique méridionale. » Encyclopédie, tome 8, p. 433. discours ii, chapitre xiv 1. Jean-Baptiste Labat, (16631738), missionnaire dominicain, colonisateur, militaire, planteur esclavagiste. 2. « C’est le chef de la religion parmi les nègres. il est révéré de ces peuples comme Dieu lui-même. C’est le Grand-Prêtre des idoles du Congo. » P. Labat. 159 les mânes de ses ancêtres, qui voient, avec regret, des gens du commun jouir d’une vie dont ils sont privés ; cette faible consolation peut seule les engager à bénir la récolte. Au royaume de Congo, d’Angola et de Matamba, le mari peut, sans honte, vendre sa femme ; le père, son fils ; le fils, son père : dans ces pays,on ne connaît qu’un seul crime(g), c’est de refuser les prémices de sa récolte au Chitombé, grandprêtre de la nation. Ces peuples, dit le P. Labat1, si dépourvus de toutes vraies vertus, sont très scrupuleux observateurs de cet usage. On juge bien qu’uniquement occupé de l’augmentation de ses revenus, c’est tout ce que leur recommande le Chitombé2 : il ne désire point que ses nègres soient plus éclairés ; il craindrait même que des idées trop saines de la vertu ne diminuassent et la superstition et le tribut qu’elle lui paye. Ce que j’ai dit des crimes et des vertus de préjugé suffit pour faire sentir la différence de ces vertus aux vraies vertus ; c’est-à-dire, à celles qui, sans cesse, ajoutent à la félicité publique, et sans lesquelles les sociétés ne peuvent subsister. (g) Au royaume du Laos, les talapoins, prêtres du pays, ne peuvent être jugés que par le roi lui-même. Ils se confessent tous les mois : fidèles à cette observance, ils peuvent d’ailleurs commettre impunément mille abominations. Ils aveuglent tellement les princes, qu’un talapoin, convaincu de fausse monnaie, fut renvoyé absous par le roi. Les séculiers, disait-il, auraient dû lui faire de plus grands présents. Les plus considérables du pays tiennent à grand honneur de rendre aux talapoins les services les plus bas. Aucun d’eux ne se vêtirait d’un habit qui n’eût pas été quelque temps porté par un talapoin. 160 De l’Esprit Conséquemment à ces deux différentes espèces de vertus, je distinguerai deux différentes espèces de corruption de mœurs : l’une que j’appellerai corruption religieuse, et l’autre corruption politique(h). Mais, avant d’entrer dans cet examen, je déclare que c’est en qualité de philosophe et non de théologien que j’écris ; et qu’ainsi je ne prétends, dans ce chapitre et les suivants, traiter que des vertus purement humaines. Cet avertissement donné, j’entre en matière ; et je dis qu’en fait de mœurs, l’on donne le nom de corruption religieuse à toute espèce de libertinage, et principalement à celui des hommes avec les femmes. Cette espèce de corruption, dont je ne suis point l’apologiste, et qui est sans doute criminelle, puisqu’elle offense Dieu, n’est cependant point incompatible avec le bonheur d’une nation. Elle n’y nuit que lorsqu’elle se trouve en opposition avec les lois du pays. En France, l’adultère est sans doute un crime politique : mais qu’on supprime la loi qui le défend, en rendant les femmes communes ; que tous les enfants soient déclarés enfants de l’État ; ce crime, alors, n’aura politiquement plus rien de dangereux. En effet, qu’on parcoure la terre ; on la voit peuplée de nations différentes chez lesquelles ce que nous appelions le libertinage, non seulement n’est pas regardé comme (h) Cette distinction m’est nécessaire 1° parce que je considère la probité philosophiquement, et indépendamment des rapports que la religion a avec la société ; ce que je prie le lecteur de ne pas perdre de vue dans tout le cours de cet ouvrage. 2° Pour éviter la confusion perpétuelle qui se trouve chez les nations idolâtres, entre les principes de le religion et ceux de la politique et de la morale. discours ii, chapitre xiv 161 une corruption de mœurs, mais se trouve autorisé par les lois et même consacré par la religion. Sans compter, en Orient, les sérails qui sont sous la protection des lois ; au Tonkin, où l’on honore la fécondité, la peine imposée, par la loi, aux femmes stériles, c’est de chercher et de présenter à leurs époux des filles qui leur soient agréables. En conséquence de cette législation, les Tonkinois trouvent les Européens ridicules de n’avoir qu’une femme ; ils ne conçoivent pas comment, parmi nous, des hommes raisonnables croient honorer Dieu par le vœu de chasteté ; ils soutiennent que, lorsqu’on le peut, il est aussi criminel de ne pas donner la vie à qui ne l’a pas, que de l’ôter à ceux qui l’ont déjà(i). C’est pareillement sous la sauvegarde des lois, que les Siamoises, la gorge et les cuisses à moitié découvertes, portées dans les rues sur des palanquins, s’y présentent dans des attitudes très lascives. Cette loi fut établie par une de leurs reines nommée Tirada, qui, pour dégoûter les hommes d’un amour plus déshonnête, crut devoir employer toute la puissance de la beauté. Ce projet, disent les Siamoises, lui réussit. Cette loi, ajoutent-elles, est d’ailleurs assez sage : il est agréable aux hommes d’avoir des désirs, aux femmes de les exciter. C’est le bonheur des deux sexes, le seul bien que le (i) Chez les Giagues, lorsqu’on aperçoit, dans une fille, les marques de la fécondité, on fait une fête ; lorsque ces marques disparaissent, on fait mourir ces femmes, comme indignes d’une vie qu’elles ne peuvent plus procurer. 162 De l’Esprit ciel mêle aux maux dont il nous afflige : et quelle âme assez barbare voudrait encore nous le ravir(j) ! Au royaume de Batimena(k)1, toute femme, de quelque condition qu’elle soit, est, par la loi et sous peine de la vie, forcée de céder à l’amour de quiconque la désire ; un refus est contre elle un arrêt de mort. Je ne finirais pas, si je voulais donner la liste de tous les peuples qui n’ont pas la même idée que nous de cette espèce de corruption de mœurs : je me contenterai donc, après avoir nommé quelques-uns des pays où la loi autorise le libertinage, de citer quelques-uns de ceux où ce même libertinage fait partie du culte religieux. Chez les peuples de l’île de Formose, l’ivrognerie et l’impudicité sont des actes de religion. Les voluptés, disent ces peuples, sont les filles du ciel, des dons de sa bonté ; en jouir, c’est honorer la divinité, c’est user de ses bienfaits. Qui doute que le spectacle des caresses et des jouissances de l’amour ne plaise aux dieux ? Les dieux sont bons ; et nos plaisirs sont, pour eux, l’offrande la plus agréable de notre (j) Un homme d’esprit disait, à ce sujet, qu’il faut, sans contredit, défendre aux hommes tout plaisir contraire au bien général ; mais qu’ayant cette défense, il fallait, par mille efforts d’esprit, tâcher de concilier ce plaisir avec le bonheur public. « Les hommes, ajoutait-il, sont si malheureux, qu’un plaisir de plus vaut bien la peine qu’on essaie de le dégager de ce qu’il peut avoir de dangereux pour un gouvernement ; et peut- être serait-il facile d’y réussir, si l’on examinait, dans ce dessein, la législation des pays où ces plaisirs sont permis. » (k) Christianisme des Indes, Liv. IV, pag. 308. 1. « Batimena, (Géog.) royaume de la presque île des Indes au-delà du Gange, dans le Malabar, vers les montagnes et le royaume de Cochin. » Encyclopédie, tome 2, p. 141. discours ii, chapitre xiv 163 reconnaissance. En conséquence de ce raisonnement, ils se livrent publiquement à toute espèce de prostitution(l). C’est encore pour se rendre les dieux favorables, qu’avant de déclarer la guerre, la reine des Giagues fait venir, devant elle, les plus belles femmes et les plus beaux de ses guerriers, qui, dans des attitudes différentes, jouissent, en sa présence, des plaisirs de l’amour. Que de pays, dit Cicéron, où la débauche a ses temples ! Que d’autels élevés à des femmes prostituées(m) ! Sans rappeler l’ancien culte de Vénus, de Cotytto, (l) Au royaume du Tibet, les filles portent au col les dons de l’impudicité, c’est-à-dire les anneaux de leurs amants : plus elles en ont, et plus leurs noces sont célèbres. (m) À Babylone, toutes les femmes, campées près le temple de Vénus, devaient, une fois en leur vie, obtenir, par une prostitution expiatoire, la rémission de leurs péchés. Elles ne pouvaient se refuser au désir du premier étranger qui voulait purifier leur âme par la jouissance de leur corps. On prévoit bien que les belles et les jolies avaient bientôt satisfait à la pénitence : mais les laides attendaient quelquefois longtemps l’étranger charitable qui devait les remettre en état de grâce. Les couvents des bonzes sont remplis de religieuses idolâtres ; on les y reçoit en qualité de concubines : en est-on las ? On les renvoie, et on les remplace. Les portes de ces couvents sont assiégées par ces religieuses, qui, pour y être admises, offrent des présents aux bonzes, qui les reçoivent comme une faveur qu’ils accordent. Au royaume de Cochin, les brahmanes, curieux de faire goûter aux jeunes mariées les premiers plaisirs de l’amour, font accroire au roi et au peuple que ce sont eux qu’on doit charger de cette sainte œuvre. Quand ils entrent quelque part, les pères et les maris les laissent avec leurs filles et leurs femmes. 164 De l’Esprit les Banians1 n’honorent-ils pas, sous le nom de la déesse Banany, une de leurs reines, qui, selon le témoignage de Gemelli Carreri, laissait jouir sa cour de la vue de toutes ses beautés, prodiguait successivement ses faveurs à plusieurs amants, et même à deux à la fois ? Je ne citerai plus, à ce sujet, qu’un seul fait rapporté par Julius Firmicus Maternus2, père du deuxième siècle de l’Église, dans un traité intitulé : De errore profanarum religionum. « L’Assyrie, ainsi qu’une partie de l’Afrique, dit ce père, adore l’Air, sous le nom de Junon ou de Vénus vierge. Cette déesse commande aux éléments ; on lui consacre des temples : ces temples sont desservis par des prêtres qui, vêtus et parés comme des femmes, prient la déesse d’une voix languissante et efféminée, irritent les désirs des hommes, s’y prêtent, se targuent de leur impudicité ; et, après ces plaisirs préparatoires, croient devoir invoquer la déesse à grands cris, jouer des instruments, se dire remplis de l’esprit de la divinité, et prophétiser. » Il est donc une infinité de pays où la corruption des mœurs, que j’appelle religieuse, est autorisée par la loi, ou consacrée par la religion. Mais, que de maux, dira-t-on, attachés à cette espace de corruption ! Aucun, répondrai-je : le libertinage n’est politiquement dangereux dans un État, que lorsqu’il est en opposition avec les lois du pays, ou qu’il se trouve uni à quelqu’autre vice du gouvernement. En vain ajouterait-on que les peuples où règne ce libertinage sont le mépris de l’univers. Mais, 1. « Banians (Hist. ecclés.) secte d’idolâtres répandus dans l’Inde, mais principalement dans le Mogol. » Encyclopédie, tome 2, p. 59. 2. Julius Firmicus Maternus, écrivain latin du ive siècle apr. J.-C. né et ayant vécu à Syracuse. discours ii, chapitre xiv 1. Archélaos de Milet, philosophe grec présocratique du ve siècle av., disciple d’Anaxagore et l’un des maîtres de Socrate. 165 sans parler des orientaux et des nations sauvages ou guerrières, qui, livrées à toutes sortes de voluptés, sont heureuses au dedans et redoutables au dehors, quel peuple plus célèbre que les Grecs ! Peuple qui fait encore aujourd’hui l’étonnement, l’admiration et l’honneur de l’humanité. Avant la guerre du Péloponnèse, époque fatale à leur vertu, quelle nation et quel pays plus fécond en hommes vertueux et en grands hommes ! On fait cependant le goût des Grecs pour l’amour le plus déshonnête. Ce goût était si général, qu’Aristide surnommé le juste, cet Aristide qu’on était las, disaient les Athéniens, d’entendre toujours louer, avait cependant aimé Thémistocle. Ce fut la beauté du jeune Stesileus, de l’île de Céos, qui, portant dans leur âme les désirs les plus violents, alluma entre eux les flambeaux de la haine. Platon était libertin. Socrate même, déclaré, par l’oracle d’Apollon, le plus sage des hommes, aimait Alcibiade et Archelaos1 ; il avait deux femmes, et vivait avec toutes les courtisanes. Il est donc certain que, relativement à l’idée qu’on s’est formée des bonnes mœurs, les plus vertueux des Grecs n’eussent passé en Europe que pour des hommes corrompus. Or cette espèce de corruption de mœurs se trouvant en Grèce portée au dernier excès dans le temps même que ce pays produisait de grands hommes en tout genre, qu’il faisait trembler la Perse, et jetait le plus grand éclat, j’en conclus que la corruption des mœurs, à laquelle je donne le nom de religieuse, n’est point incompatible avec la grandeur et la félicité d’un État. 166 De l’Esprit Il est une autre espèce de corruption de mœurs qui prépare la chute d’un empire et en annonce la ruine : je donnerai à celle-ci le nom de corruption politique. Un peuple en est infecté, lorsque le plus grand nombre des particuliers qui le composent détachent leurs intérêts de l’intérêt public. Cette espèce de corruption, qui se joint quelquefois à la précédente, a donné lieu à bien des moralistes de les confondre. Si l’on ne consulte que l’intérêt politique d’un État, cette dernière est la seule à redouter. Un peuple, eût-il d’ailleurs les mœurs les plus pures, s’il est attaqué de cette corruption, est nécessairement malheureux au dedans, et peu redoutable au dehors. La durée d’un tel empire dépend du hasard, qui seul en retarde ou en précipite la chute. Pour faire sentir combien cette anarchie de tous les intérêts est dangereuse dans un État, considérons le mal qu’y produit la seule opposition des intérêts d’un corps avec ceux de la république : donnons aux bonzes, aux talapoins, toutes les vertus de nos saints. Si l’intérêt du corps des bonzes n’est point lié à l’intérêt public ; si, par exemple, le bonze ne se marie point ; si son crédit tient à l’aveuglement des peuples ; ce bonze, nécessairement ennemi de la nation qui le nourrit, sera, à l’égard de cette nation, ce que les Romains étaient à l’égard du monde ; honnêtes entre eux, brigands par rapport à l’univers. Chacun des bonzes eût-il en particulier beaucoup d’éloignement pour les grandeurs, le corps n’en sera pas moins ambitieux ; tous ses membres travailleront, sou- discours ii, chapitre xiv 167 vent sans le savoir, à son agrandissement, ils s’y croiront autorisés par un principe vertueux(n). Il n’est donc rien de plus dangereux dans un État, qu’un corps dont l’intérêt n’est pas attaché à l’intérêt général. Si les prêtres du paganisme firent mourir Socrate et persécutèrent presque tous les grands hommes, c’est que leur bien particulier se trouvait opposé au bien public ; c’est que les prêtres d’une fausse religion ont intérêt de retenir les peuples dans l’aveuglement, et, pour cet effet, de poursuivre tous ceux qui peuvent l’éclairer : exemple quelquefois imité par les ministres de la vraie religion, qui, sans le même besoin, ont souvent eu recours aux mêmes cruautés, ont persécuté, déprimé les grands hommes, se sont fait les panégyristes des ouvrages médiocres, et les critiques des excellents, et ont ensuite été désavoués par des théologiens plus éclairés qu’eux(o). Quoi de plus ridicule, par exemple, que la défense (n) Dans la vraie religion, même il s’est trouvé des prêtres qui, dans les temps d’ignorance, ont abusé de la piété des peuples pour attenter aux droits du sceptre. (o) Voici comme s’exprime, au sujet de M. de Montesquieu, le père 1. Claude-François1 Xavier Millot, Millot , jésuite, dans un discours couronné par l’académie de Dijon, (1726 -1785). sur la question : Est-il plus utile d’étudier les hommes que les livres ?… « Ces règles de conduite, ces maximes de gouvernement qui devraient être gravées sur le trône des rois et dans le cœur de quiconque est revêtu de l’autorité, n’est-ce pas à une profonde étude des hommes que nous les devons ? Témoin cet illustre citoyen, cet organe, ce juge des lois dont la France et l’Europe entière arrosent le tombeau de leurs larmes, mais dont elles verrons toujours le génie éclairer les nations, et tracer 168 De l’Esprit faite dans certains pays d’y faire entrer aucun exemplaire de L’Esprit des Lois ? ouvrage que plus d’un prince fait lire et relire à son fils. Ne peut-on pas, d’après un homme d’esprit, répéter à ce sujet, qu’en sollicitant cette défense, les moines en ont usé comme les Scythes avec leurs esclaves ? Ils leur crevaient les yeux, pour qu’ils tournassent la meule avec moins de distraction. Il paraît donc que c’est uniquement de la conformité ou de l’opposition de l’intérêt des particuliers avec l’intérêt général, que dépend le bonheur ou le malheur public ; qu’un le plan de la félicité publique ; écrivain immortel, qui abrégeait tout, parce qu’il voyait tout ; et qui voulait faire penser, parce que nous en avons besoin bien plus que de lire. Avec quelle ardeur, quelle sagacité avait-il étudié le genre humain ! Voyageant comme Solon, méditant comme Pythagore, conversant comme Platon, lisant comme Cicéron, peignant comme Tacite, toujours son objet fut l’homme, son étude fut celle des hommes, il les connut, Déjà commencent à germer les semences fécondes qu’il jeta dans les esprits modérateurs des peuples et des empires. Ah ! recueillons-en les fruits avec reconnaissance, etc. » Le P. Millot ajoute dans une note : « Quand un auteur d’une probité reconnue, qui pense fortement et qui ce s’exprime toujours comme il pense, dit en termes formels : La religion chrétienne qui ne semble avoir d’autre objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci ; quand il ajoute en réfutant un paradoxe dangereux de Bayle : Les principes du christianisme bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des états despotiques ; c’est-à-dire , plus forts que les trois principes du gouvernement politique, établis dans L’Esprit des lois : peut-on accuser un tel auteur, si l’on a lu son ouvrage, d’avoir prétendu y porter des coups mortels au christianisme ? » discours ii, chapitre xiv 169 homme peut être, à la fois, et de mœurs très pures, et très mauvais citoyen ; et qu’enfin, la corruption religieuse de mœurs peut, comme l’histoire le prouve, s’allier souvent à la magnanimité, à la grandeur d’âme, à la sagesse, aux talents, enfin à toutes les qualités qui forment les grands hommes. On ne peut nier que des citoyens tachés de cette espèce de corruption de mœurs n’aient souvent rendu à la patrie des services plus importants que les plus sévères anachorètes. Que ne doit-on pas à la galante Circassienne, qui, pour assurer sa beauté, ou celle de ses filles, a, la première, osé les inoculer ? Que d’enfants l’inoculation n’a-t-elle pas arrachés à la mort ? Peut-être n’est-il point de fondatrice d’ordre de religieuses qui se soit rendue recommandable à l’univers par un aussi grand bienfait, et qui, par conséquent, ait autant mérité de sa reconnaissance. Au reste, je crois devoir encore répéter, à la fin de ce chapitre, que je n’ai point prétendu me faire l’apologiste de la débauche. J’ai seulement voulu donner des notions nettes de ces deux différentes espèces de corruption de mœurs, qu’on a trop souvent confondues, et sur lesquelles on semble n’avoir eu que des idées confuses. Plus instruit du véritable objet de la question, on peut en mieux connaître l’importance, mieux juger du degré de mépris qu’on doit assigner à ces deux différentes sortes de corruption, et reconnaître qu’il est deux espèces différentes de mauvaises actions ; les unes qui sont vicieuses dans toutes formes de gouvernement, et les autres qui ne sont nuisibles, et par conséquent crimi- 170 De l’Esprit nelles, chez un peuple, que par l’opposition qui se trouve entre ces mêmes actions et les lois du pays. Plus de connaissance du mal doit donner aux moralistes plus d’habileté pour la cure. Ils pourront considérer la morale d’un point de vue nouveau, et d’une science vaine faire une science utile à l’univers. CH A PIT R E XV De quelle utilité peut être, à la morale, la connaissance des principes établis dans les chapitres précédents Si la morale a, jusqu’à présent, peu contribué au bonheur de l’humanité, ce n’est pas qu’à d’heureuses expressions, à beaucoup d’élégance et de netteté, plusieurs moralistes n’aient joint beaucoup de profondeur d’esprit et d’élévation d’âme : mais, quelque supérieurs qu’aient été ces moralistes, il faut convenir qu’ils n’ont pas assez souvent regardé les différents vices des nations comme des dépendances nécessaires de la différente forme de leur gouvernement : ce n’est cependant qu’en considérant la morale de ce point de vue, qu’elle peut devenir réellement utile aux hommes. Qu’ont produit, jusqu’aujourd’hui, les plus belles maximes de morale ? Elles ont corrigé quelques particuliers des défauts que, peut-être, ils se reprochaient ; d’ailleurs, elles n’ont produit aucun changement dans les mœurs des nations. Quelle en est la cause ? C’est que les vices d’un peuple sont, si j’ose le dire, toujours cachés au fond de sa législation : c’est là qu’il faut fouiller, pour arracher la racine productrice de ces vices. Qui n’est doué ni des lumières ni du courage nécessaires pour l’entreprendre, n’est, en ce genre, de presque aucune utilité à l’univers. Vouloir détruire des vices attachés à la législation d’un peuple, sans faire aucun changement dans 172 De l’Esprit cette législation, c’est prétendre à l’impossible ; c’est rejeter les conséquences justes des principes qu’on admet. Qu’espérer de tant de déclamations contre la fausseté des femmes, si ce vice est l’effet nécessaire d’une contradiction entre les désirs de la nature et les sentiments que, par les lois et la décence, les femmes sont contraintes d’affecter ? Dans le Malabar, à Madagascar, si toutes les femmes sont vraies, c’est qu’elles y satisfont, sans scandale, toutes leurs fantaisies, qu’elles ont mille galants, et ne se déterminent au choix d’un époux qu’après des essais répétés. Il en est de même des sauvages de la nouvelle Orléans, de ces peuples où les parentes du grand Soleil, les princesses du sang, peuvent, lorsqu’elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier pour en épouser d’autres. En de tels pays, on ne trouve point de femmes fausses, parce qu’elles n’ont aucun intérêt de l’être. Je ne prétends pas inférer, de ces exemples, qu’on doive introduire chez nous de pareilles mœurs. Je dis seulement qu’on ne peut raisonnablement reprocher aux femmes une fausseté dont la décence et les lois leur sont, pour ainsi dire, une nécessité ; et qu’enfin l’on ne change point les effets, en laissant subsister les causes. Prenons la médisance pour second exemple. La médisance est, sans doute, un vice : mais c’est un vice nécessaire ; parce qu’en tout pays où les citoyens n’auront point de part au maniement des affaires publiques, ces citoyens, peu intéressés à s’instruire, doivent croupir dans une honteuse paresse. Or, s’il est, dans ce pays, de mode et d’usage de se jeter discours ii, chapitre xv 173 dans le monde, et du bon air d’y parler beaucoup, l’ignorant, ne pouvant parler de choses, doit nécessairement parler des personnes. Tout panégyrique est ennuyeux, et toute satire agréable ; sous peine d’être ennuyeux, l’ignorant est donc forcé d’être médisant. On ne peut donc détruire ce vice, sans anéantir la cause qui le produit, sans arracher les citoyens à la paresse, et, par conséquent, sans changer la forme du gouvernement. Pourquoi l’homme d’esprit est-il ordinairement moins tracassier, dans les sociétés particulières, que l’homme du monde ? C’est que le premier, occupé de plus grands objets, ne parle communément des personnes qu’autant qu’elles ont, comme les grands hommes, un rapport immédiat avec les grandes choses ; c’est que l’homme d’esprit, qui ne médit jamais que pour se venger, médit très rarement, lorsque l’homme du monde, au contraire, est presque toujours obligé de médire pour parler. Ce que je dis de la médisance, je le dis du libertinage, contre lequel les moralistes se sont toujours si violemment déchaînés. Le libertinage est trop généralement reconnu pour être une suite nécessaire du luxe, pour que je m’arrête à le prouver. Or, si le luxe, comme je suis fort éloigné de le penser, mais comme on le croit communément, est très utile à l’État ; si, comme il est facile de le montrer, l’on n’en peut étouffer le goût, et réduire les citoyens à la pratique des lois somptuaires, sans changer la forme du gouvernement ; ce ne serait donc qu’après quelques réformes en ce genre qu’on pourrait se flatter d’éteindre ce goût du libertinage. 174 De l’Esprit Toute déclamation sur ce sujet est, théologiquement, mais non politiquement, bonne. L’objet que se proposent la politique et la législation est la grandeur et la félicité temporelle des peuples : or, relativement à cet objet, je dis que, si le luxe est réellement utile à la France, il serait ridicule d’y vouloir introduire une rigidité de mœurs incompatible avec le goût du luxe. Nulle proportion entre les avantages que le commerce et le luxe procurent à l’État, constitué comme il l’est (avantages auxquels il faudrait renoncer pour en bannir le libertinage ), et le mal infiniment petit qu’occasionne l’amour des femmes. C’est se plaindre de trouver, dans une mine riche, quelques paillettes de cuivre mêlées à des veines d’or. Partout où le luxe est nécessaire, c’est une inconséquence politique que de regarder la galanterie comme un vice moral : et, si l’on veut lui conserver le nom de vice, il faut alors convenir qu’il en est d’utiles dans certains siècles et certains pays ; et que c’est au limon du Nil que l’Égypte doit sa fertilité. En effet, qu’on examine politiquement la conduite des femmes galantes : on verra que, blâmables à certains égards, elles sont, à d’autres, fort utiles au public ; qu’elles font, par exemple, de leurs richesses un usage communément plus avantageux à l’État que les femmes les plus sages. Le désir de plaire, qui conduit la femme galante chez le rubanier, chez le marchand d’étoffes ou de modes, lui fait non seulement arracher une infinité d’ouvriers à l’indigence où les réduirait la pratique des lois somptuaires, mais lui inspire encore discours ii, chapitre xv 175 les actes de la charité la plus éclairée. Dans la supposition que le luxe soit utile à une nation, ne sont-ce pas les femmes galantes qui, en excitant l’industrie des artisans du luxe, les rendent de jour en jour plus utiles à l’État ? Les femmes sages, en faisant des largesses à des mendiants ou à des criminels, sont donc moins bien conseillées par leurs directeurs, que les femmes galantes par le désir de plaire : celles-ci nourrissent des citoyens utiles ; et celles-là des hommes inutiles, ou même les ennemis de cette nation. Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple, qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs ; que des déclamations contre un vice utile, dans la forme actuelle d’un gouvernement, seraient, politiquement, nuisibles si elles n’étaient vaines ; mais elles le seront toujours, parce que la masse d’une nation n’est jamais remuée que par la force des lois. D’ailleurs, qu’il me soit permis de l’observer en passant, parmi les moralistes, il en est peu qui sachent, en armant nos passions les unes contre les autres, s’en servir utilement pour faire adopter leur opinion : la plupart de leurs conseils sont trop injurieux. Ils devraient pourtant sentir que des injures ne peuvent, avec avantage, combattre contre des sentiments : que, c’est une passion qui seule peut triompher d’une passion ; que, pour inspirer, par exemple, à la femme galante plus de retenue et de modestie vis-à-vis du public, il faut mettre en opposition sa vanité avec sa coquetterie ; lui 176 De l’Esprit faire sentir que la pudeur est une invention de l’amour et de la volupté raffinée(a) ; que c’est à la gaze, dont cette même pudeur couvre les beautés d’une femme, que le monde doit la plupart de ses plaisirs ; qu’au Malabar, où les jeunes agréables se présentent demi-nues dans les assemblées, qu’en certains cantons de l’Amérique, où les femmes s’offrent sans (a) C’est en considérant la pudeur sous ce point de vue, qu’on peut répondre aux arguments des stoïciens et des cyniques, qui soutenaient que l’homme vertueux ne faisait rien dans son intérieur qu’il ne dût faire à la face des nations ; et qui croyaient, en conséquence, pouvoir se livrer publiquement aux plaisirs de l’amour. Si la plupart des législateurs ont condamné ces principes cyniques et mis la pudeur au nombre des vertus, c’est, leur répondra-t-on, qu’ils ont craint que le spectacle fréquent de la jouissance ne jetât quelque dégoût sur un plaisir auquel sont attachées la conservation de l’espèce et la durée du monde. Ils ont d’ailleurs senti, qu’en voilant quelques-uns des appas d’une femme, un vêtement la parait de toutes les beautés dont peut l’embellir une vive imagination ; que ce vêtement piquait la curiosité, rendait les caresses plus délicieuses, les faveurs plus flatteuses, et multipliait enfin les plaisirs dans la race infortunée des hommes. Si Lycurgue1 avait banni de Sparte une certaine espèce de pudeur, et si les filles, en présence de tout un peuple, y luttaient nues avec les jeunes Lacédémoniens, c’est que Lycurgue voulait que les mères, rendues plus fortes par de semblables exercices, donnassent à l’État des enfants plus robustes. Il savait que, si l’habitude de voir des femmes nues émoussait le désir d’en connaître les beautés cachées, ce désir ne pouvoir pas s’éteindre, surtout dans un pays où les maris n’obtenaient qu’en secret et furtivement les faveurs de leurs épouses. D’ailleurs, Lycurgue, qui faisait de l’amour un des principaux ressorts de sa législation, voulait qu’il devînt la récompense, et non l’occupation des Spartiates. 1. Lycurgue (« celui qui tient les loups à l’écart ») est un législateur de Sparte considéré comme mythique. discours ii, chapitre xv 177 voile aux regards des hommes, les désirs perdent tout ce que la curiosité leur communiquerait de vivacité ; qu’en ces pays, la beauté avilie n’a de commerce qu’avec les besoins : qu’au contraire, chez les peuples où la pudeur suspend un voile entre les désirs et les nudités, ce voile mystérieux est le talisman qui retient l’amant aux genoux de sa maîtresse ; et que c’est enfin la pudeur qui met aux faibles mains de la beauté le sceptre qui commande à la force. Sachez de plus, diraient-ils à la femme galante, que les malheureux sont en grand nombre ; que les infortunés, ennemis-nés de l’homme heureux, lui sont un crime de son bonheur ; qu’ils haïssent en lui une félicité trop indépendante d’eux ; que le spectacle de vos amusements est un spectacle qu’il faut éloigner de leurs yeux ; et que l’indécence, en trahissant le secret de vos plaisirs, vous expose à tous les traits de leur vengeance. C’est en substituant ainsi le langage de l’intérêt au ton de l’injure, que les moralistes pourraient faire adopter leurs maximes. Je ne m’étendrai pas davantage sur cet article : je rentre dans mon sujet ; et je dis que tous les hommes ne tendent qu’à leur bonheur ; qu’on ne peut les soustraire à cette tendance ; qu’il serait inutile de l’entreprendre, et dangereux d’y réussir ; que, par conséquent, l’on ne peut les rendre vertueux qu’en unissant l’intérêt personnel à l’intérêt général. Ce principe posé, il est évident que la morale n’est qu’une science frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la législation : d’où je conclus que, pour se rendre utiles à l’univers, les philosophes doivent considérer les objets du 178 De l’Esprit point de vue d’où le législateur les contemple. Sans être armés du même pouvoir, ils doivent être animés du même esprit. C’est au moraliste d’indiquer les lois, dont le législateur assure l’exécution par l’apposition du sceau de sa puissance. Parmi les moralistes, il en est peu, sans doute, qui soient assez fortement frappés de cette vérité : parmi ceux même dont l’esprit est fait pour atteindre aux plus hautes idées, il en est beaucoup qui, dans l’étude de la morale et les portraits qu’ils sont des vices, ne sont animés que par des intérêts personnels et des haines particulières. Ils ne s’attachent, en conséquence, qu’à la peinture des vices incommodes dans la société ; et leur esprit, qui, peu à peu, se resserre dans le cercle de leur intérêt, n’a bientôt plus la force nécessaire pour s’élever jusqu’aux grandes idées. Dans la science de la morale, souvent l’élévation de l’esprit tient à l’élévation de l’âme. Pour saisir, en ce genre, les vérités réellement utiles aux hommes, il faut être échauffé de la passion du bien général ; et malheureusement, en morale comme en religion, il est beaucoup d’hypocrites. C H A PIT R E XVI Des moralistes hypocrites J’entends par hypocrite celui qui, n’étant point soutenu dans l’étude de la morale par le désir du bonheur de l’humanité, est trop fortement occupé de lui-même. Il est beaucoup d’hommes de cette espèce : on les reconnaît, d’une part, à l’indifférence avec laquelle ils considèrent les vices destructeurs des empires ; et de l’autre, à l’emportement avec lequel ils se déchaînent contre les vices particuliers. C’est en vain que de pareils hommes se disent inspirés par la passion du bien public. Si vous étiez, leur répondra-t-on, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice serait toujours proportionnée au mal que ce vice fait à la société : et, si la vue des défauts les moins nuisibles à l’État suffisait pour vous irriter, de quel œil considéreriez-vous l’ignorance des moyens propres à former des citoyens vaillants, magnanimes et désintéressés ? De quel chagrin seriez-vous affectés, lorsque vous apercevriez quelque défaut dans la jurisprudence ou la distribution des impôts ; lorsque ; vous en découvririez dans la discipline militaire, qui décide si souvent du sort des batailles et du ravage de plusieurs provinces ? Alors, pénétrés de la plus vive douleur, à l’exemple de Nerva, on vous verrait, détestant le jour qui vous rend témoin 180 De l’Esprit des maux de votre patrie, vous-même en terminer le cours ; ou, du moins, prendre exemple sur ce Chinois vertueux, qui, justement irrité des vexations des grands, se présente à l’empereur, lui porte ses plaintes : Je viens, dit-il, m’offrir au supplice auquel de pareilles représentations ont fait traîner sixcents de mes concitoyens ; et je t’avertis de te préparer à de nouvelles exécutions : la Chine possède encore dix-huit-mille bons patriotes, qui pour la même cause, viendront successivement te demander le même salaire. Il se tait à ces mots ; et l’empereur, étonné de sa fermeté, lui accorde la récompense la plus flatteuse pour un homme vertueux ; la punition des coupables et la suppression des impôts. Voilà de quelle manière se manifeste l’amour du bien public. Si vous êtes, dirais-je à ces censeurs, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice est proportionnée au mal que ce vice fait à l’État : si vous n’êtes vivement affectés que des défauts qui vous nuisent, vous usurpez le nom de moralistes, vous n’êtes que des égoïstes. C’est donc par un détachement absolu de ses intérêts personnels, par une étude profonde de la science de la législation, qu’un moraliste peut se rendre utile à sa patrie. Il est alors en état de peser les avantages et les inconvénients d’une loi ou d’un usage, et de juger s’il doit être aboli ou conservé. L’on n’est que trop souvent contraint de se prêter à des abus et même à des usages barbares. Si, dans l’Europe, l’on a si longtemps toléré les duels, c’est qu’en des pays où l’on n’est point, comme à Rome, animé de l’amour de la patrie, discours ii, chapitre xvi 1. mie : amie, amante. 2. Filou qui vit de rapines ou d’escroqueries. 181 où la valeur n’est point exercée par des guerres continuelles, les moralistes n’imaginaient peut-être pas d’autres moyens et d’entretenir le courage dans le corps des citoyens et de fournir l’État de vaillants défenseurs : ils croyaient, par cette tolérance, acheter un grand bien au prix d’un petit mal ; ils se trompaient dans le cas particulier du duel : mais il en est mille autres où l’on est réduit à cette option. Ce n’est souvent qu’au choix fait entre deux maux qu’on reconnaît l’homme de génie. Loin de nous tous ces pédants épris d’une fausse idée de perfection. Rien de plus dangereux, dans un État, que ces moralistes déclamateurs et sans esprit, qui, concentrés dans une petite sphère d’idées, répètent continuellement ce qu’ils ont entendu dire à leurs mies1, recommandent sans cesse la modération des désirs, et veulent, en tous les cœurs, anéantir les passions : ils ne sentent pas que leurs préceptes, utiles à quelques particuliers placés dans certaines circonstances, seraient la ruine des nations qui les adopteraient. En effet, si, comme l’histoire nous l’apprend, les passions fortes, telles que l’orgueil et le patriotisme chez les Grecs et les Romains, le fanatisme chez les Arabes, l’avarice chez les Flibustiers2, enfantent toujours les guerriers les plus redoutables ; tout homme qui ne mènera contre de pareils soldats que des hommes sans passions, n’opposera que de timides agneaux à la fureur des loups. Aussi la sage nature a-t-elle enfermé dans le cœur de l’homme un préservatif contre les raisonnements de ces philosophes. Aussi les nations, soumises d’intention à ces préceptes, s’y trouvent-elles toujours in- 182 De l’Esprit dociles dans le fait. Sans cette heureuse indocilité, le peuple, scrupuleusement attaché à leurs maximes, deviendrait le mépris et l’esclave des autres peuples. Pour déterminer jusqu’à quel point on doit exalter ou modérer le feu des passions, il faut de ces esprits vastes qui embrassent toutes les parties d’un gouvernement. Quiconque en est doué, est, pour ainsi dire, désigné par la nature pour remplir, auprès du législateur, la charge de ministre penseur(a), et justifier ce mot de Cicéron, qu’un homme d’esprit n’est jamais un simple citoyen mais un vrai magistrat. Avant d’exposer les avantages que procureraient à l’univers des idées plus étendues et plus saines de la morale, je crois pouvoir remarquer, en passant, que ces mêmes idées jetteraient infiniment de lumières sur toutes les sciences, et surtout sur celle de l’histoire dont les progrès sont à la fois effet et cause des progrès de la morale. Plus instruits du véritable objet de l’histoire, alors les écrivains ne peindraient, de la vie privée d’un roi, que les détails propres à faire sortir son caractère ; ils ne décriraient plus si curieusement ses mœurs, ses vices et ses vertus domestiques ; ils sentiraient que le public demande aux souverains compte de leurs édits, et non de leurs soupers ; que le public n’aime à (a) On distingue, en Chine, deux sortes de ministres : les uns sont les ministres signeurs ; ils donnent les audiences et les signatures : les autres portent le nom de ministres penseurs ; ils se chargent du soin de former les projets, d’examiner ceux qu’on leur présente, et de proposer les changements que le temps et les circonstances exigent qu’on fasse dans l’administration. discours ii, chapitre xvi 183 connaître l’homme dans le prince qu’autant que l’homme a part aux délibérations du prince ; et qu’à des anecdotes puériles, ils doivent pour instruire et plaire, substituer le tableau agréable ou effrayant de la félicité ou de la misère publique et des causes qui les ont produites. C’est à la simple exposition de ce tableau qu’on devrait une infinité de réflexions et de réformes utiles. Ce que je dis de l’histoire, je le dis de la métaphysique, de la jurisprudence. Il est peu de sciences qui n’aient quelque rapport à celle de la morale. La chaîne, qui les lie toutes entre elles a plus d’étendue qu’on ne pense : tout se tient dans l’univers. C H A PIT R E XVI I Des avantages qui résultent des principes ci-dessus établis Je passe rapidement sur les avantages qu’en retireraient les particuliers : ils consisteraient à leur donner des idées nettes de cette même morale, dont les préceptes, jusqu’à présent équivoques et contradictoires, ont permis aux plus insensés de justifier toujours la folie de leur conduite par quelquesunes de ses maximes. D’ailleurs, plus instruit de ses devoirs, le particulier serait moins dépendant de l’opinion de ses amis : à l’abri des injustices que lui font souvent commettre, à son insu, les sociétés dans lesquelles il vit, il serait alors, en même temps, affranchi de la crainte puérile du ridicule ; fantôme qu’anéantit la présence de la raison, mais qui est l’effroi de ces âmes timides et peu éclairées qui sacrifient leurs goûts, leur repos, leurs plaisirs, et quelquefois même jusqu’à la vertu, à l’humeur et aux caprices de ces atrabilaires, à la critique desquels on ne peut échapper quand on a le malheur d’en être connu. Uniquement soumis à la raison et à la vertu, le particulier pourrait alors braver les préjugés, et s’armer de ces sentiments mâles et courageux qui forment le caractère distinctif de l’homme vertueux ; sentiments qu’on désire dans chaque citoyen, et qu’on est en droit d’exiger des grands. Comment discours ii, chapitre xvii 185 l’homme élevé aux premiers postes renversera-t-il les obstacles que certains préjugés mettent au bien général, et résistera-t-il aux menaces, aux cabales des gens puissants souvent intéressés au malheur public, si son âme n’est inabordable à toutes espèces de sollicitations, de craintes et de préjugés ? Il paraît donc que la connaissance des principes ci-dessus établis procure, du moins, cet avantage au particulier ; c’est de lui donner une idée nette et sûre de l’honnête, de l’arracher à cet égard à toute espèce d’inquiétude, d’assurer le repos de sa conscience, et de lui procurer, en conséquence, les plaisirs intérieurs et secrets attachés à la pratique de la vertu. Quant aux avantages qu’en retirerait le public, ils seraient, sans doute, plus considérables. Conséquemment à ces mêmes principes, on pourrait, si j’ose le dire, composer un catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée de tous les esprits, apprendraient aux peuples que la vertu, invariable dans l’objet qu’elle se propose, ne l’est point dans les moyens propres à remplir cet objet ; qu’on doit, par conséquent, regarder les actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir que c’est au besoin de l’État à déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ; et enfin au législateur, par la connaissance qu’il doit avoir de l’intérêt public, à fixer l’instant ou chaque action cesse d’être vertueuse et devient vicieuse. Ces principes une fois reçus, avec quelle facilité le législateur éteindrait-il les torches du fanatisme et de la superstition, supprimerait-il les abus, réformerait-il les coutumes 186 De l’Esprit barbares, qui, peut-être utiles lors de leur établissement, sont devenues depuis si funestes à l’univers ? Coutumes qui ne subsistent que par la crainte où l’on est de ne pouvoir les abolir sans soulever les peuples toujours accoutumés à prendre la pratique de certaines actions pour la vertu même, sans allumer des guerres longues et cruelles, et sans occasionner enfin de ces séditions qui, toujours hasardeuses pour l’homme ordinaire, ne peuvent réellement être prévues et calmées que par des hommes d’un caractère ferme et d’un esprit vaste. C’est donc en affaiblissant la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens, qu’on met les souverains en état de purger la terre de la plupart des maux qui la désolent, et qu’on leur fournit les moyens d’assurer la durée des empires. Maintenant, lorsque les intérêts d’un État sont changés ; et que des lois, utiles lors de sa fondation, lui sont devenues nuisibles ; ces mêmes lois, par le respect que l’on conserve toujours pour elles, doivent nécessairement entraîner l’État à sa ruine. Qui doute que la destruction de la république romaine n’ait été l’effet d’une ridicule vénération pour d’anciennes lois, et que cet aveugle respect n’ait forgé les fers dont César chargea sa patrie ? Après la destruction de Carthage, lorsque Rome atteignait au faîte de la grandeur, les Romains, par l’opposition qui se trouvait alors entre leurs intérêts, leurs mœurs et leurs lois, devaient apercevoir la révolution dont l’empire était menacé ; et sentir que, pour sauver l’État, la république en corps devait se presser de faire, discours ii, chapitre xvii 187 dans les lois et le gouvernement, la réforme qu’exigeaient les temps et les circonstances, et surtout se hâter de prévenir les changements qu’y voulait apporter l’ambition personnelle, la plus dangereuse des législatrices. Aussi les Romains auraient-ils eu recours à ce remède, s’ils avaient eu des idées plus nettes sur la morale. Instruits par l’histoire de tous les peuples, ils auraient aperçu que les mêmes lois qui les avaient portés au dernier degré d’élévation ne pouvaient les y soutenir ; qu’un empire est comparable au vaisseau que certains vents ont conduit à certaine hauteur, où, repris par d’autres vents, il est en danger de périr, si, pour le parer du naufrage, le pilote habile et prudent ne change promptement de manœuvre : vérité politique qu’avait connue M. Locke, qui, lors de l’établissement de sa législation à la Caroline, voulut que ses lois n’eussent de force que pendant un siècle ; que, ce temps expiré, elles devinssent nulles, si elles n’étaient de nouveau examinées et confirmées par la nation. Il sentait qu’un gouvernement guerrier ou commerçant supposait des lois différentes ; et qu’une législation propre à favoriser le commerce et l’industrie, pouvait devenir un jour funeste à cette colonie, si ses voisins venaient à s’aguerrir, et que les circonstances exigeassent que ce peuple fût alors plus militaire que commerçant. Qu’on fasse aux fausses religions l’application de cette idée de M. Locke ; l’on sera bientôt convaincu de la sottise et de leur inventeur et de leurs sectateurs. Quiconque, en effet, examine les religions (qui, à l’exception de la nôtre, sont 188 De l’Esprit toutes faites de main d’homme) sent qu’elles n’ont jamais été l’ouvrage de l’esprit vaste et profond d’un législateur, mais de l’esprit étroit d’un particulier : qu’en conséquence, ces fausses religions n’ont jamais été fondées sur la base des lois et le principe de l’utilité publique ; principe toujours invariable, mais qui, pliable dans ses applications à toutes les diverses positions où peut successivement se trouver un peuple, est le seul principe que doit admettre celui qui veut, à l’exemple des Anastase1, des Ripperda, des Thamas-Kouli-Kan et des Gehanguir, tracer le plan d’une nouvelle religion, et la rendre utile aux hommes. Si, dans la composition des fausses religions, on eût toujours suivi ce plan, on aurait conservé à ces religions tout ce qu’elles ont d’utile ; on n’eût point détruit le tartare ni l’Élysée ; le législateur en eût toujours fait, à son gré, des tableaux plus ou moins agréables ou terribles, selon, la force plus ou moins grande de son imagination. Ces religions, simplement dépouillées de ce qu’elles ont de nuisible, n’eussent point courbé les esprits sous le joug honteux d’une sotte crédulité ; et que de crimes et de superstitions eussent disparu de la terre ! On n’eut point vu l’habitant de la grands Java(a), persuadé à la plus légère incommodité que l’heure fatale est venue, se presser de rejoindre le dieu de ses pères, implorer la mort et consentir à la recevoir ; les prêtres eussent vainement voulu lui extorquer un pareil consentement pour l’étrangler ensuite de leurs propres mains et se gorger de sa chair. La Perse n’eût point nourri (a) À l’orient de Sumatra. 1. Anastase II, empereur byzantin de 713 à 715, annule les décisions du concile présidé par son prédécesseur qui a rétabli le monothéisme et reconnaît comme orthodoxes les dispositions du Troisième concile de Constantinople. discours ii, chapitre xvii 1. Variante de derviches. 2. Omar ibn al-Khattâbnote (584 -644) compagnon de Mahomet, second calife. Ali bin Abi Talib (~600-661) cousin germain de Mahomet. 189 cette secte abominable de dervis1 qui demande l’aumône à main armée, qui tue impunément quiconque n’admet point ses principes, qui leva une main homicide sur un soufi, et plongea le poignard dans le sein d’Amurath. Des Romains, aussi superstitieux que des nègres(b), n’eussent point réglé leur courage sur l’appétit des poulets sacrés. Enfin, les religions n’auraient point, dans l’Orient, fécondé les germes de ces guerres(c) longues et cruelles que les Sarrasins firent d’abord aux chrétiens ; que, sous les drapeaux des Omar et des Ali2 , ces mêmes Sarrasins se firent entre eux ; et, qui, sans doute, firent inventer la fable dont se servit un prince de l’Indostan (b) Lorsque les guerriers du Congo vont à l’ennemi, s’ils rencontrent, dans leur marche, un lièvre, une corneille ou quelque autre animal timide, c’est, disent-ils, le génie de l’ennemi qui vient les avertir de sa frayeur : ils le combattent alors avec intrépidité. Mais, s’ils ont entendu le chant du coq à quelque autre heure que l’heure ordinaire ; ce chant, disent-ils, est le présage certain d’une défaite à laquelle ils ne s’exposent jamais. Si le chant du coq est, à la fois, entendu des deux camps, il n’est point de courage qui y tienne, les deux armées se débandent et fuient. Au moment que le sauvage de la nouvelle Orléans marche à l’ennemi avec le plus d’intrépidité, un songe ou l’aboiement d’un chien suffit pour le faire retourner sur ses pas. (c) Les passions humaines ont quelquefois allumé de semblables guerres, dans le fin même du christianisme ; mais rien de plus contraire à son esprit, qui est un esprit de désintéressement et de paix ; à sa morale qui ne respire que la douceur et l’indulgence ; à ses maximes, qui ne prescrivent partout la bienfaisance et la charité ; à la spiritualité des objets qu’il présente ; à la sublimité de ses motifs, enfin à la grandeur et à le nature des récompenses qu’il propose. 190 De l’Esprit pour réprimer le zèle indiscret d’un imam. Soumets-toi, lui disait l’imam, à l’ordre du très haut. La terre va recevoir sa sainte loi : la victoire marche partout devant Omar. Tu vois l’Arabie, la Perse, la Syrie, l’Asie entière subjuguée, l’aigle Romaine foulée aux pieds des fidèles, et le glaive de la terreur remis aux mains de Khaled. À ces signes certains, reconnais la vérité de ma religion, et plus encore à la sublimité de l’alcoran, à la simplicité de ses dogmes, à la douceur de notre loi. Notre Dieu n’est point un dieu cruel ; il s’honore de nos plaisirs. C’est, dit Mahomet, en respirant l’odeur des parfums, en éprouvant les voluptueuses caresses de l’amour, que mon âme s’allume de plus de ferveur et s’élance plus rapidement vers le ciel. Insecte couronné, lutteras-tu longtemps contre ton Dieu ? Ouvre les yeux, vois les superstitions et les vices dont ton peuple est infecté : le priveras-tu toujours des lumières de l’alcoran ? Imam, répondit le prince, il fut un temps où, dans la république des castors, comme dans mon empire, l’on se plaignit de quelques dépôts volés, et même de quelques assassinats : pour prévenir les crimes, il suffisait d’ouvrir quelques dépôts publics, d’élargir les grandes routes et d’établir quelques maréchaussées. Le Sénat des castors était prêt à prendre ce parti, quand l’un d’eux, jetant la vue sur l’azur du firmament, s’écria tout à coup : prenons exemple sur l’homme. Il croit ce palais des airs bâti, habité et régi par un être plus puissant que lui : cet être porte le nom de Michapour. Publions ce dogme ; que le peuple des castors s’y soumette. Per- discours ii, chapitre xvii 191 suadons-lui qu’un génie est, par l’ordre de ce Dieu, mis en sentinelle sur chaque planète ; que, de là, contemplant nos actions, il s’occupe à dispenser les biens aux bons et les maux aux méchants : cette croyance reçue, le crime fuira loin de nous. Il se tait : on consulte, on délibère ; l’idée plaît par sa nouveauté, on l’adopte ; voilà la religion établie, et les castors vivant d’abord comme frères. Cependant, bientôt après, il s’élève une grande controverse. C’est la loutre, disent les uns ; c’est le rat musqué, répondent les autres, qui, le premier, présenta à Michapour les grains de sable dont il forma la terre. La dispute s’échauffe ; le peuple se partage ; on en vient aux injures, des injures aux coups ; le fanatisme forme la charge. Avant cette religion, il se commettait quelques vols et quelques assassinats : la guerre civile s’allume, et la moitié de la nation est égorgée. Instruit par cette fable, ne prétends donc pas, ô cruel imam, ajouta le prince indien, me prouver la vérité et l’utilité d’une religion qui désole l’univers. Il résulte de ce chapitre que, si le législateur était autorisé, conséquemment aux principes ci-dessus établis, à faire, dans les lois, les coutumes et les fausses religions, tous les changements qu’exigent les temps et les circonstances, il pourrait tarir la source d’une infinité de maux, et, sans doute, assurer le repos des peuples, en étendant la durée des empires. D’ailleurs, que de lumières ces mêmes principes ne répandraient-ils pas sur la morale, en nous faisant apercevoir la dépendance nécessaire qui lie les mœurs aux lois d’un pays, et nous apprenant que la science de la morale n’est autre chose 192 De l’Esprit que la science même de la législation ? Qui doute que, plus assidus à cette étude, les moralistes ne pussent alors porter cette science à ce haut degré de perfection que les bons esprits ne peuvent maintenant qu’entrevoir, et peut-être auquel ils n’imaginent pas qu’elle puisse jamais atteindre(d) ? Si, dans presque tous les gouvernements, toutes les lois, incohérentes entre elles, semblent être l’ouvrage du pur hasard, c’est que, guidés par des vues et des intérêts différents, ceux qui les font s’embarrassent peu du rapport de ces lois entre elles. Il en est de la formation du corps entier des lois comme de la formation de certaines îles : des paysans veulent vider leur champ des bois, des pierres, des herbes et des limons inutiles ; pour cet effet, ils les jettent dans un fleuve, où je vois ces matériaux, charriés par les courants, s’amonceler autour de quelques roseaux, s’y consolider, et former enfin une terre ferme. (d) En vain dirait-on que ce grand œuvre d’une excellente législation n’est point celui de la sagesse humaine, que ce projet est une chimère. Je veux qu’une aveugle et longue suite d’évènements dépendants tous les uns des autres, et dont le premier jour du monde développa le premier germe, soit la cause universelle de tout ce qui a été, est et sera ; en admettant même ce principe, pourquoi, répondrai-je, si, dans cette longue chaîne d’évènements, sont nécessairement compris les sages et les fous, les lâches et les héros qui ont gouverné le monde, n’y comprendrait-on pas aussi la découverte des vrais principes de la législation, auxquels cette science devra sa perfection, et le monde son bonheur ? discours ii, chapitre xvii 193 C’est cependant à l’uniformité des vues du législateur, à la dépendance des lois entre elles, que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l’utilité du public, c’est-à-dire, du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement : principe dont personne ne connaît toute l’étendue ni la fécondité ; principe qui renferme toute la morale et la législation, que beaucoup de gens répètent sans l’entendre, et dont les législateurs même n’ont encore qu’une idée superficielle, du moins si l’on en juge par le malheur de presque tous les peuples de la terre(e). (e) Dans la plupart des empires de l’Orient, on n’a pas même l’idée du droit public et du droit des gens. Quiconque voudrait éclairer les peuples sur ce point, s’exposerait presque toujours à la fureur des tyrans de ces malheureuses contrées. Pour violer plus impunément les droits de l’humanité, ils veulent que leurs sujets ignorent ce qu’en qualité d’hommes, ils sont en droit d’attendre du prince, et le contrat tacite qui le lie à ses peuples. Quelque raison qu’à cet égard ces princes apportent de leur conduite, elle ne peut jamais être fondée que sur le désir pervers de tyranniser leurs sujets. C H A PIT R E XVI I I De l’esprit, considéré par rapport aux siècles et aux pays divers J’ai prouvé que les mêmes actions, successivement utiles et nuisibles dans des siècles et des pays divers, étaient tour à tour estimées ou méprisées. Il en est des idées comme des actions. La diversité des intérêts des peuples, et les changements arrivés dans ces mêmes intérêts, produisent des révolutions dans leurs goûts, occasionnent la création ou l’anéantissement subit et total de certains genres d’esprit ; et le mépris, injuste ou légitime, mais toujours réciproque, qu’en fait d’esprit, les siècles et les pays divers ont toujours les uns pour les autres. Proposition dont je vais, dans les deux chapitres suivants, prouver la vérité par des exemples. CH A PIT R E X I X L’estime pour les différents genres d’esprit est, dans chaque siècle y proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer 1. Homme d’un caractère chevaleresque, séduisant, héros du roman médiéval Amadis de Gaule. Pour faire sentir l’extrême justesse de cette proportion, prenons d’abord les romans pour exemple. Depuis les Amadis1 jusqu’aux romans de nos jours, ce genre a successivement éprouvé mille changements. En veut-on savoir la cause ? Qu’on se demande pourquoi les romans les plus estimés il y a trois cents ans nous paraissent aujourd’hui ennuyeux ou ridicules ; et l’on apercevra que le principal mérite de la plupart de ces ouvrages dépend de l’exactitude avec laquelle on y peint les vices, les vertus, les passions, les usages et les ridicules d’une nation. Or, les mœurs d’une nation changent souvent d’un siècle à l’autre ; ce changement doit donc en occasionner dans le genre de ses romans et de son goût : une nation est donc, par l’intérêt de son amusement, presque toujours forcée de mépriser dans un siècle ce qu’elle admirait dans le siècle précédent(a). Ce que je dis des romans peut s’appliquer à presque (a) Ce n’est pas que ces anciens romans ne soient encore agréables à quelques philosophes, qui les regardent comme la vraie histoire des mœurs d’un peuple considéré dans un certain siècle et une certaine forme de gouvernement. Ces philosophes, convaincus qu’il y aurait une très grande différence entre deux romans, l’un écrit par un Syba-▶ 196 De l’Esprit tous les ouvrages, Mais pour faire plus fortement sentir cette vérité, peut-être faut-il comparer l’esprit des siècles d’ignorance à l’esprit de notre siècle. Arrêtons-nous un moment à cet examen. Comme les ecclésiastiques étaient alors les seuls qui pussent écrire, je ne peux tirer mes exemples que de leurs ouvrages et de leurs sermons. Qui les lira n’apercevra pas moins de différence entre ceux de Menot(b) et ceux du P. Bourda▶ rite, et l’autre par un Crotoniate, aiment à juger le caractère et l’esprit d’une nation par le genre de roman qui la séduit. Ces sortes de jugements sont d’ordinaire assez justes : un politique habile pourrait, avec ce secours, assez précisément déterminer les entreprises qu’il est prudent ou téméraire de tenter contre un peuple. Mais le commun des hommes, qui lit les romans moins pour s’instruire que pour s’amuser, ne les considère pas sous ce point de vue, et ne peut, en conséquence, en porter le même jugement. (b) Dans un des sermons de ce Menot1, il s’agit de la promesse du Messie. « Dieu, dit-il, avait, de toute éternité, déterminé l’incarnation et le salut du genre humain ; mais il voulait que de grands personnages, tels que les saints pères, le demandassent. Adam, Enos, Enoch, Mathusalem, Lamech, Noé, après l’avoir inutilement sollicité, s’avisèrent de lui envoyer des ambassadeurs. Le premier fut Moïse, le second David, le troisième Isaïe, et le dernier l’Église. Ces ambassadeurs n’ayant pas mieux réussi que les patriarches eux-mêmes, ils crurent devoir députer des femmes. Madame Ève se présenta la première, à laquelle Dieu fît réponse : Ève, tu as péché, tu n’es pas digne de mon fils. Ensuite, madame Sara qui dit : Ô Dieu ! aide nous. Dieu lui dit : Tu t’en es rendu indigne par l’incrédulité que tu marquas, lorsque je t’assurai que tu serais mère d’Isaac. La troisième fut madame Rebecca. Dieu lui dit : Tu as fait, en faveur de Jacob, trop de tort à Esaü. La quatrième, madame Judith, ▶ 1. Michel Menot, moine franciscain (cordelier), prédicateur français célèbre pour ses sermons, (~1440-1518). discours ii, chapitre xix 1. Louis Bourdaloue, (1632-1704), jésuite, brillant prédicateur. 2. Qu’ils tremblent, et que je ne tremble pas. Jérémie, 17, 18. 197 loue1, qu’entre Le Chevalier du Soleil et la Princesse de Clèves. Nos mœurs ayant changé, nos lumières s’étant augmentées, l’on se moquerait aujourd’hui de ce qu’on admirait autrefois. Qui ne rirait point du sermon d’un prédicateur de Bordeaux, qui, pour prouver toute la reconnaissance des trépassés pour quiconque fait prier Dieu pour eux, et donne, en conséquence, de l’argent aux moines, débitait gravement en chaire qu’au seul son de l’argent qui tombe dans le tronc ou le bassin, et qui fait tin, tin, tin, toutes les âmes du purgatoire se prennent tellement à rire, quelles font ha, ha, ha, hi, hi, hi(c) ? ▶ à qui Dieu dit : Tu as assassiné. La cinquième, madame Esther, à qui il dit : Tu as été trop coquette ; tu perdais trop de temps à t’attifer pour plaire à Assuerus. Enfin fut envoyée la chambrière, de l’âge de quatorze ans, laquelle, tenant la vue basse et toute honteuse, s’agenouilla, puis vint à dire : Que mon bien-aimé vienne dans mon jardin, afin qu’il y mange du fruit de ses pommes ; et le jardin était le ventre virginal. Or, le fils ayant ouï ces paroles, il dit à son père : Mon père, j’ai aimé celle-ci dès ma jeunesse, et je veux l’avoir pour mère. À l’instant, Dieu appelle Gabriel, et lui dit : Ô Gabriel, va-t-en vite en Nazareth, à Marie, et lui présente de ma part ces lettres. Et le fils y ajouta : Dis-lui, de la mienne, que je la choisis pour ma mère. Assure-la, dit ensuite le Saint-Esprit, que j’habiterai en elle, qu’elle sera mon temple, et remets-lui ces lettres de ma part. Tous les autres sermons de ce Menot sont à peu près dans le même goût. (c) Dans ces temps, l’ignorance était telle, qu’un curé ayant un procès avec ses paroissiens, pour savoir aux frais de qui l’on paverait l’église ; ce curé, lorsque le juge était prêt à le condamner, s’avisa de citer ce passage de Jérémie : Paveant illi, et ego non paveam2. Le juge ne sut ▶ 198 De l’Esprit Dans la simplicité des siècles d’ignorance, les objets se présentent sous un aspect très différent de celui sous lequel on les considère dans les siècles éclairés. Les tragédies de la Passion, édifiantes pour nos ancêtres, nous paraîtraient à présent scandaleuses. Il en serait de même de presque toutes les questions subtiles qu’on agitait alors dans les écoles de théologie. Rien ne paraîtrait aujourd’hui plus indécent que des disputes en règle, pour savoir si Dieu est habillé ou nu dans l’hostie ; si Dieu est tout-puissant, s’il a le pouvoir de pécher ; si Dieu pouvait prendre la nature de la femme, du diable, de l’âne, du rocher, de la citrouille, et mille autres questions encore plus extravagantes(d). Tout, jusqu’aux miracles, portait, dans ces temps d’ignorance, l’empreinte du mauvais goût du siècle(e). ▶ que répondre à la citation : il ordonna que l’église serait pavée aux dépens des paroissiens. Il y eut un temps, dans l’Église, où la science et l’art d’écrire furent regardés comme des choses mondaines, indignes d’un chrétien. On dit même, à ce sujet, que les anges fouettèrent saint Jérôme pour avoir voulu imiter le style de Cicéron. L’abbé Cartaut prétend que c’est pour l’avoir mal imité. (d) Utrum Deus potuerit suppositare mulierem, vel diabolum, vel asinum, vel silicem, vel cucurbitam : et si suppositasset cucurbitam, quemadmodum fuerit concionatura, editura miracula, et quonammodo fuisset fixa cruci1. Apolog. p. Hérodot. tom. III, p. 127. (e) Quelque chose qu’on dise en faveur des siècles d’ignorance, on ne fera jamais accroire qu’ils aient été favorables à la religion ; ils ne l’ont été qu’à la superstition. Aussi rien de plus ridicule que les déclamations qu’on fait ou contre les philosophes ou contre les académies de ▶ 1. Si Dieu pouvait prendre figure en sexe féminin, ou en diable, ou en âne et s’il avait pu être pendu à la croix. Estienne, Apologie pour Hérodote. discours ii, chapitre xix 199 Entre plusieurs de ces prétendus miracles rapportés dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres(f ) 1. Claude Fleury, (16401723), académicien, confesseur de Louis XV. Voltaire a dit de lui que ses « discours préliminaires sont fort au-dessus de l’histoire. Ils sont presque d’un philosophe, mais l’histoire n’en est pas. » ▶ province. Ceux qui les composent, dit-on, ne peuvent éclairer la terre ; ils feraient mieux de la cultiver. De pareils hommes, répliquera-t-on, ne sont pas d’état à labourer la terre. D’ailleurs, vouloir, pour l’intérêt de l’agriculture, les enregistrer dans le rôle des laboureurs, lorsqu’on entretient tant de mendiants, de soldats, d’artisans de luxe et de domestiques, c’est vouloir rétablir les finances d’un État par des ménages de bouts de chandelles. J’ajouterai même qu’en supposant que ces académies de province ne fissent que peu de découvertes, on peut du moins les considérer comme les canaux par lesquels les connaissances de la capitale se communiquent aux provinces ; or rien de plus utile que d’éclairer les hommes. Les lumières philosophiques, dit M. l’abbé de Fleury1, ne peuvent jamais nuire. Ce n’est qu’en perfectionnant la raison humaine, ajoute M. Hume, que les nations peuvent se flatter de perfectionner leur gouvernement, leurs lois et leur police. L’esprit est comme le feu : il agit en tous sens ; il y a peu de grands politiques et de grands capitaines dans un pays où il n’y a pas d’hommes illustres dans les sciences et les lettres. Comment le persuader qu’un peuple qui ne sait ni l’art d’écrire ni celui de raisonner, puisse se donner de bonnes lois, et s’affranchir du joug de cette superstition qui désole les siècles d’ignorance ? Solon, Lycurgue, et ce Pythagore qui forma tant de législateurs, prouvent combien les progrès de la raison peuvent contribuer au bonheur public. On doit donc regarder ces académies de province comme très utiles. Je dirai de plus, que, si l’on considère les savants simplement comme des commerçants, et si l’on compare les cent-mille livres que le roi distribue aux académies et aux gens de lettres, avec le produit de la vente de nos livres à l’étranger, on peut assurer que cette espèce de commerce a rapporté plus de mille pour cent à l’État. (f ) Histoire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, tome XVIII. 200 De l’Esprit j’en choisis un opéré en faveur d’un moine. « Ce moine revenait d’une maison dans laquelle il s’introduisait toutes les nuits. Il avait, à son retour, une rivière à traverser : Satan renversa le bateau, et le moine fut noyé, comme il commençait l’invitatoire des matines de la Vierge. Deux diables se saisissent de son âme, et sont arrêtés par deux anges qui la réclament en qualité de chrétienne. Seigneurs anges, disent les diables, il est vrai que Dieu est mort pour ses amis, et ce n’est pas une fable ; mais celui-ci était du nombre des ennemis de Dieu : et, puisque nous l’avons trouvé dans l’ordure du péché, nous allons le jeter dans le bourbier de l’enfer ; nous serons bien récompensés de nos prévôts. Après bien des contestations, les anges proposent de porter le différend au tribunal de la Vierge. Les diables répondent qu’ils prendront volontiers Dieu pour juge, parce qu’il jugeait selon les lois : mais, pour la Vierge, disent-ils, nous n’en pouvons espérer de justice, elle briserait toutes les portes de l’enfer, plutôt que d’y laisser un seul jour celui qui, de son vivant, a fait quelques révérences à son image. Dieu ne la contredit en rien ; elle peut dire que la pie est noire et que l’eau trouble est claire ; il lui accorde tout : nous ne savons plus où nous en sommes ; d’un ambesas1 elle fait un terne, d’un double-deux un quine, elle a le dé et la chance : le jour que Dieu en fit sa mère fut bien fatal pour nous. » L’on serait, sans doute, peu édifié d’un tel miracle ; et l’on rirait pareillement de cet autre miracle, tiré des Lettres édifiantes et curieuses, sur la visite de l’évêque d’Halicarnasse, 1. ambesas ou double as, coup malheureux du jeu de dés. discours ii, chapitre xix 1. Pierre-François Favre auteur des Lettres édifiantes et curieuses sur la visite apostolique de M. de Labaume, évêque d’Halicarnasse, à la Cochinchine en l’année 1740. 201 et qui m’a paru trop plaisant pour résister au désir de le placer ici. Pour prouver l’excellence du baptême, l’auteur1 raconte « qu’autrefois, dans le royaume d’Arménie, il y eut un roi qui avait beaucoup de haine contre les chrétiens ; c’est pourquoi il persécuta la religion d’une manière bien cruelle. Il méritait bien que Dieu l’eût alors puni : cependant Dieu, infiniment bon, qui ouvrit le cœur à saint Paul pour le convertir lorsqu’il persécutait les fidèles, ouvrit aussi le cœur à ce roi pour qu’il connût la sainte religion. Aussi arriva-t-il que le roi tenant son conseil dans le palais, avec les mandarins, pour délibérer sur les moyens d’abolir entièrement la religion chrétienne dans le royaume, le roi et les mandarins furent aussitôt changés en cochons. Tout le monde accourut aux cris de ces cochons, sans savoir quelle pouvait être la cause d’une chose aussi extraordinaire. Alors il y eut un chrétien, nommé Grégoire, qui avait été mis à la question le jour de devant, qui accourut au bruit, et qui reprocha au roi sa cruauté envers la religion. Au discours que fit Grégoire, les cochons s’arrêtèrent, et s’étant tus, ils levèrent le museau en haut pour écouter Grégoire, lequel interrogea tous les cochons en ces termes : Désormais êtes-vous résolus de vous corriger ? À cette demande, tous les cochons firent un coup de tête, et crièrent ouen, ouen, ouen. comme s’ils avaient dit oui. Grégoire reprit ainsi la parole : Si vous êtes résolus de vous corriger, si vous vous repentez de vos péchés, et que vous veuillez être baptisés pour observer la religion parfaitement, le Seigneur vous regardera dans sa 202 De l’Esprit miséricorde ; sinon, vous serez malheureux dans ce monde et dans l’autre. Tous les cochons frappèrent de la tête, firent la révérence et crièrent ouen, ouen ouen, comme s’ils avaient voulu dire qu’ils le désiraient ainsi. Grégoire, voyant les cochons humbles de cette sorte, prit de l’eau bénite, et baptisa tous les cochons : et il arriva sur le champ un grand miracle ; car, à mesure qu’il baptisait chaque cochon, aussitôt il se changeait en une personne plus belle qu’auparavant. » Ces miracles, ces sermons, ces tragédies et ces questions théologiques, qui maintenant nous paraîtraient si ridicules, étaient et devaient être admirés dans les siècles d’ignorance, parce qu’ils étaient proportionnés à l’esprit du temps, et que les hommes admireront toujours des idées analogues aux leurs. La grossière imbécillité de la plupart d’entre eux ne leur permettait pas de connaître la sainteté et la grandeur de la religion ; dans presque toutes les têtes, la religion n’était, pour ainsi dire, qu’une superstition et qu’une idolâtrie. À l’avantage de la philosophie, on peut dire que nous en avons des idées plus relevées. Quelque injuste qu’on soit envers les sciences, quelque corruption qu’on les accuse d’introduire dans les mœurs, il est certain que celles de notre clergé sont maintenant aussi pures qu’elles étaient alors dépravées, du moins si l’on consulte et l’histoire et les anciens prédicateurs. Maillard1 et Menot, les plus célèbres d’entre eux, ont toujours ce mot à la bouche : Sacerdotes, religiosi concubinarii. « Damnés, infâmes, s’écrie Maillard, dont les noms sont inscrits dans les registres du diable ; larrons, voleurs, comme 1. Olivier Maillard, (14301502), moine franciscain. discours ii, chapitre xix 1. Jeu de cartes, variante de la bouillotte. 2. Théodore de Bèze, (15191605), humaniste, théologien protestant, porte-parole de la Réforme en France au colloque de Poissy, successeur de Calvin. 203 dit saint Bernard ; pensez-vous que les fondateurs de vos bénéfices vous les aient donnés pour ne faire autre chose que vivre à pot et à cuiller avec des filles, et jouer au glic1 ? Et vous, messieurs les gros abbés, avec vos bénéfices, qui nourrissez chevaux, chiens et filles, demandez à saint Étienne s’il a eu paradis pour mener une telle vie, faisant grande chère, étant toujours parmi les festins et banquets, et donnant les biens de l’Église et du crucifix aux filles de joie »(g). Je ne m’arrêterai pas davantage à considérer ces siècles greffiers, où tous les hommes, superstitieux et braves, ne s’amusaient que des contes des moines et des hauts faits de (g) Ce Maillard, qui déclamait de cette manière contre le clergé, n’était pas lui-même exempt des vices qu’il reprochait à ses confrères. On l’appelait le docteur gomorrhéen. On avait fait contre lui cette épigramme, qui me paraît assez bien tournée pour le temps : Notre maître Maillard tout par tout met le nez, Tantôt va chez le roi, tantôt va chez la roine ; Il fait tout, il sait tout et à rien n’est idoine ; Il est grand orateur, poète des mieux nés, Juge si bon qu’au feu mille en a condamnés, Sophiste aussi aigu que les fesses d’un moine. Mais il est si méchant, pour n’être que chanoine, Qu’auprès de lui sont saints le diable et les damnés. Si se fourrer partout à gloire il le repute, Pourquoi dedans Poissy n’est-il à la dispute ? Il dit qu’à grand regret il en est éloigné ; Car Bèze 2 il eut vaincu, tant il est habile homme Pourquoi donc n’y est-il ? Il est embesoigné Après les fondements pour rebâtir Sodome. 204 De l’Esprit la chevalerie. L’ignorance et la simplicité sont toujours monotones : avant le renouvellement de la philosophie, les auteurs, quoique nés dans des siècles différents, écrivaient tous sur le même ton. Ce qu’on appelle le goût suppose connaissance. Il n’est point de goût, ni par conséquent de révolutions de goût chez des peuples encore barbares ; ce n’est du moins que dans les siècles éclairés qu’elles sont remarquables. Or ces sortes de révolutions y sont toujours précédées de quelque changement dans la forme du gouvernement, dans les mœurs, les lois, et la position d’un peuple. Il est donc une dépendance secrètement établie entre le goût d’une nation et ses intérêts. Pour éclaircir ce principe par quelques applications, qu’on se demande pourquoi la peinture tragique des vengeances les plus mémorables, telles que celles des Atrides, n’allumerait plus, en nous, les mêmes transports qu’elle excitait autrefois chez les Grecs ; et l’on verra que cette différence d’impression tient à la différence de notre religion, de notre police, avec la police et la religion des Grecs. Les anciens élevaient des temples à la Vengeance : cette passion, mise aujourd’hui au nombre des vices, était alors comptée parmi les vertus. La police ancienne favorisait ce culte. Dans un siècle trop guerrier pour n’être pas un peu féroce, l’unique moyen d’enchaîner la colère, la fureur et la trahison, était d’attacher le déshonneur à l’oubli de l’injure, de placer toujours le tableau de la vengeance à côté du tableau de l’affront : c’est ainsi qu’on entretenait, dans le cœur des discours ii, chapitre xix 1. Helvétius reprend du Traité du sublime de Boileau cette citation de l’Odyssée (XVII, 322) : ἥμισυ γάρ τ᾽ ἀρετῆς ἀποαίνυται εὐρύοπα Ζεὺς ἀνέρος, εὖτ᾽ ἄν μιν κατὰ δούλιον ἦμαρ ἕληισιν. Zeus ravit à l’homme la moitié de sa vertu quand il le prive de sa liberté. 205 citoyens, une crainte respective et salutaire, qui suppléait au défaut de police. La peinture de cette passion était donc trop analogue au besoin, au préjugé des peuples anciens, pour n’y être pas considérée avec plaisir. Mais, dans le siècle où nous vivons, dans un temps où la police est à cet égard fort perfectionnée, où d’ailleurs nous ne sommes plus asservis aux mêmes préjugés, il est évident qu’en consultant pareillement notre intérêt, nous ne devons voir qu’avec indifférence la peinture d’une passion qui, loin de maintenir la paix et l’harmonie dans la société, n’y occasionnerait que des désordres et des cruautés inutiles. Pourquoi des tragédies, pleines de ces sentiments mâles et courageux qu’inspire l’amour de la patrie, ne feraient-elles plus sur nous que des impressions légères ? C’est qu’il est très rare que les peuples allient une certaine espèce de courage et de vertu avec l’extrême soumission ; c’est que les Romains devinrent bas et vils sitôt qu’ils eurent un maître ; et qu’enfin, comme dit Homère : L’affreux instant qui met un homme libre aux fers Lui ravit la moitié de sa vertu première.1 D’où je conclus que les siècles de liberté, dans lesquels s’engendrent les grands hommes et les grandes passions, sont aussi les seuls où les peuples soient vraiment admirateurs des sentiments nobles et courageux. Pourquoi le genre de Corneille, maintenant moins goûté, l’était-il davantage du vivant de cet illustre poète ? C’est qu’on sortait alors de la ligue, de la fronde, de ces temps de 206 De l’Esprit troubles où les esprits, encore échauffés du feu de la sédition, sont plus audacieux, plus estimateurs des sentiments hardis, et plus susceptibles d’ambition ; c’est que les caractères que Corneille donne à ses héros, les projets qu’il fait concevoir à ces ambitieux, étaient par conséquent plus analogues à l’esprit du siècle, qu’ils ne le seraient maintenant qu’on rencontre peu de héros(h), de citoyens et d’ambitieux, qu’un calme heureux a succédé à tant d’orages, et que les volcans de la sédition sont de toutes parts éteints. Comment un artisan habitué à gémir sous le faix de l’indigence et du mépris, un homme riche et même un grand seigneur accoutumé à ramper devant un homme en place, à le regarder avec le saint respect que l’Égyptien a pour ses dieux et le nègre pour son fétiche, seraient-ils fortement frappés de ce vers où Corneille dit : Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose ?1 De pareils sentiments doivent leur paraître fous et gigantesques ; ils n’en pourraient admirer l’élévation, sans avoir souvent à rougir de la bassesse des leurs : c’est pourquoi, si l’on en excepte un petit nombre d’esprits et de caractères élevés, qui conservent encore pour Corneille une estime raisonnée et sentie, les autres admirateurs de ce grand poète l’estiment moins par sentiment que par préjugé et sur parole. Tout changement arrivé dans le gouvernement ou dans les mœurs d’un peuple, doit nécessairement amener des révo(h) Les guerres civiles sont un malheur auquel on doit souvent de grands hommes. 1. Cinna, acte III, scène 4. discours ii, chapitre xix 207 lutions dans son goût. D’un siècle à l’autre, un peuple est différemment frappé des mêmes objets, selon la passion différente qui l’anime. Il en est des sentiments des hommes comme de leurs idées ; si nous ne concevons dans les autres que les idées analogues aux nôtres, nous ne pouvons, dit Salluste, être affectés que des passions qui nous affectent nous-mêmes fortement(i). Pour être touché de la peinture de quelque passion, il faut soi-même en avoir été le jouet. Supposons que le berger Tircis et Catilina se rencontrent, et se fassent réciproquement confidence des sentiments d’amour et d’ambition qui les agitent ; ils ne pourront certainement pas se communiquer l’impression différente qu’excitent en eux les différentes passions dont ils sont animés. Le premier ne conçoit point ce qu’a de si séduisant le pouvoir suprême, et le second ce que la conquête d’une femme a de si flatteur. Or, pour faire aux différents genres tragiques l’application de ce principe, je dis qu’en tout pays où les habitants n’ont point de part au maniement des affaires publiques, où l’on cite rarement les mots de patrie et de citoyen, on ne plaît au public qu’en présentant sur le théâtre des passions convenables à des particuliers ; telles, par exemple, que celle de l’amour. Ce n’est pas que tous les hommes y soient également sensibles : il est certain que des âmes fières et hardies, des ambitieux, des politiques, des avares, des vieillards ou (i) Du récit d’une action héroïque, le lecteur ne croit que ce qu’il est capable de faire lui-même ; il rejette le reste comme inventé. 208 De l’Esprit des gens chargés d’affaires, sont peu touchés de la peinture de cette passion : et c’est précisément la raison pour laquelle les pièces de théâtre n’ont de succès pleins et entiers que dans les États républicains, où la haine des tyrans, l’amour de la patrie et de la liberté, sont, si je l’ose dire, des points de ralliement pour l’estime publique. Dans tout autre gouvernement, les citoyens n’étant pas réunis par un intérêt commun, la diversité des intérêts personnels doit nécessairement s’opposer à l’universalité des applaudissements. Dans ces pays, on ne peut prétendre qu’à des succès plus ou moins étendus, en peignant des passions plus ou moins généralement intéressantes pour les particuliers. Or, parmi les passions de cette espèce, nul doute que celle de l’amour, fondée en partie sur un besoin de la nature, ne soit la plus universellement sentie. Aussi préfère-t-on maintenant, en France, le genre de Racine à celui de Corneille, qui, dans un autre siècle ou un pays différent tel que l’Angleterre, aurait vraisemblablement préférence. C’est une certaine faiblesse de caractère, suite nécessaire du luxe et du changement arrivé dans nos mœurs, qui, nous privant de toute force et de toute élévation dans l’âme, nous fait déjà préférer les comédies aux tragédies, qui ne sont plus maintenant que des comédies d’un style élevé, et dont l’action se passe dans les palais des rois. C’est l’heureux accroissement de l’autorité souveraine qui, désarmant la sédition, avilissant la condition des bourgeois, a dû presque entièrement les bannir de la scène co- discours ii, chapitre xix 209 mique, où l’on ne voit plus que des gens du bon air et du grand monde, lesquels y tiennent réellement la place qu’occupaient les gens d’une condition commune, et sont proprement les bourgeois du siècle. On voit donc qu’en des temps différents, certains genres d’esprit font sur le public des impressions très différentes, mais toujours proportionnées à l’intérêt qu’il a de les estimer. Or cet intérêt public est quelquefois, d’un siècle à l’autre, assez différent de lui-même, pour occasionner, comme je vais le prouver, la création ou l’anéantissement subit de certains genres d’idées et d’ouvrages ; tels sont tous les ouvrages de controverse, ouvrages maintenant aussi ignorés qu’ils étaient et devaient être autrefois connus et admirés. En effet, dans un temps où les peuples, partagés sur leur croyance, étaient animés de l’esprit de fanatisme ; où chaque secte, ardente à soutenir ses opinions, voulait, armée de fer ou d’arguments, les annoncer, les prouver, les faire adopter à l’univers ; les controverses étaient, premièrement quant au choix du sujet, des ouvrages trop généralement intéressants, pour n’être pas universellement estimés : d’ailleurs, ces ouvrages devaient être faits, du moins de la part de certains hérétiques, avec toute l’adresse et l’esprit imaginables ; car enfin, pour persuader aux nations des contes de Peau-d’âne et de la Barbe-bleue, comme font la plupart des hérésies(j), il était impossible que les controversistes n’employassent, dans leurs écrits, toute la souplesse, la force et les ressources de la (j) Voyez l’histoire des hérésies par saint Épiphane. 210 De l’Esprit logique, que leurs ouvrages ne fussent des chefs-d’œuvre de subtilité, et peut-être, en ce genre, le dernier effort de l’esprit humain. Il est donc certain que, tant par l’importance de la matière, que par la manière de la traiter, les controversistes devaient alors être regardés comme les écrivains les plus estimables. Mais, dans un siècle où l’esprit de fanatisme a presque entièrement disparu ; où les peuples et les rois, instruits par les malheurs passés, ne s’occupent plus des disputes théologiques ; où d’ailleurs les principes de la vraie religion s’affermissent de jour en jour, ces mêmes écrivains ne doivent plus faire la même impression sur les esprits. Aussi l’homme du monde ne lirait-il maintenant leurs écrits qu’avec le dégoût qu’il éprouverait à la lecture d’une controverse péruvienne, dans laquelle on examinerait si Manco-Capac est ou n’est pas fils du Soleil. Pour confirmer ce que je viens de dire par un fait passé sous nos yeux, qu’on se rappelle le fanatisme avec lequel on disputait sur la prééminence des modernes sur les anciens. Ce fanatisme fit alors la réputation de plusieurs dissertations médiocres composées sur ce sujet : et c’est l’indifférence avec laquelle on a considéré cette dispute, qui depuis a laissé dans l’oubli les dissertations de l’illustre M. de la Mothe1 et du savant abbé Terrasson2 : dissertations qui, regardées à juste titre comme des chefs-d’œuvre et des modèles en ce genre, ne sont cependant presque plus connues que des gens de lettres. 1. François de La Mothe Le Vayer, (1588-1672), philosophe, un des principaux représentants du libertinage érudit au xviie siècle. 2. Jean Terrasson, (1670-1750), helléniste et latiniste. discours ii, chapitre xix 211 Ces exemples suffisent pour prouver que c’est à l’intérêt public, différemment modifié selon les différents siècles, qu’on doit attribuer la création et l’anéantissement de certains genres d’idées et d’ouvrages. Il ne me reste plus qu’à montrer comment ce même intérêt public, malgré les changements journellement arrivés dans les mœurs, les passions et les goûts d’un peuple, peut cependant assurer à certains genres d’ouvrages l’estime constante de tous les siècles. Pour cet effet, il faut se rappeler que le genre d’esprit le plus estimé dans un siècle et dans un pays, est souvent le plus méprisé dans un autre siècle et dans un autre pays, que l’esprit, par conséquent, n’est proprement que ce qu’on est convenu de nommer esprit. Or, parmi les conventions faites à ce sujet, les unes sont passagères, et les autres durables. On peut donc réduire à deux espèces toutes les différentes sortes d’esprits : l’une, dont l’utilité momentanée est dépendante des changements survenus dans le commerce, le gouvernement, les passions, les occupations et le préjugés d’un peuple, n’est, pour ainsi dire, qu’un esprit de mode(k) : l’autre, dont l’utilité éternelle, inaltérable, indépendante des mœurs et des gouvernements divers, tient à la nature même (k) J’entends, par ce mot, tout ce qui n’appartient pas à la nature de l’homme et des choses : je comprends par conséquent, sous ce même mot, les ouvrages qui nous paraissent les plus durables. Telles sont les fausses religions, qui, successivement remplacées les unes par les autres, doivent, relativement à l’étendue des siècles, être comptées parmi les ouvrages de mode. 212 De l’Esprit de l’homme, est par conséquent toujours invariable, et peut être regardée comme le vrai esprit, c’est-à-dire, comme l’esprit le plus désirable. Tous les genres d’esprit réduits ainsi à ces deux espèces, je distinguerai, en conséquence, deux différentes sortes d’ouvrages. Les uns sont faits pour avoir un succès brillant et rapide ; les autres un succès étendu et durable. Un roman satirique où l’on peindra, par exemple, d’une manière vraie et maligne, les ridicules des grands, sera certainement couru de tous les gens d’une condition commune. La nature, qui grave dans tous les cœurs le sentiment d’une égalité primitive, a mis un germe éternel de haine entre les grands et les petits : ces derniers saisissent donc, avec tout le plaisir et la sagacité possibles, les traits les plus fins des tableaux ridicules où ces grands paraissent indignes de leur supériorité. De tels ouvrages doivent donc avoir un succès rapide et brillant, mais peu étendu et peu durable : peu étendu, parce qu’il a nécessairement pour limites les pays où ces ridicules prennent naissance ; peu durable, parce que la mode, en remplaçant continuellement un ancien ridicule par un nouveau, efface bientôt du souvenir des hommes les ridicules anciens et les auteurs qui les ont peints ; parce qu’enfin, ennuyée de la contemplation du même ridicule, la malignité des petits cherche, dans de nouveaux défauts, de nouveaux motifs de justifier ses mépris pour les grands. Leur impatience, à cet égard, hâte donc encore la chute de ces sortes d’ouvrages dont la célébrité n’égale pas souvent la durée du ridicule. discours ii, chapitre xix 1. François Nicole, (1683-1758), mathématicien. 213 Tel est le genre de réussite que doivent avoir les romans satiriques. À l’égard d’un ouvrage de morale ou de métaphysique, son succès ne peut être le même : le désir de s’instruire, toujours plus rare et moins vif que celui de censurer, ne peut fournir, dans une nation, ni un si grand nombre de lecteurs, ni des lecteurs si passionnés. D’ailleurs, les principes de ces sciences, avec quelque clarté qu’on les présente, exigent toujours des lecteurs une certaine attention qui doit encore en diminuer considérablement le nombre. Mais si le mérite de cet ouvrage de morale ou de métaphysique est moins rapidement senti que celui d’un ouvrage satirique, il est plus généralement reconnu ; parce que des traités, tels que ceux de Locke ou de Nicole1, où il ne s’agit ni d’un Italien, ni d’un Français, ni d’un Anglais, mais de l’homme en général, doivent nécessairement trouver des lecteurs chez tous les peuples du monde, et même les conserver dans chaque siècle. Tout ouvrage qui ne tire son mérite que de la finesse des observations faites sur la nature de l’homme et des choses, ne peut cesser de plaire en aucun temps. J’en ai dit assez pour faire connaître la vraie cause des différentes espèces d’estime attachées aux différents genres d’esprit : s’il reste encore quelque doute sur ce sujet, on peut, par de nouvelles applications des principes ci-dessus établis, acquérir de nouvelles preuves de leur vérité. Veut-on savoir, par exemple, quels seraient les divers succès de deux écrivains, dont l’un se distinguerait uniquement par la force et la profondeur de ses pensées, et l’autre par 214 De l’Esprit la manière heureuse de les exprimer ? Conséquemment à ce que j’ai dit, la réussite du premier doit être plus lente ; parce qu’il est beaucoup plus de juges de la finesse, des grâces, des agréments d’un tour ou d’une expression, et enfin de toutes les beautés de style, qu’il n’est de juges de la beauté des idées. Un écrivain poli, comme Malherbe, doit donc avoir des succès plus rapides qu’étendus, et plus brillants que durables. Il en est deux causes : la première, c’est qu’un ouvrage, traduit d’une langue dans une autre, perd toujours, dans la traduction, la fraîcheur et la force de son coloris ; et ne passe par conséquent aux étrangers que dépouillé des charmes du style, qui, dans ma supposition, en faisaient le principal agrément ; la seconde, c’est que la langue vieillit insensiblement ; c’est que les tours les plus heureux deviennent à la longue les plus communs ; et qu’un ouvrage, enfin dépourvu, dans le pays même ou il a été composé, des beautés qui l’y rendaient agréable, ne doit tout au plus conserver à son auteur qu’une estime de tradition. Pour obtenir un succès entier, il faut, aux grâces de l’expression, joindre le choix des idées. Sans cet heureux choix, un ouvrage ne peut soutenir l’épreuve du temps, et surtout d’une traduction, qu’on doit regarder comme le creuset le plus propre à séparer l’or pur du clinquant. Aussi ne doit-on attribuer qu’à ce défaut d’idées, trop commun à nos anciens poètes, le mépris injuste que quelques gens raisonnables ont conçu pour la poésie. discours ii, chapitre xix 215 Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai déjà dit : c’est qu’entre les ouvrages dont la célébrité doit s’étendre dans tous les siècles et les pays divers, il en est qui, plus vivement et plus généralement intéressants pour l’humanité, doivent avoir des succès plus prompts et plus grands. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que, parmi les hommes, il en est peu qui n’aient éprouvé quelque passion ; que la plupart d’entre eux sont moins frappés de la profondeur d’une idée que de la beauté d’une description ; qu’ils ont, comme l’expérience le prouve, presque tous, plus senti que vu, mais plus vu que réfléchi(l) ; qu’ainsi la peinture des passions doit être plus généralement agréable, que la peinture des objets de la nature ; et la description poétique de ces mêmes objets doit trouver plus d’admirateurs que les ouvrages philosophiques. À l’égard même de ces derniers ouvrages, les hommes étant communément moins curieux de la connaissance de la botanique, de la géographie et des beaux arts, que de la connaissance du cœur humain, les philosophes excellents en ce dernier genre doivent être plus généralement connus et estimés que les botanistes, les géographes et les grands critiques. Aussi, M. de la Mothe (qu’il me soit encore permis de le citer pour exemple) eût-il été, sans contredit, plus généralement estimé, s’il eût appliqué à des sujets plus intéressants la même finesse, la même élégance et la même (l) Voilà pourquoi, dans la Grèce, dans Rome, et dans presque tous les pays, le siècle des poètes a toujours annoncé et précédé celui des philosophes. 216 De l’Esprit netteté qu’il a portées dans ses discours sur l’ode, la fable et la tragédie. Le public, content d’admirer les chefs-d’œuvre des grands poètes, fait peu de cas des grands critiques ; leurs ouvrages ne sont lus, jugés et appréciés, que par les gens de l’art auxquels ils sont utiles. Voilà la vraie cause du peu de proportion qu’on remarque entre la réputation et le mérite de M. de la Mothe. Voyons maintenant quels sont les ouvrages qui doivent, au succès rapide et brillant, unir le succès étendu et durable. On n’obtient à la fois ces deux espèces de succès que par des ouvrages où, conformément à mes principes, l’on a su joindre, à l’utilité momentanée, l’utilité durable ; tels sont certains genres de poèmes, de romans, de pièces de théâtre et d’écrits moraux ou politiques : sur quoi il est bon d’observer que ces ouvrages, bientôt dépouillés des beautés dépendantes des mœurs, des préjugés, du temps et du pays ou ils sont faits, ne conservent, aux yeux de la postérité, que les seules beautés communes à tous les siècles et à tous les pays ; et qu’Homère, par cette raison, doit nous paraître moins agréable qu’il ne le parut aux Grecs de son temps. Mais cette perte, et, si je l’ose dire, ce déchet en mérite, est plus ou moins grand, selon que les beautés durables qui entrent dans la composition d’un ouvrage, et qui y sont toujours inégalement mélangées aux beautés du jour, l’emportent plus ou moins sur ces dernières. Pourquoi Les Femmes savantes de l’illustre Molière sont-elles déjà moins estimées que son Avare, son Tartufe et son Misanthrope ? L’on n’a point calculé le nombre d’idées discours ii, chapitre xix 217 renfermées dans chacune de ces pièces ; l’on n’a point, en conséquence, déterminé le degré d’estime qui leur est dû : mais l’on a éprouvé qu’une comédie, telle que L’Avare, dont le succès est fondé sur la peinture d’un vice toujours subsistant et toujours nuisible aux hommes, renfermait nécessairement, dans ses détails, une infinités de beautés analogues au choix heureux de ce sujet, c’est-à-dire, de beautés durables ; qu’au contraire, une comédie telle que Les Femmes savantes, dont la réussite n’est appuyée que sur un ridicule passager, ne pouvait étinceler que de ces beautés momentanées, qui, plus analogues à la nature de ce sujet, et peut-être plus propres à faire des impressions vives sur le public, n’en pouvaient faire d’aussi durables. C’est pourquoi l’on ne voit guère, chez les différentes nations, que les pièces de caractère passer avec succès d’un théâtre à l’autre. La conclusion de ce chapitre, c’est que l’estime accordée aux divers genres d’esprit, est, dans chaque siècle, toujours proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer. C H A PIT R E X X De l’esprit considéré par rapport aux différents pays Ce que j’ai dit des siècles divers, je l’applique aux pays différents : et je prouve que l’estime ou le mépris, attachés aux mêmes genres d’esprit est, chez les différents peuples, toujours l’effet de la forme différente de leur gouvernement, et par conséquent de la diversité de leurs intérêts. Pourquoi l’éloquence est-elle si fort en estime chez les républicains ? C’est que, dans la forme de leur gouvernement, l’éloquence ouvre la carrière des richesses et des grandeurs. Or, l’amour et le respect que tous les hommes ont pour l’or et les dignités doit nécessairement se réfléchir sur les moyens propres à les acquérir. Voilà pourquoi, dans les républiques, on honore non seulement l’éloquence, mais encore toutes les sciences qui, telles que la politique, la jurisprudence, la morale, la poésie, ou la philosophie, peuvent servir à former des orateurs. Dans les pays despotiques, au contraire, si l’on fait peu de cas de cette même espèce d’éloquence, c’est qu’elle ne mène point à la fortune ; c’est qu’elle n’est, dans ces pays, de presque aucun usage, et qu’on ne se donne pas la peine de persuader lorsqu’on peut commander. discours ii, chapitre xx 1. Helvétius reprend le lieu commun du platonisme en faveur du régime politique spartiate. En réalité, les Athéniens soupçonnaient les Spartiates d’avoir prétexté des obligations religieuses pour retarder leur participation à la lutte contre l’invasion perse de 480… 2. Joseph Addison, (1672 -1719), homme d’État, écrivain et poète. 219 Pourquoi les Lacédémoniens affectaient-ils tant de mépris pour le genre d’esprit propre à perfectionner les ouvrages de luxe ? C’est qu’une république pauvre et petite, qui ne pouvait opposer que ses vertus et sa valeur à la puissance redoutable des Perses1, devait mépriser tous les arts propres à amollir le courage, qu’on eût, peut-être, avec raison, déifiés à Tyr ou à Sidon. D’où vient qu’a-t-on moins d’estime en Angleterre pour la science militaire, qu’à Rome et dans la Grèce on n’en avoir pour cette même science ? C’est que les Anglais, maintenant plus Carthaginois que Romains, ont, par la forme de leur gouvernement et par leur position physique, moins besoin de grands généraux que d’habiles négociants ; c’est que l’esprit de commerce, qui nécessairement amène à sa suite le goût du luxe et de la mollesse, doit chaque jour augmenter à leurs yeux le prix de l’or et de l’industrie, doit chaque jour diminuer leur estime pour l’art de la guerre et même pour le courage : vertu que, chez un peuple libre, soutient longtemps l’orgueil national ; mais qui, s’affaiblissant néanmoins de jour en jour, est, peut-être, la cause éloignée de la chute ou de l’asservissement de cette nation. Si les écrivains célèbres, au contraire, comme le prouve l’exemple des Locke et des Adisson2, ont été jusqu’à présent plus honorés en Angleterre que partout ailleurs, c’est qu’il est impossible qu’on ne fasse très grand cas du mérite dans un pays où chaque citoyen a part au maniement des affaires générales, où tout homme d’esprit peut éclairer le public dur ses véritables intérêts. 220 De l’Esprit C’est la raison pour laquelle on rencontre si communément à Londres, des gens instruits ; rencontre plus difficile à faire en France : non que le climat anglais, comme on l’a prétendu, soit plus favorable à l’esprit que le nôtre : la liste de nos hommes célèbres, dans la guerre, la politique, les sciences et les arts, est peut-être plus nombreuse que la leur. Si les seigneurs anglais sont en général plus éclairés que les nôtres, c’est qu’ils sont forcés de s’instruire ; c’est qu’en dédommagement des avantages que la forme de notre gouvernement peut avoir sur la leur, ils en ont, à cet égard, un très considérable sur nous ; avantage qu’ils conserveront jusqu’à ce que le luxe ait entièrement corrompu les principes de leur gouvernement, les ait insensiblement pliés au joug de la servitude, et leur ait appris à préférer les richesses aux talents. Jusqu’aujourd’hui, c’est à Londres, un mérite de s’instruire ; à Paris, c’est un ridicule. Ce fait suffit pour justifier la réponse d’un étranger que M. le duc d’Orléans, régent, interrogeait sur le caractère et le génie différent des nations de l’Europe : la seule manière, lui dit l’étranger, de répondre à votre altesse royale est de lui répéter les premières questions que, chez les divers peuples, l’on fait le plus communément sur le compte d’un homme qui se présente dans le monde. En Espagne, ajouta-t-il, on demande : est-ce un grand de la première classe ? En Allemagne : peut-il entrer dans les chapitres ? En France : est-il bien à la cour ? En Hollande : combien a-t-il d’or ? En Angleterre : quel homme est-ce ? discours ii, chapitre xx 221 Le même intérêt général qui, dans les États républicains et ceux dont la constitution est mixte, préside à la distribution de l’estime, est aussi, dans les empires soumis au despotisme, le distributeur unique de cette même estime. Si, dans ces gouvernements, l’on fait peu de cas de l’esprit, et si l’on a plus de considération à Ispahan, à Constantinople, pour l’eunuque, l’icoglan ou le pacha, que pour l’homme de mérite ; c’est qu’en ces pays on n’a nul intérêt d’estimer les grands hommes : ce n’est pas que ces grands hommes n’y fussent utiles et désirables ; mais aucun des particuliers, dont l’assemblage forme le public, n’ayant intérêt à le devenir, on sent que chacun d’eux estimera toujours peu ce qu’il ne voudrait pas être. Qui pourrait, dans ces empires, engager un particulier à supporter la fatigue de l’étude et de la méditation nécessaires pour perfectionner ses talents ? Les grands talents sont toujours suspects aux gouvernements injustes : les talents n’y procurent ni les dignités, ni les richesses. Or les richesses et les dignités sont cependant les seuls biens visibles à tous les yeux, les seuls qui soient réputés vrais biens et soient universellement désirés. En vain dirait-on qu’ils sont quelquefois fastidieux à leurs possesseurs : ce sont, si l’on veut, des décorations quelquefois désagréables aux yeux de l’acteur, et qui néanmoins paraîtront toujours admirables du point de vue d’où le spectateur les contemple : c’est pour les obtenir qu’on fait les plus grands efforts, Aussi les hommes illustres ne croissent-ils que dans les pays où les honneurs 222 De l’Esprit et les richesses sont le prix des grands talents ; aussi les pays despotiques sont-ils, par la raison contraire, toujours stériles en grands hommes. Sur quoi j’observerai que l’or est maintenant d’un si grand prix aux yeux de toutes les nations, que, dans des gouvernements infiniment plus sages et plus éclairés, la possession de l’or est presque toujours regardée comme le premier mérite. Que de gens riches, enorgueillis par les hommages universels, se croient supérieurs(a) à l’homme de talent ; se félicitent, d’un ton superbement modeste, d’avoir préféré l’utile à l’agréable, et d’avoir, au défaut d’esprit, fait, disent-ils, emplette de bon sens, qui, dans la signification qu’ils attachent à ce mot, est le vrai, le bon et le suprême esprit !.. De telles gens doivent toujours prendre les philosophes pour des spéculateurs visionnaires, leurs écrits pour des ouvrages sérieusement frivoles, et l’ignorance pour un mérite. (a) Séduits par leur propre vanité et les éloges de mille flatteurs, les plus médiocres d’entre eux se croient, du moins, fort au-dessus de quiconque n’est pas supérieur en son genre. Ils ne sentent pas qu’il en est des gens d’esprit comme des coureurs : un tel, disent-ils entre eux, ne court pas. Cependant ce n’est ni l’impotent ni l’homme ordinaire qui l’atteindront à la course. Si l’on se tait sur la médiocrité d’esprit de la plupart de ces gens si vains de leurs richesses, c’est qu’on ne songe pas même à les citer. Le silence sur notre compte est toujours un mauvais signe ; c’est qu’on n’a point à se venger de notre supériorité. On dit peu de mal de ceux qui ne méritent pas d’éloge. discours ii, chapitre xx 223 Les richesses et les dignités sont trop généralement désirées, pour qu’on honore jamais les talents chez les peuples où les prétentions au mérite sont exclusives des prétentions à la fortune. Or, pour faire fortune, dans quel pays l’homme d’esprit n’est-il pas contraint à perdre, dans l’antichambre d’un protecteur, un temps que, pour exceller en quelque genre que ce soit, il faudrait employer à des études opiniâtres et continues ? Pour obtenir la faveur des grands, à quelles flatteries, à quelles bassesses ne doit-il pas se plier ? S’il naît en Turquie, il faut qu’il s’expose aux dédains d’un mufti ou d’une sultane ; en France, aux bontés outrageantes d’un grand seigneur(b) ou d’un homme en place, qui, méprisant en lui un genre d’esprit trop différent du sien, le regardera comme un homme inutile à l’État, incapable d’affaires sérieuses, et tout au plus comme un joli enfant occupé d’ingénieuses bagatelles. D’ailleurs, secrètement jaloux de la réputation des gens de mérite(c), et sensible à leur censure, (b) Ils contrefont quelquefois les bonnes gens ; mais, à travers leur bonté , comme à travers les trous du manteau de Diogène, on aperçoit la vanité. (c) « En entrant dans le monde, disait un jour M. le président de Montesquieu, on m’annonça comme un des homme d’esprit, et je reçus un accueil assez favorable des gens en place : mais lorsque, par le succès des Lettres persanes, j’eus peut-être prouvé que j’en avais, et que j’eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez, ajoutait-il, qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célèbre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient ; et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges, pour supporter patiemment l’éloge d’autrui. » 224 De l’Esprit l’homme en place les reçoit chez lui moins par goût que par faste, uniquement pour montrer qu’il a de tout dans sa maison. Or, comment imaginer qu’un homme, animé de cette passion pour la gloire, qui l’arrache aux douceurs du plaisir, s’avilisse jusqu’à ce point ? Quiconque est né pour illustrer son siècle est toujours en garde contre les grands ; il ne se lie du moins qu’avec ceux dont l’esprit et le caractère, fait pour estimer les talents et s’ennuyer dans la plupart des sociétés, y recherche, y rencontre l’homme d’esprit avec le même plaisir que se rencontrent, en Chine, deux Français, qui s’y trouvent amis à la première vue. Le caractère propre à former les hommes illustres les expose donc nécessairement à la haine, ou du moins à l’indifférence des grands et des hommes en place, et surtout chez des peuples, tels que les Orientaux, qui, abrutis par la forme de leur gouvernement et par leur religion, croupissent dans une honteuse ignorance, et tiennent, si j’ose le dire, le milieu entre l’homme et la brute. Après avoir prouvé que le défaut d’estime pour le mérite est, dans l’Orient, fondé sur le peu d’intérêt que les peuples ont d’estimer les talents ; pour faire mieux sentir la puissance de cet intérêt, appliquons ce principe à des objets qui nous soient plus familiers. Qu’on examine pourquoi l’intérêt public, modifié selon la forme de notre gouvernement, nous donne, par exemple, tant de dégoût pour le genre de la dissertation ; pourquoi le ton nous en paraît insupportable : et l’on sentira que la dissertation est pénible et fatigante ; discours ii, chapitre xx 225 que les citoyens ayant, par la forme de notre gouvernement, moins besoin instruction que d’amusement, ils ne désirent, en général, que la sorte d’esprit qui les rend agréables dans un souper ; qu’ils doivent, en conséquence, faire peu de cas de l’esprit de raisonnement ; et ressembler tous, plus ou moins, à cet homme de la cour, qui, moins ennuyé qu’embarrassé des raisonnements qu’un homme sage apportait en preuve de son opinion, s’écria vivement : Ah ! Monsieur, je ne veux pas qu’on me prouve. Tout doit céder chez nous à l’intérêt de la paresse. Si, dans la conversation, l’on ne se sert que de phrases décousues et hyperboliques ; si l’exagération est devenue l’éloquence particulière de notre siècle et de notre nation ; si l’on n’y fait nul cas de la justesse et de la précision des idées et des expressions, c’est que nous ne sommes nullement intéressés à les estimer. C’est par ménagement pour cette même paresse que nous regardons le goût comme un don de la nature, comme un instinct supérieur à toute connaissance raisonnée, et enfin comme un sentiment vif et prompt du bon et du mauvais ; sentiment qui nous dispense de tout examen, et réduit toutes les règles de la critique aux deux seuls mots de délicieux ou de détestable. C’est à cette même paresse que nous devons aussi quelques-uns des avantages que nous avons sur les autres nations. Le peu d’habitude de l’application, qui bientôt nous en rend tout-à-fait incapables, nous fait désirer, dans les ouvrages, une netteté qui supplée à cette incapacité d’attention : nous sommes des enfants qui voulons, dans 226 De l’Esprit nos lectures, être toujours soutenus par la lisière de l’ordre. Un auteur doit donc maintenant se donner toutes les peines imaginables pour en épargner à ses lecteurs ; il doit souvent répéter d’après Alexandre : Ô Athéniens, qu’il m’en coûte pour être loué de vous ! Or la nécessité d’être clairs pour être lus, nous rend, à cet égard, supérieurs aux écrivains anglais : si ces derniers font peu de cas de cette clarté, c’est que leurs lecteurs y sont moins sensibles, et que des esprits plus exercés à la fatigue de l’attention peuvent suppléer plus facilement à ce défaut. Voilà ce qui, dans une science telle que la métaphysique, doit nous donner quelques avantages sur nos voisins. Si l’on a toujours appliqué à cette science le proverbe, Point de merveille, sans voile, et si ses ténèbres l’ont rendu longtemps respectable, maintenant notre paresse n’entreprendrait plus de les percer, son obscurité la rendrait méprisable : nous voulons qu’on la dépouille du langage inintelligible dont elle est encore revêtue, qu’on la dégage des nuages mystérieux qui l’environnent. Or ce désir, qu’on ne doit qu’à la paresse, est l’unique moyen de faire une science de choses de cette même métaphysique, qui jusqu’à présent n’a été qu’une science de mots. Mais, pour satisfaire sur ce point le goût du public, il faut, comme le remarque l’illustre historiographe de l’académie de Berlin1 , « que les esprits brisant les entraves d’un respect trop superstitieux, connaissent les limites qui doivent éternellement séparer la raison de la religion ; et que les examinateurs, follement révoltés contre tout ouvrage de raisonnement, ne condamnent plus la nation à la frivolité. » 1. Samuel Formey. (voir page 581) discours ii, chapitre xx 227 Ce que j’ai dit suffit, je pense, pour nous découvrir en même temps la cause de notre amour pour les historiettes et les romans, de notre habileté en ce genre, de notre supériorité dans l’art frivole et cependant assez difficile de dire des riens, et enfin de la préférence que nous donnons à l’esprit d’agrément sur tout autre genre d’esprit ; préférence qui nous accoutume à regarder l’homme d’esprit comme divertissant, à l’avilir en le confondant avec le pantomime ; préférence enfin qui nous rend le peuple le plus galant, le plus aimable, mais le plus frivole de l’Europe. Nos mœurs données, nous devons être tels. La route de l’ambition est, par la forme de notre gouvernement, fermée à la plupart des citoyens ; il ne leur reste que celle du plaisir. Entre les plaisirs, celui de l’amour est le plus vif ; pour en jouir, il faut se rendre agréable aux femmes ; dès que le besoin d’aimer se fait sentir, celui de plaire doit donc s’allumer en notre âme. Malheureusement, il en est des amants comme de ces insectes ailés qui prennent la couleur de l’herbe à laquelle ils s’attachent ; ce n’est qu’en empruntant la ressemblance de l’objet aimé, qu’un amant parvient à lui plaire. Or, si les femmes, par l’éducation qu’on leur donne, doivent acquérir plus de frivolités et de grâces, que de force et de justesse dans les idées, nos esprits, se modelant sur les leurs, doivent, en conséquence, se ressentir des mêmes vices. Il n’est que deux moyens de s’en garantir. Le premier, c’est de perfectionner l’éducation des femmes, de donner plus de hauteur à leur âme, plus d’étendue à leur esprit. Nul doute qu’on ne s’élevât aux plus grandes choses, si l’on avait l’amour 228 De l’Esprit pour précepteur, et que la main de la beauté jetât dans notre âme les semences de l’esprit et de la vertu. Le second moyen (et ce n’est pas certainement celui que je conseillerais ), ce serait de débarrasser les femmes d’un reste de pudeur, dont le sacrifice les met en droit d’exiger le culte et l’adoration perpétuelle de leurs amants. Alors les faveurs des femmes, devenues plus communes, paraîtraient moins précieuses ; alors les hommes, plus indépendants, plus sages, ne perdraient près d’elles que les heures consacrées aux plaisirs de l’amour, et pourraient, par conséquent, étendre et fortifier leur esprit par l’étude et la méditation. Chez tous les peuples et dans tous les pays voués à l’idolâtrie des femmes, il faut en faire des Romaines ou des sultanes ; le milieu entre ces deux partis est le plus dangereux. Ce que j’ai dit ci-dessus prouve que c’est à la diversité des gouvernements et, par conséquent, des intérêts des peuples, qu’on doit attribuer l’étonnante variété de leurs caractères, de leur génie et de leur goût. Si l’on croit quelquefois apercevoir un point de ralliement pour l’estime générale ; si, par exemple, la science militaire est, chez presque tous les peuples, regardée comme la première ; c’est que le grand capitaine est, presque en tous les pays, l’homme le plus utile, du moins jusqu’à la convention d’une paix universelle et inaltérable. Cette paix une fois confirmée, on donnerait, sans contredit, aux hommes célèbres dans les sciences, les lois, les lettres et les beaux arts, la préférence sur le plus grand capitaine du monde : d’où je conclus que l’intérêt général est, dans chaque nation, le dispensateur unique de son estime. discours ii, chapitre xx 229 C’est à cette même cause, comme je vais le prouver, qu’on doit attribuer le mépris, injuste ou légitime, mais toujours réciproque, que les nations ont pour leurs mœurs, leurs usages et leurs caractères différents. C H A PIT R E X X I Le mépris respectif des nations tient à l’intérêt de leur vanité Il en est des nations comme des particuliers : si chacun de nous se croit infaillible, place la contradiction au rang des offenses, et ne peut estimer ni admirer dans autrui que son propre esprit, chaque nation n’estime pareillement dans les autres que les idées analogues aux siennes ; toute opinion contraire est donc entre elles un germe de mépris. Qu’on jette un coup d’œil rapide sur l’univers : ici, c’est l’Anglais qui nous prend pour des têtes frivoles, lorsque nous le prenons pour une tête brûlée. Là, c’est l’Arabe qui, persuadé de infaillibilité de son calife, rit de la sotte crédulité du Tartare qui croit le grand lama immortel. Dans l’Afrique, c’est le nègre qui, toujours en adoration devant une racine, une patte de crabe, ou la corne d’un animal, ne voit dans la terre qu’une masse immense de divinités, et se moque de la disette où nous sommes de dieux ; tandis que le musulman, peu instruit, nous accuse d’en reconnaître trois. Plus loin, ce sont les habitants de la montagne de Bata : ils sont persuadés que tout homme qui mange avant sa mort un coucou rôti, est un saint ; ils se moquent en conséquence de l’Indien : quoi de plus ridicule, lui disent-ils, que d’approcher une vache du lit d’un malade, et d’imaginer que, si la vache, dont on tire la discours ii, chapitre xxi 1. Abraham Rogerius, ou Abraham Roger, (1609-1649), pasteur hollandais travaillant pour la Compagnie hollandaise des Indes orientales. 1. Henri de La Borde, jésuite, en Martinique en 1659. En 1665, il est au milieu des Caraïbes. Tué au combat à SaintChristophen en avril 1666. 231 queue, vient à pisser, et qu’il tombe quelques gouttes de son urine sur le moribond, ce moribond est un saint ? Quoi de plus absurde aux brahmanes que d’exiger de leurs nouveaux convertis que, pendant six mois, ils se tiennent pour toute nourriture à la fiente de vache(a) ! C’est toujours sur une semblable différence de mœurs et de coutumes qu’est fondé le mépris respectif des nations. C’est par ce motif(b) que l’habitant d’Antioche méprisait jadis, dans l’empereur Julien, cette simplicité de mœurs et cette frugalité qui lui méritaient l’admiration des Gaulois. La différence de religion et par conséquent d’opinion déterminait, dans le même temps, des chrétiens, plus zélés que justes, à noircir, par les plus infâmes calomnies, la mémoire d’un prince qui, diminuant les impôts, rétablissant la discipline militaire et ranimant la vertu expirante des Romains, a si justement mérité d’être mis au rang de leurs plus grands empereurs(c). (a) Théâtre de l’idolâtrie, par Abraham Roger1. La vache, au rapport de Vincent le Blanc, est réputée sainte et sacrée au Calicut. Il n’est point d’être qui, généralement, ait plus de réputation de sainteté : il paraît que la coutume de manger, par pénitence, de la fiente de vache, est fort ancienne en Orient. (b) Blessé de nos mépris, « Je ne connais de sauvage, dit le Caraïbe, que l’Européen, qui n’adopte aucun de mes usages ». De l’origine et des mœurs des Caraïbes, par La Borde2. (c) On grava, à Tarse, sur le tombeau de Julien : Ci gît Julien, qui perdit la vie sur les bords du Tigre. Il fut un excellent empereur et un vaillant guerrier. 232 De l’Esprit Qu’on jette les yeux de toutes parts ; tout est plein de ces injustices. Chaque nation, convaincue qu’elle seule possède la sagesse, prend toutes les autres pour folles ; et ressemble assez au Marianois(d) qui, persuadé que sa langue est la seule de l’univers, en conclut que les autres hommes ne savent pas parler. S’il descendait du ciel un sage, qui, dans sa conduite, ne consultât que les lumières de la raison, ce sage passerait universellement pour fou. Il serait, dit Socrate, vis-à-vis des autres hommes, comme un médecin que des pâtissiers accuseraient, devant un tribunal d’enfants, d’avoir défendu les pâtés et les tartelettes, et qui sûrement y paraîtrait coupable au premier chef. En vain appuierait-il ses opinions sur les démonstrations les plus fortes ; toutes les nations seraient, à son égard, comme ce peuple de bossus, chez lequel, disent les fabulistes indiens, passa un dieu beau, jeune et bien fait. Ce dieu, ajoutent-ils, entre dans la capitale ; il s’y voit environné d’une multitude d’habitants, sa figure leur paraît extraordinaire ; les ris et les brocards annoncent leur étonnement : on allait pousser plus loin les outrages, si, pour l’arracher à ce danger, un des habitants, qui sans doute avait vu d’autres hommes que des bossus, ne se fût tout à coup écrié : Eh ! mes amis, qu’allons-nous faire ? N’insultons point ce malheureux contrefait : si le ciel nous a fait à tous le don de la beauté, s’il a orné notre dos d’une montagne de chair ; pleins de reconnaissance pour les immortels, allons au temple en (d) Voyages de la compagnie des Indes Hollandaise. discours ii, chapitre xxi 233 rendre grâces aux Dieux. Cette fable est l’histoire de la vanité humaine. Tout peuple admire ses défauts, et méprise les qualités contraires : pour réussir dans un pays, il faut être porteur de la bosse de la nation chez laquelle on voyage. Il est, dans chaque pays, peu d’avocats qui plaident la cause des nations voisines, peu d’hommes qui reconnaissent en eux le ridicule dont ils accusent l’étranger ; et qui prennent exemple sur je ne sais quel Tartare qui fit, à ce sujet, adroitement rougir le grand lama lui-même de son injustice. Ce Tartare avait parcouru le Nord, visité le pays des Lapons, et même acheté du vent de leurs sorciers(e). De retour en son pays, il raconte ses aventures : le grand lama veut les entendre, il pâme de rire à ce récit. De quelle folie, disait-il, l’esprit humain n’est-il pas capable ! Que de coutumes bizarres ! Quelle crédulité dans les Lapons ! Sont-ce des hommes ? Oui, vraiment, répondit le Tartare : apprends même quelque chose de plus étrange ; c’est que ces Lapons, si ridicules avec leurs sorciers, ne rient pas moins de notre crédulité que tu ris de la leur. Impie ! répond le grand lama ; oses-tu bien prononcer ce blasphème, et comparer ma religion avec la leur ? Père éternel, reprit le Tartare, avant que l’imposition sacrée de ta main sur ma tête m’ait lavé de mon péché, je te représenterai que, par tes ris, tu ne dois pas engager tes sujets à faire un profane usage de leur raison. Si l’œil (e) Les Lapons ont des sorciers qui vendent aux voyageurs des cordelettes, dont le nœud, délié à certaine hauteur, doit donner un certain vent. 234 De l’Esprit sévère de l’examen et du doute se portait sur tous les objets de la croyance humaine, qui sait si ton culte même serait à l’abri des railleries de l’incrédule. Peut-être que ta sainte urine et tes saints excréments, que tu distribues en présent aux princes de la terre, leur paraîtraient moins précieux ; peut-être n’y trouveraient-ils plus la même faveur(f ), n’en saupoudreraient-ils plus leurs ragoûts, et n’en mêleraient-ils plus dans leurs sauces. Déjà l’impiété nie à la Chine les neuf incarnations de Vishnou. Toi, dont la vue embrasse le passé, le présent et l’avenir, tu nous l’as répété souvent ; c’est au talisman d’une croyance aveugle que tu dois ton immortalité et ta puissance sur la terre : sans la soumission entière à tes dogmes, obligé de quitter ce séjour de ténèbres ; tu remonterais au ciel, ta patrie. Tu sais que les lamas, soumis à ta puissance, doivent un jour t’élever des autels dans toutes les parties du monde : qui peut t’assurer qu’ils exécutent ce projet sans le secours de la crédulité humaine ; et que, sans elle, l’examen, toujours impie, ne prît les lamas pour des sorciers lapons qui vendent du vent aux sots qui l’achètent ? Excuse donc, ô Fo vivant, les discours que me dicte l’intérêt de ton culte ; et que le Tartare apprenne de toi à respecter l’ignorance et la crédulité dont le ciel, toujours impénétrable dans ses vues, paraît se servir pour te soumettre la terre. Peu d’hommes font, à cet exemple, sentir à leur nation le ridicule dont elle se couvre aux yeux de la raison, lorsque, (f ) On donne au grand lama le nom de père éternel. Les princes sont friands de ses excréments. Histoire générale des voyages, tome VII. discours ii, chapitre xxi 1. Le royaume houéda est un ancien petit royaume d’Afrique de l’Ouest, situé dans le golfe de Guinée. 2. Le Père JeanBaptiste Labat, (1663-1738), missionnaire dominicain, colonisateur, planteur esclavagiste. 235 sous un nom étranger, elle rit de sa propre folie : mais il est encore moins de nations qui sussent profiter de pareils avis. Toutes sont si scrupuleusement attachées à l’intérêt de leur vanité, qu’en tout pays l’on ne donnera jamais le nom de sages qu’à ceux qui, comme disait M. de Fontenelle, sont fous de la folie commune. Quelque bizarre que soit une fable, elle est toujours crue de quelques nations ; et quiconque en doute est traité de fou par cette même nation. Dans le royaume de Juida1, où l’on adore le serpent, quel homme oserait nier le conte que les marabouts font d’un cochon qui, disent-ils, insulta à la divinité du serpent(g) et le mangea. Un saint marabout, ajoutent-ils, s’en aperçoit, en porte ses plaintes au roi. Sur le champ, arrêt de mort contre tous les cochons : l’exécution s’ensuit ; et la race en allait être anéantie, lorsque les peuples représentèrent au roi que, pour un coupable, il n’était pas juste de punir tant d’innocents : ces remontrances suspendent la colère du prince, on apaise le grand marabout, le massacre cesse, et les cochons ont ordre, à l’avenir, d’être plus respectueux envers la divinité. Voilà, s’écrient les marabouts, comme le serpent sait allumer la colère des rois, pour se venger des impies : que l’univers reconnaisse sa divinité, à son temple, à son sacrificateur, à l’ordre de marabout destiné à le servir, enfin aux vierges consacrées à son culte. Si, retiré au fond de son sanctuaire, le dieu serpent, invisible aux yeux même du roi, ne reçoit ses demandes et ne rend ses réponses que par l’organe des prêtres, ce n’est point (g) Voyages de Guinée et de la Cayenne, par le père Labat2. 236 De l’Esprit aux mortels à porter sur ces mystères un œil profane : leur devoir est de croire, de se prosterner et d’adorer. En Asie, au contraire, lorsque les Perses, tout souillés(h) du sang des serpents immolés au dieu du Bien, couraient au temple des mages se vanter de cet acte de piété, s’imaginet-on qu’un homme qui les aurait arrêtés pour leur prouver le ridicule de leur opinion en eût été bien reçu ? Plus une opinion est folle, plus il est honnête et dangereux d’en démontrer la folie. Aussi M. de Fontenelle a-t-il toujours répété que, s’il tenait toutes les vérités dans sa main, il se garderait bien de l’ouvrir pour les montrer aux hommes. En effet, si la découverte d’une seule a, dans l’Europe même, fait traîner Galilée dans les prisons de l’inquisition, à quel supplice ne condamnerait-on pas celui qui les révélerait toutes(i) ? Parmi les lecteurs raisonnables qui rient dans cet instant de la sottise de l’esprit humain, et qui s’indignent du traitement fait à Galilée, peut-être n’en est-il aucun qui, dans le siècle de ce philosophe, n’en eût sollicité la mort. Ils eussent alors eu des opinions différentes : et dans quelles cruautés ne nous précipite pas le barbare et fanatique attachement pour nos opinions ? Combien cet attachement n’a-t-il pas semé (h) Beausobre1, Histoire du Manichéisme. (i) Penser, dit Aristippe2, c’est s’attirer la haine irréconciliable des ignorants, des faibles, des superstitieux et des hommes corrompus, qui tous se déclarent hautement contre tous ceux qui veulent saisir, dans les choses, ce qu’il y a de vrai et d’essentiel. 1. Isaac de Beausobre, (1659-1738), ministre protestant français, connu pour son histoire du manichéisme. 2. Cette sentence, parfois reproduite en suivant Helvétius, a sa source sans doute dans un ouvrage contemporain, et non chez Diogène Laërce. discours ii, chapitre xxi 237 de maux sur la terre ? Attachement cependant dont il serait également juste, utile et facile de se défaire. Pour apprendre à douter de ses opinions, il suffit d’examiner les forces de son esprit, de considérer le tableau des sottises humaines, de se rappeler que ce fut six-cents ans après l’établissement des universités qu’il en sortit enfin un homme extraordinaire(j), que son siècle persécuta, et mit ensuite au rang des demi-dieux, pour avoir enseigné aux hommes à n’admettre pour vrais que les principes dont ils auraient des idées claires ; vérité dont peu de gens sentent toute l’étendue : pour la plupart des hommes, les principes ne renferment point de conséquences. Quelle que soit la vanité des hommes, il est certain que, s’ils se rappelaient souvent de pareils faits ; si, comme M. de Fontenelle, ils se disaient souvent à eux-mêmes : Personne n’échappe à l’erreur : serais-je le seul homme infaillible ? Ne serait-ce pas dans les choses mêmes que je soutiens avec le plus de fanatisme que je me tromperais ? Si les hommes avaient cette idée habituellement présente à l’esprit, ils seraient plus en garde contre leur vanité, plus attentifs aux objections de leurs adversaires, plus à portée d’apercevoir la vérité ; ils seraient plus doux, plus tolérants, et sans doute auraient une moins haute opinion de leur sagesse. Socrate répétait souvent : Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. On sait tout dans notre siècle, excepté ce que Socrate savait. Les hommes ne se surprennent si souvent en erreur, que parce qu’ils sont (j) Descartes. 238 De l’Esprit ignorants ; et qu’en général leur folie la plus incurable, c’est de se croire sages. Cette folie, commune à toutes les nations et produite en partie par leur vanité, leur fait non seulement mépriser les mœurs et les usages différents des leurs, mais leur fait encore regarder comme un don de la nature la supériorité que quelques-unes d’entre elles ont sur les autres : supériorité qu’elles ne doivent qu’à la constitution politique de leur État. CH A PIT R E X X I I Pourquoi les nations mettent au rang des dons de la nature les qualités qu’elles ne doivent qu’à la forme, de leur gouvernement La vanité est encore le principe de cette erreur : et quelle nation peut triompher d’une pareille erreur ? Supposons, pour en donner un exemple, qu’un Français accoutumé à parler assez librement, à rencontrer ça et là quelques hommes vraiment citoyens, quitte Paris, et débarque à Constantinople ; quelle idée se formera-t-il des pays soumis au despotisme, lorsqu’il considérera l’avilissement où s’y trouve l’humanité ? Qu’il apercevra partout l’empreinte de l’esclavage ? Qu’il verra la tyrannie infecter de son souffle les germes de tous les talents et de toutes les vertus, porter l’abrutissement, la crainte servile et la dépopulation du Caucase jusqu’à l’Égypte ? Qu’enfin il apprendra qu’enfermé dans son sérail, tandis que le Persan bat ses troupes et ravage ses provinces, le tranquille sultan, indifférent aux calamités publiques, boit son sorbet, caresse ses femmes, fait étrangler ses pachas et s’ennuie ? Frappé de la lâcheté et de la servitude de ces peuples, à la fois animé du sentiment de l’orgueil et de l’indignation, quel Français ne se croira pas d’une nature supé- 240 De l’Esprit rieure au Turc ? En est-il beaucoup qui sentent que le mépris pour une nation est toujours un mépris injuste ? Que c’est de la forme plus ou moins heureuse des gouvernements que dépend la supériorité d’un peuple sur un autre ? Et qu’enfin ce Turc peut lui faire la même réponse qu’un Perse fit à un soldat lacédémonien, qui lui reprochait la lâcheté de sa nation : pourquoi m’insulter ? lui disait-il ; sache qu’il n’est plus de nation partout où l’on reconnaît un maître absolu. Un roi est l’âme universelle d’un État despotique ; c’est son courage ou sa faiblesse qui fait languir ou qui vivifie cet empire. Vainqueurs sous Cyrus, si nous sommes vaincus sous Xerxès, c’est que Cyrus eut à fonder le trône où Xerxès s’est assis en naissant ; c’est que Cyrus eut, en naissant, des égaux ; c’est que Xerxès fut toujours environné d’esclaves : et les plus vils, tu le sais, habitent le palais des rois. C’est donc la lie de la nation que tu vois aux premiers postes ; c’est l’écume des mers qui s’est élevée sur leur surface. Reconnais l’injustice de tes mépris, Et, si tu en doutes, donne-nous les lois de Sparte, prends Xerxès pour maître ; tu seras le lâche et moi le héros. Rappelons-nous le moment où le cri de la guerre avait réveillé toutes les nations de l’Europe, où son tonnerre se faisait entendre du nord au midi de la France(a) : supposons qu’en ce moment un républicain, encore tout échauffé de l’esprit de citoyen, arrive à Paris, et se présente dans la bonne (a) Dans la dernière guerre, lorsque les ennemis entrèrent en Provence. discours ii, chapitre xxii 241 compagnie ; quelle surprise pour lui de voir chacun y traiter avec indifférence les affaires publiques, et ne s’y occuper vivement que d’une mode, d’une histoire galante, ou d’un petit chien ! Frappé, à cet égard, de la différence qui se trouve entre notre nation et la sienne, il n’est presque point d’Anglais qui ne se croie un être d’une nature supérieure ; qui ne prenne les Français pour des têtes frivoles, et la France le royaume Babiole : ce n’est pas qu’il ne pût facilement s’apercevoir que c’est non seulement à la forme de leur gouvernement que ses compatriotes doivent cet esprit de patriotisme et d’élévation inconnu à tout autre pays qu’aux pays libres, mais qu’ils le doivent encore à la position physique de l’Angleterre. En effet, pour sentir que cette liberté, dont les Anglais sont si fiers et qui renferme réellement le germe de tant de vertus, est moins le prix de leur courage qu’un don du hasard ? Considérons le nombre infini de factions qui jadis, ont déchiré l’Angleterre : et l’on sera convaincu que, si les mers, en embrassant cet empire, ne l’eussent rendu inaccessible aux peuples voisins, ces peuples, en profitant des divisions des Anglais, ou les eussent subjugués, ou du moins eussent fourni à leurs rois des moyens de les asservir ; et qu’ainsi leur liberté n’est point le fruit de leur sagesse. Si, comme ils le prétendent, ils ne la tenaient que d’une fermeté et d’une prudence particulière à leur nation, après le crime affreux commis dans la personne de Charles Ier, n’auraient-ils pas du moins tiré de ce crime le parti le plus avantageux ? Au- 242 De l’Esprit raient-ils souffert que, par des services et des processions publiques, on mît au rang des martyrs un prince qu’il était de leur intérêt, disent quelques-uns d’entre eux, de faire regarder comme une victime immolée au bien général ; et dont le supplice, nécessaire au monde, devait à jamais épouvanter quiconque entreprendrait de soumettre les peuples à une autorité arbitraire et tyrannique ? Tout Anglais sensé conviendra donc que c’est à la position physique de son pays qu’il doit sa liberté ; que la forme de son gouvernement ne pourrait subsister telle qu’elle est en terre ferme, sans être infiniment perfectionnée ; et que l’unique et légitime sujet de son orgueil se réduit au bonheur d’être né insulaire plutôt qu’habitant du continent. Un particulier fera sans doute un pareil aveu, mais jamais un peuple. Jamais un peuple ne donnera à sa vanité les entraves de la raison ; plus d’équité dans ses jugements supposerait une suspension d’esprit, trop rare dans les particuliers, pour la trouver jamais dans une nation. Chaque peuple mettra donc toujours au rang des dons de la nature les vertus qu’il tient de la forme de son gouvernement. L’intérêt de sa vanité le lui conseillera : et qui résiste au conseil de l’intérêt ? La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit considéré par rapport aux pays divers, c’est que l’intérêt est le dispensateur unique de l’estime ou du mépris que les nations ont pour leurs mœurs, leurs coutumes et leurs genres d’esprit différents. discours ii, chapitre xxii 243 La seule objection qu’on puisse opposer à cette conclusion est celle-ci : si l’intérêt, dira-t-on, était le seul dispensateur de l’estime accordée aux différents genres de science et d’esprit, pourquoi la morale, utile à toutes les nations, n’estelle pas la plus honorée ? Pourquoi le nom des Descartes, des Newton est-il plus célébré que ceux des Nicole, des La Bruyère et de tous les moralistes, qui peut-être ont, dans leurs ouvrages, fait preuve d’autant d’esprit ? C’est, répondrai-je, que les grands physiciens ont, par leurs découvertes, quelquefois servi l’univers ; et que la plupart des moralistes n’ont été, jusqu’à présent, d’aucun secours à l’humanité. Que sert de répéter sans cesse qu’il est beau de mourir pour la patrie ? Un apophtegme ne fait point un héros. Pour mériter l’estime, les moralistes devaient employer, à la recherche des moyens propres à former des hommes braves et vertueux, le temps et l’esprit qu’ils ont perdu à composer des maximes sur la vertu. Lorsqu’Omar écrivait aux Syriens, J’envoie contre vous des hommes aussi avides de la mort que vous l’êtes des plaisirs ; alors les Sarrasins, trompés par les prestiges de l’ambition et de la crédulité, ne voyaient, dans le ciel, que le partage de la valeur et de la victoire ; et, dans l’enfer, que celui de la lâcheté et de la défaite. Ils étaient alors animés du plus violent fanatisme ; et ce sont les passions et non les maximes de morale qui forment les hommes courageux. Les moralistes devaient le sentir ; et savoir que, semblable au sculpteur, qui, d’un tronc d’arbre, fait un dieu ou un banc, le législateur forme à son gré des héros, des génies et des gens vertueux. J’en atteste les Moscovites transformés en hommes par Pierre le Grand. 244 De l’Esprit En vain les peuples, follement amoureux de leur législation, cherchent-ils, dans l’inexécution de leurs lois, la cause de leurs malheurs. L’inexécution des lois, dit le sultan Mahmouth1, est toujours la preuve de l’ignorance du législateur. La récompense, la punition, la gloire et l’infamie, soumises à ses volontés, sont quatre espèces de divinités avec lesquelles il peut toujours opérer le bien public, et créer des hommes illustres en tous les genres. Toute l’étude des moralistes consiste à déterminer l’usage qu’on doit faire de ces récompenses et de ces punitions, et les secours qu’on en peut tirer pour lier l’intérêt personnel à l’intérêt général. Cette union est le chef-d’œuvre que doit se proposer la morale. Si les citoyens ne pouvaient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n’y aurait alors de vicieux que les fous, tous les hommes seraient nécessités à la vertu ; et la félicité des nations serait un bienfait de la morale : or, qui doute que, dans cette supposition, cette science ne fût infiniment honorée ; et que les écrivains excellents en ce genre ne fussent, du moins par l’équitable et reconnaissante postérité, mis au rang des Solon, des Lycurgue et des Confucius ? Mais, répliquera-t-on, l’imperfection de la morale et la lenteur de ses progrès ne peut être qu’un effet du peu de proportion qui se trouve entre l’estime accordée aux moralistes, et les efforts d’esprit nécessaires pour perfectionner cette science. L’intérêt général, ajoutera-t-on, ne préside donc pas à la distribution de l’estime publique ? 1. Plutôt Mahmoud Ier, (1696-1754), sultan de l’Empire ottoman, que Mahmud II, (1105-1131), sultan seldjoukide. discours ii, chapitre xxii 245 Pour répondre à cette objection, il faut, dans les obstacles insurmontables qui se sont jusqu’à présent opposés à l’avancement de la morale, chercher les causes de l’indifférence avec laquelle on a jusqu’à présent regardé une science dont les progrès annoncent toujours ceux de la législation, et que, par conséquent, tous les peuples ont intérêt de perfectionner. C H A PIT R E XX I I I Des causes qui, jusqu’à présent, ont retardé les progrès de la morale Si la poésie, la géométrie, l’astronomie, et généralement toutes les sciences tendent plus ou moins rapidement à leur perfection, lorsque la morale semble à peine sortir du berceau, c’est que les hommes, forcés, en se rassemblant en société, de se donner et des lois et des mœurs, ont dû se faire un système de morale avant que l’observation leur en eût découvert les vrais principes. Le système fait, l’on a cessé d’observer : aussi nous n’avons, pour ainsi dire, que la morale de l’enfance du monde ; et comment la perfectionner ? Pour hâter les progrès d’une science, il ne suffit pas que cette science soit utile au public ; il faut que chacun des citoyens, qui composent une nation, trouve quelque avantage à la perfectionner. Or, dans les révolutions qu’ont éprouvé tous les peuples de la terre, l’intérêt public, c’est-à-dire, celui du plus grand nombre, sur lequel doivent toujours être appuyés les principes d’une bonne morale, ne s’étant pas toujours trouvé conforme à l’intérêt du plus puissant ; ce dernier, indifférent au progrès des autres sciences, a dû s’opposer efficacement à ceux de la morale. discours ii, chapitre xxiii 247 L’ambitieux, en effet, qui s’est le premier élevé au-dessus de ses citoyens ; le tyran, qui les a foulés à ses pieds ; le fanatique, qui les y tient prosternés ; tous ces divers fléaux de l’humanité, toutes ces différentes espèces de scélérats, forcés, par leur intérêt particulier, d’établir des lois contraires au bien général, ont bien senti que leur puissance n’avait pour fondement que l’ignorance et l’imbécillité humaine : aussi ont-ils toujours imposé silence à quiconque, en découvrant aux nations les vrais principes de la morale, leur eût révélé tous leurs malheurs et tous leurs droits, et les eût armées contre l’injustice. Mais, répliquera-t-on, si, dans les premiers siècles du monde, lorsque les despotes tenaient les nations asservies sous un sceptre de fer, il était alors de leur intérêt de voiler aux peuples les vrais principes de la morale ; principes qui, les soulevant contre les tyrans, eût fait à chaque citoyen un devoir de la vengeance : aujourd’hui que le sceptre n’est plus le prix du crime ; que, remis d’un consentement unanime entre les mains des princes, l’amour des peuples l’y conserve ; que la gloire et le bonheur d’une nation, réfléchi sur le souverain, ajoute à sa grandeur et à sa félicité : quels ennemis de l’humanité, dira-t-on, s’opposent encore aux progrès de la morale ? Ce ne sont plus les rois, mais deux autres espèces d’hommes puissants. Les premiers sont les fanatiques, et je ne les confonds point avec les hommes vraiment pieux : ceux-ci sont les soutiens des maximes de la religion ; ceux-là 248 De l’Esprit en sont les destructeurs : les uns sont amis de(a) l’humanité ; les autres, doux au-dehors et barbares au-dedans, ont la voix de Jacob et les mains d’Ésaü : indifférents aux actions honnêtes ; ils se jugent vertueux, non sur ce qu’ils font, mais seulement sur ce qu’ils croient ; la crédulité des hommes est, selon eux, l’unique mesure de leur probité(b). Ils haïssent mortellement, disait la reine Christine, quiconque n’est pas leur dupe ; et leur intérêt les y nécessite : ambitieux, hypocrites et discrets, ils sentent que, pour s’asservir les peuples, ils doivent les aveugler : aussi ces impies crient-ils sans cesse à l’impiété contre tout homme né pour éclairer les nations ; toute vérité nouvelle leur est suspecte ; ils ressemblent aux enfants que tout effraie dans les ténèbres1. La seconde espèce d’hommes puissants, qui s’opposent aux progrès de la morale, sont les demi-politiques. Entre ceux-ci, il en est qui, naturellement portés au vrai, ne sont ennemis des vérités nouvelles, que parce qu’ils sont paresseux, et qu’ils voudraient se soustraire à la fatigue d’attention né(a) Ils diraient volontiers aux persécuteurs, comme les Scythes à Alexandre : Tu n’es donc pas dieu, puisque tu fais du mal aux hommes ? Si les chrétiens, à l’occasion de Saturne ou du Moloch carthaginois, auquel on sacrifiait des hommes, ont tant de fois répété que la cruauté d’une pareille religion était une preuve de sa fausseté ; combien de fois, nos prêtres fanatiques n’ont-ils pas donné lieu aux hérétiques de rétorquer contre eux, cet argument ? Parmi nous, que de prêtres, de Moloch ! (b) Aussi ont-ils toutes les peines du monde à convenir de la probité d’un hérétique. 1. Réminiscence des vers de Lucrèce ? : de même que les enfants tremblent et craignent tout dans les ténèbres aveugles, nous craignons en plein jour parfois des chimères aussi peu redoutables que celles dont les enfants s’effraient dans les ténèbres. DRN, II, 54-57. discours ii, chapitre xxiii 249 cessaire pour les examiner. Il en est d’autres qu’animent des motifs dangereux, et ceux-ci sont les plus à craindre ; ce sont des hommes dont l’esprit est dépourvu de talents et l’âme de vertus ; auxquels, pour être de grands scélérats, il ne manque que du courage : incapables de vues élevées et neuves, ces derniers croient que leur considération tient au respect imbécile ou feint qu’ils affichent pour toutes les opinions et les erreurs reçues : furieux contre tout homme qui veut en ébranler l’empire, ils arment(c) contre lui les passions et les 1. Jean Chrysostome, (entre 344 et 349407) archevêque de Constantinople, un des Pères de l’Église. (c) L’intérêt est toujours le motif caché de la persécution : nul doute que l’intolérance ne soit, chrétiennement et politiquement, un mal. On n’en est point à se repentir de la révocation de l’édit de Nantes. Ces disputes, dira-ton, sont dangereuses. Oui, quand l’autorité y prend part : alors l’intolérance d’un parti force quelquefois l’autre à prendre les armes. Que le magistrat ne s’en mêle point, les théologiens s’accommoderont, après s’être dit quelques injures. Ce fait est prouvé par la paix dont on jouit dans les pays tolérants. Mais, réplique-t-on, cette tolérance convenable à certains gouvernements serait peut-être funeste à d’autres : les Turcs, dont la religion est une religion de sang et le gouvernement une tyrannie, ne sont-ils pas encore plus tolérants que nous ? On voit des églises à Constantinople, et point de mosquées à Paris ; ils ne tourmentent point les Grecs sur leur croyance, et leur tolérance n’allume point de guerre. À considérer cette question en qualité de chrétien, la persécution est un crime. Presque partout, l’évangile, les apôtres et les pères, prêchent la douceur et la tolérance. Saint Paul et saint Chrysostome1 disent qu’un évêque doit s’acquitter de sa place en gagnant les hommes par la persuasion et non par la contrainte. Les évêques, ajoutent-ils, ne règnent que sur ceux qui le veulent ; bien différents, en cela, des rois qui règnent sur ceux qui ne le veulent pas. ▶ 250 De l’Esprit préjugés même qu’ils méprisent, et ne cessent d’effaroucher les faibles esprits par le mot de nouveauté. ▶ On condamna, en Orient, le concile qui avait consenti à faire brûler Bogomile. Quel exemple de modération saint Basile ne donna-t-il pas, dans le quatrième siècle de l’église, lorsqu’on agitait la question de la divinité du Saint-Esprit ; question qui causait, alors, tant de trouble. Ce saint, dit saint Grégoire de Naziance, quoiqu’attaché à la vérité du dogme de la divinité du Saint-Esprit, consentit, alors, qu’on ne donnât point le titre de Dieu à la troisième personne de la trinité. Si cette condescendance si sage, suivant le sentiment de M. de Tillemont, fut condamnée par quelques faux zélés ; s’ils acculèrent saint Basile de trahir la vérité par son silence ; cette même condescendance fut approuvée par les hommes les plus célèbres et les plus pieux de ce temps-là, entre autres par le grand saint Athanase1, que l’on ne soupçonnait point de manquer de fermeté. Ce fait est détaillé dans M. de Tillemont2, Vie de saint Basile, art. 63, 64 et 65. Cet auteur ajoute que le concile œcuménique de Constantinople approuva la conduite de saint Basile en l’imitant. Saint Augustin dit qu’on ne doit ni condamner ni punir celui qui n’a pas, de Dieu, la même idée que nous ; à moins, dit-il, que ce ne fût par haine pour Dieu ; ce qui est impossible. saint Athanase, dans ses épîtres ad solitarios, tom. I, p. 855, dit que les persécutions des Ariens sont la preuve qu’ils n’ont ni piété, ni crainte de Dieu. Le propre de la piété, ajoute-t-il, est de persuader et non de contraindre ; il faut prendre exemple sur le sauveur qui laisse à chacun la liberté de le suivre. Il dit plus haut, pag. 830, que, pour faire adopter ses opinions, le diable, père du mensonge, a besoin de haches et de cognées ; mais le sauveur est la douceur même : il frappe ; si on ouvre, il entre ; si on le refuse, il se retire. Ce n’est point avec des épées, des dards, des prisons, des soldats, et enfin à main armée, qu’on enseigne la vérité, mais par la voix de la persuasion. ▶ 1. Athanase d’Alexandrie, (296/298 -373), dit le Grand, évêque d’Alexandrie. 2. Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont, (16371698), auteur de Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles. discours ii, chapitre xxiii 251 Comme si les vérités devaient bannir les vertus de la terre ; que tout y fût tellement à l’avantage du vice, qu’on ne pût être vertueux sans être imbécile ; que la morale en démontrât la nécessité ; et que l’étude de cette science devînt par conséquent funeste à l’univers ; ils veulent qu’on tienne les peuples prosternés devant les préjugés reçus, comme devant les crocodiles sacrés de Memphis. Fait-on quelque découverte en morale ? C’est à nous seuls, disent-ils, qu’il faut la révéler ; nous seuls, à l’exemple des initiés de l’Égypte, devons en être les dépositaires : que le reste des humains soit enveloppé des ténèbres du préjugé ; l’état naturel de l’homme est l’aveuglement. Assez semblables à ces médecins, qui, jaloux de la découverte de l’émétique, abusèrent de la crédulité de quelques prélats pour excommunier un remède dont les secours sont si prompts et si salutaires, ils abusent de la crédulité de quelques hommes honnêtes, mais dont la probité stupide et séduite pourrait, sous un gouvernement moins sage, traîner au supplice la probité éclairée d’un Socrate. Lorsqu’un citoyen est animé de la passion de la vérité et du bien général, je sais qu’il s’exhale toujours de son ouvrage ▶ On n’a réellement recours à la force qu’au défaut de raisons. Qu’un homme nie que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, on en rit, on ne le persécute point. Le feu et les gibets ont souvent servi d’arguments aux théologiens ; ils ont, à cet égard, donné prise sur eux aux hérétiques et aux incrédules. Jésus-Christ ne faisait violence à personne ; il disait seulement :Voulez-vous me suivre ? L’intérêt n’a pas toujours permis à ses ministres d’imiter sa modération. 252 De l’Esprit un parfum de vertu qui le rend agréable au public, et que ce public devient son protecteur : mais comme, sous le bouclier de la reconnaissance et de l’estime publique, on n’est pas à l’abri des persécutions de ces fanatiques ; parmi les gens sages, il en est très peu d’assez vertueux pour oser braver leur fureur. Voilà quels obstacles insurmontables se sont, jusqu’à présent, opposés aux progrès de la morale ; et pourquoi cette science, presque toujours inutile, a, conséquemment à mes principes, toujours mérité peu d’estime. Mais ne peut-on faire sentir aux nations l’utilité qu’elles tireraient d’une excellente morale ? Et ne pourrait-on pas hâter les progrès de cette science en honorant davantage ceux qui la cultivent ? Vu l’importance de la matière, au risque d’une digression, je vais traiter ce sujet. CH A PIT R E X X I V Des moyens de perfectionner la morale Il suffit, pour cet effet, de lever les obstacles que mettent à ses 1. À la religion du vers de Lucrèce : Combien la religion suscita de malheurs ! (DRN, I, 101) Helvétius substitue l’ignorance. 2. Giovanni Francesco Gemelli Careri, (16511725), auteur du Voyage du Tour du Monde en1719. progrès les deux espèces d’hommes que j’ai cités. L’unique moyen d’y réussir est de les démarquer ; de montrer, dans les protecteurs de l’ignorance, les plus cruels ennemis de l’humanité ; d’apprendre aux nations que les hommes sont, en général, encore plus stupides que méchants ; qu’en les guérissant de leurs erreurs, on les guérirait de la plupart de leurs vices ; et que s’opposer, à cet égard, à leur guérison, c’est commettre un crime de lèse-humanité. Tout homme qui, dans l’histoire, considère le tableau des misères publiques, s’aperçoit bientôt que c’est l’ignorance qui, plus barbare encore que l’intérêt, a versé le plus de calamités sur la terre. Frappé de cette vérité, on est toujours tenté de s’écrier : heureuse la nation où, du moins, les citoyens ne se permettraient que des crimes d’intérêt ! Combien l’ignorance les multiplie-t-elle ! Que de sang n’a-t-elle pas fait répandre sur les autels(a)1 ! Cependant de ces vastes (a) Un roi du Mexique, dans la consécration d’un temple, fit sacrifier, en quatre jours, six-mille quatre-cent-huit hommes, au rapport de Gemelli Careri 2, tom. VI, pag. 56. ▶ 254 De l’Esprit et superbes arènes où sont gravés les fastes de la barbarie humaine ; où le peuple le plus policé de l’univers sacrifiait des milliers de gladiateurs au seul plaisir que produit le spectacle des combats ; où les femmes accouraient en foule ; où ce sexe, nourri dans le luxe, la mollesse et les plaisirs, ce sexe qui, fait pour l’ornement et les délices de la terre, semble ne devoir respirer que la volupté, portait la barbarie au point d’exiger des gladiateurs blessés, de tomber, en mourant, dans une at▶ Dans l’Inde, les brahmanes de l’école de Niagam profitèrent de leur faveur auprès des princes, pour faire massacrer les bouddhistes dans plusieurs royaumes : ces bouddhistes sont athées et les autres déistes. Balta fut le prince qui fit répandre le plus de sang : pour le purifier de ce crime, il se brûla en grande solennité sur la côte d’Oricha. Il est à remarquer que ce furent les déistes qui firent couler le sang humain. Voyez, les lettres du père Pons1 jésuite. Les prêtres de Meroé, dans l’Éthiopie, dépêchaient, quand il leur plaisait, un courrier au roi, pour lui ordonner de mourir. Voyez Diodore. Quiconque tue le roi de Sumatra est élu roi. C’est, disent les peuples, par cet assassinat que le ciel déclare ses volontés. Chardin rapporte qu’il a entendu un prédicateur, qui, déclamant sur le faste des soufi, disait qu’ils étaient athées à brûler ; qu’il s’étonnait qu’ont les laissât vivre ; et que de tuer un soufi, était une action plus agréable à Dieu, que de conserver la vie à dix hommes de bien. Combien de fois a-t-on fait parmi nous le même raisonnement ! C’est, sans doute, à la vue de tant de sang, répandu par le fanatisme, que l’abbé de Longuerue, si profond dans l’histoire, disait que, si l’on mettait, dans les deux bassins d’une balance, le bien et le mal que les religions ont fait, le mal l’emporterait sur le bien. Tom. I, pag. 11. Ne prenez point de maison, dit, à ce sujet, une sentence persane, dans un quartier dont le menu peuple soit ignorant et dévot. 1. Le père Pons, fut en mission en Inde. Dans ses lettres il expose les principes philosophiques des quatre sectes de brahmanes : « Dans les poèmes indiens, on trouve mille restes précieux de la vénérable Antiquité ». discours ii, chapitre xxiv 1. C’est sans doute chez Pascal, lecteur de Montaigne, que Helvétius a noté cette formule passe-partout. 255 titude agréable. Ces faits, et mille autres pareils, sont trop avérés, pour se flatter d’en dérober aux hommes la véritable cause. Chacun sait qu’il n’est pas d’une autre nature que les Romains ; que la différence de son éducation produit la différence de ses sentiments, et le fait frémir au seul récit d’un spectacle que l’habitude lui eut sans doute rendu agréable, s’il fût né sur les bords du Tibre. En vain quelques hommes, dupes de leur paresse à s’examiner, et de leur vanité à se croire bons, s’imaginent devoir à l’excellence particulière de leur nature les sentiments humains dont ils seraient affectés à un pareil spectacle : l’homme sensé convient que la nature, comme le dit Pascal(b), et comme le prouve l’expérience, n’est rien autre chose que notre première habitude. Il est donc absurde de vouloir cacher aux hommes le principe qui les meut. Mais supposons qu’on y réussît : quel avantage en retireraient les nations ? On ne ferait certainement que voiler aux yeux des gens grossiers le sentiment de l’amour de soi ; on n’empêcherait point l’action de ce sentiment sur eux ; on n’en changerait point les effets ; les hommes ne seraient point autres qu’ils sont : cette ignorance ne leur serait donc point utile. Je dis de plus qu’elle leur serait nuisible : c’est, en effet, à la connaissance du principe de l’amour de soi que les sociétés doivent la plupart des avantages dont elles jouissent : cette connaissance, toute imparfaite qu’elle est encore, a fait sentir aux peuples la nécessité d’armer de puissance la main (b) Sextus Empiricus avait dit, avant lui, que nos principes naturels ne sont peut-être que nos principes accoutumés1. 256 De l’Esprit des magistrats ; elle a fait confusément apercevoir au législateur la nécessité de fonder sur la base de l’intérêt personnel les principes de la probité. Sur quelle autre base, en effet, pourrait-on les appuyer ? Serait-ce sur les principes de ces fausses religions, qui, dira-t-on, toutes fausses qu’elles sont, pourraient être utiles au bonheur temporel des hommes(c) ? Mais la plupart de ces religions sont trop absurdes pour donner de pareils étais à la vertu. On ne l’appuiera pas non plus sur les principes de la vraie religion ; non que la morale n’en soit excellente, que ses maximes n’élèvent l’âme jusqu’à la sainteté, et ne la remplissent d’une joie intérieure, avant-goût de la joie céleste ; mais parce que ses principes ne pourraient convenir qu’au petit nombre de chrétiens répandus sur la terre ; et qu’un philosophe qui, dans ses écrits, est toujours censé parler à l’univers, doit donner à la vertu des fondements sur lesquels toutes les nations puissent également bâtir, et par conséquent l’édifier sur la base de l’intérêt personnel. Il doit se tenir d’autant plus fortement attaché à ce principe, que des motifs d’intérêt temporel, maniés avec adresse par un législateur habile, suffisent pour former des hommes vertueux. L’exemple des Turcs qui, dans leur religion, admettent le dogme de la nécessité, principe destructif de toute religion, et qui peuvent, en conséquence, être regardés comme des (c) Cicéron ne le pensait pas ; puisque, tout homme en place qu’il était, il croyait devoir montrer au peuple le ridicule de la religion païenne. discours ii, chapitre xxiv 1. Littéralement, les sages nus, que les Grecs ont rencontré lors de la conquête d’Alexandre, et qui auraient fortement impressionné ceuxlà , découvrant que des philosophes pouvaient parler une autre langue que le grec… 257 déistes ; l’exemple des Chinois matérialises(d) ; celui des Sadducéens qui niaient l’immortalité de l’âme, et qui recevaient chez les Juifs le titre de justes par excellence ; enfin l’exemple des Gymnosophistes1, qui, toujours accusés d’athéisme, et toujours respectés pour leur sagesse et leur retenue, remplissaient avec la plus grande exactitude les devoirs de la société ; tous ces exemples, et mille autres pareils, prouvent que l’espoir ou la crainte des peines ou des plaisirs temporels, sont aussi efficaces, aussi propres à former des hommes vertueux, que ces peines et ces plaisirs éternels qui, considérés dans la perspective de l’avenir, font communément une impression trop faible pour y sacrifier des plaisirs criminels, mais présents. Comment ne donnerait-on pas la préférence aux motifs d’intérêt temporel ? Ils n’inspirent aucune de ces pieuses et saintes cruautés que condamne(e) notre religion, cette loi (d) Le père le Comte et la plupart des jésuites conviennent que tous les lettrés sont athées. Le célèbre abbé de Longuerue est de ce sentiment. (e) Lorsque Bayle dit que la religion, humble, patiente et bienfaisante dans les premiers siècles, est devenue depuis une religion ambitieuse et sanguinaire ; qu’elle fait passer au fil de l’épée tout ce qui lui résiste ; qu’elle appelle les bourreaux, invente les supplices, envoie des bulles pour exciter les peuples à la révolte, anime les conspirations, et enfin ordonne le meurtre des princes ; Bayle prend l’œuvre de l’homme pour celui de la religion ; et les chrétiens n’ont que trop souvent été des hommes. Lorsqu’ils étaient en petit nombre, ils ne partaient que de tolérance : leur nombre et leur crédit s’étant accrus, ils prêchèrent contre▶ 258 De l’Esprit d’amour et d’humanité, mais dont ses ministres ont fait si souvent usage ; cruautés qui feront à jamais la honte des siècles passés, l’horreur et l’étonnement des siècles à venir. De quelle surprise, en effet, ne doit point être saisi, je ne dis pas le citoyen vertueux, mais le chrétien pénétré de cet esprit de charité tant recommandé dans l’évangile, lorsqu’il jette un coup d’œil sur l’univers passé ! Il y voit différentes religions évoquer toutes le fanatisme, et s’abreuver de sang humain(f ). Là ce sont différentes sectes de chrétiens acharnées les unes contre les autres qui déchirent l’empire de Constantinople : plus loin, s’élève en Arabie une religion nouvelle ; ▶ la tolérance. Bellarmin1 dit à ce sujet que, si les chrétiens ne détrônèrent pas les Néron et les Dioclétien, ce n’est pas qu’ils n’en eussent le droit, mais ils n’en avaient pas la force : aussi faut-il convenir qu’ils en ont fait usage dès qu’ils l’ont pu. Ce fut à main armée que les empereurs détruisirent le paganisme, qu’ils combattirent les hérésies, qu’ils prêchèrent l’évangile aux Frisons, aux Saxons, et dans tout le Nord. (f ) Dans l’enfance du monde, le premier usage que l’homme fait de sa raison, c’est de se créer des Dieux cruels ; c’est par l’effusion du sang humain qu’il pense se les rendre propices ; c’est dans les entrailles palpitantes des vaincus qu’il lit les arrêts du destin. Après d’horribles imprécations le Germain voue à la mort tous ses ennemis ; son âme ne s’ouvre plus à la pitié, la commisération lui paraîtrait un sacrilège. Pour calmer la colère des Néréides, des peuples policés attachent Andromède au rocher ; pour apaiser Diane et s’ouvrir la route de Troie, Agamemnon lui-même traîne Iphigénie à l’autel, Calchas la frappe et croit honorer les Dieux. 1. Roberto Francesco Romolo Bellarmino, (15421621), jésuite, théologien, et apologiste. discours ii, chapitre xxiv 259 elle commande aux Sarrasins de parcourir la terre le fer et la flamme à la main. Aux irruptions de ces barbares, il voit succéder la guerre contre les infidèles : sous l’étendard des croisés, des nations entières désertent l’Europe pour inonder l’Asie, pour exercer sur leur route les plus affreux brigandages, et courir s’ensevelir dans les sables de l’Arabie et de l’Égypte. C’est ensuite le fanatisme qui met les armes à la main des princes chrétiens ; il ordonne aux catholiques le massacre des hérétiques ; il fait reparaître sur la terre ces tortures inventées par les Phalaris, les Busiris et les Néron ; il dresse, il allume en Espagne les bûchers de l’inquisition, tandis que les pieux Espagnols quittent leurs ports, traversent les mers, pour planter la croix et la désolation en Amérique(g). Qu’on jette les yeux sur le nord, le midi, l’orient et l’occident du monde, partout l’on voit le couteau sacré de la religion levé sur le sein des femmes, des enfants, des vieillards ; et la terre, fumante du sang des victimes immolées aux faux dieux ou à l’être suprême, n’offrir de toutes parts que le vaste, le dégoûtant et l’horrible charnier de l’intolérance. Or quel homme vertueux, et quel chrétien, si son âme tendre est remplie de la divine onction qui s’exhale des maximes de l’évangile, s’il est sensible aux plaintes des malheureux, et s’il a quelquefois (g) Aussi, dans une épître qu’on suppose adressée à Charles-Quint, on fait ainsi parler un Américain : Ce n’est point nous qui sommes les barbares ; Ce sont , seigneur, ce sont vos Cortez, vos Pizarro, Qui, pour nous mettre au fait d’un système nouveau, Assemblent, contre nous, le prêtre et le bourreau. 260 De l’Esprit essuyé leurs larmes, ne serait point, à ce spectacle, touché de compassion pour l’humanité(h), et n’essaierait point de fonder la probité, non sur des principes aussi respectables que ceux de la religion, mais sur des principes dont il soit moins facile d’abuser, tels que sont les motifs d’intérêt personnel ? Sans être contraires aux principes de notre religion, ces motifs suffisent pour nécessiter les hommes à la vertu. La religion des païens, en peuplant l’Olympe de scélérats, était sans contredit moins propre que la nôtre à former des hommes justes : qui peut cependant douter que les premiers Romains n’aient été plus vertueux que nous ? Qui peut nier que les maréchaussées n’aient désarmé plus de brigands que la religion ? Que l’Italien, plus dévot que le Français, n’ait, le chapelet en main, fait plus d’usage du stylet et du poison ? Et que, dans les temps ou la dévotion est plus ardente et la police plus imparfaite, il ne se commette infiniment plus de (h) C’est à l’occasion de la persécution, que Thémiste le Sénateur, dans un écrit adressé à l’empereur Valens, lui dit : « Est-ce un crime de penser autrement que vous ? Si les chrétiens sont divisés entre eux, les philosophes le sont bien. La vérité a une infinité de faces, sous lesquelles on peut l’envisager. Dieu a gravé dans tous les cœurs du respect pour ses attributs ; mais chacun est le maître de témoigner ce respect de la manière qu’il croit la plus agréable à la divinité : personne n’est en droit de le gêner sur ce point. » Saint Grégoire de Nazianze estimait beaucoup ce Thémiste ; c’est à lui qu’il écrit : « Vous êtes le seul, ô Thémiste, qui luttiez contre la décadence des lettres : vous êtes à la tête des gens éclairés ; vous savez philosopher dans les plus hautes places, joindre l’étude au pouvoir, et les dignités à la science. » discours ii, chapitre xxiv 261 crimes(i) que dans les siècles où la dévotion s’attiédit et la police se perfectionne ? C’est donc uniquement par de bonnes lois(j) qu’on peut (i) Il est peu de gens que la religion retienne. Que de crimes commis même par ceux qui sont chargés de nous guider dans les voies du salut ! La saint Barthélémy, l’assassinat de Henry III, le massacre des templiers, etc, etc, en sont la preuve. (j) Eusèbe, Préparation évangélique, livre VI, ch. 10, rapporte ce fragment remarquable d’un philosophe Syrien, nommé Bardezanes : Apud Stras, lex est qua coedes, scortatio, furtum et simulachrorum cultus omnis prohibetur ; quare in amplissima regione, non templum videas, non lenam, non meretricem, non adulteram, non furem in jus raptum, non homicidam, non toxicum. « Chez les Seres, la loi défend le meurtre, la fornication, le vol et toute espèce de culte religieux ; de sorte que, dans cette vaste région, on ne voit ni temple, ni adultère, ni maquerelle, ni fille de joie, ni voleur, ni assassin, ni empoisonneur. » Preuve que les lois suffisent pour contenir les hommes. On ne finirait point, si l’on voulait donner la liste de tous les peuples qui, sans idée de Dieu, ne laissent pas de vivre en société, et plus ou moins heureusement, selon l’habileté plus ou moins grande de leur législateur. Je ne citerai que les noms de ceux qui, les premiers, s’offriront à ma mémoire. Les Marianais, avant qu’on leur prêchât l’évangile, n’avaient, dit le père Jabien jésuite, ni autels, ni temples, ni sacrifices, ni prêtres : ils avaient seulement chez eux quelques fourbes, nommés macanas, qui prédisaient l’avenir. Ils croient cependant un enfer et un paradis : l’enfer est une fournaise où le diable bat les âmes avec un marteau, comme le fer dans la forge : le paradis est un lieu plein de coco, de sucre, et de femmes. Ce n’est ni le crime ni la vertu qui ouvrent l’enfer ou le ▶ 262 De l’Esprit ▶ paradis ; ceux qui meurent d’une mort violente ont l’enfer pour partage, et les autres le paradis. Le père Jobien ajoute qu’au sud des îles Mariannes, sont trente-deux îles habitées par des peuples qui n’ont absolument ni religion, ni connaissance de la divinité, et qui ne s’occupent qu’à boire, manger, etc. Les Caraïbes, au rapport de La Borde, employé à leur conversion, n’ont ni prêtres, ni autels, ni sacrifices, ni idée de la divinité. Ils veulent être bien payés par ceux qui veulent les faire chrétiens. Ils croient que le premier homme, nommé Longuo, avait un gros nombril d’où sortirent les hommes. Ce Longuo est le premier agent ; il avait fait la terre sans montagnes, qui, selon eux, furent l’ouvrage d’un déluge. L’Envie fut une des premières créatures ; elle répandit beaucoup de maux sur la terre : elle se croyait très belle ; mais, ayant vu le soleil, elle alla se cacher et ne parut plus que de nuit. Les Chiriguanes ne reconnaissent aucune divinité. Lettr. édif. recueil 24. Les Giagues, selon le père Cavassy, ne reconnaissent aucun être distinct de la matière, et n’ont pas même, dans leur langue, de mot pour exprimer cette idée : leur seul culte est celui de leurs ancêtres, qu’ils croient toujours vivants ; ils s’imaginent que leur prince commande à la pluie. Dans l’Indoustan, dit le père Pons jésuite, il est une secte de brahmanes qui pense que l’esprit s’unit à la matière et s’y embarrasse ; que la sagesse, qui purifie l’âme, et qui n’est autre chose que la science de la vérité, produit la délivrance de l’esprit, par le moyen de l’analyse. Or l’esprit, selon ces brahmanes, se dégage tantôt d’une forme, tantôt d’une qualité, par ces trois vérités : Je ne suis en aucune chose, aucune chose n’est en moi, le moi n’est point. Lorsque l’esprit sera délivré de toutes ses formes, voilà la fin du monde. Ils ajoutent que, loin d’aider l’esprit à se dégager de ses formes, les religions ne font que serrer les liens dans lesquels il s’embarrasse. discours ii, chapitre xxiv 263 former des hommes vertueux. Tout l’art du législateur consiste donc à forcer les hommes, par le sentiment de l’amour d’eux-mêmes, d’être toujours justes les uns envers les autres. Or, pour composer de pareilles lois, il faut connaître le cœur humain ; et préliminairement savoir que les hommes, sensibles pour eux seuls, indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l’un ou l’autre, selon qu’un intérêt commun les réunit ou les divise ; que le sentiment de préférence que chacun éprouve pour soi, sentiment auquel est attaché la conservation de l’espèce, est gravé par la nature d’une manière ineffaçable(k) ; que la sensibilité physique a produit en nous l’amour du plaisir et la haine de la douleur ; que le plaisir et la douleur ont ensuite déposé et fait éclore dans tous les cœurs le germe de l’amour de soi, dont le développement a donné naissance aux passions, d’où sont sortis tous nos vices et toutes nos vertus. C’est par la méditation de ces idées préliminaires, qu’on apprend pourquoi les passions, dont l’arbre défendu n’est, selon quelques rabbins, qu’une ingénieuse image, portent également sur leur tige les fruits du bien et du mal ; qu’on aperçoit le mécanisme qu’elles emploient à la production de nos vices et de nos vertus ; et qu’enfin un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse. (k) Le soldat et le corsaire désirent la guerre ; et personne ne leur en fait un crime. On sent qu’à cet égard leur intérêt n’est point assez lié à l’intérêt général. 264 De l’Esprit Or si l’examen de ces idées, propres à rendre les hommes vertueux, nous est interdit par les deux espèces d’hommes puissants, cités ci-dessus, l’unique moyen de hâter les progrès de la morale serait donc, comme je l’ai dit plus haut, de faire voir, dans ces protecteurs de la stupidité, les plus cruels ennemis de l’humanité ; de leur arracher le sceptre qu’ils tiennent de l’ignorance, et dont ils se servent pour commander aux peuples abrutis, Sur quoi j’observerai que ce moyen, simple et facile dans la spéculation, est très difficile dans l’exécution ; non qu’il ne naisse des hommes qui, à des esprits vastes et lumineux, unissent des âmes fortes et vertueuses. Il est des hommes qui, persuadés qu’un citoyen sans courage est un citoyen sans vertu, sentent que les biens et la vie même d’un particulier ne sont, pour ainsi dire, entre ses mains, qu’un dépôt qu’il doit toujours être prêt de restituer, lorsque le salut du public l’exige : mais de pareils hommes sont toujours en trop petit nombre pour éclairer le public ; d’ailleurs, la vertu est toujours sans force, lorsque les mœurs d’un siècle y attachent la rouille du ridicule. Aussi la morale et la législation, que je regarde comme une seule et même science, ne feront-elles que des progrès insensibles. C’est uniquement le laps du temps qui pourra rappeler ces siècles heureux, désignés par les noms d’Astrée ou de Rhée1, qui n’étaient que l’ingénieux emblème de la perfection de ces deux sciences. 1. Astrée : divinité de la justice ; Rhéa : divinité de la fertilité. C H A PIT R E X XV De la probité par rapport à l’univers S’il existait une probité par rapport à l’univers, cette pro- bité ne serait que l’habitude des actions utiles à toutes les nations : or il n’est point d’action qui puisse immédiatement influer sur le bonheur ou le malheur de tous les peuples. L’action la plus généreuse, par le bienfait de l’exemple, ne produit pas, dans le monde moral, un effet plus sensible que la pierre, jetée dans l’océan, n’en produit sur les mers, dont elle élève nécessairement la surface. Il n’est donc point de probité pratique, par rapport à l’univers. À l’égard de la probité d’intention, qui se réduirait au désir constant et habituel du bonheur des hommes, et par conséquent au vœu simple et vague de la félicité universelle, je dis que cette espèce de probité n’est encore qu’une chimère platonicienne. En effet, si l’opposition des intérêts des peuples les tient, les uns à l’égard des autres, dans un état de guerre perpétuelle ; si les paix conclues entre les nations ne sont proprement que des trêves comparables au temps qu’après un long combat deux vaisseaux prennent pour se ragréer et recommencer l’attaque ; si les nations ne peuvent 266 De l’Esprit étendre leurs conquêtes leur commerce qu’aux dépens de leurs voisins ; enfin si la félicité et l’agrandissement d’un peuple est presque toujours attaché au malheur et à l’affaiblissement d’un autre ; il est évident que la passion du patriotisme, passion si désirable, si vertueuse et si estimable dans un citoyen, est, comme le prouve l’exemple des Grecs et des Romains, absolument exclusive de l’amour universel. Il faudrait, pour donner l’être à cette espèce de probité, que les nations, par des lois et des conventions réciproques, s’unissent entre elles, comme les familles qui composent un État ; que l’intérêt particulier des nations fût soumis à un intérêt plus général ; et qu’enfin l’amour de la patrie, en s’éteignant dans les cœurs, y allumât le feu de l’amour universel : supposition qui ne se réalisera de longtemps. D’où je conclus qu’il ne peut y avoir de probité pratique, ni même de probité d’intention, par rapport à l’univers ; et c’est en ce point que l’esprit diffère de la probité. En effet, si les actions d’un particulier ne peuvent en rien contribuer au bonheur universel, et si les influences de sa vertu ne peuvent sensiblement s’étendre au-delà des limites d’un empire, il n’en est pas ainsi de ses idées : qu’un homme découvre un spécifique, qu’il invente une machine, telle qu’un moulin à vent, ces productions de son esprit peuvent en faire un bienfaiteur du monde(a). (a) Aussi l’esprit est-il le premier des avantages, et peut-il infiniment plus contribuer au bonheur des hommes que la vertu d’un particulier. C’est à l’esprit qu’il est réservé d’établir la meilleure législation, de ren-▶ discours ii, chapitre xxv 267 D’ailleurs, en matière d’esprit, comme en matière de probité, l’amour de la patrie n’est point exclusif de l’amour universel. Ce n’est point aux dépens de ses voisins qu’un peuple acquiert des lumières : au contraire, plus les nations sont éclairées, plus elles se réfléchissent réciproquement d’idées ; et plus la force et l’activité de l’esprit universel augmente. D’où je conclus que, s’il n’est point de probité relative à l’univers, il est du moins certains genres d’esprit qu’on peut considérer sous cet aspect. 1. Charles-Irénée Castel de SaintPierre, (16581743), connu pour avoir pensé un monde sans guerre. ▶ dre par conséquent les hommes les plus heureux qu’il est possible. Il est vrai que même le roman de cette législation n’est pas encore fait, et qu’il s’écoulera bien des siècles avant qu’on en réalise la fiction : mais enfin, en s’armant de la patience de M. l’abbé de Saint-Pierre1, on peut prédire d’après lui que tout l’imaginable existera. Il faut bien que les hommes sentent confusément que l’esprit est le premier des dons, puisque l’envie permet à chacun d’être le panégyriste de sa probité, et non de son esprit. CH A PIT R E X XVI De l’esprit par rapport à l’univers L’esprit, considéré sous ce point de vue, ne sera, conformément aux définitions précédentes, que l’habitude des idées intéressantes pour tous les peuples, soit comme instructives, soit comme agréables. Ce genre d’esprit est, sans contredit, le plus désirable. Il n’est aucun temps où l’espèce d’idées réputée esprit par tous les peuples, ne soit vraiment digne de ce nom. Il n’en est pas ainsi du genre d’idées auquel une nation donne quelquefois le nom d’esprit. Il est, pour chaque nation, un temps de stupidité et d’avilissement, pendant lequel elle n’a point d’idées nettes de l’esprit : elle prodigue alors ce nom à certains assemblages d’idées à la mode, et toujours ridicules aux yeux de la postérité : ces siècles d’avilissement sont ordinairement ceux du despotisme. Alors, dit un poète, Dieu prive les nations de la moitié de leur intelligence, pour les endurcir contre les misères et le supplice de la servitude. Parmi les idées propres à plaire à tous les peuples, il en est d’instructives ; ce sont celles qui appartiennent à certains genres de science et d’art : mais il en est aussi d’agréables ; telles sont, premièrement, les idées et les sentiments admirés dans certains morceaux d’Homère, de Virgile, de Corneille, discours ii, chapitre xxvi 269 du Tasse, de Milton ; dans lesquels, comme je l’ai déjà dit, ces illustres écrivains ne s’arrêtent point à la peinture d’une nation ou d’un siècle en particulier, mais à celle de l’humanité ; telles sont, en second lieu, les grandes images dont ces poètes ont enrichi leurs ouvrages. Pour prouver qu’en quelque genre que ce soit, il est des beautés propres à plaire universellement, je choisis ces mêmes images pour exemple : et je dis que la grandeur est, dans les tableaux poétiques, une cause universelle de plaisir(a) ; non 1. Dans la mythologie, les géants, prétendant pouvoir atteindre le sommet du mont Olympe, entassèrent le mont Pélion sur le mont Ossa. (a) Si les grands tableaux ne nous frappent pas toujours fortement, ce manque d’effet dépend ordinairement d’une cause étrangère à leur grandeur. C’est, le plus souvent, parce que ces tableaux se trouvent unis dans notre mémoire à quelque objet désagréable. Sur quoi j’observerai qu’il est très rare, à la lecture d’une description poétique, de recevoir uniquement l’impression pure que doit faire sur nous la vue exacte de cette image. Tous les objets participent à la laideur ainsi qu’à la beauté des objets auxquels ils sont le plus communément unis ; c’est à cette cause qu’on doit attribuer la plupart de nos dégoûts et de nos enthousiasmes injustes. Un proverbe usité dans les places publiques, fût-il d’ailleurs excellent, nous paraît toujours bas ; parce qu’il se lie nécessairement dans notre mémoire à l’image de ceux qui s’en servent. Peut-on douter que, par la même raison, les contes d’esprits et de revenants ne redoublent pendant la nuit, aux yeux du voyageur égaré, les horreurs d’une forêt ? Que, sur les Pyrénées, au milieu des déserts, des abîmes et des rochers, l’imagination frappée de l’estampe du combat des Titans, ne croie y reconnaître les montagnes d’Ossa et du Pélion, et ne regarde avec frayeur le champ de bataille de ces géants1 ? Qui doute que le souvenir de ce bocage, décrit par le Camoëns, où les nymphes, nues, fugitives et poursuivies par les désirs ardents, tombent : aux pieds des Portugais, où l’amour étincelle en leurs yeux, circule en ▶ 270 De l’Esprit que tous les hommes en soient également frappés : il en est même d’insensibles aux beautés de description comme aux charmes de l’harmonie, et qu’il serait, à cet égard, aussi injuste qu’inutile de vouloir désabuser. Ils ont, par leur insensibilité, acquis le droit malheureux de nier un plaisir qu’ils n’éprouvent pas : mais ces hommes sont en petit nombre. En effet, soit que le désir habituel et impatient de la félicité, qui nous fait souhaiter toutes les perfections comme des moyens d’accroître notre bonheur, nous rende agréables tous ces grands objets, dont la contemplation semble donner plus d’étendue à notre âme, plus de force et d’élévation à nos idées ; soit que par eux-mêmes les grands objets fassent sur nos sens une impression plus forte, plus continue et plus agréable ; soit enfin quelqu’autre cause, nous éprouvons que la vue hait tout ce qui la resserre ; qu’elle se trouve gênée dans les gorges d’une montagne, ou dans l’enceinte d’un grand mur ; qu’elle aime au contraire à parcourir une vaste plaine, à s’étendre sur la surface des mers, à se perdre dans un horizon reculé. ▶ leurs, veines, où les paroles se confondent où l’on n’entend enfin que le murmure des soupirs de l’amour heureux ; qui doute, dis-je, que le souvenir d’une description si voluptueuse n’embellisse à jamais tous les bocages ? Voilà la raison pour laquelle il est si difficile de séparer du plaisir total, que nous recevons à là présence d’un objet, tous les plaisirs particuliers qui sont, pour ainsi dire, réfléchis de la part des objets auxquels ils se trouvent unis. discours ii, chapitre xxvi 271 Tout ce qui est grand a droit de plaire aux yeux et à l’imagination des hommes : cette espèce de beautés l’emporte, dans les descriptions, infiniment sur toutes les autres beautés, qui dépendantes, par exemple, de la justesse des proportions, ne peuvent être ni aussi vivement ni aussi généralement senties, puisque toutes les nations n’ont pas les mêmes idées des proportions. En effet, si l’on oppose aux cascades que l’art proportionne, aux souterrains qu’il creuse, aux terrasses qu’il élève, les cataractes du fleuve Saint-Laurent, les cavernes creusées dans l’Etna, les masses énormes de rochers entassés sans ordre sur les Alpes ; ne sent-on pas que le plaisir produit par cette prodigalité, cette magnificence rude et grossière que la nature met dans tous les ouvrages, est infiniment supérieur au plaisir qui résulte de la justesse des proportions ? Pour s’en convaincre, qu’un homme monte la nuit sur une montagne, pour y contempler le firmament : quel est le charme qui l’y attire ? Est-ce la symétrie agréable dans laquelle les astres sont rangés ? Mais, ici, dans la voie lactée, ce sont des soleils sans nombre amoncelés, sans ordre, les uns sur les autres ; là, ce sont de vastes déserts. Quelle est donc la source de ses plaisirs ? L’immensité même du ciel. En effet, quelle idée se former de cette immensité, lorsque des mondes enflammés ne paraissent que des points lumineux semés ça et là dans les plaines de l’éther ; lorsque des soleils, plus avant engagés dans les profondeurs du firmament, n’y sont aperçus qu’avec peine ? L’imagination, qui s’élance de 272 De l’Esprit ces dernières sphères pour parcourir tous les mondes possibles, ne doit-elle pas s’engloutir dans les vastes et immensurables concavités des cieux ; se plonger dans le ravissement que produit la contemplation d’un objet qui occupe l’âme toute entière, sans cependant la fatiguer ? C’est aussi la grandeur de ces décorations, qui, dans ce genre, a fait dire que l’art était si inférieur à la nature ; ce qui, en termes intelligibles, ne signifie rien autre chose, sinon que les grands tableaux nous paraissent préférables aux petits. Dans les arts susceptibles de ce genre de beautés, tels que la sculpture, l’architecture et la poésie, c’est l’énormité des masses qui place le colosse de Rhodes et les pyramides de Memphis au rang des merveilles du monde. C’est la grandeur des descriptions qui nous fait regarder Milton du moins comme l’imagination la plus forte et la plus sublime. Aussi son sujet, peu fertile en beautés d’une autre espèce, l’était-il infiniment en beautés de descriptions. Devenu, par ce sujet, l’architecte du paradis terrestre, il avait à rassembler, dans le court espace du jardin d’Éden, toutes les beautés que la nature a dispersées sur la terre pour l’ornement de mille climats divers. Porté, par le choix de ce même sujet, sur le bord de l’abîme informe du chaos, il avait à en tirer cette matière première propre à former l’univers, à creuser le lit des mers, à couronner la terre de montagnes, à la couvrir de verdure, à mouvoir les soleils, à les allumer, à déployer auprès d’eux le pavillon des cieux, à peindre enfin la beauté du premier jour du monde, et cette fraîcheur prin- discours ii, chapitre xxvi 273 tanière dont sa vive imagination embellit la nature nouvellement éclose. Il avait donc non seulement à nous présenter les plus grands tableaux, mais encore les plus neufs et les plus variés, qui, pour l’imagination des hommes, sont encore deux causes universelles de plaisir. Il en est de l’imagination comme de l’esprit : c’est par la contemplation et la combinaison, soit des tableaux de la nature, soit des idées philosophiques, que, perfectionnant leur imagination ou leur esprit, les poètes et les philosophes parviennent également à exceller dans des genres très différents, et dans lesquels il est également rare et, peut-être, également difficile de réussir. Quel homme, en effet, ne sent pas que la marche de l’esprit humain doit être uniforme, à quelque science ou à quelque art qu’on 1’applique ? Si, pour plaire à l’esprit, dit M. de Fontenelle, il faut l’occuper sans le fatiguer ; si l’on ne peut 1’occuper qu’en lui offrant de ces vérités nouvelles, grandes et premières, dont la nouveauté, l’importance et la fécondité fixent fortement son attention ; si l’on n’évite de le fatiguer qu’en lui présentant des idées rangées avec ordre, exprimées par les mots les plus propres, dont le sujet soit un, simple, et par conséquent facile à embrasser, et où la variété se trouve identifiée à la simplicité(b) ; c’est pareillement à la triple combinaison, de la grandeur, de la nouveauté, de la variété et de la simplicité dans les tableaux, qu’est attaché le (b) Il est bon de remarquer que la simplicité dans un sujet et dans une image est une perfection relative à la faiblesse de notre esprit. 274 De l’Esprit plus grand plaisir de l’imagination. Si, par exemple, la vue ou la description d’un grand lac nous est agréable, celle d’une mer calme et sans bornes nous est sans doute plus agréable encore ; son immensité est pour nous la source d’un plus grand plaisir. Cependant, quelque beau que soit ce spectacle, son uniformité devient bientôt ennuyeuse. C’est pourquoi, si, enveloppée de nuages noirs, et portée par les aquilons, la tempête, personnifiée par l’imagination du poète, se détache du midi en roulant devant elle les mobiles montagnes des eaux ; qui doute que la succession rapide, simple et variée des tableaux effrayants que présente le bouleversement des mers, ne fasse, à chaque instant, sur notre imagination, des impressions nouvelles, ne fixe fortement notre attention, ne nous occupe sans nous fatiguer, et ne nous plaise par conséquent davantage ? Mais, si la nuit vient encore redoubler les horreurs de cette même tempête ; et que les montagnes d’eau, dont la chaîne termine et ceinture l’horizon, soient à l’instant éclairées par les lueurs répétées et réfléchies des éclairs et des foudres ; qui doute que cette mer obscure, changée tout à coup en une mer de feu, ne forme, par la nouveauté unie à la grandeur et à la variété de cette image, un des tableaux les plus propres à étonner notre imagination ? Aussi l’art du poète, considéré purement comme descripteur, est de n’offrir à la vue que des objets en mouvement ; et même de frapper, s’il peut, dans ses descriptions, plusieurs sens à la fois. La peinture du mugissement des eaux, du sifflement des vents et des éclats du tonnerre, pourrait-elle ne pas ajouter discours ii, chapitre xxvi 275 encore à la terreur secrète, et, par conséquent, au plaisir que nous fait éprouver le spectacle d’une mer en furie ? Au retour du printemps, lorsque l’aurore descend dans les jardins de Marly, pour entrouvrir le calice des fleurs, en cet instant les parfums qu’elles exhalent, le gazouillement de mille oiseaux, le murmure des cascades, n’augmente-t-il pas encore le charme de ces bosquets enchantés ? Tous les sens sont autant de portes par lesquelles les impressions agréables peuvent entrer dans nos âmes : plus on en ouvre à la fois, plus il y pénètre de plaisir. On voit donc que, s’il est des idées généralement utiles aux nations comme instructives (telles sont celles qui appartiennent directement aux sciences), il en est aussi d’universellement utiles comme agréables ; et que, différent, en ce point, de la probité, l’esprit d’un particulier peut avoir des rapports avec l’univers entier. La conclusion de ce discours c’est que, tant en matière d’esprit qu’en matière de morale, c’est toujours, de la part des hommes, l’amour ou l’a reconnaissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise. L’intérêt est donc le seul dispensateur de leur estime : l’esprit, sous quelque point de vue qu’on le considère, n’est donc jamais qu’un assemblage d’idées neuves, intéressantes, et par conséquent utiles aux hommes, soit comme instructives, soit comme agréables. DISCOURS III Si l’esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation. CH A PIT R E PR E M I E R Je vais examiner, dans ce discours, ce que peuvent sur l’esprit la nature et l’éducation : pour cet effet, je dois d’abord déterminer ce qu’on entend par le mot nature. Ce mot peut exciter en nous l’idée confuse d’un être ou d’une force qui nous a doués de tous nos sens : or les sens sont les sources de toutes nos idées1, ; privés d’un sens, nous sommes privés de toutes les idées qui y sont relatives ; un aveugle-né n’a, par cette raison, aucune idée des couleurs : il est donc évident que, dans cette signification, l’esprit doit être en entier considéré comme un don de la nature. Mais, si l’on prend ce mot dans une acception différente, et si l’on suppose qu’entre les hommes bien conformés, doués de tous leurs sens, et dans l’organisation desquels on n’aperçoit aucun défaut, la nature cependant ait mis de si grandes différences, et des dispositions si inégales à l’esprit, que les uns soient organisés pour être stupides, et les autres pour être spirituels, la question devient plus délicate. J’avoue qu’on ne peut d’abord considérer la grande inégalité d’esprit des hommes, sans admettre entre les esprits la 1. À rapprocher de la thèse d’Épicure : « Il n’est rien qui puisse réfuter les sensations. […] et la raison certes non plus, car toute raison est suspendue aux sensations » D. L., X, 32. discours iii, chapitre i 277 même différence qu’entre les corps, dont les uns sont faibles et délicats, lorsque les autres sont forts et robustes. Qui pourrait, dira-t-on, à cet égard, occasionner des différences dans la manière uniforme dont la nature opère ? Ce raisonnement, il est vrai, n’est fondé que sur une analogie. Il est assez semblable à celui des astronomes qui concluraient que le globe de la lune est habité, parce qu’il est composé d’une matière à peu près pareille au globe de la terre. Quelque faible que ce raisonnement soit en lui-même, il doit cependant paraître démonstratif ; car enfin, dirat-on, à quelle cause attribuer la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre des hommes qui semblent avoir eu la même éducation ? Pour répondre à cette objection, il faut d’abord examiner si plusieurs hommes peuvent, à la rigueur, avoir eu la même éducation ; et, pour cet effet, fixer l’idée qu’on attache au mot éducation. Si, par éducation, on entend simplement celle qu’on reçoit dans les mêmes lieux, et par les mêmes maîtres ; en ce sens, l’éducation est la même pour une infinité d’hommes. Mais, si l’on donne à ce mot une signification plus vraie et plus étendue, et qu’on y comprenne généralement tout ce qui sert à notre instruction, alors je dis que personne ne reçoit la même éducation ; parce que chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et 278 De l’Esprit ses lectures, et enfin le hasard, c’est-à-dire, une infinité d’évènements dont notre ignorance ne nous permet pas d’apercevoir l’enchaînement et les causes. Or, ce hasard a plus de part qu’on ne pense à notre éducation, C’est lui qui met certains objets sous nos yeux, nous occasionne, en conséquence, les idées les plus heureuses, et nous conduit quelquefois aux plus grandes découvertes. Ce fut le hasard, pour en donner quelques exemples, qui guida Galilée dans les jardins de Florence, lorsque les jardiniers en faisaient jouer les pompes : ce fut lui qui inspira ces jardiniers, lorsque, ne pouvant élever les eaux au-dessus de la hauteur de trente-deux pieds, ils en demandèrent la cause à Galilée, et piquèrent, par cette question, l’esprit et la vanité de ce philosophe : ce fut ensuite sa vanité, mise en action par ce coup de hasard, qui l’obligea à faire de cet effet naturel l’objet de ses méditations, jusqu’à ce qu’enfin il eût, par la découverte du principe de la pesanteur de l’air, trouvé la solution de ce problème. Dans un moment où l’âme paisible de Newton n’était occupée d’aucune affaire, agitée d’aucune passion, c’est pareillement le hasard qui, l’attirant sous une allée de pommiers, détacha quelques fruits de leurs branches, et donna à ce philosophe la première idée de son système : c’est réellement de ce fait dont il partit, pour examiner si la lune ne gravitait pas vers la terre, avec la même force que les corps tombent sur sa surface. C’est donc au hasard que les grands génies ont dû souvent les idées les plus heureuses. Combien de gens d’esprit restent confondus dans la foule des hommes discours iii, chapitre i 1. Quinte-Curce, historien romain du ier siècle après Jésus-Christ. Il a écrit une Histoire d’Alexandre le Grand. 2. On ne se permettra pas d’en conclure que Boileau a été le dindon de ses farces… 279 médiocres, faute, ou d’une certaine tranquillité d’âme, ou de la rencontre d’un jardinier, ou de la chute d’une pomme ! Je sens qu’on ne peut d’abord, sans quelque peine, attribuer de si grands effets à des causes si éloignées et si petites en apparence(a). Cependant l’expérience nous apprend que, dans le physique comme dans le moral, les plus grands évènements sont souvent l’effet de causes presque imperceptibles. Qui doute qu’Alexandre n’ait dû, en partie, la conquête de la Perse, à l’instituteur de la phalange macédonienne ? Que le chantre d’Achille animant ce prince de la fureur de la gloire, n’ait eu part à la destruction de l’empire de Darius, comme Quinte-Curce1 aux victoires de Charles XII ? Que les pleurs de Véturie n’aient désarmé Coriolan, n’aient affermi la puissance de Rome prête à succomber sous les efforts des Volsques, n’aient occasionné ce long enchaînement de vic(a) On lit, dans l’année littéraire, que Boileau, encore enfant, jouant dans une cour, tomba. Dans sa chute, sa jaquette se retrousse ; un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très délicate. Boileau en fut toute sa vie incommodé : et de là, peut-être, cette sévérité de mœurs, cette disette de sentiment qu’on remarque dans tous ses ouvrages ; de là, sa satire contre les femmes, contre Lully, Quinault, et contre toutes les poésies galantes.2 Peut-être son antipathie contre les dindons occasionna-t-elle l’aversion secrète qu’il eut toujours pour les jésuites, qui les ont apportés en France. C’est à l’accident qui lui était arrivé qu’on doit peut-être sa satire sur l’équivoque, son admiration pour M. Arnaud, et son épître sur l’amour de Dieu ; tant il est vrai que ce sont souvent des causes imperceptibles qui déterminent toute la conduite de la vie et toute la suite de nos idées. 280 De l’Esprit toires qui changèrent la face du monde ; et que ce ne soit, par conséquent, aux larmes de cette Véturie que l’Europe doit sa situation présente ? Que de faits pareils(b) ne pourrait-on pas citer ? Gustave, dit M. l’abbé de Vertot1, parcourait vainement les provinces de la Suède ; il errait depuis plus d’un an dans les montagnes de la Dalécarlie2,. Les montagnards, quoique prévenus par sa bonne mine, par la grandeur de sa taille et la force apparente de son corps, ne se fussent cependant pas déterminés à le suivre, si, le jour même où ce prince harangua les Dalécarliens, les anciens de la contrée n’eussent remarqué que le vend du nord avait toujours soufflé. Ce coup de vent leur parut un signe certain de la protection du ciel, et l’ordre d’armer en faveur du héros. C’est donc le vent du nord qui mit la couronne de Suède sur la tête de Gustave. La plupart des évènements ont des causes aussi petites : nous les ignorons, parce que la plupart des historiens les ont ignorées eux-mêmes, ou parce qu’ils n’ont pas eu d’yeux pour les apercevoir. Il est vrai qu’à cet égard l’esprit peut réparer leurs omissions ; la connaissance de certains principes supplée facilement à la connaissance de certains faits. Ainsi, sans m’arrêter davantage à prouver que le hasard joue dans (b) Dans la minorité de Louis XIV, lorsque ce prince était prêt de se retirer en Bourgogne, ce fut, dit Saint-Évremond, le conseil de M. de Turenne qui le retint à Paris et qui sauva la France. Cependant, un conseil si important, ajoute cet illustre auteur, fit moins d’honneur à ce général que la défaite de cinq cents cavaliers. Tant il est vrai qu’on attribue difficilement de grands effets à des causes qui paraissent éloignées et petites. 1. René Aubert de Vertot, (16551735), homme d’Église et historien. 2. Région au centre de la Suède. discours iii, chapitre i 281 ce monde un plus grand rôle qu’on ne pense, je conclurai de ce que je viens de dire, que, si l’on comprend sous le mot d’éducation généralement tout ce qui sert à notre instruction, ce même hasard doit nécessairement y avoir la plus grande part ; et que personne n’étant exactement placé dans le même concours de circonstances, personne ne reçoit précisément la même éducation. Ce fait posé, qui peut assurer que la différence de l’éducation ne produise la différence qu’on remarque entre les esprits ? Que les hommes ne soient semblables à ces arbres de la même espèce, dont le germe, indestructible et absolument le même, n’étant jamais semé exactement dans la même terre, ni précisément exposé aux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies, doit, en se développant, prendre nécessairement une infinité de formes différentes. Je pourrais donc conclure que l’inégalité d’esprit des hommes peut être indifféremment regardée comme l’effet de la nature ou de l’éducation. Mais, quelque vraie que fût cette conclusion, comme elle n’aurait rien que de vague, et qu’elle se réduirait, pour ainsi dire, à un peut-être, je crois devoir considérer cette question sous un point de vue nouveau, la ramener à des principes plus certains et plus précis. Pour cet effet, il faut réduire la question à des points simples ; remonter jusqu’à l’origine de nos idées, au développement de l’esprit ; et se rappeler que l’homme ne fait que sentir, se ressouvenir, et observer les ressemblances et les différences, c’est-à-dire, les rapports qu’ont entre eux les objets divers qui s’offrent à 282 De l’Esprit lui, ou que sa mémoire lui présente ; qu’ainsi la nature ne pourrait donner aux hommes plus ou moins de disposition à l’esprit, qu’en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, et de capacité d’attention. CH A PIT R E I I De la finesse des sens La plus ou moins grande perfection des organes des sens, dans laquelle se trouve nécessairement comprise celle de l’organisation intérieure, puisque je ne juge ici de la finesse des sens que par leurs effets, serait-elle la cause de l’inégalité d’esprit des hommes ? Pour raisonner avec quelque justesse sur ce sujet, il faut examiner si le plus ou le moins de finesse des sens donne à l’esprit ou plus d’étendue, ou plus de cette justesse, qui, prise dans sa vraie signification, renferme toutes les qualités de l’esprit. La perfection plus ou moins grande des organes des sens n’influe en rien sur la justesse de l’esprit, si les hommes, quelque impression qu’ils reçoivent des mêmes objets, doivent cependant toujours apercevoir les mêmes rapports entre ces objets. Or, pour prouver qu’ils les aperçoivent, je choisis le sens de la vue pour exemple, comme celui auquel nous devons le plus grand nombre de nos idées : et je dis qu’à des yeux différents, si les mêmes objets paraissent plus ou moins grands ou petits, brillants ou obscurs ; si la toise, par exemple, est aux yeux d’un tel homme plus petite, la neige moins blanche, et l’ébène moins noire qu’aux yeux 284 De l’Esprit de tel autre ; ces deux hommes apercevront néanmoins toujours les mêmes rapports entre tous les objets : la toise, en conséquence, paraîtra toujours à leurs yeux plus grande que le pied ; la neige, le plus blanc de tous les corps ; et l’ébène, le plus noir de tous les bois. Or, comme la justesse d’esprit consiste dans la vue nette des véritables rapports que les objets ont entre eux ; et qu’en répétant sur les autres sens ce que j’ai dit sur celui de la vue, on arrivera toujours au même résultat ; j’en conclus que la plus ou moins grande perfection de l’organisation, tant extérieure qu’intérieure, ne peut en rien influer sur la justesse de nos jugements. Je dirai de plus que, si l’on distingue l’étendue, de la justesse de l’esprit, le plus ou le moins de finesse des sens n’ajoutera rien à cette étendue. En effet, en prenant toujours le sens de la vue pour exemple, n’est-il pas évident que la plus ou moins grande étendue d’esprit dépendrait du nombre plus ou moins grand d’objets qu’à l’exclusion des autres un homme, doué d’une vue très fine, pourrait placer dans sa mémoire. Or il est très peu de ces objets imperceptibles par leur petitesse, qui, considérés, précisément avec la même attention, par des yeux aussi jeunes et aussi exercés, soient aperçus des uns et échappent aux autres : mais la différence que la nature met, à cet égard, entre les hommes que j’appelle bien organisés, c’est-à-dire, dans l’organisation desquels on n’aperçoit aucun défaut(a), fût-elle infiniment plus considérable qu’elle (a) Je ne prétends parler, dans ce chapitre, que des hommes com- ▶ discours iii, chapitre ii 285 ne l’est ; je puis montrer que cette différence n’en produirait aucune sur l’étendue de l’esprit. Supposons des hommes doués d’une même capacité d’attention, d’une mémoire également étendue, enfin, deux hommes égaux en tout, excepté en finesse de sens : dans cette hypothèse, celui qui sera doué de la vue la plus fine pourra, sans contredit, placer dans sa mémoire et comparer entre eux plusieurs de ces objets que leur petitesse cache à celui dont l’organisation est, à cet égard, moins parfaite ; mais ces deux hommes ayant, par ma supposition, une mémoire également étendue, et capable, si l’on veut, de contenir deux-mille objets, il est encore certain que le second pourra remplacer, par des faits historiques, les objets qu’un moindre degré de finesse dans la vue ne lui aura pas permis d’apercevoir ; et qu’il pourra compléter, si l’on veut, le nombre de deux-mille objets que contient la mémoire du premier. Or, de ces deux hommes, si celui dont le sens de la vue est le moins fin peut cependant déposer dans le magasin de sa mémoire un aussi grand nombre d’objets que l’autre ; et si d’ailleurs ces deux hommes sont égaux en tout, ils doivent, par conséquent, faire autant de combinaisons ; et, par ma supposition, avoir autant d’esprit, puisque l’étendue de l’esprit se mesure par le nombre des idées et des combinaisons. Le plus ou le moins ▶ munément bien organisés, qui ne sont privés d’aucun sens ; et qui, d’ailleurs, ne sont attaqués ni de la maladie de la folie, ni de celle de la stupidité, ordinairement produites, l’une, par le décousu de la mémoire, et l’autre, par le défaut total de cette faculté. 286 De l’Esprit de perfection dans l’organe de la vue ne peut, en conséquence, qu’influer sur le genre de leur esprit, faire de l’un un peintre, un botaniste, et de l’autre un historien et un politique ; mais elle ne peut en rien influer sur l’étendue de leur esprit. Aussi ne remarque-t-on pas une constante supériorité d’esprit et dans ceux qui ont le plus de finesse dans le sens de la vue et de l’ouïe, et dans ceux qui, par l’usage habituel des lunettes et des cornets, mettraient par ce moyen, entre eux et les autres hommes, plus de différence que n’en met à cet égard la nature. D’où je conclus qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés, ce n’est point à la plus ou moins grande perfection des organes, tant extérieurs qu’intérieurs, des sens, qu’est attachée la supériorité de lumière ; et que c’est nécessairement d’une autre cause que dépend la grande inégalité des esprits. CH A PIT R E I I I De l’étendue de la mémoire La conclusion du chapitre précédent fera, sans doute, chercher dans l’inégale étendue de la mémoire des hommes la cause de l’inégalité de leur esprit. La mémoire est le magasin où se déposent les sensations, les faits et les idées, dont les diverses combinaisons forment ce qu’on appelle esprit. Les sensations, les faits et les idées doivent donc être regardés comme la matière première de l’esprit. Or, plus le magasin de la mémoire est spacieux, plus il contient de cette matière première ; et plus, dira-t-on, l’on a d’aptitude à l’esprit. Quelque fondé que paraisse ce raisonnement, peut-être, en l’approfondissant, ne le trouvera-t-on que spécieux. Pour y répondre pleinement, il faut premièrement examiner si la différence d’étendue, dans la mémoire des hommes bien organisés, est aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence : et, supposant cette différence effective, il faut secondement savoir si l’on doit la considérer comme la cause de l’inégalité des esprits. Quant au premier objet de mon examen, je dis que l’attention seule peut graver dans la mémoire les objets qui, vus 288 De l’Esprit sans attention, ne feraient sur nous que des impressions insensibles, et pareilles, à peu près, à celles qu’un lecteur reçoit successivement de chacune des lettres qui composent la feuille d’un ouvrage. Il est donc certain que, pour juger si le défaut de mémoire est dans les hommes l’effet de leur inattention, ou d’une imperfection dans l’organe qui la produit, il faut avoir recours à l’expérience. Elle nous apprend que, parmi les hommes, il en est beaucoup, comme saint Augustin et Montaigne le disent d’eux-mêmes, qui, ne paraissant doués que d’une mémoire très faible, sont, par le désir de savoir, parvenus cependant à mettre un assez grand nombre de faits et d’idées dans leur souvenir, pour être mis au rang des mémoires extraordinaires. Or, si le désir de s’instruire suffit du moins pour savoir beaucoup, j’en conclus que la mémoire est presque entièrement factice : aussi l’étendue de la mémoire dépend, 1° de l’usage journalier qu’on en fait ; 2° de l’attention avec laquelle on considère les objets que l’on y veut imprimer, et qui, vus sans attention, comme je viens de le dire, n’y laisseraient qu’une trace légère et prompte à s’effacer ; 3° de l’ordre dans lequel on range ses idées. C’est à cet ordre qu’on doit tous les prodiges de mémoire ; et cet ordre consiste à lier ensemble toutes ses idées, à ne charger par conséquent sa mémoire que d’objets qui, par leur nature ou la manière dont on les considère, conservent entre eux assez de rapport pour se rappeler l’un l’autre. Les fréquentes représentations des mêmes objets à la mémoire sont, pour ainsi dire, autant de coups de burin qui les discours iii, chapitre iii 289 y gravent d’autant plus profondément qu’ils s’y représentent plus souvent(a), D’ailleurs, cet ordre si propre à rappeler les mêmes objets à notre souvenir nous donne l’explication de tous les phénomènes de la mémoire ; nous apprend que la sagacité d’esprit de l’un, c’est-à-dire, la promptitude avec laquelle un homme est frappé d’une vérité, dépend souvent de l’analogie de cette vérité avec les objets qu’il a habituellement présents à la mémoire ; que la lenteur d’esprit d’un autre à cet égard, est, au contraire, l’effet du peu d’analogie de cette même vérité avec les objets dont il s’occupe. Il ne pourrait la saisir, en apercevoir tous les rapports, sans rejeter toutes les premières idées qui se présentent à son souvenir, sans bouleverser tout le magasin de sa mémoire, pour y chercher les idées qui se lient à cette vérité. Voilà pourquoi tant de gens sont insensibles à l’exposition de certains faits ou de certaines vérités ; qui n’en affectent vivement d’autres que parce que ces faits ou ces vérités ébranlent toute la chaîne de leurs pensées, en réveillent un grand nombre dans leur esprit : c’est un éclair qui jette un jour rapide sur tout l’horizon de leurs idées. C’est donc à l’ordre qu’on doit souvent la sagacité de son esprit, et toujours l’étendue de sa mémoire. C’est aussi le défaut d’ordre, effet de l’indifférence qu’on a pour certains genres d’étude, qui, à certains égards, prive absolument de mémoire ceux qui, à d’autres égards, paraissent (a) La mémoire, dit M. Locke, est une table d’airain remplie de caractères que le temps efface insensiblement, si l’on n’y repasse quelquefois le burin. 290 De l’Esprit être doués de la mémoire la plus étendue. Voilà pourquoi le savant dans les langues et l’histoire, qui, par le secours de l’ordre chronologique, imprime et conserve facilement dans sa mémoire des mots, des dates et des faits historiques, ne peut souvent y retenir la preuve d’une vérité morale, la démonstration d’une vérité géométrique, ou le tableau d’un paysage qu’il aura longtemps considéré : en effet, ces sortes d’objets n’ayant aucune analogie avec le reste des faits ou des idées dont il a rempli sa mémoire, ils ne peuvent s’y représenter fréquemment, et s’y imprimer profondément, ni, par conséquent, s’y conserver longtemps. Telle est la cause productrice de toutes les différentes espèces de mémoire, et la raison pour laquelle ceux qui savent le moins dans un genre, sont ceux qui, dans ce même genre, communément oublient le plus. Il paraît donc que la grande mémoire est, pour ainsi dire, un phénomène de l’ordre ; qu’elle est presque entièrement factice ; et qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés, cette grande inégalité de mémoire est moins l’effet d’une inégale perfection dans l’organe qui la produit, que d’une inégale attention à la cultiver. Mais, en supposant même que l’inégale étendue de mémoire qu’on remarque dans les hommes fût entièrement l’ouvrage de la nature, et fût aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence, je dis qu’elle ne pourrait en rien influer sur l’étendue de leur esprit, 1° parce que le grand esprit, comme je vais le montrer, ne suppose pas la très grande discours iii, chapitre iii 291 mémoire ; et, 2° parce que tout homme est doué d’une mémoire suffisante pour s’élever au plus haut degré d’esprit. Avant de prouver la première de ces propositions, il faut observer que, si la parfaite ignorance fait la parfaite imbécillité, l’homme d’esprit ne paraît quelquefois manquer de mémoire, que parce qu’on donne trop peu d’étendue à ce mot de mémoire, qu’on en restreint la signification au seul souvenir des noms, des dates, des lieux et des personnes pour lesquels les gens d’esprit sont sans curiosité, et se trouvent souvent sans mémoire. Mais, en comprenant dans la signification de ce mot le souvenir ou des idées, ou des images, ou des raisonnements, aucun d’eux n’en est privé ; d’où il résulte qu’il n’est point d’esprit sans mémoire. Cette observation faite, il faut savoir quelle étendue de mémoire suppose le grand esprit. Choisissons pour exemple deux hommes illustres dans des genres différents, tels que Locke et Milton ; examinons si la grandeur de leur esprit doit être regardée comme l’effet de l’extrême étendue de leur mémoire. Si l’on jette d’abord les yeux sur Locke, et si l’on suppose qu’éclairé par une idée heureuse, ou par la lecture d’Aristote, de Gassendi, ou de Montaigne, ce philosophe ait aperçu dans les sens l’origine commune de toutes nos idées, on sentira que, pour déduire tout son système de cette première idée, il lui fallait moins d’étendue dans la mémoire que d’opiniâtreté dans la méditation ; que la mémoire la moins étendue suffisait pour contenir tous les objets de la comparaison des- 292 De l’Esprit quels devait résulter la certitude de ses principes, pour lui en développer l’enchaînement, et lui faire, par conséquent, mériter et obtenir le titre de grand esprit. À l’égard de Milton, si je le regarde sous le point de vue où, de l’aveu général, il est infiniment supérieur aux autres poètes ; si je considère uniquement la force, la grandeur, la vérité, et enfin la nouveauté de ses images poétiques, je suis obligé d’avouer que la supériorité de son esprit en ce genre ne suppose point non plus une grande étendue de mémoire. Quelque grandes, en effet, que soient les compositions de ses tableaux (telle est celle où, réunissant l’éclat du feu à la solidité de la matière terrestre, il peint le terrain de l’enfer brûlant d’un feu solide, comme le lac brûlait d’un feu liquide), quelque grandes, dis-je, que soient ses compositions, il est évident que le nombre des images hardies, et propres à former de pareils tableaux, doit être extrêmement borné ; que, par conséquent, la grandeur de l’imagination de ce poète est moins l’effet d’une grande étendue de mémoire que d’une méditation profonde sur son art. C’est cette méditation qui, lui faisant chercher la source des plaisirs de l’imagination, la lui a fait apercevoir et dans l’assemblage nouveau des images propres à former des tableaux grands, vrais et bien proportionnés, et dans le choix constant de ces expressions fortes qui sont, pour ainsi dire, les couleurs de la poésie, et par lesquelles il a rendu ses descriptions visibles aux yeux de l’imagination. discours iii, chapitre iii 293 Pour dernier exemple du peu d’étendue de mémoire qu’exige la belle imagination, je donne, en note, la traduction d’un morceau de poésie anglaise(b). Cette traduction, (b) C’est une jeune fille que l’amour éveille et conduit, avant l’aurore, dans un vallon : elle y attend son amant, chargé, au lever du soleil, d’offrir un sacrifice aux dieux. Son âme, dans la situation douce où la met l’espoir d’un bonheur prochain, se prête, en l’attendant, au plaisir de contempler les beautés de la nature, et du lever de l’astre qui doit ramener près d’elle l’objet de la tendresse. Elle s’exprime ainsi : « Déjà le Soleil dore la cime de ces chênes antiques ; et les flots de ces torrents précipités, qui mugissent entre les rochers, sont brillantés par sa lumière. J’aperçois déjà le sommet de ces montagnes velues d’où s’élancent ces voûtes, qui, à demi jetées dans les airs, offrent un abri formidable au solitaire qui s’y retire. Nuit, achève de replier tes voiles. Feux follets, qui égarez le voyageur incertain, retirez-vous dans les fondrières et les fanges marécageuses : et toi, Soleil, dieu des cieux, qui remplis l’air d’une chaleur vivifiante, qui sèmes les perles de la rosée sur les fleurs de ces prairies, et qui rends la couleur aux beautés variées de la nature, reçois mon premier hommage ; hâte ta course : ton retour m’annonce celui de mon amant. Libre des soins pieux qui le retiennent encore aux pieds des autels, l’amour va bientôt le ramener aux miens Que tout se ressente de ma joie ! Que tout bénisse le lever de l’astre qui nous éclaire ! Fleurs, qui renfermez dans votre sein les odeurs que la froide nuit y condense, ouvrez vos calices ; exhalez dans les airs vos vapeurs embaumées. Je ne sais si la voluptueuse ivresse qui remplit mon âme embellit tout ce que mes yeux aperçoivent ; mais le ruisseau qui serpente dans les concours de ces vallées, m’enchante par son murmure. Le zéphir me caresse de souffle. Les plantes ambrées, pressées sous mes pas, portent à mon odorat des bouffées de parfums. Ah ! si le bonheur daigne quelquefois visiter le séjour des mortels, c’est sans doute en ces lieux qu’il se retire. Mais quel trouble secret m’agite ? ▶ 294 De l’Esprit ▶ Déjà l’impatience mêle son poison aux douceurs de mon attente ; déjà ce vallon a perdu de ses beautés. La joie-est elle donc si passagère ? Nous est-elle aussi facilement enlevée que le duvet léger de ces plantes l’est par le souffle du zéphir ? C’est en vain que j’ai recours à l’espérance flatteuse : chaque instant accroît mon trouble… Il ne vient point ! … Qui le retient loin de moi ? Quel devoir plus sacré que celui de calmer les inquiétudes d’une amante ? … Mais, que dis-je ? Fuyez, soupçons jaloux, injurieux à sa fidélité, et faits pour éteindre sa tendresse. Si la jalousie croit près de l’amour, elle l’étouffe, si on ne l’en détache : c’est le lierre qui, d’une chaîne verte, embrasse, mais dessèche le tronc qui lui sert d’appui. Je connais trop mon amant pour douter de sa tendresse. Il a comme moi, loin de la pompe des cours, cherché l’asile tranquille des campagnes : la simplicité de mon cœur et de ma beauté l’ont touché ; mes voluptueuses rivales le rappelleraient vainement dans leurs bras. Serait-il séduit par les avances d’une coquetterie qui ternit, sur les joues d’une jeune fille, la neige de l’innocence et l’incarnat de la pudeur, et qui les peint du blanc de l’art et du fard de l’effronterie ? Que sais je ? Son mépris pour elles n’est, peut-être, qu’un piège pour moi. Puis-je ignorer les préjugés des hommes, et l’art qu’ils emploient pour nous séduire Nourris dans le mépris de notre sexe, ce n’est point nous, c’est leurs plaisirs qu’ils aiment. Les cruels qu’ils sont ! Ils ont mis au rang des vertus et les fureurs barbares de la vengeance et l’amour forcené de la patrie ; et jamais, parmi les vertus, ils n’ont compté la fidélité ! C’est sans remords qu’ils abusent l’innocence. Souvent leur vanité contemple, avec délices, le spectacle de nos douleurs. Mais non ; éloignez-vous de moi, odieuses pensées ; mon amant va se rendre en ces lieux. Je l’ai mille fois éprouvé : dès que je l’aperçois, mon âme agitée le calme ; j’oublie souvent de trop justes sujets de plainte ; près de lui, je ne fais qu’être heureuse … Cependant, s’il me trahissait ; si, dans le moment que mon amour l’excuse, il consommait, entre les bras d’une autre, le crime de l’infidélité : que toute la nature s’arme pour ma ven- ▶ discours iii, chapitre iii 295 et les exemples précédents, prouveront, je crois, à ceux qui décomposeront les ouvrages des hommes illustres, que le grand esprit ne suppose point la grande mémoire. J’ajouterai même que l’extrême étendue de l’un est absolument exclusif de l’extrême étendue de l’autre. Si l’ignorance fait languir l’esprit faute de nourriture, la vaste érudition, par une surabondance d’aliment, l’a souvent étouffé. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner l’usage différent que doivent faire de leur temps deux hommes qui veulent se rendre supérieurs aux autres, l’un en esprit, l’autre en mémoire. Si l’esprit n’est qu’un assemblage d’idées neuves, et si toute idée neuve n’est qu’un rapport nouvellement aperçu entre certains objets, celui qui veut se distinguer par son esprit doit nécessairement employer la plus grande partie de son temps à l’observation des rapports divers que les objets ont entre eux, et n’en consommer que la moindre partie à placer des faits ou des idées dans sa mémoire. Au contraire, celui qui veut surpasser les autres en étendue de mémoire doit, sans perdre son temps à méditer et à comparer les objets entre eux, employer les journées entières à sans cesse emmagasiner de nouveaux objets dans sa mémoire. Or, par un usage si différent de leur temps, il est évident que le premier ▶ geance ! Qu’il périsse !... Que dis-je ? Éléments, soyez sourds à mes cris ; Terre, n’ouvre point tes gouffres profonds ; laisse ce monstre marcher le temps prescrit sur ta brillante surface. Qu’il commette encore de nouveaux crimes ; qu’il fasse couler encore les larmes des amantes trop crédules : et, si le ciel les venge et le punit, que ce soit du moins à la prière d’une autre infortunée, etc. » 296 De l’Esprit de ces deux hommes doit être aussi inférieur en mémoire au second, qu’il lui sera supérieur en esprit : vérité qu’avait vraisemblablement aperçue Descartes, lorsqu’il dit que, pour perfectionner son esprit, il fallait moins apprendre que méditer. D’où je conclus que non seulement le très grand esprit ne suppose pas la très grande mémoire, mais que l’extrême étendue de l’un est toujours exclusive de l’extrême étendue de l’autre. Pour terminer ce chapitre, et prouver que ce n’est point à l’inégale étendue de la mémoire qu’on doit attribuer la force inégale des esprits, il ne me reste plus qu’à montrer que les hommes, communément bien organisés, sont tous doués d’une étendue de mémoire suffisante pour s’élever aux plus hautes idées. Tout homme, en effet, est, à cet égard, assez favorisé de la nature, si le magasin de sa mémoire est capable de contenir un nombre d’idées ou de faits, tel qu’en les comparant sans cesse entre eux, il puisse toujours y apercevoir quelque rapport nouveau, toujours accroître le nombre de ses idées, et, par conséquent, donner toujours plus d’étendue à son esprit. Or, si trente ou quarante objets, comme le démontre la géométrie, peuvent se comparer entre eux de tant de manières, que, dans le cours d’une longue vie, personne ne puisse en observer tous les rapports, ni en déduire toutes les idées possibles ; et si, parmi les hommes que j’appelle bien organisés, il n’en est aucun dont la mémoire ne puisse contenir non seulement tous les mots d’une langue, mais encore une infinité de dates, de faits, de noms, de lieux et de per- discours iii, chapitre iii 1. Jean Despautère, (1460-1520) flamand, auteur d’une grammaire latine qui a servi dans les collèges des jésuites en France jusqu’au xviiie siècle. 297 sonnes, et enfin un nombre d’objets beaucoup plus considérable que celui de six ou sept mille ; j’en conclurai hardiment que tout homme bien organisé est doué d’une capacité de mémoire bien supérieure à celle dont il peut faire usage pour l’accroissement de ses idées ; que plus d’étendue de mémoire ne donnerait pas plus d’étendue à son esprit ; et qu’ainsi, loin de regarder l’inégalité de mémoire des hommes comme la cause de l’inégalité de leur esprit, cette dernière inégalité est uniquement l’effet ou de l’attention plus ou moins grande avec laquelle ils observent les rapports des objets entre eux, ou du mauvais choix des objets dont ils chargent leur souvenir. Il est, en effet, des objets stériles, et qui, tels que les dates, les noms des lieux, des personnes, ou autres pareils, tiennent une grande place dans la mémoire, sans pouvoir produire ni idée neuve, ni idée intéressante pour le public. L’inégalité des esprits dépend donc en partie du choix des objets qu’on place dans la mémoire. Si les jeunes gens dont les succès ont été les plus brillants dans les collèges, n’en ont pas toujours de pareils dans un âge plus avancé, c’est que la comparaison et l’application heureuse des règles du Despautère1, qui font les bons écoliers, ne prouvent nullement que, dans la suite, ces mêmes jeunes gens portent leur vue sur des objets de la comparaison desquels résultent des idées intéressantes pour le public : et c’est pourquoi l’on est rarement grand homme, si l’on n’a le courage d’ignorer une infinité de choses inutiles. CH A PIT R E I V De l’inégale capacité d’attention J’ai fait voir que ce n’est point de la perfection plus ou moins grande, et des organes des sens et de l’organe de la mémoire, que dépend la grande inégalité des esprits. On n’en peut donc chercher la cause que dans l’inégale capacité d’attention des hommes. Comme c’est l’attention, plus ou moins grande, qui grave plus ou moins profondément les objets dans la mémoire qui en fait apercevoir mieux ou moins bien les rapports, qui forme la plupart de nos jugements vrais ou faux, et que c’est enfin à cette attention que nous devons presque toutes nos idées, il est, dira-t-on, évident que c’est de l’inégale capacité d’attention des hommes que dépend la force inégale de leur esprit. En effet, si le plus faible degré de maladie, auquel on ne donnerait que le nom d’indisposition, suffit pour rendre la plupart des hommes incapables d’une attention suivie, c’est, sans doute, ajoutera-t-on, à des maladies, pour ainsi dire, insensibles, et par conséquent à l’inégalité de force que la nature donne aux divers hommes, qu’on doit principalement attribuer l’incapacité totale d’attention qu’on remarque dans la plupart d’entre eux, et leur inégale disposition à l’es- discours iii, chapitre iv 299 prit : d’où l’on conclura que l’esprit est purement un don de la nature. Quelque vraisemblable que soit ce raisonnement, il n’est cependant point confirmé par l’expérience. Si on en excepte les gens affligés de maladies habituelles, et qui contraints, par la douleur, de fixer toute leur attention sur leur état, ne peuvent la porter sur des objets propres à perfectionner leur esprit, ni, par conséquent, être compris dans le nombre des hommes que j’appelle bien organisés, on verra que tous les autres hommes, même ceux qui, faibles et délicats, devraient, conséquemment au raisonnement précédent, avoir moins d’esprit que les gens bien constitués, paraissent souvent, à cet égard, les plus favorisés de la nature. Dans les gens sains et robustes qui s’appliquent aux arts et aux sciences, il semble que la force du tempérament, en leur donnant un besoin pressant du plaisir, les détourne plus souvent de l’étude et de la méditation, que la faiblesse du tempérament, par de légères et fréquentes indispositions, ne peut en détourner les gens délicats. Tout ce qu’on peut assurer, c’est qu’entre les hommes à peu près animés d’un égal amour pour l’étude, le succès sur lequel on mesure la force de l’esprit paraît entièrement dépendre des distractions plus ou moins grandes occasionnées par la différence des goûts, des fortunes, des états, et du choix plus ou moins heureux des sujets qu’on traite, de la méthode plus ou moins parfaite dont on se sert pour composer, de l’habitude plus ou moins grande qu’on a de méditer, des livres qu’on lit, des 300 De l’Esprit gens de goût qu’on voit, et enfin des objets que le hasard présente journellement sous nos yeux. Il semble que, dans le concours des accidents nécessaires pour former un homme d’esprit, la différente capacité d’attention que pourrait produire la force plus ou moins grande du tempérament, ne soit d’aucune considération. Aussi l’inégalité d’esprit occasionnée par la différente constitution des hommes, est-elle insensible. Aussi n’a-t-on, par aucune observation exacte, pu jusqu’à présent déterminer l’espèce de tempérament le plus propre à former des gens de génie ; et ne peut-on encore savoir lesquels des hommes, grands ou petits, gras ou maigres, bilieux ou sanguins, ont le plus d’aptitude à l’esprit. Au reste, quoique cette réponse sommaire pût suffire pour réfuter un raisonnement qui n’est fondé que sur des vraisemblances, cependant, comme cette question est fort importante, il faut, pour la résoudre avec précision, examiner si le défaut d’attention est dans les hommes, ou l’effet d’une impuissance physique de s’appliquer, ou d’un désir trop faible de s’instruire. Tous les hommes que j’appelle bien organisés sont capables d’attention, puisque tous apprennent à lire, apprennent leur langue, et peuvent concevoir les premières propositions d’Euclide. Or, tout homme, capable de concevoir ces premières propositions, a la puissance physique de les entendre toutes : en effet, en géométrie comme en toutes les autres sciences, la facilité plus ou moins grande avec laquelle on saisit une vérité, dépend du nombre plus ou moins grand discours iii, chapitre iv 301 de propositions antécédentes que, pour la concevoir, il faut avoir présentes à la mémoire. Or, si tout homme bien organisé, comme je l’ai prouvé dans le chapitre précédent, peut placer dans sa mémoire un nombre d’idées fort supérieur à celui qu’exige la démonstration de quelque proposition de géométrie que ce soit, et si, par le secours de l’ordre et par la représentation fréquente des mêmes idées, on peut, comme l’expérience le prouve, se les rendre assez familières et assez habituellement présentes pour se les rappeler sans peine, il s’ensuit que chacun a la puissance physique de suivre la démonstration de toute vérité géométrique ; et qu’après s’être élevé, de propositions en propositions et d’idées analogues en idées analogues, jusqu’à la connaissance, par exemple, de quatre-vingt-dix-neuf propositions, tout homme peut concevoir la centième avec la même facilité que la deuxième, qui est aussi distante de la première que la centième l’est de la quatre-vingt-dix-neuvième. Maintenant, il faut examiner si le degré d’attention nécessaire pour concevoir la démonstration d’une vérité géométrique ne suffit pas pour la découverte de ces vérités qui placent un homme au rang des gens illustres. C’est à ce dessein que je prie le lecteur d’observer avec moi la marche que tient l’esprit humain, soit qu’il découvre une vérité, soit qu’il en suive simplement la démonstration. Je ne tire point mon exemple de la géométrie, dont la connaissance est étrangère à la plupart des hommes ; je le prends dans la morale, et je me propose ce problème : pourquoi les conquêtes injustes ne 302 De l’Esprit déshonorent-elles point autant les nations que les vols déshonorent les particuliers ? Pour résoudre ce problème moral, les idées qui se présenteront les premières à mon esprit sont les idées de justice qui me sont les plus familières : je la considérerai donc entre particuliers, et je sentirai que des vols, qui troublent et renversent l’ordre de la société, sont avec justice regardés comme infâmes. Mais quelque avantageux qu’il fût d’appliquer aux nations les idées que j’ai de la justice entre citoyens, cependant, à la vue de tant de guerres injustes, entreprises de tous les temps par des peuples qui sont l’admiration de la terre, je soupçonnerai bientôt que les idées de la justice considérée par rapport à un particulier ne sont point applicables aux nations : ce soupçon sera le premier pas que fera mon esprit pour parvenir à la découverte qu’il se propose. Pour éclaircir ce soupçon, j’écarterai d’abord les idées de justice qui me sont les plus familières : je rappellerai à ma mémoire, et j’en rejetterai successivement une infinité d’idées, jusqu’au moment où j’apercevrai que, pour résoudre cette question, il faut d’abord se former des idées nettes et générales de la justice ; et, pour cet effet, remonter jusqu’à l’établissement des sociétés, jusqu’à ces temps reculés où l’on en peut mieux apercevoir l’origine, où d’ailleurs l’on peut plus facilement découvrir la raison pour laquelle les principes de la justice considérée par rapport aux citoyens ne seraient pas applicables aux nations. discours iii, chapitre iv 303 Tel sera, si je l’ose dire, le second pas de mon esprit. Je me représenterai, en conséquence, les hommes absolument privés de la connaissance des lois, des arts, et à peu près tels qu’ils devaient être aux premiers jours du monde. Alors, je les vois dispersés dans les bois comme les autres animaux voraces ; je vois que, trop faibles avant l’invention des armes pour résister aux bêtes féroces, ces premiers hommes, instruits par le danger, le besoin ou la crainte, ont senti qu’il était de l’intérêt de chacun d’eux en particulier de se rassembler en société, et de former une ligue contre les animaux leurs ennemis communs. J’aperçois ensuite que ces hommes, ainsi rassemblés et devenus bientôt ennemis par le désir qu’ils eurent de posséder les mêmes choses, durent s’armer pour se les ravir mutuellement ; que le plus vigoureux les enleva d’abord au plus spirituel, qui inventa des armes, et lui dressa des embûches pour lui reprendre les mêmes biens ; que la force et l’adresse furent par conséquent les premiers titres de propriété ; que la terre appartint premièrement au plus fort, et ensuite au plus fin ; que ce fut d’abord à ces seuls titres qu’on posséda tout : mais qu’enfin, éclairés par leur malheur commun, les hommes sentirent que leur réunion ne leur serait point avantageuse et que les sociétés ne pourraient subsister, si, à leurs premières conventions, ils n’en ajoutaient de nouvelles, par lesquelles chacun en particulier renonçât au droit de la force et de l’adresse, et tous, en général, se garantissent réciproquement la conservation de leur vie et de leurs biens, et s’engageassent à s’armer contre l’in- 304 De l’Esprit fracteur de ces conventions ; que ce fut ainsi que, de tous les intérêts des particuliers, se forma un intérêt commun, qui dut donner aux différentes actions les noms de justes, de permises et d’injustes, selon qu’elles étaient utiles, indifférentes ou nuisibles aux sociétés1. Une fois parvenu à cette vérité, je découvre facilement la source des vertus humaines : je vois que, sans la sensibilité à la douleur et au plaisir physique, les hommes, sans désirs, sans passions, également indifférents à tout, n’eussent point connu d’intérêt personnel ; que, sans intérêt personnel, ils ne se fussent point rassemblés en société, n’eussent point fait entre eux de conventions, qu’il n’y eût point eu d’intérêt général, par conséquent point d’actions justes ou injustes ; et qu’ainsi la sensibilité physique et l’intérêt personnel ont été les auteurs de toute justice.(a) Cette vérité, appuyée sur cet axiome de jurisprudence, l’intérêt est la mesure des actions des hommes, et confirmée d’ailleurs par mille faits, me prouve que, vertueux ou vicieux, selon que nos passions ou nos goûts particuliers sont conformes ou contraires à l’intérêt général, nous tendons si nécessairement à notre bien particulier, que le législateur divin lui-même a cru, pour engager les hommes à la pratique de la vertu, devoir leur promettre un bonheur éternel en échange des plaisirs temporels qu’ils font quelquefois obligés d’y sacrifier. (a) On ne peut nier cette proposition, sans admettre les idées innées. 1. Tout le paragraphe est inspiré des théories de Lucrèce (DRN, V, 925-1028) et d’Épicure, Maximes Capitales, XXXI-XXXIII. discours iii, chapitre iv 305 Ce principe établi, mon esprit en tire les conséquences : et j’aperçois que toute convention où l’intérêt particulier se trouve en opposition avec l’intérêt général, eût toujours été violée, si les législateurs n’eussent toujours proposé de grandes récompenses à la vertu ; et qu’au penchant naturel qui porte tous les hommes à l’usurpation, ils n’eussent sans cesse opposé la digue du déshonneur et du supplice : je vois donc que la peine et la récompense sont les deux seuls liens par lesquels ils ont pu tenir l’intérêt particulier uni à l’intérêt général ; et j’en conclus que les lois faites pour le bonheur de tous ne seraient observées par aucun, si les magistrats n’étaient armés de la puissance nécessaire pour en assurer l’exécution. Sans cette puissance, les lois, violées par le plus grand nombre, seraient, avec justice, enfreintes par chaque particulier ; parce que les lois n’ayant que l’utilité publique pour fondement, sitôt que, par une infraction générale, ces lois deviennent inutiles, dès lors elles sont nulles et cessent d’être des lois ; chacun rentre en ses premiers droits ; chacun ne prend conseil que de son intérêt particulier, qui lui défend avec raison d’observer des lois qui deviendraient préjudiciables à celui qui en serait l’observateur unique. Et c’est pourquoi, si, pour la sûreté des grandes routes, on eût défendu d’y marcher avec des armes, et que, faute de maréchaussée, les grands chemins fussent infestés de voleurs, que cette loi, par conséquent, n’eût point rempli son objet, je dis qu’un homme pourrait non seulement y voyager avec des armes et violer cette convention ou cette loi sans injustice, mais qu’il ne pourrait même l’observer sans folie. 306 De l’Esprit Après que mon esprit est ainsi, de degrés en degrés, parvenu à se former des idées nettes et générales de la justice, après avoir reconnu qu’elle consiste dans l’observation exacte des conventions que l’intérêt commun, c’est-à-dire l’assemblage de tous les intérêts particuliers, leur a fait faire, il ne reste à mon esprit qu’à faire aux nations l’application de ces idées de la justice. Éclairé par les principes ci-dessus établis, j’aperçois d’abord que toutes les nations n’ont point fait entre elles de conventions par lesquelles elles se garantissent réciproquement la possession des pays qu’elles occupent et des biens qu’elles possèdent. Si j’en veux découvrir la cause, ma mémoire, en me retraçant la carte générale du monde, m’apprend que les peuples n’ont point fait entre eux de ces sortes de conventions, parce qu’ils n’ont point eu, à les faire, un intérêt aussi pressant que les particuliers ; parce que les nations peuvent subsister sans conventions entre elles, et que les sociétés ne peuvent se maintenir sans lois. D’où je conclus que les idées de la justice, considérée de nation à nation ou de particulier à particulier, doivent être extrêmement différentes. Si l’Église et les rois permettent la traite des nègres ; si le chrétien, qui maudit au nom de Dieu celui qui porte le trouble et la dissension dans les familles, bénit le négociant qui court la Côte-d’Or ou le Sénégal, pour échanger contre des nègres les marchandises dont les Africains sont avides ; si, par ce commerce, les Européens entretiennent sans remords des guerres éternelles entre ces peuples ; c’est que, sauf les discours iii, chapitre iv 307 traités particuliers et des usages généralement reconnus auxquels on donne le nom de droit des gens, l’Église et les rois pensent que les peuples sont, les uns à l’égard des autres, précisément dans le cas des premiers hommes avant qu’ils eussent formé des sociétés, qu’ils connussent d’autres droits que la force et l’adresse, qu’il y eût entre eux aucune convention, aucune loi, aucune propriété, et qu’il pût, par conséquent, y avoir aucun vol et aucune injustice. À l’égard même des traités particuliers que les nations contractent entre elles, ces traités n’ayant jamais été garantis par un assez grand nombre de nations, je vois qu’ils n’ont presque jamais pu se maintenir par la force ; et qu’ils ont par conséquent, comme des lois sans force, dû souvent rester sans exécution. Lorsqu’en appliquant aux nations les idées générales de la justice, mon esprit aura réduit la question à ce point, pour découvrir ensuite pourquoi le peuple qui enfreint les traités faits avec un autre peuple, est moins coupable que le particulier qui viole les conventions faites avec la société, et pourquoi, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes déshonorent moins une nation que les vols n’avilissent un particulier, il suffit de rappeler à ma mémoire la liste de tous les traités violés de tous les temps et par tous les peuples : alors je vois qu’il y a toujours une grande probabilité que, sans égard à ses traités, toute nation profitera des temps de trouble et de calamités pour attaquer ses voisins à son avantage, les conquérir, ou du moins les mettre hors d’état de lui nuire. Or chaque nation, instruite par l’histoire, 308 De l’Esprit peut considérer cette probabilité comme assez grande, pour se persuader que l’infraction d’un traité, qu’il est avantageux de violer, est une clause tacite de tous les traités qui ne sont proprement que des trêves ; et qu’en saisissant, par conséquent, l’occasion favorable d’abaisser ses voisins, elle ne fait que les prévenir, puisque tous les peuples, forcés de s’exposer au reproche d’injustice ou au joug de la servitude, sont réduits à l’alternative d’être esclaves ou souverains. D’ailleurs, si, dans toute nation, l’état de conservation est un état dans lequel il est presque impossible de se maintenir, et si le terme de l’agrandissement d’un empire doit, ainsi que le prouve l’histoire des Romains, être regardé comme un présage presque certain de sa décadence ; il est évident que chaque nation peut même se croire d’autant plus autorisée à ces conquêtes qu’on appelle injustes, que, ne trouvant point, dans la garantie, par exemple, de deux nations contre une troisième, autant de sûreté qu’un particulier en trouve dans la garantie de sa nation contre un autre particulier, le traité en doit être d’autant moins sacré que l’exécution en est plus incertaine. C’est lorsque mon esprit a percé jusqu’à cette dernière idée que je découvre la solution du problème de morale que je m’étais proposé. Alors je sens que l’infraction des traités, et cette espèce de brigandage entre les nations, doit, comme le prouve le passé, garant en ceci de l’avenir, subsister jusqu’à ce que tous les peuples, ou du moins le plus grand nombre d’entre eux, aient fait des conventions générales ; jusqu’à discours iii, chapitre iv 309 ce que les nations, conformément au projet de Henri IV ou de l’abbé de Saint-Pierre, se soient réciproquement garanti leurs possessions, se soient engagées à s’armer contre le peuple qui voudrait en assujettir un autre, et qu’enfin le hasard ait mis une telle disproportion entre la puissance de chaque État en particulier et celle de tous les autres réunis, que ces conventions puissent se maintenir par la force, que les peuples puissent établir entre eux la même police qu’un sage législateur met entre les citoyens, lorsque, par la récompense attachée aux bonnes actions, et les peines infligées aux mauvaises, il nécessite les citoyens à la vertu, en donnant à leur probité l’intérêt personnel pour appui. Il est donc certain que, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes, moins contraires aux lois de l’équité, et par conséquent moins criminelles que les vols entre particuliers, ne doivent point autant déshonorer une nation que les vols déshonorent un citoyen. Ce problème moral résolu, si l’on observe la marche que mon esprit a tenue pour le résoudre, on verra que je me suis d’abord rappelé les idées qui m’étaient les plus familières ; que je les ai comparées entre elles, observé leurs convenances et leurs disconvenances relativement à l’objet de mon examen ; que j’ai ensuite rejeté ces idées, que je m’en suis rappelé d’autres ; et que j’ai répété ce même procédé jusqu’à ce qu’enfin ma mémoire m’ait présenté les objets de la comparaison desquels devait résulter la vérité que je cherchais. 310 De l’Esprit Or, comme la marche de l’esprit est toujours la même, ce que je dis sur la manière de découvrir une vérité doit s’appliquer généralement à toutes les vérités. Je remarquerai seulement, à ce sujet, que, pour, faire une découverte, il faut nécessairement avoir dans la mémoire les objets dont les rapports contiennent cette vérité. Si l’on se rappelle ce que j’ai dit précédemment à l’exemple que je viens de donner, et qu’en conséquence on veuille savoir si tous les hommes bien organisés sont réellement doués d’une attention suffisante pour s’élever aux plus hautes idées, il faut comparer les opérations de l’esprit, lorsqu’il fait la découverte, ou qu’il suit simplement la démonstration d’une vérité, et examiner laquelle de ces opérations suppose le plus d’attention. Pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie, il est inutile de rappeler beaucoup d’objets à son esprit ; c’est au maître à présenter aux yeux de son élève les objets propres à donner la solution du problème qu’il lui propose. Mais, soit qu’un homme découvre une vérité, soit qu’il en suive la démonstration, il doit, dans l’un et l’autre cas, observer également les rapports qu’ont entre eux les objets que sa mémoire ou son maître lui présentent. Or, comme on ne peut, sans un hasard singulier, se représenter uniquement les idées nécessaires à la découverte d’une vérité, et n’en considérer précisément que les faces sous lesquelles on doit les comparer entre elles, il est évident que, pour faire une découverte, il faut rappeler à son esprit une multitude discours iii, chapitre iv 311 d’idées étrangères à l’objet de la recherche, et en faire une infinité de comparaisons inutiles, comparaisons dont la multiplicité peut rebuter. On doit consommer infiniment plus de temps pour découvrir une vérité que pour en suivre la démonstration : mais la découverte de cette vérité n’exige en aucun instant plus d’effort d’attention que n’en suppose la suite d’une démonstration. Si, pour s’en assurer, l’on observe l’étudiant en géométrie, on verra qu’il doit porter d’autant plus d’attention à considérer les figures géométriques que le maître met sous ses yeux, que ces objets lui étant moins familiers que ceux que lui présenterait sa mémoire, son esprit est à la fois occupé du double soin, et de considérer ces figures, et de découvrir les rapports qu’elles ont entre elles : d’où il suit que l’attention nécessaire pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie, suffit pour découvrir une vérité. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l’attention doit être plus continue ; mais cette continuité d’attention n’est proprement que la répétition des mêmes actes d’attention. D’ailleurs, si tous les hommes, comme je l’ai dit plus haut, sont capables d’apprendre à lire, et d’apprendre leur langue, ils sont tous capables non seulement de l’attention vive, mais encore de l’attention continue qu’exige la découverte d’une vérité. Quelle continuité d’attention ne faut-il pas, ou pour connaître ses lettres, les assembler, en former des syllabes, en composer des mots ; ou pour unir dans sa mémoire des objets d’une nature différente, et qui n’ont entre eux que 312 De l’Esprit des rapports arbitraires, comme les mots chêne, grandeur, amour, qui n’ont aucun rapport réel avec l’idée, l’image ou le sentiment qu’ils expriment ? Il est donc certain que, si, par la continuité d’attention, c’est-à-dire, par la répétition fréquente des mêmes actes d’attention, tous les hommes parviennent à graver successivement dans leur mémoire tous les mots d’une langue, ils sont tous doués de la force et de la continuité d’attention nécessaire pour s’élever à ces grandes idées dont la découverte les place au rang des hommes illustres. Mais, dira-t-on, si tous les hommes sont doués de l’attention nécessaire pour exceller dans un genre, lorsque l’inhabitude ne les en a point rendu incapables, il est encore certain que cette attention coûte plus aux uns qu’aux autres : or, à quelle autre cause, si ce n’est à la perfection plus ou moins grande de l’organisation, attribuer cette attention plus ou moins facile ? Avant de répondre directement à cette objection, j’observerai que l’attention n’est pas étrangère à la nature de l’homme ; qu’en général, lorsque nous croyons l’attention difficile à supporter, c’est que nous prenons la fatigue de l’ennui et de l’impatience pour la fatigue de l’application. En effet, s’il n’est point d’homme sans désirs, il n’est point d’homme sans attention. Lorsque l’habitude en est prise, l’attention devient même un besoin. Ce qui rend l’attention fatigante, c’est le motif qui nous y détermine. Est-ce le besoin, l’indigence ou la crainte ? L’attention est alors une discours iii, chapitre iv 313 peine. Est-ce l’espoir du plaisir ? L’attention devient alors elle-même un plaisir. Qu’on présente au même homme deux écrits difficiles à déchiffrer ; l’un est un procès verbal, l’autre est la lettre d’une maîtresse : qui doute que l’attention ne soit aussi pénible dans le premier cas, qu’agréable dans le second ? Conséquemment à cette observation, on peut facilement expliquer pourquoi l’attention coûte plus aux uns qu’aux autres. Il n’est pas nécessaire, pour cet effet, de supposer en eux aucune différence d’organisation : il suffit de remarquer qu’en ce genre, la peine de l’attention est toujours plus ou moins grande proportionnément au degré plus ou moins grand de plaisir que chacun regarde comme la récompense de cette peine. Or, si les mêmes objets n’ont jamais le même prix à des yeux différents, il est évident qu’en proposant à divers hommes le même objet de récompense, on ne leur propose pas réellement la même récompense ; et que, s’ils sont forcés de faire les mêmes efforts d’attention, ces efforts doivent être, en conséquence, plus pénibles aux uns qu’aux autres. L’on peut donc résoudre le problème d’une attention plus ou moins facile, sans avoir recours au mystère d’une inégale perfection dans les organes qui la produisent. Mais, en admettant même, à cet égard, une certaine différence dans l’organisation des hommes, je dis qu’en supposant en eux un désir vif de s’instruire, désir dont tous les hommes sont susceptibles, il n’en est aucun qui ne se trouve alors doué de la capacité d’attention nécessaire pour se distinguer dans un art. En effet, si le désir du bonheur est com- 314 De l’Esprit mun à tous les hommes, s’il est en eux le sentiment le plus vif, il est évident que, pour obtenir ce bonheur, chacun fera toujours tout ce qu’il est en sa puissance de faire : or, tout homme, comme je viens de le prouver, est capable du degré d’attention suffisant pour s’élever aux plus hautes idées. Il fera donc usage de cette capacité d’attention, lorsque, par la législation de son pays, son goût particulier ou on éducation, le bonheur deviendra le prix de cette attention. Il sera, je crois, difficile de résister à cette conclusion, surtout si, comme je puis le prouver, il n’est pas même nécessaire, pour se rendre supérieur en un genre, d’y donner toute l’attention dont on est capable. Pour ne laisser aucun doute sur cette vérité, consultons l’expérience, interrogeons les gens de lettres : ils ont tous éprouvé que ce n’est pas aux plus pénibles efforts d’attention qu’ils doivent les plus beaux vers de leurs poèmes, les plus singulières situations de leurs romans, et les principes les plus lumineux de leurs ouvrages philosophiques. Ils avoueront qu’ils les doivent à la rencontre heureuse de certains objets que le hasard ou met sous leurs yeux ou présente à leur mémoire, et de la comparaison desquels ont résulté ces beaux vers, ces situations frappantes et ces grandes idées philosophiques ; idées que l’esprit conçoit toujours avec plus de promptitude et de facilité qu’elles sont plus vraies et plus générales. Or, dans tout ouvrage, si ces belles idées, de quelque genre qu’elles soient, sont, pour ainsi dire, le trait du génie ; si l’art de les employer n’est que l’œuvre du temps et de la pa- discours iii, chapitre iv 1. Tantum series juncturaque pollet, Tantum de medio sumptis accedit honoris ! Jusqu’ici personne n’avait conçu un ouvrage aussi grand ; ou du moins personne ne l’avait exécuté. Horace, L’Art poétique, v. 249. 315 tience, et ce qu’on appelle le travail du manœuvre ; il est donc certain que le génie est moins le prix de l’attention qu’un don du hasard, qui présente à tous les hommes de ces idées heureuses dont celui-là seul profite qui, sensible à la gloire, est attentif à les saisir. Si le hasard est, dans presque tous les arts, généralement reconnu pour l’auteur de la plupart des découvertes ; et si, dans les sciences spéculatives, sa puissance est moins sensiblement aperçue, elle n’en est peut-être pas moins réelle ; il n’en préside pas moins à la découverte des plus belles idées. Aussi ne sont-elles pas, comme je viens de le dire, le prix des plus pénibles efforts d’attention ; et peut-on assurer que l’attention qu’exige l’ordre des idées, la manière de les exprimer, et l’art de passer d’un sujet à l’autre (b) est, sans contredit, beaucoup plus fatigante ; et qu’enfin la plus pénible de toutes est celle que suppose la comparaison des objets qui ne nous sont point familiers. C’est pourquoi le philosophe, capable de six ou sept heures des plus hautes méditations, ne pourra, sans une fatigue extrême d’attention, passer ces six à sept heures, soit à l’examen d’une procédure, soit à copier fidèlement et correctement un manuscrit ; et c’est pourquoi les commencements de chaque science sont toujours épineux. Aussi n’est-ce qu’à l’habitude que nous avons de considérer certains objets que nous devons non seulement la facilité avec laquelle nous les comparons, mais encore la comparaison juste et rapide que nous faisons de ces objets entre eux. Voilà pourquoi, du premier coup-d’œil, (b) Tantum series juncturaque pollet1. 316 De l’Esprit le peintre aperçoit dans un tableau des défauts de dessein ou de coloris, invisibles aux yeux ordinaires ; pourquoi le berger, accoutumé à considérer ses moutons, découvre entre eux des ressemblances et des différences qui les lui font distinguer ; et pourquoi l’on n’est proprement le maître que des matières que l’on a longtemps méditées. C’est à l’application, plus ou moins confiante, avec laquelle nous examinons un sujet, que nous devons les idées superficielles ou profondes que nous avons sur ce même sujet. Il semble que les ouvrages longtemps médités et longs à composer, en soient plus forts de choses ; et que, dans les ouvrages d’esprit, comme dans la mécanique, on gagne en force ce que l’on perd en temps. Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, je répéterai donc que, si l’attention la plus pénible est celle que suppose la comparaison des objets qui nous sont peu familiers, et si cette attention est précisément de l’espèce de celle qu’exige l’étude des langues, tous les hommes étant capables d’apprendre leur langue, tous, par conséquent, sont doués d’une force et d’une continuité d’attention suffisante pour s’élever au rang des hommes illustres. Il ne me reste, pour dernière preuve de cette vérité, qu’à rappeler ici que l’erreur, comme je l’ai dit dans mon premier discours, toujours accidentelle, n’est point inhérente à la nature particulière de certains esprits ; que tous nos faux jugements sont l’effet, ou de nos passions, ou de notre ignorance : d’où il suit que tous les hommes sont, par la nature, doués d’un esprit également juste ; et qu’en leur présentant les discours iii, chapitre iv 317 mêmes objets, ils en porteraient tous les mêmes jugements. Or, comme ce mot d’esprit juste, pris dans sa signification étendue, renferme toutes sortes d’esprits, le résultat de ce que j’ai dit ci-dessus, c’est que tous les hommes que j’appelle bien organisés étant nés avec l’esprit juste, ils ont tous en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées(c). Mais, répliquera-t-on, pourquoi donc voit-on si peu d’hommes illustres ? C’est que l’étude est une petite peine ; c’est que, pour vaincre le dégoût de l’étude, il faut, comme je l’ai déjà insinué, être animé d’une passion. Dans la première jeunesse, la crainte des châtiments suffit pour forcer les jeunes gens à l’étude : mais, dans un âge plus avancé où l’on n’éprouve pas les mêmes traitements, il faut alors, pour s’exposer à la fatigue de l’application, être échauffé d’une passion telle, par exemple, que l’amour de la gloire. La force de notre attention est alors proportionnée à la force de notre passion. Considérons les enfants : s’ils font dans leur langue naturelle des progrès moins inégaux que dans une langue étrangère, c’est qu’ils y sont excités par des (c) Il faut toujours se ressouvenir, comme je l’ai dit dans mon second discours, que les idées ne sont, en soi, ni hautes, ni grandes, ni petites ; que souvent la découverte d’une idée, qu’on appelle petite, ne suppose pas moins d’esprit que la découverte d’une grande ; qu’il en faut quelquefois autant pour saisir finement le ridicule d’un homme, que pour apercevoir le vice d’un gouvernement ; et que, si l’on donne par préférence le nom de grandes aux découvertes du dernier genre, c’est qu’on ne désigne jamais, par les épithètes de hautes, de grandes et de petites, que des idées plus ou moins généralement intéressantes. 318 De l’Esprit besoins à peu près pareils ; c’est-à-dire, et par la gourmandise, et par l’amour du jeu, et par le désir de faire connaître les objets de leur amour et de leur aversion : or, des besoins à peu près pareils doivent produire des effets à peu près égaux. Au contraire, comme les progrès dans une langue étrangère dépendent et de la méthode dont se servent les maîtres, et de la crainte qu’ils inspirent à leurs écoliers, et de l’intérêt que les parents prennent aux études de leurs enfants, on sent que des progrès dépendant de causes si variées qui agissent et se combinent si diversement doivent, par cette raison, être extrêmement inégaux. D’où je conclus que la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend, peut-être, du désir inégal qu’ils ont de s’instruire. Mais, dira-t-on, ce désir est l’effet d’une passion : or, si nous ne devons qu’à la nature la force plus ou moins grande de nos passions, il s’ensuit que l’esprit doit, en conséquence, être considéré comme un don de la nature. C’est à ce point, véritablement délicat et décisif, que se réduit toute cette question. Pour la résoudre, il faut connaître et les passions et leurs effets, et entrer, à ce sujet, dans un examen profond et détaillé. C H A P IT R E V Des forces qui agissent sur notre âme L’expérience seule peut nous découvrir quelles sont ces forces. Elle nous apprend que la paresse est naturelle à l’homme ; que l’attention le fatigue et le peine(a) ; qu’il gravite sans cesse vers le repos, comme le corps vers un centre ; qu’attiré sans cesse vers le centre, il s’y tiendrait fixement attaché, s’il n’en était à chaque instant repoussé par deux sortes de forces qui contrebranlent en lui celles de la paresse et de l’inertie, et qui lui sont communiquées l’une par les passions fortes, et l’autre par la haine de l’ennui. L’ennui est, dans l’univers, un ressort plus général et plus puissant qu’on ne l’imagine. De toutes les douleurs, c’est 1. Sorte de galette préparée avec la racine râpée de manioc cuite sur des plaques chaudes. Dictionnaire de l’Académie. (a) Les Hottentots ne veulent ni raisonner, ni penser : penser, disent-ils, est le fléau de la vie. Que de Hottentots parmi nous ! Ces peuples sont entièrement livrés à la paresse : pour se soustraire à toute sorte de soins, d’occupations, ils se privent de tout ce dont ils peuvent absolument se passer. Les Caraïbes ont la même horreur pour penser et pour travailler ; ils se laisseraient plutôt mourir de faim, que de faire la cassave1, ou de faire bouillir la marmite. Leurs femmes font tout : ils travaillent seulement, de deux jours l’un, deux heures à la terre ; ils passent le reste du temps à rêver dans leurs hamacs. Veut-on acheter leur lit ? Ils le vendent le matin à bon marché ; ils ne se donnent pas la peine de penser qu’ils en auront besoin le soir. 320 De l’Esprit sans contredit la moindre ; mais enfin, c’en est une. Le désir du bonheur nous fera toujours regarder l’absence du plaisir comme un mal. Nous voudrions que l’intervalle nécessaire qui sépare les plaisirs vifs, toujours attachés à la satisfaction des besoins physiques, fût rempli par quelques-unes de ces sensations qui sont toujours agréables lorsqu’elles ne sont pas douloureuses. Nous souhaiterions donc, par des impressions toujours nouvelles, être à chaque instant avertis de notre existence ; parce que chacun de ces avertissements est pour nous un plaisir. Voilà pourquoi le sauvage, dès qu’il a satisfait ses besoins, court au bord d’un ruisseau, où la succession rapide des flots, qui se poussent l’un l’autre, font à chaque instant sur lui des impressions nouvelles : voilà pourquoi nous préférons la vue des objets en mouvement à celle des objets en repos ; voilà pourquoi l’on dit proverbialement, le feu fait compagnie, c’est-à-dire, qu’il nous arrache à l’ennui. C’est ce besoin d’être remué, et l’espèce d’inquiétude que produit dans l’âme l’absence d’impression, qui contient, en partie, le principe de l’inconstance et de la perfectibilité de l’esprit humain ; et qui, le forçant à s’agiter en tout sens, doit, après la révolution d’une infinité de siècles, inventer, perfectionner les arts et les sciences, et enfin amener la décadence du goût(b). (b) C’est, peut-être, en comparant la marche lente de l’esprit humain avec l’état de perfection où se trouvent maintenant les arts et les sciences, qu’on pourrait juger de l’ancienneté du monde. L’on ferait, sur ce plan, un nouveau système de chronologie, du moins aussi ingé-▶ discours iii, chapitre v 321 En effet, si les impressions nous sont d’autant plus agréables qu’elles sont plus vives, et si la durée d’une même impression en émousse la vivacité ; nous devons donc être avides de ces impressions neuves, qui produisent dans notre âme le plaisir de la surprise : les artistes, jaloux de nous plaire et d’exciter en nous ces sortes d’impressions, doivent donc, après avoir en partie épuisé les combinaisons du beau, y substituer le singulier, que nous préférons au beau, parce qu’il fait sur nous une impression plus neuve, et par conséquent plus vive. Voilà, dans les nations policées, la cause de la décadence du goût. Pour connaître encore mieux tout ce que peut sur nous la haine de l’ennui, et quelle est quelquefois l’activité de ce principe(c), qu’on jette sur les hommes un œil observateur ; et ▶ nieux que ceux qu’on à jusqu’à présent donnés : mais l’exécution de ce plan demanderait beaucoup de finesse et de sagacité d’esprit de la part de celui qui l’entreprendrait. (c) L’ennui, il est vrai, n’est pas ordinairement fort inventif ; son ressort n’est certainement pas assez puissant pour nous faire exécuter de grandes entreprises, et surtout pour nous faire acquérir de grands talents. L’ennui ne produit point de Lycurgue, de Pélopidas, d’Homère, d’Archimède, de Milton ; et l’on peut assurer que ce n’est pas faute d’ennuyés qu’on manque de grands hommes. Cependant ce ressort opère souvent de grands effets. Il suffit quelquefois pour armer les princes, les entraîner dans les combats ; et, quand le succès, favorise leurs premières entreprises, il en peut faire des conquérants. La guerre peut devenir une occupation que l’habitude rende nécessaire. Charles XII, le seul des héros qui ait toujours été insensible aux plaisirs de l’amour et de la table, était peut-être, en partie, déterminé par ce ▶ 322 De l’Esprit l’on sentira que c’est la crainte de l’ennui qui fait agir et penser la plupart d’entre eux ; que c’est pour s’arracher à l’ennui qu’au risque de recevoir des impressions trop fortes et par conséquent désagréables, les hommes recherchent avec le plus grand empressement tout ce qui peut les remuer fortement ; que c’est ce désir qui fait courir le peuple à la grève et les gens du monde au théâtre ; que c’est ce même motif qui, dans une dévotion triste et jusque dans les exercices austères de la pénitence, fait souvent chercher aux vieilles femmes un remède à l’ennui : car Dieu, qui, par toutes sortes de moyens, cherche à ramener le pécheur à lui, se sert ordinairement, avec elles, de celui de l’ennui. Mais c’est surtout dans les siècles où les grandes passions sont mises à la chaîne, soit par les mœurs, soit par la forme du gouvernement, que l’ennui joue le plus grand rôle : il devient alors le mobile universel. Dans les cours, autour du trône, c’est la crainte de l’ennui jointe au plus faible degré d’ambition qui fait, des courtisans oisifs, de petits ambitieux, qui leur fait concevoir de petits désirs, leur fait faire de petites intrigues, de petites cabales, de petits crimes, pour obtenir de petites places proportionnées à la petitesse de leurs passions ; qui fait des Séjan, et jamais des Octave ; mais qui, d’ailleurs y suffit pour s’élever ▶ motif. Mais, si l’ennui peut faire un héros de cette espèce, il ne fera jamais de César, ni de Cromwell : il fallait une grande passion pour leur faire faire les efforts d’esprit et de talent nécessaires pour franchir l’espace qui les séparait du trône. discours iii, chapitre v 323 jusqu’à ces postes où l’on jouit, à la vérité, du privilège d’être insolent, mais où l’on cherche en vain un abri contre l’ennui. Telles sont, si je l’ose dire, et les forces actives et les forces d’inertie qui agissent sur notre âme. C’est pour obéir à ces deux forces contraires, qu’en général nous souhaitons d’être remués, sans nous donner la peine de nous remuer : c’est par cette raison que nous voudrions tout savoir sans nous donner la peine d’apprendre : c’est pourquoi, plus dociles à l’opinion qu’à la raison, qui, dans tous les cas, nous imposerait la fatigue de l’examen, les hommes acceptent indifféremment, en entrant dans le monde, toutes les idées vraies ou fausses qu’on leur présente(d) ; et pourquoi enfin porté, par le (d) La crédulité dans les hommes est, en partie l’effet de leur paresse. On a l’habitude de croire une chose absurde on en soupçonne la fausseté ; mais, pour s’en assurer pleinement, il faudrait s’exposer à la fatigue de l’examen ; on veut se l’épargner, et l’on aime mieux croire que d’examiner. Or, dans cette situation de l’âme, des preuves convaincantes de la fausseté d’une opinion nous paraissent toujours insuffisantes. Il n’est point alors de raisonnements ou de contes ridicules auxquels on n’ajoute foi. Je ne citerai qu’un exemple tiré de la relation du Tonkin par Marini, romain. « On voulait, dit cet auteur, donner une religion aux Tonkinois ; on choisit celle du philosophe Rama, nommé Thic-ca, au Tonkin. Voici l’origine ridicule qu’on lui donne et qu’ils croient. Un jour la mère du dieu Thic-ca vit en songe un éléphant blanc qui s’engendrait mystérieusement dans sa bouche, et lui sortait par le côté gauche. Le songe fait, il se réalise, elle accouche de Thic-ca. Aussitôt qu’il voit le jour, il fait mourir sa mère ; fait sept pas, marquant le ciel avec un dogit et la terre avec l’autre. Il se glorifie d’être l’unique saint tant dans le ciel que sur la terre. À dix-sept ans, il se marie à trois fem-▶ 324 De l’Esprit ▶ mes ; à dix-neuf, il abandonne ses femmes et son fils, se retire sur une montagne où deux démons, nommés A-la-la et Cala-la, lui servent de maîtres. Il se présente ensuite au peuple, en est reçu, non comme docteur, mais en qualité de pagode ou d’idole. Il a quatre-vingt mille disciples, entre lesquels il en choisit cinq-cents, nombre qu’il réduisit ensuite à cent, puis à dix qui sont appelés les dix grands. Voilà ce qu’on raconte aux Tonkinois et ce qu’ils croient, quoiqu’avertis, par une tradition sourde, que ces dix grands étaient ses amis, ses confidents, et les seuls qu’il ne trompât point; qu’après avoir prêché sa doctrine pendant quarante-neuf ans, se sentant près de sa fin, il assembla tous ses disciples, et leur dit : Je vous ai trompés jusqu’à ce jour ; je ne vous ai débité que des fables : la seule vérité que je puisse vous enseigner, c’est que tout est sorti du néant, et que tout y doit rentrer. Je vous conseille cependant de me garder le secret, de vous soumettre extérieurement à ma religion : c’est l’unique moyen de tenir les peuples dans votre dépendance. » Cette confession de foi de Thic-ca, au lit de la mort, est assez généralement sue au Tonkin ; et cependant le culte de cet imposteur subsiste, parce qu’on croit volontiers ce qu’on est dans l’habitude de croire. Quelques subtilités scholastiques, auxquelles la paresse donne toujours force de preuve, ont suffi aux disciples de Thic-ca pour jeter des nuages sur cette confession, et entretenir les Tonkinois dans leur croyance. Ces mêmes disciples ont écrit cinq-mille volumes sur la vie et la doctrine de ce Thic-ca. Ils y soutiennent qu’il a fait des miracles ; qu’incontinent après sa naissance, il prit quatre-vingt mille fois des formes différentes, et que sa dernière transmigration fut en éléphant blanc : et c’est à cette origine qu’on doit rapporter le respect qu’on a, dans l’Inde, pour cet animal. De tous les titres, celui de roi de l’éléphant blanc est le plus estimé des rois ; celui de Siam porte le nom de roi de l’éléphant blanc. Les disciples de Thic-ca ajoutent qu’il y a six mondes ; qu’on ne meurt dans celui-ci que pour renaître dans un autre ; que le juste passe ainsi d’un monde à l’autre ; et qu’après cette ▶ discours iii, chapitre v 325 flux et reflux des préjugés, tantôt vers la sagesse et tantôt vers la folie, raisonnable ou fou par hasard, l’esclave de l’opinion est également insensé aux yeux du sage, soit qu’il soutienne une vérité, soit qu’il avance une erreur. C’est un aveugle qui nomme par hasard la couleur qu’on lui présente. 1. Pierre Kolbe, berlinois, en 1705, employé par la colonie hollandaise du Cap, rassembla de nombreuses informations sur les mœurs des Hottentots. ▶ caravane, la roue retourne à son point, et qu’il recommence à renaître en ce monde-ci, d’où il sort pour la septième fois très pur, très parfait : et qu’alors, parvenu au dernier période de l’immutabilité, il se trouve en possession de la qualité de pagode ou d’idole. Ils admettent un paradis et un enfer, dont on se tire, comme dans la plupart des fausses religions, en respectant les bonzes, en leur faisant des charités et en bâtissant des monastères. Ils racontent, au sujet du démon, qu’il eut un jour dispute avec l’idole du Tonkin, pour savoir lequel des deux serait le maître de la terre. Le démon convint, avec l’idole, que tout ce qu’elle mettrait sous sa robe lui appartiendrait. L’idole fit faire une robe si grande, qu’elle en couvrit toute la terre ; en sorte que le démon fut obligé de se retirer sur la mer, d’où il revient quelquefois : mais il fuit, dès qu’il voit l’enseigne de l’idole. On ne sait si ces peuples ont eu autrefois quelques notions confuses de notre religion : mais un des premiers articles de la religion de Thicca, c’est qu’il est une idole qui sauve les hommes, et qui satisfait pleinement pour leurs péchés ; et que, pour mieux compatir aux misères de l’homme, l’idole en avait pris la nature. Au rapport de Kolbe1, parmi les Hottentots, il en est qui ont la même doctrine, et croient que leur dieu s’est rendu visible à leur nation, en prenant la figure du plus beau d’entre eux. Mais la plupart des Hottentots traitent ce dogme de vision ; et prétendent que c’est faire jouer à leur dieu un rôle indigne de sa majesté, que de le métamorphoser en homme. Au reste, ils ne lui rendent aucun culte : ils disent que Dieu est bon, et qu’il ne se soucie pas de nos prières. 326 De l’Esprit On voit donc que ce sont les passions et la haine de l’ennui qui communiquent à l’âme son mouvement, qui l’arrachent à la tendance qu’elle a naturellement vers le repos, et qui lui font surmonter cette force d’inertie à laquelle elle est toujours prête à céder. Quelque certaine que paraisse cette proposition, comme en morale, ainsi qu’en physique, c’est toujours sur des faits qu’il faut établir ses opinions, je vais, dans les chapitres suivants, prouver, par des exemples, que ce sont uniquement les passions fortes qui sont exécuter ces actions courageuses et concevoir ces idées grandes qui sont l’étonnement et l’admiration de tous les siècles. C H A P IT R E VI De la puissance des passions Les passions sont, dans le moral, ce que, dans le physique, 1. Lac Moéris, lac situé au nord de l’oasis du Fayoum. est le mouvement ; il crée, anéantit, conserve, anime tout, et sans lui tout est mort : ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral. C’est l’avarice qui guide les vaisseaux à travers les déserts de l’océan ; l’orgueil, qui comble les vallons, aplanit les montagnes, s’ouvre des routes à travers les rochers, élève les pyramides de Memphis, creuse le lac Moéris1 et fond le colosse de Rhodes. L’amour tailla, dit-on, le crayon du premier dessinateur. Dans un pays où la révélation n’avait point pénétré, ce fut encore l’amour, qui, pour flatter la douleur d’une veuve éplorée par la mort de son jeune époux, lui découvrit le système de l’immortalité de l’âme. C’est l’enthousiasme de la reconnaissance qui mit au rang des dieux les bienfaiteurs de l’humanité, qui inventa les fausses religions, et les superstitions, qui toutes n’ont pas pris leur source dans des passions aussi nobles que l’amour et la reconnaissance. C’est donc aux passions fortes qu’on doit l’invention et les merveilles des arts : elles doivent donc être regardées comme le germe productif de l’esprit, et le ressort puissant qui porte les hommes aux grandes actions. Mais, avant que de passer outre, je dois fixer l’idée que j’attache à ce mot de 328 De l’Esprit passion forte. Si la plupart des hommes parlent sans s’entendre, c’est à l’obscurité des mots qu’il faut s’en prendre ; c’est à cette cause(a) qu’on peut attribuer la prolongation du miracle opéré à la tour de Babel. J’entends, par ce mot de passion forte, une passion dont l’objet soit si nécessaire à notre bonheur, que la vie nous soit insupportable sans la possession de cet objet. Telle est l’idée qu’Omar se formait des passions, lorsqu’il dit : Qui que tu sois, qui, amoureux de la liberté, veux être riche sans bien, puissant sans sujets, sujet sans maître ; ose mépriser la mort : les rois trembleront devant toi, toi seul ne craindras personne. Ce sont, en effet, les passions seules qui, portées à ce degré de force, peuvent exécuter les plus grandes actions, et braver les dangers, la douleur, la mort et le ciel même. (a) Sous le mot rouge, par exemple, si l’on comprend depuis l’écarlate jusqu’au couleur de chair, supposons deux hommes, dont l’un n’ait jamais vu que de l’écarlate, et l’autre que du couleur de chair : le premier dira avec raison que le rouge est une couleur vive ; lorsque l’autre, au contraire, soutiendra que c’est une couleur tendre. Par la même raison, deux hommes peuvent, sans s’entendre, prononcer le mot de vouloir, puisque nous n’avons que ce mot pour exprimer depuis le plus faible degré de volonté jusqu’à cette volonté efficace qui triomphe de tous les obstacles. Il en est du mot de passion comme de celui d’esprit : il change de signification selon ceux qui le prononcent. Un homme regardé comme médiocre dans une société composée de gens de peu d’esprit, est sûrement un sot : il n’en est pas ainsi de celui qui passe pour un homme médiocre parmi les gens du premier ordre ; le choix de sa société prouve sa supériorité sur les hommes ordinaires. C’est un rhétoricien médiocre, qui serait le premier dans toute autre classe. discours iii, chapitre vi 329 Dicéarque, général de Philippe, élève, en présence de son armée, deux autels, l’un à l’Impiété, l’autre à l’Injustice, y sacrifie et marche contre les Cyclades. Quelques jours avant l’assassinat de César, l’amour conjugal, uni à la passion d’un noble orgueil, engage Porcie à s’ouvrir la cuisse, à montrer sa blessure à son mari, lui disant : Brutus, tu médites et tu me caches un grand dessein. Je ne t’ai jusqu’à présent fait aucune question indiscrète ; je savais cependant que notre sexe, faible par lui-même se fortifiait par le commerce des hommes sages et vertueux, que j’étais fille de Caton et femme de Brutus ; mais mon amour timide m’a fait défier de ma faiblesse. Tu vois l’essai de mon courage : juge si je suis digne de ton secret, maintenant que j’ai fait l’épreuve de la douleur. C’est la passion de l’honneur et le fanatisme philosophique qui pouvaient seuls, au milieu des supplices, engager la pythagoricienne Timicha à se couper la langue avec les dents, pour ne point s’exposer à révéler les secrets de sa secte. Lorsqu’accompagné de son gouverneur, Caton, jeune encore, monte au palais de Sylla, et qu’à l’aspect des têtes sanglantes des proscrits, il demande le nom du monstre qui avait assassiné tant de Romains : c’est Sylla, lui dit-on. Quoi ! Sylla les égorge, et Sylla vit encore ? Le seul nom de Sylla, lui réplique-t-on, désarme le bras de nos citoyens. Ô Rome ! s’écrie alors Caton, que ton destin est déplorable si, dans la vaste enceinte de tes murs, tu ne renfermes pas un homme vertueux, et si tu ne peux armer contre la tyrannie que le bras d’un faible 330 De l’Esprit enfant ! À ces mots se tournant vers son gouverneur, Donnemoi, lui dit-il, ton épée ; je la cacherai sous ma robe, j’approcherai de Sylla je l’égorgerai. Caton vit. Rome est libre encore(b). En quels climats cet amour vertueux de la patrie n’a-t-il point exécuté d’actions héroïques ? En Chine, un empereur, poursuivi par les armes victorieuses d’un citoyen, veut se servir du respect superstitieux qu’en ce pays un fils a pour les ordres de sa mère, pour contraindre ce citoyen à désarmer. Député vers cette mère, un officier de l’empereur vient, le poignard à la main, lui dire qu’elle n’a que le choix de mourir ou d’obéir. Ton maître, lui répondit-elle avec un souris amer, se serait-il flatté que j’ignore les conventions tacites, mais sacrées, qui unissent les peuples aux souverains, par lesquelles les peuples s’engagent à obéir et les rois à les rendre heureux ? Il a le premier violé ces conventions. Lâche exécuteur des ordres d’un tyran, apprends d’une femme ce qu’en pareil cas on doit à sa patrie. À ces mots, arrachant le poignard des mains de l’officier, elle se frappe, et lui dit : Esclave, s’il te reste encore quelque vertu, porte à mon fils ce poignard sanglant ; dis-lui qu’il venge sa nation, qu’il punisse le tyran. Il n’a plus rien (b) C’est ce même Caton qui, retiré à Utique, répondit à ceux qui le pressaient de consulter l’oracle de Jupiter Hammon : Laissons les oracles aux femmes, aux lâches aux ignorants. L’homme de courage, indépendant des dieux, sait vivre et mourir de lui-même : il se présente également à sa destinée, soit qu’il la connaisse ou qu’il l’ignore. César, enlevé par des pirates, conserve son audace, et les menace de la mort à laquelle il les condamne en abordant. discours iii, chapitre vi 331 à craindre pour moi, plus rien à ménager : il est maintenant libre d’être vertueux(c). Si le noble orgueil, la passion du patriotisme et de la gloire, déterminent les citoyens à des actions si courageuses, quelle confiance et quelle force les passions n’inspirent-elles point à ceux qui veulent s’illustrer dans les sciences et les arts, et que Cicéron nomme des héros paisibles ? C’est le désir de la 1. Antiochos de Cilicie, philosophe cynique, mis à mort en 216 par ordre de l’empereur Sévère pour conspiration. 2. Publius Clodius Thrasea Pætus, sénateur romain et philosophe stoïcien. 3. Helvidius, (340390), théologien chrétien, évêque arien. (c) La passion du devoir animait pareillement la mère d’Abdallah, lorsque son fils, abandonné de ses amis, assiégé dans un château et pressé d’accepter la capitulation honorable que lui offraient les Syriens, alla consulter sa mère sur le parti qu’il avait à prendre. Il reçut cette réponse : Mon fils, lorsque tu pris les armes contre la maison d’Ommiah, crus-tu soutenir le parti de la justice et de la vertu ? … Oui, lui répondit-il. Eh bien, répliqua-t-elle qu’y a-t-il à délibérer ? Ne sais-tu pas que se rendre à la crainte est d’un lâche ? Veux-tu être le mépris des Ommiahs ; et qu’on dise qu’ayant à choisir entre la vie et ton devoir, c’est la vie que tu as préférée ? C’est cette même passion de la gloire qui, lorsque l’armée romaine mal vêtue et transie de froid allait se débander, amena au secours de Septime Sévère le philosophe Antiochos1, qui se dépouille devant l’armée, se jette dans un monceau de neige, et ramène, par cette action, les troupes ébranlées à leur devoir. Un jour qu’on exhortait Thrasea2 à faire quelques soumissions à Néron : Quoi ! dit-il, pour prolonger ma vie de quelques jours, je m’abaisserais jusque-là ? Non. La mort est une dette : je veux l’acquitter en homme libre, et non la payer en esclave. Dans un instant d’emportement, où Vespasien menaçait Helvidius3 de la mort, il en reçut cette réponse : Vous ai-je dit que je fusse immortel ? Vous ferez votre métier de tyran, en me donnant la mort ; moi, celui de citoyen, en la recevant sans trembler. 332 De l’Esprit gloire, qui, sur la cime glacée des Cordillères, au milieu des neiges, des frimas, incline les lunettes de l’astronome ; qui, pour cueillir des plantes, conduit le botaniste sur le bord des précipices ; qui jadis guidait les jeunes amateurs des sciences dans l’Égypte, l’Éthiopie et jusque dans les Indes, pour y voir les philosophes les plus célèbres, et puiser dans leur conversation les principes de leur doctrine. Quel empire cette même passion n’avait-elle pas sur Démosthène qui, pour perfectionner sa prononciation, s’arrêtait sur le rivage de la mer, où, la bouche remplie de cailloux, il haranguait tous les jours les flots mutinés ! C’est ce même désir de la gloire, qui, pour faire contracter aux jeunes pythagoriciens l’habitude du recueillement et de la méditation, leur imposait un silence de trois ans ; qui, pour soustraire Démocrite(d) aux distractions du monde, le renfermait dans des tombeaux1 pour y chercher de ces vérités précises dont la découverte, toujours si difficile, est toujours si peu estimée des hommes : c’est par elle enfin que, pour se donner tout entier à la philosophie, Héraclite se détermine à céder à son frère cadet le trône d’Éphèse(e)2, où l’appelait le droit d’aînesse ; que, pour conserver toutes ses forces, l’athlète se (d) Démocrite était né riche, mais il ne se crut pas en droit de mépriser l’esprit, et de vivre dans une honorable stupidité. (e) Mison, fils du tyran de Chenes, renonça pareillement au sceptre de son père ; et, libre de toute charge, il se retirait dans des lieux escarpés et solitaires, où, sans jamais parler à personne, il se nourrissait de réflexions profondes. 1. Anecdote que l’on trouve chez Diogène Laërce, IX, 38, et chez Lucien de Samosate. 2. Thèse qui traîne partout, fabriquée à partir de Diogène Laërce, IX, 2. discours iii, chapitre vi 1. Nicolas Boindin, (16761751), auteur dramatique qui professait ouvertement son athéisme. 2. Peuple italique, vivant dans les Apennins, entre la Sabine et le Samnium. 333 prive des plaisirs de l’amour : c’est elle encore qui forçait certains prêtres des anciens, dans l’espoir de se rendre plus recommandables, à renoncer à ces mêmes plaisirs, sans avoir souvent, comme disait plaisamment Boindin1, d’autre récompense de leur continence que la tentation perpétuelle qu’elle procure. J’ai fait voir que c’est aux passions que nous devons sur la terre presque tous les objets de notre admiration ; qu’elles nous font braver les dangers, la douleur, la mort, et nous portent aux résolutions les plus hardies. Je vais prouver maintenant que, dans les occasions délicates, ce sont elles seules qui, volant au secours des grands hommes, peuvent leur inspirer ce qu’il y a de mieux à dire et à faire. Qu’on se rappelle à ce sujet la célèbre et courte harangue d’Hannibal à ses soldats le jour de la bataille du Tessin ; et l’on sentira que sa haine pour les Romains et sa passion pour la gloire pouvaient seules la lui inspirer : Compagnons, leur dit-il, le ciel m’annonce la victoire. C’est aux Romains, non à vous, de trembler. Jetez les yeux sur ce champ de bataille : nulle retraite ici pour les lâches ; nous périssons tous, si nous sommes vaincus. Quel gage plus certain du triomphe ? Quel signe plus sensible de la protection des Dieux ? Ils nous ont placés entre la victoire et la mort. Qui peut douter que ces mêmes passions n’animassent Sylla, lorsque, Crassus lui ayant demandé une escorte pour aller faire de nouvelles levées dans le pays des Marses2, Sylla 334 De l’Esprit lui répond : Si tu crains tes ennemis, reçois de moi pour escorte ton père, tes frères, tes parents, tes amis, qui massacrés par les tyrans, crient vengeance et l’attendent de toi. Lorsque les Macédoniens, las des fatigues de la guerre, prient Alexandre de les licencier, c’est l’orgueil et l’amour de la gloire qui dictent à ce héros cette fière réponse : Allez, ingrats ; fuyez, lâches ; je dompterai l’univers sans vous : Alexandre trouvera des sujets et des soldats partout où il y aura des hommes. De semblables discours sont toujours prononcés par des gens passionnés. L’esprit même, en pareil cas, ne peut jamais suppléer au sentiment. On ignore toujours la langue des passions qu’on n’éprouve pas. Au reste, ce n’est pas dans un art tel que l’éloquence, c’est en tout genre que les passions doivent être regardées comme le germe productif de l’esprit : ce sont elles qui, entretenant une perpétuelle fermentation dans nos idées, fécondent en nous ces mêmes idées, qui, stériles dans des âmes froides, seraient semblables à la semence jetée sur la pierre. Ce sont les passions qui, fixant fortement notre attention sur l’objet de nos désirs, nous le fait considérer sous des aspects inconnus aux autres hommes ; et qui font, en conséquence, concevoir et exécuter aux héros ces entreprises hardies, qui, jusqu’à ce que la réussite en ait prouvé la sagesse, paraissent folles et doivent réellement paraître telles à la multitude. discours iii, chapitre vi 335 Voilà pourquoi, dit le cardinal de Richelieu, l’âme faible trouve de l’impossibilité dans le projet le plus simple, lorsque le plus grand paraît facile à l’âme forte ; devant celle-ci les montagnes s’abaissent, lorsqu’aux yeux de celle-là les buttes se métamorphosent en montagnes. Ce sont, en effets les fortes passions, qui, plus éclairées que le bon sens, peuvent seules nous apprendre à distinguer l’extraordinaire de l’impossible que les gens sensés confondent presque toujours ensemble ; parce que, n’étant point animés de passions fortes, ces gens sensés ne sont jamais que des hommes médiocres : proposition que je vais prouver, pour faire sentir toute la supériorité de l’homme passionné sur les autres hommes, et montrer qu’il n’y a réellement que les grandes passions qui puissent enfanter les grands hommes. CH A PIT R E VI I De la supériorité d’esprit des gens passionnés sur les gens sensés Avant le succès, si les grands génies en tout genre sont presque toujours traités de fous par les gens sensés, c’est que ces derniers, incapables de rien de grand, ne peuvent pas même soupçonner l’existence des moyens dont se servent les grands hommes pour opérer les grandes choses. Voilà pourquoi ces grands hommes doivent toujours exciter le rire, jusqu’à ce qu’ils excitent l’admiration. Lorsque Parménion, pressé par Alexandre d’ouvrir un avis sur les propositions de paix que faisait Darius, lui dit, Je les accepterais, si j’étais Alexandre1 ; qui doute, avant que la victoire eût justifié la témérité apparente du prince, que l’avis de Parménion ne parût plus sage aux Macédoniens que la réponse d’Alexandre, Et moi aussi, si j’étais Parménion ? L’un est d’un homme commun et sensé, et l’autre d’un homme extraordinaire. Or, il est plus d’hommes de la première que de la seconde classe. Il est donc évident que, si, par de grandes actions, le fils de Philippe ne se fût pas déjà attiré le respect des Macédoniens, et ne les eût pas accoutumés aux entreprises extraordinaires, sa réponse leur eût absolument paru ridicule. Aucun d’eux n’en eût recherché le motif et dans le 1. Plutarque, Vie d’Alexandre. discours iii, chapitre vii 337 sentiment intérieur que ce héros devait avoir de la supériorité de son courage et de ses lumières, de l’avantage que l’une et l’autre de ces qualités lui donnaient sur des peuples efféminés et mous, tels que les Perses, et dans la connaissance enfin qu’il avait et du caractère des Macédoniens et de son empire sur leurs esprits, et par conséquent de la facilité avec laquelle il pouvait, par ses gestes, ses discours et ses regards, leur communiquer l’audace qui l’animait lui-même. C’étaient cependant ces divers motifs, joints à la soif ardente de la gloire, qui, lui faisant, avec raison, considérer la victoire comme beaucoup plus assurée qu’elle ne le paraissait à Parménion, devait en conséquence lui inspirer aussi une réponse plus haute. Lorsque Tamerlan planta ses drapeaux au pied des remparts de Smyrne, contre lesquels venaient de se briser les forces de l’empire ottoman, il sentait la difficulté de son entreprise ; il savait bien qu’il attaquait une place que l’Europe chrétienne pouvait continuellement ravitailler : mais, en l’excitant à cette entreprise, la passion de la gloire lui fournit les moyens de l’exécuter. Il comble l’abîme des eaux, oppose une digue à la mer et aux flottes européennes, arbore ses étendards victorieux sur les brèches de Smyrne, et montre à l’univers étonné que rien n’est impossible aux grands hommes(a). (a) Je dis la même chose de Gustave. Lorsqu’à la tête de son armée et de son artillerie, profitant du moment où l’hiver avait consolidé la surface des eaux, ce héros traverse des mers glacées pour descendre en Seeland ; il savait, aussi bien que ses officiers, qu’on pouvait facilement s’opposer à sa descente : mais il savait mieux qu’eux qu’une sage témérité confond presque toujours la prévoyance des hommes ordinaires ;▶ 338 De l’Esprit Lorsque Lycurgue voulut faire de Lacédémone une république de héros, on ne le vit point, selon la marche lente, et dès lors incertaine, de ce qu’on appelle la sagesse, y procéder par des changements insensibles. Ce grand homme, échauffé de la passion de la vertu, sentait que, par des harangues ou des oracles supposés, il pouvait inspirer à ses concitoyens les sentiments dont lui-même était enflammé ; que, profitant du premier instant de ferveur, il pourrait changer la constitution du gouvernement et faire dans les mœurs de ce peuple une révolution subite, que, par les voies ordinaires de la prudence, il ne pourrait exécuter que dans une longue suite d’années. Il sentait que les passions sont semblables aux volcans dont l’éruption soudaine change tout à coup le lit d’un fleuve, que l’art ne pourrait détourner qu’en lui creusant un nouveau lit, et par conséquent après des temps et des travaux immenses. C’est ainsi qu’il réussit dans un projet peut-être le plus hardi qui jamais ait été conçu, et dans l’exécution duquel échouerait tout homme sensé, qui, ne devant ce titre de sensé qu’à l’incapacité où il est d’être mu par des passions fortes, ignore toujours l’art de les inspirer. Ce sont ces passions qui, justes appréciatrices des moyens d’allumer le feu de l’enthousiasme, en ont souvent employé que les gens sensés, faute de connaître à cet égard le cœur humain, ont, avant le succès, toujours regardés comme puériles et ridicules. Tel est celui dont se servit Périclès, lorsque, ▶ que la hardiesse des entreprises en assure souvent le succès ; et qu’il est des cas où la suprême audace est la suprême prudence. discours iii, chapitre vii 1. Jan Žižka, (1360-1424), chef de guerre des hussites (partisans du prédicateur Jan Hus). En 1419, il remporte une victoire contre la noblesse catholique de Prague. 339 marchant à l’ennemi, et voulant transformer ses soldats en autant de héros, il fait cacher dans un bois sombre, et monter sur un char attelé de quatre chevaux blancs, un homme d’une taille extraordinaire, qui, le corps couvert d’un riche manteau, les pieds parés de brodequins brillants, la tête ornée d’une chevelure éclatante, apparaît tout à coup à l’armée et passe rapidement devant elle en criant au général : Périclès, je te promets la victoire. Tel est le moyen dont se servit Épaminondas pour exciter le courage des Thébains, lorsqu’il fit enlever de nuit les armes suspendues dans un temple, et persuada à ses soldats que les dieux protecteurs de Thèbes s’y étaient armés pour venir le lendemain combattre contre leurs ennemis. Tel est enfin l’ordre que Ziska1 donne au lit de la mort, lorsqu’encore animé de la haine la plus violente contre les catholiques qui l’avaient persécuté, il commande à ceux de son parti de l’écorcher immédiatement après sa mort, et de faire un tambour de sa peau, leur promettant la victoire toutes les fois qu’au son de ce tambour ils marcheraient contre les catholiques : promesse que le succès justifia toujours. On voit donc que les moyens les plus décisifs, les plus propres à produire de grands effets, toujours inconnus à ceux qu’on appelle les gens sensés, ne peuvent être aperçus que par des hommes passionnés, qui, placés dans les mêmes circonstances que ce héros, eussent été affectés des mêmes sentiments. 340 De l’Esprit Sans le respect dû à la réputation du grand Condé, regarderait-on comme un germe d’émulation pour les soldats le projet qu’avait formé ce prince de faire enregistrer dans chaque régiment le nom des soldats qui se seraient distingués par quelques faits ou quelques dits mémorables ? L’inexécution de ce projet ne prouve-t-elle point qu’on en a peu connu l’utilité ? Sent-on, comme l’illustre chevalier Folard, le pouvoir des harangues sur les soldats ? Tout le monde aperçoit-il également toute la beauté de ce mot de M. Vendôme1, lorsque, témoin de la suite de quelques troupes que leurs officiers tâchaient en vain de rallier, ce général se jette au milieu des fuyards, en criant aux officiers : Laissez faire les soldats ; ce n’est point ici, c’est là (montrant un arbre éloigné de cent pas) que ces troupes vont et doivent se reformer. Il ne laissait, dans ce discours, entrevoir aux soldats aucun doute de leur courage ; il réveillait par ce moyen en eux les passions de la honte et de l’honneur qu’ils se flattaient encore de conserver à ses yeux. C’était l’unique moyen d’arrêter ces fuyards et de les ramener au combat et à la victoire. Or, qui doute qu’un pareil discours ne soit un trait de caractère ? Et qu’en général tous les moyens dont se sont servis les grands hommes, pour échauffer les âmes du feu de l’enthousiasme, ne leur aient été inspirés par les passions ? Est-il un homme sensé qui, pour imprimer plus de confiance et plus de respect aux Macédoniens, eût autorisé Alexandre à se dire fils de Jupiter Hammon ? Eût conseillé à Numa de feindre un commerce secret avec la nymphe Égérie ? À Za- 1. Antoine de Bourbon, ou Antoine de Vendôme, (15181562), premier prince du sang et second pair de France, père de Henri IV, mort en pissant. discours iii, chapitre vii 341 molxis, à Zaleucus, à Mnévès, de se dire inspiré par Vesta, Minerve ou Mercure ? À Marius de traîner à sa suite une diseuse de bonne aventure ? À Sertorius de consulter sa biche ? Et enfin au comte de Dunois d’armer une pucelle pour triompher des Anglais ? Peu de gens élèvent leurs pensées au-delà des pensées communes ; moins de gens encore osent(b) exécuter et dire ce qu’ils pensent. Si les hommes sensés voulaient faire usage de pareils moyens, faute d’un certain tact et d’une certaine connaissance des passions, ils n’en pourraient jamais faire d’heureuses applications. Ils sont faits pour suivre les chemins battus ; ils s’égarent, s’il les abandonnent. L’homme de bon sens est un homme dans le caractère duquel la paresse domine : il n’est point doué de cette activité d’âme, qui, dans les premiers postes, fait inventer aux grands hommes de nouveaux ressorts pour mouvoir le monde, ou qui leur fait semer dans le présent le germe des évènements futurs. Aussi le livre de l’avenir ne s’ouvre-t-il qu’à l’homme passionné et avide de gloire. 2. « Si ton bras n’eût failli, tu serais moins illustre. » Épigrammes, I, 22. (b) Ceux-là cependant sont les seuls qui avancent l’esprit humain. Lorsqu’il ne s’agit point de matière de gouvernement où les moindres fautes peuvent influer sur le bonheur ou le malheur des peuples, et qu’il n’est question que de sciences, les erreurs même des gens de génie méritent l’éloge et la reconnaissance du public ; puisqu’en fait de sciences, il faut qu’une infinité d’hommes se trompent pour que les autres ne se trompent plus On peut leur appliquer ce vers de Martial : Si non errasset, fecerat illa minus2. 342 De l’Esprit À la journée de Marathon, Thémistocle fut le seul des Grecs qui prévît la bataille de Salamine, et qui sût, en exerçant les Athéniens à la navigation, les préparer à la victoire. Lorsque Caton le censeur, homme plus sensé qu’éclairé, opinait avec tout le Sénat à la destruction de Carthage, pourquoi Scipion s’opposait-il seul à la ruine de cette ville ? C’est que lui seul regardait Carthage et comme une rivale digne de Rome, et comme une digue qu’on pouvait opposer au torrent des vices et de la corruption prêt à se déborder dans l’Italie. Occupé de l’étude politique de l’histoire, habitué à la méditation, à cette fatigue d’attention dont la seule passion de la gloire nous rend capables, il était, par ce moyen, parvenu à une espèce de divination. Aussi présageait-il tous les malheurs sous lesquels Rome allait succomber, dans le moment même que cette maîtresse du monde élevait son trône sur les débris de toutes les monarchies de l’univers ; aussi voyait-il naître de toutes parts des Marius et des Sylla ; aussi entendait-il déjà publier les funestes tables de proscription, lorsque les Romains n’apercevaient partout que des palmes triomphales, et n’entendaient que les cris de la victoire. Ce peuple était alors comparable à ces matelots qui, voyant la mer calme, les zéphyrs enfler doucement les voiles et rider la surface des eaux, se livrent à une joie indiscrète, tandis que le pilote attentif voit s’élever, à l’extrémité de l’horizon, le grain qui doit bientôt bouleverser les mers. Si le Sénat Romain n’eut point égard au conseil de Scipion, c’est qu’il est peu de gens à qui la connaissance du 1. Thémistocle combat à la bataille de Marathon (490 av.) où il était peutêtre l’un des dix stratèges. discours iii, chapitre vii 343 passé et du présent dévoile celle de l’avenir(c), c’est que, semblables au chêne, dont l’accroissement ou le dépérissement est insensible aux insectes éphémères qui rampent sous son ombrage, les empires paraissent dans une espèce d’état d’immobilité à la plupart des hommes, qui s’en tiennent d’autant plus volontiers à cette apparence d’immobilité qu’elle flatte davantage leur paresse, qui se croit alors déchargée des soins de la prévoyance. Il en est du moral comme du physique. Lorsque les peuples croient les mers constamment enchaînées dans leur lit, le sage les voit successivement découvrir et submerger de vastes contrées, et le vaisseau sillonner les plaines que naguère sillonnait la charrue. Lorsque les peuples voient les montagnes porter dans les nues une tête également élevée, le sage voit leurs cimes orgueilleuses, perpétuellement démolies par les siècles, s’ébouler dans les vallons et les combler de leurs ruines. Mais ce ne sont jamais que des hommes accoutumés à méditer, qui, voyant l’univers moral, ainsi que l’univers physique, dans une destruction et une reproduction successive et perpétuelle, peuvent apercevoir les causes éloignées du renversement des États. C’est l’œil d’aigle des passions qui perce dans l’abîme ténébreux de l’avenir : (c) Souvent un petit bien présent suffit pour enivrer une nation, qui, dans son aveuglement, traite d’ennemi de l’État le génie élevé, qui, dans ce petit bien présent, découvre de grands maux à venir. On imagine qu’en lui prodiguant le nom odieux de frondeur, c’est la vertu qui punit le vice ; et ce n’est, le plus souvent, que la sottise qui se moque de l’esprit. 344 De l’Esprit l’indifférence est née aveugle et stupide. Quand le ciel est serein et les airs épurés, le citadin ne prévoit point l’orage : c’est l’œil intéressé du laboureur attentif qui voit avec effroi des vapeurs insensibles s’élever de la surface de la terre, se condenser dans les cieux, et les couvrir de ces nuages noirs dont les flancs entr’ouverts vomiront bientôt les foudres et les grêles qui ravageront les moissons. Qu’on examine chaque passion en particulier : l’on verra que toutes sont toujours très éclairées sur l’objet de leurs recherches ; qu’elles seules peuvent quelquefois apercevoir la cause des effets que l’ignorance attribue au hasard ; qu’elles seules, par conséquent, peuvent rétrécir et peut-être un jour détruire entièrement l’empire de ce hasard, dont chaque découverte resserre nécessairement les bornes. Si les idées et les actions que font concevoir et exécuter des passions telles que l’avarice ou l’amour sont en général peu estimées, ce n’est pas que ces idées et ces actions n’exigent souvent beaucoup de combinaisons et d’esprit ; mais c’est que les unes et les autres sont indifférentes ou même nuisibles au public, qui n’accorde, comme je l’ai prouvé dans le discours précédent, les titres de vertueuses ou de spirituelles qu’aux actions et aux idées qui lui sont utiles. Or, l’amour de la gloire est, entre toutes les passions, la seule qui puisse toujours inspirer des actions et des idées de cette espèce. Elle seule enflammait un roi d’Orient, lorsqu’il s’écriait : Malheur aux souverains qui commandent à des peuples esclaves. Hélas ! les douceurs d’une juste louange, dont les Dieux et discours iii, chapitre vii 345 les héros sont si avides, ne sont pas faites pour eux. Ô peuples, ajoutait-il, assez vils pour avoir perdu le droit de blâmer publiquement vos maîtres, vous avez perdu le droit de les louer : l’éloge de l’esclave est suspect ; l’infortuné qui le régit ignore toujours s’il est digne d’estime ou de mépris. Eh ! quel tourment pour une âme noble, que de vivre livrée au supplice de cette incertitude ! De pareils sentiments supposent toujours une passion ardente pour la gloire. Cette passion est l’âme des hommes de génie et de talent en tout genre ; c’est à ce désir qu’ils doivent l’enthousiasme qu’ils ont pour leur art, qu’ils regardent quelquefois comme la seule occupation digne de l’esprit humain ; opinion qui les fait traiter de fous par les gens sensés, mais qui ne les fait jamais considérer comme tels par l’homme éclairé, qui, dans la cause de leur folie, aperçoit celle de leur talents et de leurs succès. La conclusion de ce chapitre, c’est que ces gens sensés, ces idoles des gens médiocres, sont toujours fort inférieurs aux gens passionnés ; et que ce sont les passions fortes qui, nous arrachant à la paresse, peuvent seules nous douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit. Il ne me reste, pour confirmer cette vérité, qu’à montrer dans le chapitre suivant que ceux-là même qu’on place, avec raison, au rang des hommes illustres, rentrent dans la classe des hommes les plus médiocres, au moment même qu’ils ne sont plus soutenus du feu des passions. C H A PIT R E VI I I On devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné Cette proposition est une conséquence nécessaire de la précédente. En effet, si l’homme épris du désir le plus vif de l’estime, et capable, en ce genre, de la plus forte passion, n’est point à portée de satisfaire ce désir, ce désir cessera bientôt de l’animer ; parce qu’il est de la nature de tout désir de s’éteindre, s’il n’est point nourri par l’espérance. Or la même cause, qui éteindra en lui la passion de l’estime, y doit nécessairement étouffer le germe de l’esprit. Qu’on nomme à la recette d’un péage, ou à quelque emploi pareil, des hommes aussi passionnés pour l’estime publique que devaient l’être les Turenne, les Condé, les Descartes, les Corneille et les Richelieu : privés, par leur position, de tout espoir de gloire, ils seront à instant dépourvus de l’esprit nécessaire pour remplir de pareils emplois, Peu propres à l’étude des ordonnances ou des tarifs, ils seront sans talents pour un emploi qui peut les rendre odieux au public : ils n’auront que du dégoût pour une science dans laquelle l’homme qui s’est le plus profondément instruit et qui s’est, en conséquence, couché très savant et très respectable à ses propres yeux, peut se réveiller très ignorant et très inutile, si le magistrat a cru devoir supprimer ou simplifier ces droits. discours iii, chapitre viii 347 Entièrement livrés à la force d’inertie, de pareils hommes seront bientôt incapables de toute espèce d’application. Voilà, pourquoi, dans la gestion d’une place subalterne, les hommes nés pour le grand sont souvent inférieurs aux esprits les plus communs. Vespasien, qui sur le trône fut l’admiration des Romains, avait été l’objet de leur mépris dans la charge de prêteur(a). L’aigle, qui perce les nues d’un vol audacieux, rase la terre d’une aile moins rapide que l’hirondelle. Détruisez dans un homme la passion qui l’anime, vous le privez au même instant de toutes ses lumières ; il semble que la chevelure de Samson soit, à cet égard, l’emblème des passions : cette chevelure est-elle coupée ? Samson n’est plus qu’un homme ordinaire. Pour confirmer cette vérité par un second exemple, qu’on jette les yeux sur ces usurpateurs d’Orient, qui à beaucoup d’audace et de prudence joignaient nécessairement de grandes lumières ; qu’on se demande pourquoi la plupart d’entre eux n’ont montré que peu d’esprit sur le trône : pourquoi, fort inférieurs en général aux usurpateurs d’Occident, il n’en est presque aucun, comme le prouve la forme des gouvernements asiatiques, qu’on puisse mettre au nombre des législateurs. Ce n’est pas qu’ils fussent toujours avides du malheur de leurs sujets : mais c’est qu’en prenant la couronne, l’objet de leur désir était rempli : c’est qu’assurés de sa possession par la bassesse, la soumission et l’obéis(a) Caligula fit remplir de boue la robe de Vespasien, pour n’avoir pas eu soin de faire nettoyer les rues. 348 De l’Esprit sance d’un peuple esclave, la passion, qui les avait portés à l’empire, cessait alors de les animer : c’est que, n’ayant plus de motifs assez puissants pour les déterminer à supporter la fatigue d’attention que suppose la découverte et l’établissement des bonnes lois, ils étaient, comme je l’ai dit plus haut, dans le cas de ces hommes sensés qui, n’étant animés d’aucun désir vif, n’ont jamais le courage de s’arracher aux délices de la paresse. Si dans l’Occident, au contraire, plusieurs usurpateurs ont sur le trône fait éclater de grands talents, si les Auguste et les Cromwell peuvent être mis au rang des législateurs, c’est qu’ayant à faire à des peuples impatients du frein, et dont l’âme était plus hardie et plus élevée, la crainte de perdre l’objet de leurs désirs attisait, si j’ose le dire, toujours en eux la passion de l’ambition. Élevés sur des trônes sur lesquels ils ne pouvaient impunément s’endormir, ils sentaient qu’il fallait se rendre agréables à des peuples fiers, établir des lois(b) utiles pour le moment, tromper ces peuples, et, du moins, leur en imposer par le fantôme d’un bonheur passager, qui (b) C’est ce qui a mérité à Cromwell cette épitaphe : Ci gît le destructeur d’un pouvoir légitime, Jusqu’à son dernier jour favorisé des cieux , Dont les vertus méritaient mieux Que le sceptre acquis par un crime. Par quel destin faut-il, par quelle étrange loi, Qu’à tous ceux qui sont nés pour porter la couronne, Ce soit l’usurpateur qui donne L’exemple des vertus que doit avoir un roi ! discours iii, chapitre viii 349 les dédommageât des malheurs réels que l’usurpation entraîne après elle. C’est donc aux dangers, auxquels ces derniers ont sans cesse été exposés sur le trône, qu’ils ont dû cette supériorité de talents qui les place au-dessus de la plupart des usurpateurs d’Orient : ils étaient dans le cas de l’homme de génie en d’autres genres, qui, toujours en butte à la critique, et perpétuellement inquiet dans la jouissance d’une réputation toujours prête à lui échapper, sent qu’il n’est pas seul échauffé de la passion de la vanité ; et que, si la sienne lui fait désirer l’estime d’autrui, celle d’autrui doit constamment la lui refuser, si, par des ouvrages utiles et agréables, et par de continuels efforts d’esprit, il ne les console de la douleur de le louer. C’est sur le trône, en tous les genres, que cette crainte entretient l’esprit dans l’état de fécondité : cette crainte estelle anéantie ? Le ressort de l’esprit est détruit. Qui doute qu’un physicien ne porte infiniment plus d’attention à l’examen d’un fait de physique, souvent peu important pour l’humanité, qu’un sultan à l’examen d’une loi d’où dépend le bonheur ou le malheur de plusieurs milliers d’hommes ? Si ce dernier emploie moins de temps à méditer, à rédiger ses ordonnances et ses édits, qu’un homme d’esprit à composer un madrigal ou une épigramme, c’est que la méditation, toujours fatiguante, est, pour ainsi dire, contraire à notre nature(c) ; et qu’à l’abri, sur le trône, et de la punition (c) Quelques philosophes ont, à ce sujet, avancé ce paradoxe, que les esclaves, exposés aux plus rudes travaux du corps, trouvaient, peutêtre, dans le repos de l’esprit dont ils jouissaient, une compensation à ▶ 350 De l’Esprit et des traits de la satire, un sultan n’a point de motif pour triompher d’une paresse dont la jouissance est si agréable à tous les hommes. Il paraît donc que l’activité de l’esprit dépend de l’activité des passions. C’est aussi dans l’âge des passions, c’est-à-dire, depuis vingt-cinq jusqu’à trente-cinq et quarante ans, qu’on est capable des plus grands efforts et de vertu et de génie. À cet âge, les hommes, nés pour le grand, ont acquis une certaine quantité de connaissances, sans que leurs passions aient encore presque rien perdu de leur activité : cet âge passé, les passions s’affaiblissent en nous, et voilà le terme de la croissance de l’esprit ; l’on n’acquiert plus alors d’idées nouvelles ; et quelque supérieurs que soient, dans la suite, les ouvrages que l’on compose, on ne fait plus qu’appliquer et développer les idées conçues dans le temps de l’effervescence des passions, et dont on n’avait point encore fait usage. Au reste, ce n’est point uniquement à l’âge qu’on doit toujours attribuer l’affaiblissement des passions. On cesse d’être passionné pour un objet, lorsque le plaisir qu’on se promet de sa possession n’est point égal à la peine nécessaire pour l’acquérir : l’homme amoureux de la gloire n’y sacrifie ses goûts qu’autant qu’il se croit dédommagé de ce sacrifice par l’estime qui en est le prix. C’est pourquoi tant de héros ne pouvaient, que dans le tumulte des camps et parmi les chants de victoire, échapper aux filets de la volupté : c’est ▶leurs peines ; et que ce repos de l’esprit rendait souvent la condition de l’esclave égale en bonheur à celle du maître. discours iii, chapitre viii 1. Il s’agit probablement de Louis Dupré, danseur, maître de ballet, (1689-1775). 351 pourquoi le grand Condé ne maîtrisait son humeur qu’un jour de bataille, où, dit-on, il était du plus grand sang-froid : c’est pourquoi, si l’on peut comparer aux grandes choses celles auxquelles on donne le nom de petites. Dupré1, trop négligé dans sa marche ordinaire, ne triomphait de cette habitude qu’au théâtre, où les applaudissements et l’admiration des spectateurs le dédommageaient de la peine qu’il prenait pour leur plaire. On ne triomphe point de ses habitudes et de sa paresse, si l’on n’est amoureux de la gloire ; et les hommes illustres ne sont quelquefois sensibles qu’à la plus grande. S’ils ne peuvent envahir presque en entier l’empire de l’estime, la plupart s’abandonnent à une honteuse paresse. L’extrême orgueil et l’extrême ambition produisent souvent en eux l’effet de l’indifférence et de la modération. Une petite gloire, en effet, n’est jamais désirée que par une petite âme. Si les gens, si attentifs dans la manière de s’habiller, de se présenter et de parler dans les compagnies, sont en général incapables des grandes choses, c’est non seulement parce qu’ils perdent, à l’acquisition d’une infinité de petits talents et de petites perfections, un temps qu’ils pourraient employer à la découverte de grandes idées et à la culture de grands talents, mais encore parce que la recherche d’une petite gloire suppose en eux des désirs trop faibles et trop modérés. Aussi les grands hommes sont-ils, presque tous, incapables des petits soins et des petites attentions nécessaires pour s’attirer de la considération ; ils dédaignent de pareils moyens. Méfiez-vous, disait Sylla en parlant de César, de ce 352 De l’Esprit jeune homme qui marche si immodestement dans les rues ; je vois en lui plusieurs Marius. J’ai fait, je crois, suffisamment sentir que l’absence totale de passions, si elle pouvait exister, produirait en nous le parfait abrutissement ; et qu’on approche d’autant plus, de ce terme, qu’on est moins passionné(d). Les passions sont, en effet, le feu céleste qui vivifie le monde moral ; c’est aux passions que les sciences et les arts doivent leurs découvertes et l’âme son élévation. Si l’humanité leur doit aussi ses vices et la plupart de ses malheurs, ces malheurs ne donnent point aux moralistes le droit de condamner les passions et de les traiter de folie. La sublime vertu et la sagesse éclairée sont deux assez belles productions de cette folie, pour la rendre respectable à leurs yeux. La conclusion générale de ce que j’ai dit sur les passions, c’est que leur force peut seule contrebalancer en nous la force de la paresse et de l’inertie, nous arracher au repos et à la stupidité vers laquelle nous gravitons sans cesse, et nous douer enfin de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité de talent. (d) C’est le défaut de passions qui produit souvent l’entêtement qu’on reproche aux gens bornés. Leur peu d’intelligence suppose qu’ils n’ont jamais eu le désir de s’instruire, ou qu’au moins ce désir a toujours été très faible et très subordonné à leur goût pour la paresse. Or quiconque ne désire point de s’éclairer n’a jamais de motifs suffisants pour changer d’avis : il doit, pour s’épargner la fatigue de l’examen, toujours fermer l’oreille aux représentations de la raison ; et l’opiniâtreté est, dans ce cas, l’effet nécessaire de la paresse. discours iii, chapitre viii 353 Mais, dira-t-on, la nature n’aurait-elle pas donné aux divers hommes d’inégales dispositions à l’esprit, en allumant dans les uns des passions plus fortes que dans les autres ? Je répondrai à cette question que, si, pour exceller dans un genre, il n’est pas nécessaire, comme je l’ai prouvé plus haut, d’y donner toute l’application dont on est capable, il n’est pas nécessaire non plus, pour s’illustrer dans ce même genre, d’être animé de la plus vive passion, mais seulement du degré de passion suffisant pour nous rendre attentifs. D’ailleurs, il est bon d’observer qu’en fait de passions les hommes ne diffèrent peut-être pas entre eux autant qu’on l’imagine. Pour savoir si la nature, à cet égard, a si inégalement partagé ses dons, il faut examiner si tous les hommes sont susceptibles de passions, et, pour cet effet, remonter jusqu’à leur origine. C H A PIT R E I X De l’origine des passions Pour s’élever à cette connaissance, il faut distinguer deux sortes de passions. Il en est qui nous sont immédiatement données par la nature ; il en est aussi que nous ne devons qu’à l’établissement des sociétés. Pour savoir laquelle de ces deux différentes espèces de passions a produit l’autre, qu’on se transporte en esprit aux premiers jours du monde. L’on y verra la nature, par la soif, la faim, le froid et le chaud, avertir l’homme de ses besoins, et attacher une infinité de plaisirs et de peines à la satisfaction ou à la privation de ces besoins : on y verra l’homme capable de recevoir des impressions de plaisir et de douleur ; et naître, pour ainsi dire, avec l’amour de l’un et la haine de l’autre. Tel est l’homme au sortir des mains de la nature. Or, dans cet état, l’envie, l’orgueil, l’avarice, l’ambition n’existaient point pour lui : uniquement sensible au plaisir et à la douleur physique, il ignorait toutes ces peines et ces plaisirs factices que nous procurent les passions que je viens de nommer. De pareilles passions ne nous sont donc pas immédiatement données par la nature ; mais leur existence, qui suppose celle des sociétés, suppose encore en nous le germe discours iii, chapitre ix 1. Helvétius, par prudence ou par conviction, s’écarte de l’épicurisme, qui n’admet aucune origine aux corps, autre que la déviation, et aucune providence divine. 2. Il s’agit évidemment des atomes épicuriens; mais chez Lucrèce le mot n’apparaît pas, et il est souvent remplacé par corpora prima, primordia rerum. 355 caché de ces mêmes passions. C’est pourquoi, si la nature ne nous donne, en naissant, que des besoins, c’est dans nos besoins et nos premiers désirs qu’il faut chercher l’origine de ces passions factices, qui ne peuvent jamais être qu’un développement de la faculté de sentir. Il semble que, dans l’univers moral comme dans l’univers physique, Dieu n’ait mis qu’un seul principe dans tout ce qui a été.1, Ce qui est, et ce qui sera, n’est qu’un développement nécessaire. Il a dit à la matière : Je te doue de la force. Aussitôt les éléments2, soumis aux lois du mouvement, mais errants et confondus dans les déserts de l’espace, ont formé mille assemblages monstrueux, ont produit mille chaos divers, jusqu’à ce qu’enfin ils se soient placés dans l’équilibre et l’ordre physique dans lequel on suppose maintenant l’univers rangé. Il semble qu’il ait dit pareillement à l’homme : Je te doue de la sensibilité ; c’est par elle qu’aveugle instrument de mes volontés, incapable de connaître la profondeur de mes vues, tu dois, sans le savoir, remplir tous mes desseins. Je te mets sous la garde du plaisir et de la douleur : l’un et l’autre veilleront à tes pensées, à tes actions ; engendreront tes passions ; exciteront tes aversions, tes amitiés, tes tendresses, tes fureurs ; allumeront tes désirs, tes craintes, tes espérances ; te dévoileront des vérités ; te plongeront dans des erreurs ; et, après t’avoir fait enfanter mille systèmes absurdes et différents de morale et de législation, te découvriront un jour les 356 De l’Esprit principes simples, au développement desquels est attaché l’ordre et le bonheur du monde moral. En effet, supposons que le ciel anime tout à coup plusieurs hommes : leur première occupation sera de satisfaire leurs besoins ; bientôt après ils essaieront, par des cris, d’exprimer les impressions de plaisir et de douleur qu’ils reçoivent. Ces premiers cris formeront leur première langue, qui, à en juger par la pauvreté de quelques langues sauvages, a dû d’abord être très courte, et se réduire à ces premiers sons. Lorsque les hommes, plus multipliés, commenceront à se répandre sur la surface du monde ; et que, semblables aux vagues dont l’océan couvre au loin ses rivages et qui rentrent aussitôt dans son sein, plusieurs générations se seront montrées à la terre, et seront rentrées dans le gouffre où s’abîment les êtres ; lorsque les familles seront plus voisines les unes des autres ; alors le désir commun de posséder les mêmes choses, telles que les fruits d’un certain arbre ou les faveurs d’une certaine femme, exciteront en eux des querelles et des combats : de là naîtront la colère et la vengeance. Lorsque, saoulés de sang, et las de vivre dans une crainte perpétuelle, ils auront consenti à perdre un peu de cette liberté qu’ils ont dans l’état naturel, et qui leur est nuisible ; alors ils feront entre eux des conventions ; ces conventions seront leurs premières lois. Les lois faites, il faudra charger quelques hommes de leur exécution : et voilà les premiers magistrats. Ces magistrats grossiers de peuples sauvages habiteront d’abord les forêts. Après en avoir, en partie, détruit les animaux, lorsque discours iii, chapitre ix 357 les peuples ne vivront plus de leur chasse, la disette des vivres leur enseignera l’art d’élever des troupeaux. Ces troupeaux fourniront à leurs besoins, et les peuples chasseurs seront changés en peuples pasteurs. Après un certain nombre de siècles, lorsque ces derniers se seront extrêmement multipliés, et que la terre ne pourra, dans le même espace, subvenir à la nourriture d’un plus grand nombre d’habitants, sans être fécondée par le travail humain, alors les peuples pasteurs disparaîtront, et feront place aux peuples cultivateurs. Le besoin de la faim, en leur découvrant l’art de l’agriculture, leur enseignera bientôt après l’art de mesurer et de partager les terres. Ce partage fait, il faut assurer à chacun ses propriétés : et de là une foule de sciences et de lois. Les terres, par la différence de leur nature et de leur culture, portant des fruits différents, les hommes feront entre eux des échanges, sentiront l’avantage qu’il y aurait à convenir d’un échange général qui représentât toutes les denrées ; et ils feront choix, pour cet effet, de quelques coquillages ou de quelques métaux. Lorsque les sociétés en seront à ce point de perfection, alors toute égalité entre les hommes sera rompue : on distinguera des supérieurs et des inférieurs : alors ces mots de bien et de mal, créés pour exprimer les sensations de plaisir ou de douleur physiques que nous recevons des objets extérieurs, s’étendront généralement à tout ce qui peut nous procurer l’une ou l’autre de ces sensations, les accroître ou les diminuer ; telles sont les richesses et l’indigence : alors les richesses et les honneurs, par les avantages qui y feront atta- 358 De l’Esprit chés, deviendront l’objet général du désir des hommes. De là naîtront, selon la forme différente des gouvernements, des passions criminelles ou vertueuses ; telles sont l’envie, l’avarice, l’orgueil, l’ambition, l’amour de la patrie, la passion de la gloire, la magnanimité, et même l’amour, qui, ne nous étant donné par la nature que comme un besoin, deviendra, en se confondant avec la vanité, une passion factice, qui ne sera, comme les autres, qu’un développement de la sensibilité physique. Quelque certaine que soit cette conclusion, il est peu d’hommes qui conçoivent nettement les idées dont elle résulte. D’ailleurs, en avouant que nos passions prennent originairement leur source dans la sensibilité physique, on pourrait croire encore que, dans l’état actuel où sont les nations policées, ces passions existent indépendamment de la cause qui les a produites. Je vais donc, en suivant la métamorphose des peines et des plaisirs physiques, en peines et en plaisirs factices, montrer que, dans des passions, telles que l’avarice, l’ambition, l’orgueil et l’amitié, dont l’objet paraît le moins appartenir aux plaisirs des sens, c’est cependant toujours la douleur et le plaisir physique que nous fuyons ou que nous recherchons1. 1. Tout le chapitre baigne dans une vision de l’épicurisme, conçue à travers la lecture du De rerum natura de Lucrèce. C H A P IT R E X De l’avarice L’or et l’argent peuvent être regardés comme des matières agréables à la vue. Mais, si l’on ne désirait dans leur possession que le plaisir produit par l’éclat et la beauté de ces métaux, l’avare se contenterait de la libre contemplation des richesses entassées dans le trésor public. Or, comme cette vue ne satisferait pas sa passion, il faut que l’avare, de quelque espèce qu’il soit, ou désire les richesses comme l’échange de tous les plaisirs, ou comme l’exemption de toutes les peines attachées à l’indigence. Ce principe posé, je dis que l’homme n’étant, par sa nature sensible qu’aux plaisirs des sens, ces plaisirs, par conséquent, sont l’unique objet de ses désirs. La passion du luxe, de la magnificence dans les équipages, les fêtes et les ameublements, est donc une passion factice, nécessairement produite par les besoins physiques ou de l’amour ou de la table. En effet, quels plaisirs réels ce luxe et cette magnificence procureraient-ils à l’avare voluptueux, s’il ne les considérait comme un moyen ou de plaire aux femmes, s’il les aime, et d’en obtenir des faveurs, ou d’en imposer aux hommes et de les forcer, par l’espoir confus d’une récompense, à écarter de lui toutes les peines et à rassembler près de lui tous les plaisirs ? 360 De l’Esprit Dans ces avares voluptueux, qui ne méritent pas proprement le nom d’avares, l’avarice est donc l’effet immédiat de la crainte de la douleur et de l’amour du plaisir physique. Mais, dira-t-on, comment ce même amour du plaisir, ou cette même crainte de la douleur, peuvent-ils l’exciter chez les vrais avares, chez ces avares infortunés qui n’échangent jamais leur argent contre des plaisirs ? S’ils passent leur vie dans la disette du nécessaire, et s’ils exagèrent à eux-mêmes et aux autres le plaisir attaché à la possession de l’or, c’est pour s’étourdir sur un malheur que personne ne veut ni ne doit plaindre. Quelque surprenante que soit la contradiction qui se trouve entre leur conduite et les motifs qui les font agir, je tâcherai de découvrir la cause qui, leur laissant désirer sans cesse le plaisir, doit toujours les en priver. J’observerai d’abord que cette sorte d’avarice prend sa source dans une crainte excessive et ridicule et de la possibilité de l’indigence et des maux qui y sont attachés. Les avares sont assez semblables aux hypocondriaques qui vivent dans des transes perpétuelles, qui voient partout des dangers, et qui craignent que tout ce qui les approche ne les casse. C’est parmi les gens nés dans l’indigence qu’on rencontre le plus communément de ces sortes d’avares ; ils ont par eux-mêmes éprouvé ce que la pauvreté entraîne de maux à sa suite : aussi leur folie, à cet égard, est-elle plus pardonnable qu’elle ne le serait à des hommes nés dans l’abondance, parmi lesquels on ne trouve guère que des avares fastueux ou voluptueux. discours iii, chapitre x 361 Pour faire voir comment, dans les premiers, la crainte de manquer du nécessaire les force toujours à s’en priver ; supposons qu’accablé du faix de l’indigence, quelqu’un d’entre eux conçoive le projet de s’y soustraire. Le projet conçu, l’espérance aussitôt vient vivifier son âme affaissée par la misère ; elle lui rend l’activité, lui fait chercher des protecteurs, l’enchaîne dans l’antichambre de ses patrons, le force à s’intriguer auprès des ministres, à ramper aux pieds des grands, et à se dévouer enfin au genre de vie le plus triste, jusqu’à ce qu’il ait obtenu quelque place qui le mette à l’abri de la misère. Parvenu à cet état, le plaisir sera-t-il l’unique objet de sa recherche ? Dans un homme qui, par ma supposition, sera d’un caractère timide et défiant, le souvenir vif des maux qu’il a éprouvés doit d’abord lui inspirer le désir de s’y soustraire, et le déterminer, par cette raison, à se refuser jusqu’à des besoins dont il a, par la pauvreté, acquis l’habitude de se priver. Une fois au-dessus du besoin, si cet homme atteint alors l’âge de trente-cinq ou quarante ans, si l’amour du plaisir, dont chaque instant émousse la vivacité, se fait moins vivement sentir à son cœur, que fera-t-il alors ? Plus difficile en plaisirs, s’il aime les femmes, il lui en faudra de plus belles et dont les faveurs soient plus chères : il voudra donc acquérir de nouvelles richesses pour satisfaire ses nouveaux goûts ; or, dans l’espace de temps qu’il mettra à cette acquisition, si la défiance et la timidité, qui s’accroissent avec l’âge et qu’on peut regarder comme l’effet du sentiment de notre faiblesse, lui démontrent qu’en fait de richesses, assez 362 De l’Esprit n’est jamais assez ; et si son avidité se trouve en équilibre avec son amour pour les plaisirs, il sera soumis alors à deux attractions différentes : pour obéir à l’une et à l’autre, cet homme, sans renoncer au plaisir, se prouvera qu’il doit, du moins, en remettre la jouissance au temps où, possesseur de plus grandes richesses, il pourra, sans crainte de l’avenir, s’occuper tout entier de ses plaisirs présents. Dans le nouvel intervalle de temps qu’il mettra à accumuler ces nouveaux trésors, si l’âge le rend tout à fait insensible au plaisir, changera-t-il son genre de vie ? Renoncera-t-il à des habitudes que l’incapacité d’en contrarier de nouvelles lui a rendues chères ? Non, sans doute ; et satisfait, en contemplant ses trésors, de la possibilité des plaisirs dont les richesses sont l’échange, cet homme, pour éviter les peines physiques de l’ennui, se livrera tout entier à ses occupations ordinaires. Il deviendra même d’autant plus avare dans sa vieillesse, que l’habitude d’amasser n’étant plus contrebalancée par le désir de jouir, elle sera, au contraire, soutenue en lui par la crainte machinale que la vieillesse a toujours de manquer. La conclusion de ce chapitre, c’est que la crainte excessive et ridicule des maux attachés à l’indigence est la cause de l’apparente contradiction qu’on remarque entre la conduite de certains avares et les motifs qui les font mouvoir. Voilà comme, en désirant toujours le plaisir, l’avarice peut toujours les en priver. C H A P IT R E X I De l’ambition Le crédit attaché aux grandes places peut, ainsi que les richesses, nous épargner des peines, nous procurer des plaisirs, et, par conséquent, être regardé comme un échange. On peut donc appliquer à l’ambition ce que j’ai dit de l’avarice. Chez ces peuples sauvages dont les chefs ou les rois n’ont d’autre privilège que celui d’être nourris et vêtus de la chasse que font pour eux les guerriers de la nation, le désir de s’assurer ses besoins y fait des ambitieux. Dans Rome naissante, lorsqu’on n’assignait d’autre récompense aux grandes actions que l’étendue de terrain qu’un Romain pouvait labourer et défricher en un jour, ce motif suffisait pour former des héros. Ce que je dis de Rome, je le dis de tous les peuples pauvres ; ce qui chez eux forme des ambitieux, c’est le désir de se soustraire à la peine et au travail. Au contraire, chez les nations opulentes, où tous ceux qui prétendent aux grandes places sont pourvus des richesses nécessaires pour se procurer non seulement les besoins, mais encore les commodités de la vie, c’est presque toujours dans l’amour du plaisir que l’ambition prend naissance. 364 De l’Esprit Mais, dira-t-on, la pourpre, les tiares et généralement toutes les marques d’honneur, ne font sur nous aucune impression physique de plaisir : l’ambition n’est donc pas fondée sur cet amour du plaisir, mais sur le désir de l’estime et des respects ; elle n’est donc pas l’effet de la sensibilité physique. Si le désir des grandeurs, répondrai-je, n’était allumé que par le désir de l’estime et de la gloire, il ne s’élèverait d’ambitieux que dans des républiques telles que celles de Rome et de Sparte, où les dignités annonçaient communément de grandes vertus et de grands talents dont elles étaient la récompense. Chez ces peuples, la possession des dignités pouvait flatter l’orgueil ; puisqu’elle assurait un homme de l’estime de ses concitoyens ; puisque cet homme, ayant toujours de grandes entreprises à exécuter, pouvait regarder les grandes places comme des moyens de s’illustrer et de prouver sa supériorité sur les autres. Or l’ambitieux poursuit également les grandeurs dans les siècles où ces grandeurs sont le plus avilies par le choix des hommes qu’on y élève, et, par conséquent, dans les temps mêmes où leur possession est le moins flatteuse. L’ambition n’est donc pas fondée sur le désir de l’estime. En vain dirait-on qu’à cet égard l’ambitieux peut se tromper lui-même : les marques de considération, qu’on lui prodigue, l’avertissent à chaque instant que c’est sa place et non lui qu’on honore. Il sent que la considération dont il jouit n’est point personnelle ; qu’elle s’évanouit par la mort ou la disgrâce du maître ; que la vieillesse même du prince suffit pour la détruire ; qu’alors les hommes, élevés aux pre- discours iii, chapitre xi 365 miers postes, sont autour du souverain comme ces nuages d’or qui assistent au coucher du soleil, et dont la splendeur s’obscurcit et disparaît à mesure que l’astre s’enfonce sous l’horizon. Il l’a mille fois ouï dire, et l’a lui-même mille fois répété, que le mérite n’appelle point aux honneurs ; que la promotion aux dignités n’est point, aux yeux du public, la preuve d’un mérite réel ; qu’elle est, au contraire, presque toujours regardée comme le prix de l’intrigue, de la bassesse et de l’importunité. S’il en doute, qu’il ouvre l’histoire, et surtout celle de Byzance ; il y verra qu’un homme peut être à la fois revêtu de tous les honneurs d’un empire et couvert du mépris de toutes les nations. Mais je veux que, confusément avide d’estime, l’ambitieux croie ne chercher que cette estime dans les grandes places : il est facile de montrer que ce n’est pas le vrai motif qui le détermine ; et que, sur ce point, il se fait illusion à lui-même ; puisqu’on ne désire pas, comme je le prouverai dans le chapitre de l’orgueil, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure. Le désir des grandeurs n’est donc point l’effet du désir de l’estime. À quoi donc attribuer l’ardeur avec laquelle on recherche les dignités ? À l’exemple de ces jeunes gens riches qui n’aiment à se montrer au public que dans un équipage leste et brillant, pourquoi l’ambitieux ne veut-il y paraître que décoré de quelques marques d’honneur ? C’est qu’il considère ces honneurs comme un truchement qui annonce aux hommes son indépendance, la puissance qu’il a de rendre, à son gré, plusieurs d’entre eux heureux et malheureux, et 366 De l’Esprit l’intérêt qu’ils ont tous de mériter une faveur toujours proportionnée aux plaisirs qu’ils sauront lui procurer. Mais, dira-t-on, ne serait-ce pas plutôt du respect et de l’adoration des hommes dont l’ambitieux serait jaloux ? Dans le fait, c’est le respect des hommes qu’il désire ; mais pourquoi le désire-t-il ? Dans les hommages qu’on rend aux grands, ce n’est point le geste du respect qui leur plaît : si ce geste était par lui-même agréable, il n’est point d’homme riche qui, sans sortir de chez lui et sans courir après les dignités, ne se pût procurer un tel bonheur. Pour se satisfaire, il louerait une douzaine de portefaix, les revêtirait d’habits magnifiques, les bariolerait de tous les cordons de l’Europe, les tiendrait le matin dans son antichambre, pour venir tous les jours payer à sa vanité un tribut d’encens et de respects. L’indifférence des gens riches pour cette espèce de plaisir prouve que l’on n’aime point le respect comme respect, mais comme un aveu d’infériorité de la part des autres hommes, comme un gage de leur disposition favorable à notre égard, et de leur empressement à nous éviter des peines et à nous procurer des plaisirs. Le désir des grandeurs n’est donc fondé que sur la crainte de la douleur ou l’amour du plaisir. Si ce désir n’y prenait point sa source, quoi de plus facile que de désabuser l’ambitieux ? Ô toi, lui dirait-on, qui sèches d’envie en contemplant le faste et la pompe des grandes places, ose t’élever à un orgueil plus noble, et leur éclat cessera de t’en imposer. Imagine, pour un moment, que tu n’es pas moins supérieur discours iii, chapitre xi 367 aux autres hommes que les insectes leur sont inférieurs ; alors tu ne verras, dans les courtisans, que des abeilles qui bourdonnent autour de leur reine ; le sceptre même ne te paraîtra plus qu’une gloriole. Pourquoi les hommes ne prêteront-ils jamais l’oreille à de pareils discours, auront-ils toujours peu de considération pour ceux qui ne peuvent guère, et préféreront-ils toujours les grandes places aux grands talents ? C’est que les grandeurs sont un bien, et peuvent, ainsi que les richesses, être regardées comme l’échange d’une infinité de plaisirs. Aussi les recherche-t-on avec d’autant plus d’ardeur qu’elles peuvent nous donner sur les hommes une puissance plus étendue, et par conséquent nous procurer plus d’avantages. Une preuve de cette vérité, c’est qu’ayant le choix du trône d’Ispahan ou de Londres, il n’est presque personne qui ne donnât au sceptre de fer de la Perse la préférence sur celui de l’Angleterre. Qui doute cependant qu’aux yeux d’un homme honnête le dernier ne parût le plus désirable, et qu’ayant à choisir entre ces deux couronnes, un homme vertueux ne se déterminât en faveur de celle où le roi, borné dans son pouvoir, se trouve dans l’heureuse impuissance de nuire à ses sujets ? S’il n’est cependant presque aucun ambitieux qui n’aimât mieux commander au peuple esclave des Persans qu’au peuple libre des Anglais, c’est qu’une autorité plus absolue sur les hommes les rend plus attentifs à nous plaire ; c’est qu’instruits par un instinct secret, mais sûr, on sait que la crainte rend toujours plus d’hommages que l’amour ; que 368 De l’Esprit les tyrans, du moins de leur vivant, ont presque toujours été plus honorés que les bons rois ; c’est que la reconnaissance a toujours élevé des temples moins somptueux aux dieux bienfaisants qui portent la corne d’abondance(a), que la crainte n’en a consacré aux dieux cruels et colossaux qui, portés sur les ouragans et les tempêtes et couverts d’un vêtement d’éclairs, sont peints la foudre à la main ; c’est enfin qu’éclairés par cette connaissance, on sent qu’on doit plus attendre de l’obéissance d’un esclave, que de la reconnaissance d’un homme libre. La conclusion de ce chapitre, c’est que le désir des grandeurs est toujours l’effet de la crainte de la douleur ou de l’amour des plaisirs des sens, auxquels se réduisent nécessairement tous les autres. Ceux que donne le pouvoir et la considération ne sont pas proprement des plaisirs : ils n’en obtiennent le nom que parce que l’espoir et les moyens de se procurer des plaisirs sont déjà des plaisirs : plaisirs qui ne doivent leur existence qu’à celle des plaisirs physiques(b). (a) Dans la ville de Bantam, les habitants présentent les prémices de leurs fruits à l’esprit malin, et rien au grand Dieu, qui, selon eux, est bon, et n’a pas besoin de ces offrandes. Voyez Vincent le Blanc1. Les habitants de Madagascar croient le diable beaucoup plus méchant que Dieu. Avant que de manger, ils font une offrande à Dieu, et une au démon : ils commencent par le diable, jettent un morceau du côté droit, et disent : Voilà pour toi, seigneur diable. Ils jettent ensuite un morceau du côté gauche, et disent : Voilà pour toi, seigneur Dieu. Ils ne lui font aucune prière. Recueil des lett. édif. (b) Pour prouver que ce ne sont pas les plaisirs physiques qui nous ▶ 1. Vincent Le Blanc, (15541640), explorateur, (Inde, Perse, Birmanie, Maroc, Guinée, etc.). discours iii, chapitre xi 369 Je sais que, dans les projets, les entreprises, les forfaits, les vertus et la pompe éblouissante de l’ambition, l’on aperçoit difficilement l’ouvrage de la sensibilité physique. Comment, dans cette fière ambition qui, le bras fumant de carnage, s’assied, au milieu des champs de bataille, sur un monceau de cadavres, et frappe, en signe de victoire, ses ailes dégoûtantes de sang ; comment, dis-je, dans l’ambition ainsi figurée, reconnaître la fille de la volupté ? Comment imaginer qu’à travers les dangers, les fatigues et les travaux de la guerre, ce soit la volupté qu’on poursuive ? C’est cependant elle seule, répondrai-je, qui, sous le nom de libertinage, recrute les armées de presque toutes les nations. On aime les plaisirs et, par conséquent, les moyens de s’en procurer : les hommes désirent donc et les richesses et les dignités. Ils voudraient, de plus, faire fortune en un jour, et la paresse leur inspire ce désir : or, la guerre, qui promet le pillage des villes au soldat ▶ portent à l’ambition, peut-être dira-t-on que c’est communément le désir vague du bonheur qui nous en ouvre la carrière. Mais, répondrai-je, qu’est-ce que le désir vague du bonheur ? C’est un désir qui ne porte sur aucun objet en particulier : or je demande si l’homme, qui, sans aimer aucune femme en particulier, aime en général toutes les femmes, n’est point animé du désir des plaisirs physiques ? Toutes les fois qu’on voudra se donner la peine de décomposer le sentiment vague de l’amour du bonheur, on trouvera toujours le plaisir physique au fond du creuset. Il en est de l’ambitieux comme de l’avare, qui ne serait point avide d’argent, si l’argent n’était pas ou l’échange des plaisirs ou le moyen d’échapper à la douleur physique : il ne désirerait point l’argent dans une ville telle que Lacédémone, où l’argent n’aurait point de cours. 370 De l’Esprit et des honneurs à l’officier, flatte, à cet égard, et leur paresse et leur impatience. Les hommes doivent donc supporter plus volontiers les fatigues de la guerre(c) que les travaux de l’agriculture, qui ne leur promet de richesses que dans un avenir éloigné. Aussi les anciens Germains, les Celtes, les Tartares, les habitants des côtes d’Afrique et les Arabes, ontils toujours été plus adonnés au vol et à la piraterie qu’à la culture des terres. Il en est de la guerre comme du gros jeu qu’on préfère au petit, au risque même de se ruiner, parce que le gros jeu nous flatte de l’espoir de grandes richesses et nous les promet dans un instant. Pour ôter aux principes que j’ai établis tout air de paradoxe, je vais, dans le titre du chapitre suivant, exposer l’unique objection à laquelle il me reste à répondre. (c) « Le repos, dit Tacite, est pour les Germains un état violent ; ils soupirent sans cesse après la guerre ; ils s’y font un nom en peu de temps ; ils aiment mieux combattre que labourer. » CHAPITRE XII Si, dans la poursuite des grandeurs, l’on ne cherche qu’un moyen de se soustraire à la douleur, ou de jouir du plaisir physique ; pourquoi le plaisir échappe-t-il si souvent à l’ambitieux ? On peut distinguer deux sortes d’ambitieux. Il est des hommes malheureusement nés, qui, ennemis du bonheur d’autrui, désirent les grandes places, non pour jouir des avantages qu’elles procurent, mais pour goûter le seul plaisir des infortunés, pour tourmenter les hommes et jouir de leur malheur. Ces sortes d’ambitieux sont d’un caractère assez semblable aux faux dévots, qui, en général, passent pour méchants, non que la loi qu’ils professent ne soit une loi d’amour et de charité, mais parce que les hommes le plus ordinairement portés à une dévotion austère(a) sont apparemment (a) L’expérience prouve qu’en général les caractères propres à se priver de certains plaisirs et à saisir les maximes et les pratiques austères d’une certaine dévotion, sont ordinairement des caractères malheureux. C’est la seule manière d’expliquer comment tant de sectaires ont pu allier à la sainteté et à la douceur des principes de la religion tant de méchanceté et d’intolérance ; intolérance prouvée par tant de massacres. Si la jeunesse, lorsqu’on ne s’oppose point à ses passions, est ordinairement plus humaine et plus généreuse que la vieillesse, c’est que les malheurs et les infirmités ne l’ont point encore endurcie. L’homme d’un caractère heureux est gai et bonhomme ; c’est lui seul qui dit : Que tout le monde ici soit heureux de ma joie. ▶ 372 De l’Esprit des hommes mécontents de ce bas monde, qui ne peuvent espérer de bonheur qu’en l’autre, et qui, mornes, timides et malheureux, cherchent dans le spectacle du malheur d’autrui une distraction aux leurs. Les ambitieux de cette espèce sont en très petit nombre ; ils n’ont rien de grand ni de noble dans l’âme ; ils ne sont comptés que parmi les tyrans ; et, par la nature de leur ambition, ils sont privés de tous les plaisirs. Il est des ambitieux d’une autre espèce ; et, dans cette espèce, je les comprends presque tous : ce sont ceux qui, dans les grandes places, ne cherchent qu’à jouir des avantages qui y sont attachés. Parmi ces ambitieux, il en est qui, par leur naissance ou leur position, sont d’abord élevés à des postes importants : ceux-là peuvent quelquefois allier le plaisir avec les soins de l’ambition ; ils sont en naissant placés, pour ainsi dire, à la moitié(b) de la carrière qu’ils ont à parcourir. Il n’en est pas ainsi d’un homme qui, de l’état le plus médiocre, veut, comme Cromwell, s’élever aux premiers postes. Pour s’ouvrir la route de l’ambition, où les premiers pas sont ordinairement les plus difficiles, il a mille intrigues à faire, mille amis à ménager ; il est à la fois occupé et du soin de former ▶ Mais l’homme malheureux est méchant. César disait, en parlant de Cassius : Je redoute ces gens hâves et maigres ; il n’en est pas ainsi de ces Antoines, de ces gens uniquement occupés de leurs plaisirs ; leur main cueille des fleurs et n’aiguise point de poignards. Cette observation de César est très belle, et plus générale qu’on ne pense. (b) L’ambition est, si je l’ose dire, en eux plutôt une convenance d’état qu’une passion forte que les obstacles irritent, et qui triomphe de tout. discours iii, chapitre xii 373 de grands projets, et du détail de leur exécution. Or, pour découvrir comment de pareils hommes, ardents à la poursuite de tous les plaisirs, animés de ce seul motif, en sont souvent privés ; supposons qu’avide de ces plaisirs, et frappé de l’empressement avec lequel on cherche à prévenir les désirs des grands, un homme de cette espèce veuille s’élever aux premiers postes : ou cet homme naîtra dans ces pays où le peuple est le dispensateur des grâces, où l’on ne peut se concilier la bienveillance publique que par des services rendus à la patrie, où par conséquent le mérite est nécessaire ; ou ce même homme naîtra dans des gouvernements absolument despotiques, tels que le Mogol, où les honneurs sont le prix de l’intrigue : or, quel que soit le lieu de sa naissance, je dis que, pour parvenir aux grandes places, il ne peut donner presque aucun temps à ses plaisirs. Pour le prouver, je prendrai le plaisir de l’amour pour exemple, non seulement comme le plus vif de tous, mais encore comme le ressort presque unique des sociétés policées. Car il est bon d’observer, en passant, qu’il est, dans chaque nation, un besoin physique qu’on doit considérer comme l’âme universelle de cette nation : chez les sauvages du septentrion qui, souvent exposés à des famines affreuses, sont toujours occupés de chasse et de pêche, c’est la faim et non l’amour qui produit toutes les idées ; ce besoin est en eux le germe de toutes leurs pensées : aussi, presque toutes les combinaisons de leur esprit ne roulent-elles que sur les ruses de la chasse et de la pêche, et sur les moyens de pourvoir au besoin de la faim. 374 De l’Esprit Au contraire, l’amour des femmes est, chez les nations policées, le ressort presque unique qui les meut(c). En ces pays, l’amour invente tout, produit tout : la magnificence, la création des arts de luxe, sont des suites nécessaires de l’amour des femmes et de l’envie de leur plaire ; le désir même qu’on a d’en imposer aux hommes, par les richesses ou les dignités, n’est qu’un nouveau moyen de les séduire. Supposons donc qu’un homme né sans bien, mais avide des plaisirs de l’amour, ait vu les femmes se rendre d’autant plus facilement (c) Ce n’est pas que d’autres motifs ne puissent allumer en nous le feu de l’ambition. Dans les pays pauvres, le désir de pourvoir à ses besoins suffit, comme je l’ai dit plus haut, pour faire des ambitieux. Dans les pays despotiques, la crainte du supplice, que peut nous faire subir le caprice d’un despote, peut former encore des ambitieux. Mais chez les peuples policés, c’est le désir vague du bonheur, désir qui se réduit toujours, comme je l’ai déjà prouvé, aux plaisirs des sens, qui le plus communément inspire l’amour des grandeurs. Or, parmi ces plaisirs, je suis, sans doute, en droit de choisir celui des femmes, comme le plus vif et le plus puissant de tous. Une preuve qu’en effet ce sont les plaisirs de cette espèce qui nous animent, c’est que l’on n’est susceptible de l’acquisition des grands talents et capable de ces résolutions désespérées, nécessaires quelquefois pour monter aux premiers postes, que dans la première jeunesse, c’est-à-dire, dans l’âge où les besoins physiques se font le plus vivement sentir. Mais, dira-t-on, que de vieillards montent avec plaisir aux grandes places ? Oui : ils les acceptent, ils les désirent même ; mais ce désir ne mérite pas le nom de passion, puisqu’ils ne sont plus alors capables de ces entreprises hardies et de ces efforts prodigieux d’esprit qui caractérisent la passion. Le vieillard peut marcher par habitude dans la carrière qu’il s’est ouverte dans la jeunesse, mais il ne s’en ouvrirait pas une nouvelle. discours iii, chapitre xii 375 aux désirs d’un amant, que cet amant, plus élevé en dignité, fait réfléchir plus de considération sur elles ; qu’excité par la passion des femmes à celle de l’ambition, l’homme dont je parle aspire au poste de général ou de premier ministre ; il doit, pour monter à ces places, s’occuper tout entier du soin d’acquérir des talents ou de faire des intrigues. Or le genre de vie propre à former, soit un habile intrigant, soit un homme de mérite, est entièrement opposé au genre de vie propre à séduire des femmes, auxquelles on ne plaît communément que par des assiduités incompatibles avec la vie d’un ambitieux. Il est donc certain que, dans la jeunesse, et jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ces grandes places où les femmes doivent échanger leurs faveurs contre du crédit, cet homme doit s’arracher à tous ses goûts, et sacrifier, presque toujours, le plaisir présent à l’espoir des plaisirs à venir. Je dis, presque toujours ; parce que la route de l’ambition est ordinairement très longue à parcourir. Sans parler de ceux dont l’ambition, accrue aussitôt que satisfaite, remplace toujours un désir rempli par un désir nouveau ; qui, de ministres, voudraient être rois ; qui, de rois, aspireraient, comme Alexandre, à la monarchie universelle, et voudraient monter sur un trône où les respects de tout l’univers les assurassent que l’univers entier s’occupe de leur bonheur ; sans parler, dis-je, de ces hommes extraordinaires, et supposant même de la modération dans l’ambition, il est évident que l’homme, dont la passion des femmes aura fait un ambitieux, ne parviendra ordinairement aux premiers postes que dans un âge où tous ses désirs seront étouffés. 376 De l’Esprit Mais ses désirs ne fussent-ils qu’attiédis, à peine cet homme a-t-il atteint ce terme, qu’il se trouve placé sur un écueil escarpé et glissant ; il se voit de toutes parts en butte aux envieux, qui, prêts à le percer, tiennent autour de lui leurs arcs toujours bandés : alors il découvre avec horreur l’abîme affreux qui s’entrouvre ; il sent que, dans sa chute, par un triste apanage de la grandeur, il sera misérable sans être plaint ; qu’exposé aux insultes de ceux qu’outrageait son orgueil, il sera l’objet du mépris de ses rivaux, mépris plus cruel encore que les outrages ; que, devenu la risée de ses inférieurs, ils s’affranchiront alors de ce tribut de respects dont la jouissance a pu quelquefois lui paraître importune, mais dont la privation est insupportable, lorsque l’habitude en a fait un besoin. Il voit donc que, privé du seul plaisir qu’il ait jamais goûté, et réduit à l’abaissement, il ne jouira plus en contemplant ses grandeurs, comme l’avare en contemplant ses richesses, de la possibilité de toutes les jouissances qu’elles peuvent lui procurer. Cet ambitieux est donc, par la crainte de l’ennui et de la douleur, retenu dans la carrière où l’amour du plaisir l’a fait entrer : le désir de conserver succède donc en son cœur au désir d’acquérir. Or l’étendue des soins nécessaires pour se maintenir dans les dignités, ou pour y parvenir, étant à peu près la même, il est évident que cet homme doit passer le temps de la jeunesse et de l’âge mûr à la poursuite ou à la conservation de ces places, uniquement désirées comme des moyens d’acquérir les plaisirs qu’il s’est toujours refusés. discours iii, chapitre xii 377 C’est ainsi que, parvenu à l’âge où l’on est incapable d’un nouveau genre de vie, il se livre, et doit, en effet, se livrer tout entier à ses anciennes occupations ; parce qu’une âme toujours agitée de craintes et d’espérances vives, et sans cesse remuée par de fortes passions, préférera toujours la tourmente de l’ambition au calme insipide d’une vie tranquille. Semblables aux vaisseaux que les flots portent encore sur la côte du midi, lorsque les vents du nord n’enflent plus les mers, les hommes suivent dans la vieillesse la direction que les passions leur ont donnée dans la jeunesse. J’ai fait voir comment, appelé aux grandeurs par la passion des femmes, l’ambitieux s’engage dans une route aride. S’il y rencontre, par hasard, quelques plaisirs, ces plaisirs sont toujours mêlés d’amertume ; il ne les goûte avec délices que parce qu’ils y sont rares et semés ça et là, à peu près comme ces arbres qu’on rencontre de loin en loin dans les déserts de la Libye, et dont le feuillage desséché n’offre un ombrage agréable qu’à l’Africain brûlé qui s’y repose. La contradiction qu’on aperçoit entre la conduite d’un ambitieux et les motifs qui le font agir, n’est donc qu’apparente ; l’ambition est donc allumée en nous par l’amour du plaisir et la crainte de la douleur. Mais, dira-t-on, si l’avarice et l’ambition sont un effet de la sensibilité physique du moins l’orgueil n’y prend-il pas sa source. CHAPITRE XIII De l’orgueil L’orgueil n’est dans nous que le sentiment vrai ou faux de notre excellence : sentiment qui, dépendant de la comparaison avantageuse qu’on fait de soi aux autres, suppose, par conséquent, l’existence des hommes, et même l’établissement des sociétés. Le sentiment de l’orgueil n’est donc point inné, comme celui du plaisir et de la douleur. L’orgueil n’est donc qu’une passion factice, qui suppose la connaissance du beau et de l’excellent. Or, l’excellent ou le beau ne sont autre chose que ce que le plus grand nombre des hommes a toujours regardé, estimé et honoré comme tel. L’idée de l’estimé a donc précédé l’idée de l’estimable. Il est vrai que ces deux idées ont dû bientôt se confondre ensemble. Aussi l’homme qu’anime le noble et superbe désir de se plaire à lui-même ; et qui, content de sa propre estime, se croit indifférent à l’opinion générale, est, en ce point, dupe de son propre orgueil, et prend en lui le désir d’être estimé pour le désir d’être estimable. L’orgueil, en effet, ne peut jamais être qu’un désir secret et déguisé de l’estime publique. Pourquoi le même homme qui, dans les forêts de l’Amérique, tire vanité de l’adresse, de la force et de l’agilité de son corps, ne s’enorgueillira-t-il en discours iii, chapitre xiii 379 France de ces avantages corporels qu’au défaut de qualités plus essentielles ? C’est que la force et l’agilité du corps ne sont ni ne doivent être autant estimées d’un Français que d’un sauvage. Pour preuve que l’orgueil n’est qu’un amour déguisé de l’estime, supposons un homme uniquement occupé du désir de s’assurer de son excellence et de sa supériorité. Dans cette hypothèse, la supériorité la plus personnelle, la plus indépendante du hasard lui paraîtrait sans doute la plus flatteuse : ayant à choisir entre la gloire des lettres et celle des armes, ce serait, par conséquent, à la première qu’il donnerait la préférence. Oserait-il contredire César lui-même ? Ne conviendrait-il pas, avec ce héros, que les lauriers de la victoire sont, par le public éclairé, toujours partagés entre le général, le soldat et le hasard ; et qu’au contraire les lauriers des Muses appartiennent sans partage à ceux qu’elles inspirent ? N’avouerait-il pas que le hasard a pu souvent placer l’ignorance et la lâcheté sur un char de triomphe, et qu’il n’a jamais couronné le front d’un stupide auteur ? En n’interrogeant que son orgueil, c’est-à-dire, le désir de s’assurer de son excellence, il est donc certain que la première espèce de gloire lui paraîtrait la plus désirable. La préférence qu’on donne au grand capitaine sur le philosophe profond ne changerait point, à cet égard, son opinion : il sentirait que, si le public accorde plus d’estime au général qu’au philosophe, c’est que les talents du premier ont une influence plus prompte sur le bonheur public, que les maximes d’un 380 De l’Esprit sage qui ne paraissent immédiatement utiles qu’au petit nombre de ceux qui veulent être éclairés. Or, s’il n’est cependant en France personne qui ne préférât la gloire des armes à celle des lettres, j’en conclus que ce n’est qu’au désir d’être estimé qu’on doit le désir d’être estimable, et que l’orgueil n’est que l’amour même de l’estime. Pour prouver ensuite que cette passion de l’orgueil ou de l’estime est un effet de la sensibilité physique, il faut maintenant examiner si l’on désire l’estime pour l’estime même ; et si cet amour de l’estime ne serait pas l’effet de la crainte de la douleur et de l’amour du plaisir. À quelle autre cause, en effets peut-on attribuer l’empressement avec lequel on recherche l’estime publique ? Serait-ce à la méfiance intérieure que chacun a de son mérite et, par conséquent, à l’orgueil qui, voulant s’estimer et ne pouvant s’estimer seul, a besoin du suffrage public pour étayer la haute opinion qu’il a de lui-même et pour jouir du sentiment délicieux de son excellence ? Mais, si nous ne devions qu’à ce motif le désir de l’estime, alors l’estime la plus étendue, c’est-à-dire, celle qui nous serait accordée par le plus grand nombre d’hommes, nous paraîtrait, sans contredit, la plus flatteuse et la plus désirable, comme la plus propre à faire taire en nous une méfiance importune et à nous rassurer sur notre mérite. Or, supposons les planètes habitées par des êtres semblables à nous : supposons qu’un génie vînt à chaque instant nous informer de ce qui s’y passe, et qu’un homme eût à choisir entre l’es- discours iii, chapitre xiii 381 time de son pays et celle de tous ces mondes célestes : dans cette supposition, n’est-il pas évident que ce serait à l’estime la plus étendue, c’est-à-dire, à celle de tous les habitants planétaires, qu’il devrait donner la préférence sur celle de ses concitoyens ? Il n’est cependant personne qui, dans ce cas, ne se déterminât en faveur de l’estime nationale. Ce n’est donc point au désir qu’on a de s’assurer de son mérite, qu’on doit le désir de l’estime, mais aux avantages que cette estime procure. Pour s’en convaincre, qu’on se demande d’où vient l’empressement avec lequel ceux qui se disent le plus jaloux de l’estime publique, recherchent les grandes places dans les siècles même où, contrariés par des intrigues et des cabales, ils ne peuvent rien faire d’utile à leur nation ; où, par conséquent, ils sont exposés à la risée du public, qui, toujours juste dans ses jugements, méprise quiconque est assez indifférent à son estime pour accepter un emploi qu’il ne peut remplir dignement ; qu’on se demande encore pourquoi l’on est plus flatté de l’estime d’un prince que de celle d’un homme sans crédit : et l’on verra que, dans tous les cas, notre amour pour l’estime est proportionné aux avantages qu’elle nous promet. Si nous préférons, à l’estime d’un petit nombre d’hommes choisis, celle d’une multitude sans lumières, c’est que, dans une multitude, nous voyons plus d’hommes soumis à cette espèce d’empire que l’estime donne sur les âmes ; c’est qu’un plus grand nombre d’admirateurs rappelle plus souvent à notre esprit l’image agréable des plaisirs qu’ils peuvent nous procurer. 382 De l’Esprit C’est la raison pour laquelle, indifférent à l’admiration d’un peuple avec lequel on n’aurait aucune relation, il est peu de Français qui fussent fort touchés de l’estime qu’auraient pour eux les habitants du grand Tibet. S’il est des hommes qui voudraient envahir l’estime universelle, et qui seraient même jaloux de l’estime des terres australes, ce désir n’est pas l’effet d’un plus grand amour pour l’estime, mais seulement de l’habitude qu’ils ont d’unir l’idée d’un plus grand bonheur à l’idée d’une plus grande estime(a). La dernière et la plus forte preuve de cette vérité, c’est le dégoût qu’on a pour l’estime(b) et la disette où l’on est de grands hommes dans les siècles où l’on ne décerne pas les plus grandes récompenses au mérite. Il semble qu’un homme capable d’acquérir de grands talents ou de grandes vertus passe un contrat tacite avec sa nation, par lequel il s’engage à s illustrer par des talents et des actions utiles à ses concitoyens, pourvu que ses concitoyens reconnaissants, attentifs à le soulager dans ses peines, rassemblent près de lui tous les plaisirs. (a) Les hommes sont habitués, par les principes d’une bonne éducation, à confondre l’idée de bonheur avec l’idée d’estime. Mais, sous le nom d’estime, ils ne désirent réellement que les avantages qu’elle procure. (b) L’on fait peu pour mériter l’estime dans les pays où l’estime est stérile : mais partout où l’estime procure de grands avantages, l’on court, comme Léonidas, défendre, avec trois-cents Spartiates, le pas des Thermopyles. discours iii, chapitre xiii 1. Vers 362 av., un gouffre s’ouvrit sur la place du Forum, menant directement aux Enfers. Marcus Curtius, sur le dos de son cheval plongea dans le trou sans fond pour le refermer et disparut. 383 C’est de la négligence ou de l’exactitude du public à remplir ces engagements tacites que dépend, dans tous les siècles et les pays, l’abondance ou la rareté des grands hommes. Nous n’aimons donc pas l’estime pour l’estime, mais uniquement pour les avantages qu’elle procure. En vain voudrait-on s’armer, contre cette conclusion, de l’exemple de Curtius : un fait presque unique ne prouve rien contre des principes appuyés sur les expériences les plus multipliées, surtout lorsque ce même fait peut s’attribuer à d’autres principes et s’expliquer naturellement par d’autres causes. Pour former un Curtius, il suffit qu’un homme, fatigué de la vie, se trouve dans la malheureuse disposition de corps qui détermine tant d’Anglais au suicide ; ou que, dans un siècle très superstitieux, comme celui de Curtius1, il naisse un homme qui, plus fanatique et plus crédule encore que les autres, croie, par son dévouement, obtenir une place parmi les dieux. Dans l’une ou l’autre supposition, on peut se vouer à la mort, ou pour mettre fin à ses misères, ou pour s’ouvrit l’entrée aux plaisirs célestes. La conclusion de ce chapitre, c’est qu’on ne désire d’être estimable que pour être estimé, et qu’on ne désire l’estime des hommes que pour jouir des plaisirs attachés à cette estime : l’amour de l’estime n’est donc que l’amour déguisé du plaisir. Or il n’est que deux sortes de plaisirs ; les uns sont les plaisirs des sens, et les autres sont les moyens d’acquérir ces mêmes plaisirs ; moyens qu’on a rangés dans la classe des plaisirs, parce que l’espoir d’un plaisir est un commen- 384 De l’Esprit cement de plaisir ; plaisir cependant qui n’existe que lorsque cet espoir peut se réaliser. La sensibilité physique est donc le germe productif de l’orgueil et de toutes les autres passions, dans le nombre desquelles je comprends l’amitié, qui, plus indépendante, en apparence, du plaisir des sens, mérite d’être examinée, pour confirmer, par ce dernier exemple, tout ce que j’ai dit de l’origine des passions. CH A PIT R E X I V De l’amitié Aimer, c’est avoir besoin. Nulle amitié sans besoin : ce serait un effet sans cause. Les hommes n’ont pas tous les mêmes besoins : l’amitié est donc, entre eux, fondée sur des motifs différents. Les uns ont besoin de plaisir ou d’argent, les autres de crédit, ceux-ci de converser, ceux-là de confier leurs peines : en conséquence, il est des amis de plaisir, d’argent(a), (a) On s’est tué jusqu’à présent à répéter, les uns d’après les autres, qu’on ne doit pas compter, parmi ses amis, ceux dont l’amitié intéressée ne nous aime que pour notre argent. Cette sorte d’amitié n’est pas, sans doute, la plus flatteuse : mais ce n’en est pas moins une amitié réelle. Les hommes aiment, par exemple, dans un contrôleur général, la puissance qu’il a d’obliger. Dans la plupart d’entre eux, l’amour de la personne s’identifie avec l’amour de l’argent. Pourquoi refuserait-on le nom d’amitié à cette espèce de sentiment ? On ne nous aime pas pour nous-mêmes, mais toujours pour quelque cause ; et celle-là en vaut bien une autre. Un homme est amoureux d’une femme : peuton dire qu’il ne l’aime pas, parce que c’est uniquement la beauté de ses yeux ou de son teint qu’il aime en elle ? Mais, dira-t-on, à peine l’homme riche est-il tombé dans l’indigence, qu’on cesse alors de l’aimer. Oui, sans doute : mais, que la petite vérole gâte une femme, on rompra communément avec elle, et cette rupture ne prouve pas qu’on ne l’ait point aimée lorsqu’elle était belle. Que l’ami, en qui nous avons le plus de confiance et dont nous estimons le plus l’âme, l’esprit et le caractère, devienne tout à coup aveugle, sourd et muet ; nous regrette-▶ 386 De l’Esprit d’intrigue, d’esprit et de malheur. Rien de plus utile que de considérer l’amitié sous ce point de vue, et de s’en former des idées nettes. En amitié, comme en amour, on fait souvent des romans : on en cherche partout le héros ; on croit à chaque instant l’avoir trouvé ; on s’accroche au premier venu, on l’aime tant qu’on le connaît peu et qu’on est curieux de le connaître. La curiosité est-elle satisfaite ? On s’en dégoûte : on n’a point rencontré le héros de son roman. C’est ainsi qu’on de▶ rons en lui la perte de notre ancien ami ; nous respecterons encore sa momie : mais, dans le fait, nous ne l’aimons plus, parce que ce n’est pas un tel homme que nous avons aimé. Un contrôleur général est-il disgracié ? On ne l’aime plus : c’est précisément l’ami devenu tout à coup aveugle, sourd et muet. Il n’en est pas cependant moins vrai que l’homme avide d’argent n’ait eu beaucoup de tendresse pour celui qui pouvait lui en procurer, Quiconque a ce besoin d’argent est ami-né du contrôle général, et de celui qui l’occupe. Son nom peut être inscrit dans l’inventaire des meubles et ustensiles appartenant à la place. C’est notre vanité qui nous fait refuser le nom d’amitié à l’amitié intéressée. Sur quoi j’observerai qu’en fait d’amitié, la plus solide et la plus durable est communément celle des gens vertueux : cependant les scélérats même en sont susceptibles. Si, comme l’on est forcé d’en convenir, l’amitié n’est autre chose que le sentiment qui unit deux hommes, soutenir qu’il n’est point d’amitié entre les méchants, c’est nier les faits les plus authentiques. Peut-on douter que deux conspirateurs, par exemple, ne puissent être liés de l’amitié la plus vive ? Que Jaffier n’aimât le capitaine Jacques-Pierre1 ? Qu’Octave, qui n’était certainement pas un homme vertueux, n’aimât Mécène, qui sûrement n’était qu’une âme faible ? La force de l’amitié ne se mesure pas sur l’honnêteté de deux amis, mais sur la force de l’intérêt qui les unit. 1. Dans un manuscrit intitulé Sommario della congiura fatta contra la repubblica de Venezia (1618), sont évoqués un capitaine Antoine Jaffier, au service de Venise, et un capitaine Jacques Pierre, corsaire et compagnon de Jaffier. discours iii, chapitre xiv 387 vient susceptible d’engouement, mais incapable d’amitié. Pour l’intérêt même de l’amitié, il faut donc en avoir une idée nette. J’avouerai qu’en la considérant comme un besoin réciproque, on ne peut se cacher que, dans un long espace de temps, il est très difficile que le même besoin, et, par conséquent, la même amitié(b), subsiste entre deux hommes. Aussi rien de plus rare que les anciennes amitiés(c). Mais, si le sentiment de l’amitié, beaucoup plus durable que celui de l’amour, a cependant sa naissance, son accroissement et son dépérissement ; qui le sait ne passe pas du moins de l’amitié la plus vive à la haine la plus forte, et n’est point exposé à détester ce qu’il a aimé. Un ami vient-il à lui manquer ? Il ne s’emporte point contre lui ; il gémit sur la nature humaine, et s’écrie en pleurant : mon ami n’a plus les mêmes besoins. (b) Les circonstances dans lesquelles deux amis doivent se trouver, une fois données, et leurs caractères connus ; s’ils doivent se brouiller, nul doute qu’un homme de beaucoup d’esprit, en prédisant l’instant où ces deux hommes cesseront de s’être réciproquement utiles, ne pût calculer le moment de leur rupture, comme l’astronome calcule le moment de l’éclipse. (c) Il ne faut pas confondre avec l’amitié les liens de l’habitude, le respect estimable qu’on a pour une amitié avouée, et enfin ce point d’honneur heureux et utile à la société, qui nous fait continuer à vivre avec ceux qu’on appelle ses amis. On leur rendrait bien les mêmes services qu’on leur eût rendus lorsqu’on était affecté pour eux des sentiments les plus vifs : mais, dans le fait, leur présence ne nous est plus nécessaire, et on ne les aime plus. 388 De l’Esprit Il est assez difficile de se faire des idées nettes de l’amitié. Tout ce qui nous environne cherche, à cet égard, à nous tromper. Parmi les hommes, il en est qui, pour se trouver plus estimables à leurs propres yeux, s’exagèrent à eux-mêmes leurs sentiments pour leurs amis, se font de l’amitié des descriptions romanesques, et s’en persuadent la réalité, jusqu’à ce que l’occasion, les détrompant eux et leurs amis, leur apprenne qu’ils n’aimaient pas autant qu’ils le pensaient. Ces sortes de gens prétendent ordinairement avoir le besoin d’aimer et d’être aimés très vivement. Or, comme on n’est jamais si vivement frappé des vertus d’un homme que les premières fois qu’on le voit ; comme l’habitude nous rend insensibles à la beauté, à l’esprit et même aux qualités de l’âme ; et que nous ne sommes enfin fortement émus que par le plaisir de la surprise ; un homme d’esprit disait, assez plaisamment, à ce sujet, que ceux qui veulent être aimés si vivement(d) doivent, en amitié comme en amour, avoir beaucoup de passades et point de passion ; parce que les moments du début, ajoutait-il, sont, en l’un et l’autre genre, toujours les moments les plus vifs et les plus tendres. Mais, pour un homme qui se fait illusion à lui-même, il est en amitié dix hypocrites qui affectent des sentiments (d) L’amitié n’est pas, comme le prétendent certaines gens, un sentiment perpétuel de tendresse, parce que les hommes ne font rien continûment. Entre les amis les plus tendres, il y a des moments de froideur : l’amitié est donc une succession continuelle de sentiments de tendresse et de froideur, où ceux de froideur sont très rares. discours iii, chapitre xiv 389 qu’ils n’éprouvent pas, sont des dupes et ne le sont jamais. Ils peignent l’amitié de couleurs vives, mais fausses : uniquement attentifs à leur intérêt, ils ne veulent qu’engager les autres à se modeler, en leur faveur, sur un pareil portrait(e). Exposés à tant d’erreurs, il est donc très difficile de se faire des notions nettes de l’amitié. Mais, dira-t-on, quel mal à s’exagérer un peu la force de ce sentiment ? Le mal d’habituer les hommes à exiger de leurs amis des perfections que la nature ne comporte pas. Séduits par de pareilles peintures, mais enfin éclairés par l’expérience, une infinité de gens nés sensibles, mais lassés de courir sans cesse après une chimère, se dégoûtent de l’amitié, à laquelle ils eussent été propres, s’ils ne s’en fussent pas fait une idée romanesque. L’amitié suppose un besoin ; plus ce besoin sera vif, plus l’amitié sera forte : le besoin est donc la mesure du senti(e) Peut-être faut-il du courage, et soi-même être capable d’amitié, pour oser en donner une idée nette. On est du moins sûr de soulever contre soi les hypocrites d’amitié : il en est de ces sortes de gens comme des poltrons, qui racontent toujours leurs exploits. Que ceux qui se disent si susceptibles de sentiments d’amitié lisent le Toxaris de Lucien ; qu’ils se demandent s’ils sont capables des actions que l’amitié faisait exécuter aux Scythes et aux Grecs ? S’ils s’interrogent de bonne foi, ils avoueront que, dans ce siècle, on n’a pas même d’idée de cette espèce d’amitié. Aussi, chez les Scythes et les Grecs, l’amitié était-elle mise au rang des vertus. Un Scythe ne pouvait avoir plus de deux amis ; mais, pour les secourir, il était en droit de tout entreprendre. Sous le nom d’amitié, c’était en partie l’amour de l’estime qui les animait. La seule amitié n’eût pas été si courageuse. 390 De l’Esprit ment. Qu’échappés du naufrage, un homme et une femme se sauvent dans une île déserte ; que là, sans espoir de revoir leur patrie, ils soient forcés de se prêter un secours mutuel pour se défendre des bêtes féroces, pour vivre et s’arracher au désespoir : nulle amitié plus vive que celle de cet homme et de cette femme, qui se seraient peut-être détestés, s’ils fussent restés à Paris. L’un des deux vient-il à périr ? L’autre a réellement perdu la moitié de lui-même ; nulle douleur égale à sa douleur : il faut avoir habité l’île déserte, pour en sentir toute la violence. Mais, si la force de l’amitié est toujours proportionnée à nos besoins, il est, par conséquent, des formes de gouvernement, des mœurs, des conditions et enfin des siècles plus favorables à l’amitié les uns que les autres. Dans les siècles de chevalerie, où l’on prenait un compagnon d’armes, où deux chevaliers faisaient communauté de gloire et de danger, où la lâcheté de l’un pouvait coûter la vie et l’honneur à l’autre ; alors, devenu par son propre intérêt plus attentif au choix de ses amis, on leur était plus fortement attaché. Lorsque la mode des duels prit la place de la chevalerie, des gens, qui tous les jours s’exposaient ensemble à la mort, devaient certainement être fort chers l’un à l’autre. Alors l’amitié était en grande vénération et comptée parmi les vertus ; elle supposait du moins, dans les duellistes et les chevaliers, beaucoup de loyauté et de valeur ; vertus qu’on ho- discours iii, chapitre xiv 391 norait beaucoup et qu’on devait alors extrêmement honorer, puisque ces vertus étaient presque toujours en action(f ). Il est bon de se rappeler quelquefois que les mêmes vertus sont, dans les divers temps, mises à des taux différents, selon l’inégale utilité dont elles sont à chaque siècle. Qui doute que, dans des temps de troubles et de révolutions et dans une forme de gouvernement qui se prête aux actions, l’amitié ne soit plus forte et plus courageuse qu’elle ne l’est dans un état tranquille ? L’histoire fournit, dans ce genre, mille exemples d’héroïsme ! Alors l’amitié suppose, dans un homme, du courage, de la discrétion, de la fermeté, des lumières et de la prudence ; qualités qui, absolument nécessaires dans ces moments de troubles, et rarement rassemblées dans le même homme, doivent le rendre extrêmement cher à son ami. Si, dans nos mœurs actuelles, nous ne demandons plus les mêmes qualités(g) à nos amis, c’est que ces qualités nous (f ) Brave était alors synonyme d’honnête homme ; et c’est par un reste de cet ancien usage qu’on dit encore un brave homme, pour exprimer un homme loyal et honnête. (g) Dans ce siècle, l’amitié n’exige presque aucune qualité. Une infinité de gens se donnent pour de vrais amis, pour être quelque chose dans le monde. Les uns se font solliciteurs banaux des affaires d’autrui, pour échapper à l’ennui de n’avoir rien à faire ; d’autres rendent des services, mais les font payer à leurs obligés du prix de l’ennui et de la perte de leur liberté ; quelques autres enfin se croient très dignes d’amitié, parce qu’ils seront sûrs gardiens d’un dépôt, et qu’ils ont la vertu d’un coffre-fort. 392 De l’Esprit sont inutiles ; c’est qu’on n’a plus de secrets importants à se confier, de combats à livrer ; et qu’on n’a, par conséquent, besoin ni de la prudence, ni des lumières, ni de la discrétion, ni du courage de son ami. Dans la forme actuelle de notre gouvernement, les particuliers ne sont unis par aucun intérêt commun. Pour faire fortune, on a moins besoin d’amis que de protecteurs. En ouvrant l’entrée de toutes les maisons, le luxe, et ce qu’on appelle l’esprit de société, a soustrait une infinité de gens au besoin de l’amitié. Nul motif, nul intérêt suffisant pour nous faire maintenant supporter les défauts réels ou respectifs de nos amis. Il n’est donc plus d’amitié(h) ; on n’attache plus au mot d’ami les mêmes idées qu’on y attachait autrefois ; on peut donc, en ce siècle, s’écrier avec Aristote(i) : Ô mes amis ! Il n’est plus d’amis. Or, s’il est des siècles, des mœurs, et des formes de gouvernement où l’on a plus ou moins besoin d’amis ; et si la force de l’amitié est toujours proportionnée à la vivacité de ce besoin ; il est aussi des conditions où le cœur s’ouvre plus (h) Aussi, dit le proverbe, faut-il se dire beaucoup d’amis, et s’en croire peu. (i) Chacun répète, d’après Aristote, qu’il n’est point d’amis ; et chacun, en particulier, soutient qu’il est bon ami. Pour avancer deux propositions si contradictoires, il faut qu’en fait d’amitié il y ait bien des hypocrites et bien des gens qui s’ignorent eux-mêmes. Ces derniers, comme je l’ai déjà dit, s’élèveront contre quelques propositions de ce chapitre. J’aurai contre moi leurs clameurs ; et, malheureusement, j’aurai pour moi l’expérience. discours iii, chapitre xiv 1. Xanthippe, épouse de Socrate, incarnation de la mégère, femme grincheuse et acariâtre. Platon la montre désespérée le jour de la mort de Socrate. 393 facilement à l’amitié : et ce sont ordinairement celles où l’on a le plus souvent besoin du secours d’autrui. Les infortunés sont en général les amis les plus tendres : unis par une communauté de malheur, ils jouissent, en plaignant les maux de leur ami, du plaisir de s’attendrir sur eux-mêmes. Ce que je dis des conditions, je le dis des caractères : il en est qui ne peuvent se passer d’amis. Les premiers sont ces caractères faibles et timides, qui, dans toute leur conduite, ne se déterminent qu’à l’aide et par le conseil d’autrui ; les seconds sont ces caractères mornes, sévères, despotiques, et qui, chauds amis de ceux qu’ils tyrannisent, sont assez semblables à l’une des deux femmes de Socrate, qui, à la nouvelle de la mort de ce grand homme, s’abandonna à une douleur plus vive que la seconde ; parce que celle-ci, d’un caractère doux et aimable, ne perdait dans Socrate qu’un mari, lorsque celle-là perdait en lui le martyr de ses caprices, et le seul homme qui pût les supporter1. Il est enfin des hommes exempts de toute ambition, de toutes passions fortes, et qui font leurs délices de la conversation des gens instruits. Dans nos mœurs actuelles, les hommes de cette espèce, s’ils sont vertueux, sont les amis les plus tendres et les plus constants. Leur âme, toujours ouverte à l’amitié, en connaît tout le charme. N’ayant, par ma supposition, aucune passion qui puisse contrebalancer en eux ce sentiment, il devient leur unique besoin : aussi sont-ils capables d’une amitié très éclairée et très courageuse, 394 De l’Esprit sans qu’elle le soit néanmoins autant que celle des Grecs et des Scythes. Par la raison contraire, on est en général d’autant moins susceptible d’amitié, qu’on est plus indépendant des autres hommes. Aussi les gens riches et puissants sont-ils communément peu sensibles à l’amitié ; ils passent même ordinairement pour durs. En effet, soit que les hommes soient naturellement cruels toutes les fois qu’ils peuvent l’être impunément, soit que les riches et les puissants regardent la misère d’autrui comme un reproche de leur bonheur, soit enfin qu’ils veuillent se soustraire aux demandes importunes des malheureux, il est certain qu’ils maltraitent presque toujours le misérable(j). La vue de l’infortuné fait, sur la plupart des hommes, l’effet de la tête de Méduse : à son aspect, les cœurs se changent en rochers. Il est encore des gens indifférents à l’amitié ; et ce sont ceux qui se suffisent à eux-mêmes(k). Accoutumés à chercher, (j) La moindre faute qu’il fait est un prétexte suffisant pour lui refuser tout secours : on veut que les malheureux soient parfaits. (k) Il est peu d’hommes dans ce cas : et cette puissance de se suffire à soi-même, dont on fait un attribut de la divinité, et qu’on est forcé de respecter en elle, est toujours mise au rang des vices, lorsqu’on la rencontre dans un homme. C’est ainsi qu’on blâme, sous un nom, ce qu’on admire sous un autre. Combien de fois n’a-t-on pas, sous le nom d’insensibilité, reproché à M. de Fontenelle la puissance qu’il avait de se suffire à lui-même, c’est-à-dire, d’être un des plus sages et des plus heureux des hommes ! ▶ discours iii, chapitre xiv 395 ▶ Si les grands de Madagascar font la guerre à tous ceux de leurs voisins dont les troupeaux sont plus nombreux que les leurs, s’ils répètent toujours ces paroles, Ceux-là sont nos ennemis qui sont plus riches et plus heureux que nous ; on peut assurer qu’à leur exemple, la plupart des hommes font pareillement la guerre au sage. Ils haïssent en lui une modération de caractère, qui, réduisant ses désirs à ses possessions, fait la critique de leur conduite, et rend le sage trop indépendant d’eux. Ils regardent cette indépendance comme le germe de tous les vices ; parce qu’ils sentent qu’en eux la source de l’humanité tarirait aussitôt que celle des besoins réciproques. Ces sages cependant doivent être très chers à la société. Si l’extrême sagesse les rend quelquefois indifférents à l’amitié des particuliers, elle leur fait aussi, comme le prouve l’exemple de l’abbé de Saint-Pierre et de Fontenelle, répandre sur l’humanité les sentiments de tendresse que les passions vives nous forcent à rassembler sur un seul individu. Bien différent de ces hommes qui ne sont bons que parce qu’ils sont dupes, et dont la bonté diminue à proportion que leur esprit s’éclaire, le seul sage peut être constamment bon, parce que lui seul connaît les hommes. Leur méchanceté ne l’irrite point : il ne voit en eux, comme Démocrite, que des fous ou des enfants contre lesquels il serait ridicule de se fâcher, et qui sont plus dignes de pitié que de colère. Il les considère enfin de l’œil dont un mécanicien regarde le jeu d’une machine : sans insulter à l’humanité, il se plaint de la nature qui attache la conversation d’un être à la destruction d’un autre ; qui, pour se nourrir, ordonne à l’autour de fondre sur la colombe, à la colombe de dévorer l’insecte ; et qui de chaque être a fait un assassin. Si les lois seules sont des juges sans humeur, le sage, à cet égard, est comparable aux lois. Son indifférence est toujours juste, et toujours impartiale ; elle doit être considérée comme une des plus grandes vertus de l’homme en place, qu’un trop grand besoin d’amis nécessite toujours à quelque injustice. ▶ 396 De l’Esprit à trouver le bonheur en eux, et d’ailleurs trop éclairés pour goûter encore le plaisir d’être dupes, ils ne peuvent conserver l’heureuse ignorance de la méchanceté des hommes (ignorance précieuse, qui, dans la première jeunesse, resserre si fort les liens de l’amitié) : aussi sont-ils peu sensibles au charme de ce sentiment, non qu’ils n’en soient susceptibles. Ce sont souvent, comme l’a dit une femme de beaucoup d’esprit, moins des hommes insensibles, que des hommes désabusés. Il résulte de ce que j’ai dit, que la force de l’amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres(l) ; et que ce besoin varie selon la différence des siècles, des mœurs, des formes de gouvernement, des conditions et des caractères. Mais, dira-t-on, si l’amitié suppose toujours un besoin, ce n’est pas du moins un besoin physique. Qu’est-ce qu’un ami ? Un parent de notre choix. On désire un ami, pour vivre pour ainsi dire en lui, pour épancher notre âme dans la sienne, et jouir d’une conversation que la confiance rend toujours délicieuse. Cette passion n’est donc fondée ni sur la crainte de la douleur, ni sur l’amour des plaisirs physiques. Mais, répondrai-je, à quoi tient le ▶ Le sage seul, enfin, peut être généreux, parce qu’il est indépendant. Ceux qu’unissent les liens d’une utilité réciproque ne peuvent être libéraux les uns envers les autres. L’amitié ne fait que des échanges ; l’indépendance seule fait des dons. (l) Si l’on aimait son ami pour lui-même, nous ne considérerions jamais que son bien-être ; on ne lui reprocherait pas le temps qu’il est sans nous voir ou nous écrire : apparemment, dirions-nous, qu’il s’occupe plus agréablement ; et nous nous féliciterions de son bonheur. discours iii, chapitre xiv 397 charme de la conversation d’un ami ? Au plaisir d’y parler de soi. La fortune nous a-t-elle placés dans un état honnête ? On s’entretient avec son ami des moyens d’accroître ses biens, ses honneurs, son crédit et sa réputation. Est-on dans la misère ? On cherche avec ce même ami les moyens de se soustraire à l’indigence ; et son entretien nous épargne du moins, dans le malheur, l’ennui des conversations indifférentes. C’est donc toujours de ses peines ou de ses plaisirs dont on parle à son ami. Or, s’il n’est de vrais plaisirs et de vraies peines, comme je l’ai prouvé plus haut, que les plaisirs et les peines physiques ; si les moyens de se les procurer ne sont que des plaisirs d’espérance qui supposent l’existence des premiers, et qui n’en sont pour ainsi dire qu’une conséquence ; il s’ensuit que l’amitié, ainsi que l’avarice, l’orgueil, l’ambition et les autres passions, est l’effet immédiat de la sensibilité physique. Pour dernière preuve de cette vérité, je vais montrer qu’avec le secours de ces mêmes peines et de ces mêmes plaisirs, on peut exciter en nous toute espèce de passions ; et qu’ainsi les peines et les plaisirs des sens sont le germe productif de tout sentiment. CH A PIT R E XV Que la crainte des peines ou le désir des plaisirs physiques peuvent allumer en nous toutes sortes de passions Qu’on ouvre l’histoire ; et l’on verra que, dans tous les pays où certaines vertus étaient encouragées par l’espoir des plaisirs des sens, ces vertus ont été les plus communes et ont jeté le plus grand éclat. Pourquoi les Crétois, les Béotiens et généralement tous les peuples les plus adonnés à l’amour, ont-ils été les plus courageux ? C’est que, dans ces pays, les femmes n’accordaient leurs faveurs qu’aux plus braves ; c’est que les plaisirs de l’amour, comme le remarquent Plutarque et Platon, sont les plus propres à élever l’âme des peuples, et la plus digne récompense des héros et des hommes vertueux. C’était vraisemblablement par ce motif que le Sénat romain, vil flatteur de César, voulut, au rapport de quelques historiens, lui accorder par une loi expresse le droit de jouissance sur toutes les dames romaines : c’est aussi ce qui, suivant les mœurs grecques, faisait dire à Platon que le plus beau devoir, au sortir du combat, être la récompense du plus vaillant ; projet dont Épaminondas lui-même avait eu quelque idée, puisqu’il rangea à la bataille de Leuctres1 l’amant à côté de la maîtresse ; pratique qu’il regarda toujours comme très propre à assurer les succès militaires. Quelle puissance, en 1. En 371 av., Thèbes remporta à Leuctres la bataille contre Sparte qui en fit la cité hégémonique de la Grèce continentale, bataille où le Bataillon sacré, formé de 150 couples d’amants, aurait joué un rôle déterminant. discours iii, chapitre xv 399 effet, n’ont pas sur nous les plaisirs des sens ! Ils firent du bataillon sacré des Thébains un bataillon invincible ; ils inspiraient le plus grand courage aux peuples anciens, lorsque les vainqueurs partageaient entre eux les richesses et les femmes des vaincus ; ils formèrent enfin le caractère de ces vertueux Samnites, chez qui la plus grande beauté était le prix de la plus grande vertu. Pour s’assurer de cette vérité par un exemple plus détaillé, qu’on examine par quels moyens le fameux Lycurgue porta dans le cœur de ses concitoyens l’enthousiasme et pour ainsi dire la fièvre de la vertu ; et l’on verra que, si nul peuple ne surpassa les Lacédémoniens en courage, c’est que nul peuple n’honora davantage la vertu et ne sut mieux récompenser la valeur. Qu’on se rappelle ces fêtes solennelles, où, conformément aux lois de Lycurgue, les belles jeunes Lacédémoniennes s’avançaient demi-nues, en dansant, dans l’assemblée du peuple. C’était là qu’en présence de la nation, elles insultaient, par des traits satiriques, ceux qui avaient marqué quelque faiblesse à la guerre, et qu’elles célébraient, par leurs chansons, les jeunes guerriers qui s’étaient signalés par quelques exploits éclatants. Or, qui doute que le lâche, en butte, devant tout un peuple, aux railleries amères de ces jeunes filles, en proie aux tourments de la honte et de la confusion, ne dût être dévoré du plus cruel repentir ? Quel triomphe, au contraire, pour le jeune héros qui recevait la palme de la gloire des mains de la beauté, qui lisait l’estime sur le front des vieillards, l’amour dans les yeux de ces jeunes 400 De l’Esprit filles, et l’assurance de ces faveurs dont l’espoir seul est un plaisir ? Peut-on douter qu’alors ce jeune guerrier ne fût ivre de vertu ? Aussi les Spartiates, toujours impatients de combattre, se précipitaient avec fureur dans les bataillons ennemis ; et de toute part environnés de la mort, ils n’envisageaient autre chose que la gloire. Tout concourait, dans cette législation, à métamorphoser les hommes en héros. Mais, pour l’établir, il fallait que Lycurgue, convaincu que le plaisir est le moteur unique et universel des hommes, eût senti que les femmes, qui, partout ailleurs, semblaient, comme les fleurs d’un beau jardin, n’être faites que pour l’ornement de la terre et le plaisir des yeux, pouvaient être employées à un plus noble usage ; que ce sexe, avili et dégradé chez presque tous les peuples du monde, pouvait entrer en communauté de gloire avec les hommes, partager avec eux les lauriers qu’il leur faisait cueillir, et devenir enfin un des plus puissants ressorts de la législation. En effet, si le plaisir de l’amour est pour les hommes le plus vif des plaisirs, quel germe fécond de courage renfermé dans ce plaisir, et quelle ardeur pour la vertu ne peut point inspirer le désir des femmes(a) ? Qui s’examinera sur ce point sentira que, si l’assemblée des Spartiates eût été plus nombreuse, qu’on y eût couvert le lâche de plus d’ignominie, qu’il eût été possible d’y rendre (a) Dans quel affreux danger David1 lui-même ne se précipita-t-il pas, lorsque, pour obtenir Michol, il s’obligea de couper et d’apporter à Saül les prépuces de deux-cents Philistins ? 1. David « marcha avec les hommes qu’il commandait ; et ayant tué deuxcents Philistins, il en apporta les prépuces au roi et les lui compta, afin de devenir son gendre. Saül lui donna donc pour épouse Michol, sa fille. »Samuel, 18:27. discours iii, chapitre xv 1. « L’Inde contient plusieurs royaumes, dont l’histoire n’est point connue. […] Dans la presqu’île de l’Inde au-deçà du golfe sont les royaumes d’Orixa, de Golconde, de Narsingue, de Décan, de Balaguate, de Bisnagar. » L’Encyclopédie, rubrique royaume, tome 14, 1751. 401 encore plus de respect et d’hommages à la valeur, Sparte aurait porté plus loin encore l’enthousiasme de la vertu. Supposons, pour le prouver, que, pénétrant, si je l’ose dire, plus avant dans les vues de la nature, on eût imaginé qu’en ornant les belles femmes de tant d’attraits, en attachant le plus grand plaisir à leur jouissance, la nature eut voulu en faire la récompense de la plus haute vertu : supposons encore qu’à l’exemple de ces vierges consacrées à Isis ou à Vesta, les plus belles Lacédémoniennes eussent été consacrées au mérite ; que, présentées nues dans les assemblées, elles eussent été enlevées par les guerriers comme le prix de leur courage ; et que ces jeunes héros eussent, au même instant, éprouvé la double ivresse de l’amour et de la gloire ; quelque bizarre et quelque éloignée de nos mœurs que soit cette législation, il est certain qu’elle eût encore rendu les Spartiates plus vertueux et plus vaillants, puisque la force de la vertu est toujours proportionnée au degré de plaisir qu’on lui assigne pour récompense. Je remarquerai, à ce sujet, que cette coutume, si bizarre en apparence, est en usage au royaume de Bisnagar, dont Narsingue1 est la capitale. Pour élever le courage de ses guerriers, le roi de cet empire, au rapport des voyageurs achète, nourrit et habille, de la manière la plus galante et la plus magnifique, des femmes charmantes, uniquement destinées aux plaisirs des guerriers qui se sont signalés par quelques hauts faits. Par ce moyen il inspire le plus grand courage à ses sujets ; il attire à sa cour tous les guerriers des peuples voisins, qui, flattés de 402 De l’Esprit l’espoir de jouir de ces belles femmes, abandonnent leur pays et s’établissent à Narsingue, où ils ne se nourrissent que de la chair des lions et des tigres, et ne s’abreuvent que du sang de ces animaux(b). Il résulte des exemples ci-dessus apportés, que les peines et les plaisirs des sens peuvent nous inspirer toute espèce de passions, de sentiments et de vertus. C’est pourquoi, sans avoir recours à des siècles ou des pays éloignés, je citerai, pour dernière preuve de cette vérité, ces siècles de chevalerie, où les femmes enseignaient à la fois aux apprentis chevaliers l’art d’aimer et le catéchisme. Si, dans ces temps, comme le remarque Machiavel, et lors de leur descente en Italie, les Français parurent si courageux et si terribles à la postérité des Romains, c’est qu’ils étaient animés de la plus grande valeur. Comment ne l’eussent-ils pas été ? Les femmes, ajoute cet historien, n’accordaient leurs faveurs qu’aux plus vaillants d’entre eux. Pour juger du mérite d’un amant et de sa tendresse, les preuves qu’elles exigeaient, (b) Les femmes, chez les Gelons, croient obligées, par la loi, à faire tous les ouvrages de force, comme de bâtir les maisons et de cultiver la terre : mais, en dédommagement de leurs peines, la même loi leur accordait cette douceur, de pouvoir coucher avec tout guerrier qui leur était agréable. Les femmes étaient fort attachées à cette loi. Voyez Bardesanes, cité par Eusèbe dans sa Préparation évangélique1. Les Floridiens ont la composition d’un breuvage très fort et très agréable ; mais ils n’en présentent jamais qu’à ceux de leurs guerriers qui se sont signalés par des actions d’un grand courage. Recueil des lettres édif. 1. « C’est, chez les Gélons, une coutume que les femmes labourent la terre, construisent les maisons et se livrent à d’autres travaux du même genre. Elles peuvent avoir commerce avec qui bon leur semble, sans éprouver des reproches de la part de leurs maris, sans qu’on leur donne le nom de femmes adultères, parce que toutes se livrent au même commerce avec les premiers venus et particulièrement avec les étrangers. » Préparation évangélique, VI, x. discours iii, chapitre xv 403 c’était de faire des prisonniers à la guerre, de tenter une escalade, ou d’enlever un poste aux ennemis ; elles aimaient mieux voir périr que voir fuir leur amant. Un chevalier était alors obligé de combattre, pour soutenir, et la beauté de sa dame, et l’excès de sa tendresse. Les exploits des chevaliers étaient le sujet perpétuel des conversations et des romans. Partout on recommandait la galanterie. Les poètes voulaient qu’au milieu des combats et des dangers, un chevalier eût toujours le portrait de sa dame présent à sa mémoire. Dans les tournois, avant que de sonner la charge, ils voulaient qu’il tînt les yeux sur sa maîtresse, comme le prouve cette ballade : Servants d’amour, regardez doucement, Aux eschaffauds anges de paradis ; Lors jousterez, fort et joyeusement, Et vous serez honorez et chéris. Tout alors prêchait l’amour ; et quel ressort plus puissant pour mouvoir les âmes ? La démarche, les regards, les moindres gestes de la beauté, ne sont-ils pas le charme et l’ivresse des sens ? Les femmes ne peuvent-elles pas, à leur gré, créer des âmes et des corps dans les imbéciles et les faibles ? La Phénicie n’a-t-elle pas, sous le nom de Vénus ou d’Astarté, élevé des autels à la beauté ? Ces autels ne pouvaient être abattus que par notre religion. Quel objet (pour qui n’est pas éclairé des rayons de la foi) est en effet plus digne de notre adoration, que celui auquel le ciel a confié le dépôt précieux du plus vif de nos plaisirs ? Plaisirs dont la jouissance seule peut nous faire sup- 404 De l’Esprit porter avec délices le pénible fardeau de la vie, et nous consoler du malheur d’être. La conclusion générale de ce que j’ai dit sur l’origine des passions, c’est que la douleur et le plaisir des sens font agir et penser les hommes, et sont les seuls contrepoids qui meuvent le monde moral. Les passions sont donc en nous l’effet immédiat de la sensibilité physique : or, tous les hommes sont sensibles et susceptibles de passions ; tous, par conséquent, portent en eux le germe productif de l’esprit. Mais, dira-t-on, s’ils sont sensibles, ils ne le sont peut-être pas tous au même degré ; l’on voit, par exemple, des nations entières indifférentes à la passion de la gloire et de la vertu : or, si les hommes ne sont pas susceptibles de passions aussi fortes, tous ne sont pas capables de cette même continuité d’attention qu’on doit regarder comme la cause de la grande inégalité de leurs lumières : d’où il résulte que la nature n’a pas donné à tous les hommes d’égales dispositions à l’esprit. Pour répondre à cette objection, il n’est pas nécessaire d’examiner si tous les hommes sont également sensibles : cette question, peut-être plus difficile à résoudre qu’on ne l’imagine, est d’ailleurs étrangère à mon sujet. Ce que je me propose, c’est d’examiner si tous les hommes ne sont pas du moins susceptibles de passions assez fortes pour les douer de l’attention continue à laquelle est attachée la supériorité d’esprit. discours iii, chapitre xv 405 C’est à cet effet que je réfuterai d’abord l’argument tiré de la sensibilité de certaines nations aux passions de la gloire et de la vertu ; argument par lequel on croit prouver que tous les hommes ne sont pas susceptibles de passions. Je dis donc que l’insensibilité de ces nations ne doit point être attribuée à la nature ; mais à des causes accidentelles, telles que la forme différente des gouvernements. CH A PIT R E XVI À quelle cause on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu Pour savoir si c’est de la nature, ou de la forme particulière des gouvernements, que dépend l’indifférence de certains peuples pour la vertu, il faut d’abord connaître l’homme, pénétrer jusque dans l’abîme du cœur humain ; se rappeler que, né sensible à la douleur et au plaisir, c’est à la sensibilité physique que l’homme doit ses passions ; et à ses passions, qu’il doit tous ses vices et toutes ses vertus. Ces principes posés, pour résoudre la question ci-dessus proposée, il faut examiner ensuite si les mêmes passions, modifiées selon les différentes formes de gouvernement, ne produiraient point en nous les vices et les vertus contraires. Qu’un homme soit assez amoureux de la gloire pour y sacrifier toutes ses autres passions : si, par la forme du gouvernement, la gloire est toujours le prix des actions vertueuses, il est évident que cet homme sera toujours nécessité à la vertu ; et que, pour en faire un Léonidas, un Horatius Coclès1, il ne faut que le placer dans un pays et dans des circonstances pareilles. Mais, dira-t-on, il est peu d’hommes qui s’élèvent à ce degré de passion. Aussi, répondrai-je, n’est-ce que l’homme fortement passionné qui pénètre jusqu’au sanctuaire de la 1. Horatius Coclès, « Horace le Borgne », héros légendaire romain, (507 av.), célèbre pour avoir défendu face aux Étrusques les ponts devant Rome. discours iii, chapitre xvi 1. Publius Decius Mus, en 340 av., dans une bataille qu’il livra aux Latins, se jeta au milieu des rangs ennemis où il périt percé de coups. 407 vertu. Il n’en est pas ainsi de ces hommes incapables de passions vives, et qu’on appelle honnêtes. Si, loin de ce sanctuaire, ces derniers cependant sont toujours retenus par les liens de la paresse dans le chemin de la vertu, c’est qu’ils n’ont pas même la force de s’en écarter. La vertu du premier est la seule vertu éclairée et active : mais elle ne croît ou du moins ne parvient à un certain degré de hauteur, que dans les républiques guerrières ; parce que c’est uniquement dans cette forme de gouvernement que l’estime publique nous élève le plus au-dessus des autres hommes, qu’elle nous attire plus de respects de leur part, qu’elle est la plus flatteuse, la plus désirable, et la plus propre enfin à produire de grands effets. La vertu des seconds, entée sur la paresse, et produite, si je l’ose dire, par l’absence des passions fortes, n’est qu’une vertu passive, qui, peu éclairée, et par conséquent très dangereuse dans les premières places, est d’ailleurs assez sûre. Elle est commune à tous ceux qu’on appelle honnêtes gens, plus estimables par les maux qu’ils ne font pas, que par les biens qu’ils font. À l’égard des hommes passionnés que j’ai cités les premiers, il est évident que le même désir de gloire, qui, dans les premiers siècles de la république romaine, en eût fait des Curtius et des Decius1, en devait faire des Marius et des Octave dans ces moments de troubles et de révolutions, ou la gloire était, comme dans les derniers temps de la république, uniquement attachée à la tyrannie et à la puissance. Ce 408 De l’Esprit que je dis de la passion de la gloire, je le dis de l’amour de la considération, qui n’est qu’un diminutif de l’amour de la gloire, et l’objet des désirs de ceux qui ne peuvent atteindre à la renommée. Ce désir de la considération doit pareillement produire, en des siècles différents, des vices et des vertus contraires. Lorsque le crédit a le pas sur le mérite, ce désir fait des intrigants et des flatteurs ; lorsque l’argent est plus honoré que la vertu, il produit des avares, qui recherchent les richesses avec le même empressement que les premiers Romains les fuyaient lorsqu’il était honteux de les posséder : d’où je conclus que, dans des mœurs et des gouvernements différents, le même désir doit produire des Cincinnatus, des Papyrius1, des Crassus et des Séjan2. À ce sujet, je ferai remarquer en passant quelle différence on doit mettre entre les ambitieux de gloire et les ambitieux de places ou de richesses. Les premiers ne peuvent jamais être que de grands criminels ; parce que les grands crimes, par la supériorité des talents nécessaires pour les exécuter et le grand prix attaché au succès, peuvent seuls en imposer assez à l’imagination des hommes, pour ravir leur admiration ; admiration fondée en eux sur un désir intérieur et secret de ressembler à ces illustres coupables. Tout homme amoureux de la gloire est donc incapable de tous les petits crimes. Si cette passion fait des Cromwell, elle ne fait jamais des Cartouche3. D’où je conclus que, sauf les positions rares et extraordinaires où se sont trouvés les Sylla et les César, 1. Difficile d’identifier ce personnage parmi les membres de la gens Papiria, une famille patricienne qui joue un rôle important dans l’histoire romaine, jusqu’au ier siècle av. 2. Séjan (20 av.-31 ap.) préfet de la garde prétorienne sous Tibère. 3. Louis Dominique Garthausen, dit Cartouche, (1693-1721), brigand, puis chef de bande à Paris, durant la Régence de Philippe d’Orléans. discours iii, chapitre xvi 409 dans toute autre position, ces mêmes hommes, par la nature même de leurs passions, fussent restés fidèles à la vertu ; bien différents en ce point de ces intrigants et de ces avares que la bassesse et l’obscurité de leurs crimes met journellement dans l’occasion d’en commettre de nouveaux. Après avoir montré comment la même passion, qui nous nécessite à l’amour et à la pratique de la vertu, peut, en des temps et des gouvernements différents, produire en nous des vices contraires ; essayons maintenant de percer plus avant dans le cœur humain ; et de découvrir pourquoi, dans quelque gouvernement que ce soit, l’homme, toujours incertain dans sa conduite, est, par ses passions, déterminé tantôt aux bonnes, tantôt aux mauvaises actions ; et pourquoi son cœur est une arène toujours ouverte à la lutte du vice et de la vertu. Pour résoudre ce problème moral, il faut chercher la cause du trouble et du repos successif de la conscience, de ces mouvements confus et divers de l’âme, et enfin de ces combats intérieurs que le poète tragique ne présente avec tant de succès au théâtre, que parce que les spectateurs en ont tous éprouvé de semblables : il faut se demander quels sont ces deux moi que Pascal(a) et quelques philosophes Indiens ont reconnu en eux. (a) Dans l’école de Vedantam, les brahmanes de cette secte enseignent qu’il y a deux principes : l’un positif, qui est le moi ; l’autre négatif, auquel ils donnent le nom de maya, c’est-à-dire du moi, c’està-dire erreur. La sagesse consiste à se délivrer du maya, en se persuadant, par une application constante, qu’on est l’être unique, éternel, infini ; la clef de la délivrance est dans ces paroles : Je suis l’être suprême. 410 De l’Esprit Pour découvrir la cause universelle de tous ces effets, il suffit d’observer que les hommes ne sont point mus par une seule espèce de sentiment ; qu’il n’en est aucun d’exactement animé de ces passions solitaires qui remplissent toute la capacité d’une âme ; qu’entraîné tour à tour par des passions différentes, dont les unes sont conformes et les autres contraires à l’intérêt général, chaque homme est soumis à deux attractions différentes, dont l’une le porte au vice et l’autre à la vertu. Je dis chaque homme, parce qu’il n’y a point de probité plus universellement reconnue que celle de Caton et de Brutus, parce qu’aucun homme ne peut se flatter d’être plus vertueux que ces deux Romains : cependant, le premier, surpris par un mouvement d’avarice, fit quelques vexations dans son gouvernement ; et le second, touché des prières de sa fille, obtint du Sénat, en faveur de Ribulus son gendre, une grâce qu’il avait fait refuser à Cicéron son ami, comme contraire à l’intérêt de la république. Voilà la cause de ce mélange de vice et de vertu qu’on aperçoit dans tous les cœurs ; et pourquoi, sur la terre, il n’est point de vice ni de vertu pure. Pour savoir maintenant ce qui fait donner à un homme le nom de vertueux ou de vicieux, il faut observer que, parmi les passions dont chaque homme est animé, il en est nécessairement une qui préside principalement à sa conduite, et qui, dans son âme, l’emporte sur toutes les autres. Or, selon que cette dernière y commande plus ou moins impérieusement, et qu’elle est, par sa nature ou par les cir- discours iii, chapitre xvi 411 constances, utile ou nuisible à l’État, l’homme, plus souvent déterminé au bien ou au mal, reçoit le nom de vertueux ou de vicieux. J’ajouterai seulement que la force de ses vices ou de ses vertus sera toujours proportionnée à la vivacité de ses passions, dont la force se mesure sur le degré de plaisir qu’il trouve à les satisfaire. Voilà pourquoi dans la première jeunesse, âge où l’on est plus sensible au plaisir et capable de passions plus fortes, l’on est, en général, capable de plus grandes actions. La plus haute vertu, comme le vice le plus honteux, est en nous l’effet du plaisir plus ou moins vif que nous trouvons à nous y livrer. Aussi n’a-t-on de mesure précise de sa vertu qu’après avoir découvert, par un examen scrupuleux, le nombre et les degrés de peines qu’une passion telle que l’amour de la justice ou la gloire peuvent nous faire supporter. Celui pour qui l’estime est tout et la vie n’est rien, subira, comme Socrate, plutôt la mort que de demander lâchement la vie. Celui qui devient l’âme d’un État républicain, que l’orgueil et la gloire rendent passionné pour le bien public, préfère, comme Caton, la mort à l’humiliation de voir lui et sa patrie asservis à une autorité arbitraire. Mais de telles actions sont l’effet du plus grand amour pour la gloire. C’est à ce dernier terme qu’atteignent les plus fortes passions, et à ce même terme que la nature a posé les bornes de la vertu humaine. En vain voudrait-on se le dissimuler à soi-même ; on devient nécessairement l’ennemi des hommes, lorsqu’on ne 412 De l’Esprit peut être heureux que par leur infortune(b). C’est l’heureuse conformité qui se trouve entre notre intérêt et l’intérêt public, conformité ordinairement produite par le désir de l’estime, qui nous donne pour les hommes ces sentiments tendres dont leur affection est la récompense. Celui qui, pour être vertueux, aurait toujours ses penchants à vaincre, serait nécessairement un malhonnête homme. Les vertus méritoires ne sont jamais des vertus sûres(c). Il est impossible, dans la pratique, de livrer, pour ainsi dire, tous les jours des batailles à ses passions, sans en perdre un grand nombre. Toujours forcé de céder à l’intérêt le plus puissant, quelque amour qu’on ait pour l’estime, on n’y sacrifie jamais des plaisirs plus grands que ceux qu’elle procure. Si, dans certaines occasions, de saints personnages se sont quelquefois exposés au mépris du public, c’est qu’ils ne voulaient pas sacrifier leur salut à leur gloire. Si quelques femmes résistent aux empressements d’un prince, c’est qu’elles ne se croient pas dédommagées par sa conquête de la perte de leur réputation : aussi en est-il peu d’insensibles à l’amour d’un roi, presque aucune qui ne cède à l’amour d’un roi jeune et charmant, et nulle qui pût résister à ces êtres bienfaisants, aimables et puissants, tels qu’on nous peint les sylphes et les génies, qui, par mille enchantements, pourraient à la fois enivrer tous les sens d’une mortelle. (b) Secundum id quod amplius nos delectat operemur necesse est, dit saint Augustin1. (c) Dans le harem, ce n’est point aux vertus méritoires, mais à l’impuissance, que le grand seigneur donne ses femmes à garder. 1. C’est chez Pascal que Helvétius a lu : « Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit saint Augustin. » Les Provinciales, Lettre XVIII. Dans la Lettre aux Galates, Augustin dit : Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est = Il est nécessaire que nous agissions conformément à ce qui nous charme le plus. Ce qui sera un slogan du jansénisme. discours iii, chapitre xvi 413 Cette vérité, fondée sur le sentiment de l’amour de soi, est non seulement reconnue, mais même avouée des législateurs. Convaincus que l’amour de la vie était en général la plus forte passion des hommes, les législateurs n’ont, en conséquence, jamais regardé comme criminel ou l’homicide commis à son corps défendant, ou le refus que ferait un citoyen de se vouer, comme Decius, à la mort pour le salut de sa patrie. L’homme vertueux n’est donc point celui qui sacrifie ses plaisirs, ses habitudes et ses plus fortes passions, à l’intérêt public, puisqu’un tel homme est impossible(d) ; mais celui dont la plus forte passion est tellement conforme à l’intérêt général, qu’il est presque toujours nécessité à la vertu. C’est pourquoi l’on approche d’autant plus de la perfection et l’on mérite d’autant plus le nom de vertueux, qu’il faut, pour nous déterminer à une action malhonnête ou criminelle, un plus grand motif de plaisir, un intérêt plus puissant, plus capable d’enflammer nos désirs, et qui suppose par conséquent en nous plus de passion pour l’honnêteté. César n’était pas, sans doute, un des Romains les plus vertueux : cependant, s’il ne put renoncer au titre de bon citoyen qu’en prenant celui de maître du monde, peut-être n’est-on pas en droit de le bannir de la classe des hommes (d) S’il est des hommes qui semblent avoir sacrifié leur intérêt à l’intérêt public, c’est que l’idée de vertu est, dans une bonne forme de gouvernement, tellement unie à l’idée de bonheur, et l’idée de vice à l’idée de mépris, qu’emporté par un sentiment vif, dont on n’a pas toujours l’origine présente, on doit faire par ce motif des actions souvent contraires à son intérêt. 414 De l’Esprit honnêtes. En effet, parmi les hommes vertueux, et réellement dignes de ce titre, combien est-il d’hommes qui, placés dans les mêmes circonstances, refusassent le sceptre du monde, surtout s’ils se sentaient, comme César, doués de ces talents supérieurs qui assurent le succès des grandes entreprises ? Moins de talent les rendrait peut-être meilleurs citoyens ; une médiocre vertu, soutenue de plus d’inquiétude sur le succès, suffirait pour les dégoûter d’un projet si hardi. C’est quelquefois un défaut de talent qui nous préserve d’un vice ; c’est souvent à ce même défaut qu’on doit le complément de ses vertus. On est au contraire d’autant moins honnête, qu’il faut, pour nous porter au crime, des motifs de plaisirs moins puissants. Tel est, par exemple, celui de quelques empereurs du Maroc, qui, uniquement pour faire parade de leur adresse, enlèvent d’un seul coup de sabre, en se mettant en selle, la tête de leur écuyer. Voilà ce qui différencie, de la manière la plus nette, la plus précise et la plus conforme à l’expérience, l’homme vertueux de l’homme vicieux : c’est sur ce plan que le public serait un thermomètre exact, où seraient marqués les divers degrés de vice ou de vertu de chaque citoyen, si, perçant au fond des cœurs, il pouvait y découvrir le prix que chacun met à sa vertu. L’impossibilité de parvenir à cette connaissance l’a forcé à ne juger des hommes que par leurs actions ; jugement extrêmement fautif dans quelque cas particulier, mais en total assez conforme à l’intérêt général, et presque aussi utile que s’il était plus juste. discours iii, chapitre xvi 415 Après avoir examiné le jeu des passions, expliqué la cause du mélange de vices et de vertus qu’on aperçoit dans tous les hommes ; avoir posé la borne de la vertu humaine, et fixé enfin l’idée qu’on doit attacher au mot vertueux, l’on est maintenant en état de juger si c’est à la nature ou à la législation particulière de quelques États qu’on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu. Si le plaisir est l’unique objet de la recherche des hommes, pour leur inspirer l’amour de la vertu, il ne faut qu’imiter la nature : le plaisir en annonce les volontés, la douleur les défenses ; et l’homme lui obéit avec docilité. Armé de la même puissance, pourquoi le législateur ne produirait-il pas les mêmes effets ? Si les hommes étaient sans passions, nul moyen de les rendre bons : mais l’amour du plaisir, contre lequel se sont élevés des gens d’une probité plus respectable qu’éclairée, est un frein avec lequel on peut toujours diriger au bien général les passions des particuliers. La haine de la plupart des hommes pour la vertu n’est donc pas l’effet de la corruption de leur nature, mais de l’imperfection(e) de la législation. C’est la législation, si je l’ose dire, qui nous excite (e) Si les voleurs sont aussi fidèles aux conventions faites entre eux que les honnêtes gens, c’est que le danger commun qui les unit les y nécessite, C’est par ce même motif qu’on acquitte si scrupuleusement les dettes du jeu, et qu’on fait si impudemment banqueroute à ses créanciers. Or, si l’intérêt fait faire aux coquins ce que la vertu fait faire aux honnêtes gens, qui doute qu’en maniant habilement le principe de l’intérêt, un législateur éclairé ne pût nécessiter tous les hommes à la vertu ? 416 De l’Esprit au vice, eu y amalgamant trop souvent le plaisir : le grand art du législateur est l’art de les désunir, et de ne laisser aucune proportion entre l’avantage que le scélérat retire du crime et la peine à laquelle il s’expose. Si, parmi les gens riches, souvent moins vertueux que les indigents, on voit peu de voleurs et d’assassins, c’est que le profit du vol n’est jamais, pour un homme riche, proportionné au risque du supplice. Il n’en est pas ainsi de l’indigent : cette disproportion se trouvant infiniment moins grande à son égard, il reste, pour ainsi dire, en équilibre entre le vice et la vertu. Ce n’est pas que je prétende insinuer ici qu’on doive mener les hommes avec une verge de fer. Dans une excellente législation, et chez un peuple vertueux, le mépris, qui prive un homme de tout consolateur, qui le laisse isolé au milieu de sa patrie, est un motif suffisant pour former des âmes vertueuses. Toute autre espèce de châtiment rend l’homme timide, lâche et stupide. L’espèce de vertu qu’engendre la crainte des supplices se ressent de son origine ; cette vertu est pusillanime et sans lumière : ou plutôt la crainte n’étouffe que des vices, et ne produit point de vertus. La vraie vertu est fondée sur le désir de l’estime et de la gloire, et sur l’horreur du mépris, plus effrayant que la mort même. J’en prends pour exemple la réponse que le Spectateur Anglais fait faire à Pharamond1. par un soldat duelliste, à qui ce prince reprochait d’avoir contrevenu à ses ordres : Comment, lui répondit-il, m’y serais-je soumis ? Tu ne punis que de mort ceux qui les violent, et tu punis d’infamie ceux qui y obéissent. Apprends que je crains moins la mort que le mépris. 1. Il existe un Faramont, premier roi mérovingien mythique, initiateur de la loi salique, dont Louis XVI faisait encore son ancêtre. discours iii, chapitre xvi 417 Je pourrais conclure de ce que j’ai dit, que ce n’est point de la nature, mais de la différente constitution des États, que dépend l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu : mais, quelque juste que fût cette conclusion, elle ne serait cependant pas assez prouvée, si, pour jeter plus de jour sur cette matière, je ne cherchais plus particulièrement dans les gouvernements, ou libres ou despotiques, les causes de ce même amour ou de cette même indifférence pour la vertu. Je m’arrêterai d’abord au despotisme : et, pour en mieux connaître la nature, j’examinerai quel motif allume dans l’homme ce désir effréné d’un pouvoir arbitraire, tel qu’on l’exerce dans l’Orient. Si je choisis l’Orient pour exemple, c’est que l’indifférence pour la vertu ne se fait constamment sentir que dans les gouvernements de cette espèce. En vain quelques nations voisines et jalouses nous accusent-elles déjà de ployer sous le joug du despotisme oriental : je dis que notre religion ne permet pas aux princes d’usurper un pareil pouvoir ; que notre constitution est monarchique, et non despotique ; que les particuliers ne peuvent, en conséquence, être dépouillés de leur propriété que par la loi, et non par une volonté arbitraire ; que nos princes prétendent au titre de monarque, et non à celui de despote ; qu’ils reconnaissent des lois fondamentales dans le royaume ; qu’ils se déclarent les pères, et non les tyrans de leurs sujets. D’ailleurs, le despotisme ne pourrait s’établir en France, qu’elle ne fût bientôt subjuguée. Il n’en est pas de ce royaume comme de la Turquie, de la Perse, 418 De l’Esprit de ces empires défendus par de vastes déserts, et dont l’immense étendue suppléant à la dépopulation qu’occasionne le despotisme, fournit toujours des armées au sultan. Dans un pays resserré comme le nôtre, et environné de nations éclairées et puissantes, les âmes ne seraient pas impunément avilies. La France, dépeuplée par le despotisme, serait bientôt la proie de ces nations. En chargeant de fers les mains de ses sujets, le prince ne les soumettrait au joug de l’esclavage que pour subir lui-même le joug des princes ses voisins. Il est donc impossible qu’il forme un pareil projet. C H A PIT R E XVI I Du désir que tous les hommes ont d’être despotes, des moyens qu’ils emploient pour y parvenir, et du danger auquel le despotisme expose les rois Ce désir prend sa source dans l’amour du plaisir, et par conséquent dans la nature même de l’homme. Chacun veut être le plus heureux qu’il est possible ; chacun veut être revêtu d’une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur ; c’est pour cet effet qu’on veut leur commander. Or, l’on régit les peuples, ou selon des lois et des conventions établies, ou par une volonté arbitraire. Dans le premier cas, notre puissance sur eux est moins absolue ; ils sont moins nécessités à nous plaire : d’ailleurs, pour gouverner un peuple selon ses lois, il faut les connaître, les méditer, supporter des études pénibles, auxquelles la paresse veut toujours se soustraire. Pour satisfaire cette paresse, chacun aspire donc au pouvoir absolu, qui, le dispensant de tout soin, de toute étude et de toute fatigue d’attention, soumet servilement les hommes à ses volontés. Selon Aristote, le gouvernement despotique est celui où tout est esclave, où l’on ne trouve qu’un homme de libre. 420 De l’Esprit Voilà par quel motif chacun veut être despote. Pour l’être, il faut abaisser la puissance des grands et du peuple, et diviser, par conséquent, les intérêts des citoyens. Dans une longue suite de siècles, le temps en fournit toujours l’occasion aux souverains, qui, presque tous animés d’un intérêt plus actif que bien entendu, la saisissent avec avidité. C’est sur cette anarchie des intérêts que s’est établi le despotisme oriental, assez semblable à la peinture que Milton fait de l’empire du Chaos, qui, dit-il, étend son pavillon royal sur un gouffre aride et désolé, ou la Confusion, entrelacée dans elle-même, entretient l’anarchie et la discorde des Éléments, et gouverne chaque atome avec un sceptre de fer. La division une fois semée entre les citoyens, il faut, pour avilir et dégrader les âmes, faire sans cesse étinceler aux yeux des peuples le glaive de la tyrannie, mettre les vertus au rang des crimes, et les punir comme tels. À quelles cruautés ne s’est point, en ce genre, porté le despotisme, non seulement en Orient, mais même sous les empereurs romains ? Sous le règne de Domitien, dit Tacite, les vertus étaient des arrêts de mort. Rome n’était remplie que de délateurs ; l’esclave était l’espion de son maître, l’affranchi de son patron, l’ami de son ami. Dans ces siècles de calamité, l’homme vertueux ne conseillait pas le crime, mais il était forcé de s’y prêter. Plus de courage eût été mis au rang des forfaits. Chez les Romains avilis, la faiblesse était un héroïsme. On vit, sous ce règne, punir, dans Sénécion et Rusticus1, les panégyristes des vertus de Thrasea et d’Helvidius2 ; ces illustres orateurs traités de 1. Quintus Sosius Senecio, sénateur romain, proche conseiller de Trajan. Quintus Iunius Arulenus Rusticus, tribun en 66, ami de Pline le Jeune et de Tacite qui font l’éloge de son talent et de ses vertus. 2. Gaius Helvidius Priscus (87-96), consul suffect en 87 assassiné à l’instigation de Domitien. discours iii, chapitre xvii 421 criminels d’État, et leurs ouvrages brûlés par l’autorité publique. On vit des écrivains célèbres, tels que Pline, réduits à composer des ouvrages de grammaire, parce que tout genre d’ouvrage plus élevé était suspect à la tyrannie et dangereux pour son auteur. Les savants attirés à Rome par les Auguste, les Vespasien, les Antonin et les Trajan, en étaient bannis par les Néron, les Caligula, les Domitien et les Caracalla. On chassa les philosophes ; en proscrivit les sciences. Ces tyrans voulaient anéantir, dit Tacite, tout ce qui portait l’empreinte de l’esprit et de la vertu. C’est en tenant ainsi les âmes dans les angoisses perpétuelles de la crainte, que la tyrannie les fait avilir : c’est elle qui, dans l’Orient, invente ces tortures, ces supplices(a) si cruels ; supplices quelquefois nécessaires dans ces pays abominables, parce que les peuples y sont excités aux forfaits, non seulement par leur misère, mais encore par le sultan, qui leur donne l’exemple du crime, et leur apprend à mépriser la justice. Voilà, et les motifs sur lesquels est fondé l’amour du despotisme, et les moyens qu’on emploie pour y parvenir. C’est ainsi que, follement amoureux du pouvoir arbitraire, les rois se jettent inconsidérément dans une route coupée pour eux de mille précipices, et dans laquelle mille d’entre eux ont péri. (a) Si les supplices en usage dans presque tout l’Orient font horreur à l’humanité, c’est que le despote, qui les ordonne, se sent au-dessus des lois. Il n’en est pas ainsi dans les républiques ; les lois y sont toujours douces, parce que celui qui les établit s’y soumet. 422 De l’Esprit Osons, pour le bonheur de l’humanité et celui des souverains, les éclairer sur ce point ; leur montrer le danger auquel, sous un pareil gouvernement, eux et leurs peuples sont exposés. Qu’ils écartent désormais loin d’eux tout conseiller perfide qui leur inspirerait le désir du pouvoir arbitraire : qu’ils sachent enfin que le traité le plus fort contre le despotisme, serait le traité du bonheur et de la conservation des rois. Mais, dira-t-on, qui peut leur cacher cette vérité ? Que ne comparent-ils le petit nombre de princes bannis d’Angleterre au nombre prodigieux d’empereurs grecs ou turcs égorgés sur le trône de Constantinople ? Si les sultans, répondrai-je, ne sont point retenus par ces exemples effrayants, c’est qu’ils n’ont pas ce tableau habituellement présent à la mémoire ; c’est qu’ils sont continuellement poussés au despotisme par ceux qui veulent partager avec eux le pouvoir arbitraire ; c’est que la plupart des princes d’Orient, instruments des volontés d’un vizir, cèdent par faiblesse à ses désirs, et ne sont pas assez avertis de leur injustice par la noble résistance de leurs sujets. L’entrée au despotisme est facile. Le peuple prévoit rarement les maux que lui prépare une tyrannie affermie. S’il l’aperçoit enfin, c’est au moment qu’accablé sous le joug, enchaîné de toutes parts, et dans l’impuissance de se défendre, il n’attend plus qu’en tremblant le supplice auquel on veut le condamner. Enhardis par la faiblesse des peuples, les princes se font despotes. Ils ne savent pas qu’ils suspendent eux-mêmes sur discours iii, chapitre xvii 423 leurs têtes le glaive qui doit les frapper ; que, pour abroger toute loi et réduire tout au pouvoir arbitraire, il faut perpétuellement avoir recours à la force, et souvent employer le glaive du soldat. Or l’usage habituel de pareils moyens, ou révolte les citoyens et les excite à la vengeance, ou les accoutume insensiblement à ne reconnaître d’autre justice que la force. Cette idée est longtemps à se répandre dans le peuple ; mais elle y perce, et parvient jusqu’au soldat. Le soldat aperçoit enfin qu’il n’est dans l’État aucun corps qui puisse lui résister ; qu’odieux à ses sujets, le prince lui doit toute sa puissance : son âme s’ouvre à son insu à des projets audacieux, il désire d’améliorer sa condition. Qu’alors un homme hardi et courageux le flatte de cet espoir, et lui promette le pillage de quelques grandes villes, un tel homme, comme le prouve toute l’histoire, suffit pour faire une révolution ; révolution toujours rapidement suivie d’une seconde ; puisque, dans les États despotiques, comme le remarque l’illustre président de Montesquieu, sans détruire la tyrannie, on massacre souvent les tyrans. Lorsqu’une fois le soldat a connu sa force, il n’est plus possible de le contenir, je puis citer, à ce sujet, tous les empereurs romains proscrits par les prétoriens, pour avoir voulu affranchir la patrie de la tyrannie des soldats, et rétablir l’ancienne discipline dans les armées. Pour commander à des esclaves, le despote est donc forcé d’obéir à des milices toujours inquiètes et impérieuses. Il n’en est pas ainsi, lorsque le prince a créé dans l’État un corps 424 De l’Esprit puissant de magistrats. Jugé par ces magistrats, le peuple a des idées du juste et de l’injuste ; le soldat, toujours tiré du corps des citoyens, conserve dans son nouvel état quelque idée de la justice ; d’ailleurs, il sent qu’ameuté par le prince et par les magistrats, le corps entier des citoyens, sous l’étendard des lois, s’opposerait aux entreprises hardies qu’il pourrait tenter ; et que, quelle que fût sa valeur, il succomberait enfin sous le nombre : il est donc à la fois retenu dans son devoir, et par l’idée de la justice, et par la crainte. Ce corps puissant de magistrats est donc nécessaire à la sûreté des rois : c’est un bouclier sous lequel le peuple et le prince sont à l’abri, l’un des cruautés de la tyrannie, l’autre des fureurs de la sédition. C’était à ce sujet, et pour se soustraire au danger qui, de toutes parts, environnent les despotes, que le calife Aaron Al-Raschid1 demandait un jour au célèbre Beloulh, son frère, quelques conseils sur la manière de bien régner : « Faites, lui dit-il, que vos volontés soient conformes aux lois, et non les lois à vos volontés. Songez que les hommes sans mérite demandent beaucoup, et les grands hommes rarement ; résistez donc aux demandes des uns, et prévenez celles des autres. Ne chargez point vos peuples d’impôts trop onéreux : rappelez-vous, à cet égard, les avis du roi Nouchirvon, le juste, à son fils Ormous : Mon fils, lui disait-il, personne ne sera heureux dans ton empire, si tu ne songes qu’à tes aises. Lorsqu’étendu sur des coussins tu seras prêt à t’endormir, souviens-toi de ceux que l’oppression tient éveillés ; lorsqu’on servi- 1. Hārūn al-Rašīd, l’orthodoxe, (765809), cinquième calife abbasside. Le nom de Beloulh n’apparaît guère dans sa fratrie. discours iii, chapitre xvii 1. On trouve ce passage dans l’Histoire critique de la philosophie, tome 3, p. 179, 1737, par AndréFrançois BoureauDeslandes, (16901757). 2. Jean Chardin, dit le « Chevalier Chardin », (16431713), connu pour la relation de ses séjours en Perse. 425 ra devant toi un repas splendide, songe à ceux qui languissent dans la misère ; lorsque tu parcourras les bosquets délicieux de ton harem, souviens-toi qu’il est des infortunés que la tyrannie retient dans les fers. Je n’ajouterai, dit Beloulh, qu’un mot à ce que je viens de dire : Mettez en votre faveur les gens éminents dans les sciences ; conduisez-vous par leurs avis, afin que la monarchie soit obéissante à la loi écrite, et non la loi à la monarchie(b). » Thémiste(c), chargé de la part du Sénat de haranguer Jovien à son avènement au trône, tint, à peu près, le même discours à cet empereur : Souvenez-vous, lui dit-il, que, si les gens de guerre vous ont élevé à l’empire, les philosophes vous apprendront à le bien gouverner. Les premiers vous ont donné la pourpre des Césars ; les seconds vous apprendront à la porter dignement1. Chez les anciens Perses même, les plus vils et les plus lâches de tous les peuples, il était permis aux(d) philosophes, chargés d’inaugurer les princes, de leur répéter ces mots au jour de leur couronnement : Sache, ô roi, que ton autorité cessera d’être légitime, le jour même que tu cesseras de rendre les Perses heureux. Vérité dont Trajan paraissait pénétré, lorsqu’élevé à l’empire, et faisant, selon l’usage, présent d’une épée au préfet du prétoire, il lui dit : Recevez de moi cette épée, et servez-vous en sous mon règne, ou pour défendre en moi un prince juste, ou pour punir en moi un tyran. (b) Chardin2, tom. V. (c) Hist. critique de la philosophie, par M. Deslandes. (d) Voyez l’Hist. critique de la philosophie. 426 De l’Esprit Quiconque, sous prétexte de maintenir l’autorité du prince, veut la porter jusqu’au pouvoir arbitraire, est, à la fois, mauvais père, mauvais citoyen, et mauvais sujet : mauvais père et mauvais citoyen, parce qu’il charge sa patrie et sa postérité des chaînes de l’esclavage ; mauvais sujet, parce que changer l’autorité légitime en autorité arbitraire, c’est évoquer contre les rois l’ambition et le désespoir. J’en prends à témoin les trônes de l’Orient, teints si souvent du sang de leurs souverains(e). L’intérêt bien entendu des sultans ne leur permettrait jamais, ni de souhaiter un pareil pouvoir, ni de céder, à cet égard, aux désirs de leurs vizirs. Les rois doivent être sourds à de pareils conseils, et se rappeler que leur unique intérêt est de tenir, si je l’ose dire, toujours leur royaume en valeur, pour en jouir eux et leur postérité. Ce véritable intérêt ne peut être entendu que des princes éclairés : dans les autres, la gloriole, de commander en maître et l’intérêt de la paresse qui leur cache les périls qui les environnent, l’emporteront toujours sur tout autre intérêt ; et tout gouvernement, comme l’histoire le prouve, tendra toujours au despotisme. (e) Malgré l’attachement des Chinois, pour leurs maîtres, attachement qui souvent a porté plusieurs milliers d’entre eux à s’immoler sur la tombe de leurs souverains, combien l’ambition, excitée par l’espoir d’une puissance arbitraire, n’a-t-elle pas occasionné de révolutions dans cet empire ? Voyez l’Histoire des Huns, par M. de Guignes1, article de la Chine. 1. Joseph de Guignes, (17211800), orientaliste. Les trois premiers volumes de l’Histoire des Huns paraissent en 1757. Les Huns sont pour lui à l’origine de toutes les destructions en Orient et Occident. C H A PIT R E XVI I I Principaux effets du despotisme Je distinguerai d’abord deux espèces de despotisme : l’un qui s’établit tout à coup par la force des armes, sur une nation vertueuse qui le souffre impatiemment. Cette nation est comparable au chêne plié avec effort, et dont l’élasticité brise bientôt les câbles qui le courbaient. La Grèce en fournit mille exemples. L’autre est fondé par le temps, le luxe et la mollesse. La nation chez laquelle il s’établit est comparable à ce même chêne, qui, peu à peu courbé, perd insensiblement le ressort nécessaire pour se redresser. C’est de cette dernière espèce de despotisme dont il s’agit dans ce chapitre. Chez les peuples soumis à cette forme de gouvernement, les hommes en place ne peuvent avoir aucune idée nette de la justice : ils sont, à cet égard, plongés dans la plus profonde ignorance. En effet, quelle idée de justice pourrait se former un vizir ? Il ignore qu’il est un bien public : sans cette connaissance cependant, on erre ça et là sans guide ; les idées ; du juste et de l’injuste, reçues dans la première jeunesse, s’obscurcissent insensiblement, et disparaissent enfin entièrement. 428 De l’Esprit Mais, dira-t-on, qui peut dérober cette connaissance aux vizirs ? Et comment, répondrai-je, l’acquerraient-ils dans ces pays despotiques, où les citoyens n’ont nulle part au maniement des affaires publiques ; où l’on voit avec chagrin quiconque tourne ses regards sur les malheurs de la patrie ; où l’intérêt mal entendu du sultan se trouve en opposition avec l’intérêt de ses sujets ; où servir le prince c’est trahir sa nation ? Pour être juste et vertueux, il faut savoir quels sont les devoirs du prince et des sujets, étudier les engagements réciproques qui lient ensemble tous les membres de la société. La justice n’est autre chose que la connaissance profonde de ces engagements. Pour s’élever à cette connaissance, il faut penser : or, quel homme ose penser chez un peuple soumis au pouvoir arbitraire ? La paresse, l’inutilité, l’inhabitude, et même le danger de penser, en entraîne bientôt l’impuissance. L’on pense peu dans les pays où l’on tait ses pensées. En vain dirait-on qu’on s’y tait par prudence, pour faire accroire qu’on n’en pense pas moins : il est certain qu’on n’en pense pas plus, et que jamais les idées nobles et courageuses ne s’engendrent dans les têtes soumises au despotisme. Dans ces gouvernements, l’on n’est jamais animé que de cet esprit d’égoïsme et de vertige, qui annonce la destruction des empires. Chacun, tenant les yeux fixés sur son intérêt particulier, ne les détourne jamais sur l’intérêt général. Les peuples n’ont donc, en ces pays, aucune idée ni du bien public, ni des devoirs des citoyens. Les vizirs, tirés du corps de cette même nation, n’ont donc, en entrant en place, au- discours iii, chapitre xviii 429 cun principe d’administration ni de justice ; c’est donc, pour faire leur cour, pour partager la puissance du souverain, et non pour faire le bien, qu’ils recherchent les grandes places. Mais, en les supposant même animés du désir du bien, pour le faire, il faut s’éclairer : et les vizirs, nécessairement emportés par les intrigues du sérail, n’ont pas le loisir de méditer. D’ailleurs, pour s’éclairer, il faut s’exposer à la fatigue de l’étude et de la méditation : et quel motif les y pourrait engager ? Ils n’y sont pas même excités par la crainte de la censure (a). Si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, qu’on se représente l’État de la république des lettres. Si l’on en bannissait les critiques, ne sent-on pas qu’affranchi de la crainte salutaire de la censure, qui force maintenant un auteur à soigner, à perfectionner ses talents, ce même auteur ne présenterait plus au public que des ouvrages négligés et imparfaits ? Voilà précisément le cas ou se trouvent les vizirs ; c’est la raison pour laquelle ils ne donnent aucune attention à l’administration des affaires, et ne doivent en général jamais consulter les gens éclairés(b). (a) C’est pourquoi la nation anglaise, entre ses privilèges, compte la liberté de la presse pour un des plus précieux. (b) Si, dans le parlement d’Angleterre, on a cité l’autorité du président de Montesquieu, c’est que l’Angleterre est un pays libre. En fait de lois et d’administration, si le czar Pierre prenait conseil du fameux Leibniz, c’est qu’un grand homme consulte sans honte un autre grand homme ; et que les Russes, par le commerce qu’ils ont avec les autres nations de l’Europe, peuvent être plus éclairés que les Orientaux. 430 De l’Esprit Ce que je dis des vizirs, je le dis des sultans. Les princes n’échappent point à l’ignorance générale de leur nation. Leurs yeux même, à cet égard, sont couverts de ténèbres plus épaisses que ceux de leurs sujets. Presque tous ceux qui les élèvent ou qui les environnent, avides de gouverner sous leur nom(c), ont intérêt de les abrutir. Aussi les princes destinés à régner, enfermés dans le sérail jusqu’à la mort de leur père, passent-ils du harem sur le trône sans avoir aucune idée nette de la science du gouvernement et sans avoir une seule fois assisté au divan. Mais, à l’exemple de Philippe de Macédoine, à qui la supériorité de courage et de lumières n’inspirait point une aveugle confiance, et qui payait des pages pour lui répéter tous les jours ces paroles, Philippe souviens-toi que tu es homme ; pourquoi les vizirs ne permettraient-ils pas aux critiques de les avertir quelquefois de leur humanité(d) ? Pour(c) Dans une forme de gouvernement bien différente de la constitution orientale, chez nous-mêmes, Louis XIII, dans une de ses lettres, se plaint du maréchal d’Ancre : « Il m’empêche, dit-il, de me promener dans Paris : il ne m’accorde que le plaisir de la chasse, que la promenade des Tuileries ; il est défendu aux officiers de ma maison, ainsi qu’à tous mes sujets, de m’entretenir d’affaires sérieuses, et de me parler en particulier. » Il semble qu’en chaque pays on cherche à rendre les princes peu dignes du trône où la naissance les appelle. (d) Ce n’est point en Orient qu’on trouve un duc de Bourgogne. Ce prince lisait tous les libelles faits contre lui et contre Louis XIV. Il voulait s’éclairer ; et il sentait que la haine et l’humeur seules osent quelquefois présenter la vérité aux rois. discours iii, chapitre xviii 1. Jean-Louis Guez de Balzac, (15971654), essayiste et polémiste surnommé le « restaurateur de la langue française ». 2. César de Bourbon, (15941665), duc de Vendôme, fils légitimé d’Henri IV, grand amiral de France. 3. JosephGuichard du Verney, (16481730), médecin, anatomiste, zoologiste. 431 quoi ne pourrait-on sans crime douter de la justice de leurs décisions, et leur répéter, d’après Grotius, que tout ordre ou toute loi dont on défend l’examen et la critique ne peut jamais être qu’une loi injuste ? C’est que les vizirs sont des hommes. Parmi les auteurs, en est-il beaucoup qui eussent la générosité d’épargner leurs critiques, s’ils avaient la puissance de les punir ? Ce ne serait du moins que des hommes d’un esprit supérieur et d’un caractère élevé, qui, sacrifiant leur ressentiment à l’avantage du public, conserveraient à la république des lettres des critiques, si nécessaires au progrès des arts et des sciences. Or, comment exiger tant de générosité de la part du vizir ? Il est, dit Balzac1, peu de ministres assez généreux pour préférer les louanges de la clémence, qui durent aussi longtemps que les races conservées, au plaisir que donne la vengeance, et qui cependant passe aussi vite que le coup de hache qui abat une tête. Peu de vizirs sont dignes de l’éloge donné dans Sethos à la reine Nephté, lorsque les prêtres, en prononçant son panégyrique, disent : Elle a pardonné comme les dieux, avec plein pouvoir de punir. Le puissant sera toujours injuste et vindicatif. M. de Vendôme2 disait plaisamment à ce sujet que, dans la marche des armées, il avait souvent examiné les querelles des mulets et des muletiers ; et qu’à la honte de l’humanité, la raison était presque toujours du côté des mulets. M. du Verney3, si savant dans l’histoire naturelle, et qui connaissait, à la seule inspection de la dent d’un animal, s’il 432 De l’Esprit était carnassier ou pâturant, disait souvent : Qu’on me présente la dent d’un animal inconnu ; par sa dent, je jugerai de ses mœurs. À son exemple, un philosophe moral pourrait dire : Marquez-moi le degré de pouvoir dont un homme est revêtu ; par son pouvoir, je jugerai de sa justice. En vain, pour désarmer la cruauté des vizirs, répéterait-on, d’après Tacite, que le supplice des critiques est la trompette qui annonce à la postérité la honte et les vices de leurs bourreaux : dans les États despotiques, on se soucie et l’on doit se soucier peu de la gloire et de la postérité, puisqu’on n’aime point, comme je l’ai prouvé plus haut, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure ; et qu’il n’en est aucun qu’on accorde au mérite et qu’on ose refuser à la puissance. Les vizirs n’ont donc aucun intérêt de s’instruire, et par conséquent de supporter la censure : ils doivent donc être en général peu éclairés(e). Milord Bolingbroke disait à ce (e) Comme tous les citoyens sont fort ignorants du bien public, presque tous les faiseurs de projets sont, dans ces pays, ou des fripons qui n’ont que leur utilité particulière en vue, ou des esprits médiocres qui ne peuvent saisir d’un coup d’œil la longue chaîne qui lie ensemble toutes les parties d’un État. Ils proposent en conséquence des projets toujours discordants avec le reste de la législation d’un peuple, Aussi osent-ils rarement, dans un ouvrage, les exposer aux regards du public. L’homme éclairé sent que, dans ces gouvernements, tout changement est un nouveau malheur ; parce qu’on n’y peut suivre aucun plan ; parce que l’administration despotique corrompt tout. Il n’est, dans ces gouvernements, qu’une chose utile à faire ; c’est d’en changer insensiblement la forme. Faute de cette vue, le fameux czar Pierre n’a peut-être rien fait pour le bonheur de sa nation. Il devait cependant prévoir qu’un ▶ discours iii, chapitre xviii 1. Henry St John, vicomte Bolingbroke, (1678 -1751), politique et philosophe britannique. 433 sujet que, « jeune encore, il s’était d’abord représenté ceux qui gouvernaient les nations comme des intelligences supérieures. Mais, ajoutait-il, l’expérience me détrompa bientôt : j’examinai ceux qui tenaient en Angleterre le timon des affaires ; et je reconnus que les grands étaient assez semblables à ces dieux de Phénicie sur les épaules desquels on attachait une tête de bœuf en signe de puissance suprême, et qu’en général les hommes étaient régis par les plus sots d’entre eux. » Cette vérité, que Bolingbroke1 appliquait peut-être par humeur à l’Angleterre, est sans doute incontestable dans presque tous les empires de l’Orient. ▶ grand homme succède rarement à un autre grand homme ; que, n’ayant rien changé dans la constitution de l’empire, les Russes, par la forme de leur gouvernement, pourraient bientôt retomber dans la barbarie dont il avait commencé à les tirer. CH A PIT R E X I X Le mépris et l’avilissement où sont les peuples entretient l’ignorance des vizirs ; second effet du despotisme Si les vizirs n’ont nul intérêt de s’instruire, il est, dira-t-on, de l’intérêt du public que les vizirs soient instruits ; toute nation veut être bien gouvernée. Pourquoi donc ne voit-on point en ces pays de citoyens assez vertueux pour reprocher aux vizirs leur ignorance et leur injustice, et les forcer, par la crainte du mépris, à devenir citoyens ? C’est que le propre du despotisme est d’avilir et de dégrader les âmes. Dans les États où la loi seule punit et récompense, où l’on n’obéit qu’à la loi, l’homme vertueux, toujours en sûreté, y contracte une hardiesse et une fermeté d’âme qui s’affaiblit nécessairement dans les pays despotiques, où sa vie, ses biens et sa liberté dépendent du caprice(a) et de la volonté arbitraire d’un seul homme. Dans ces pays, il serait aussi insensé d’être vertueux, qu’il eût été fou de ne l’être pas en Crète et (a) On ne verra point en Turquie, comme en Écosse, la loi punir, dans le souverain, l’injustice commise envers un sujet. À l’avènement de Malicorne au trône d’Écosse, un seigneur lui présente la patente de ses privilèges, le priant de les confirmer : le roi la prend et la déchire. Le seigneur s’en plaint au parlement ; et le parlement ordonne que le roi, assis sur son trône, sera tenu, en présence de toute sa cour, de recoudre avec du fil et une aiguille la patente de ce seigneur. discours iii, chapitre xix 1. Philoxène de Cythère (435a-380a), poète et compositeur à la cour de Denys de Syracuse. Il aurait eu une relation avec une maîtresse du tyran, ce qui lui valut une peine de travail forcé en carrière dans les Latomies. 435 à Lacédémone : aussi n’y voit-on personne s’élever contre l’injustice, et, plutôt que d’y applaudir, crier comme le philosophe Philoxène1 : Qu’on me ramène aux carrières. Dans ces gouvernements, que n’en coûte-t-il pas pour être vertueux ? À quels dangers la probité n’est-elle pas exposée ? Supposons un homme passionné pour la vertu : vouloir qu’un tel homme aperçoive, dans l’injustice ou l’incapacité des vizirs ou des satrapes, la cause des misères publiques, et qu’il se taise, c’est vouloir les contradictoires. D’ailleurs, une probité muette serait dans ce cas une probité inutile. Plus cet homme sera vertueux, plus il s’empressera de nommer celui sur lequel doit tomber le mépris national : je dirai de plus qu’il le doit. Or, l’injustice et l’imbécillité d’un vizir se trouvant, comme je l’ai dit plus haut, toujours revêtue de la puissance nécessaire pour condamner le mérite aux plus grands supplices, cet homme sera d’autant plus promptement livré aux muets, qu’il sera plus ami du bien public et de la vertu. Si Néron forçait au théâtre les applaudissements des spectateurs, plus barbares encore que Néron, les vizirs exigent les éloges de ceux-là même qu’ils surchargent d’impôts et qu’ils maltraitent. Ils sont semblables à Tibère : sous son règne, on traitait de factieux jusqu’aux cris, jusqu’aux soupirs des infortunés qu’on opprimait ; parce tout est criminel, dit Suétone, sous un prince qui se sent toujours coupable. Il n’est point de vizir qui ne voulût réduire les hommes à la condition de ces anciens Perses, qui, cruellement fouettés par l’ordre du prince, étaient ensuite obligés de compa- 436 De l’Esprit raître devant lui : Nous venons, lui disaient-il, vous remercier d’avoir daigné vous souvenir de nous. La noble hardiesse d’un citoyen assez vertueux pour reprocher aux vizirs leur ignorance et leur injustice serait donc bientôt suivie de son supplice(b) ; et personne ne s’y veut exposer. Mais, dira-t-on, le héros, le brave ? Oui, répondrai-je, lorsqu’il est soutenu par l’espoir de l’estime et de la gloire. Est-il privé de cet espoir ? Son courage l’abandonne. Chez un peuple esclave, l’on donnerait le nom de factieux à ce citoyen généreux ; son supplice trouverait des approbateurs. Il n’est point de crimes auxquels on ne prodigue des éloges, lorsque, dans un État, la bassesse est devenue mœurs. « Si la peste, dit Gordon1, avait des jarretières, des cordons et des pensions à donner, il est des théologiens assez vils, et des jurisconsultes assez bas, pour soutenir que le règne de la peste est de droit divin ; et que se soustraire à ses malignes influences, c’est se rendre coupable au premier chef. » Il est donc, en ces gouvernements, plus sage d’être le complice que l’accusateur des fripons ; les vertus et les talents y sont toujours en butte à la tyrannie. (b) Qu’un vizir commette une faute dans son administration, si cette faute nuit au public, les peuples crient, et l’orgueil du vizir s’en offense : loin de revenir sur ses pas, et d’essayer, par une meilleure conduite, de calmer de trop justes plaintes, il ne s’occupe que des moyens d’imposer silence aux citoyens. Ces moyens de force les irritent ; les cris redoublent : alors il ne reste au vizir que deux partis à prendre, ou d’exposer l’État à des révolutions, ou de porter le despotisme à ce terme extrême, qui toujours annonce la ruine des empires ; et c’est à ce dernier parti auquel s’arrêtent communément les vizirs. 1. Probablement George Gordon, (1637-1720), premier comte d’Aberdeen. Nommé professeur au Collège King. Par la suite, il voyage et étudie le droit civil à l’étranger. La formule sera reprise par la Révolution française et attribuée à un certain Saahdi. discours iii, chapitre xix 1. Nader Chah, (1688-1747), est chahanchah d’Iran, il envahit l’Inde de l’Empire mogol. 437 Lors de la conquête de l’Inde par Thomas Kouli kan1, le seul homme estimable que ce prince trouva dans l’empire du Mogol était un nommé Mahmouth, et ce Mahmouth était exilé. Dans les pays soumis au despotisme, l’amour, l’estime, les acclamations du public sont des crimes dont le prince punit ceux qui les obtiennent. Après avoir triomphé des Bretons, Agricola, pour échapper aux applaudissements du peuple, ainsi qu’à la fureur de Domitien, traverse de nuit les rues de Rome, se rend au palais de l’empereur : le prince l’embrasse froidement, Agricola se retire ; et le vainqueur de la Bretagne, dit Tacite, se perd au même instant dans la foule des autres esclaves. C’est dans ces temps malheureux qu’on pouvait à Rome s’écrier, avec Brutus : Ô vertu ! tu n’es qu’un vain nom. Comment en trouver chez des peuples qui vivent dans des transes perpétuelles, et dont l’âme, affaissée par la crainte, a perdu tout son ressort ? On ne rencontre, chez ces peuples, que des puissants insolents, et des esclaves vils et lâches. Quel tableau plus humiliant pour l’humanité que l’audience d’un vizir, lorsque, dans une importance et une gravité stupide, il s’avance au milieu d’une foule de clients ; et que ces derniers, sérieux, muets, immobiles, les yeux fixes et baissés, attendent en tremblant(c) la faveur d’un regard, à peu près dans l’attitude de ces brahmanes, qui, les yeux fixés sur le bout de (c) Le vizir, lui-même , n’entre qu’en tremblant au divan, quand le sultan y est. 438 De l’Esprit leur nez, attendent la flamme bleue et divine dont le ciel doit l’enluminer, et dont l’apparition doit, selon eux, les élever à la dignité de pagode ! Quand on voit le mérite ainsi humilié devant un vizir sans talent, ou même un vil eunuque, on se rappelle malgré soi la vénération ridicule qu’au Japon l’on a pour les grues, dont on ne prononce jamais le nom que précédé du mot O-thurisama, c’est-à-dire, Monseigneur. C H A P IT R E X X Du mépris de la vertu, et de la fausse estime qu’on affecte pour elle : troisième effet du despotisme Si, comme je l’ai prouvé dans les chapitres précédents, l’ignorance des vizirs est une suite nécessaire de la forme despotique des gouvernements, le ridicule qu’en ces pays l’on jette sur la vertu en paraît être également l’effet. Peut-on douter que, dans les repas somptueux des Perses, dans leurs soupers de bonne compagnie, l’on ne se moquât de la frugalité et de la grossièreté des Spartiates ? Et que des courtisans, accoutumés à ramper dans l’antichambre des eunuques pour y briguer l’honneur honteux d’en être le jouet, ne donnassent le nom de férocité au noble orgueil qui défendait aux Grecs de se prosterner devant le Grand Roi ? Un peuple esclave doit nécessairement jeter du ridicule sur l’audace, la magnanimité, le désintéressement, le mépris de la vie, enfin sur toutes les vertus fondées sur un amour extrême de la patrie et de la liberté. On devait, en Perse, traiter de fou, d’ennemi du prince, tout sujet vertueux qui, frappé de l’héroïsme des Grecs, exhortait ses concitoyens à leur ressembler, et à prévenir, par une prompte réforme dans le gouvernement, la ruine prochaine d’un empire où la vertu était 440 De l’Esprit méprisée(a). Les Perses, sous peine de se trouver vils, devaient trouver les Grecs ridicules. Nous ne pouvons jamais être frappés que des sentiments qui nous affectent nous-mêmes vivement. Un grand citoyen, objet de vénération partout où l’on est citoyen, ne passera jamais que pour fou dans un gouvernement despotique. Parmi nous autres Européens, encore plus éloignés de la vileté des Orientaux que de l’héroïsme des Grecs, que de grandes actions passeraient pour folles, si ces mêmes actions n’étaient consacrées par l’admiration de tous les siècles ! Sans cette admiration, qui ne citerait point comme ridicule cet ordre qu’avant la bataille de Mantinée1 le roi Agis reçut du peuple de Lacédémone : Ne profitez point de l’avantage du nombre, renvoyer une partie de vos troupes, ne combattez l’ennemi qu’à force égale. On traiterait pareillement d’insensée la réponse qu’à la journée des Arginuses2 fit Callicratidas, général de la flotte Lacédémonienne : Hermon lui conseillait de ne point combattre avec des forces trop inégales l’armée navale des Athéniens : Ô Hermon, lui répondit-il, à Dieu ne plaise que je suive un conseil dont les suites seraient si funestes à ma patrie ! Sparte ne sera point déshonorée par son général. C’est ici qu’avec mon armée je dois vaincre ou périr. Est-ce à Callicratidas d’apprendre l’art des retraites à des (a) Au moment que trois-cents Spartiates défendaient le pas des Thermopyles, des transfuges d’Arcadie ayant fait à Xerxès le récit des jeux olympiques, Quels hommes, s’écria un seigneur Persan, allons-nous combattre ! Insensibles à l’intérêt, ils ne sont avides que de gloire. 1. La bataille de Mantinée (362a) oppose une coalition thébaine, commandée par Épaminondas, à une coalition spartiate sous la direction du roi Agésilas II. 2. La bataille navale des Arginuses eut lieu pendant l’été 406a, au large de l’île de Lesbos. La flotte athénienne, commandée par huit stratèges, y défit la flotte lacédémonienne dirigée par Callicratidas. discours iii, chapitre xx 1. Antiochos Ier, dit Sôter (sauveur), (~325a-261a), deuxième roi séleucide. 441 hommes qui, jusqu’aujourd’hui, ne se sont jamais informés du nombre, mais seulement du lieu où campaient leurs ennemis ? Une réponse si noble et si haute paraîtrait folle à la plupart des gens. Quels hommes ont assez d’élévation dans l’âme une connaissance assez profonde de la politique, pour sentir, comme Callicratidas, de quelle importance il était d’entretenir, dans les Spartiates, l’audacieuse opiniâtreté qui les rendait invincibles ? Ce héros savait qu’occupés sans cesse à nourrir en eux le sentiment du courage et de la gloire, trop de prudence pourrait en émousser la finesse, et qu’un peuple n’a point les vertus dont il n’a pas les scrupules. Les demi-politiques, faute d’embrasser une assez grande étendue de temps, sont toujours trop vivement frappés d’un danger présent. Accoutumés à considérer chaque action indépendamment de la chaîne qui les unit toutes entre elles, lorsqu’ils pensent corriger un peuple de l’excès d’une vertu, ils ne sont le plus souvent que lui enlever le palladium auquel sont attachés ses succès et sa gloire. C’est donc à l’ancienne admiration qu’on doit l’admiration présente que l’on conserve pour ces actions : encore cette admiration n’est-elle qu’une admiration hypocrite ou de préjugé. Une admiration sentie nous porterait nécessairement à l’imitation. Or, quel homme, parmi ceux-là même qui se disent passionnés pour la gloire, rougit d’une victoire qu’il ne doit pas entièrement à sa valeur et à son habileté ? Est-il beaucoup d’Antiochos Sôter1 ? Ce prince sent qu’il ne doit la défaite 442 De l’Esprit des Galates qu’à l’effroi qu’avait jeté dans leurs rangs l’aspect imprévu de ses éléphants ; il verse des larmes sur ses palmes triomphales, et fait, sur le champ de bataille élever un trophée à ses éléphants. On vante la générosité de Gélon1. Après la défaite de l’armée innombrable des Carthaginois, lorsque les vaincus s’attendaient aux conditions les plus dures, ce prince n’exige de Carthage humiliée que d’abolir les sacrifices barbares qu’ils faisaient de leurs propres enfants à Saturne. Ce vainqueur ne veut profiter de sa victoire que pour conclure le seul traité qui, peut-être, ait jamais été fait en faveur de l’humanité. Parmi tant d’admirateurs, pourquoi Gélon n’a-t-il point d’imitateurs ? Mille héros ont tour à tour subjugué l’Asie : cependant il n’en est aucun qui, sensible aux maux de l’humanité, ait profité de sa victoire pour décharger les Orientaux du poids de la misère et de l’avilissement dont les accable le despotisme. Aucun d’eux n’a détruit ces maisons de douleurs et de larmes, où la jalousie mutile sans pitié les infortunés destinés à la garde de ses plaisirs, et condamnés au supplice d’un désir toujours renaissant et toujours impuissant. L’on n’a donc pour l’action de Gélon qu’une estime hypocrite ou de préjugé. Nous honorons la valeur, mais moins qu’on ne l’honorait à Sparte : aussi n’éprouvons-nous pas, à l’aspect d’une ville fortifiée, le sentiment de mépris dont étaient affectés les Lacédémoniens. Quelques-uns d’eux, passant sous les murs de Corinthe. Quelles femmes, demandèrent-ils, habitent cette 1. Gélon, (525a-478a), tyran de Géla, puis de Syracuse. Gélon et Théron gagnent la bataille d’Himère (480a) lors de la Première Guerre gréco-punique. discours iii, chapitre xx 443 cité ? Ce sont, leur répondit-on, des Corinthiens. Ne saventils pas, reprirent-ils, ces hommes vils et lâches que les seuls remparts impénétrables à l’ennemi sont des citoyens déterminés à la mort ? Tant de courage et d’élévation d’âme ne se rencontre que dans des républiques guerrières. De quelque amour que nous soyons animés pour la patrie, on ne verra point de mère, après la perte d’un fils tué dans le combat, reprocher au fils qui lui reste d’avoir survécu à sa défaite. On ne prendra point exemple sur ces vertueuses Lacédémoniennes : après la bataille de Leuctres, honteuses d’avoir porté dans leur sein des hommes capables de fuir, celles dont les enfants étaient échappés au carnage se retiraient au fond de leurs maisons, dans le deuil et le silence ; lorsqu’au contraire les mères dont les fils étaient morts en combattant, pleines de joie et la tête couronnée de fleurs, allaient au temple en rendre grâces aux dieux. Quelque braves que soient nos soldats, on ne verra plus un corps de douze-cents hommes soutenir, comme les Suisses, au combat de St-Jacques-l’Hôpital(b), l’effort d’une armée (b) Dans l’histoire de Louis XI, M. Duclos dit que les Suisses, au nombre de 3 000, soutinrent l’effort de l’armée du dauphin, composée de 14 000 Français et de 8 000 Anglais. Ce combat se donna près de Bottelen, et les Suisses y furent presque tous tués. À la bataille de Morgarten, 13 000 Suisses mirent en déroute l’armée de l’archiduc Léopold, composée de 20 000 hommes. Près de Wesen, dans le canton de Glaris, 350 Suisses défirent 8 000 Autrichiens : tous les ans on en célèbre la mémoire sur le champ de bataille. Un orateur fait le panégyrique, et lit la liste des trois-centcinquante noms. 444 De l’Esprit de soixante-mille hommes, qui paya sa victoire de la perte de huit-mille soldats. On ne verra plus de gouvernements traiter de lâches, et condamner comme tels au dernier supplice dix soldats, qui, s’échappant du carnage de cette journée, apportaient chez eux la nouvelle d’une défaite si glorieuse. Si, dans l’Europe même, l’on n’a plus qu’une admiration stérile pour de pareilles actions et de semblables vertus, quel mépris les peuples de l’Orient ne doivent-ils point avoir pour ces mêmes vertus ? Qui pourrait les leur faire respecter ? Ces pays sont peuplés d’âmes abjectes et vicieuses : or, dès que les hommes vertueux ne sont plus en assez grand nombre dans une nation pour y donner le ton, elle le reçoit nécessairement des gens corrompus. Ces derniers, toujours intéressés à ridiculiser les sentiments qu’ils n’éprouvent pas, font taire les vertueux. Malheureusement il en est peu qui ne cèdent aux clameurs de ceux qui les environnent, qui soient assez courageux pour braver le mépris de leur nation, et qui sentent assez nettement que l’estime d’une nation tombée dans un certain degré d’avilissement est une estime moins flatteuse que déshonorante. Le peu de cas qu’on faisait d’Hannibal, à la cour d’Antiochos, a-t-il déshonoré ce grand homme ? La lâcheté avec laquelle Prusias voulut le vendre aux Romains, a-t-elle donné atteinte à la gloire de cet illustre Carthaginois ? Elle n’a déshonoré aux yeux de la postérité que le roi, le conseil et le peuple qui le livrèrent. discours iii, chapitre xx 445 Le résultat de ce que j’ai dit, c’est qu’on n’a réellement, dans les empires despotiques, que du mépris pour la vertu, et qu’on n’en honore que le nom. Si tous les jours on l’invoque, et si l’on en exige des citoyens ; il en est, en ce cas, de la vertu comme de la vérité, qu’on demande à condition qu’on sera assez prudent pour la taire. C H A PIT R E X X I Du renversement des empires soumis au pouvoir arbitraire : quatrième effet du despotisme L’indifférence des orientaux pour la vertu, l’ignorance et l’avilissement des âmes, suite nécessaire de la forme de leur gouvernement, doit à la fois en faire des citoyens fripons entre eux, et sans courage vis-à-vis de l’ennemi. Voilà la cause de l’étonnante rapidité avec laquelle les Grecs et les Romains subjuguèrent l’Asie. Comment des esclaves, élevés et nourris dans l’antichambre d’un maître, eussent-ils étouffé devant le glaive des Romains les sentiments habituels de crainte que le despotisme leur avait fait contracter ? Comment des hommes abrutis, sans élévation dans l’âme, habitués à fouler les faibles, à ramper devant les puissants, n’eussent-ils pas cédé à la magnanimité, à la politique, au courage des Romains, et ne se fussent-ils pas montrés également lâches et dans le conseil et dans le combat ? Si les Égyptiens, dit à ce sujet Plutarque, furent successivement esclaves de toutes les nations, c’est qu’ils furent soumis au despotisme le plus dur : aussi ne donnèrent-ils presque jamais que des preuves de lâcheté. Lorsque le roi Cléomène1, chassé de Sparte, réfugié en Égypte, emprisonné par l’intrigue d’un ministre nommé Sobisius, eut massacré 1. Cléomène III, (règne de 235a à 222a), battu à la bataille de Sellasie, il se réfugie en Égypte jusqu’à sa mort en 219. Partisan d’un retour à la Sparte mythique de Lycurgue. discours iii, chapitre xxi 1. [Les compagnons de Cléomène] « coururent les rues d’Alexandrie, appelant le peuple à la liberté. Mais toute la force de la multitude se borna à louer et à admirer Cléomène ; et personne n’eut le courage de lui porter le moindre secours. » Vie de Cléomène, ch. 37. 447 sa garde et rompu les fers, le prince se présente dans les rues d’Alexandrie ; mais vainement il y exhorte les citoyens à le venger, à punir l’injustice, à secouer le joug de la tyrannie : partout, dit Plutarque, il ne trouve que d’immobiles admirateurs1. Il ne restait à ce peuple vil et lâche que l’espèce de courage qui fait admirer les grandes actions, non celui qui les fait exécuter. Comment un peuple esclave résisterait-il à une nation libre et puissante ? Pour user impunément du pouvoir arbitraire, le despote est forcé d’énerver l’esprit et le courage de ses sujets. Ce qui le rend puissant au-dedans, le rend faible au-dehors : avec la liberté, il bannit de son empire toutes les vertus ; elles ne peuvent, dit Aristote, habiter chez des âmes serviles. Il faut, ajoute l’illustre président de Montesquieu, que nous avons déjà cité, commencer par être mauvais citoyen pour devenir bon esclave. Il ne peut donc opposer aux attaques d’un peuple, tel que les Romains, qu’un conseil et des généraux absolument neufs dans la science politique et militaire, et pris dans cette même nation dont il a amolli le courage et rétréci l’esprit ; il doit donc être vaincu. Mais, dira-t-on, les vertus ont cependant, dans les États despotiques, quelquefois brillé du plus grand éclat ? Oui, lorsque le trône a successivement été occupé par plusieurs grands hommes. La vertu, engourdie par la présence de la tyrannie, se ranime à l’aspect d’un prince vertueux : sa présence est comparable à celle du Soleil ; lorsque sa lumière perce et dissipe les nuages ténébreux qui couvraient la Terre, alors 448 De l’Esprit tout se ranime, tout se vivifie dans la nature, les plaines se peuplent de laboureurs, les bocages retentissent de concerts aériens, et le peuple ailé du ciel vole jusque sur la cime des chênes pour y chanter le retour du soleil. Ô temps heureux, s’écrie Tacite sous le règne de Trajan, où l’on n’obéit qu’aux lois, où l’on peut penser librement et dire librement ce qu’on pense, où l’on voit tous les cœurs voler au-devant du prince, où sa vue seule est un bienfait ! Toutefois l’éclat que jettent de pareilles nations est toujours de peu de durée. Si quelquefois elles atteignent au plus haut degré de puissance et de gloire, et s’illustrent par des succès en tout genre, ces succès, attachés, comme je viens de le dire, à la sagesse des rois qui les gouvernaient, et non à la forme de leur gouvernement, ont toujours été aussi passagers que brillants : la force de pareils États, quelque imposante qu’elle soit, n’est qu’une force illusoire : c’est le colosse de Nabuchodonosor, ses pieds sont d’argile. Il en est de ces empires comme du sapin superbe ; sa cime touche aux cieux, les animaux des plaines et des airs cherchent un abri sous son ombrage : mais, attaché à la terre par de trop faibles racines, il est renversé au premier ouragan. Ces États n’ont qu’un moment d’existence, s’ils ne sont environnés de nations peu entreprenantes et soumises au pouvoir arbitraire. La force respective de pareils États consiste alors dans l’équilibre de leur faiblesse. Un empire despotique a-t-il reçu quelque échec ? Si le trône ne peut être raffermi que par une résolution mâle et courageuse, cet empire est détruit. discours iii, chapitre xxi 449 Les peuples qui gémissent sous un pouvoir arbitraire n’ont donc que des succès momentanés, que des éclairs de gloire : ils doivent, tôt ou tard, subir le joug d’une nation libre et entreprenante. Mais, en supposant que des circonstances et des positions particulières les arrachassent à ce danger, la mauvaise administration de ces royaumes suffit pour les détruire, les dépeupler et les changer en déserts. La langueur léthargique, qui successivement en saisit tous les membres, produit cet effet. Le propre du despotisme est d’étouffer les passions : or, dès que les âmes ont, par le défaut de passions, perdu leur activité ; lorsque les citoyens sont, pour ainsi dire, engourdis par l’opium du luxe, de l’oisiveté et de la mollesse ; alors l’État tombe en consomption : le calme apparent dont il jouit n’est, aux yeux de l’homme éclairé, que l’affaissement précurseur de la mort. Il faut des passions dans un État ; elles en sont l’âme et la vie. Le peuple le plus passionné est, à la longue, le peuple triomphant. L’effervescence modérée des passions est salutaire aux empires : ils sont, à cet égard, comparables aux mers dont les eaux stagnantes exhaleraient en croupissant des vapeurs funestes à l’univers, si, en les soulevant, la tempête ne les épurait. Mais, si la grandeur des nations soumises au pouvoir arbitraire n’est qu’une grandeur momentanée, il n’en est pas ainsi des gouvernements où la puissance est, comme dans Rome et dans la Grèce, partagée entre le peuple, les grands ou les rois. Dans ces États, l’intérêt particulier, étroitement lié à l’intérêt public, change les hommes en citoyens. C’est dans 450 De l’Esprit ces pays qu’un peuple, dont les succès tiennent à la constitution même de son gouvernement, peut s’en promettre de durables. La nécessité où se trouve alors le citoyen de s’occuper d’objets importants, la liberté qu’il a de tout penser et de tout dire, donne plus de force et d’élévation à son âme : l’audace de son esprit passe dans son cœur ; elle lui fait concevoir des projets plus vastes, plus hardis, exécuter des actions plus courageuses. J’ajouterai même que, si l’intérêt particulier n’est point entièrement détaché de l’intérêt public ; si les mœurs d’un peuple, tel que les Romains, ne sont pas aussi corrompues qu’elles l’étaient du temps des Marius et des Sylla ; l’esprit de faction, qui force les citoyens à s’observer et à se contenir réciproquement, est l’esprit conservateur de ces empires. Ils ne se soutiennent que par le contrepoids des intérêts opposés. Jamais les fondements de ces États ne sont plus assurés que dans ces moments de fermentation extérieure où ils paraissent prêts à s’écrouler. Ainsi, le fond des mers est calme et tranquille, lors même que les aquilons, déchaînés sur leur surface, semblent les bouleverser jusque dans leurs abîmes. Après avoir reconnu, dans le despotisme oriental, la cause de l’ignorance des vizirs, de l’indifférence des peuples pour la vertu et du renversement des empires soumis à cette forme de gouvernement, je vais, dans d’autres constitutions d’État, montrer la cause des effets contraires. CH A PIT R E X X I I De l’amour de certains peuples pour la gloire et la vertu Ce chapitre est une conséquence si nécessaire du précédent, que je me croirais à ce sujet dispensé de tout examen, si je ne sentais combien l’exposition des moyens propres à nécessiter les hommes à la vertu peut être agréable au public ; et combien les détails, sur une pareille matière, sont instructifs pour ceux même qui la possèdent le mieux. J’entre donc en matière. Je jette les yeux sur les républiques les plus fécondes en hommes vertueux ; je les arrête sur la Grèce, sur Rome : et j’y vois naître une multitude de héros. Leurs grandes actions, conservées avec soin dans l’histoire, y semblent recueillies pour répandre les odeurs de la vertu dans les siècles les plus corrompus et les plus reculés : il en est de ces actions comme de ces vases d’encens, qui, placés sur l’autel des dieux, suffisent pour remplir de parfums la vaste étendue de leur temple. En considérant la continuité d’actions vertueuses que présente l’histoire de ces peuples, si je veux en découvrir la cause, je l’aperçois dans l’adresse avec laquelle les législateurs de ces nations avaient lié l’intérêt particulier à l’intérêt public(a). (a) C’est dans cette union que consiste le véritable esprit des lois. 452 De l’Esprit Je prends l’action de Regulus pour preuve de cette vérité. Je ne suppose en ce général aucun sentiment d’héroïsme, pas même ceux que lui devait inspirer l’éducation romaine : et je dis que, dans le siècle de ce consul, la législation, à certains égards, était tellement perfectionnée, qu’en ne consultant que son intérêt personnel, Regulus1 ne pouvait se refuser à l’action généreuse qu’il fit. En effet, lorsqu’instruit de la discipline des Romains, on se rappelle que la fuite, ou même la perte de leur bouclier dans le combat, était punie du supplice de la bastonnade, dans lequel le coupable expirait ordinairement, n’est-il pas évident qu’un consul vaincu, fait prisonnier, et député par les Carthaginois pour traiter de l’échange des prisonniers, ne pouvait s’offrir aux yeux des Romains sans craindre ce mépris toujours si humiliant de la part des républicains, et si insoutenable pour une âme élevée ? Qu’ainsi, le seul parti que Regulus eût à prendre, était d’effacer, par quelque action héroïque, la honte de sa défaite ? Il devait donc s’opposer au traité d’échange que le Sénat était prêt à signer. Il exposait, sans doute, sa vie par ce conseil : mais ce danger n’était pas imminent ; il était assez vraisemblable, qu’étonné de son courage, le Sénat n’en serait que plus empressé à conclure un traité qui devait lui rendre un citoyen si vertueux. D’ailleurs, en supposant que le Sénat se rendît à son avis, il était encore très vraisemblable que, par crainte de représailles, ou par admiration pour sa vertu, les Carthaginois ne le livreraient point au supplice dont ils l’avaient menacé. Regulus ne s’exposait donc qu’au danger 1. Marcus Atilius Regulus, consul suffect en 256a pendant la première guerre punique. Selon les annalistes romains, les Carthaginois proposent à Regulus de rentrer à Rome pour obtenir soit la cessation des combats, soit au moins un échange de prisonniers, sous réserve de sa parole d’honneur de rentrer à Carthage si sa mission échoue. Au Sénat, il déconseille, le choix de l’une de ces options, puis – fidèle à son serment – rentre à Carthage. discours iii, chapitre xxii 453 auquel, je ne dis pas un héros, mais un homme prudent et sensé devait se présenter pour se soustraire au mépris, et s’offrir à l’admiration des Romains. Il est donc un art de nécessiter les hommes aux actions héroïques, non que je prétende insinuer ici que Regulus n’ait fait qu’obéir à cette nécessité, et que je veuille donner atteinte à sa gloire ; l’action de Regulus fut, sans doute, l’effet de l’enthousiasme impétueux qui le portait à la vertu : mais un pareil enthousiasme ne pouvait s’allumer qu’à Rome. Les vices et les vertus d’un peuple sont toujours un effet nécessaire de sa législation : et c’est la connaissance de cette vérité qui, sans doute, a donné lieu à cette belle loi de la Chine ; pour y féconder les germes de la vertu, on veut que les mandarins participent à la gloire ou à la honte des actions(b) vertueuses ou infâmes commises dans leurs gouvernements ; et qu’en conséquence, ces mandarins soient élevés à des postes supérieurs, ou rabaissés à des grades inférieurs. Comment douter que la vertu ne soit chez tous les peuples l’effet de la sagesse plus ou moins grande de l’administration ? Si les Grecs et les Romains furent si longtemps animés de ces vertus mâles et courageuses, qui sont, comme dit Balzac, des courses que l’âme fait au-delà des devoirs com(b) Il n’en est pas ainsi des autres empires de l’Orient ; les gouverneurs n’y sont chargés que de lever les impôts et de s’opposer aux séditions. D’ailleurs, on n’exige point d’eux qu’ils s’occupent du bonheur des peuples de leur province : leur pouvoir même à cet égard est très borné. 454 De l’Esprit muns, c’est que les vertus de cette espèce sont presque toujours le partage des peuples où chaque citoyen a part à la souveraineté. Ce n’est qu’en ces pays qu’on trouve un Fabricius1. Pressé par Pyrrhus de le suivre en Épire : Pyrrhus, lui dit-il, vous êtes sans doute un prince illustre, un grand guerrier ; mais vos peuples gémissent dans la misère. Quelle témérité de vouloir me mener en Épire ? Doutez-vous que, bientôt rangés sous ma loi, vos peuples ne préférassent l’exemption de tributs aux surcharges de vos impôts, et la sûreté à l’incertitude de leurs possessions. Aujourd’hui votre favori, demain je serais votre maître. Un tel discours ne pouvait être prononcé que par un Romain. C’est dans les républiques(c) qu’on aperçoit, avec étonnement, jusqu’où peut être portée la hauteur du courage et l’héroïsme de la patience. Je citerai Thémistocle pour exemple en ce genre : Peu de jours avant la bataille de Salamine, ce guerrier insulté en plein conseil par le général des Lacédémoniens, ne répond à ses menaces que ces deux mots : Frappe, mais écoute. À cet exemple, j’ajouterai celui (c) On voit, par les lettres du cardinal Mazarin, qu’il sentait tout l’avantage de cette constitution d’État. Il craignait que l’Angleterre, en se formant en république, ne devînt trop redoutable à ses voisins. Dans une lettre à M. le Tellier2, il dit : « Dom Louis et moi, savons bien que Charles II est hors des royaumes qui lui appartiennent ; mais, entre toutes les raisons qui peuvent engager les rois nos maîtres à songer à son rétablissement, une des plus fortes est d’empêcher l’Angleterre de former une république puissante qui, dans la suite, donnerait à penser à tous ses voisins. » 1. Gaius Fabricius Luscinus, consul en 282a, repousse une forte somme d’argent de la part de Pyrrhus, et lui renvoie les prisonniers que le Sénat a refusé de racheter. 2. Michel Le Tellier, (16031685), chancelier de France en 1677. discours iii, chapitre xxii 1. Timoléon, (411a-337a), général de Corinthe. Après une lutte victorieuse contre les Carthaginois, il met fin au régime tyrannique à Syracuse. 2. « Sorte de tenailles avec lesquelles on pince les naseaux d’un cheval impatient ou difficile, lorsqu’on le ferre ou qu’on le soigne. » Dictionnaire de l’Académie française. 455 de Timoléon1 ; il est accusé de malversation, le peuple est prêt à mettre en pièces ses délateurs ; il en arrête la fureur en disant : Ô Syracusains, qu’allez-vous faire ? Songez que tout citoyen a le droit de m’accuser : gardez-vous, en cédant à la reconnaissance, de donner atteinte à cette même liberté, qu’il m’est si glorieux de vous avoir rendue. Si l’histoire grecque et romaine est pleine de ces traits héroïques, et si l’on parcourt presque inutilement toute l’histoire du despotisme pour en trouver de pareils, c’est que, dans ces gouvernements, l’intérêt particulier n’est jamais lié à l’intérêt public ; c’est qu’en ces pays, entre mille qualités, c’est la bassesse qu’on honore, la médiocrité qu’on récompense(d) ; c’est à cette médiocrité qu’on confie presque toujours l’administration publique ; on en écarte les gens d’esprit. Trop inquiets et trop remuants, ils altéreraient, dit-on, le repos de l’État : repos comparable au moment de silence, qui, dans la nature, précède de quelques instants la tempête. La tranquillité d’un État ne prouve pas toujours le bonheur des sujets. Dans les gouvernements arbitraires, les hommes sont comme ces chevaux qui, ferrés par les morailles2, souffrent, sans remuer, les plus cruelles opérations : le coursier en liberté se cabre au premier coup. On prend, dans ces pays, la léthargie pour la tranquillité. La passion de la gloire, inconnue chez ces nations, peut seule entretenir, dans le corps politique, la douce fermentation qui le rend (d) Dans ces pays, l’esprit et les talents ne sont honorés que sous de grands princes et de grands ministres. 456 De l’Esprit sain et robuste, et qui développe toute espèce de vertus et de talents. Les siècles les plus favorables aux lettres ont, par cette raison, toujours été les plus fertiles en grands généraux et en grands politiques : le même soleil vivifie les cèdres et les platanes. Au reste, cette passion de la gloire, qui, divinisée chez les païens, a reçu les hommages de toutes les républiques, n’a principalement été honorée que dans les républiques pauvres et guerrières. C H A PIT R E X X I I I Que les nations pauvres ont toujours été et plus avides de gloire, et plus fécondes en grands hommes, que les nations opulentes Les héros, dans les républiques commerçantes, semblent ne s’y présenter que pour y détruire la tyrannie et disparaître avec elle. C’était dans le premier moment de la liberté de la Hollande que Balzac disait de ses habitants, qu’ils avaient mérité d’avoir Dieu seul pour roi, puisqu’ils n’avaient pu endurer d’avoir un roi pour Dieu. Le sol propre à la production des grands hommes est, dans ces républiques, bientôt épuisé. C’est la gloire de Carthage qui disparaît avec Hannibal. L’esprit de commerce y détruit nécessairement l’esprit de force et de courage. Les peuples riches, dit ce même Balzac, se gouvernent par les discours de la raison qui conclut à l’utile, et non selon l’institution morale qui se propose l’honnête et le hasardeux. Le courage vertueux ne se conserve que chez les nations pauvres. De tous les peuples, les Scythes étaient, peut-être, les seuls qui chantassent des hymnes en l’honneur des dieux, sans jamais leur demander aucune grâce ; persuadés, disaient-ils, que rien ne manque à l’homme de courage. Soumis à des chefs dont le pouvoir était assez étendu, ils étaient indépendants, parce qu’ils cessaient d’obéir au chef lorsqu’il 458 De l’Esprit cessait d’obéir aux lois, Il n’en est pas des nations riches, comme de ces Scythes, qui n’avaient d’autre besoin que celui de la gloire. Partout où le commerce fleurit, on préfère les richesses à la gloire, parce que ces richesses sont l’échange de tous les plaisirs, et que l’acquisition en est plus facile. Or, quelle stérilité de vertus et de talents cette préférence ne doit-elle point occasionner ? La gloire ne pouvant jamais être décernée que par la reconnaissance publique, l’acquisition de la gloire est toujours le prix des services rendus à la patrie : le désir de la gloire suppose toujours le désir de se rendre utile à sa nation. Il n’en est pas ainsi du désir des richesses. Elles peuvent être quelquefois le prix de l’agiotage, de la bassesse, de l’espionnage, et souvent du crime ; elles sont rarement le partage des plus spirituels et des plus vertueux. L’amour des richesses ne porte donc pas nécessairement à l’amour de la vertu. Les pays commerçants doivent donc être plus féconds en bons négociants qu’en bons citoyens, en grands banquiers qu’en héros. Ce n’est donc point sur le terrain du luxe et des richesses, mais sur celui de la pauvreté, que croissent les sublimes vertus(a) ; rien de si rare que de rencontrer des âmes élevées (b) (a) J’y ajouterai le bonheur. Ce qu’il est impossible de dire des particuliers, peut se dire des peuples ; c’est que les plus vertueux sont toujours les plus heureux : or, les plus vertueux ne sont pas les plus riches et les plus commerçants. (b) De tous les peuples de la Germanie, les Suiones1, dit Tacite, ▶ 1. Les Suédois, Suiones, Sueones, étaient un ancien peuple germanique établi en Scandinavie. La forme suiones apparaît dans La Germanie de Tacite. discours iii, chapitre xxiii 1. Robert Walpole, 1er comte d’Oxford (1676 -1745) membre du Parti whig, et premier véritable Premier ministre de GrandeBretagne. 459 dans les empires opulents ; les citoyens y contractent trop de besoins. Quiconque les a multipliés a donné à la tyrannie des otages de sa bassesse et de sa lâcheté. La vertu, qui se contente de peu, est la seule qui soit à l’abri de la corruption. C’est cette espèce de vertu qui dicta la réponse que fit au ministre anglais un seigneur distingué par son mérite. La cour ayant intérêt de l’attirer dans son parti, M. Walpole1 va le trouver : je viens, lui dit-il, de la part du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, et vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite. Milord, lui répliqua le seigneur anglais, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous. On lui sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot dont il avait dîné. Se tournant alors vers M. Walpole, Milord, ajouta-t-il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas, soit un homme que la cour puisse aisément gagner ? Dites au roi ce que vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui faire. Un pareil discours part d’un caractère qui fait rétrécir le cercle de ses besoins : et combien en est-il qui, dans un pays riche, résistent à la tentation perpétuelle des superfluités ? Combien la pauvreté d’une nation ne rend-elle pas à la patrie d’hommes vertueux que le luxe eût corrompus ? Ô philosophes, s’écriait souvent Socrate, vous qui représentez les dieux sur la terre, sachez comme eux vous suffire à vous-mêmes, vous contenter de peu ; ▶ sont les seuls, qui, à l’exemple des Romains, fassent cas des richesses, et qui soient, comme eux, soumis au despotisme. 460 De l’Esprit surtout, n’allez point, en rampant, importuner les princes et les rois. « Rien de plus ferme et de plus vertueux, dit Cicéron, que le caractère des premiers sages de la Grèce. Aucun péril ne les effrayait, aucun obstacle ne les décourageait, aucune considération ne les retenait, et ne leur faisait sacrifier la vérité aux volontés absolues des princes. » Mais ces philosophes étaient nés dans un pays pauvre : aussi leurs successeurs ne conservèrent-ils pas toujours les mêmes vertus. On reproche à ceux d’Alexandrie d’avoir eu trop de complaisance pour les princes leurs bienfaiteurs, et d’avoir acheté par des bassesses le tranquille loisir dont ces princes les laissaient jouir. C’est à ce sujet que Plutarque s’écrie : « Quel spectacle plus avilissant pour l’humanité que de voir des sages prostituer leurs éloges aux gens en place ! Faut-il que les cours des rois soient si souvent l’écueil de la sagesse et de la vertu ! Les grands ne devraient-ils pas sentir que tous ceux qui ne les entretiennent que de choses frivoles les trompent(c) ? La vraie manière de les servir c’est de leur reprocher leurs vices et leurs travers, de leur apprendre qu’il leur sied mal de passer les jours dans (c) Il fut sans doute un temps où les gens d’esprit n’avaient droit de parler aux princes que pour leur dire des choses vraiment utiles. En conséquence, les philosophes de l’Inde ne sortaient qu’une fois l’an de leur retraite. C’était pour se rendre au palais du roi. Là, chacun déclarait à haute voix et ses réflexions politiques sur l’administration, et les changements ou les modifications qu’on devait apporter dans les lois. Ceux dont les réflexions étaient, trois fois de suite, jugées fausses ou peu importantes, perdaient le droit de parler. Histoire critique de la philosophie, tome II. discours iii, chapitre xxiii 461 les divertissements. Voilà le seul langage digne d’un homme vertueux ; le mensonge et la flatterie n’habitent jamais sur ses lèvres. » Cette exclamation de Plutarque est sans doute très belle ; mais elle prouve plus d’amour pour la vertu que de connaissance de l’humanité. Il en est de même de celle de Pythagore : « Je refuse, dit-il, le nom de philosophes à ceux qui cèdent à la corruption des cours : ceux-là seuls sont dignes de ce nom, qui sont prêts à sacrifier, devant les rois, leur vie, leurs richesses, leurs dignités, leurs familles, et même leur réputation. C’est, ajoute Pythagore, par cet amour pour la vérité qu’on participe à la divinité ; et qu’on s’y unit de la manière la plus noble et la plus intime. » De tels hommes ne naissent pas indifféremment dans toute espèce de gouvernements : tant de vertus sont l’effet ou du fanatisme philosophique qui s’éteint promptement, ou d’une éducation singulière, ou d’une excellente législation. Les philosophes, de l’espèce dont parlent Plutarque et Pythagore, ont presque tous reçu le jour chez des peuples, pauvres et passionnés pour la gloire. Non que je regarde l’indigence comme la source des vertus : c’est à l’administration, plus ou moins sage, des honneurs et des récompenses qu’on doit, chez tous les peuples, attribuer la production des grands hommes. Mais ce qu’on n’imaginera pas sans peine, c’est que les vertus et les talents, ne sont nulle part récompensés d’une manière aussi flatteuse, que dans les républiques pauvres et guerrières. CH A PIT R E X X I V Preuve de cette vérité Pour ôter à cette proposition tout air de paradoxe, il suffit d’observer que les deux objets les plus généraux du désir des hommes sont les richesses et les honneurs. Entre ces deux objets, c’est des honneurs dont ils sont le plus avides, lorsque ces honneurs sont dispensés d’une manière flatteuse pour l’amour-propre. Le désir de les obtenir rend alors les hommes capables des plus grands efforts, et c’est alors qu’ils opèrent des prodiges. Or ces honneurs ne sont nulle part repartis avec plus de justice, que chez les peuples qui, n’ayant que cette monnaie pour payer les services rendus à la patrie, ont, par conséquent, le plus grand intérêt à la tenir en valeur : aussi les républiques pauvres de Rome et de la Grèce ont-elles produit plus de grands hommes que tous les vastes et riches empires de l’Orient. Chez les peuples opulents et soumis au despotisme, on fait et l’on doit faire peu de cas de la monnaie des honneurs. En effet, si les honneurs empruntent leur prix de la manière dont ils sont administrés, et si dans l’Orient les sultans en sont les dispensateurs, on sent qu’ils doivent souvent les décréditer discours iii, chapitre xxiv 463 par le mauvais choix de ceux qu’ils en décorent. Aussi, dans ces pays, les honneurs ne sont proprement que des titres ; ils ne peuvent vivement flatter l’orgueil, parce qu’ils sont rarement unis à la gloire ? Qui n’est point en la disposition des princes, mais du peuple, puisque la gloire n’est autre chose que l’acclamation de la reconnaissance publique Or, lorsque les honneurs sont avilis, le désir de les obtenir s’attiédit ; ce désir ne porte plus les hommes aux grandes choses ; et les honneurs deviennent dans l’État un ressort sans force, dont les gens en place négligent avec raison de se servir. Il est un canton dans l’Amérique, où, lorsqu’un sauvage a remporté une victoire, ou manié adroitement une négociation, on lui dit dans une assemblée de la nation : Tu es un homme. Cet éloge l’excite plus aux grandes actions que toutes les dignités proposées dans les États despotiques à ceux qui s’illustrent par leurs talents. Pour sentir tout le mépris que doit quelquefois jeter sur les honneurs la manière ridicule dont on les administre, qu’on se rappelle l’abus qu’on en faisait sous le règne de Claude : sous cet empereur, dit Pline, un citoyen tua un corbeau célèbre par son adresse ; ce citoyen fut mis à mort ; on fit à cet oiseau des funérailles magnifiques ; un joueur de flûte précédait le lit de parade sur lequel deux esclaves portaient le corbeau, et le convoi était formé par une infinité de gens de tout sexe et de tout âge. C’est à ce sujet que Pline s’écrie : « Que diraient nos ancêtres, si, dans cette même Rome, où l’on enterrait nos premiers rois sans pompe, où l’on n’a point vengé 464 De l’Esprit la mort du destructeur de Carthage et de Numance, ils assistaient aux obsèques d’un corbeau ! » Mais, dira-t-on, dans les pays soumis au pouvoir arbitraire, les honneurs cependant sont quelquefois le prix du mérite. Oui, sans doute : mais ils le sont plus souvent du vice et de la bassesse. Les honneurs sont, dans ces gouvernements, comparables à ces arbres épars dans les déserts, dont les fruits, quelquefois enlevés par les oiseaux du ciel, deviennent trop souvent la proie du serpent qui, du pied de l’arbre, s’est en rampant élevé jusqu’à sa cime. Les honneurs une fois avilis, ce n’est plus qu’avec de l’argent qu’on paye les services rendus à l’État. Or, toute nation qui ne s’acquitte qu’avec de l’argent est bientôt surchargée de dépenses, l’État épuisé devient bientôt insolvable ; alors il n’est plus de récompense pour les vertus et les talents. En vain dira-t-on qu’éclairés par le besoin, les princes, en cette extrémité, devraient avoir recours à la monnaie des honneurs : si, dans les républiques pauvres, où la nation en corps est la distributrice des grâces, il est facile de rehausser le prix de ces honneurs, rien de plus difficile que de les mettre en valeur dans un pays despotique. Quelle probité cette administration de la monnaie des honneurs ne supposerait-elle pas dans celui qui voudrait y donner du cours ? Quelle force de caractère pour résister aux intrigues des courtisans ? Quel discernement pour n’accorder ces honneurs qu’à de grands talents et de grandes vertus, et les refuser constamment à tous ces hommes médiocres discours iii, chapitre xxiv 1. Caius Popilius Laenas, deux fois consul en 172a et en 158a. Pour hâter une négociation difficile, Popilius trace un cercle autour du roi Antiochos IV Épiphane, lui interdisant d’en sortir tant qu’il n’aura pas donné sa réponse à l’injonction romaine. 465 qui les discréditeraient ? Quelle justesse d’esprit pour saisir le moment précis où ces honneurs, devenus trop communs, n’excitent plus les citoyens aux mêmes efforts ; où l’on doit, par conséquent, en créer de nouveaux ? Il n’en est pas des honneurs comme des richesses. Si l’intérêt public défend les refontes dans les monnaies d’or et d’argent, il exige, au contraire, qu’on en fasse dans la monnaie des honneurs, lorsqu’ils ont perdu du prix qu’ils ne doivent qu’à l’opinion des hommes. Je remarquerai, à ce sujet, qu’on ne peut, sans étonnement, considérer la conduite de la plupart des nations, qui chargent tant de gens de la régie de leurs finances, et n’en nomment aucuns pour veiller à l’administration des honneurs. Quoi de plus utile cependant que la discussion sévère du mérite de ceux qu’on élève aux dignités ? Pourquoi chaque nation n’aurait-elle pas un tribunal qui, par un examen profond et public, l’assurât de la réalité des talents qu’elle récompense ? Quel prix un pareil examen ne mettrait-il pas aux honneurs ? Quel désir de les mériter ? Quel changement heureux ce désir n’occasionnerait-il pas et dans l’éducation particulière, et, peu à peu, dans l’éducation publique ? Changement duquel dépend, peut-être, toute la différence qu’on remarque entre les peuples. Parmi les vils et lâches courtisans d’Antiochos, que d’hommes, s’ils eussent été dès l’enfance élevés à Rome, auraient, comme Popilius1 , tracé autour de ce roi le cercle dont il ne pouvait sortir sans se rendre l’esclave ou l’ennemi des Romains ? 466 De l’Esprit Après avoir prouvé que les grandes récompenses sont les grandes vertus, et que la sage administration des honneurs est le lien le plus fort que les législateurs puissent employer pour unir l’intérêt particulier à l’intérêt général, et former des citoyens vertueux ; je suis, je pense, en droit d’en conclure que l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu est un effet de la forme différente de leurs gouvernements. Or ce que je dis de la passion de la vertu, que j’ai prise pour exemple, peut s’appliquer à toute autre espèce de passions. Ce n’est donc point à la nature qu’on doit attribuer ce degré inégal de passions dont les divers peuples paraissent susceptibles. Pour dernière preuve de cette vérité, je vais montrer que la force de nos passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les exciter. C H A PIT R E X XV Du rapport exact entre la force des passions et la grandeur des récompenses qu’on leur propose pour objet Pour sentir toute l’exactitude de ce rapport, c’est à l’histoire qu’il faut avoir recours. J’ouvre celle du Mexique : je vois des monceaux d’or offrir à l’avarice des Espagnols plus de richesses que ne leur en eût procuré le pillage de l’Europe entière. Animés du désir de s’en emparer, ces mêmes Espagnols quittent leurs biens, leurs familles ; entreprennent, sous la conduite de Cortés, la conquête du nouveau monde ; combattent à la fois le climat, le besoin, le nombre, la valeur ; et en triomphent par un courage aussi opiniâtre qu’impétueux. Plus échauffés encore de la soif de l’or, et d’autant plus avides de richesses qu’ils sont plus indigents, je vois les flibustiers passer des mers du nord à celles du sud ; attaquer des retranchements impénétrables ; défaire, avec une poignée d’hommes, des corps nombreux de soldats disciplinés : et ces mêmes flibustiers, après avoir ravagé les côtes du sud, se rouvrir de nouveau un passage dans les mers du nord, en surmontant, par des travaux incroyables, des combats continuels et un courage à toute épreuve, les obstacles que les hommes et la nature mettaient à leur retour. 468 De l’Esprit Si je jette les yeux sur l’histoire du nord, les premiers peuples qui se présentent à mes regards sont les disciples d’Odin. Ils sont animés de l’espoir d’une récompense imaginaire, mais la plus grande de toutes, lorsque la crédulité la réalise. Aussi, tant qu’ils sont animés d’une foi vive, ils montrent un courage qui, proportionné à des récompenses célestes, est encore supérieur à celui des flibustiers. Nos guerriers, avides du trépas, dit un de leurs poètes, le cherchent avec fureur : dans les combats, frappés du coup mortel, on les voit tomber, rire et mourir. Ce qu’un de leurs rois, nommé Lodbrok1, confirme, lorsqu’il s’écrie, sur le champ de bataille : Quelle joie inconnue me saisit ? Je meurs : j’entends la voix d’Odin qui m’appelle ; déjà les portes de son palais s’ouvrent ; j’en vois sortir des filles demi-nues ; elles sont ceintes d’une écharpe bleue qui relève la blancheur de leur sein ; elles s’avancent vers moi, et m’offrent une bière délicieuse dans le crâne sanglant de mes ennemis. Si du nord je passe au midi, j’y vois Mahomet, créateur d’une religion pareille à celle d’Odin, se dire l’envoyé du ciel, annoncer aux Sarrasins que le Très-haut leur a livré la terre, qu’il fera marcher devant eux la terreur et la désolation, mais qu’il faut en mériter l’empire par la valeur. Pour échauffer leur courage, il enseigne que l’Éternel a jeté un pont sur l’abîme des enfers. Ce pont est plus étroit que le tranchant du cimeterre. Après la résurrection, le brave le franchira d’un pied léger pour s’élever aux voûtes célestes ; et le lâche, précipité de ce pont, sera, en tombant, reçu dans la gueule 1. Ragnar Lodbrok, roi semi-légendaire de Suède et du Danemark, qui aurait régné entre 750 et 865. discours iii, chapitre xxv 1. Suivant la tradition, une jument ailée au visage de femme et à la queue de paon, al-Borak, a conduit Mahomet, en compagnie de l’archange Gabriel, à Jérusalem; puis, al-Borak a transporté le Prophète vers le Rocher sacré où une échelle lui permet d’atteindre le ciel. 469 de l’horrible serpent qui habite l’obscure caverne de la maison de la fumée. Pour confirmer la mission du prophète, ses disciples ajoutent que, monté sur l’Al-borak1, il a parcouru les sept cieux, vu l’ange de la mort et le coq blanc, qui, les pieds posés sur le premier ciel, cache sa tête dans le septième ; que Mahomet a fendu la lune en deux, a fait jaillir des fontaines de ses doigts ; qu’il a donné la parole aux brutes ; qu’il s’est fait suivre par les forêts, saluer par les montagnes(a) ; et qu’ami de Dieu, il leur apporte la loi que ce Dieu lui a dictée. Frappés de ces récits, les Sarrasins prêtent aux discours de Mahomet une oreille d’autant plus crédule, qu’il leur fait des descriptions plus voluptueuses du séjour céleste destiné aux hommes vaillants. Intéressés par les plaisirs des sens à l’existence de ces beaux lieux, je les vois, échauffés de la plus vive croyance et soupirant sans cesse après les houris, fondre avec (a) On rapporte beaucoup d’autres miracles de Mahomet. Un chameau rétif l’ayant aperçu de loin, vint, dit-on, se jeter aux genoux de ce prophète, qui le flatta et lui ordonna de se corriger. On raconte qu’une autrefois ce même prophète rassasia trente-mille hommes avec le foie d’une brebis. Le P. Maracio convient du fait, et prétend que ce fut l’œuvre du démon. À l’égard de prodiges encore plus étonnants, tels que de fendre la lune, de faire danser les montagnes, parler les épaules de moutons rôties, les musulmans assurent que s’il les opéra, c’est que des prodiges aussi frappants et qui surpassent autant toute la force et la supercherie humaines, sont absolument nécessaires pour convertir les esprits forts, gens toujours très difficiles en fait de miracles. Les Persans, au rapport de Chardin, croient que Fatima, femme de Mahomet, fut de son vivant enlevée au ciel. Ils célèbrent son assomption. 470 De l’Esprit fureur sur leurs ennemis. Guerriers, s’écrie dans le combat un de leurs généraux, nommé Ikrimah1, je les vois, ces belles filles aux yeux noirs ; elles sont quatre-vingt. Si l’une d’elles paraissait sur la terre, tous les rois descendraient de leur trône pour la suivre. Mais, que vois-je ? C’en est une qui s’avance ; elle a un cothurne d’or pour chaussure ; d’une main elle tient un mouchoir de soie verte, et de l’autre une coupe de topaze ; elle me fait signe de la tête, en me disant : Venez ici, mon bien aimé… Attendez-moi, divine houri ; je me précipite dans les bataillons infidèles, je donne, je reçois la mort et vous rejoins. Tant que les yeux crédules des Sarrasins virent aussi distinctement les houris, la passion des conquêtes, proportionnée en eux à la grandeur des récompenses qu’ils attendaient, les anima d’un courage supérieur à celui qu’inspire l’amour de la patrie : aussi produisit-il de plus grands effets, et les viton, en moins d’un siècle, soumettre plus de nations que les Romains n’en avaient subjugué en six-cents ans. Aussi les Grecs, supérieurs aux Arabes, en nombre, en discipline, en armures et en machines de guerre, fuyaientils devant eux, comme des colombes à la vue de l’épervier(b). (b) L’empereur Héraclius2, étonné des défaites multipliées de ses armées, assemble à ce sujet un conseil, moins composé d’hommes d’État que de théologiens : on y expose les maux actuels de l’empire, on en cherche les causes ; et l’on conclut, selon l’usage de ces temps, que les crimes de la nation avaient irrité le Très-haut, et qu’on ne pourrait mettre fin à tant de malheurs que par le jeûne, les larmes et la prière. Cette résolution prise, l’empereur ne considère aucune des ressources qui lui restaient encore après tant de désastres ; ressources qui ▶ 1. Ikrimah ibn Amr ibn Hishām, (~598-~636), compagnon de Mahomet. 1. Flavius Heraclius Augustus, (575641), empereur romain d’Orient de 610 à 641. discours iii, chapitre xxv 471 Toutes les nations liguées ne leur auraient alors opposé que d’impuissantes barrières. Pour leur résister, il eût fallu armer les chrétiens du même esprit dont la loi de Mahomet animait les musulmans ; promettre le ciel et la palme du martyre, comme saint Bernard la promit du temps des croisades, à tout guerrier qui mourrait en combattant les infidèles : proposition que l’empereur Nicéphore fît aux évêques assemblés, qui, moins habiles que saint Bernard, la rejetèrent d’une commune voix(c). Ils ne s’aperçurent point que ce refus décourageait les Grecs, favorisait l’extinction du christianisme et les progrès des Sarrasins, auxquels on ne pouvait opposer que la digue d’un zèle égal à leur fanatisme. Ces évêques continuèrent donc d’attribuer aux crimes de la nation les calamités qui désolaient l’empire, et dont un œil éclairé eût cherché et découvert la cause dans l’aveuglement de ces mêmes prélats, qui, dans 1. Basile de Césarée, (329379), l’un des principaux Pères de l’Église. ▶ se fussent d’abord présentées à son esprit, s’il avait su que le courage n’était jamais que l’effet des passions ; que, depuis la destruction de la république, les Romains n’étant plus animés de l’amour de la patrie, c’était opposer de timides agneaux à des loups furieux, que de mettre des hommes sans passions aux mains avec des fanatiques. (c) Ils alléguaient, en faveur de leur sentiment, l’ancienne discipline de l’église d’Orient, et le treizième canon de la lettre de saint Basile1 le grand à Amphiloque. Cette lettre portait que tout soldat qui tuait un ennemi dans le combat, ne pouvait, de trois ans, s’approcher de la communion. D’où l’on pourrait conclure que, s’il est avantageux d’être gouverné par un homme éclairé et vertueux, rien ne serait quelquefois plus dangereux que de l’être par un saint. 472 De l’Esprit de pareilles conjonctures, pouvaient être regardés comme les verges dont, le ciel se servait pour frapper l’empire, et comme la plaie dont il l’affligeait. Les succès étonnants des Sarrasins dépendaient tellement de la force de leurs passions, et la force de leurs passions des moyens dont on se servait pour les allumer en eux, que ces mêmes Arabes, ces guerriers si redoutables devant lesquels la terre tremblait et les armées grecques fuyaient dispersées comme la poussière devant les aquilons, frémissaient euxmêmes à l’aspect d’une secte de musulmans nommés les Safriens(d)1. Échauffés, comme tous réformateurs, d’un orgueil plus féroce et d’une croyance plus ferme, ces sectaires voyaient, d’une vue plus distincte, les plaisirs célestes, que l’espérance ne présentait aux autres musulmans que dans un lointain plus confus. Aussi ces furieux Safriens voulaient-ils purger la terre de ses erreurs, éclairer ou exterminer les nations, qui, disaient-ils, à leur aspect, devaient, frappées de terreur ou de lumière, se détacher de leurs préjugés ou de leurs opinions aussi promptement que la flèche se détache de l’arc dont elle est décochée. (d) Ces Safriens étaient si redoutés, qu’Adi, capitaine d’une grande réputation, ayant reçu ordre d’attaquer, avec six-cents hommes, centvingt de ces fanatiques qui s’étaient rassemblés dans le gouvernement d’un nommé BenMervan ; ce capitaine représenta qu’avides de la mort, chacun de ces sectaires pouvait combattre avec avantage contre vingt Arabes ; et qu’ainsi l’inégalité du courage n’étant point dans cette occasion compensée par l’inégalité du nombre, il ne hasarderait point un combat que la valeur déterminée de ces fanatiques rendait si inégal. 1. Sufrites pratiquants d’une tendance de l’islam, mouvement de révolte contre les pouvoirs arabes de l’époque. discours iii, chapitre xxv 473 Ce que je dis des Arabes et des Safriens peut s’appliquer à toutes les nations mues par le ressort des religions ; c’est en ce genre l’égal degré de crédulité, qui, chez tous les peuples, produit l’équilibre de leur passion et de leur courage. À l’égard des passions d’une autre espèce, c’est encore le degré inégal de leur force, toujours occasionné par la diversité des gouvernements et des positions des peuples, qui, dans la même extrémité, les détermine à des partis très différents. Lorsque Thémistocle vint, à main armée, lever des subsides considérables sur les riches alliés de sa république, ces alliés, dit Plutarque, s’empressèrent de les lui fournir, parce qu’une crainte proportionnée aux richesses qu’il pouvait leur enlever les rendait souples aux volontés d’Athènes. Mais, lorsque ce même Thémistocle s’adressa à des peuples indigents, que, débarqué à Andros, il fit les mêmes demandes à ces insulaires, leur déclarant qu’il venait, accompagné de deux puissantes divinités, le Besoin et la Force, qui, disait-il, entraînent toujours la Persuasion à leur suite, Thémistocle, lui répondirent les habitants d’Andros, nous nous soumettrions, comme les autres alliés, à tes ordres, si nous n’étions aussi protégés par deux divinités aussi puissantes que les tiennes, l’Indigence, et le Désespoir qui méconnaît la Force. La vivacité des passions dépend donc ou des moyens(e) que le législateur emploie pour les allumer en nous, ou des (e) De petits moyens produisent toujours de petites passions et de petits effets : il faut de grands motifs pour nous exciter aux entreprises hardies. C’est la faiblesse, encore plus que la sottise, qui dans la plu- ▶ 474 De l’Esprit positions où la fortune nous place. Plus nos passions sont vives, plus les effets qu’elles produisent sont grands. Aussi, les succès, comme le prouve toute l’histoire, accompagnent toujours les peuples animés de passions fortes : vérité trop peu connue, et dont l’ignorance s’est opposée aux progrès qu’on eût fait dans l’art d’inspirer des passions ; art jusqu’à présent inconnu, même à ces politiques de réputation, qui calculent assez bien les intérêts et les forces d’un État, mais qui n’ont jamais senti les ressources singulières qu’en des instants critiques on peut tirer des passions lorsqu’on sait l’art de les allumer. Les principes de cet art, aussi certains que ceux de la géométrie, ne paraissent, en effet, avoir été jusqu’ici aperçus que par de grands hommes dans la guerre ou dans la politique. Sur quoi j’observerai que, si la vertu, le courage, et par consé▶ part des gouvernements éternise les abus. Nous ne sommes pas aussi imbéciles que nous le paraîtrons à la postérité. Est-il, par exemple, un homme qui ne sente l’absurdité de la loi qui défend aux citoyens de disposer de leurs biens avant vingt-cinq ans, et qui leur permet à seize ans d’engager leur liberté chez des moines ? Chacun sait le remède à ce mal, et sent en même temps combien il serait difficile de l’appliquer. Que d’obstacles, en effet, l’intérêt de quelques sociétés ne mettrait-il pas à cet égard au bien public ? Que de longs et pénibles efforts de courage et d’esprit, que de constance enfin ne supposerait pas l’exécution d’un pareil projet ? Pour le tenter, peut-être faudrait-il qu’un homme en place y fût excité par l’espoir de la plus grande gloire ; et qu’il pût se flatter de voir la reconnaissance publique lui dresser partout des statues. L’on doit toujours se rappeler qu’en morale, ainsi qu’en physique et en mécanique, les effets sont toujours proportionnés aux causes. discours iii, chapitre xxv 1. Le siège de Sagonte (219a) mené par les forces d’Hannibal déclencha la deuxième guerre punique. 2. Au bout de quinze mois de siège par Scipion Émilien, Numance, au nord-est de Madrid, tomba en été 133a, vaincue par la famine. 475 quent les passions dont les soldats sont animés, ne contribuent pas moins au gain des batailles, que l’ordre dans lequel ils sont rangés, un traité sur l’art de les inspirer ne serait pas moins utile à l’instruction des généraux que l’excellent traité de l’illustre chevalier Folard sur la tactique(f ). Ce furent les passions réunies de l’amour de la liberté et de la haine de l’esclavage, qui, plus que l’habileté des ingénieurs, firent les célèbres et opiniâtres défenses d’Abydos, de Sagonte1, de Carthage, de Numance2 et de Rhodes. Ce fut dans l’art d’exciter des passions qu’Alexandre surpassa presque tous les autres grands capitaines : c’est à ce même art qu’il dut ces succès, attribués tant de fois, par ceux auxquels on donne le nom de gens sensés, au hasard, ou à une folle témérité, parce qu’ils n’aperçoivent point les ressorts presque invisibles dont ce héros se servait pour opérer tant de prodiges. La conclusion de ce chapitre, c’est que la force des passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les allumer. Maintenant je dois examiner si ces mêmes passions peuvent, dans tous les hommes communément bien organisés, s’exalter au point de les douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit. (f ) La discipline n’est, pour ainsi dire, que l’art d’inspirer aux soldats plus de peur de leurs officiers que des ennemis. Cette peur a souvent l’effet du courage ; mais elle ne tient pas devant la féroce et opiniâtre valeur d’un peuple animé par le fanatisme ou l’amour vif de la patrie. CH A PIT R E X XVI De quel degré de passion les hommes sont susceptibles Si, pour déterminer ce degré, je me transporte sur les montagnes de l’Abyssinie, j’y vois, à l’ordre de leurs califes, des hommes, impatients de la mort, se précipiter les uns sur la pointe des poignards et des rochers, et les autres dans les abîmes de la mer : on ne leur propose cependant point d’autre récompense que les plaisirs célestes promis à tous les musulmans ; mais la possession leur en paraît plus assurée ; en conséquence, le désir d’en jouir se fait plus vivement sentir en eux, et leurs efforts pour les mériter sont plus grands. Nulle autre part que dans l’Abyssinie, on n’employait autant de soin et d’art pour affermir la croyance de ces aveugles et zélés exécuteurs des volontés du prince. Les victimes destinées à cet emploi ne recevaient et n’auraient reçu nulle part une éducation si propre à former des fanatiques. Transportés, dès l’âge le plus tendre, dans un endroit écarté, désert et sauvage du sérail, c’est là qu’on égarait leur raison dans les ténèbres de la foi musulmane, qu’on leur annonçait la mission, la loi de Mahomet, les prodiges opérés par ce prophète, et l’entier dévouement dû aux ordres du calife : c’est là, qu’en leur faisant les descriptions les plus voluptueuses du paradis, on excitait en eux la soif la plus ardente des plai- discours iii, chapitre xxvi 1. Créatures célestes qui, selon le Coran, seront dans le paradis les compagnes des musulmans fidèles. 477 sirs célestes. À peine avaient-ils atteint cet âge où l’on est prodigue de son être ; où, par des désirs fougueux, la nature marque et l’impatience et la puissance qu’elle a de jouir des plaisirs les plus vifs ; qu’alors, pour fortifier la croyance d’un jeune homme et l’enflammer du fanatisme le plus violent, les prêtres, après avoir mêlé dans sa boisson une liqueur assoupissante le transportaient, pendant son sommeil, de sa triste demeure dans un bosquet charmant destiné à cet usage. Là, couché sur des fleurs, entouré de fontaines jaillissantes, il repose jusqu’au moment où l’aurore, en rendant la forme et la couleur à l’univers, éveille toutes les puissances productrices de la nature, et fait circuler l’amour dans les veines de la jeunesse. Frappé de la nouveauté des objets qui l’environnent, le jeune homme porte partout ses regards, et les arrête sur des femmes charmantes, que son imagination crédule transforme en houris1. Complices de la fourbe des prêtres, elles sont instruites dans l’art de séduire : il les voit s’avancer vers lui en dansant ; elles jouissent du spectacle de sa surprise ; par mille jeux enfantins, elles excitent en lui des désirs inconnus, opposent la gaze légère d’une feinte pudeur à l’impatience des désirs qui s’en irritent : elles cèdent enfin à son amour. Alors, substituant à ces jeux enfantins les caresses emportées de l’ivresse, elles le plongent dans ce ravissement dont l’âme ne peut qu’à peine supporter les délices. À cette ivresse, succède un sentiment tranquille, mais voluptueux, qui bientôt est interrompu par de nouveaux plaisirs ; jusqu’à ce qu’enfin épuisé de désirs, ce jeune homme, assis par ces mêmes 478 De l’Esprit femmes dans un banquet délicieux, y soit enivré de nouveau, et reporté pendant son sommeil dans sa première demeure. Il y cherche, à son réveil, les objets qui l’ont enchanté ; ils ont, comme une vision trompeuse, disparu à ses yeux. Il appelle encore les houris ; il ne retrouve près de lui que des imams : il leur raconte les songes qui l’ont fatigué : à ce récit, le front attaché sur la terre, les imams s’écrient : « Ô vase d’élection ! ô mon fils ! sans doute que notre saint prophète t’a ravi aux cieux, t’a fait jouir des plaisirs réservés aux fidèles, pour fortifier ta foi et ton courage. Mérite donc une pareille faveur par un dévouement absolu aux ordres du calife. » C’est par une semblable éducation que ces dervis animaient les Ismaélites de la plus ferme croyance : c’est ainsi qu’ils leur faisaient prendre, si je l’ose dire, la vie en haine et la mort en amour ; qu’ils leur faisaient considérer les portes du trépas comme une entrée aux plaisirs célestes, et leur inspiraient enfin ce courage déterminé, qui, pendant quelques instants, a fait l’étonnement de l’univers. Je dis quelques instants, parce que cette espèce de courage disparaît bientôt avec la cause qui le produit. De toutes les passions, celle du fanatisme, qui, fondée sur le désir des plaisirs célestes, est sans contredit la plus forte, est toujours chez un peuple la passion la moins durable, parce que le fanatisme ne s’établit que sur des prestiges et des séductions dont la raison doit insensiblement saper les fondements. Aussi, les Arabes, les Abyssins, et généralement tous les peuples mahométans, perdirent-ils, dans l’espace d’un siècle, toute la su- discours iii, chapitre xxvi 479 périorité de courage qu’ils avaient sur les autres nations ; et c’est en ce point qu’ils furent fort inférieurs aux Romains. La valeur de ces derniers, excitée par la passion du patriotisme, et fondée sur des récompenses réelles et temporelles, eut toujours été la même, si le luxe n’eût passé à Rome avec les dépouilles de l’Asie, si le désir des richesses n’eût brisé les liens qui unissaient l’intérêt personnel à l’intérêt général, et n’eût à la fois corrompu chez ce peuple et les mœurs et la forme du gouvernement. Je ne puis m’empêcher d’observer, au sujet de ces deux espèces de courages, fondés, l’un sur un fanatisme de religion, l’autre sur l’amour de la patrie, que le dernier est le seul qu’un habile législateur doive inspirer à ses concitoyens. Le courage fanatique s’affaiblit et s’éteint bientôt. D’ailleurs, ce courage prenant sa source dans l’aveuglement et la superstition, dès qu’une nation a perdu son fanatisme, il ne lui reste que sa stupidité ; alors elle devient le mépris de tous les peuples auxquels elle est réellement inférieure à tous égards. C’est à la stupidité musulmane que les chrétiens doivent tant d’avantages remportés sur les Turcs, qui, par leur nombre seul, dit le chevalier Folard, seraient si redoutables, s’ils faisaient quelques légers changements dans leur ordre de bataille, leur discipline et leur armure, s’ils quittaient le sabre pour la baïonnette, et qu’ils pussent enfin sortir de l’abrutissement ou la superstition les retiendra toujours : tant leur religion, ajoute cet illustre auteur, est propre à éterniser la stupidité et l’incapacité de cette nation. 480 De l’Esprit J’ai fait voir que les passions pouvaient, si je l’ose dire, s’exalter en nous jusqu’au prodige : vérité prouvée et par le courage désespéré des Ismaélites ; et par les méditations des Gymnosophistes, dont le noviciat ne s’achevait qu’en trente-sept ans de retraite, d’étude et de silence ; et par les macérations barbares et continues des fakirs ; et par la fureur vengeresse des Japonais(a) ; et par les duels des Européens ; et enfin par la fermeté des gladiateurs, de ces hommes pris au hasard, qui, frappés du coup mortel, tombaient et mouraient sur l’arène avec le même courage qu’ils y avaient combattu. Tous les hommes, comme je m’étais proposé de le prouver, sont donc, en général, susceptibles d’un degré de passion plus que suffisant pour les faire triompher de leur paresse, et les douer de la continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité des lumières. La grande inégalité d’esprit qu’on aperçoit entre les hommes dépend donc uniquement et de la différente éducation qu’ils reçoivent, et de l’enchaînement inconnu et divers des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. En effet, si toutes les opérations de l’esprit se réduisent à sentir, se ressouvenir, et à observer les rapports que ces divers objets ont entre eux et avec nous, il est évident que tous les hommes étant doués, comme je viens de le montrer, de la finesse de sens, de l’étendue de mémoire, et enfin de la capacité d’attention nécessaire pour s’élever aux plus hautes (a) Ils se fendent le ventre en présence de celui qui les a offensés, et celui-ci est, sous peine d’infamie, pareillement contraint de se l’ouvrir. discours iii, chapitre xxvi 481 idées, parmi les hommes communément bien organisés(b), il n’en est, par conséquent, aucun qui ne puisse s’illustrer par de grands talents. J’ajouterai, comme une seconde démonstration de cette vérité, que tous les faux jugements, ainsi que je l’ai prouvé dans mon premier discours, sont l’effet ou de l’ignorance, ou des passions : de l’ignorance, lorsqu’on n’a point dans sa mémoire les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité que l’on cherche ; des passions, lorsqu’elles sont tellement modifiées, que nous avons intérêt à voir les objets différents de ce qu’ils sont. Or, ces deux causes uniques et générales de nos erreurs sont deux causes accidentelles. L’ignorance, premièrement, n’est point nécessaire ; elle n’est l’effet d’aucun défaut d’organisation, puisqu’il n’est point d’homme, comme je l’ai montré au commencement de ce discours, qui ne soit doué d’une mémoire capable de contenir infiniment plus d’objets que n’en exige la découverte des plus hautes vérités. À l’égard des passions, les besoins physiques étant les seules passions immédiatement données par la nature, et les besoins n’étant jamais trompeurs, il est encore évident que le défaut de justesse dans l’esprit n’est point l’effet d’un défaut dans l’organisation ; que nous avons tous en nous la puissance de porter les mêmes jugements sur les mêmes choses. Or, voir de même, c’est avoir également d’esprit. Il est donc certain que l’inégalité d’esprit, aperçue dans (b) C’est-à-dire, ceux dans l’organisation desquels on n’aperçoit aucun défaut, tels que sont la plupart des hommes. 482 De l’Esprit les hommes que j’appelle communément bien organisés, ne dépend nullement de l’excellence plus ou moins grande de leur organisation(c) ; mais de l’éducation différente qu’ils reçoivent, des circonstances diverses dans lesquelles ils se trouvent, enfin du peu d’habitude qu’ils ont de penser, de la haine qu’en conséquence ils contractent, dans leur première jeunesse, pour l’application dont ils deviennent absolument incapables dans un âge plus avancé. Quelque probable que soit cette opinion, comme sa nouveauté peut encore étonner, qu’on se détache difficilement de ses anciens préjugés, et qu’enfin la vérité d’un système se prouve par l’explication des phénomènes qui en dépendent ; je vais, conséquemment à mes principes, montrer, dans le chapitre suivant, pourquoi l’on trouve si peu de gens de génie parmi tant d’hommes tous faits pour en avoir. (c) J’observerai à ce sujet que, si le titre d’homme d’esprit, comme je l’ai fait voir dans le second discours, n’est point accordé au nombre, à la finesse, mais aux choix heureux des idées qu’on présente au public ; et si le hasard, comme l’expérience le prouve, nous détermine à des études plus ou moins intéressantes, et choisit presque toujours pour nous les sujets que nous traitons ; ceux qui regardent l’esprit comme un don de la nature sont, dans cette supposition-là même, obligés de convenir que l’esprit est plutôt l’effet du hasard que de l’excellence de l’organisation ; et qu’on ne peut le regarder comme un pur don de la nature ; à moins d’entendre, par le mot nature, l’enchaînement éternel et universel qui lie ensemble tous les évènements du monde, et dans lequel l’idée du hasard se trouve comprise. C H A PIT R E X XVI I Du rapport des faits avec les principes ci-dessus établis L’expérience semble démentir mes raisonnements ; et cette contradiction apparente peut rendre mon opinion suspecte. Si tous les hommes, dira-t-on, avaient une égale disposition à l’esprit, pourquoi, dans un royaume composé de quinze à dix-huit millions d’âmes, voit-on si peu de Turenne, de Rony, de Colbert, de Descartes, de Corneille, de Molière, de Quinault, de Le Brun, de ces hommes enfin cités comme l’honneur de leur siècle et de leur pays ? Pour résoudre cette question, qu’on examine la multitude des circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former des hommes illustres, en quelque genre que ce soit ; et l’on avouera que les hommes sont si rarement placés dans ce concours heureux de circonstances, que les génies du premier ordre doivent être, en effet, aussi rares qu’ils le sont. Supposons en France seize millions d’âmes douées de la plus grande disposition à l’esprit ; supposons dans le gouvernement un désir vif de mettre ces dispositions en valeur ; si, comme l’expérience le prouve, les livres, les hommes et les secours propres à développer en nous ces dispositions, ne se trouvent que dans une ville opulente, c’est, par conséquent, dans les huit-cent-mille âmes qui vivent ou qui ont 484 De l’Esprit longtemps vécu à Paris(a) qu’on doit chercher et qu’on peut trouver des hommes supérieurs dans les différents genres de sciences etc d’arts. Or, de ces huit-cent-mille âmes, si d’abord l’on en supprime la moitié ; c’est-à-dire, les femmes, dont l’éducation et la vie s’oppose au progrès qu’elles pourraient faire dans les sciences et les arts ; qu’on en retranche encore les enfants, les vieillards, les artisans, les manœuvres, les domestiques, les moines, les soldats, les marchands, et généralement tous ceux qui, par leur état, leurs dignités, leurs richesses, sont assujettis à des devoirs ou livrés à des plaisirs qui remplissent une partie de leur journée ; si l’on ne considère enfin que le petit nombre de ceux qui, placés dès leur jeunesse dans cet état de médiocrité où l’on n’éprouve d’autre peine que celle de ne pouvoir soulager tous les malheureux ; ou d’ailleurs l’on peut, sans inquiétude, se livrer tout entier à l’étude et à la méditation ; il est certain que ce nombre ne peut excéder celui de six mille ; que, de ces six mille, il n’en est pas six-cents d’animés du désir de s’instruire ; que, de ces six-cents, il n’en est pas la moitié qui soient échauffés de ce désir, au degré de chaleurs propre à (a) Qu’on parcoure la liste des grands hommes : on verra que les Molière, les Quinault, les Corneille, les Condé, les Pascal, les Fontenelle, les Malebranche, etc. , ont, pour perfectionner leur esprit, eu besoin du secours de la capitale ; que les talents campagnards sont toujours condamnés a la médiocrité ; et que les Muses, qui recherchent avec tant d’empressement les bois, les fontaines et les prairies, ne seraient que des villageoises, si elles ne prenaient de temps en temps l’air des grandes villes. discours iii, chapitre xxvii 485 seconder en eux les grandes idées ; qu’on n’en comptera pas cent, qui, au désir de s’instruire, joignent la constance et la patience nécessaires pour perfectionner leurs talents, et qui réunissent ainsi deux qualités, que la vanité, trop impatiente de se produire, rend presque toujours inalliables ; qu’enfin, il n’en est peut-être pas cinquante qui, dans leur première jeunesse, toujours appliqués au même genre d’étude, toujours insensibles à l’amour et à l’ambition, n’aient, ou dans des études trop variées, ou dans les plaisirs, ou dans les intrigues, perdu des moments dont la perte est toujours irréparable pour quiconque veut se rendre supérieur en quelque science ou quelque art que ce soit. Or, de ce nombre de cinquante, qui, divisé par celui des divers genres d’étude, ne donnerait qu’un ou deux hommes dans chaque genre, si je déduis ceux qui n’ont pas lu les ouvrages, vécu avec les hommes les plus propres à les éclairer ; et que, de ce nombre ainsi réduit, je retranche encore tous ceux dont la mort, les renversements de fortune ou d’autres accidents pareils ont arrêté les progrès ; je dis que, dans la forme actuelle de notre gouvernement, la multitude des circonstances, dont le concours absolument nécessaire pour former de grands hommes, s’oppose à leur multiplication ; et que les gens de génie doivent être aussi rares qu’ils le sont. C’est donc uniquement dans le moral qu’on doit chercher la véritable cause de l’inégalité des esprits. Alors, pour rendre compte de la disette ou de l’abondance des grands hommes dans certains siècles ou certains pays, on n’a plus 486 De l’Esprit recours aux influences de l’air, aux différents éloignements où les climats sont du soleil, ni à tous les raisonnements pareils, qui, toujours répétés, ont toujours été démentis par l’expérience et l’histoire. Si la différente température des climats avait tant d’influence sur les âmes et sur les esprits, pourquoi ces Romains(b), si magnanimes, si audacieux sous un gouvernement républicain, seraient-ils aujourd’hui si mous et si efféminés ? Pourquoi ces Grecs et ces Égyptiens, qui, jadis si recommandables par leur esprit et leur vertu, étaient l’admiration de la terre, en sont-ils aujourd’hui le mépris ? Pourquoi ces Asiatiques, si braves sous le nom d’Éléamites, si lâches et si vils du temps d’Alexandre sous celui de Perses, seraient-ils, sous le nom de Parthes, devenus la terreur de Rome, dans un siècle où les Romains n’avaient encore rien perdu de leur courage et de leur discipline ? Pourquoi les Lacédémoniens, les plus braves et les plus vertueux des Grecs, tant qu’ils furent religieux observateurs des lois de Lycurgue, perdirent-ils l’une et l’autre de ces réputations, lorsqu’après la guerre du Péloponnèse, ils eurent laissé introduire l’or et le luxe chez eux ? Pourquoi ces anciens Cattes1, si redoutables aux Gaulois, n’auraient-ils plus le même courage ? Pourquoi ces Juifs, si (b) En avouant que les Romains d’aujourd’hui ne ressemblent point aux anciens Romains, quelques-uns prétendent qu’ils ont ceci de commun, c’est d’être les maîtres du monde. Si l’ancienne Rome, disent-ils, le conquit par ses vertus et sa valeur, Rome moderne l’a reconquis par ses ruses et ses artifices politiques ; et le pape Grégoire VII est le César de cette seconde Rome. 1. Chattes, ou Cattes , peuple germanique établi au début de l’ère chrétienne dans la région du cours supérieur de la Weser et de l’Eder. discours iii, chapitre xxvii 1. « De chez les Brahmanes, je passai en Éthiopie, puis je descendis en Égypte, où je demeurai quelque temps chez les prêtres et les prophètes du pays, que j’instruisis du culte des dieux ; je me rendis ensuite à Babylone pour initier les Chaldéens et les Mages. De là, parcourant la Scythie, je vins en Thrace où j’habitai avec Eumolpe et Orphée, que je choisis pour être mes précurseurs en Grèce. » Lucien, Les Esclaves fugitifs, 8. 487 souvent défaits par leurs ennemis, montrèrent-ils, sous la conduite des Macchabées, un courage digne des nations les plus belliqueuses ? Pourquoi les sciences et les arts, tour à tour cultivés et négligés chez les différents peuples, ont-ils successivement parcouru presque tous les climats ? Dans un dialogue de Lucien, « Ce n’est point en Grèce, dit la Philosophie, que je fis ma première demeure. Je portai d’abord mes pas vers l’Indus ; et l’Indien, pour m’écouter, descendit humblement de son éléphant. Des Indes, je tournai vers l’Éthiopie ; je me transportai en Égypte : d’Égypte, je passai à Babylone ; je m’arrêtai en Scythie ; je revins par la Thrace. Je conversai avec Orphée, et Orphée m’apporta en Grèce 1. » Pourquoi la philosophie a-t-elle passé de la Grèce dans l’Hespérie, de l’Hespérie à Constantinople et dans l’Arabie ? Et pourquoi, repassant d’Arabie en Italie, a-t-elle trouvé des asiles dans la France, l’Angleterre, et jusque dans le nord de l’Europe ? Pourquoi ne trouve-t-on plus de Phocion à Athènes, de Pélopidas à Thèbes, de Decius à Rome ? La température de ces climats n’a pas changé : à quoi donc attribuer la transmigration des arts, des sciences, du courage et de la vertu, si ce n’est à des causes morales ? C’est à ces causes que nous devons l’explication d’une infinité de phénomènes politiques, qu’on essaie en vain d’expliquer par le physique. Tels sont les conquêtes des peuples du nord, l’esclavage des orientaux, le génie allégorique de ces mêmes nations, la supériorité de certains peuples dans cer- 488 De l’Esprit tains genres de sciences ; supériorité qu’on cessera, je pense, d’attribuer à la différente température des climats, lorsque j’aurai rapidement indiqué la cause de ces principaux effets. CH A PIT R E X XVI I I Des conquêtes des peuples du nord La cause physique des conquêtes des septentrionaux est, dit-on, renfermée dans cette supériorité de courage ou de force dont la nature a doué les peuples du nord préférablement à ceux du midi. Cette opinion, propre à flatter l’orgueil des nations de l’Europe, qui, presque toutes, tirent leur origine des peuples du nord, n’a point trouvé de contradicteurs. Cependant, pour s’assurer de la vérité d’une opinion si flatteuse, examinons si les septentrionaux sont réellement plus courageux et plus forts que les peuples du midi. Pour cet effet, sachons d’abord ce que c’est que le courage, et remontons jusqu’aux principes qui peuvent jeter du jour sur une des questions les plus importantes de la morale et de la politique. Le courage n’est, dans les animaux, que l’effet de leurs besoins : ces besoins sont-ils satisfaits ? Ils deviennent lâches : le lion affamé attaque l’homme, le lion rassasié le fuit. La faim de l’animal une fois apaisée, l’amour de tout être pour sa conservation l’éloigne de tout danger. Le courage, dans les animaux, est donc un effet de leur besoin. Si nous donnons le nom de timides aux animaux pâturants, c’est qu’ils ne sont pas forcés de combattre pour se nourrir, c’est qu’ils 490 De l’Esprit n’ont nuls motifs de braver les dangers : ont-ils un besoin ? Ils ont du courage ; le cerf en rut est aussi furieux qu’un animal vorace. Appliquons à l’homme ce que j’ai dit des animaux. La mort est toujours précédée de douleurs ; la vie toujours accompagnée de quelques plaisirs. On est donc attaché à la vie par la crainte de la douleur et par l’amour du plaisir ; plus la vie est heureuse, plus on craint de la perdre : et de là les horreurs qu’éprouvent, à l’instant de la mort, ceux qui vivent dans l’abondance. Au contraire, moins la vie est heureuse, moins on a de regret à la quitter : de là cette insensibilité avec laquelle le paysan attend la mort. Or, si l’amour de notre être est fondé sur la crainte de la douleur et l’amour du plaisir, le désir d’être heureux est donc en nous plus puissant que le désir d’être. Pour obtenir l’objet à la possession duquel on attache son bonheur, chacun est donc capable de s’exposer à des dangers plus ou moins grands, mais toujours proportionnés au désir plus ou moins vif qu’il a de posséder cet objet(a). Pour être absolument sans courage, il faudrait être absolument sans désir. Les objets des désirs des hommes sont variés ; ils sont animés de passions différentes, telles sont l’avarice, l’ambition, l’amour de la patrie, celui des femmes, etc. En conséquence, l’homme capable des résolutions les plus hardies pour satisfaire une certaine passion, sera sans courage lorsqu’il s’agira (a) La nation la plus courageuse est, par cette raison, la nation où la valeur est le mieux récompensée, et la lâcheté le plus punie. discours iii, chapitre xxviii 491 d’une autre passion. On a vu mille fois le flibustier, animé d’une valeur plus qu’humaine lorsqu’elle était soutenue par l’espoir du butin, se trouver sans courage pour se venger d’un affront. César, qu’aucun péril n’étonnait quand il marchait à la gloire, ne montait qu’en tremblant dans son char, et ne s’y asseyait jamais qu’il n’eût superstitieusement récité trois fois un certain vers qu’il s’imaginait devoir l’empêcher de verser(b). L’homme timide, que tout danger effraye, peut s’animer d’un courage désespéré, s’il s’agit de défendre sa femme, sa maîtresse ou ses enfants. Voilà de quelle manière l’on peut expliquer une partie des phénomènes du courage, et la raison pour laquelle le même homme est brave ou timide, selon les circonstances diverses dans lesquelles il est placé. Après avoir prouvé que le courage est un effet de nos besoins, une force qui nous est communiquée par nos passions, et qui s’exerce sur les obstacles que le hasard ou l’intérêt d’autrui mettent à notre bonheur, il faut maintenant, pour prévenir toute objection et jeter plus de jour sur une matière si importante, distinguer deux espèces de courage. Il en est un que je nomme vrai courage : il consiste à voir le danger tel qu’il est et à l’affronter. Il en est un autre qui n’en a, pour ainsi dire, que les effets : cette espèce de courage, commun à presque tous les hommes, leur fait braver les dangers, parce qu’ils les ignorent ; parce que les passions, en fixant toute leur attention sur l’objet de leurs désirs, leur dérobent du moins une partie du péril auquel elles les exposent. (b) Voyez l’Histoire critique de la philosophie. 492 De l’Esprit Pour avoir une mesure exacte du vrai courage de ces sortes de gens, il faudrait pouvoir en soustraire toute la partie du danger que les passions ou les préjugés leur cachent ; et cette partie est ordinairement très considérable. Proposez le pillage d’une ville à ce même soldat qui monte avec crainte à l’assaut, l’avarice fascinera ses yeux ; il attendra impatiemment l’heure de l’attaque ; le danger disparaîtra ;il sera d’autant plus intrépide, qu’il sera plus avide. Mille autres causes produisent l’effet de l’avarice : le vieux soldat est brave, parce que l’habitude d’un péril auquel il a toujours échappé rend à ses yeux le péril nul ; le soldat victorieux marche à l’ennemi avec intrépidité, parce qu’il ne s’attend point à sa résistance, et croit triompher sans danger. Celui-ci est hardi, parce qu’il se croit heureux ; celui-là, parce qu’il se croit dur ; un troisième, parce qu’il se croit adroit. Le courage est donc rarement fondé sur un vrai mépris de la mort. Aussi l’homme intrépide l’épée à la main, sera souvent poltron au combat du pistolet. Transportez sur un vaisseau le soldat qui brave la mort dans le combat ; il ne la verra qu’avec horreur dans la tempête, parce qu’il ne la voit réellement que là. Le courage est donc souvent l’effet d’une vue peu nette du danger qu’on affronte, ou de l’ignorance entière de ce même danger. Que d’hommes sont saisis d’effroi au bruit du tonnerre, et craindraient de passer une nuit dans un bois éloigné des grandes routes, lorsqu’on n’en voit aucun qui n’aille de nuit et sans crainte de Paris à Versailles ? Cependant la maladresse d’un postillon, ou la rencontre d’un assas- discours iii, chapitre xxviii 1. Les Aries […] hommes farouches, pour enchérir encore sur leur sauvage nature, empruntent le secours de l’art et du temps : ils noircissent leurs boucliers, se teignent la peau, choisissent pour combattre la nuit la plus obscure. Tacite, Mœurs des Germains, XLIII. 493 sin dans une grande route, sont des accidents plus communs, et par conséquent plus à craindre qu’un coup de tonnerre ou la rencontre de ce même assassin dans un bois écarté. Pourquoi donc la frayeur est-elle plus commune dans le premier cas que dans le second ? C’est que la lueur des éclairs et le bruit du tonnerre, ainsi que l’obscurité des bois, présentent chaque instant à l’esprit l’image d’un péril que ne réveille point la route de Paris à Versailles. Or il est peu d’hommes qui soutiennent la présence du danger : cet aspect a sur eux tant de puissance, qu’on a vu des hommes, honteux de leur lâcheté, se tuer et ne pouvoir se venger d’un affront. L’aspect de leur ennemi étouffait en eux le cri de l’honneur ; il fallait, pour y obéir, que, seuls et s’échauffant eux-mêmes de ce sentiment, il saisissent le moment d’un transport pour se donner, si je l’ose dire, la mort, sans s’en apercevoir. C’est aussi pour prévenir l’effet que produit, sur presque tous les hommes, la vue du danger, qu’à la guerre, non content de ranger les soldats dans un ordre qui rend leur fuite très difficile, on veut encore, en Asie, les échauffer d’opium ; en Europe, d’eau-de-vie ; et les étourdir ou par le bruit du tambour ou par les cris qu’on leur fait jeter(c). C’est par ce (c) Le maréchal de Saxe, en parlant des Prussiens, dit à ce sujet, dans ses Rêveries, que l’habitude où ils sont de charger leurs armes en marchant, est très bonne. Distrait par cette occupation, le soldat, ajoute-t-il, en voit moins le danger. En parlant d’un peuple nommé les Aries1, qui se peignaient le corps d’une manière effroyable, pourquoi Tacite dit-il que, dans un combat, les yeux sont les premiers vaincus ? C’est qu’un objet nouveau rappelle ▶ 494 De l’Esprit moyen que, leur cachant une partie du danger auquel on les expose, on met leur amour pour l’honneur en équilibre avec leur crainte. Ce que je dis des soldats, je le dis des capitaines : entre les plus courageux, il en est peu, qui, dans le lit(d) ou sur l’échafaud, considèrent la mort d’un œil tranquille. Quelle faiblesse ce maréchal de Biron1, si brave dans les combats, ne montra-t-il pas au supplice ? Pour soutenir la présence du trépas, il faut être ou dégoûté de la vie, ou dévoré de ces passions fortes qui déterminèrent Calanus, Caton et Porcie à se donner la mort. Ceux qu’animent toutes ces sortes passions n’aiment la vie qu’à certaines conditions : leur passion ne leur cache point le danger auquel ils s’exposent ; ils le voient tel qu’il est, et le bravent. Brutus veut affranchir Rome de la tyrannie ; il assassine César, il lève une armée, attaque, combat Octave ; il est vaincu, il se tue : la vie lui est insupportable sans la liberté de Rome. Quiconque est susceptible de passions aussi vives est capable des plus grandes choses : non seulement il brave la mort, mais encore la douleur. Il n’en est pas ainsi de ces hommes qui se donnent la mort par dégoût pour la vie : ils méritent presque autant le nom de sages que de courageux ; ▶ plus distinctement à la mémoire du soldat l’image de la mort qu’il n’entrevoyait que confusément. (d) Si les jeunes montrent en général plus de courage au lit de la mort, et plus de faiblesse sur l’échafaud, que les vieillards ; c’est que, dans le premier cas, les jeunes gens conservent plus d’espoir ; et que, dans le second, ils font une plus grande perte. 1. Charles de Gontaut, duc de Biron, (15621602), maréchal de France, connu pour l’amitié que lui portait Henri IV, qu’il trahit pourtant. discours iii, chapitre xxviii 495 la plupart seraient sans courage dans les tortures : ils n’ont point assez de vie et de force en eux pour en supporter les douleurs. Le mépris de la vie n’est point, en eux, l’effet d’une passion forte, mais de l’absence des passions ; c’est le résultat d’un calcul par lequel ils se prouvent qu’il vaut mieux n’être pas que d’être malheureux. Or cette disposition de leur âme les rend incapables des grandes choses. Quiconque est dégoûté de la vie, s’occupe peu des affaires de ce monde. Aussi parmi tant de Romains qui se sont volontairement donné la mort, en est-il peu qui, par le massacre des tyrans, aient osé la rendre utile à leur patrie. En vain dirait-on que la garde qui, de toutes parts, environnait les palais de la tyrannie, leur en défendait l’accès : c’était la crainte des supplices qui désarmait leur bras. De pareils hommes se noient, se font ouvrir les veines, mais ne s’exposent point à des supplices cruels : nul motif ne les y détermine. C’est la crainte de la douleur qui nous explique toutes les bizarreries de cette espèce de courage. Si l’homme assez courageux pour se brûler la cervelle n’ose se frapper d’un coup de stylet, s’il a de l’horreur pour certains genres de mort, cette horreur est fondée sur la crainte vraie ou fausse d’une plus grande douleur. Les principes ci-dessus établis donnent, je pense, la solution de toutes les questions de ce genre ; et prouvent que le courage n’est point, comme quelques-uns le prétendent, un effet de la température différente des climats, mais des passions et des besoins communs à tous les hommes. Les bornes 496 De l’Esprit de mon sujet ne me permettent pas de parler ici des divers noms donnés au courage, tels que ceux de bravoure, de valeur d’intrépidité, etc. Ce ne sont proprement que des manières différentes dont le courage se manifeste. Cette question examinée, je passe à la seconde. Il s’agit de savoir si, comme on le soutient, on doit attribuer les conquêtes des peuples du nord à la force et à la vigueur particulière dont la nature, dit-on, les a doués. Pour s’assurer de la vérité de cette opinion, c’est en vain que l’on aurait recours à l’expérience : rien n’indique, jusqu’à présent, à l’examinateur scrupuleux, que la nature soit, dans les productions du septentrion, plus forte que dans celles du midi. Si le nord a ses ours blancs et ses aurochs, l’Afrique a ses lions, ses rhinocéros et ses éléphants. On n’a point fait lutter un certain nombre de Nègres de la Côte d’or ou du Sénégal, avec un pareil nombre de Russes ou de Finlandais : on n’a point mesuré l’inégalité de leur force par la pesanteur différente des poids qu’ils pourraient soulever. On est si loin d’avoir rien constaté à cet égard, que, si je voulais combattre un préjugé par un préjugé, j’opposerais, à tout ce qu’on dit de la force des gens du nord, l’éloge qu’on fait de celle des Turcs. On ne peut donc appuyer l’opinion qu’on a de la force et du courage des septentrionaux, que sur l’histoire de leurs conquêtes : mais alors, toutes les nations peuvent avoir les mêmes prétentions, les justifier par les mêmes titres, et se croire toutes également favorisées de la nature. discours iii, chapitre xxviii 1. Timour, (13201405), conquérant turco-mongol. 497 Qu’on parcoure l’histoire : on y verra les Huns quitter les Palus-Méotides pour enchaîner des nations situées au nord de leur pays ; on y verra les Sarrasins descendre en foule des sables brûlants de l’Arabie pour venger la terre, dompter les nations, triompher des Espagnes, et porter la désolation jusque dans le cœur de la France ; on verra ces mêmes Sarrasins briser d’une main victorieuse les étendards des croisés ; et les nations de l’Europe, par des tentatives réitérées, multiplier, dans la Palestine, leurs défaites et leur honte. Si je porte mes regards sur d’autres régions, j’y vois encore la vérité de mon opinion confirmée ; et par les triomphes de Tamerlan1, qui, des bords de l’Indus, descend en conquérant jusqu’aux climats glacés de la Sibérie ; et par les conquêtes des Incas ; et par la valeur des Égyptiens, qui, regardés du temps de Cyrus comme les peuples les plus courageux, se montrèrent, à la bataille de Tembreia, si dignes de leur réputation ; et enfin par ces Romains qui portèrent leurs armes victorieuses jusque dans la Sarmatie, et les Îles Britanniques. Or, si la victoire a volé alternativement du midi au nord, et du nord au midi ; si tous les peuples ont été, tour à tour, conquérants et conquis ; si, comme l’histoire nous l’apprend, les peuples du septentrion(e) ne sont pas moins sensibles aux ardeurs brû(e) Tacite dit que, si les septentrionaux supportent mieux la faim et le froid que les méridionaux , ces derniers supportent mieux qu’eux la soif et la chaleur. Le même Tacite, dans les Mœurs des Germains, dit qu’ils ne soutiennent point les fatigues de la guerre. 498 De l’Esprit lantes du midi, que les peuples du midi le sont à l’âpreté des froids du nord, et s’ils font la guerre avec un désavantage égal dans des climats trop différents du leur ; il est évident que les conquêtes des septentrionaux sont absolument indépendantes de la température particulière de leurs climats ; et qu’on chercherait en vain dans le physique la cause d’un fait dont le moral donne une explication simple et naturelle. Si le nord a produit les derniers conquérants de l’Europe, c’est que des peuples féroces et encore sauvages(f ) tels que l’étaient alors les septentrionaux, sont, comme le remarque le chevalier Folard, infiniment plus courageux et plus propres à la guerre que des peuples nourris dans le luxe, la mollesse, et soumis au pouvoir arbitraire, comme l’étaient(g) alors les (f ) Olaus Wormius1, dans ses Antiquités Danoises, avoue qu’il a tiré la plupart de ses connaissances des rochers du Danemark, c’est-à-dire, des inscriptions qui y étaient gravées en caractères runes ou gothiques. Ces rochers formaient une suite d’histoire et de chronologie qui composait presque toute la bibliothèque du nord. Pour conserver la mémoire de quelque évènement, on se servait de pierres brutes, d’une grosseur prodigieuse ; les unes étaient jetées confusément, on donnait aux autres quelque symétrie. On voit beaucoup de ces pierres dans la plaine de Salisbury en Angleterre, qui servaient de sépulture aux princes et aux héros bretons, comme le prouve la grande quantité d’ossements et d’armures qu’on en tire. (g) Si les Gaulois, dit César, autrefois plus belliqueux que les Germains, leur cèdent maintenant la gloire des armes c’est depuis qu’instruits, par les Romains, dans le commerce, ils le sont enrichis et policés. Ce qui est arrivé dit Tacite, aux Gaulois, est arrivé aux Bretons ; ces deux peuples ont perdu leur courage avec leur liberté. 1. Ole Worm ou Olaus Wormius, (1588-1654), médecin, naturaliste et collectionneur danois. discours iii, chapitre xxviii 499 Romains. Sous les derniers empereurs, les Romains n’étaient plus ce peuple qui, vainqueur des Gaulois et des Germains, tenait encore le midi sous ses lois : alors ces maîtres du monde succombaient sous les mêmes vertus qui les avaient fait triompher de l’univers. Mais, pour subjuguer l’Asie, ils n’eurent, dit-on, qu’à lui porter des chaînes. La rapidité, répondrai-je, avec laquelle ils la conquirent, ne prouve point la lâcheté des peuples du midi. Quelles villes du nord se sont défendues avec plus d’opiniâtreté que Marseille, Numance, Sagonte, Rhodes ? Du temps de Crassus, les Romains ne trouvèrent-ils pas dans les Parthes des ennemis dignes d’eux ? C’est donc à l’esclavage et à la mollesse des Asiatiques que les Romains durent la rapidité de leurs succès. Lorsque Tacite dit que la monarchie des Parthes est moins redoutable aux Romains que la liberté des Germains, c’est à la forme du gouvernement de ces derniers qu’il attribue la supériorité de leur courage. C’est donc aux causes morales, et non à la température particulière des pays du nord, que l’on doit rapporter les conquêtes des septentrionaux. C H A PIT R E XX I X De l’esclavage, et du génie allégorique des orientaux Également frappés de la pesanteur du despotisme oriental, et de la longue et lâche patience des peuples soumis à ce joug odieux, les occidentaux, fiers de leur liberté, ont eu recours aux causes physiques pour expliquer ce phénomène politique. Ils ont soutenu que la luxurieuse Asie n’enfantait que des hommes sans force, sans vertu, et qui, livrés à des désirs brutaux, n’étaient nés que pour l’esclavage. Ils ont ajouté que les contrées du midi ne pouvaient, en conséquence, adopter qu’une religion sensuelle. Leurs conjectures sont démenties par l’expérience et l’histoire : on sait que l’Asie a nourri des nations très belliqueuses ; que l’amour n’amollit point le courage(a) ; que les nations les plus sensibles à ses plaisirs ont, comme le re(a) Les Gaulois, dit Tacite, aimaient les femmes, avaient pour elles la plus grande vénération ; ils leur croyaient quelque chose de divin, les admettaient dans leurs conseils, et délibéraient avec elles sur les affaires d’État. Les Germains en usaient de même avec les leurs ; les décisions des femmes passaient, chez eux, pour des oracles. Sous Vespasien, une Velleda, avant elle une Aurinia1 et plusieurs autres, s’étaient attirés la même vénération. C’est enfin, dit Tacite, à la société des femmes que les Germains doivent leur courage dans les combats et leur sagesse dans les conseils. 1. Velléda ou Véléda, vierge prophétesse celte ou germanique. Aurinia ne se trouve, avec le même sens, que chez Tacite, Germanie, VIII, 2. discours iii, chapitre xxix 1. Charles Ogier, Carolus Ogerius, (15951654), poète latin, secrétaire de Claude de Mesmes, qu’il accompagna dans ses ambassades en Suède, au Danemark et en Pologne. 501 marquent Plutarque et Platon, souvent été les plus braves et les plus courageuses ; que le désir ardent des femmes ne peut jamais être regardé comme une preuve de la faiblesse du tempérament(b) des Asiatiques ; et qu’enfin, longtemps avant Mahomet, Odin avait établi, chez les nations les plus septentrionales, une religion absolument semblable à celle du prophète de l’Orient(c). Forcé d’abandonner cette opinion, et de restituer, si j’ose le dire, l’âme et le corps aux Asiatiques, on a cherché, dans la position physique des peuples de l’Orient, la cause de leur servitude : en conséquence, on a regardé le midi comme une vaste plaine dont l’étendue fournissait à la tyrannie les moyens de retenir les peuples dans l’esclavage. Mais cette supposition n’est pas confirmée par la géographie : on sait que le midi de la terre est de toutes parts hérissé de montagnes ; que le nord, au contraire, peut être considéré comme une plaine vaste, déserte et couverte de bois, comme vraisemblablement l’ont jadis été les plaines de l’Asie. Après avoir inutilement épuisé les causes physiques pour y trouver les fondements du despotisme oriental, il faut bien avoir recours aux causes morales, et par conséquent à l’histoire. Elle nous apprend qu’en se poliçant les nations perdent (b) Au rapport du chevalier de Beaujeu, les septentrionaux ont toujours été très sensibles aux plaisirs de l’amour. Ogerius1, in Itinere Danico, dit la même chose. (c) Voyez, dans le chapitre XXV (page 467), l’exacte conformité de ces deux religions. 502 De l’Esprit insensiblement leur courage, leur vertu, et même leur amour pour la liberté ; qu’incontinent après sa formation, toute société, selon les différentes circonstances où elle se trouve, marche d’un pas plus ou moins rapide à l’esclavage. Or, les peuples du midi s’étant les premiers rassemblés en société, doivent, par conséquent, avoir été les premiers soumis au despotisme ; parce que c’est à ce terme qu’aboutit toute espèce de gouvernement, et la forme que tout État conserve jusqu’à son entière destruction. Mais, diront ceux qui croient le monde plus ancien que nous ne le pensons, comment est-il encore des républiques sur la terre ? Si toute société, leur répondra-t-on, tend, en se poliçant, au despotisme, toute puissance despotique tend à la dépopulation. Les climats soumis à ce pouvoir, incultes et dépeuplés après un certain nombre de siècles, se changent en déserts ; les plaines, où s’étendaient des villes immenses, où s’élevaient des édifices somptueux, se couvrent peu à peu de forêts où se réfugient quelques familles, qui insensiblement reforment de nouvelles nations sauvages ; succession qui doit toujours conserver des républiques sur la terre. J’ajouterai seulement à ce que je viens de dire, que, si les peuples du midi sont les peuples les plus anciennement esclaves ; et si les nations de l’Europe, à l’exception des Moscovites, peuvent être regardées comme des nations libres, c’est que ces nations sont plus nouvellement policées : c’est, que du temps de Tacite, les Germains et les Gaulois n’étaient encore que des espèces de sauvages ; et qu’à moins de mettre, par discours iii, chapitre xxix 503 la force des armes, toute une nation à la fois dans les fers, ce n’est qu’après une longue suite de siècles et par des tentatives insensibles, mais continues, que les tyrans peuvent étouffer dans les cœurs l’amour vertueux que tous les hommes ont naturellement pour la liberté, et avilir assez les âmes pour les plier à l’esclavage. Une fois parvenu à ce terme, un peuple devient incapable d’aucun acte de générosité(d). Si les nations de l’Asie font le mépris de l’Europe, c’est que le temps les a soumises à un despotisme incompatible avec une certaine élévation d’âme. C’est ce même despotisme, destructeur de (d) Dans ces pays, la magnanimité ne triomphe point de la vengeance. On ne verra point en Turquie ce qu’on a vu il y a quelques années en Angleterre. Le prince Édouard, poursuivi par les troupes du roi, trouve un asile dans la maison d’un seigneur. Ce seigneur est accusé d’avoir donné retraite au prétendant. On le cite devant les juges ; il s’y présente, et leur dit : Souffrez qu’avant de subir d’interrogatoire, je vous demande lequel d’entre vous, si le prétendant se fut réfugié dans sa maison eût été assez vil et assez lâche pour le livrer ? À cette question, le tribunal se tait, se lève, et renvoie l’accusé. On ne voit point en Turquie de possesseur de terre s’occuper du bien de ses vassaux ; un Turc n’établit point chez lui de manufacture ; il ne supportera point, avec un plaisir secret, l’insolence de ses inférieurs ; insolence qu’une fortune subite inspire presque toujours à ceux qui naissent dans l’indigence. On n’entendra point sortir de sa bouche cette belle réponse que, dans un cas pareil, fit un seigneur anglais à ceux qui l’accusaient de trop de bonté : Si je voulais plus de respect de mes vassaux, je sais, comme vous, que la misère a la voix humble et timide ; mais je veux leur bonheur : et je rends grâces au ciel, puisque leur insolence m’assure maintenant qu’ils sont plus riches et plus heureux. 504 De l’Esprit toute espèce d’esprits et de talents, qui fait encore regarder la stupidité de certains peuples de l’Orient, comme l’effet d’un défaut d’organisation. Il serait cependant facile d’apercevoir que la différence extérieure qu’on remarque, par exemple, dans la physionomie du Chinois et du Suédois, ne peut avoir aucune influence sur leur esprit ; et que, si toutes nos idées, comme l’a démontré M. Locke, nous viennent par les sens, les septentrionaux n’ayant point un plus grand nombre de sens que les orientaux, tous par conséquent ont, par leur conformation physique, d’égales dispositions à l’esprit. Ce n’est donc qu’à la différente constitution des empires, et par conséquent aux causes morales, qu’on doit attribuer toutes les différences d’esprit et de caractère qu’on découvre entre les nations. C’est, par exemple, à la forme de leur gouvernement que les orientaux doivent ce génie allégorique, qui fait et qui doit réellement faire le caractère distinctif de leurs ouvrages. Dans les pays où le sciences ont été cultivées, où l’on conserve encore le désir d’écrire, où l’on est cependant soumis au pouvoir arbitraire, où par conséquent la vérité ne peut se présenter que sous quelque emblème, il est certain que les auteurs doivent insensiblement contracter l’habitude de ne penser qu’en allégorie, Ce fut aussi pour faire sentir à je ne fais quel tyran l’injustice de ses vexations, la dureté avec laquelle il traitait ses sujets, et la dépendance réciproque et nécessaire qui unit les peuples et les souverains, qu’un philosophe indien inventa, dit-on, le jeu des échecs. Il en donna des leçons au tyran ; lui fit remarquer que, si, dans discours iii, chapitre xxix 505 ce jeu, les pièces devenaient inutiles après la perte du roi, le roi, après la prise de ses pièces, se trouvait dans l’impuissance de se défendre ; et que, dans l’un et l’autre cas, la partie était également perdue. Je pourrais donner mille autres exemples de la forme allégorique sous laquelle les idées se présentent aux Indiens ; mais je me contente d’en ajouter un second. (Il n’est pas, je crois, nécessaire d’avertir que les écrivains orientaux sont dans l’usage de personnifier des êtres que nous n’oserions animer.) Ce sont donc trois Contes personnifiés, qui causent entre eux. Ma foi, dit l’un, il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde : chacun nous méprise ; et, jusqu’à la plus frivole odalisque, personne ne nous croit. Que ne nous sommes-nous appelés Histoire ! Sous ce nom, ajoute le second, les savants nous auraient consultés avec respect et confiance. Vraiment, répond le troisième, si Vishnou, Brama ou Mahomet m’eussent fait, et que j’eusse porté le nom de Religion, je n’en serais pas moins un Conte absurde, et cependant la terre m’adorerait en tremblant : parmi les têtes les plus fortes ; peut-être n’en est-il aucune qui pût assurer qu’elle ne m’eût pas cru. Cette fable fait, je crois, sentir que la forme du gouvernement, à laquelle les nations de l’Orient doivent tant d’ingénieuses allégories, a, dans ces mêmes nations, dû occasionner une grande disette d’historiens. En effet, le genre de l’histoire, qui suppose, sans doute, beaucoup d’esprit, n’en exige cependant pas davantage que tout autre genre d’écrire. Pourquoi donc, entre les écrivains, les bons historiens sont- 506 De l’Esprit ils si rates ? C’est que, pour s’illustrer en ce genre, il faut non seulement naître dans l’heureux concours de circonstances propres à former un grand homme, mais encore dans les pays où l’on puisse impunément pratiquer la vertu et dire la vérité. Or, le despotisme s’y oppose, et ferme la bouche aux historiens(e), si sa puissance n’est, à cet égard, enchaînée par quelque préjugé, quelque superstition ou quelque établissement particulier. Tel est, en Chine, l’établissement d’un tribunal d’histoire ; tribunal également sourd, jusqu’aujourd’hui hui, aux prières comme aux menaces des rois(f ). (e) Si, dans ces pays, l’historien ne peut, sans s’exposer à de grands dangers, nommer les traîtres qui, dans les siècles précédents, ont quelquefois vendu leur patrie ; s’il est forcé de sacrifier ainsi là vérité à la vanité de descendants souvent aussi coupables que leurs ancêtres ; comment, en ces pays, un ministre ferait-il le bien public ? Quels obstacles ne mettraient point à ses projets des gens puissants, infiniment plus intéressés à la prolongation d’un abus qu’à la réputation de leurs pères ? Comment, dans ces gouvernements, oser demander des vertus à un citoyen ? Oser déclamer contre la méchanceté des hommes ? Ce ne sont point les hommes qui sont méchants ; c’est la législation qui les rend tels, en punissant quiconque fait le bien et dit la vérité. (f ) Le tribunal d’histoire, dit M. Fréret1, est composé de deux sortes d’historiens. Les uns sont chargés d’écrire ce qui se passe au-dehors du palais, c’est-à-dire, tout ce qui concerne les affaires générales ; et les autres tout ce qui se passe et se dit au-dedans, c’est-à-dire, toutes les actions et les discours du prince, des ministres et des officiers. Chacun des membres de ce tribunal écrit sur une feuille tout ce qu’il a appris. Il la signe, et la jette, sans la communiquer à ses confrères, dans un grand tronc placé au milieu de la salle où l’on s’assemble. Pour faire ▶ 1. Nicolas Fréret, (1688-1749), historien et linguiste. discours iii, chapitre xxix 507 Ce que je dis de l’histoire, je le dis de l’éloquence. Si l’Italie fut si féconde en orateurs, ce n’est pas, comme l’a soutenu la savante imbécillité de quelques pédants de collège, que le sol de Rome fût plus propre que celui de Lisbonne ou de Constantinople à produire de grands orateurs. Rome perdit au même instant son éloquence et sa liberté : cependant nul ▶ connaître l’esprit de ce tribunal, M. Fréret rapporte qu’un nommé T-sou-i-chong fit assassiner T-chouang-chong dont il était le général ; c’était pour se venger de l’affront que ce prince lui avait fait en lui enlevant sa femme. Le tribunal de l’histoire fit dresser une relation de cet évènement, et la mit dans ses archives. Le général en ayant été informé, destitua le président, le condamna à mort, supprima la relation, et nomma un autre président. À peine celui-ci fut-il en place, qu’il fit faire de nouveaux mémoires de cet évènement, pour remplacer la perte des premiers. Le général instruit de cette hardiesse cassa le tribunal, et en fit périr les membres. Aussitôt l’empire fut inondé d’écrits publics, où la conduite du général était peinte avec les couleurs les plus noires. Il craignit une sédition ; il rétablit le tribunal de l’histoire. Les annales de la dynastie des Tang rapportent un autre fait à ce sujet. Tai-t-song, deuxième empereur de la dynastie des Tang, demanda un jour au président de ce même tribunal qu’il lui fit voir les mémoires destinés pour l’histoire de son règne. Seigneur, lui dit le président, songez que nous rendons un compte exact des vices et des vertus des souverains ; que nous cesserions d’être libres, si vous persistiez dans votre demande…. Eh quoi ! lui répondit l’empereur, vous qui me devez ce que vous êtes, vous qui m’étiez si attaché, voudriez-vous instruire la postérité de mes fautes, si j’en commettais ?…. Il ne serait pas, reprit le président, en mon pouvoir de les cacher. Ce serait avec douleur que je les écrirais : mais tel est le devoir de mon emploi, qu’il m’oblige même d’instruire la postérité de la conversation que vous avez aujourd’hui avec moi. 508 De l’Esprit accident arrivé à la terre n’avait, sous les empereurs, changé le climat de Rome. À quoi donc attribuer la disette d’orateurs ou se trouvèrent alors les Romains, si ce n’est à des causes morales, c’est-à-dire, aux changements arrivés dans la forme de leur gouvernement ? Qui doute qu’en forçant les orateurs à s’exercer sur de petits sujets(g), le despotisme n’ait tari les sources de l’éloquence ? Sa force consiste principalement dans la grandeur des sujets qu’elle traite. Supposons qu’il fallût autant d’esprit pour écrire le panégyrique de Trajan, que pour composer les Catilinaires : dans cette hypothèse même, je dis que, par le choix de son sujet, Pline serait resté fort inférieur à Cicéron. Ce dernier ayant à tirer les Romains de l’assoupissement où Catilina voulait les surprendre, il avait à réveiller en eux les passions de la haine et de la vengeance : et comment un sujet si intéressant pour les maîtres du monde n’aurait-il pas fait déférer à Cicéron la palme de l’éloquence ? Qu’on examine à quoi tiennent les reproches de barbarie et de stupidité que les Grecs, les Romains et tous les Européens ont toujours faits aux peuples de l’Orient : l’on verra que les nations n’ayant jamais donné le nom d’esprit qu’à l’assemblage des idées qui leur étaient utiles ; et le despotisme ayant interdit, dans presque toute l’Asie, l’étude de la mo(g) L’air de liberté que Tacite respira dans sa première jeunesse, sous le règne de Vespasien, donna du ressort à son âme. Il devint, dit M. l’abbé de la Bletterie1, un homme de génie ; et il n’eût été qu’un homme d’esprit, s’il fût entré dans le monde sous le règne de Néron. 1. Jean-PhilippeRené de La Bletterie, (16961772), historien et traducteur. discours iii, chapitre xxix 509 rale, de la métaphysique, de la jurisprudence, de la politique, enfin de toutes les sciences intéressantes pour l’humanité ; les orientaux doivent en conséquence être traités de barbares, de stupides, par les peuples éclairés de l’Europe, et devenir éternellement le mépris des nations libres et de la postérité. CH A PIT R E X X X De la supériorité que certains peuples ont eue dans divers genres de sciences La position physique de la Grèce est toujours la même : pourquoi les Grecs d’aujourd’hui sont-ils si différents des Grecs d’autrefois ? C’est que la forme de leur gouvernement a changé ; c’est que, semblable à l’eau qui prend la forme de tous les vases dans lesquels on la verse, le caractère des nations est susceptible de toutes fortes de formes ; c’est qu’en tous les pays, le génie du gouvernement fait le génie des nations(a). (a) Rien en général de plus ridicule et de plus faux que les portraits qu’on fait du caractère des peuples divers. Les uns peignent leur nation d’après leur société, et la font en conséquence ou triste, ou gaie, ou grossière, ou spirituelle. Il me semble entendre des minimes auxquels on demande quel est, en fait de cuisine, le goût français, et qui répondent qu’en France on mange tout à l’huile. D’autres copient ce que mille écrivains ont dit avant eux ; jamais ils n’ont examiné le changement que doivent nécessairement apporter, dans le caractère d’une nation, les changements arrivés dans son administration et dans ses mœurs. On a dit que les Français étaient gais ; ils le répéteront jusqu’à l’éternité. Ils n’aperçoivent pas que le malheur des temps ayant forcé les princes à mettre des impôts considérables sur les campagnes, la nation française ne peut être gaie ; puisque la classe des paysans, qui compose à elle seule les deux tiers de la nation, est dans le besoin, et que le besoin n’est jamais gai : qu’à l’égard même des villes, la nécessité ou, dit-on, se trouvait la police de payer, les jours gras une partie des ▶ discours iii, chapitre xxx 511 Or, sous la forme de république, quelle contrée devait être plus féconde que la Grèce en capitaines, en politiques et en héros ? Sans parler des hommes d’État, quels philosophes ne devait point produire un pays où la philosophie était si honorée ? Où le vainqueur de la Grèce, le roi Philippe, écrivait à Aristote : Ce n’est point de m’avoir donné un fils, dont je rends grâces aux dieux ; c’est de l’avoir fait naître de votre vivant. Je vous charge de son éducation ; j’espère que vous le rendrez digne de vous et de moi. Quelle lettre plus flatteuse encore pour ce philosophe que celle d’Alexandre, du maître ▶ mascarades de la porte St-Antoine, n’est point une preuve de la gaieté de l’artisan et du bourgeois : que l’espionnage peut être utile à la sûreté de Paris ; mais que, poussé un peu trop loin, il répand dans les esprits une méfiance absolument contraire à la joie, par l’abus qu’en ont pu faire quelques-uns de ceux qui en ont été chargés : que la jeunesse, en s’interdisant le cabaret, a perdu une partie de cette gaieté qui souvent a besoin d’être animée par le vin : et qu’enfin, la bonne compagnie, en excluant la grosse joie de ses assemblées, en a banni la véritable. Aussi la plupart des étrangers trouvent-ils, à cet égard, beaucoup de différence entre le caractère de notre nation et celui qu’on lui donne. Si la gaieté habite quelque part en France, c’est certainement les jours de fête aux Porcherons ou sur les Boulevards : le peuple y est trop sage pour pouvoir être regardé comme un peuple gai. La joie est toujours un peu licencieuse. D’ailleurs, la gaieté suppose l’aisance ; et le signe de l’aisance d’un peuple, est ce que certaines gens appellent son insolence, c’est-à-dire, la connaissance qu’un peuple a des droits de l’humanité, et de ce que l’homme doit à l’homme : connaissance toujours interdite à la pauvreté timide et découragée. L’aisance défend ses droits ; l’indigence les cède. 512 De l’Esprit de la terre, qui, sur les débris du trône de Cyrus, lui écrit : J’apprends que tu publies tes traités acroamatiques. Quelle supériorité me reste-t-il maintenant sur les autres hommes ? Les hautes sciences que tu m’as enseignées vont devenir communes ; et tu savais cependant que j’aime encore mieux surpasser les hommes par la science des choses sublimes que par la puissance. Adieu. Ce n’était pas dans le seul Aristote qu’on honorait la philosophie. On sait que Ptolémée, roi d’Égypte, traita Zénon en souverain, et députa vers lui des ambassadeurs ; que les Athéniens élevèrent à ce philosophe un mausolée construit aux dépens du public ; qu’avant la mort de ce même Zénon, Antigonos, roi de Macédoine, lui écrivit : Si la fortune m’a élevé à la plus haute place, si je vous surpasse en grandeur, je reconnais que vous me surpassez en science et en vertu. Venez donc à ma cour ; vous y serez utile non seulement à un grand roi ; mais encore à toute la nation macédonienne. Vous savez quel est sur les peuples le pouvoir de l’exemple : imitateurs serviles de nos vertus, qui les inspire aux princes en donne aux peuples, Adieu. Zénon lui répondit : J’applaudis à la noble ardeur qui vous anime : au milieu du faste de la pompe et des plaisirs qui environnent les rois, il est beau de désirer encore la science et la vertu. Mon grand âge et la faiblesse de ma santé ne me permettent point de me rendre près de vous ; mais je vous envoie deux de mes disciples, Prêtez l’oreille à leurs instructions : si vous les écoutez, ils vous ouvriront la route de la sagesse et du véritable bonheur. Adieu. discours iii, chapitre xxx 513 Au reste, ce n’était pas à la seule philosophie, c’était à tous les arts que les Grecs rendaient de pareils hommages. Un poète était si précieux à la Grèce, que, sous peine de mort et par une loi expresse, Athènes leur défendait de s’embarquer(b). Les Lacédémoniens, que certains auteurs ont pris plaisir à nous peindre comme des hommes vertueux, mais plus grossiers que spirituels, n’étaient pas moins sensibles que les autres Grecs(c) aux beautés des arts et des sciences. Passionnés pour la poésie, ils attirèrent chez eux Archiloque, Xénodamos de Cythère, Xénocrite de Locres, Polymneste, Sacados, Périclité, Phrynis, Timothée(d) : pleins d’estime pour les poésies de Terpandre, de Spendon et d’Alcman, il était défendu à tout esclave de les chanter ; c’était, selon eux, profaner les choses divines. Non moins habiles dans l’art (b) Un poète est aux îles Mariannes regardé comme un homme merveilleux. Ce titre seul le rend respectable à la nation. (c) À la vérité, ils avaient en horreur toute poésie propre à amollir le courage, Ils chassèrent Archiloque de Sparte, pour avoir dit, en vers, qu’il était plus sage de fuir que de périr les armes à la main. Cet exil n’était pas l’effet de leur indifférence pour la poésie, mais de leur amour pour la vertu. Les soins que se donna Lycurgue pour recueillir les ouvrages d’Homère, la statue du Ris qu’il fit élever au milieu de Sparte, et les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, prouvent que le dessein de ce grand homme n’était pas d’en faire un peuple grossier. (d) Les Lacédémoniens Cynethon , Dionysodote, Areus, et Chilon l’un des sept Sages, s’étaient distingués par le talent des vers. La poésie Lacédémonienne, dit Plutarque, simple, mâle, énergique, était pleine de ces traits de feu propres à porter dans les âmes l’ardeur et le courage. 514 De l’Esprit de raisonner que dans l’art de peindre ses pensées en vers : « quiconque, dit Platon, converse avec un Lacédémonien, fût-ce le dernier de tous, peut lui trouver l’abord grossier : mais, s’il entre en matière, il verra ce même homme s’énoncer avec une dignité, une précision, une finesse, qui rendront ses paroles comme autant de traits perçants. Tout autre Grec ne paraîtra, près de lui, qu’un enfant qui bégaie. » Aussi leur apprenait-on, dès la première jeunesse, à parler avec élégance et pureté : on voulait qu’à la vérité des pensées, ils joignissent les grâces et la finesse de l’expression ; que leurs réponses, toujours courtes et justes, fussent pleines de sel et d’agrément. Ceux qui, par précipitation ou par lenteur d’esprit, répondaient mal ou ne répondaient rien, étaient châtiés sur le champ. Un mauvais raisonnement était puni à Sparte, comme le serait ailleurs une mauvaise conduite. Aussi, rien n’en imposait à la raison de ce peuple. Un Lacédémonien, exempt dès le berceau des caprices et des humeurs de l’enfance, était dans sa jeunesse affranchi de toute crainte ; il marchait avec assurance dans les solitudes et les ténèbres : moins superstitieux que les autres Grecs, les Spartiates citaient leur religion au tribunal de la raison. Or, comment les sciences et les arts n’auraient-ils pas jeté le plus grand éclat dans un pays tel que la Grèce, où l’on leur rendait un hommage si général et si constant ? Je dis constant, pour prévenir l’objection de ceux qui prétendent, comme M. l’abbé Dubos, que, dans certains siècles, tels que ceux d’Auguste et de Louis XIV, certains vents amènent les discours iii, chapitre xxx 515 grands hommes, comme des volées d’oiseaux rares. On allègue, en faveur de ce sentiment, les peines que se sont vainement données quelques souverains(e) pour ranimer chez eux les sciences et les arts. Si les efforts de ces princes ont été inutiles, c’est, répondrai-je, parce qu’ils n’ont pas été confiants. Après quelques siècles d’ignorance, le terrain des arts et des sciences est quelquefois si sauvage et si inculte, qu’il ne peut produire de vraiment grands hommes, qu’après avoir auparavant été défriché par plusieurs générations de savants. Tel était le siècle de Louis XIV, dont les grands hommes ont dû leur supériorité aux savants qui les avaient précédés dans la carrière des sciences et des arts : carrière où ces mêmes savants n’avaient pénétré que soutenus de la faveur de nos rois, comme le prouvent et les lettres-patentes du 10 mai 1543, où François Ier fait les plus expresses défenses d’user de médisance et d’invectives contre Aristote(f ), et les vers que Charles IX (e) Les souverains sont sujets à penser que, d’un mot et par une loi, ils peuvent tout à coup changer l’esprit d’une nation ; faire, par exemple, d’un peuple lâche et paresseux un peuple actif et courageux. Ils ignorent que, dans les États, les maladies lentes à se former ne se dissipent qu’avec lenteur ; et que, dans le corps politique, comme dans le corps humain, l’impatience du prince et du malade s’oppose souvent à la guérison. (f ) Dans les plus beaux siècles de l’Église, les uns ont élevé les livres d’Aristote à la dignité du texte divin, et les autres ont mis son portrait en regard avec celui de Jésus-Christ ; quelques-uns ont avancé, dans des thèses imprimées, que, sans Aristote, la religion eût manqué de ses principaux éclaircissements. On lui immola plusieurs critiques et entre▶ 516 De l’Esprit adresse à Ronsard(g). Je n’ajouterai qu’un mot à ce que je viens de dire : c’est, qu’assez semblables à ces artifices, qui, rapidement élancés dans les airs, les parsèment d’étoiles, éclairent un instant l’horizon, s’évanouissent et laissent la nature dans une nuit plus profonde, les arts et les sciences ne font, dans une infinité de pays, que luire, disparaître, et les abandonner aux ténèbres de l’ignorance. Les siècles les plus féconds en grands hommes sont presque toujours suivis d’un siècle où les sciences et les arts sont moins heureusement cultivés. Pour en connaître la cause, ce n’est point au physique qu’il faut avoir recours : le moral suffit pour nous la découvrir. En effet, si l’admiration est toujours l’effet de la surprise, plus les grands hommes sont multipliés dans une nation, moins on les estime, moins on excite en eux le sentiment de l’émulation, moins ils font d’efforts pour atteindre à la perfection, et plus ils en restent éloignés. Après un tel siècle, il faut sou▶ autres Ramus1 : ce philosophe ayant fait imprimer un ouvrage sous le titre de Censure d’Aristote, tous les vieux docteurs, qui, ignorants par état, et opiniâtres par ignorance, se voyaient, pour ainsi dire, chassés de leur patrimoine, cabalèrent contre Ramus, et le firent exiler. (g) Voici les vers que le monarque écrivait au poète : L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner, Doit être à plus haut prix que celui de régner ; Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, T’asservit les esprits dont je n’ai que les corps ; Elle t’en rend le maître, et te sait introduire Où le plus fier tyran ne peut avoir d’empire. 1. Pierre de La Ramée, Petrus Ramus, (~15151572), philosophe converti au calvinisme, assassiné durant la Saint-Barthélemy. discours iii, chapitre xxx 517 vent le fumier de plusieurs siècles d’ignorance pour rendre de nouveau un pays fertile en grands hommes. Il paraît donc que c’est uniquement aux causes morales qu’on peut, dans les sciences et dans les arts, attribuer la supériorité de certains peuples sur les autres ; et qu’il n’est point de nations privilégiées en vertu, en esprit, en courage. La nature, à cet égard, n’a point fait un partage inégal de ses dons. En effet, si la force plus ou moins grande de l’esprit dépendait de la différente température des pays divers, il serait impossible, vu l’ancienneté du monde, que la nation à cet égard la plus favorisée n’eût, par des progrès multipliés, acquis une grande supériorité sur toutes les autres. Or l’estime qu’en fait d’esprit ont tour à tour obtenue les différentes nations, le mépris où elles sont successivement tombées, prouvent le peu d’influence des climats sur les esprits. J’ajouterai même que, si le lieu de la naissance décidait de l’étendue de nos lumières, les causes morales ne pourraient nous donner, en ce genre, une explication aussi simple et aussi naturelle des phénomènes qui dépendraient du physique. Sur quoi j’observerai que, s’il n’est aucun peuple auquel la température particulière de son pays, et les petites différences qu’elle doit produire dans son organisation, ait jusqu’à présent donné aucune supériorité constante sur les autres peuples, on pourrait du moins soupçonner que les petites différences qui peuvent se trouver dans l’organisation des particuliers qui composent une nation, n’ont pas une influence plus sensible 518 De l’Esprit sur leurs esprits(h). Tout concourt à prouver la vérité de cette proposition. Il semble qu’en ce genre les problèmes les plus compliqués ne se présentent à l’esprit que pour se résoudre par l’application des principes que j’ai établis. Pourquoi les hommes médiocres reprochent-ils une conduite extraordinaire à presque tous les hommes illustres ? C’est que le génie n’est point un don de la nature ; et qu’un homme qui prend un genre de vie à peu près semblable à celui des autres, n’a qu’un esprit à peu près pareil au leur ; c’est que, dans un homme, le génie suppose une vie studieuse et appliquée ; et qu’une vie, si différente de la vie commune, paraîtra toujours ridicule. Pourquoi l’esprit, dit-on, est-il plus commun dans ce siècle que dans le siècle précédent ? Et pourquoi le génie y est-il plus rare ? Pourquoi, comme dit Pythagore, voit-on tant de gens prendre le thyrse, et si peu qui soient animés de l’esprit du Dieu qui le porte ? C’est que les gens de lettres, trop souvent arrachés de leur cabinet par le besoin, sont forcés de se jeter dans le monde : il y répandent des lumières, ils y forment des gens d’esprit ; mais ils y perdent nécessairement un temps qu’ils eussent, dans la solitude et la méditation, employé à donner plus d’étendue (h) Si l’on ne peut, à la rigueur, démontrer que la différence de l’organisation n’influe en rien sur l’esprit des hommes que j’appelle communément bien organisés, du moins peut-on assurer que cette influence est légère ; qu’on peut la considérer comme ces quantités peu importantes qu’on néglige dans les calculs algébriques ; et qu’enfin on explique très bien, par les causes morales, ce qu’on a jusqu’à présent attribué au physique, et qu’on n’a pu expliquer par cette cause. discours iii, chapitre xxx 519 à leur génie. L’homme de lettres est comme un corps qui, poussé rapidement entre d’autres corps, perd, en les heurtant, toute la force qu’il leur communique. Ce sont les causes morales qui nous donnent l’explication de tous les divers phénomènes de l’esprit ; et qui nous apprennent que, semblable aux parties de feu, qui, renfermées dans la poudre, y relient sans action si nulle étincelle ne les développe, l’esprit relie sans action s’il n’est mis en mouvement par les passions ; que ce sont les passions qui, d’un stupide, font souvent un homme d’esprit ; et que nous devons tout à l’éducation. Si, comme on le prétend, le génie, par exemple, était un don de la nature, parmi les gens chargés de certains emplois, ou parmi ceux qui naissent ou qui ont longtemps vécu dans la province, pourquoi n’en serait-il aucun qui excellât dans des arts tels que la poésie, la musique et la peinture ? Pourquoi le don du génie ne suppléerait-il pas, et dans les gens chargés d’emplois, à la perte de quelques instants qu’exige l’exercice de certaines places ; et dans les gens de province, à l’entretien d’un petit nombre de gens instruits, qu’on ne rencontre que dans la capitale ? Pourquoi le grand homme n’aurait-il proprement de génie que dans le genre auquel il s’est longtemps appliqué ? Ne sent-on pas que, si cet homme ne conserve pas, en d’autres genres, la même supériorité, c’est que, dans un art dont il n’a pas fait l’objet de ses méditations, l’homme de génie n’a d’autre avantage sur les autres hommes que l’habitude de l’application et la méthode 520 De l’Esprit d’étudier ? Par quelle raison, enfin, entre les grands hommes, les grands ministres sont-ils les hommes les plus rares ? C’est qu’à la multitude de circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former un grand génie, il faut encore unir le concours de circonstances propres à élever cet homme de génie au ministère. Or, la réunion de ces deux concours de circonstances, extrêmement rare chez tous les peuples, est presque impossible dans les pays où le mérite seul n’élève point aux premières places. C’est pourquoi, si l’on en excepte les Xénophon, les Scipion, les Confucius, les César, les Hannibal, les Lycurgue, et, peut-être, dans l’univers une cinquantaine d’hommes d’État dont l’esprit pourrait réellement subir l’examen le plus rigoureux, tous les autres, et même quelques-uns des plus célèbres dans l’histoire, et dont les actions on jeté le plus grand éclat, n’ont été, quelque éloge qu’on donne à l’étendue de leurs lumières, que des esprits très communs. C’est à la force de leur caractère(i), (i) Les caractères forts, et par cette raison souvent injustes, sont, en matière de politique, encore plus propres aux grandes choses que de grands esprits sans caractère, Il faut, dit César, plutôt exécuter que consulter les entreprises hardies. Cependant ces grands caractères sont plus communs que les grands esprits. Une grande passion, qui suffit pour former un grand caractère, n’est encore qu’un moyen d’acquérir un grand esprit. Aussi, entre trois ou quatre cents ministres ou rois, trouve-t-on ordinairement un grand caractère, lorsqu’entre deux ou trois mille on n’est pas toujours sûr de trouver un grand esprit ; supposé qu’il n’y ait d’autres génies vraiment législatifs que ceux de Minos, de Confucius de Lycurgue, etc. discours iii, chapitre xxx 521 plus qu’à celle de leur esprit, qu’ils doivent leur célébrité. Le peu de progrès de la législation, la médiocrité des ouvrages divers et presque inconnus, qu’ont laissé les Auguste, les Tibère, les Titus, les Antonin, les Hadrien, les Maurice et les Charles-Quint, et qu’ils ont composés dans le genre même où ils devaient exceller, ne prouve que trop cette opinion. La conclusion générale de ce discours, c’est que le génie est commun, et les circonstances propres à le développer très rares. Si on peut comparer le profane avec le sacré, on peut dire qu’en ce genre il est beaucoup d’appelés et peu d’élus. L’inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend donc et du gouvernement sous lequel ils vivent, et du siècle plus ou moins heureux où ils naissent, et de l’éducation meilleure ou moins bonne qu’ils reçoivent, et du désir plus ou moins vif qu’ils ont de se distinguer, et enfin des idées plus ou moins grandes ou fécondes, dont ils font l’objet de leurs méditations. L’homme de génie n’est donc que le produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est trouvé(j). Aussi tout (j) L’opinion que j’avance, consolante pour la vanité de la plupart des hommes, en devrait être favorablement accueillie. Selon mes principes, ce n’est point à la cause humiliante d’une organisation moins parfaite qu’ils doivent attribuer la médiocrité de leur esprit ; mais à l’éducation qu’ils ont reçue, ainsi qu’aux circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés. Tout homme médiocre, conformément à mes principes, est en droit de penser que, s’il eût été plus favorisé de la fortune, s’il fût né dans un certain siècle, un certain pays, il eût été lui-même semblable aux grands hommes dont il est forcé d’admirer le génie. ▶ 522 De l’Esprit l’art de l’éducation consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances propres à développer en eux le germe de l’esprit et de la vertu. L’amour du paradoxe ne m’a point conduit à cette conclusion ; mais le seul désir du ▶ Cependant, quelque favorable que soit cette opinion à la médiocrité de la plupart des hommes, elle doit déplaire généralement ; parce qu’il n’est presque point d’homme qui se croie un homme médiocre, et qu’il n’est point de stupide qui, tous les jours, ne remercie avec complaisance la nature, du soin particulier qu’elle a pris de son organisation. En conséquence, il n’est presque point d’hommes qui ne doivent traiter de paradoxe des principes qui choquent ouvertement leurs prétentions. Toute vérité qui blesse l’orgueil lutte longtemps contre ce sentiment, avant que d’en pouvoir triompher. On n’est juste que lorsqu’on a intérêt de l’être. Si le bourgeois exagère moins les avantages de la naissance que le grand seigneur, s’il en apprécie mieux la valeur, ce n’est pas qu’il soit plus sensé ; ses inférieurs n’ont que trop souvent à se plaindre de la sotte hauteur dont il accuse les grands seigneurs : la justesse de son jugement n’est donc qu’un effet de sa vanité ; c’est que, dans ce cas particulier, il a intérêt d’être raisonnable. J’ajouterai à ce que je viens de dire, que les principes ci-dessus établis, en les supposant vrais, trouveront encore des contradicteurs dans tous ceux qui ne les peuvent admettre sans abandonner d’anciens préjugés. Parvenus à un certain âge, la paresse nous irrite contre toute idée neuve qui nous impose la fatigue de l’examen. Une opinion nouvelle ne trouve de partisans que parmi ceux des gens d’esprit qui, trop jeunes encore pour avoir arrêté leurs idées, avoir senti l’aiguillon de l’envie, saisissent avidement le vrai partout où ils l’aperçoivent. Eux seuls, comme je l’ai déjà dit, rendent témoignage à la vérité, la présentent, la font percer et l’établissent dans le monde ; c’est d’eux seuls qu’un philosophe peut attendre quelque éloge : la plupart des autres hommes sont des juges corrompus par la paresse ou par l’envie. discours iii, chapitre xxx 523 bonheur des hommes. J’ai senti et ce qu’une bonne éducation répandrait de lumières, de vertus, et par conséquent de bonheur dans la société, et combien la persuasion où l’on est que le génie et la vertu sont de purs dons de la nature, s’opposait aux progrès de la science de l’éducation, et favorisait, à cet égard, la paresse et la négligence. C’est dans cette vue qu’examinant ce que pouvaient sur nous la nature et l’éducation, je me suis aperçu que l’éducation nous faisait ce que nous sommes : en conséquence, j’ai cru qu’il était du devoir d’un citoyen d’annoncer une vérité propre à réveiller l’attention sur les moyens de perfectionner cette même éducation. Et c’est pour jeter encore plus de jour sur une matière si importante, que je tâcherai, dans le discours suivant, de fixer, d’une manière précise, les idées différentes qu’on doit attacher aux divers noms donnés à l’esprit. DISCOURS IV Des différents noms donnés à l’esprit. CH A PIT R E PR E M I E R Du génie Beaucoup d’auteurs ont écrit sur le génie : la plupart l’ont considéré comme un feu, une inspiration, un enthousiasme divin ; et l’on a pris ces métaphores pour des définitions. J’avoue qu’on ne peut d’abord considérer la grande inégalité d’esprit des hommes, sans admettre entre les esprits la même différence qu’entre les corps, dont les uns sont faibles et délicats, lorsque les autres sont forts et robustes. Qui pourrait, dira-t-on, à cet égard, occasionner des différences dans la manière uniforme dont la nature opère ? Quelque vagues que soient ces espèces de définitions, la même raison cependant qui nous fait dire que le feu est chaud, et mettre au nombre de ses propriétés l’effet qu’il produit sur nous, a dû faire donner le nom de feu à toutes les idées et les sentiments propres à remuer nos passions, et à les allumer vivement en nous. Peu d’hommes ont senti que ces métaphores, applicables à certaines espèces de génie, tel que celui de la poésie ou de l’éloquence, ne l’étaient point à des génies de réflexion, tels que ceux de Locke et de Newton. discours iv, chapitre i 1. « Faire naître, produire, causer », Dictionnaire Gaffiot. 525 Pour avoir une définition exacte du mot génie, et généralement de tous les noms divers donnés à l’esprit, il faut s’élever à des idées plus générales ; et, pour cet effet, prêter une oreille extrêmement attentive aux jugements du public. Le public place également au rang des génies, les Descartes, les Newton, les Locke, les Montesquieu, les Corneille, les Molière, etc. Le nom de génies qu’il donne à des hommes si différents suppose donc une qualité commune qui caractérise en eux le génie. Pour reconnaître cette qualité, remontons jusqu’à l’étymologie du mot génie, puisque c’est communément dans ces étymologies que le public manifeste le plus clairement les idées qu’il attache aux mots. Celui de génie dérive de gignere1, gigno ; j’enfante, je produis ; il suppose toujours invention : et cette qualité est la seule qui appartienne à tous les génies différents. Les inventions ou les découvertes sont de deux espèces. Il en est que nous devons au hasard ; telles sont la boussole, la poudre à canon, et généralement presque toutes les découvertes que nous avons faites dans les arts. Il en est d’autres que nous devons au génie : et, par ce mot de découverte, on doit alors entendre une nouvelle combinaison, un rapport nouveau aperçu entre certains objets ou certaines idées. On obtient le titre d’homme de génie, si les idées qui résultent de ce rapport forment un grand ensemble, 526 De l’Esprit sont fécondes en vérités, et intéressantes pour l’humanité(a). Or, c’est le hasard qui choisit presque toujours pour nous les sujets de nos méditations. Il a donc plus de part qu’on n’imagine aux succès des grands hommes, puisqu’il leur fournit les sujets plus ou moins intéressants qu’ils traitent, et que c’est ce même hasard qui les fait naître dans un moment où ces grands hommes peuvent faire époque. Pour éclaircir ce mot époque, il faut observer que tout inventeur dans un art ou une science, qu’il tire, pour ainsi dire, du berceau, est toujours surpassé par l’homme d’esprit qui le fuit dans la même carrière, et ce second par un troisième, ainsi de suite, jusqu’à ce que cet art ait fait de certains progrès. En est-on au point où ce même art peut recevoir le dernier degré de perfection, ou du moins le degré nécessaire pour en constater la perfection chez un peuple ? Alors celui qui la lui donne obtient le titre de génie, sans avoir quelquefois avancé cet art dans une proportion plus grande que ne l’ont fait ceux qui l’ont précédé. Il ne suffit donc pas d’avoir du génie pour en avoir le titre. Depuis les tragédies de la Passion jusqu’aux poètes Hardy1 et Rotrou2 et jusqu’à la Marianne de Tristan3 , le théâtre français acquiert successivement une infinité de degrés de (a) Le neuf et le singulier dans les idées ne suffit pas pour mériter le titre de génie ; il faut de plus que ces idées neuves soient ou belles, ou générales, ou extrêmement intéressantes. C’est en ce point que l’ouvrage de génie diffère de l’ouvrage original, principalement caractérisé par la singularité. 1. Alexandre Hardy, Alexandre Le Hardy (~1570-1632), dramaturge des plus prolifiques. 2. Jean de Rotrou, dramaturge et poète, (16091650). 3. François L’Hermite du Solier, (1601-1655), gentilhomme et écrivain discours iv, chapitre i 1. Natura non facit saltus. Leibniz, Nouveaux Essais, IV, 16. C’est l’axiome du principe de continuité, anéanti depuis la physique quantique. C’était un principe qu’on voulait opposer à l’atomisme de l’épicurisme. 527 perfection. Corneille naît dans un moment où la perfection qu’il ajoute à cet art doit faire époque ; Corneille est un génie(b). Je ne prétends nullement, par cette observation, diminuer la gloire de ce grand poète, mais prouver seulement que la loi de continuité est toujours exactement observée, et qu’il n’y a point de sauts dans la nature(c)1 . Aussi peut-on appliquer aux sciences l’observation faite sur l’art dramatique. Kepler trouve la loi dans laquelle les corps doivent peser les uns sur les autres ; Newton, par l’application heureuse qu’un calcul très ingénieux lui permet d’en faire au système céleste, assure l’existence de cette loi : Newton fait époque, il est mis au rang des génies. (b) Ce n’est pas que la tragédie ne fût encore, du temps de Corneille, susceptible de nouvelles perfections. Racine a prouvé qu’on pouvait écrire avec plus d’élégance ; Crébillon, qu’on pouvait y porter plus de chaleur ; et Voltaire eût, sans contredit, fait voir qu’on pouvait y mettre plus de pompe et de spectacle, si le théâtre, toujours couvert de spectateurs, ne se fût pas absolument opposé à ce genre de beauté si connu des Grecs. (c) Il est, en ce genre, mille sources d’illusion. Un homme sait parfaitement une langue étrangère : c’est, si l’on veut, l’Espagnol. Si les écrivains espagnols nous sont alors supérieurs dans le genre dramatique, l’auteur français qui profitera de la lecture de leurs ouvrages, ne surpassât-il que de peu ses modèles, doit paraître un homme extraordinaire à des compatriotes ignorants. On ne doutera pas qu’il n’ait porté cet art à ce haut degré de perfection auquel il serait impossible que l’esprit humain pût d’abord l’élever. 528 De l’Esprit Aristote, Gassendi, Montaigne, entrevoient confusément que c’est à nos sensations que nous devons toutes nos idées : Locke éclaircit, approfondit ce principe, en constate la vérité par une infinité d’applications ; et Locke est un génie. Il est impossible qu’un grand homme ne soit toujours annoncé par un autre grand homme(d). Les ouvrages du génie sont semblables à quelques-uns de ces superbes monuments de l’antiquité, qui, exécutés par plusieurs générations de rois, portent le nom de celui qui les achève. Mais, si le hasard, c’est à-dire, l’enchaînement des effets dont nous ignorons les causes, a tant de part à la gloire des hommes illustres dans les arts et dans les sciences ; s’il détermine l’instant dans lequel ils doivent naître pour faire époque et recevoir le nom de génie ; quelle influence plus grande encore ce même hasard n’a-t-il pas sur la réputation des hommes d’État ? César et Mahomet ont rempli la terre de leur renommée. Le dernier est, dans la moitié de l’univers, respecté comme l’ami de Dieu ; dans l’autre, il est honoré comme un grand (d) Je pourrais même dire : accompagné de quelques grands hommes. Quiconque se plaît à considérer l’esprit humain voit, dans chaque siècle, cinq ou six hommes d’esprit tourner autour de la découverte que fait l’homme de génie. Si l’honneur en reste à ce dernier, c’est que cette découverte est, entre ses mains, plus féconde que dans les mains de tout autre ; c’est qu’il rend ses idées avec plus de force et de netteté ; et qu’enfin on voit toujours, à la manière différente dont les hommes tirent parti d’un principe ou d’une découverte, à qui ce principe ou cette découverte appartient. discours iv, chapitre i 529 génie : cependant, ce Mahomet, simple courtier d’Arabie, sans lettres, sans éducation, et dupe lui-même en partie du fanatisme qu’il inspirait, avait été forcé, pour composer le médiocre et ridicule ouvrage nommé Al-Coran, d’avoir recours à quelques moines Grecs. Or, comment, dans un tel homme, ne pas reconnaître l’ouvrage du hasard qui le place dans le temps et les circonstances ou devait s’opérer la révolution à laquelle cet homme hardi ne fit guère que prêter son nom ? Qui doute que ce même hasard, si favorable à Mahomet, n’ait aussi contribué à la gloire de César ? Non, que je prétende rien retrancher des louanges dues à ce héros : mais enfin Sylla avait, comme lui, asservi les Romains. Les faits de guerre ne sont jamais assez circonstanciés dans l’histoire, pour juger si César était réellement supérieur à Sertorius ou à quelque autre capitaine semblable. S’il est le seul des Romains qu’on ait comparé au vainqueur de Darius, c’est que tous deux asservirent un grand nombre de nations. Si la gloire de César a terni celle de presque tous les grands capitaines de la république, c’est qu’il jeta par ses victoires les fondements du trône qu’Auguste affermit(e) ; c’est que (e) Ce n’est pas que César ne fût un des plus grands généraux, même au jugement sévère de Machiavel, qui efface de la liste des capitaines célèbres tous ceux qui, avec de petites armées, n’ont pas exécuté de grandes choses et des choses nouvelles. « Si, pour exciter leur verve, ajoute cet illustre auteur, on voit de grands poètes prendre Homère pour modèle, se demander, en écrivant : Homère eut-il pensé, se fût-il exprimé comme moi ? Il faut pareille- ▶ 530 De l’Esprit sa dictature fut l’époque de la servitude des Romains ; et qu’il fit dans l’univers une révolution dont l’éclat dut nécessairement ajouter à la célébrité que ses grands talents lui avaient méritée. Quelque rôle que je fasse jouer au hasard, quelque part qu’il ait à la réputation des grands hommes, le hasard cependant ne fait rien qu’en faveur de ceux qu’anime le désir vif de la gloire. Ce désir, comme je l’ai déjà dit, fait supporter sans peine la fatigue de l’étude et de la méditation. Il doue un homme de cette constance d’attention nécessaire pour s’illustrer dans quelque art ou quelque science que ce soit. C’est à ce désir qu’on doit cette hardiesse de génie qui cite au tribunal de la raison les opinions, les préjugés et les erreurs consacrées par les temps. C’est ce désir seul qui, dans les sciences ou les arts, nous élève à des vérités nouvelles, ou nous procure des amusements nouveaux. Ce désir enfin est l’âme de l’homme de génie : il est la source de ses ridicules(f ) et de ses succès ; succès ▶ ment qu’un grand général, admirateur de quelque grand capitaine de l’antiquité, imite Scipion et Ziska, dont l’un s’était proposé Cyrus, et l’autre Hannibal pour modèle. » (f ) Tout homme absorbé dans des méditations profondes, occupé d’idées grandes et générales, vit et dans l’oubli de ces attentions, et dans l’ignorance de ces usages qui sont la science des gens du monde : aussi leur paraît-il presque toujours ridicule. Peu d’entre les gens du monde sentent que la connaissance des petites choses suppose presque toujours l’ignorance des grandes ; que tout homme qui mène à peu ▶ discours iv, chapitre i 1. Guillaume Budé, (14671540), humaniste, père du Collège de France, où seront enseignées les langues de l’antiquité, le latin, le grec, l’hébreu. 531 ▶ près la vie de tout le monde, n’a que les idées de tout le monde ; qu’un pareil homme ne s’élève point au-dessus de la médiocrité ; et qu’enfin le génie suppose toujours, dans un homme, un désir vif de la gloire, qui, le rendant insensible à toute espèce de désir, n’ouvre son âme qu’à la passion de s’éclairer. Anaxagore en est un exemple. Il est pressé par les amis de mettre ordre à ses affaires, d’y sacrifier quelques heures de son temps : Ô, mes amis, leur répond-il, vous me demandez l’impossible. Comment partager mon temps entre mes affaires et mes études, moi qui préfère une goutte de sagesse à des tonnes de richesses ? Corneille était sans doute animé du même sentiment, lorsqu’un jeune homme auquel il avait accordé sa fille, et que l’état de ses affaires mettait dans la nécessité de rompre ce mariage, vient le matin chez Corneille, perce jusque dans son cabinet : Je viens, lui dit-il, Monsieur, retirer ma parole et vous exposer les motifs de ma conduite… Eh ! Monsieur, réplique Corneille, ne pouviez-vous, sans m’interrompre, parler de tout cela à ma femme ? Montez chez elle : je n’entends rien à toutes ces affaires-là. Il n’est presque point d’hommes de génie dont on ne puisse citer quelques traits pareils. Un domestique court, tout effrayé, dans le cabinet du savant Budé,, lui dire que le feu est à la maison : eh bien, lui répondit-il, avertissez ma femme : je ne me mêle point des affaires du ménage. Le goût de l’étude ne souffre aucune distraction. C’est à la retraite où ce goût retient les hommes illustres, qu’ils doivent ces mœurs simples et ces réponses inattendues et naïves, qui, si souvent, fournissent aux gens médiocres des prétextes de ridiculiser le génie, que je citerai à ce sujet deux traits du célèbre La Fontaine. Un de ses amis, qui, sans doute, avait la conversion fort à cœur, lui prête un jour son saint Paul. La Fontaine le lit avec avidité : mais, né très doux et très humain, il est blessé de la dureté apparente des écrits de l’apôtre ; il ferme le ▶ 532 De l’Esprit qu’il ne doit ordinairement qu’à l’opiniâtreté avec laquelle il se concentre dans un seul genre. Une science suffit pour remplir toute la capacité d’une âme : aussi n’est-il pas et ne peut-il y avoir de génie universel. La longueur des méditations nécessaires pour se rendre supérieur dans un genre, comparée au court espace de la vie, nous démontre l’impossibilité d’exceller en plusieurs genres. D’ailleurs, il n’est qu’un âge, et c’est celui des passions, où l’on peut dévorer les premières difficultés qui défendent l’accès de chaque science. Cet âge passé, on peut apprendre encore à manier avec plus d’adresse l’outil dont on s’est toujours servi, à mieux développer les idées, à les présenter dans un plus grand jour ; mais on est incapable des efforts nécessaires pour défricher un terrain nouveau. Le génie, en quelque genre que ce soit, est toujours le produit d’une infinité de combinaisons qu’on ne fait que dans la première jeunesse. Au reste, par génie, je n’entends pas simplement le génie des découvertes dans les sciences, ou de l’invention dans le fond et le plan d’un ouvrage ; il est encore un génie de l’ex▶ livre, le reporte à son ami, et lui dit : Je vous rends votre livre : ce saint Paul-là n’est pas mon homme. C’est avec la même naïveté que, comparant un jour saint Augustin à Rabelais, Comment, s’écriait La Fontaine, des gens de goût peuvent-ils préférer la lecture d’un saint Augustin à celle de ce Rabelais si naïf et si amusant ? Tout homme qui se concentre dans l’étude d’objets intéressants, vit isolé au milieu du monde. Il est toujours lui, et presque jamais les autres ; il doit donc leur paraître presque toujours ridicule. discours iv, chapitre i 533 pression. Les principes de l’art d’écrire sont encore si obscurs et si imparfaits, il est en ce genre si peu de données, qu’on n’obtient point le titre de grand écrivain sans être réellement inventeur en ce genre. La Fontaine et Boileau ont porté peu d’invention dans le fonds des sujets qu’ils ont traités : cependant l’un et l’autre sont, avec raison, mis au rang des génies ; le premier, par la naïveté, le sentiment et l’agrément qu’il a jeté dans ses narrations ; le second, par la correction, la force et la poésie de style qu’il a mises dans ses ouvrages. Quelques reproches qu’on fasse à Boileau, on est forcé de convenir qu’en perfectionnant infiniment l’art de la versification, il a réellement mérité le titre d’inventeur. Selon les divers genres auxquels on s’applique, l’une ou l’autre de ces différentes espèces de génies sont plus ou moins désirables. Dans la poésie, par exemple, le génie de l’expression est, si je l’ose dire, le génie de nécessité. Le poète épique le plus riche dans l’invention des fonds, n’est point lu s’il est privé du génie de l’expression ; au contraire, un poème bien versifié, et plein de beautés de détail et de poésie, fût-il d’ailleurs sans invention, sera toujours favorablement accueilli du public. Il n’en est pas ainsi des ouvrages philosophiques : dans ces sortes d’ouvrages, le premier mérite est celui du fonds. Pour instruire les hommes, il faut, ou leur présenter une vérité nouvelle, ou leur montrer le rapport qui lie ensemble des vérités qui leur paraissent isolées. Dans le genre instructif, 534 De l’Esprit la beauté, l’élégance de la diction et l’agrément des détails ne sont qu’un mérite secondaire. Aussi, parmi les modernes, a-t-on vu des philosophes sans force, sans grâce, et même sans netteté dans l’expression, obtenir encore une grande réputation. L’obscurité de leurs écrits peut quelque temps les condamner à l’oubli ; mais enfin ils en sortent : il naît tôt ou tard un esprit pénétrant et lumineux, qui, saisissant les vérités contenues dans leurs ouvrages, les dégage de l’obscurité qui les couvre, et sait les exposer avec clarté. Cet esprit lumineux partage avec les inventeurs le mérite et la gloire de leurs découvertes. C’est un laboureur qui déterre un trésor, et partage avec le propriétaire du fonds les richesses qui s’y trouvent enfermées. D’après ce que j’ai dit de l’invention des fonds et du génie de l’expression, il est facile d’expliquer comment un écrivain, déjà célèbre, peut composer de mauvais ouvrages : il suffit, pour cet effet, qu’il écrive dans un genre où l’espèce de génie dont il est doué ne joue, si je l’ose dire, qu’un rôle secondaire. C’est la raison pour laquelle le poète célèbre peut être un mauvais philosophe, et l’excellent philosophe un poète médiocre ; pourquoi le romancier peut mal écrire l’histoire, et l’historien mal faire un roman. La conclusion de ce chapitre, c’est que, si le génie suppose toujours invention, toute invention cependant ne suppose pas le génie. Pour obtenir le titre d’homme de génie, il faut que cette invention porte sur des objets généraux et intéressants pour l’humanité ; il faut de plus naître dans le mo- discours iv, chapitre i 535 ment où, par ses talents et ses découvertes, celui qui cultive les arts ou les sciences puisse faire époque dans le monde savant. L’homme de génie est donc, en partie, l’œuvre du hasard ; c’est le hasard qui, toujours en action, prépare les découvertes, rapproche insensiblement les vérités, toujours inutiles lorsqu’elles sont trop éloignées les unes des autres ; et qui fait naître l’homme de génie dans l’instant précis où les vérités, déjà rapprochées, lui donnent des principes généraux et lumineux ; le génie s’en saisit, les présente, et quelque partie de l’empire des arts ou des sciences en est éclairée. Le hasard remplit donc auprès du génie l’office de ces vents qui, dispersés aux quatre coins du monde, s’y chargent des matières inflammables qui composent les météores ; ces matières, poussées vaguement dans les airs, n’y produisent aucun effet jusqu’au moment où, par des souffles contraires, portées impétueusement les unes contre les autres, elles se choquent en un point ; alors l’éclair s’allume et brille, et l’horizon est éclairé. CH A PIT R E I I De l’imagination et du sentiment La plupart de ceux qui, jusqu’à présent, ont traité de l’ima- gination, ont trop restreint ou trop étendu la signification de ce mot. Pour attacher une idée précise à cette expression, remontons à l’étymologie du mot imagination ; il dérive du mot latin imago, image. Plusieurs ont confondu la mémoire et l’imagination. Ils n’ont point senti qu’il n’est point de mots exactement synonymes ; que la mémoire consiste dans un souvenir net des objets qui se sont présentés à nous ; et l’imagination dans une combinaison, un assemblage nouveau d’images et un rapport de convenances aperçues entre ces images et le sentiment qu’on veut exciter. Est-ce la terreur ? L’imagination donne l’être aux Sphinx, aux Furies. Est-ce l’étonnement ou l’admiration ? Elle crée le jardin des Hespérides, l’île enchantée d’Armide1, et le palais d’Atlant2. L’imagination est donc l’invention en fait d’images(a), comme l’esprit l’est en fait d’idées. (a) On ne doit réellement le nom d’homme d’imagination qu’à celui qui rend ses idées par des images. Il est vrai que, dans la conversation, on confond presque toujours l’imagination avec l’invention et la passion. Il est cependant facile de distinguer l’homme passionné de l’homme d’imagination, puisque c’est presque toujours faute d’imagination qu’un poète excellent dans le genre tragique ou comique, ne sera souvent qu’un poète médiocre dans l’épique ou le lyrique. 1. Dans l’opéra de Lully, 1686, Armide est une magicienne sarrasine qui a séduit le chevalier Renaud. Elle le retient dans son île enchantée. 2. Dans Roland furieux de l’Arioste, Astolphe a été attiré dans le château magique d’Atlant. discours iv, chapitre ii 1. Les Oréades sont les nymphes des montagnes et des grottes. 537 La mémoire, qui n’est que le souvenir exact des objets qui se sont présentés à nous, ne diffère pas moins de l’imagination, qu’un portrait de Louis XIV, fait par Le Brun, diffère du tableau composé(b) de la conquête de la Franche-Comté. Il suit de cette définition de l’imagination qu’elle n’est guère employée seule que dans les descriptions, les tableaux et les décorations. Dans tout autre cas, l’imagination ne peut servir que de vêtement aux idées et aux sentiments qu’on nous présente. Elle jouait autrefois un plus grand rôle dans le monde ; elle expliquait presque seule tous les phénomènes de la nature. C’était de l’urne sur laquelle s’appuyait une naïade, que sortaient les ruisseaux qui serpentaient dans les vallons ; les forêts et les plaines se couvraient de verdure par les soins des dryades et des napées ; les rochers détachés des montagnes étaient roulés dans les plaines par les oréades1 ; c’étaient les puissances de l’air, sous les noms de génies ou de démons, qui déchaînaient les vents et amoncelaient les orages sur les pays qu’elles voulaient ravager. Si, dans l’Europe, l’on n’abandonne plus à l’imagination l’explication des phénomènes de la physique, si l’on n’en fait usage que pour jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes des sciences, et si l’on y attend de la seule expérience la révélation des secrets de la nature il ne faut pas penser que toutes les nations soient également éclairées sur ce point. L’imagination est encore le philosophe de l’Inde : c’est elle qui, dans (b) Il faut se rappeler que Louis XIV se trouve peint dans ce tableau. 538 De l’Esprit le Tonkin, a fixé l’instant de la formation des perles(c) : c’est elle encore qui, peuplant les éléments de demi-dieux, créant à son gré des démons, des génies, des fées et des enchanteurs pour expliquer les phénomènes du monde physique, s’est d’une aile audacieuse souvent élevée jusqu’à son origine. Après avoir longtemps parcouru les déserts immesurables de l’espace et de l’éternité, elle est enfin forcée de s’arrêter en un point ; ce point marqué, le temps commence. L’air obscur, épais et spiritueux, qui, selon le Taautus des Phéniciens, couvrait le vaste abîme, est affecté d’amour pour ses propres (c) L’imagination, soutenue de quelque tradition obscure et ridicule, enseigne à ce sujet, qu’un roi du Tonkin, grand magicien, avait forgé un arc d’or pur ; tous les traits décochés de cet arc portaient des coups mortels : armé de cet arc, lui seul mettait une armée en déroute. Un roi voisin l’attaque avec une armée nombreuse : il éprouve la puissance de cette arme, il est battu, fait un traité et obtient, pour son fils, la fille du roi vainqueur. Dans l’ivresse des premières nuits, le nouvel époux conjure sa femme de substituer à l’arc magique de son père, un arc absolument semblable. L’amour imprudent le promet, exécute sa promette, et ne soupçonne point le crime. Mais, à peine le gendre est-il armé de l’arc merveilleux, qu’il marche contre son beau-père, le défait, et le force à fuir avec sa fille sur les côtes inhabitées de la mer. C’est la qu’un démon apparaît au roi du Tonkin et lui fait connaître l’auteur de ses infortunes. Le père indigné saisit sa fille, tire son cimeterre : elle proteste en vain de son innocence, elle le trouve inflexible. Elle lui prédit alors que les gouttes de son sang se changeront en autant de perles, dont la blancheur rendra aux siècles à venir témoignage de son imprudence et de son innocence. Elle se tait. Le père la frappe, le sang coule : la métamorphose commence ; et la côte, souillée de ce parricide, est encore celle où l’on pêche les plus belles perles. discours iv, chapitre ii 1. « Le désir fut le principe de la création de tous les êtres […]. De l’union de cet esprit avec ses propres principes fut formé Mot. […] Il y avait certains animaux insensibles desquels naquirent des animaux intelligents : on les appelait zophasemin, c’est-à-dire contemplateurs du ciel. » Eusèbe, Préparation évangélique, I, 10) 539 principes ; cet amour produit un mélange, et ce mélange reçoit le nom de désir ; ce désir conçoit le mud, ou la corruption aqueuse ; cette corruption contient le germe de l’univers, et les semences de toutes les créatures. Des animaux intelligents, sous le nom de zophasemin1 ou de contemplateurs des cieux, reçoivent l’être : le Soleil luit ; les terres et les mers sont échauffées de ses rayons, elles les réfléchissent et en embrasent les airs : les vents soufflent, les nuages s’élèvent, se frappent ; et, de leur choc, rejaillissent les éclairs et le tonnerre ; ses éclats réveillent les animaux intelligents, qui, frappés d’effroi, se meuvent et fuient, les uns dans les cavernes de la terre, les autres dans les gouffres de l’océan. La même imagination, qui jointe à quelques principes d’une fausse philosophie, avait, dans la Phénicie, décrit ainsi la formation de l’univers, sut, dans les divers pays, débrouiller successivement le chaos de mille autres manières différentes(d). (d) Elle assure, au royaume du Laos, que la terre et le ciel sont de toute éternité. Seize mondes terrestres sont soumis au nôtre, et les plus élevés sont les plus délicieux. Une flamme, détachée tous les trente-six mille ans des abîmes du firmament, enveloppe la terre comme l’écorce embrasse le tronc, et la résout en eau. La nature, réduite quelques instants à cet état, est revivifiée par un génie du premier ciel. Il descend porté sur les ailes des vents, leur souffle fait écouler les eaux ; le terrain humide est desséché ; les plaines, les forêts se couvrent de verdure, et la terre reprend sa première forme. Au dernier embrasement qui précéda, disent les habitants du Laos, le siècle de Xaca, un mandarin, nommé Pontabobamy-suan, s’abaisse sur la surface des eaux : une fleur surnage sur leur immensité ; le mandarin l’aperçoit, la partage d’un coup de son cimeterre. Par une mé- ▶ 540 De l’Esprit Dans la Grèce, elle inspirait Hésiode, lorsque, plein de son enthousiasme, il dit : « Au commencement étaient le Chaos, le noir Érèbe et le Tartare. Les temps n’existaient point encore, lorsque la Nuit éternelle, qui, sur des ailes étendues et pesantes, parcourait les immenses plaines de l’Espace, s’abat tout à coup sur l’Érèbe : elle y dépose un œuf ; l’Érèbe le reçoit dans son sein, le féconde : l’Amour en sort. Il s’élève sur des ailes dorées, il s’unit au Chaos : cette union donne l’être aux cieux, à la terre, aux dieux immortels, aux hommes et aux animaux. Déjà Vénus, conçue dans le sein des mers, s’est élevée sur la surface des eaux ; tous les corps animés s’arrêtent pour la contempler ; les mouvements que l’Amour ▶ tamorphose subite, la fleur, détachée de sa tige, se change en fille ; la nature n’a jamais rien produit de si beau. Le mandarin, épris pour elle de la plus violente ardeur, lui déclare sa tendresse. L’amour de la virginité rend la fille insensible aux larmes de son amant. Le mandarin respecte sa vertu ; mais, ne pouvant se priver entièrement de sa vue, il se place à quelque distance d’elle : c’est de là qu’ils se dardent réciproquement des regards enflammés dont l’influence est telle, que la fille conçoit et enfante sans perdre sa virginité. Pour subvenir à la nourriture des nouveaux habitants de la terre, le mandarin fait retirer les eaux, il creuse les vallées, élève les montagnes ; et vit parmi les hommes jusqu’à ce qu’enfin, lassé du séjour de la terre, il vole vers le ciel : mais les portes lui en sont fermées, et ne se rouvrent qu’après qu’il a, sur le monde terrestre, subi une longue et rude pénitence. Tel est, au royaume du Laos, le tableau poétique que l’imagination nous fait de la génération des êtres ; tableau, dont la composition variée a, chez les différents peuples, été plus ou moins grande ou bizarre, mais toujours donnée par l’imagination. discours iv, chapitre ii 1. Hésiode, La Théogonie, 18-19. 541 avait vaguement imprimés dans toute la nature se dirigent vers la beauté. »1 Pour la première fois, l’ordre, l’équilibre et le dessein sont connus à l’univers. Voilà, dans le premier siècle de la Grèce, de quelle manière l’imagination construisit le palais du monde. Maintenant, plus sage dans ses conceptions, c’est par la connaissance de l’histoire présente de la terre, qu’elle s’élève à la connaissance de sa formation. Instruite par une infinité d’erreurs, elle ne marche plus, dans l’explication des phénomènes de la nature, qu’à la suite de l’expérience ; elle ne s’abandonne à elle-même que dans les descriptions et les tableaux. C’est alors qu’elle peut créer ces êtres et ces lieux nouveaux, que la poésie, par la précision de ses tours, la magnificence de l’expression et la propriété des mots, rend visibles aux yeux des lecteurs. S’agit-il de peintures hardies ? L’imagination fait que les plus grands tableaux, fussent-ils les moins corrects, sont les plus propres à faire impression ; qu’on préfère à la lumière douce et pure des lampes allumées devant les autels, les jets mêlés de feu, de cendre et de fumée, lancés par l’Etna. S’agit-il d’un tableau voluptueux ? C’est Adonis que l’imagination conduit avec l’Albane au milieu d’un bocage : Vénus y paraît endormie sur des roses ; la déesse se réveille ; l’incarnat de la pudeur couvre ses joues, un voile léger dérobe une partie de ses beautés ; l’ardent Adonis les dévore ; il saisit la déesse, triomphe de sa résistance ; le voile est arraché d’une main impatiente, Vénus est nue, l’albâtre de son corps 542 De l’Esprit est exposé aux regards du désir : et c’est là que le tableau reste vaguement terminé, pour laisser aux caprices et aux fantaisies variées de l’amour le choix des caresses et des attitudes. S’agit-il de rendre un fait simple sous une image brillante ? D’annoncer, par exemple, la dissension qui s’élève entre les citoyens ? L’imagination représentera la Paix qui sort éplorée de la ville, en abaissant sur ses yeux l’olivier qui lui ceint le front. C’est ainsi que, dans la poésie, l’imagination sait tout exposer sous de courtes images, ou sous des allégories qui ne sont proprement que des métaphores prolongées. Dans la philosophie, l’usage qu’on en peut faire est infiniment plus borné : elle ne sert alors, comme je l’ai dit plus haut, qu’à jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes. Je dis plus de clarté ; parce que les hommes, qui s’entendent assez bien lorsqu’ils prononcent des mots qui peignent des objets sensibles, tels que chêne, océan, soleil, ne s’entendent plus lorsqu’ils prononcent les mots beauté, justice, vertus, dont la signification embrasse un grand nombre d’idées. Il leur est presque impossible d’attacher la même collection d’idées au même mot ; et de là ces disputes éternelles et vives qui, si souvent, ont ensanglanté la terre. L’imagination, qui cherche à revêtir d’images sensibles les idées abstraites et les principes des sciences, prête donc infiniment de clarté et d’agrément à la philosophie. Elle n’embellit pas moins les ouvrages de sentiment. Quand l’Arioste conduit Roland dans la grotte où doit se rendre Angélique, avec quel art ne décore-t-il pas cette discours iv, chapitre ii 543 grotte ? Ce sont partout des inscriptions gravées par l’amour, des lits de gazon dressés par le plaisir ; le murmure des ruisseaux, la fraîcheur de l’air, les parfums des fleurs, tout s’y rassemble pour exciter les désirs de Roland. Le poète sait que plus cette grotte embellie promettra de plaisir et portera d’ivresse dans l’âme du héros, plus son désespoir sera violent lorsqu’il y apprendra la trahison d’Angélique, et plus ce tableau excitera dans l’âme des lecteurs de ces mouvements tendres auxquels sont attachés leurs plaisirs. Je terminerai ce morceau sur l’imagination par une fable orientale, peut-être incorrecte à certains égards, mais très ingénieuse et très propre à prouver combien 1’imagination peut quelquefois prêter de charme au sentiment. C’est un amant fortuné qui, sous le voile d’une allégorie, attribue ingénieusement à sa maîtresse et à l’amour qu’il a pour elle les qualités qu’on admire en lui : « J’étais un jour dans le bain : une terre odorante, d’une main aimée, passa dans la mienne. Je lui dis : Es-tu le musc ? es-tu l’ambre ? Elle me répondit : Je ne suis qu’une terre commune, mais j’ai eu quelque liaison avec la rose ; sa vertu bienfaisante m’a pénétrée ; sans elle, je ne serais encore qu’une terre commune.(e) » J’ai, je pense, nettement déterminé ce qu’on doit entendre par imagination, et montré, dans les différents genres, l’usage qu’on en peut faire. Je passe maintenant au sentiment. (e) Voyez le Gulistan ou L’empire des Roses de Saadi. 544 De l’Esprit Le moment où la passion se réveille le plus fortement en nous, est ce qu’on appelle le sentiment. Aussi n’entend-on par passion qu’une continuité de sentiments de même espèce. La passion d’un homme pour une femme n’est que la durée de ses désirs et de ses sentiments pour cette même femme. Cette définition donnée, pour distinguer ensuite les sentiments des sensations, et savoir quelles idées différentes on doit attacher à ces deux mots, qu’on emploie souvent l’un pour l’autre, il faut se rappeler qu’il est des passions de deux espèces ; les unes qui nous sont immédiatement données par la nature, tels sont les désirs ou les besoins physiques de boire, manger, etc , ; les autres, qui, ne nous étant point immédiatement données par la nature, supposent l’établissement des sociétés, et ne sont proprement que des passions factices, telles sont l’ambition, l’orgueil, la passion du luxe, etc. Conséquemment à ces deux espèces de passions, je distinguerai deux espèces de sentiments. Les uns ont rapport aux passions de la première espèce, c’est-à-dire, à nos besoins physiques ; ils reçoivent le nom de sensations : les autres ont rapport aux passions factices, et sont plus particulièrement connus sous le nom de sentiments1. C’est de cette dernière espèce dont il s’agît dans ce chapitre. Pour s’en former une idée nette, j’observerai qu’il n’est point d’hommes sans désirs, ni par conséquent sans sentiments ; mais que ces sentiments sont en eux ou faibles ou vifs. Lorsqu’on n’en a que de faibles, on est censé n’en point avoir. Ce n’est qu’aux hommes fortement affectés qu’on accorde 1. On peut reconnaître ici une analogie avec celle d’Épicure : « Il faut en outre établir par analogie que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres sans fondement et que, parmi ceux qui sont naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi ceux qui sont nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, d’autres à l’absence de dysfonctionnements dans le corps, et d’autres à la vie elle-même. En effet, une étude rigoureuse des désirs permet de rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’absence de trouble dans l’âme, puisque c’est cela la fin de la vie bienheureuse. » (Lettre à Ménécée, 127-128) discours iv, chapitre ii 545 du sentiment. Est-on saisi d’effroi ? Si cet effroi ne nous précipite pas dans de plus grands dangers que ceux qu’on veut éviter, si notre peur calcule et raisonne, notre peur est faible, et l’on ne sera jamais cité comme un homme peureux. Ce que je dis du sentiment de la peur, je le dis également de celui de l’amour et de l’ambition. Ce n’est qu’à des passions bien déterminées que l’homme doit ces mouvements fougueux et ces accès auxquels on donne le nom de sentiment. On est animé de ces passions, lorsqu’un désir seul règne dans notre âme, y commande impérieusement à des désirs subordonnés. Quiconque cède successivement à des désirs différents, se trompe s’il se croit passionné ; il prend en lui des goûts pour des passions. Le despotisme, si je l’ose dire, d’un désir auquel tous les autres sont subordonnés, est donc en nous ce qui caractérise la passion. Il est, en conséquence, peu d’hommes passionnés et capables de sentiments vifs. Souvent même les mœurs d’un peuple et la constitution d’un État s’opposent au développement des passions et des sentiments. Que de pays ou certaines passions ne peuvent se manifester, du moins par des actions ! Dans un gouvernement arbitraire, toujours sujet à mille révolutions, si les grands y sont presque toujours embrasés du feu de l’ambition, il n’en est pas ainsi d’un État monarchique où les lois sont en vigueur. Dans un pareil État, les ambitieux sont à la chaîne, et l’on n’y voit que des intrigants que je ne décore 546 De l’Esprit pas du titre d’ambitieux. Ce n’est pas qu’en ces pays une infinité d’hommes ne portent en eux le germe de l’ambition : mais, sans quelques circonstances singulières, ce germe y meurt sans se développer. L’ambition est, dans ces hommes, comparable à ces feux souterrains allumés dans les entrailles de la terre : ils y brûlent sans explosion, jusqu’au moment ou les eaux y pénètrent, et que, raréfiées par le feu, elles soulèvent, entrouvrent les montagnes, en ébranlant les fondements du monde. Dans les pays où le germe de certaines passions et de certains sentiments est étouffé, le public ne peut les connaître et les étudier que dans les tableaux qu’en donnent les écrivains célèbres et principalement les poètes. Le sentiment est l’âme de la poésie, et surtout de la poésie dramatique. Avant d’indiquer les lignes auxquels on reconnaît, en ce genre, les grands peintres et les hommes à sentiments, il est bon d’observer qu’on ne peint jamais bien les passions et les sentiments, si l’on n’en est soi-même susceptible. Place-t-on un héros dans une situation propre à développer en lui toute l’activité des passions ? Pour faire un tableau vrai, il faut être affecté des mêmes sentiments dont on décrit en lui les effets, et trouver en soi son modèle. Si l’on n’est passionné, on ne saisit jamais ce point précis que le sentiment atteint, et qu’il ne franchit jamais(f ) : on est toujours en-deçà ou au-delà d’une nature forte. (f ) Dans es ouvrages de théâtre, rien de plus commun que de faire du sentiment avec de l’esprit. Veut-on peindre la vertu ? On fera exécuter en ce genre, à son héros, des actions que les motifs qui le portent à la vertu ne lui permettent point de faire. Il est peu de poètes dramatiques exempts de ce défaut. discours iv, chapitre ii 547 D’ailleurs, pour réussir en ce genre, il ne suffit pas d’être en général susceptible de passions ; il faut, de plus, être animé de celle dont on fait le tableau. Une espèce de sentiment ne nous en fait pas deviner une autre. On rend toujours mal ce que l’on sent faiblement. Corneille, dont l’âme était plus élevée que tendre, peint mieux les grands politiques et les héros qu’il ne peint les amants. C’est principalement à la vérité des peintures qu’est, en ce genre, attachée la célébrité. Je sais cependant que d’heureuses situations, des maximes brillantes et des vers élégants, ont quelquefois, au théâtre, obtenu les plus grands succès ; mais, quelque mérite que supposent ces succès, ce mérite cependant n’est, dans le genre dramatique, qu’un mérite secondaire. Le vers de caractère est, dans les tragédies, le vers qui fait sur nous le plus d’impression. Qui n’est pas frappé de cette scène ou Catilina, pour réponse aux reproches d’assassinats que lui fait Lentulus, lui dit : Ces cruautés, qui lui font tant d’horreur, Sont de ma politique, et non pas de mon cœur. […] [Un chef de conjurés] … doit se conformer aux mœurs de ses complices, Porter jusqu’à l’excès les vertus et les vices, Laisser de son renom le soin à ses succès. Tel on déteste avant que l’on adore après. Je ne vois sous mes lois qu’un parti redoutable, 548 De l’Esprit À qui je dois me rendre encor plus formidable : S’il ne se fût rempli que d’hommes vertueux, Je n’aurais pas de peine à l’être encor plus qu’eux.1 Quel caractère renfermé dans ces deux vers ! Quel chef de conjurés qu’un homme assez maître de lui pour être à son choix vertueux ou vicieux ! Quelle ambition enfin que celle qui peut, contre l’inflexibilité ordinaire des passions, plier à tous les caractères le superbe Catilina ! Une telle ambition annonce le destructeur de Rome, De pareils vers ne sont jamais inspirés que par les passions. Qui n’en est pas susceptible doit renoncer à les peindre. Mais, dira-t-on, à quel signe le public, souvent peu instruit de ce qui est en-deçà ou au-delà d’une nature forte, reconnaîtrait-il les grands peintres de sentiments ? À la manière, répondrai-je, dont ils les expriment. À force de méditations et de réminiscences, un homme d’esprit peut, à peu près, deviner ce qu’un amant doit faire ou dire dans une telle situation ; il peut substituer, si je peux m’exprimer ainsi, le sentiment pensé au sentiment senti : mais il est dans le cas d’un peintre qui, sur le récit qu’on lui aurait fait de la beauté d’une femme, et l’image qu’il s’en serait formée, voudrait en faire le portrait ; il ferait peut-être un beau tableau, mais jamais un tableau ressemblant. L’esprit ne devinera jamais le langage du sentiment. Rien de plus insipide pour un vieillard que la conversation de deux amants. L’homme insensible, mais spirituel, est dans le cas du vieillard ; le langage simple du sentiment lui paraît 1. Crébillon, Catalina, acte I, scène 1. discours iv, chapitre ii 1. Le mythe des noces de Pélée avec Thétis, qui générera Achille, est repris chez Euripide, et a pu influencer Racine dans Andromaque. 1. Veux-tu un gage sûr ? Ma peur même te le fournit, 549 plat ; il cherche, malgré lui, à le relever par quelque tour ingénieux qui décèle toujours en lui le défaut de sentiment. Lorsque Pélée brave le courroux du ciel, lorsque les éclats du tonnerre annoncent la présence du Dieu son rival, et que Thétis intimidée, pour calmer les soupçons d’un amant jaloux, lui dit : Va, fuis ; te montrer que je crains, C’est te dire assez que je t’aime(g) 1 : On sent que le danger où se trouve Pélée est trop instant, que Thétis n’est pas dans une situation assez tranquille pour tourner aussi ingénieusement sa réponse. Effrayée de l’approche d’un Dieu qui, d’un mot, peut anéantir son amant, et pressée de le voir partir, elle n’a proprement que le temps de lui crier de fuir et qu’elle l’adore. Toute phrase ingénieusement tournée prouve à la fois l’esprit et le défaut de sentiment. L’homme agité d’une passion, tout entier à ce qu’il sent, ne s’occupe point de la manière dont il le dit ; l’expression la plus simple est d’abord celle qu’il saisit. Lorsque l’Amour, en pleurs aux genoux de Vénus, lui demande la grâce de Psyché, et que la déesse rit de sa douleur, l’Amour lui dit : (g) Si, dans ce vers d’Ovide, pignora certa petis : do pignora certa timendo,1 le Soleil dit à peu près la même chose à Phaéton son fils ; c’est que Phaéton n’est point encore monté sur son char, ni par conséquent dans le moment du danger. 550 De l’Esprit Je ne me plaindrais pas, si je pouvais mourir. Lorsque Titus déclare à Bérénice qu’enfin le destin ordonne qu’ils se séparent pour jamais(h), Bérénice reprend : Pour jamais !... que ce mot est affreux quand on aime ! Lorsque Palmire dit à Seïde que vainement elle a tenté par ses prières de toucher son ravisseur, Seïde répond : Quel est donc ce mortel insensible à tes larmes ? (h) Dans la tragédie anglaise de Cléopâtre1, « Ô mon amant ! reprend-elle, quelle plus grande différence encore entre mon état et le sien ! Octavie est aujourd’hui méprisée ; mais Octavie est ton épouse. L’espoir immortel habite dans son âme, il essuie ses larmes, la console dans son malheur. Demain l’hymen peut te remettre en ses bras. Quelle est au contraire ma destinée ! Que l’amour se taise un moment dans ton cœur, il ne me reste aucun espoir. Je ne puis, comme elle, gémir près de ce que j’aime, espérer de l’attendrir, me flatter d’un retour, Un seul instant d’indifférence, et tout pour moi est anéanti ; l’espace immense et l’éternité me séparent à jamais de toi. , Octavie rejoint Antoine : elle est belle, Antoine peut reprendre du goût pour elle, Cléopâtre le craint ; Antoine la rassure. Quelle différence, lui ditil, entre Octavie et Cléopâtre ! « Ô mon amant ! reprend-elle, quelle plus grande différence encore entre mon état et le sien ! Octavie est aujourd’hui méprisée ; mais Octavie est ton épouse. L’espoir immortel habite dans son âme, il essuie ses larmes, la console dans son malheur. Demain l’hymen peut te remettre en ses bras. Quelle est au contraire ma destinée ! Que l’amour se taise un moment dans ton cœur, il ne me reste aucun espoir. Je ne puis, comme elle, gémir près de ce que j’aime, espérer de l’attendrir, me flatter d’un retour, Un seul instant d’indifférence, et tout pour moi est anéanti ; l’espace immense et l’éternité me séparent à jamais de toi. » 1. Extrait sans doute de The Tragedy of Cleopatra, 1599, de Samuel Daniel, (1562-1619). discours iv, chapitre ii 1. Philippe Quinault, (1635 -1688), auteur dramatique et librettiste français, auteur de l’opéra Atys (1676). 551 Ces vers, et généralement tous les vers de sentiment, seront toujours simples et dans le tour et dans l’expression. Mais l’esprit, dépourvu de sentiment, nous éloignera toujours de cette simplicité ; je dirai même qu’il fera tourner quelquefois le sentiment en maxime. Comment ne serait-on pas à cet égard la dupe de l’esprit ? Le propre de l’esprit est d’observer, de généraliser ses observations, et d’en tirer des résultats ou des maximes. Habitué à cette marche, il est presque impossible que l’homme d’esprit qui, sans avoir senti l’amour, en voudra peindre la passion, ne mette, sans s’en apercevoir, souvent le sentiment en maxime. Aussi M. de Fontenelle a-t-il fait dire à 1’un de ses bergers : L’on ne doit point aimer, lorsqu’on a le cœur tendre. Idée qui lui est commune avec Quinault1, qui l’exprime bien différemment, lorsqu’il fait dire à Atys : Si j’aimais un jour, par malheur, Je connais bien mon cœur, Il serait trop sensible. Si Quinault n’a point mis en maxime le sentiment dont Atys est agité, c’est qu’il sentait qu’un homme vivement affecté ne s’amuse point à généraliser. Il n’en est pas à cet égard de l’ambition comme de l’amour. Le sentiment, dans l’ambition, s’allie très bien avec l’esprit et la réflexion : la cause de cette différence tient à l’objet différent que se proposent ces deux passions. 552 De l’Esprit Que désire un amant ? Les faveurs de ce qu’il aime. Or ce n’est point à la sublimité de son esprit, mais à l’excès de la tendresse, que ces faveurs sont accordées. L’amour en larmes, et désespéré aux pieds d’une maîtresse, est l’éloquence la plus propre à la toucher. C’est l’ivresse de l’amant qui prépare et saisit ces instants de faiblesse qui mettent le comble à son bonheur. L’esprit n’a point de part au triomphe : l’esprit est donc étranger au sentiment de l’amour. D’ailleurs, l’excès de la passion d’un amant promet mille plaisirs à l’objet aimé. Il n’en est pas ainsi d’un ambitieux. La violence de son ambition ne promet aucuns plaisirs à ses complices. Si le trône est l’objet de ses désirs, et si, pour y monter, il doit s’appuyer d’un parti puissant, ce serait en vain qu’il étalerait aux yeux de ses partisans tout l’excès de son ambition : ils ne 1’écouteraient qu’avec indifférence, s’il n’assignait à chacun d’eux la part qu’il doit avoir au gouvernement, et ne leur prouvait l’intérêt qu’ils ont de l’élever. L’amant enfin ne dépend que de l’objet aimé ; un seul instant assure sa félicité ; la réflexion n’a pas le temps de pénétrer dans un cœur d’autant plus vivement agité, qu’il est plus près d’obtenir ce qu’il désire. Mais l’ambitieux a, pour 1’exécution de ses projets, continuellement besoin du secours de toute sorte d’hommes : pour s’en servir utilement, il faut les connaître ; d’ailleurs, son succès tient à des projets ménagés avec art et préparés de loin. Que d’esprit ne faut-il pas pour les concerter et les suivre ? Le sentiment de l’ambition s’allie donc nécessairement avec l’esprit et la réflexion. discours iv, chapitre ii 553 Le poète dramatique peut donc rendre fidèlement le caractère de l’ambitieux, en mettant quelquefois dans sa bouche de ces vers sentencieux, qui, pour frapper fortement le spectateur, doivent être le résultat d’un sentiment vif et d’une réflexion profonde. Tels sont ces vers, où, pour justifier l’audace qu’il a de se présenter au Sénat, Catilina dit à Probus qui l’accuse d’imprudence : L’imprudence n’est pas dans la témérité, Elle est dans un projet faux et mal concerté ; Mais, s’il est bien suivi, c’est un trait de prudence Que d’aller quelquefois jusques à l’insolence. Et je sais, pour dompter les plus impérieux, Qu’il faut souvent moins d’art que de mépris pour eux. Ce que j’ai dit de l’ambition indique en quelles doses différentes, si je l’ose dire, l’esprit peut s’allier aux différents genres de passions. Je finirai par cette observation, c’est que nos mœurs et la forme de notre gouvernement ne nous permettant point de nous livrer à des passions fortes, telles que l’ambition et la vengeance, on ne cite communément ici comme peintres de sentiments que les hommes sensibles à la tendresse paternelle ou filiale, et enfin à l’amour, qui, par cette raison, occupe presque seul le théâtre français. C H A PIT R E I I I De l’esprit L’esprit n’est autre chose qu’un assemblage d’idées et de combinaisons nouvelles. Si l’on avait fait, en un genre, toutes les combinaisons possibles, l’on n’y pourrait plus porter ni invention ni esprit ; l’on pourrait être savant en ce genre, mais non pas spirituel. Il est donc évident que, s’il ne restait plus de découvertes à faire en aucun genre, alors tout serait science, et l’esprit serait impossible : on aurait remonté jusqu’aux premiers principes des choses. Une fois parvenus à des principes généraux et simples, la science des faits qui nous y auraient élevés ne serait plus qu’une science futile, et toutes les bibliothèques où ces faits sont renfermés deviendraient inutiles. Alors, de tous les matériaux de la politique et de la législation, c’est-à-dire de toutes les histoires, on aurait extrait, par exemple, le petit nombre de principes qui, propres à maintenir entre les hommes le plus d’égalité possible, donneraient un jour naissance à la meilleure forme de gouvernement. Il en serait de même de la physique et généralement de toutes les sciences. Alors l’esprit humain, épars dans une infinité d’ouvrages divers, serait, par une main habile, concentré dans un petit volume de principes ; à peu près comme les esprits des fleurs, qui couvrent de vastes plaines, sont, par l’art du chimiste, facilement concentrés dans un vase d’essence. discours iv, chapitre iii 555 L’esprit humain, à la vérité, est en tout genre fort loin du terme que je suppose. Je conviens volontiers que nous ne serons pas sitôt réduits à la triste nécessité de n’être que savants ; et qu’enfin, grâce à l’ignorance humaine, il nous sera longtemps permis d’avoir de l’esprit. L’esprit suppose donc toujours invention. Mais quelle différence, dira-t-on, entre cette espèce d’invention et celle qui nous fait obtenir le titre de génies ? Pour la découvrir, consultons le public. En morale et en politique, il honorera, par exemple, du titre de génies et Machiavel et l’auteur de L’Esprit des lois, et ne donnera que le titre d’hommes de beaucoup d’esprit à La Rochefoucault et à La Bruyère. L’unique différence sensible qu’on remarque entre ces deux espèces d’hommes, c’est que les premiers traitent de matières plus importantes, lient plus de vérités entre elles, et forment un plus grand ensemble que les seconds. Or l’union d’un plus grand nombre de vérités suppose une plus grande quantité de combinaisons, et par conséquent un homme plus rare. D’ailleurs, le public aime à voir, du haut d’un principe, toutes les conséquences qu’on en peut tirer : il doit donc récompenser par un titre supérieur, tel que celui de génie, quiconque lui procure cet avantage y en réunissant une infinité de vérités sous le même point de vue. Telle est, dans le genre philosophique, la différence sensible entre le génie et l’esprit. Dans les arts, où par le mot talent, on exprime ce que, dans les sciences, on désigne par le mot d’esprit, il semble que la différence soit à peu près la même. 556 De l’Esprit Quiconque ou se modèle sur les grands hommes qui l’ont déjà précédé dans la même carrière, ou ne les surpasse pas, ou n’a point fait un certain nombre de bons ouvrages, n’a pas assez combiné, n’a pas fait d’assez grands efforts d’esprit, ni donné assez de preuves d’invention pour mériter le titre de génie. En conséquence, on place dans la liste des hommes de talent les Regnard, les Vergier, les Campistron et les Fléchier1, ; lorsqu’on cite comme génies les Molière, les La Fontaine, les Corneille et les Bossuet. J’ajouterai même, à ce sujet, qu’on refuse quelquefois à l’auteur le titre qu’on accorde à l’ouvrage. Un conte, une tragédie ont un grand succès : on peut dire, de ces ouvrages, qu’ils sont pleins de génie, sans oser quelquefois en accorder le titre à l’auteur. Pour l’obtenir, il faut ou, comme La Fontaine, avoir, si je l’ose dire, dans une infinité de petites pièces la monnaie d’un grand ouvrage ; ou, comme Corneille et Racine, avoir composé un certain nombre d’excellentes tragédies. Le poème épique est, dans la poésie, le seul ouvrage dont l’étendue suppose une mesure d’attention et d’invention suffisante pour décorer un homme du titre de génie. Il me reste, en finissant ce chapitre, deux observations à faire. La première, c’est qu’on ne désigne dans les arts par le nom d’esprit, que ceux qui, sans génie ni talent pour un genre, y transportent les beautés d’un autre genre : telles sont, par exemple, les comédies de M. de Fontenelle, qui, dénuées du génie et du talent comique, étincellent de quelques beautés philosophiques. La seconde, c’est que l’invention 1. Jean-François Regnard, dramaturge (16551709) ; Jacques Vergier, fabuliste, (1655–1720) ; Jean Galbert de Campistron, auteur dramatique, (1656-1723) ; Valentin Esprit Fléchier, prédicateur, (1632-1710). discours iv, chapitre iii 557 appartient tellement à l’esprit, qu’on n’a jusqu’à présent, par aucune des épithètes applicables au grand esprit, désigné ceux qui remplissent des emplois utiles, mais dont l’exercice n’exige point d’invention. Le même usage qui donne l’épithète de bon au juge, au financier(a), à l’arithméticien habile, nous permet d’appliquer l’épithète de sublime au poète, au législateur, au géomètre, à l’orateur. L’esprit suppose donc toujours invention. Cette invention, plus élevée dans le génie, embrasse d’ailleurs plus d’étendue de vue ; elle suppose par conséquent et plus de cette opiniâtreté qui triomphe de toutes les difficultés, et plus de cette hardiesse de caractère qui se fraye des routes nouvelles. Telle est la différence entre le génie et l’esprit, et l’idée générale qu’on doit attacher à ce mot esprit. Cette différence établie, je dois observer que nous sommes forcés, par la disette de la langue, à prendre cette expression dans mille acceptions différentes, qu’on ne distingue entre elles que par les épithètes qu’on unit au mot esprit. Ces épithètes, toujours données par le lecteur ou le spectateur, sont toujours relatives à l’impression que fait sur lui certain genre d’idées. Si l’on a tant de fois, et peut être sans succès, traité ce même sujet, c’est qu’on n’a point considéré l’esprit sous (a) Je ne dis pas que de bons juges, de bons financiers n’aient de l’esprit ; mais je dis seulement que ce n’est pas en qualité de juges ou de financiers qu’ils en ont ; à moins que l’on ne confonde la qualité de juge avec celle de législateur. 558 De l’Esprit ce même point de vue ; c’est qu’on a pris pour des qualités réelles et distinctes les épithètes de fin, de fort, de lumineux, etc. , qu’on joint au mot esprit ; c’est qu’enfin l’on n’a point regardé ces épithètes comme l’expression des effets différents que font sur nous, et les diverses espèces d’idées et les différentes manières de les rendre. C’est pour dissiper l’obscurité répandue sur ce sujet, que je vais, dans les chapitres suivants, tâcher de déterminer nettement les idées différentes qu’on doit attacher aux épithètes souvent unies au mot esprit. C H A P IT R E I V De l’esprit fin, de l’esprit fort Dans le physique on donne le nom de fin à ce qu’on n’aper- 1. Poséidon métamorphose Hiérax en oiseau connu sous le nom d’Hiérax, le Faucon. çoit point sans quelque peine. Dans le moral, c’est-à-dire, en fait d’idées et de sentiments, on donne pareillement le nom de fin à ce qu’on n’aperçoit point sans quelques efforts d’esprit, et sans une grande attention. L’avare de Molière soupçonne son valet de l’avoir volé ; il le fouille ; et, ne trouvant rien dans ses poches, il lui dit : Rends-moi sans te fouiller, ce que tu m’as volé. Ce mot d’Harpagon est fin, il est dans le caractère d’un avare ; mais il était difficile de l’y découvrir. Dans l’opéra d’Isis, lorsque la nymphe Io, pour calmer les plaintes d’Hiérax, lui dit : Vos rivaux sont-ils mieux traités que vous ? Hiérax1 lui répond : Le mal de mes rivaux n’égale pas ma peine. La douce illusion d’une espérance vaine Ne les fait point tomber du faîte du bonheur : Aucun d’eux, comme moi, n’a perdu votre cœur : Comme eux, à votre humeur sévère Je ne suis point accoutumé. Quel tourment de cesser de plaire, Lorsqu’on a fait l’essai du plaisir d’être aimé ! Ce sentiment est dans la nature ; mais il est fin, il est caché au fond du cœur d’un amant malheureux. Il fallait les yeux de Quinault pour l’y apercevoir. 560 De l’Esprit Du sentiment, passons aux idées fines. On entend par idée fine une conséquence finement déduite d’une idée générale(a). Je dis une conséquence ; parce qu’une idée, dès qu’elle devient féconde en vérités, quitte le nom d’idée fine, pour prendre celui de principe ou d’idée générale. On dit les principes, et non les idées fines d’Aristote, de Descartes, de Locke et de Newton. Ce n’est pas que, pour remonter, comme ces philosophes, d’observations en observations, jusqu’à des idées générales, il n’ait fallu beaucoup de finesse d’esprit, c’est-à-dire, beaucoup d’attention. L’attention (qu’il me soit permis de le marquer en passant) est un microscope qui, grossissant à nos yeux les objets sans les déformer, nous y fait apercevoir une infinité de ressemblances et de différences invisibles à l’œil inattentif. L’esprit en tout genre, n’est proprement qu’un effet de l’attention. Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, j’observerai que toute idée et tout sentiment, dont la découverte suppose, dans un auteur, et beaucoup de finesse et beaucoup d’attention, ne recevront cependant pas le nom de fins, si ce sentiment ou cette idée sont ou mis en action dans une scène, ou rendus par un tour simple et naturel. Le public ne donne pas le nom de fin à ce qu’il entend sans effort. Il ne désigne jamais, par les épithètes qu’il unit à ce mot d’esprit, que les impressions que font sur lui les idées ou les sentiments qu’on lui présente. (a) Les ouvrages de M. de Fontenelle en fournissent mille exemples. discours iv, chapitre iv 561 Ce fait posé, on entend donc, par idée fine, une idée qui échappe à la pénétration de la plupart des lecteurs . Or elle leur échappe, lorsque l’auteur saute les idées intermédiaires nécessaires pour faire concevoir celle qu’il leur offre. Tel est ce mot que répétait souvent M. de Fontenelle : On détruirait presque toutes les religions(b), si l’on obligeait ceux qui les professent à s’aimer. Un homme d’esprit supplée aisément aux idées intermédiaires qui lient ensemble les deux propositions renfermées dans ce mot(c) : mais il est peu hommes d’esprit. On donne encore le nom d’idées fines aux idées rendues par un tour obscur, énigmatique et recherché. C’est moins à l’espèce des idées qu’à la manière de les exprimer qu’en général on attache le nom de fin. (b) Ce qui peut être vrai des fausses religions n’est point applicable à la nôtre, qui nous commande l’amour du prochain. (c) Il en est de même de cet autre mot de M. de Fontenelle : En écrivant, disait-il, j’ai toujours tâché de m’entendre. Peu de gens entendent réellement ce mot de M. de Fontenelle. On ne sent point, comme lui, toute l’importance d’un précepte dont l’observation est si difficile. Sans parler des esprits ordinaires, parmi les Malebranche, les Leibniz et les plus grands philosophes, que d’hommes, faute de s’appliquer ce mot de M. de Fontenelle, n’ont pas cherché à s’entendre, à décomposer leurs principes, à les réduire à des propositions simples et toujours claires, auxquelles on ne parvient point sans savoir si l’on s’entend ou si l’on ne s’entend pas. Ils se sont appuyés sur ces principes vagues, dont l’obscurité est toujours suspecte à quiconque a le mot de M. de Fontenelle habituellement présent à l’esprit. Faute d’avoir, si je l’ose dire, fouillé jusqu’au terrain vierge, l’immense édifice de leur système s’est affaissé, à mesure qu’ils le construisaient. 562 De l’Esprit Dans l’éloge de M. le cardinal Dubois, lorsque, parlant du soin qu’il avait pris de l’éducation de M. le duc d’Orléans régent, M. de Fontenelle dit que ce prélat avait tous les jours travaillé à se rendre inutile ; c’est à l’obscurité de l’expression que cette idée doit sa finesse. Dans l’opéra de Thétis, lorsque cette déesse, pour se venger de Pélée qu’elle croit infidèle, dit : Mon cœur s’est engagé sous l’apparence vaine. Des feux que tu feignis pour moi ; Mais je veux l’en punir, en m’imposant la peine D’en aimer un autre que toi ; il est encore certain que cette idée et toutes les idées de cette espèce ne devront le nom de fines qu’on leur donnera communément qu’au tour énigmatique sous lequel on les présente, et par conséquent au petit effort d’esprit qu’il faut faire pour les saisir. Or un auteur n’écrit que pour se faire entendre. Tout ce qui s’oppose à la clarté est donc un défaut dans le style ; toute manière fine de s’exprimer est donc vicieuse(d) ; il faut donc être d’autant plus attentif à rendre son (d) Je sais bien que les tours fins ont leurs partisans. Ce que tout le monde entend facilement, diront ils, tout le monde croit l’avoir pensé ; la clarté de l’expression est donc une maladresse de l’auteur ; il faut toujours jeter quelques nuages sur ses pensées. Flattés de percer ce nuage impénétrable au commun des lecteurs, et d’apercevoir une vérité à travers l’obscurité de l’expression, mille gens louent avec d’autant plus d’enthousiasme cette manière d’écrire, que, sous prétexte de faire l’éloge de l’auteur, ils font celui de leur pénétration, Ce fait est certain. Mais je soutiens qu’on doit dédaigner de pareils éloges, et résister au▶ discours iv, chapitre iv 1. François Cartaud de la Vilate, (1700-1737), ecclésiastique et homme de lettres. 563 idée par un tour et une expression simple et naturelle, que cette idée est plus fine, et peut, plus facilement, échapper à la sagacité du lecteur. Portons maintenant nos regards sur la sorte d’esprit désigné par l’épithète de fort. Une idée forte est une idée intéressante et propre à faire sur nous une impression vive. Cette impression peut être l’effet ou de l’idée même, ou de la manière dont elle est exprimée(e). Une idée assez commune, mais rendue par une expression ou une image frappante, peut faire sur nous une impression assez forte. M. l’abbé Cartaud1, par exemple, comparant Virgile à Lucain ; « Virgile, dit-il, n’est qu’un prêtre élevé au milieu des grimaces du temple ; le caractère pleureur, hypocrite et dévot de son héros déshonore le poète ; son enthousiasme semble ne s’échauffer qu’à la lueur des lampes suspendues devant les autels, et l’enthousiasme audacieux de Lucain s’allumer au feu de la foudre ». Ce qui nous frappe vivement est donc ce qu’on désigne par l’épithète de fort. Or ▶ désir de les mériter. Une pensée est-elle finement exprimée ? Il est d’abord peu de gens qui l’entendent ; mais enfin elle est généralement entendue. Or, dès qu’on a deviné l’énigme de l’expression, cette pensée est, par les gens d’esprit, réduite à sa valeur intrinsèque, et mise fort au-dessous de cette même valeur par les gens médiocres : honteux de leur peu de pénétration, on les voit toujours, par un mépris injuste, venger l’affront que la finesse d’un tour a fait à la sagacité de leur esprit. (e) On désigne en Perse, par les épithètes de peintres ou de sculpteurs, l’inégale force des différents poètes ; et l’on dit, en conséquence, un poète peintre, un poète sculpteur. 564 De l’Esprit le grand et le fort ont cela de commun, qu’ils font sur nous une impression vive ; aussi les a-t-on souvent confondus. Pour fixer nettement les idées différentes qu’on doit se former du grand et du fort, je considérerai séparément ce que c’est que le grand et le fort, 1 ° dans les idées, 2° dans les images, 3 ° dans les sentiments. Une idée grande, est une idée généralement intéressante. Mais les idées de cette espèce ne sont pas toujours celles qui nous affectent le plus vivement. Les axiomes du Portique ou du Lycée1, intéressants pour tous les hommes en général et par conséquent pour les Athéniens, ne devaient cependant pas faire sur eux l’impression des harangues de Démosthène, lorsque cet orateur leur reprochait leur lâcheté. Vous vous demandez l’un à l’autre, leur disait-il, Philippe est-il mort ? Hé ! que vous importe Athéniens, qu’il vive ou qu’il meure ? Quand le ciel vous en aurait délivrés, vous vous feriez bientôt vousmêmes un autre Philippe. Si les Athéniens étaient plus frappés du discours de leur orateur que des découvertes de leurs philosophes, c’est que Démosthène leur présentait des idées plus convenables à leur situation présente, et par conséquent plus immédiatement intéressantes pour eux. Or les hommes, qui ne connaissent en général que l’existence du mouvement, seront toujours plus vivement affectés de cette espèce d’idées, que de celles qui, par la raison même qu’elles sont grandes et générales, appartiennent moins directement à l’État où ils se trouvent. 1. Comme on sait, le Portique (ἡ Ποικίλη Στοά) désigne l’école stoïcienne; le Lycée (Λύκειον), celle d’Aristote. discours iv, chapitre iv 565 Aussi ces morceaux d’éloquence propre à porter l’émotion dans les âmes, et ces harangues si fortes parce qu’on y discute les intérêts actuels d’un État, ne sont-elles pas d’une utilité aussi étendue, aussi durable, et ne peuvent-elles, comme les découvertes d’un philosophe, convenir également à tous les temps et à tous les lieux. En fait d’idées, la seule différence entre le grand et le fort, c’est que l’un est plus généralement et l’autre plus vivement intéressant(f ). S’agit-il de ces belles images, de ces descriptions ou de ces tableaux faits pour frapper l’imagination ? Le fort et le grand ont ceci de commun, qu’ils doivent nous présenter de grands objets. Tamerlan et Cartouche sont deux brigands, dont l’un vole avec quatre-cent-mille hommes, et l’autre avec quatrecents hommes ; le premier attire notre respect, et le second notre mépris(g). Ce que je dis du moral, je l’applique au physique. Tout ce qui, par soi-même, est petit, ou le devient par la comparaison qu’on en fait aux grandes choses, ne fait sur nous presque aucune impression. (f ) On dit quelquefois d’un raisonnement qu’il est fort, mais c’est lorsqu’il s’agit d’un objet intéressant pour nous. Aussi ne donne-t-on pas ce nom aux démonstrations de géométrie, qui, de tous les raisonnements sont sans contredit les plus forts. (g) Tout devient ridicule sans la force ; tout s’ennoblit avec elle. Quelle différence de la friponnerie d’un contrebandier à celle de Charles-Quint ? 566 De l’Esprit Que l’on se peigne Alexandre dans l’attitude la plus héroïque, au moment qu’il fond sur l’ennemi : si l’imagination place à côté du héros l’un de ces fils de la Terre(h) qui, croissant par an d’une coudée en grosseur, et de trois ou quatre coudées en hauteur, pouvaient entasser Ossa sur Pélion, Alexandre n’est plus qu’une marionnette plaisante, et sa fureur n’est que ridicule. Mais si le fort est toujours grand, le grand n’est pas toujours fort. Une décoration, ou du temple du Destin, ou des fêtes du ciel, peut être grande, majestueuse et même sublime ; mais elle nous affectera moins fortement qu’une décoration du Tartare. Le tableau de la gloire des Saints est moins fait pour étonner l’imagination que le Jugement dernier de Michel-Ange. Le fort est donc le produit du grand uni au terrible. Or, si tous les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir ; si la douleur violente fait taire tout sentiment agréable, lorsqu’un plaisir vif ne peut étouffer en nous le sentiment d’une douleur violente ; le fort doit donc faire sur nous la plus vive impression : on doit donc être plus frappé du tableau des Enfers que du tableau de l’Olympe. En fait de plaisirs, l’imagination, excitée par le désir d’un plus grand bonheur, est toujours inventive ; il manque toujours quelques agréments à l’Olympe. (h) Aux yeux de ce même géant, ce César qui dit de lui, Veni, vidi, vici, et dont les conquêtes étaient si rapides, lui paraîtrait se traîner sur la terre avec la lenteur d’une étoile de mer ou d’un limaçon. discours iv, chapitre iv 1. Rivière qui se jette dans la mer Caspienne. 567 S’agit-il du terrible ? L’imagination n’a plus le même intérêt à inventer, elle est moins difficile en ce genre : l’enfer est toujours assez effrayant. Telle est dans les décorations, les descriptions poétiques, la différence entre le grand et le fort. Examinons maintenant si, dans les tableaux dramatiques et la peinture des passions, on ne trouverait pas la même différence entre ces deux genres d’esprit. Dans le genre tragique ; on donne le nom de fort à toute passion, à tout sentiment qui nous affecte très vivement ; c’est-à-dire, à tous ceux dont le spectateur peut être le jouet ou la victime. Personne n’est à l’abri des coups de la vengeance et de la jalousie. La scène d’Atrée, qui présente à son frère Thyeste une coupe remplie du sang de son fils ; les fureurs de Rhadamiste, qui, pour soustraire les charmes de Zénobie aux regards avides du vainqueur, la traîne sanglante dans l’Araxe1, offrent donc aux regards des particuliers deux tableaux plus effrayants que celui d’un ambitieux qui s’assied sur le trône de son maître. Dans ce dernier tableau, le particulier ne voit rien de dangereux pour lui. Aucun des spectateurs n’est monarque : les malheurs, qu’occasionnent souvent les révolutions, ne sont pas assez imminents pour le frapper de terreur : il doit donc en considérer le spectacle avec plaisir(i). Ce spectacle charme (i) C’est à cette cause qu’on doit en partie rapporter l’admiration conçue pour ces fléaux de la terre, pour ces guerriers dont la valeur ren-▶ 568 De l’Esprit les uns, en leur laissant entrevoir, dans les rangs les plus élevés, une instabilité de bonheur qui remet une certaine égalité entre toutes les conditions, et console les petits de l’infériorité de leur état. Il plaît aux autres, en ce qu’il flatte leur inconstance ; inconstance qui, fondée sur le désir d’une condition meilleure, fait, à travers le bouleversement des empires, toujours luire à leurs yeux l’espoir d’un état plus heureux, et leur en montre la possibilité comme une possibilité prochaine. Il ravit enfin la plupart des hommes, par la grandeur même du tableau qu’il présente, et par l’intérêt qu’on est forcé de prendre au héros estimable et vertueux que le poète met sur la scène. Le désir du bonheur, qui nous fait considérer l’estime comme un moyen d’être plus heureux, nous identifie toujours avec un pareil personnage. Cette identification est, si je l’ose dire, d’autant plus parfaite, et nous nous intéressons d’autant plus vivement au sort heureux ou malheureux d’un grand homme, que ce grand homme nous paraît plus estimable, c’est-à-dire, que ses idées et ses sentiments sont plus analogues aux nôtres. Chacun reconnaît avec plaisir, dans un héros les sentiments dont il est lui-même affecté. Ce plaisir est d’autant plus vif, que ce héros joue un plus grand rôle sur la terre ; qu’il a, comme les Hannibal, les Sylla, les ▶ verse les empires et change la face du monde. On lit leur histoire avec plaisir ; on craindrait de naître de leur temps. Il en est de ces conquérants comme de ces nuages noirs et sillonnés d’éclairs ; la foudre qui s’élance de leurs flancs fracasse, en éclatant, les arbres et les rochers. Vu de près, ce spectacle glace d’effroi ; vu dans l’éloignement, il ravit d’admiration. discours iv, chapitre iv 1. Conjuration de Jean-Louis de Fiesque, comte de Lavagne, en 1547, contre la république de Gênes, rapportée par le cardinal de Retz en 1639. 569 Sertorius et les César, à triompher d’un peuple dont le destin fait celui de l’univers. Les objets nous frappent toujours en proportion de leur grandeur. Qu’on présente au théâtre la conjuration de Gênes et celle de Rome ; qu’on trace d’une main également hardie les caractères du comte de Fiesque1 et de Catilina ; qu’on leur donne la même force, le même courage, le même esprit, et la même élévation : je dis que l’audacieux Catilina emportera presque toute notre admiration ; la grandeur de son entreprise se réfléchira sur son caractère, l’agrandira toujours à nos yeux ; et notre illusion prendra sa source dans le désir même du bonheur. En effet, on se croira toujours d’autant plus heureux qu’on sera plus puissant, qu’on régnera sur un plus grand peuple, que plus d’hommes seront intéressés à prévenir, à satisfaire nos désirs, et que, seuls libres sur la terre, nous serons environnés d’un univers d’esclaves. Voilà les causes principales du plaisir que nous fait la peinture de l’ambition, de cette passion qui ne doit le nom de grande qu’aux grands changements qu’elle fait sur la terre. Si l’amour en a quelquefois occasionné de pareils ; s’il a décidé la bataille d’Actium en faveur d’Octave ; si, dans un siècle plus voisin du nôtre, il a ouvert aux Maures les ports de l’Espagne, et s’il a renversé successivement et relevé une infinité de trônes ; ces grandes révolutions ne sont cependant pas des effets nécessaires de l’amour, comme elles le sont de l’ambition. 570 De l’Esprit Aussi le désir des grandeurs et l’amour de la patrie, qu’on peut regarder comme une ambition plus vertueuse, ont-ils toujours reçu le nom de grands, préférablement à toutes les autres passions ; nom qui, transporté aux héros que ces passions inspirent, a été ensuite donné aux Corneille et aux poètes célèbres qui les ont peints. Sur quoi j’observerai que la passion de l’amour n’est cependant pas moins difficile à peindre que celle de l’ambition. Pour manier le caractère de Phèdre avec autant d’adresse que l’a fait Racine, il ne fallait certainement pas moins d’idées, de combinaisons et d’esprit que pour tracer, dans Rodogune le caractère de Cléopâtre. C’est donc moins à l’habileté du peintre qu’au choix de son sujet qu’est attaché le nom de grand. Il résulte de ce que j’ai dit que, si les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir, les objets de crainte et de terreur doivent, en fait d’idées, de tableaux et de passions, les affecter plus fortement que les objets faits pour l’étonnement et l’admiration générale. Le grand est donc, en tout genre, ce qui frappe universellement ; et le fort, ce qui fait une impression moins générale, mais plus vive. La découverte de la boussole est sans contredit, plus généralement utile à l’humanité que la découverte d’une conjuration ; mais cette dernière découverte est infiniment plus intéressante pour la nation chez laquelle on conjure. L’idée du fort une fois déterminée, j’observerai que les hommes ne pouvant se communiquer leurs idées que par des mots, si la force de l’expression ne répond pas à celle de la discours iv, chapitre iv 571 pensée, quelque sorte que soit cette pensée, elle paraîtra toujours faible, du moins à ceux qui ne sont point doués de cette vigueur d’esprit qui supplée à la faiblesse de l’expression. Or, pour rendre fortement une pensée, il faut 1° l’exprimer d’une maniéré nette et précise : toute idée rendue par une expression louche, est un objet aperçu à travers un brouillard, l’impression n’en est point assez distincte pour être forte. 2° Il faut que cette pensée, s’il est possible, soit revêtue d’une image, et que l’image soit exactement calquée sur la pensée. En effet, si toutes nos idées sont un effet de nos sensations, c’est donc par les sens qu’il faut transmettre nos idées aux autres hommes ; il faut donc, comme j’ai dit dans le chapitre de l’imagination, parler aux yeux pour se faire entendre à l’esprit. Pour nous frapper fortement, ce n’est pas même assez qu’une image soit juste et exactement calquée sur une idée ; il faut encore qu’elle soit grande sans être gigantesque(j) : telle est l’image employée par l’immortel auteur de l’Esprit des lois, lorsqu’il compare les despotes aux sauvages qui, la hache à la main, abattent l’arbre dont ils veulent cueillir les fruits. (j) L’excessive grandeur d’une image la rend quelquefois ridicule. Quand le psalmiste dit que les montagnes sautent comme des béliers, cette grande image ne fait sur nous que peu d’effet, parce qu’il est peu d’hommes dont l’imagination soit assez forte pour se faire un tableau net et vif de montagnes sautant comme des cabris. 572 De l’Esprit Il faut, de plus, que cette grande image soit neuve, ou du moins présentée sous une face nouvelle. C’est la surprise excitée par sa nouveauté, qui, fixant toute notre attention sur une idée, lui laisse le temps de faire sur nous une plus forte impression. L’on atteint enfin, en ce genre, au dernier degré de perfection, lorsque l’image sous laquelle on présente une idée est une image de mouvement. Ce tableau, toujours préféré au tableau d’un objet immobile, excite en nous plus de sensations, et nous fait, en conséquence, une impression plus vive. On est moins frappé du calme que des tempêtes de l’air. C’est donc à l’imagination qu’un auteur doit, en partie, la force de son expression ; c’est par ce secours qu’il transmet dans l’âme de ses lecteurs tout le feu de ses pensées. Si les Anglais, à cet égard, s’attribuent une grande supériorité sur nous, c’est moins à la force particulière de leur langue qu’à la forme de leur gouvernement qu’ils doivent cet avantage. On est toujours fort dans un État libre, où l’homme conçoit les plus hautes pensées, et peut les exprimer aussi vivement qu’il les conçoit. Il n’en est pas ainsi des États monarchiques : dans ces pays, l’intérêt de certains corps, celui de quelques particuliers puissants, et plus souvent encore une fausse et petite politique, s’oppose aux élans du génie. Quiconque, dans ces gouvernements, s’élève jusqu’aux grandes idées, est souvent forcé de les taire, ou du moins contraint d’en énerver la force par le louche, l’énigmatique et la faiblesse de l’expression. Aussi le lord Chesterfield1, dans une lettre adressée 1. Philip Dormer Stanhope (16941773), 4e comte de Chesterfield, homme politique et écrivain. discours iv, chapitre iv 1. Le Fanatisme ou Mahomet, tragédie écrite en 1739, jouée à Paris le 9 août 1742. Voltaire retira sa pièce après trois représentations pour prévenir une interdiction par le Parlement de Paris. 573 à M. l’abbé de Guasco, dit, en parlant de l’auteur de l’Esprit des lois : « C’est dommage que M. le président de Montesquieu, retenu, sans doute, par la crainte du ministère, n’ait pas eu le courage de tout dire. On sent bien, en gros, ce qu’il pense sur certains sujets ; mais il ne s’exprime point assez nettement et assez fortement : on eût bien mieux su ce qu’il pensait, s’il eût composé à Londres, et qu’il fût né Anglais. » Ce défaut de force dans l’expression n’est cependant point un défaut de génie dans la nation. Dans tous les genres, qui, futiles aux yeux des gens en place, sont, avec dédain, abandonnés au génie, je puis citer mille preuves de cette vérité, Quelle force d’expression dans certaines oraisons de Bossuet et certaines scènes de Mahomet ! Tragédie qui, peut-être, quelques critiques qu’on en fasse, est un des plus beaux ouvrages du célèbre M. de Voltaire1 . Je finis par un morceau de M. l’abbé Cartaud ; morceau plein de cette force d’expression dont on ne croit pas notre langue susceptible. Il y découvre les causes de la superstition égyptienne. « Comment ce peuple n’eût-il pas été le peuple le plus superstitieux ? L’Égypte, dit-il, était un pays d’enchantements ; l’imagination y était perpétuellement battue par les grandes machines du merveilleux ; ce n’était partout que des perspectives d’effroi et d’admiration. Le prince était un objet d’étonnement et de terreur : semblable au foudre qui, reculé dans la profondeur des nuages, semble y tonner avec plus de grandeur et de majesté, c’était du fond de ses labyrinthes et 574 De l’Esprit de son palais que le monarque dictait ses volontés. Les rois ne se montraient que dans l’appareil effrayant et formidable d’une puissance relevée en eux d’une origine céleste. La mort des rois était une apothéose : la terre était affaissée sous le poids de leurs mausolées. Dieux puissants, l’Égypte était par eux couverte de superbes obélisques chargés d’inscriptions merveilleuses, et de pyramides énormes dont le sommet se perdait dans les airs : dieux bienfaisants, ils avaient creusé ces lacs qui rassuraient orgueilleusement l’Égypte contre les inattentions de la nature. Plus redoutables que le trône et ses monarques, les temples et leurs pontifes en imposaient encore plus à l’imagination des Égyptiens. Dans l’un de ces temples, était le colosse de Sérapis. Nul mortel n’osait en approcher. C’était à la durée de ce colosse qu’était attachée celle du monde : quiconque eut brisé ce talisman eût replongé l’univers dans son premier chaos. Nulles bornes à la crédulité ; tout, dans l’Égypte, était énigme, merveille et mystère. Tous les temples rendaient des oracles ; tous les antres vomissaient d’horribles hurlements ; partout l’on voyait des trépieds tremblants, des pythies en fureur, des victimes, des prêtres, des magiciens qui, revêtus du pouvoir des Dieux, étaient chargés de leur vengeance. Les philosophes, armés contre la superstition, s’élevèrent contre elle : mais, bientôt engagés dans le labyrinthe d’une métaphysique trop abstraite, la dispute les y divise d’opinions ; l’intérêt et le fanatisme en profitent, ils secondent le chaos de leurs systèmes différents ; il en sort les pompeux discours iv, chapitre iv 575 mystères d’Isis, d’Osiris et d’Horus. Couverte alors des ténèbres mystérieux et sublimes de la théologie et de la religion, l’imposture fut méconnue. Si quelques Égyptiens l’aperçurent à la lueur incertaine du doute, la vengeance toujours suspendue sur la tête des indiscrets ferma leurs yeux à la lumière, et leur bouche à la vérité. Les rois même, qui, pour se mettre à l’abri de toute insulte, avaient d’abord, de concert avec les prêtres, évoqué autour du trône la terreur, la superstition et les fantômes de leur suite ; les rois, dis-je, en furent eux-mêmes effrayés, bientôt ils confièrent aux temples le dépôt sacré des jeunes princes ; fatale époque de la tyrannie des prêtres égyptiens ! Nul obstacle alors qu’on pût opposer à leur puissance. Les souverains furent ceints dès l’enfance du bandeau de l’opinion ; de libres et d’indépendants qu’ils étaient, tant qu’ils ne voyaient dans ces prêtres que des fourbes et des enthousiastes soudoyés, ils en devinrent les esclaves et les victimes. Imitateurs des rois, les peuples suivirent leur exemple, et toute l’Égypte se prosterna aux pieds du pontife et de l’autel de la superstition. » Ce magnifique tableau, de M. l’abbé Cartaud, prouve, je crois, que la faiblesse d’expression qu’on nous reproche et qu’en certain genre on remarque dans nos écrits, ne peut être attribuée au défaut de génie de la nation. C H A PIT R E V De l’esprit de lumière, de l’esprit étendu, de l’esprit pénétrant, et du goût Si l’on en croit certaines gens, le génie est une espèce d’ins- tinct qui peut, à l’insu même de celui qu’il anime, opérer en lui les plus grandes choses. Ils mettent cet instinct fort au-dessous de l’esprit de lumière, qu’ils prennent pour l’intelligence universelle. Cette opinion, soutenue par quelques hommes de beaucoup d’esprit, n’est cependant point encore adoptée du public. Pour arriver sur ce sujet à quelques résultats, il faut, je pense, attacher des idées nettes à ces mots esprit de lumière. Dans le physique, la lumière est un corps dont la présence rend les objets visibles. L’esprit de lumière est donc la sorte d’esprit qui rend nos idées visibles au commun des lecteurs. Il consiste à disposer tellement toutes les idées qui concourent à prouver une vérité, qu’on puisse facilement la saisir. Le titre d’esprit de lumière est donc accordé par la reconnaissance du public à celui qui l’éclaire. Avant M. de Fontenelle, la plupart des savants, après avoir escaladé le sommet escarpé des sciences, s’y trouvaient isolés et privés de toute communication avec les autres hommes. Ils n’avaient point aplani la carrière des sciences, ni frayé à l’ignorance un chemin pour y marcher. M. de Fontenelle, discours iv, chapitre v 577 que je ne considère point ici sous l’aspect qui le met au rang des génies, fut un des premiers qui, si je l’ose dire, établit un pont de communication entre la science et l’ignorance. Il s’aperçut que l’ignorant même pouvait recevoir les semences de toutes les vérités : mais que, pour cet effet, il fallait, avec adresse, y préparer son esprit ; qu’une idée nouvelle, pour me servir de son expression, était un coin qu’on ne pouvait faire entrer par le gros bout. Il fit donc ses efforts pour présenter ses idées avec la plus grande netteté, il y réussit : la tourbe des esprits médiocres se sentit tout à coup éclairée, et la reconnaissance publique lui décerna le titre d’esprit de lumière. Que fallait-il pour opérer un pareil prodige ? Simplement observer la marche des esprits ordinaires : savoir que tout se tient et s’amène dans l’univers ; qu’en fait d’idées, l’ignorance est toujours contrainte de céder à la force immense des progrès insensibles de la lumière, que je compare à ces racines déliées qui, s’insinuant dans les fentes des rochers, y grossissent et les font éclater. Il fallait enfin sentir que la nature n’est qu’un long enchaînement ; et que, par le secours des idées intermédiaires, l’on pouvait élever de proche en proche les esprits médiocres jusqu’aux plus hautes idées(a). (a) Il n’est rien que les hommes ne puissent entendre. Quelque compliquée que soit une proposition, on peut, avec le secours de l’analyse, la décomposer en un certain nombre de propositions simples ; et ces propositions deviendront évidentes, lorsqu’on y rapprochera le oui du non ; c’est-à-dire, lorsqu’un homme ne pourra les nier sans tomber en contradiction avec lui-même, et sans dire à la fois que la même chose est et n’est pas. Toute vérité peut se ramener à ce terme ; et, lorsqu’on ▶ 578 De l’Esprit L’esprit de lumière n’est donc que le talent de rapprocher les pensées les unes des autres, de lier les idées déjà connues aux idées moins connues, et de rendre ces idées par des expressions précises et claires. Ce talent est, à la philosophie, ce que la versification est à la poésie. Tout l’art du versificateur consiste à rendre, avec force et harmonie, les pensées des poètes ; tout l’art des esprits de lumière est de rendre, avec netteté, les idées des philosophes. Sans exclure, ni le génie, ni l’invention, ces deux talents ne les supposent point. Si les Descartes, les Locke, les Hobbes et les Bacon ont, à l’esprit de lumière, uni le génie et l’invention, tous les hommes ne sont pas si heureux. L’esprit de lumière n’est quelquefois que le truchement du génie philosophique, et l’organe par lequel il communique, aux esprits communs, des idées trop au-dessus de leur intelligence. Si l’on a souvent confondu l’esprit de lumière avec le génie, c’est que l’un et l’autre éclairent l’humanité, et qu’on n’a point assez fortement senti que le génie était le centre et le foyer d’où cette sorte d’esprit tirait les idées lumineuses qu’il réfléchissait ensuite sur la multitude. ▶ l’y réduit, il n’est plus d’yeux qui se ferment à la lumière. Mais, que de temps et d’observations pour porter l’analyse à ce point, et réduire certaines vérités à des propositions aussi simples ! C’est le travail de tous les siècles et de tous les esprits. Je ne vois, dans les savants, que des hommes sans cesse occupés à rapprocher le oui du non ; tandis que le public attend que, par ce rapprochement d’idées, ils l’aient en chaque genre mis en état de saisir les vérités qu’ils lui proposent. discours iv, chapitre v 579 Dans les sciences, le génie, semblable au navigateur hardi, cherche et découvre des régions inconnues. C’est aux esprits de lumière à traîner lentement sur ses traces et leur siècle et la lourde masse des esprits communs. Dans les arts, le génie, moins à portée des esprits de lumière, est comparable au coursier superbe, qui, d’un pied rapide, s’enfonce dans l’épaisseur des forêts, et franchit les halliers et les fondrières. Occupés sans cesse à l’observer ; et trop peu agiles pour le suivre dans sa course, les esprits de lumière l’attendent, pour ainsi dire, à quelques clairières, l’y entrevoient, et marquent quelques-uns des sentiers qu’il a battus ; mais ils ne peuvent jamais en déterminer que le plus petit nombre. En effet, si dans les arts, tels que l’éloquence ou la poésie, l’esprit de lumière pouvait donner toutes les règles fines, de l’observation desquelles il dût résulter des poèmes ou des discours parfaits, l’éloquence et la poésie ne seraient plus des arts de génie ; on deviendrait grand poète et grand orateur, comme on devient bon arithméticien. Le génie seul saisit toutes ces règles fines qui lui assurent des succès. L’impuissance des esprits de lumière à les découvrir toutes, est la cause de leur peu de réussite dans les arts même sur lesquels ils ont souvent donné d’excellents préceptes. Ils remplissent bien quelques-unes des conditions nécessaires pour faire un bon ouvrage, mais ils omettent les principales. M. de Fontenelle, que je cite pour éclaircir cette idée par un exemple, a certainement, dans sa poétique, donné des 580 De l’Esprit préceptes excellents. Ce grand homme cependant n’ayant, dans cet ouvrage, parlé ni de la versification, ni de l’art d’émouvoir les passions, il est vraisemblable qu’en observant les règles fines qu’il a prescrites, il n’eût composé que des tragédies froides, s’il eût écrit en ce genre. Il suit, de la différence établie entre le génie et l’esprit de lumière, que le genre humain n’est redevable à cette dernière sorte d’esprit d’aucune espèce de découvertes, et que les esprits de lumière ne reculent point les bornes de nos idées. Cette sorte d’esprit n’est donc qu’un talent, qu’une méthode de transmettre nettement ses idées aux autres. Sur quoi, j’observerai que tout homme qui se concentrerait dans un genre, et n’exposerait avec netteté que les principes d’un art tel, par exemple, que la musique ou la peinture, ne serait cependant point compté parmi les esprits de lumière. Pour obtenir ce titre, il faut, ou porter la lumière sur un genre extrêmement intéressant, ou la répandre sur un certain nombre de sujets différents. Ce qu’on appelle de la lumière suppose presque toujours une certaine étendue de connaissances. Cette sorte d’esprit doit, par cette raison, en imposer même aux gens éclairés, et, dans la conversation, l’emporter sur le génie. Que, dans une assemblée d’hommes célèbres dans des arts ou des sciences différentes, on produise un de ces esprits de lumière : s’il parle de peinture au poète, de philosophie au peintre, de sculpture au philosophe, il exposera ses principes avec plus de précision, et développera ses idées avec plus de netteté que ces hommes illustres ne se les déve- discours iv, chapitre v 1. Johann Heinrich Samuel Formey, (17111797), pasteur, collaborateur de l’Encyclopédie, et auteur en 1751, d’un Essai sur la perfection. 581 lopperaient les uns aux autres ; il obtiendra donc leur estime. Mais que ce même homme aille maladroitement parler de peinture au peintre, de poésie au poète, de philosophie au philosophe, il ne leur paraîtra plus qu’un esprit net, mais borné, et qu’un diseur des lieux communs. Il n’est qu’un cas où les esprits de lumière et d’étendue puissent être comptés parmi les génies : c’est lorsque certaines sciences sont fort approfondies, et qu’apercevant les rapports qu’elles ont entre elles, ces sortes d’esprits les rappellent à des principes communs, et par conséquent plus généraux. Ce que j’ai dit établit une différence sensible entre les esprits pénétrants et les esprits de lumière et d’étendue : ceuxci portent une vue rapide sur une infinité d’objets ; ceux-là, au contraire, s’attachent à peu d’objets, mais ils les creusent ; ils parcourent, en profondeur, l’espace que les esprits étendus parcourent en superficie. L’idée que j’attache au mot pénétrant s’accorde avec son étymologie. Le propre de cette sorte d’esprit est de percer dans un sujet ; a-t-il, dans ce sujet, fouillé jusqu’à certaine profondeur ? Il quitte alors le nom de pénétrant et prend celui de profond. L’esprit profond ou le génie des sciences, n’est, selon M. Formey1, que l’art de réduire des idées déjà distinctes à d’autres idées encore plus simples et plus nettes, jusqu’à ce qu’on ait, en ce genre, atteint la dernière résolution possible. Qui saurait, ajoute M. Formey, à quel point chaque homme a poussé cette analyse, aurait l’échelle graduée de la profondeur de tous les esprits. 582 De l’Esprit Il suit de cette idée que le court espace de la vie ne permet point à l’homme d’être profond en plusieurs genres, qu’on a d’autant moins d’étendue d’esprit qu’on l’a plus pénétrant et plus profond, et qu’il n’est point d’esprit universel. À l’égard de l’esprit pénétrant, j’observerai que le public n’accorde ce titre qu’aux hommes illustres, qui s’occupent de sciences dans lesquelles il est plus ou moins initié ; telles sont, la morale, la politique, la métaphysique, etc. S’agit-il de peinture ou de géométrie ? On n’est pénétrant qu’aux yeux des gens habiles dans cet art ou cette science. Le public, trop ignorant pour apprécier, en ces divers genres, la pénétration d’esprit d’un homme, juge ses ouvrages, et n’applique jamais à son esprit l’épithète de pénétrant ; il attend, pour louer, que, par la solution de quelques problèmes difficiles, ou par la composition de tableaux sublimes, un homme ait mérité le titre de grand géomètre ou de grand peintre. Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai dit, c’est que la sagacité et la pénétration sont deux sortes d’esprit de même nature. On paraît doué d’une très grande sagacité, lorsqu’ayant très longtemps médité, et ayant très habituellement présents à l’esprit les objets qu’on traite le plus communément dans les conversations, on les saisit et les pénètre avec vivacité. La seule différence entre la pénétration et la sagacité d’esprit, c’est que cette dernière sorte d’esprit, qui suppose plus de prestesse de conception, suppose aussi des études plus fraîches des questions sur lesquelles on fait preuve de sagacité. On a d’autant plus de sagacité dans un genre, qu’on s’en est plus profondément et plus nouvellement occupé. discours iv, chapitre v 583 Passons saintement au goût : c’est dans ce chapitre, le dernier objet que je me sois proposé d’examiner. Le goût, pris dans sa signification la plus étendue, est, en fait d’ouvrages, la connaissance de ce qui mérite l’estime de tous les hommes. Entre les arts et les sciences, il en est sur lesquels le public adopte le sentiment des gens instruits, et ne prononce de lui-même aucun jugement ; telles sont la géométrie, la mécanique et certaines parties de physique ou de peinture. Dans ces sortes d’arts ou de sciences, les seuls gens de goût sont les gens instruits ; et le goût n’est, en ces divers genres, que la connaissance du vraiment beau. Il n’en est pas ainsi de ces ouvrages dont le public est ou se croit juge : tels sont les poèmes, les romans, les tragédies, les discours moraux ou politiques, etc. Dans ces divers genres, on ne doit point entendre, par le mot goût, la connaissance exacte de ce beau propre à frapper les peuples de tous les siècles et de tous les pays, mais la connaissance plus particulière de ce qui plaît au public d’une certaine nation. Il est deux moyens de parvenir à cette connaissance, et par conséquent deux différentes espèces de goût. L’un, que j’appelle goût d’habitude : tel est celui de la plupart des comédiens, qu’une étude journalière des idées et des sentiments propres à plaire au public rend très bons juges des ouvrages de théâtre et surtout des pièces ressemblantes aux pièces déjà données. L’autre espèce de goût est un goût raisonné : il est fondé sur une connaissance profonde et de l’humanité et de l’esprit du siècle. C’est particulièrement aux hommes doués 584 De l’Esprit de cette dernière espèce de goût qu’il appartient de juger des ouvrages originaux. Qui n’a qu’un goût d’habitude manque de goût, dès qu’il manque d’objets de comparaison. Mais ce goût raisonné, sans doute supérieur à ce que j’appelle goût d’habitude, ne s’acquiert, comme je l’ai déjà dit, que par de longues études, et du goût du public, et de l’art ou de la science dans laquelle on prétend au titre d’homme de goût. Je puis donc, en appliquant au goût ce que j’ai dit de l’esprit, en conclure qu’il n’est point du goût universel. L’unique observation qui me reste à faire au sujet du goût, c’est que les hommes illustres ne sont pas toujours les meilleurs juges dans le genre même où ils ont eu le plus de succès. Quelle est, me dira-t-on, la cause de ce phénomène littéraire ? C’est, répondrai-je, qu’il en est des grands écrivains comme des grands peintres : chacun d’eux a sa manière. M. de Crébillon, par exemple, exprimera quelquefois ses idées avec une force, une chaleur, une énergie qui lui sont propres ; M. de Fontenelle les présentera avec un ordre, une netteté et un tour qui lui sont particuliers ; et M. de Voltaire les rendra avec une imagination, une noblesse et une élégance continues. Or chacun de ces hommes illustres, nécessité par son goût à regarder sa manière comme la meilleure, doit, en conséquence, faire souvent plus de cas de l’homme médiocre qui la saisit, que de l’homme de génie qui s’en fait une. De là les jugements différents que portent souvent sur le même ouvrage, et l’écrivain célèbre, et le public, qui, sans estime pour les imitateurs, veut qu’un auteur soit lui, et non un autre. discours iv, chapitre v 585 Aussi, l’homme d’esprit qui s’est perfectionné le goût dans un genre, sans avoir, en ce même genre, ni composé, ni adopté de manière, a-t-il communément le goût plus sûr que les plus grands écrivains. Nul intérêt ne lui fait illusion, et ne l’empêche de se placer au point de vue d’où, le public considère et juge un ouvrage. CH A PIT R E VI Du bel esprit Ce qui plaît dans tous les siècles, comme dans tous les pays, est ce qu’on appelle le beau. Mais, pour s’en former une idée plus exacte et plus précise, peut-être faudrait-il, en chaque art, et même en chaque partie d’un art, examiner ce qui constitue le beau. De cet examen, l’on pourrait facilement déduire l’idée d’un beau commun à tous les arts et à toutes les sciences, dont on formerait ensuite l’idée abstraite et générale du beau. Dans ce mot de bel esprit, si le public unit l’épithète de beau au mot d’esprit, il ne faut cependant point attacher à cette épithète l’idée de ce vrai beau dont on n’a point encore donné de définition nette. C’est à ceux qui composent dans le genre d’agrément, qu’on donne particulièrement le nom de bel esprit. Ce genre d’esprit est très différent du genre instructif. L’instruction est moins arbitraire. D’importantes découvertes en chimie, en physique, en géométrie, également utiles à toutes les nations, en sont également estimées. Il n’en est pas ainsi du bel esprit : l’estime conçue pour un ouvrage de ce genre doit se modifier différemment chez les divers peuples, selon la différence de leurs mœurs, de la forme de leur gouvernement, et de l’état différent où s y trouvent les arts et les sciences. Chaque nation attache donc des idées différentes à ce mot de bel esprit. Mais, comme il discours iv, chapitre vi 1. Nicolas Boileau sieur Despréaux, autrement nommé Nicolas Boileau, (1636 -1711). 587 n’en est aucune où l’on ne compose des poèmes, des romans, des tragédies, des panégyriques, des histoires(a), de ces ouvrages enfin qui occupent le lecteur sans le fatiguer, il n’est point aussi de nation ou, du moins sous un autre nom, on ne connaisse ce que nous désignons par le mot bel esprit. Quiconque, en ces divers genres, n’atteint point chez nous au titre de génie, est compris dans la classe des beaux esprits, lorsqu’il joint la grâce et l’élégance de la diction à l’heureux choix des idées. Despréaux1 disait, en parlant de l’élégant Racine : ce n’est qu’un bel esprit à qui j’ai appris à faire difficilement des vers. Je n’adopte certainement pas le jugement de Despréaux sur Racine : mais je crois pouvoir en conclure que c’est principalement dans la clarté, le coloris de l’expression, et dans l’art d’exposer ses idées, que consiste le bel esprit, auquel on ne donne le nom de beau, que par ce qu’il plaît et doit réellement plaire le plus généralement. En effet, si, comme le remarque M. de Vaugelas, il est plus de juges des mots que des idées, et si les hommes sont, en général, moins sensibles à la justesse d’un raisonnement qu’à la beauté d’une expression(b), c’est donc à l’art de bien dire que doit être spécialement attaché le titre de bel esprit. (a) Je ne parle point de ces histoires écrites dans le genre instructif, telles que les Annales de Tacite, qui, pleines d’idées profondes de morale et de politique, et ne pouvant être lues sans quelques efforts d’attention, ne peuvent, par cette même raison, être aussi généralement goûtées et senties. (b) Je rapporterai à ce sujet un mot de Malherbe. Il était au lit de la mort : son confesseur, pour lui inspirer plus de ferveur et de résigna- ▶ 588 De l’Esprit D’après cette idée, on conclura peut-être que le bel esprit n’est que l’art de dire élégamment des riens. Ma réponse à cette conclusion, c’est qu’un ouvrage vide de sens ne serait qu’une continuité de sons harmonieux qui n’obtiendrait aucune estime(c) ; et qu’ainsi le public ne décore du titre de bel esprit que ceux dont les ouvrages sont pleins d’idées grandes, fines ou intéressantes. Il n’est aucune idée qui ne soit du ressort du bel esprit, si l’on excepte celles qui, supposant trop d’études préliminaires, ne peuvent être mises à la portée des gens du monde. Je ne prétends donner dans cette réponse aucune atteinte à la gloire des philosophes. Le genre philosophique suppose, sans contredit, plus de recherches, plus de méditations, plus d’idées profondes, et même un genre de vie particulier. Dans le monde, on apprend à bien exprimer ses idées ; mais c’est dans la retraite qu’on les acquiert. On y fait une infinité d’observations sur les choses ; l’on n’en fait, dans le monde, que sur la manière de les présenter. Les philosophes doivent donc, quant à la profondeur des idées, remporter sur les beaux esprits ; mais on exige de ces derniers tant de grâce et d’élégance, que les conditions nécessaires pour mériter le ▶ tion, lui décrivait les joies du paradis. Il se servait d’expressions basses et louches. La description faite, Eh bien ! dit-il au malade, vous sentez-vous un grand désir de jouir de ces plaisirs célestes ?... Ah! Monsieur, répondit Malherbe, ne m’en parlez pas davantage ; votre mauvais style m’en dégoûte. (c) Un homme ne serait plus maintenant cité comme homme d’esprit, pour avoir fait un madrigal ou un sonnet. discours iv, chapitre vi 589 titre de philosophe ou de bel esprit sont peut-être également difficiles à remplir. Il paraît du moins qu’en ces deux genres les hommes illustres sont également rares. En effet, pour pouvoir à la fois instruire et plaire ; quelle connaissance ne faut-il pas avoir et de sa langue et de l’esprit de son siècle ? Que de goût, pour présenter toujours ses idées sous un aspect agréable ! Que d’étude, pour les disposer de manière qu’elles fassent la plus vive impression sur l’âme et l’esprit du lecteur ! Que d’observations, pour distinguer les situations qui doivent être traitées avec quelque étendue, de celles qui, pour être senties, n’ont besoin que d’être présentées ! Et quel art enfin, pour unir toujours la variété à l’ordre et à la clarté, et, comme dit M. de Fontenelle, pour exciter la curiosité de l’esprit, ménager sa paresse, et prévenir son inconstance ! C’est en ce genre la difficulté de réussir qui, sans doute, est en partie cause du peu de cas que les beaux esprits font communément des ouvrages de pur raisonnement. Si l’homme borné n’aperçoit dans la philosophie qu’un amas d’énigmes puériles et mystérieuses, et s’il hait dans les philosophes la peine qu’il faut se donner pour les entendre, le bel esprit ne leur est guère plus favorable. Il hait pareillement dans leurs ouvrages la sécheresse et l’aridité du genre instructif. Trop occupé du bien-écrit, et moins sensible au sens(d) qu’à (d) Rien de plus triste, pour quiconque ne s’exprime pas heureusement, que d’être jugé par des beaux ou des demi-esprits. On ne lui tient point compte de ses idées ; on le juge sur les mots. Quelque supérieur qu’il soit réellement à ceux qui le traitent d’imbécile, ils ne ▶ 590 De l’Esprit l’élégance de la phrase, il ne reconnaît pour bien pensé que les idées heureusement exprimées. La moindre obscurité le choque. Il ignore qu’une idée profonde, avec quelque netteté qu’elle soit rendue, sera toujours inintelligible pour le commun des lecteurs, lorsqu’on ne pourra la réduire à des propositions extrêmement simples ; et qu’il en est de ces idées profondes comme de ces eaux pures et claires, mais dont la profondeur ternit toujours la limpidité. D’ailleurs, parmi ces beaux esprits, il en est qui, secrets ennemis de la philosophie, accréditent contre elle l’opinion de l’homme borné. Dupes d’une vanité petite et ridicule, ils adoptent à cet égard l’erreur populaire : sans estime pour la justesse, la force, la profondeur et la nouveauté des pensées, ils semblent oublier que l’art de bien dire suppose nécessairement qu’on a quelque chose à dire ; et qu’enfin l’écrivain élégant est comparable au joaillier, dont l’habileté devient inutile s’il n’a des diamants à monter. Les savants et les philosophes, au contraire, livrés tout entiers à la recherche des faits ou des idées, ignorent souvent et les beautés et les difficultés de l’art d’écrire. Ils font, en conséquence, peu de cas du bel esprit : et leur mépris injuste pour ce genre d’esprit est principalement fondé sur une grande insensibilité pour l’espèce d’idées qui entrent dans la composition des ouvrages de bel esprit. Ils sont presque tous, plus ou moins, semblables à ce géomètre devant qui ▶ réformeront point leur jugement ; il ne passera jamais près d’eux que pour un sot|. discours iv, chapitre vi 591 l’on faisait un grand éloge de la tragédie d’Iphigénie. Cet éloge pique sa curiosité ; il la demande, on la lui prête, il en lit quelques scènes, et la rend en disant : Pour moi, je ne sais ce qu’on trouve de si beau dans cet ouvrage il ne prouve rien. Le savant abbé de Longuerue était, à peu près, dans le cas de ce géomètre : la poésie n’avait point de charmes pour lui ; il méprisait également la grandeur de Corneille et l’élégance de Racine ; il avait, disait-il, banni tous les poètes de sa bibliothèque(e). Pour sentir également le mérite et des idées et de l’expression, il faut, comme les Platon, les Montaigne, les Bacon, les Montesquieu, et quelques-uns de nos philosophes que leur modestie m’empêche de nommer, unir l’art d’écrire à l’art de bien penser ; union rare, et qu’on ne rencontre que dans les hommes d’un grand génie. Après avoir marqué les causes du mépris respectif qu’ont les uns pour les autres quelques savants et quelques beaux esprits, je dois indiquer les causes du mépris où le bel esprit tombe et doit journellement tomber, plutôt que tout autre genre d’esprit. Le goût de notre siècle pour la philosophie la remplit de dissertateurs qui, lourds, communs et fatigants, sont cepen(e) « Il y a, disait ce même abbé de Longuerue, deux ouvrages sur Homère qui valent mieux qu’Homère lui-même ; le premier, c’est Antiquita Homericae le second, c’est Homeri gnomologia, per Duportum. Quiconque a lu ces deux livres a lu tout ce qu’il y a de bon dans Homère, et n’a point essuyé l’ennui de ses contes à dormir debout. » 592 De l’Esprit dant pleins d’admiration pour la profondeur de leurs jugements. Parmi ces dissertateurs, il en est qui s’expriment très mal ; ils le soupçonnent, ils savent que chacun est juge de l’élégance et de la clarté de l’expression, et qu’à cet égard il est impossible de duper le public : ils sont donc forcés, par l’intérêt de leur vanité, de renoncer au titre de bel esprit, pour prendre celui de bon esprit. Comment ne donneraient-ils pas la préférence à ce dernier titre ? Ils ont ouï dire que le bon esprit s’exprime quelquefois d’une manière obscure : ils sentent donc qu’en bornant leurs prétentions au titre de bon esprit, ils pourront toujours rejeter l’ineptie de leurs raisonnements sur l’obscurité de leurs expressions, que c’est l’unique et sûr moyen d’échapper à la conviction de sottise : aussi le saisissent-ils avidement, en le cachant autant qu’ils le peuvent à eux-mêmes que le défaut de bel esprit est le seul droit qu’ils aient au bon esprit, et qu’écrire mal n’est pas une preuve qu’on pense bien. Le jugement de pareils hommes, quelques riches ou puissants(f ) qu’ils soient souvent, ne ferait cependant aucune impression sur le public, s’il n’était soutenu de l’autorité de certains philosophes qui, jaloux comme les beaux esprits d’une estime exclusive, ne sentent pas que chaque genre différent (f ) En général, ceux qui, sans succès, ont cultivé les arts et les sciences deviennent, s’ils sont élevés aux premiers postes, les plus cruels ennemis des gens de lettres. Pour les décrier, ils se mettent à la tête des sots ; ils voudraient anéantir le genre d’esprit où ils n’ont pas réussi. On peut dire que, dans les lettres, comme dans la religion, les apostats sont les plus grands persécuteurs. discours iv, chapitre vi 593 a ses admirateurs particuliers ; qu’on trouve partout plus de lauriers que de têtes à couronner ; qu’il n’est point de nation qui n’ait en sa disposition un fonds d’estime suffisant pour satisfaire à toutes les prétentions des hommes illustres ; et qu’enfin, en inspirant le dégoût du bel esprit, on arme contre tous les grands écrivains le dédain de ces hommes bornés, qui, intéressés à mépriser l’esprit, comprennent également sous le nom de bel esprit, qui ne leur est guère plus connu, et les savants et les philosophes, et généralement tout homme qui pense. CH A PIT R E VI I De l’esprit du siècle Cette sorte d’esprit ne contribue en rien à l’avancement des arts et des sciences, et n’aurait aucune place dans cet ouvrage, s’il n’en occupait une très grande dans la tête d’une infinité de gens. Partout où le peuple est sans considération, ce qu’on appelle l’esprit du siècle n’est que l’esprit des gens qui donnent le ton, c’est-à-dire, des hommes du monde et de la cour. L’homme du monde et le bel esprit s’expriment l’un l’autre avec élégance et pureté ; tous deux sont ordinairement plus sensibles au bien dit qu’au bien pensé : cependant ils ne disent ni ne doivent dire les mêmes choses(a), parce que l’un et l’autre se proposent des objets différents. Le bel esprit, avide de l’estime du public, doit, ou mettre sous les yeux de grands tableaux, ou présenter des idées intéressantes pour l’humanité ou du moins pour sa nation. Satisfait, au contraire, de l’admiration des gens du bon ton, l’homme du monde ne s’occupe qu’à présenter des idées agréables à ce qu’on appelle la bonne compagnie. J’ai dit, dans le second discours (page 52), qu’on ne pouvait parler dans le monde que des choses ou des personnes : que la bonne compagnie est ordinairement peu (a) Mille traits agréables dans la conversation, seraient insipides à la lecture. Le lecteur, dit Boileau, veut mettre à profit son divertissement. discours iv, chapitre vii 595 instruite ; qu’elle ne s’occupe guère que des personnes ; que l’éloge est ennuyeux pour quiconque n’en est point l’objet, et qu’il fait bâiller les auditeurs. Aussi ne cherche-t-on, dans les cercles, qu’à malignement interpréter les actions des hommes ; à saisir leur côté faible, à les persifler, à tourner en plaisanterie les choses les plus sérieuses, à rire de tout, et enfin à jeter du ridicule sur toutes les idées contraires à celles de la bonne compagnie. L’esprit de conversation se réduit donc au talent de médire agréablement, et surtout dans ce siècle, où chacun prétend à l’esprit, et s’en croit beaucoup ; où l’on ne peut vanter la supériorité d’un homme, sans blesser la vanité de tout le monde ; où l’on ne distingue l’homme de mérite, de l’homme médiocre, que par l’espèce de mal qu’on en dit ; où l’on est, pour ainsi dire, convenu de diviser la nation en deux classes : l’une, celle des bêtes, et c’est la plus nombreuse ; l’autre, celle des fous, et l’on comprend dans cette dernière tous ceux à qui l’on ne peut refuser des talents. D’ailleurs, la médisance est maintenant l’unique ressource qu’on ait pour faire l’éloge de soi et de sa société. Or chacun veut se louer : soit qu’on blâme ou qu’on approuve, qu’en parle ou qu’on se taise, c’est toujours son apologie qu’on fait : chaque homme est un orateur qui, par ses discours ou ses actions, récite perpétuellement son panégyrique. Il y a deux manières de se louer : l’une, en disant du bien de soi ; l’autre, en disant du mal d’autrui. Les Cicéron, les Horace, et généralement tous les anciens, plus francs dans leurs prétentions, se donnaient ouvertement les louanges qu’ils 596 De l’Esprit croyaient mériter. Notre siècle est devenu plus délicat sut cet article. Ce n’est que par le mal qu’on dit d’autrui qu’il est maintenant permis de faire son éloge. C’est en se moquant d’un sot, qu’on vante indirectement son esprit. Cette manière de se louer est, sans doute, la plus directement contraire aux bannes mœurs ; c’est cependant la seule en usage. Quiconque dit de lui le bien qu’il en pense est un orgueilleux, chacun le fuit. Quiconque, au contraire, se loue par le mal qu’il dit d’autrui est un homme charmant ; il est environné d’auditeurs reconnaissants ; ils partagent avec lui les éloges indirects qu’il se donne, et ne cessent d’applaudir à des bons mots qui les soustraient au chagrin de louer. Il paraît donc qu’en générai la malignité des gens du monde tient moins au dessein de nuire qu’au désir de se vanter. Aussi l’indulgence est-elle facile à pratiquer, non seulement à leur égard, mais encore à l’égard de ces esprits bornés, dont les intentions sont plus odieuses. L’homme de mérite sait que l’homme dont on ne dit aucun mal, est, en général, un homme dont on ne peut dire aucun bien ; que ceux qui n’aiment point à louer ont communément été peu loués : aussi n’est-il point avide de leur éloge ; il regarde la sottise comme un malheur dont la sottise cherche toujours à se venger. Qu’on ne prouve aucun fait contre moi, disait un homme de beaucoup d’esprit, que d’ailleurs on en dise tout le mal qui on voudra, je n’en serai pas fâché ; il faut bien que chacun s’amuse. Mais, si la philosophie pardonne à la malignité, elle n’y doit cependant point applaudir. C’est à des applaudissements indiscrets qu’on discours iv, chapitre vii 597 doit ce grand nombre de méchants qui, dans le fond, sont quelquefois les meilleures gens du monde. Flattés des éloges prodigués à la malignité, de la réputation d’esprit qu’elle donne, ils ne savent pas assez estimer en eux la bonté qui leur est naturelle ; ils veulent se rendre redoutables par leurs bons mots. Ils ont malheureusement assez d’esprit pour y réussir : ils deviennent d’abord méchants par air, ils restent méchants par habitude. Ô vous donc qui n’avez pas encore contracté cette funeste habitude, fermez l’oreille à ces louanges données à des traits satiriques aussi nuisibles à la société qu’ils y sont communs. Considérez les sources impures(b) d’où sort la médisance. 1. « La vertu devient faute et le bien devient mal. » Juvénal, Satires, I, 79. (b) L’un médit, parce qu’il est ignorant et oisif : l’autre, parce qu’ennuyé, bavard, plein d’humeur et choqué des moindres défauts, il est habituellement malheureux ; c’est à son humeur plus qu’à son esprit qu’il doit ses bons mots, Facit indignatio versum1. Un troisième est né atrabilaire ; il médit des hommes, parce qu’il ne voit en eux que des ennemis : eh quelle douleur de vivre perpétuellement avec les objets de sa haine ! Celui-ci met de l’orgueil à n’être point dupe ; il ne voit dans les hommes que des scélérats ou des fripons déguisés ; il le dit, et souvent il dit vrai : mais enfin il se trompe quelquefois. Or je demande si l’on n’est pas également dupe, soit qu’on prenne le vice pour la vertu ou la vertu pour le vice ? L’âge heureux est celui où l’on est la dupe de ses amis et de ses maîtresses. Malheur, à celui dont la prudence n’est pas l’effet de l’expérience ! La défiance prématurée est le signe certain d’un cœur dépravé et d’un caractère malheureux. Qui sait si le plus insensé des hommes n’est pas celui qui, pour n’être jamais dupe de ses amis, s’expose au supplice d’une méfiance perpétuelle ? L’on médit enfin pour faire montre de son esprit ; on ne se dit pas que l’esprit sa- ▶ 598 De l’Esprit Rappelez-vous qu’indifférent aux ridicules d’un particulier, le grand homme ne s’occupe que de grandes choses ; qu’un vieux méchant lui paraît aussi ridicule qu’un vieux charmant ; que, parmi les gens du monde, ceux qui sont faits pour le grand se dégoûtent bientôt de ce ton moqueur en horreur aux autres nations(c). Abandonnez-le donc aux hommes bornés : pour eux, la médisance est un besoin. Ennemis-nés des esprits supérieurs, et jaloux d’une estime qu’on leur refuse, ils savent que, semblables à ces plantes viles qui germent et ne croissent que sur les ruines des palais, ils ne peuvent s’élever que sur les débris des grandes réputations ; aussi ne s’occupent-ils que du soin de les détruire. Ces hommes bornés sont en grand nombre. Autrefois l’on n’était envié que de ses pairs ; à présent, que chacun aspire à l’esprit et s’en croit, c’est presque le public en entier ▶ tirique n’est que l’esprit de ceux qui n’en ont point. Qu’est-ce, en effet, qu’un esprit qui n’existe que par les ridicules d’autrui ? Et qu’un talent où l’on ne peut exceller sans que l’éloge de l’esprit ne devienne la satire du cœur ? Comment s’enorgueillir de ses succès dans un genre où, si l’on conserve quelque vertu, on doit chaque jour rougir de ces mêmes bons mots dont notre vanité s’applaudit, et qu’elle dédaignerait si elle était jointe à plus de lumière ? (c) Ce n’est qu’en France et dans la bonne compagnie qu’on cite comme homme d’esprit l’homme à qui on refuse le sens commun. Aussi l’étranger, toujours prêt à nous enlever un grand général, un écrivain illustre, un célèbre artiste, un habile manufacturier, ne nous enlèvera-t-il jamais un homme du bon ton. Or quel esprit que celui dont aucune nation ne veut ? discours iv, chapitre vii 599 qu’on a pour envieux : ce n’est plus pour s’instruire, c’est pour critiquer qu’on lit. Or, parmi les ouvrages, il n’en est aucun qui puisse tenir contre cette disposition des lecteurs. La plupart d’entre eux, occupés à la recherche des défauts d’un ouvrage, sont comme ces animaux immondes qu’on rencontre quelquefois dans les villes, et qui ne s’y promènent que pour en chercher les égouts. Ignorerait-on encore qu’il ne faut pas moins d’esprit pour apercevoir les beautés que les défauts d’un ouvrage ; et que, dans les livres, comme le disait un Anglais, il faut aller a la chasse des idées, et faire grand cas du livre dont on en rapporte un certain nombre ? Toutes les injustices de cette espèce sont un effet nécessaire de la sottise. Quelle différence à cet égard entre la conduite de l’homme d’esprit et celle de l’homme borné ? Le premier profite de tout. Il échappe souvent aux hommes médiocres des vérités dont le sage se saisit : l’homme d’esprit, qui le sait, les écoute sans dégoût : il n’aperçoit communément dans la conversation que ce qu’on y dit de bien, et l’homme médiocre que ce qu’on y dit de mal ou de ridicule. Perpétuellement averti de son ignorance, l’homme d’esprit s’instruit dans presque tous les livres ; trop ignorant et trop vain pour sentir le besoin de s’éclairer, l’homme borné, au contraire, ne trouve à s’instruire dans aucun des ouvrages de ses contemporains ; et, pour dire modestement qu’il sait tout, les livres, dit-il, ne lui apprennent rien(d) ; il va même (d) Le savant, dit le proverbe Persan, sait et s’enquiert ; mais l’ignorant ne sait pas même de quoi s’enquérir. 600 De l’Esprit jusqu’à soutenir que tout a été dit et pensé ; que les auteurs ne font que se répéter, et qu’ils ne diffèrent entre eux que dans la manière de s’exprimer. Ô envieux, lui dirait-on, estce aux anciens qu’on doit l’imprimerie, l’horlogerie, les glaces, les pompes à feu ? Quel autre que Newton a dans le siècle dernier, fixé les lois de la pesanteur ? L’électricité ne nous offre-t-elle pas tous les jours une infinité de phénomènes nouveaux ? Il n’est plus, selon toi, de découvertes à faire. Mais, dans la morale même et dans la politique, où l’on devrait peut-être avoir tout dit, a-t-on déterminé l’espèce de luxe et de commerce le plus avantageux à chaque nation ? En a-t-on fixé les bornes ? A-t-on découvert le moyen d’entretenir à la fois dans une nation l’esprit de commerce et l’esprit militaire ? A-t-on indiqué la forme de gouvernement la plus propre à rendre les hommes heureux ? A-t-on seulement fait le roman d’une bonne législation(e), telle qu’on pour(e) On n’entend pas même, en ce genre, les principes qu’on répète tous les jours. Punir et récompenser est un axiome. Tout le monde en sait les mots ; peu d’hommes en savent le sens. Qui l’apercevrait dans toute son étendue aurait résolu, par l’application de ce principe, le problème d’une législation parfaite. Que de choses pareilles on croit savoir, et qu’on répète tous les jours sans les entendre ! Quelle signification différente les mêmes mots n’ont-ils pas dans diverses bouches ! On raconte d’une fille en réputation de sainteté, qu’elle passait les journées entières en oraison. L’évêque le sait, il va la voir : Quelles sont donc les longues prières auxquelles vous consacrez vos journées ? Je récite mon Pater, lui dit la fille. Le Pater, reprend l’évêque, est sans doute une excellente prière ; mais enfin un Pater est bientôt dit. Ô monseigneur, quelles idées de la grandeur, de la puissance, de la bonté de Dieu, ren- ▶ discours iv, chapitre vii 601 rait, à la tête d’une colonie, l’établir sur quelque côte déserte de l’Amérique ? Le temps a fait, dans chaque siècle, présent de quelques vérités aux hommes ; mais il lui reste encore bien des dons à nous faire. L’on peut donc acquérir encore une infinité d’idées nouvelles. L’axiome prononcé, que tout est dit et pensé, est donc un axiome faux, trouvé d’abord par l’ignorance, et répété depuis par l’envie. Il n’est point de moyens que l’envieux, sous l’apparence de la justice, n’emploie pour dégrader le mérite. On sait, par exemple, qu’il n’est point de vérité isolée ; que toute idée nouvelle tient à quelques idées déjà connues, avec lesquelles elle a nécessairement quelques ressemblances : c’est cependant de ces ressemblances que part l’envie, pour accuser journellement de plagiat les hommes illustres, nos contemporains(f ) : lorsqu’elle déclame contre les 1. « Rien n’est dans l’intellect qui ne soit d’abord dans le sens. » C’est Thomas d’Aquin qui attribue d’autorité l’adage à Aristote, qui n’en peut mais… ▶ fermées dans ces deux seuls mots, Pater noster ! En voilà pour une semaine de méditation. J’en pourrais dire autant de certains proverbes ; je les compare à des écheveaux mêlés : en tient-on un bout ? On en peut dévider toute la morale et la politique ; mais il faut, à cet ouvrage, employer des mains bien adroites. (f ) Sous le nom d’amour, Hésiode, par exemple, nous donne à peu près l’idée de l’attraction ; mais, dans ce poète, ce n’était qu’une idée vague : elle est au contraire, dans Newton, le résultat de combinaisons et de calculs nouveaux ; Newton en est donc l’inventeur. Ce que je dis de Newton, je le dis également de Locke. Lorsqu’Aristote a dit, Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu1, il n’attachait certainement pas à cet axiome les mêmes idées que M. Locke. Cette idée n’était tout au plus, dans le philosophe grec, que l’apercevance d’une ▶ 602 De l’Esprit plagiaires, c’est, dit-elle, pour punir les larcins littéraires et venger le public. Mais, lui répondrait-on, si tu ne consultais que l’intérêt public, tes déclamations seraient moins vives ; tu sentirais que ces plagiaires, sans doute moins estimables que les gens de génie, sont cependant très utiles au public ; qu’un bon ouvrage, pour être généralement connu, doit avoir été dépecé dans une infinité d’ouvrages médiocres. En effet, si les particuliers qui composent la société doivent se ranger sous plusieurs classes, qui toutes ont, pour entendre et pour voir, des oreilles et des yeux différents, il est évident que le même écrivain, quelque génie qu’il ait, ne peut également leur convenir ; qu’il faut des auteurs pour toutes les classes(g), des Neuville1 pour prêcher à la ville, et ▶ découverte à faire, et dont l’honneur appartient en entier au philosophe anglais. C’est l’envie seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes les découvertes modernes. Une phrase vide de sens, ou du moins inintelligible avant ces découvertes, suffit pour faire crier au plagiat. On ne se dit pas qu’apercevoir dans un ouvrage un principe que personne n’y avait encore aperçu, c’est proprement faire une découverte ; que cette découverte suppose du moins, dans celui qui l’a faite, un grand nombre d’observations qui menaient à ce principe ; et qu’enfin celui qui rassemble un grand nombre d’idées sous le même point de vue, est un homme de génie et un inventeur. (g) Je rapporterai à ce sujet un fait assez plaisant. Un homme se faisait un jour présenter à un magistrat, homme de beaucoup d’esprit. Que faites-vous ? lui demanda le magistrat. Je fais des livres, répondit-il. Mais aucun de ces livres ne m’est encore parvenu ! Je le crois bien, reprend l’auteur : je ne fais rien pour Paris. Dès qu’un de mes ouvrages imprimé, j’en envoie l’édition en Amérique : je ne compose que pour les colonies. 1. Camille de Neuville de Villeroy, (16061695), archevêque de Lyon, qui, dit un panégyriste, « rencontra peu d’obstacles pour la destruction des préjugés superstitieux parmi le peuple. » discours iv, chapitre vii 1. Jacques Bridaine missionnaire, (1701-1767), Il parcourut presque tous les villages du Midi. 603 est des Bridaine1 pour les campagnes. En morale, comme en politique, certaines idées ne sont pas universellement senties, et leur évidence n’est point constatée, qu’elles n’aient, de la plus sublime philosophie, descendu jusqu’à la poésie ; et, de la poésie, jusqu’aux pont-neufs : ce n’est ordinairement que dans cet instant seul qu’elles deviennent assez communes pour être utiles. Au reste, cette envie, qui prend si souvent le nom de justice, et dont personne n’est entièrement exempt, n’est le vice d’aucun État. Elle n’est ordinairement active et dangereuse que dans des hommes bornés et vains. L’homme supérieur a trop peu d’objets de jalousie, et les gens du monde sont trop légers, pour obéir longtemps au même sentiment : d’ailleurs, ils ne haïssent point le mérite et surtout le mérite littéraire ; souvent même ils le protègent : leur unique prétention, c’est d’être agréables et brillants dans la conversation. C’est dans cette prétention que consiste proprement l’esprit du siècle : aussi n’est-il rien qu’on n’imagine pour échapper en ce genre au reproche d’insipidité. Une femme de peu d’esprit paraît entièrement occupée de son chien, elle ne parle qu’à lui ; l’orgueil des auditeurs s’en offense ; on la taxe d’impertinence : on a tort. Elle sait qu’on est quelque chose dans la société, lorsqu’on a prononcé tant de mots(h), qu’on a fait tant de gestes et tant de bruit : l’occupation de son chien est donc moins, pour elle, un amu(h) C’est à ce sujet que Persans disent : j’entends le bruit de la meule, mais je ne vois pas la farine. 604 De l’Esprit sement, qu’un moyen de cacher sa médiocrité ; elle est, à cet égard, très bien conseillée par son amour-propre, qui pour le moment, nous fait presque toujours tirer le meilleur parti de notre sottise. Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai déjà dit de l’esprit du siècle ; c’est qu’il est facile de se le représenter sous une image sensible. Qu’on charge, pour cet effet, un peintre habile de faire, par exemple, les portraits allégoriques de l’esprit de quelques-uns des siècles de la Grèce, et de l’esprit actuel de notre nation. Dans le premier tableau, ne sera-t-il pas forcé de représenter l’esprit sous la figure d’un homme, qui, l’œil fixe, l’âme absorbée dans de profondes méditations, reste dans quelques-unes des attitudes qu’on donne aux Muses ? Dans le second tableau, ne sera-t-il pas nécessité à peindre l’esprit sous les traits du Dieu de la raillerie, c’est-à-dire, sous la figure d’un homme qui considère tout avec un ris malin et un œil moqueur ? Or, ces deux portraits si différents nous donneraient assez exactement la différence de l’esprit des Grecs au nôtre. Sur quoi j’observerai que, dans chaque siècle, un peintre ingénieux donnerait à l’esprit une physionomie différente ; et que la suite allégorique de pareils portraits serait fort agréable et fort curieuse pour la postérité, qui, d’un coup d’œil, jugerait de l’estime ou du mépris que, dans chaque siècle, l’on a dû accorder à l’esprit de chaque nation. C H A PIT R E VI I I De l’esprit juste(a) Pour porter, sur les idées et les opinions différentes des hommes, des jugements toujours justes, il faudrait être exempt de toutes les passions qui corrompent notre jugement ; il faudrait avoir habituellement présentes à la mémoire les idées dont la connaissance nous donnerait celle de toutes les vérités humaines : pour cet effet, il faudrait tout savoir. Personne ne sait tout : on n’a donc l’esprit juste qu’à certains égards. Dans le genre dramatique, par exemple, l’un est bon juge de l’harmonie des vers, de la propriété, de la force de l’expression, et enfin de toutes les beautés de style ; mais il est mauvais juge de la justesse du plan. L’autre, au contraire, est connaisseur en cette dernière partie ; mais il n’est frappé ni de cette justesse, ni de cet à propos, ni de cette force de sentiment d’où dépend la vérité ou la fausseté des caractères tragiques, et le premier mérite des pièces. Je dis le premier mérite, parce que l’utilité réelle, et par conséquent la principale beauté de ce genre, consiste à peindre fidèlement les effets que produisent sur nous les passions fortes. (a) Dans un sens étendu, l’esprit juste serait l’esprit universel. Il ne s’agit point de cette sorte d’esprit dans ce chapitre : je prends ici ce mot dans l’acception la plus commune. 606 De l’Esprit On n’a donc proprement de justesse d’esprit que dans les genres sur lesquels on a plus ou moins médité. On ne peut donc, sans confondre le génie et l’esprit étendu et profond avec l’esprit juste, s’empêcher d’avouer que cette dernière sorte d’esprit n’est plus qu’un esprit faux, lorsqu’il s’agit de ces proportions compliquées, où la vérité est le résultat d’un grand nombre de combinaisons où, pour bien voir, il faut voir beaucoup ; et où la justesse de l’esprit dépend de son étendue : aussi n’entend-on communément par esprit juste, que la sorte d’esprit propre à tirer des conséquences justes et quelquefois neuves des opinions vraies ou fausses qu’on lui présente. Conséquemment à cette définition, l’esprit juste contribue peu à l’avancement de l’esprit humain : cependant, il mérite quelque estime. Celui qui, partant des principes ou des opinions admises, en tire des conséquences toujours justes et quelquefois neuves, est un homme rare parmi le commun des hommes. Il est même, en général, plus estimé des gens médiocres, que ne le sera l’esprit supérieur, qui, rappelant trop souvent les hommes à l’examen des principes reçus, et les transportant dans des régions inconnues, doit à la fois fatiguer leur paresse et blesser leur orgueil. Au reste, quelque justes que soient les conséquences qu’on tire, ou d’un sentiment, ou d’un principe, je dis que, loin d’obtenir le nom d’esprit juste, l’on ne sera jamais cité que comme un fou, si ce sentiment ou ce principe paraît ou ridicule ou fou. Un Indien vaporeux s’était imaginé que, s’il pissait, il submergerait tout le Bisnagar. En conséquence, ce vertueux citoyen, préférant le salut de sa patrie au sien 1. Vijayanagara (cité de la victoire), connue sous les noms de Bisnaga ou Bisnagar, et de Narsingue, située dans le sud de l’Inde, dans la région du Deccan. discours iv, chapitre viii 607 propre, retenait toujours son urine ; il était prêt à périr, lorsqu’un médecin, homme d’esprit, entre tout effrayé dans sa chambre : Narsingue(b) lui dit-il, est en feu ; ce n’est bientôt qu’un monceau de cendres : hâtez-vous de lâcher votre urine. À ces mots, le bon Indien pisse, raisonne juste, et passe pour fou(c). Si de pareils hommes sont généralement regardés comme fous, ce n’est pas uniquement parce qu’ils appuient leur raisonnement sur des principes faux, mais sur des principes réputés tels. En effet, le théologien chinois, qui prouve les neuf incarnations de Vishnou, et le musulman qui, d’après l’alcoran, soutient que la terre est portée sur les cornes d’un taureau, se fondent certainement sur des principes aussi ridicules que ceux de mon Indien ; cependant l’un et l’autre seront, chacun en leur pays, cités comme des gens sensés. Pourquoi le seront-ils ? C’est qu’ils soutiennent des opinions qui sont généralement reçues. En fait de vérités religieuses, la raison est sans force contre deux grands missionnaires, l’Exemple et la Crainte. D’ailleurs, en tout pays, les préjugés des grands sont la loi des petits. Ce Chinois et ce musulman passeront donc pour sages, uniquement parce qu’ils sont fous de la folie commune. Ce que je dis de la folie, (b) Capitale du Bisnagar. (c) Les esprits justes pouvaient regarder l’usage où l’on était autrefois de décider de la justice ou de l’injustice d’une cause, par la voie des armes, comme un usage très bien établi. Il leur paraissait la conséquence juste de ces deux propositions : Rien n’arrive que par l’ordre de Dieu, et Dieu ne peut pas permettre l’injustice. 608 De l’Esprit je l’applique à la bêtise : celui-là seul est cité comme bête, qui n’est pas bête de la bêtise commune. Certains villageois, dit-on, bâtissent un pont : ils y gravent cette inscription : le présent pont est fait ici ; d’autres veulent retirer un homme d’un puits dans lequel il était tombé, ils lui passent au cou un nœud coulant, et le retirent étranglé. Si les bêtises de cette espèce doivent toujours exciter le rire, comment, dira-t-on, écouter sérieusement les dogmes des bonzes, des brahmanes et des talapoins ? Dogmes aussi absurdes que l’inscription du pont. Comment peut-on, sans rire, voir les rois, les peuples, les ministres, et même les grands hommes, se prosterner quelquefois aux pieds des idoles, et montrer, pour des fables ridicules, la vénération la plus profonde ? Comment, en parcourant les voyages, n’est-on pas étonné d’y voir l’existence des sorciers et des magiciens aussi généralement reconnue que l’existence de Dieu, et passer, chez la plupart des nations, pour aussi démontrée ? Par quelle raison enfin des absurdités différentes, mais également ridicules, ne feraient-elles pas sur nous la même impression. ? C’est qu’on se moque volontiers d’une bêtise dont on se croit exempt ; c’est que personne ne répète, d’après le villageois, le présent pont est fait ici ; et qu’il n’en est pas ainsi lorsqu’il s’agit d’une pieuse absurdité. Personne ne se croyant tout-à-fait à l’abri de l’ignorance qui la produit, on craint de rire de soi sous le nom d’autrui. Ce n’est donc point, en général, à l’absurdité d’un raisonnement, mais à l’absurdité d’une certaine espèce de discours iv, chapitre viii 609 raisonnement, qu’on donne le nom de bêtise. On ne peut donc entendre par ce mot qu’une ignorance peu commune. Aussi donne-t-on quelquefois le nom de bête à ceux même auxquels on accorde un grand génie. La science des choses communes est la science des gens médiocres ; et quelquefois l’homme de génie est, à cet égard, d’une ignorance grossière. Ardent à s’élancer jusqu’aux premiers principes de l’art ou de la science qu’il cultive, et content d’y saisir quelques-unes de ces vérités neuves, premières et générales, d’où découlent une infinité de vérités secondaires, il néglige toute autre espèce de connaissance. Sort-il du sentier lumineux que lui trace le génie ? Il tombe dans mille erreurs ; et Newton commente l’Apocalypse. Le génie éclaire quelques-uns des arpents de cette nuit immense qui environne les esprits médiocres ; mais il n’éclaire pas tout. Je compare l’homme de génie à la colonne qui marchait devant les Hébreux, et qui tantôt était obscure, et tantôt lumineuse. Le grand homme, toujours supérieur en un genre, manque nécessairement d’esprit en beaucoup d’autres ; à moins qu’on n’entende ici par esprit l’aptitude à s’instruire, que, peut-être, on peut regarder comme une connaissance commencée. Le grand homme, par l’habitude de l’application, la méthode d’étudier, et la distinction qu’il est à portée de faire entre une demi-connaissance et une connaissance entière, a certainement, à cet égard, un grand avantage sur le commun des hommes. Ces derniers n’ayant point contracté l’habitude de la méditation, et n’ayant rien 610 De l’Esprit su profondément, se croient toujours assez instruits lorsqu’ils ont une connaissance superficielle des choses. L’ignorance et la sottise se persuadent aisément qu’elles savent tout : l’une et l’autre sont toujours orgueilleuses. Le grand homme seul peut être modeste. Si je rétrécis l’empire du génie, et montre les bornes dans lesquelles la nature le force à se renfermer, c’est pour faire plus évidemment sentir que l’esprit juste, déjà fort inférieur au génie, ne peut, comme on l’imagine, porter des jugements toujours vrais sur les divers objets du raisonnement. Un tel esprit est impossible. Le propre de l’esprit juste est de tirer des conséquences exactes des opinions reçues : or ces opinions sont fausses pour la plupart, et l’esprit juste ne remonte jamais jusqu’à l’examen de ces opinions ; l’esprit juste n’est donc, le plus souvent, que l’art de raisonner méthodiquement faux. Peut-être cette sorte d’esprit suffit pour faire un bon juge, mais jamais elle ne fait un grand homme. Quiconque en est doué n’excelle ordinairement en aucun genre, et ne se rend recommandable par aucun talent. Il obtient, dira-t-on, souvent l’estime des gens médiocres. J’en conviens : mais leur estime, en lui faisant concevoir une trop haute idée de lui-même, devient pour lui une source d’erreurs ; erreurs auxquelles il est impossible de l’arracher. Car enfin, si le miroir, de tous les conseillers le conseiller le plus poli et le plus discret, n’apprend à personne à quel point il est difforme, qui pourrait désabuser un homme de la trop haute opinion qu’il a conçue de lui-même, surtout lorsque discours iv, chapitre viii 611 cette opinion est appuyée de l’estime de la plupart de ceux qui l’environnent ? C’est être encore assez modeste que de ne s’estimer que d’après l’éloge d’autrui. De là cependant cette confiance de l’esprit juste en ses propres lumières, et ce mépris pour les grands hommes, qu’il regarde souvent comme des visionnaires, comme des esprits systématiques et de mauvaises têtes(d). Ô esprits justes ! leur dirait-on, lorsque vous traitez de mauvaises têtes ces grands hommes, qui du moins sont si supérieurs dans le genre où le public les admire, quelle opinion pensez-vous que le public puisse avoir de vous, dont l’esprit ne s’étend pas au-delà de quelques petites conséquences tirées d’un principe vrai ou faux, et dont la découverte est peu importante ? Toujours en extase devant votre petit mérite, vous n’êtes pas, direz-vous, sujets aux erreurs des hommes célèbres. Oui, sans doute ; parce qu’il faut ou courir ou du moins marcher pour tomber. Lorsque vous vantez entre vous la justesse de votre esprit, il me semble entendre des culs-de-jattes se glorifier de ne point faire de faux pas. Votre conduite, ajouterez-vous, est souvent plus sage que celle des hommes de génie. Oui, parce que vous n’avez pas en vous ce principe de vie et de passions qui produit également les grands vices, les grandes vertus et les grands talents. Mais, en êtes-vous plus recommandables ? Qu’importe au public la bonne ou mauvaise conduite d’un particulier ? Un homme de génie, eût-il des vices, est encore plus (d) Dire d’un homme qu’il a une mauvaise tête, c’est le plus souvent dire, sans le savoir, qu’il a plus d’esprit que nous. 612 De l’Esprit estimable que vous. En effet, on sert sa patrie, ou par l’innocence de ses mœurs et les exemples de vertu qu’on y donne, ou par les lumières qu’on y répand. De ces deux manières de servir sa patrie, la dernière, qui, sans contredit, appartient plus directement au génie, est, en même temps, celle qui procure le plus d’avantages au public. Les exemples de vertu que donne un particulier ne sont guère utiles qu’au petit nombre de ceux qui composent sa société : au contraire, les lumières nouvelles, que ce même particulier répandra sur les arts et les sciences, sont des bienfaits pour l’univers. Il est donc certain que l’homme de génie, fût-il d’une probité peu exacte, aura toujours plus de droits que vous à la reconnaissance publique. Les déclamations des esprits justes contre les gens de génie doivent, sans doute, en imposer quelque temps à la multitude : rien de plus facile à tromper. Si l’Espagnol, à l’aspect des lunettes que portent toujours sur le nez quelques-uns de ses docteurs, se persuade que ces docteurs ont perdu leurs yeux à la lecture, et qu’ils sont très savants, si l’on prend tous les jours la vivacité du geste pour celle de l’esprit, et la taciturnité pour profondeur, il faut bien qu’on prenne aussi la gravité ordinaire aux esprits justes pour un effet de leur sagesse. Mais le prestige se détruit, et l’on se rappelle bientôt que la gravité, comme le dit mademoiselle de Scudéry, n’est qu’un secret du corps pour cacher les défauts de l’esprit(e). Il n’y a donc proprement que ces esprits justes qui soient long(e) L’âne, dit, à ce sujet, Montaigne, est le plus sérieux des animaux. discours iv, chapitre viii 613 temps dupes de la gravité qu’ils affectent. Au reste, qu’ils se croient sages, parce qu’ils sont sérieux, qu’inspirés par l’orgueil et l’envie, lorsqu’ils décrient le génie, ils croient l’être par la justice, personne, à cet égard, n’échappe à l’erreur. Ces méprises de sentiment sont en tous genres si générales et si fréquentes, que je crois répondre au désir de mon lecteur, en consacrant à cet examen quelques pages de cet ouvrage. C H A PIT R E I X Méprise de sentiment Semblable au trait de la lumière, qui se compose d’un faisceau de rayons, tout sentiment se compose d’une infinité de sentiments, qui concourent à produire telle volonté dans notre âme et telle action dans notre corps. Peu d’hommes ont le prisme propre à décomposer ce faisceau de sentiments : en conséquence, l’on se croit souvent animé ou d’un sentiment unique, ou de sentiments différents de ceux qui nous meuvent. Voilà la cause de tant de méprises de sentiment, et pourquoi nous ignorons presque toujours les vrais motifs de nos actions. Pour faire mieux sentir combien il est difficile d’échapper à ces méprises de sentiment, je dois présenter quelquesunes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes. C H A P IT R E X Combien l’on est sujet à se méprendre sur les motifs qui nous déterminent Une mère idolâtre son fils. Je l’aime, dira-t-elle, pour lui- même. Cependant, répondra-t-on, vous ne prenez aucun soin de son éducation, et vous ne doutez pas qu’une bonne éducation ne puisse infiniment contribuer à son bonheur : pourquoi donc, sur ce sujet, ne consultez-vous point les gens d’esprit, et ne lisez-vous aucun des ouvrages faits sur cette matière ? C’est, répliquera-t-elle, parce qu’en ce genre, je crois en savoir autant que les auteurs et leurs ouvrages. Mais, d’où naît cette confiance en vos lumières ? Ne serait-elle pas l’effet de votre indifférence ? Un désir vif nous inspire toujours une salutaire méfiance de nous-mêmes. A-t-on un procès considérable ? On voit des procureurs, des avocats ; on en consulte un grand nombre, on lit ses factums. Est-on attaqué de ces maladies de langueur qui sans cesse nous environnent des ombres et des horreurs de la mort ? On voit des médecins, on recueille leurs avis, on lit des livres de médecine, on devient soi-même un peu médecin. Telle est la conduite de l’intérêt vif. Lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants, si vous n’êtes point susceptible du même intérêt, c’est que vous ne les aimez point pour eux-mêmes. Mais, ajoutera cette 616 De l’Esprit mère, quels seraient les motifs de ma tendresse ? Parmi les pères et les mères, répondrai-je, les uns sont affectés du sentiment de la postéromanie ; dans leurs enfants, ils n’aiment proprement que leur nom : les autres sont jaloux de commander, et, dans leurs enfants, ils n’aiment que leurs esclaves. L’animal se sépare de ses petits, lorsque leur faiblesse ne les tient plus dans fa dépendance ; et l’amour paternel s’éteint dans presque tous les cœurs, lorsque les enfants ont, par leur âge ou leur état, atteint l’indépendance. Alors, dit le poète Saadi, le père ne voit en eux que des héritiers avides : et c’est la cause, ajoute ce même poète, de l’amour extrême de l’aïeul pour ses petits fils ; il les regarde comme les ennemis de ses ennemis. Il est enfin des pères et des mères qui, dans leurs enfants, n’aperçoivent qu’un joujou et qu’une occupation. La perte de ce joujou leur serait insupportable : mais leur affliction prouverait-elle qu’ils aiment un enfant pour lui-même ? Tout le monde sait ce trait de la vie de M. de Lauzun1 : il était à la Bastille ; là, sans livres, sans occupation, en proie à l’ennui et à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une araignée. C’était la seule consolation qui lui restât dans son malheur. Le gouverneur de la Bastille, par une inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des malheureux(a), (a) L’habitude de voir des malheureux rend les hommes cruels et méchants. En vain disent-ils que, cruels à regret, c’est le devoir qui leur impose la nécessité d’être durs, Tout homme qui, pour l’intérêt de la justice, peut, comme le bourreau, tuer de sang froid son semblable, le 1. Antonin Nompar de Caumont, duc de Lauzun, (16331723), capitaine des gardes du corps du Roi, n’a passé que quelques jours à la Bastille. discours iv, chapitre x 617 écrase cette araignée. Le prisonnier en ressent un chagrin cuisant ; il n’est point de mère que la mort de son fils affecte d’une douleur plus violente. Or, d’où vient cette conformité de sentiments pour des objets si différents ? C’est que, dans la perte d’un enfant, comme dans la perte d’une araignée, l’on n’a souvent à pleurer que l’ennui et le désœuvrement où l’on tombe, Si les mères paraissent en général plus sensibles à la mort d’un enfant que ne le serait un père, distrait par ses affaires, ou livré aux soins de l’ambition, ce n’est pas que cette mère aime plus tendrement son fils, mais c’est qu’elle fait une perte plus difficile à remplacer. Les méprises de sentiment sont, en ce genre, très fréquentes. On chérit rarement un enfant pour lui-même. Cet amour paternel(b), dont tant ▶ massacrerait certainement pour son intérêt personnel, s’il ne craignait la potence. (b) Ce que je dis de l’amour paternel peut s’appliquer à cet amour métaphysique, tant vanté dans nos anciens romans. L’on est, en ce genre, sujet à bien des méprises de sentiment. Lorsqu’on imagine, par exemple, n’en vouloir qu’à l’âme d’une femme, ce n’est certainement qu’à son corps qu’on en veut ; et c’est, à cet égard, pour satisfaire et ses besoins et surtout sa curiosité qu’on est capable de tout. La preuve de cette vérité, c’est le peu de sensibilité que la plupart des spectateurs marquent au théâtre pour la tendresse de deux époux, lorsque ces mêmes spectateurs sont si vivement émus de l’amour d’un jeune homme pour une jeune fille. Qui produirait en eux cette différence de sentiment si ce ne sont les sentiments différents qu’ils ont eux-mêmes éprouvés dans ces deux situations ? La plupart d’entre eux ont senti que, si l’on fait tout pour les faveurs désirées, l’on fait peu pour les faveurs obtenues ; qu’en fait d’amour, la curiosité une fois satisfaite, l’on ▶ 618 De l’Esprit de gens font parade et dont ils se croient vivement affectés, n’est le plus souvent, en eux, qu’un effet ou du sentiment de la postéromanie, ou de l’orgueil de commander, ou d’une crainte de l’ennui et du désœuvrement. Une pareille méprise de sentiment persuade aux dévots fanatiques que c’est à leur zèle pour la religion qu’ils doivent la haine qu’ils ont pour les philosophes, et les persécutions qu’ils excitent contre eux. Mais, leur dit-on, ou l’opinion qui vous révolte dans l’ouvrage d’un philosophe est fausse, ou elle est vraie. Dans le premier cas, vous pouvez, animés de cette vertu douce que suppose la religion, lui en prouver philosophiquement la fausseté ; vous le devez même chrétiennement. Nous n’exigeons point, dit saint Paul, une obéissance aveugle ; nous enseignons, nous prouvons, nous persuadons. Dans le second cas, c’est-à-dire, si l’opinion de ce philosophe est vraie, elle n’est point alors contraire à la religion : le croire, serait un blasphème. Deux vérités ne peuvent être contradictoires : et la vérité, dit M. l’abbé de Fleury1, ne peut jamais nuire à la vérité. Mais cette opinion, dira le dévot fanatique, ne paraît pas se concilier avec les principes de la religion. Vous pensez donc, lui répliquera-t-on, que tout ce qui résiste aux efforts de votre esprit, et ce que vous ne pouvez concilier avec les dogmes de votre religion, est réellement inconciliable avec ces mêmes dogmes ? Ne savez-vous ▶ se console aisément de la perte d’une infidèle, et qu’alors le malheur d’un amant est très supportable. D’où je conclus que l’amour ne peut jamais être qu’un désir déguisé de la jouissance. 1. André Hercule de Fleury, (16531743), principal ministre du jeune roi Louis XV. discours iv, chapitre x 619 pas que Galilée(c) fut indignement traîné dans les prisons de 1. Benedetto Menzini, (16461704). (c) Les persécuteurs de Galilée se crurent, sans doute, animés du zèle de la religion, et furent la dupe de cette croyance. J’avouerai cependant que, s’ils s’étaient scrupuleusement examinés, et qu’ils se fussent demandé pourquoi l’Église se réservait le droit de punir par l’affreux supplice du feu les erreurs d’un homme, lorsque, faisant trouver au crime un asile inviolable près des autels, elle se déclarait, pour ainsi dire, la protectrice des assassins ? S’ils se fussent encore demandé pourquoi cette même Église, par sa tolérance, semblait favoriser les forfaits de ces pères qui mutilent sans pitié l’enfant que, dans les temples, les concerts et sur le théâtre, ils dévouent au plaisir de quelques oreilles délicates ? Et qu’enfin ils eussent aperçu que les ecclésiastiques encourageaient eux-mêmes les pères dénaturés à ce crime, en permettant que ces victimes infortunées fussent reçues et chèrement gagées dans les églises : alors ils seraient nécessairement convenus que le zèle de la religion n’était pas l’unique sentiment qui les animait. Ils auraient senti qu’ils ne faisaient du temple le refuge du crime, que pour conserver par ce moyen un plus grand crédit sur une infinité d’hommes, qui respecteraient dans les moines les seuls protecteurs qui pussent les soustraire à la rigueur des lois ; et qu’ils ne punissaient, dans Galilée, la découverte d’un nouveau système, que pour se venger de l’injure involontaire que leur faisait un grand homme, qui, peut-être, en éclairant l’humanité, en paraissant plus instruit que les ecclésiastiques, pouvait diminuer leur crédit sur le peuple. Il est vrai que, même dans l’Italie, l’on ne se rappelle qu’avec horreur le traitement que l’inquisition fit à ce philosophe. Je citerai, pour preuve de cette vérité, un morceau d’un poème du prêtre Benedetto Menzini1. Ce poème, imprimé et vendu publiquement à Florence, est rapporté dans le Journal étranger. Le poète s’adresse aux inquisiteurs qui condamnèrent Galilée : « Quel était, leur dit-il, votre aveuglement, lorsque vous traînâtes indignement ce grand homme dans vos cachots ? Est-ce là cet esprit pacifique que ▶ 620 De l’Esprit l’inquisition, pour avoir soutenu que le Soleil était immobile au centre du monde, que son système scandalisa d’abord les imbéciles, et leur parut absolument contraire à ce texte de l’écriture, Arrête-toi, Soleil ? Cependant d’habiles théologiens ont depuis accordé les principes de Galilée avec ceux de la religion. Qui vous assure qu’un théologien, plus heureux ou plus éclairé que vous, ne lèvera pas la contradiction que vous croyez apercevoir entre votre religion et l’opinion que vous condamnez ? Qui vous force par une censure précipitée, d’exposer, si ce n’est la religion, du moins ses ministres, à la haine qu’excite la persécution ? Pourquoi, toujours empruntant le secours de la force et de la terreur, vouloir imposer silence aux gens de génie, et priver l’humanité des lumières utiles qu’ils peuvent lui procurer ? Vous obéissez, dites-vous, à la religion. Mais elle vous ordonne la méfiance de vous-mêmes et l’amour du prochain. Si vous n’agissez pas conformément à ces principes, ce n’est donc pas l’esprit de Dieu qui vous anime(d). Mais, direz-vous, ▶ vous recommande le saint apôtre qui mourut en exil à Patmos1 ? Non : vous fûtes toujours sourds à ses préceptes. Persécutons les savants : telle est votre maxime. Orgueilleux humain sous un extérieur qui ne respire que l’humilité, vous qui parlez d’un ton si doux, et qui trempez vos mains dans le sang, quel démon funeste vous introduisit parmi nous ? » (d) Si le même dévot fanatique, doux à la Chine et cruel à Lisbonne, prêche dans les divers pays la tolérance ou la persécution, selon qu’il y est plus ou moins puissant, comment concilier des conduites aussi contradictoires avec l’esprit de l’évangile ; et ne pas sentir que, sous le ▶ 1. L’empereur Domitien, en 95, y exila l’apôtre Jean, qui aurait vécu dans une grotte transformée en chapelle. discours iv, chapitre x 621 quelles sont donc les divinités qui m’inspirent ? La paresse et l’orgueil. C’est la paresse, ennemie de toute contention d’esprit, qui vous révolte contre des opinions que vous ne pouvez, sans étude et sans quelque fatigue d’attention, lier aux principes reçus dans les écoles ; mais qui, philosophiquement démontrées, ne peuvent être théologiquement fausses. C’est l’orgueil, ordinairement plus exalté dans le bigot que dans tout autre homme, qui lui fait détester dans l’homme de génie le bienfaiteur de l’humanité, et qui le soulève contre des vérités dont la découverte l’humilie. C’est donc cette même paresse et ce même orgueil qui, se déguisant(e) à ses yeux sous l’apparence du zèle(f ), en font le ▶ nom de la religion, c’est l’orgueil de commander qui les inspire ? (e) Si l’on en excepte la luxure, de tous les péchés le moins nuisible à l’humanité, mais qui consiste dans un acte qu’il est impossible de se dissimuler à soi-même, on se fait illusion sur tout le reste. Tous les vices, à nos yeux, se transforment en autant de vertus. L’on prend, en soi, le désir des grandeurs pour l’élévation dans l’âme, l’avarice pour économie, la médisance pour amour de la vérité, et l’humeur pour un zèle louable. Aussi la plupart de ces passions s’allient elles assez communément avec la bigoterie. (f ) Ceux des théologiens qui croyaient les papes en droit de disposer des trônes, s’imaginaient aussi être animés du pur zèle de la religion. Ils n’apercevaient pas qu’un motif secret d’ambition se mêlait à la sainteté de leurs intentions ; que l’unique moyen de commander aux rois était de consacrer l’opinion qui donnait au pape le droit de les déposer pour cas d’hérésie. Or, les ecclésiastiques étant les seuls juges de l’hérésie, la cour de Rome, dit l’abbé de Longuerue, en faisait trouver à son gré dans tous les princes qui lui déplaisaient. 622 De l’Esprit persécuteur des hommes éclairés ; et qui, dans l’Italie, l’Espagne et le Portugal, ont forgé les chaînes, bâti les cachots et dressé les bûchers de l’inquisition. Au reste, ce même orgueil si redoutable dans le dévot fanatique, et qui, dans toutes les religions, lui fait, au nom du Très-haut, persécuter les hommes de génie, arme quelquefois contre eux les gens en place. À l’exemple de ces pharisiens qui traitaient de criminels ceux qui n’adoptaient point toutes leurs décisions, que de vizirs traitent d’ennemis de la nation ceux qui n’approuvent point aveuglément leur conduite ! Induits à cette erreur par une méprise de sentiment commune à presque tous les hommes, il n’est point de vizir qui ne prenne son intérêt pour l’intérêt de la nation ; qui ne soutienne, sans le savoir, qu’humilier son orgueil, c’est insulter au public ; et que blâmer sa conduite, avec quelque ménagement qu’on le fasse, c’est exciter le trouble dans l’État. Mais, lui dirait-on, vous vous trompez vous-même ; et, dans ce jugement, c’est l’intérêt de votre orgueil, et non l’intérêt général, que vous consultez. Ignorez-vous qu’un citoyen, s’il est vertueux, ne verra jamais avec indifférence les maux qu’occasionne une mauvaise administration ? La législation, qui, de toutes les sciences, est la plus utile, ne doit-elle pas, comme toute autre science, se perfectionner par les mêmes moyens ? C’est en éclairant les erreurs des Aristote, des Averroès, des Avicenne et de tous les inventeurs dans les sciences et les arts, qu’on a perfectionné ces mêmes arts et ces mêmes sciences. Vouloir couvrir discours iv, chapitre x 623 les fautes de l’administration du voile du silence, c’est donc s’opposer aux progrès de la législation, et par conséquent au bonheur de l’humanité. C’est ce même orgueil, masqué à vos propres yeux du nom de bien public, qui vous fait avancer cet axiome, qu’une faute une fois commise, le divan doit toujours la soutenir, et que l’autorité ne doit point plier. Mais, vous répondra-t-on, si le bien public est l’objet que se propose tout prince et tout gouvernement, doiventils employer l’autorité à soutenir une sottise ? L’axiome que vous établissez ne signifie donc rien autre chose, sinon : j’ai donné mon avis ; je ne veux pas qu’en montrant au prince la nécessité de changer de conduite, on lui prouve trop clairement que je l’ai mal conseillé. Au reste, il est peu d’hommes qui échappent aux illusions de cette espèce. Que de gens faux de bonne foi ; faute de s’être examinés ! S’il en est pour qui les autres ne soient, pour ainsi dire, que des corps diaphanes, et qui lisent également bien et dans leur intérieur et dans l’intérieur d’autrui, le nombre en est petit. Pour se connaître, il faut s’observer, faire une longue étude de soi-même. Les moralistes sont presque les seuls intéressés à cet examen, la plupart des hommes s’ignorent. Parmi ceux qui déclament avec tant d’emportement contre les singularités de quelques hommes d’esprit, que de gens ne se croient uniquement animés que de l’esprit de justice et de vérité ! Cependant, leur dirait-on, pourquoi se déchaîner avec tant de fureur contre un ridicule qui souvent 624 De l’Esprit ne nuit à personne ? Un homme joue le singulier ? Riez-en, à la bonne heure : c’est même le parti que vous prendrez avec un homme sans mérite. Pourquoi n’en userez-vous pas de même avec un homme d’esprit ? C’est que sa singularité attire l’attention du public : or son attention une fois fixée sur un homme de mérite, il s’en occupe, il vous oublie, et votre orgueil en est blessé. Voilà quel est en vous le principe secret et du respect que vous affectez pour l’usage, et de votre haine pour le singulier. Vous me direz peut-être : l’extraordinaire frappe ; il ajoute à la célébrité de l’homme d’esprit ; le mérite simple et modeste en est moins estimé ; et c’est une injustice dont je le venge, en décriant la singularité. Mais l’envie, répondrai-je, ne vous fait-elle pas apercevoir l’affectation où l’affectation n’est pas ? En général, les hommes supérieurs y sont peu sujets ; un caractère paresseux et méditatif peut avoir de la singularité, mais jamais il ne la jouera. L’affectation de la singularité est donc très rare. Pour soutenir le personnage de singulier, de quelle activité faut-il être doué ? Quelle connaissance du monde faut-il avoir, et pour choisir précisément un ridicule qui ne nous rende ni méprisable ni odieux aux autres hommes, et pour adapter ce ridicule à notre caractère et le proportionner à notre mérite ? Car enfin, ce n’est qu’avec une telle dose de génie qu’il est permis d’avoir un tel ridicule. A-t-on cette dose ? Il faut en convenir ; alors, loin de nous nuire, un ridicule nous sert. Lorsque Énée descend aux enfers, pour adoucir le monstre discours iv, chapitre x 625 qui veille à leurs portes, ce héros se pourvoit, par le conseil de la sibylle, d’un gâteau qu’il jette dans la gueule du cerbère. Qui sait si, pour apaiser la haine de ses contemporains, le mérite ne doit pas aussi jeter, dans la gueule de l’envie, le gâteau d’un ridicule ? La prudence l’exige, et même l’humanité l’ordonne. S’il naissait un homme parfait, il devrait toujours, par quelques grandes sottises, adoucir la haine de ses concitoyens. Il est vrai qu’à cet égard on peut s’en fier à la nature, et qu’elle a pourvu chaque homme de la dose de défauts suffisante pour le rendre supportable. Une preuve certaine que c’est l’envie qui sous le nom de justice, se déchaîne contre les ridicules des gens d’esprit, c’est que toute singularité ne nous blesse point en eux. Une singularité grossière et qui flatte, par exemple, la vanité de l’homme médiocre, en lui faisant apercevoir dans les gens de mérite des ridicules dont il est exempt, en lui persuadant que tous les gens d’esprit sont fous, et que lui seul est sage, est une singularité toujours très propre à leur concilier sa bienveillance. Qu’un homme d’esprit, par exemple, s’habille d’une manière singulière, la plupart des hommes, qui ne distinguent point la sagesse de la folie, et ne la reconnaissent qu’à l’enseigne d’une perruque plus ou moins longue, prendront cet homme pour un fou ; ils en riront, mais ils l’en aimeront davantage. En échange du plaisir qu’ils trouvent à s’en moquer, quelle célébrité ne lui donneront-ils pas ? On ne peut rire souvent d’un homme sans en parler beaucoup. Or ce qui perdrait un sot, accroît la réputation d’un homme 626 De l’Esprit de mérite. On ne s’en moque pas sans avouer, et peut-être même sans exagérer sa supériorité dans le genre où il se distingue. Par des déclamations outrées, l’envieux, à son insu, contribue lui-même à la gloire des gens de mérite. Quelle reconnaissance ne te dois-je pas ? lui dirait volontiers l’homme d’esprit ; que ta haine me fait d’amis ! Le public ne s’est pas longtemps mépris sur les motifs de ton aigreur : c’est l’éclat de ma réputation, et non ma singularité, qui t’offense. Si tu l’osais, tu jouerais comme moi, le singulier : mais tu sais qu’une singularité affectée est une platitude dans un homme sans esprit : ton instinct t’avertit, ou que tu n’as pas, ou du moins que le public ne t’accorde pas le mérite nécessaire pour jouer le singulier. Voilà quelle est la vraie cause de ton horreur pour la singularité(g). Tu ressembles à ces femmes (g) C’est à la même cause qu’on doit attribuer l’amour que presque tous les sots croient afficher pour la probité, lorsqu’ils disent : nous fuyons les gens d’esprit ; c’est mauvaise compagnie ; ce sont des hommes dangereux. Mais, leur dirait-on, l’Église, la cour, la magistrature, la finance, ne fournissent pas moins d’hommes répréhensibles que les académies. La plupart des gens de lettres ne sont pas même à portée de faire des friponneries. D’ailleurs, le désir de l’estime, que suppose toujours l’amour de l’étude, leur sert à cet égard de préservatif. Parmi les gens de lettres, il en est peu dont la probité ne soit constatée par quelque acte de vertu. Mais, en les supposant même aussi fripons que les sots, les qualités de l’esprit peuvent du moins compenser en eux les vices du cœur, mais le sot n’offre aucun dédommagement. Pourquoi donc fuir les gens d’esprit ? C’est que leur présence humilie, et qu’on prend en soi pour amour de la vertu, ce qui n’est qu’aversion pour les hommes supérieurs. discours iv, chapitre x 1. Vanité des vanités, tout est vanité. (Ecclésiaste, 1:2). 627 contrefaites, qui, criant sans cesse à l’indécence contre tout habillement nouveau et propre à marquer la taille, ne s’aperçoivent point que c’est à leur difformité qu’elles doivent leur respect pour les anciennes modes. Notre ridicule nous est toujours caché ; ce n’est que dans les autres qu’on l’aperçoit. Je rapporterai, à ce sujet, un fait assez plaisant, qui, dit-on, est arrivé de nos jours. Le duc de Lorraine donnait un grand repas à toute sa cour ; on avait servi le souper dans un vestibule, et ce vestibule donnait sur un parterre. Au milieu du souper, une femme croit voir une araignée : la peur la saisit, elle pousse un cri, quitte la table, fuit dans le jardin, et tombe sur un gazon. Au moment de sa chute, elle entend rouler quelqu’un à ses côtés ; c’était le premier ministre du duc : Ah ! Monsieur, lui dit-elle, que vous me rassurez ! et que j’ai de grâces à vous rendre ! Je craignais d’avoir fait une impertinence : Eh ! Madame, qui pourrait y tenir ? répond le ministre : mais, dites-moi, était-elle bien grosse ? Ah ! Monsieur, elle était affreuse. Volait-elle, ajoutat-il, près de moi ? Que voulez-vous dire ? une araignée voler ? Eh quoi ! reprit-il, c’est pour une araignée que vous faites ce train-là ? Allez, Madame vous êtes une folle : je croyais que c’était une chauve-souris. Ce fait est l’histoire de tous les hommes. On ne peut supporter son ridicule dans autrui ; on s’injurie réciproquement ; dans ce monde, ce n’est jamais qu’une vanité qui se moque de l’autre. Aussi, d’après Salomon, est-on toujours tenté de s’écrier : Tout est vanité1. C’est à cette vanité que tiennent la plupart de nos méprises de sen- 628 De l’Esprit timent. Mais, comme c’est surtout en matière de conseils que cette méprise est plus facilement aperçue, après avoir expose quelques-unes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes, il est encore utile de montrer les erreurs où cette même ignorance de nous-mêmes précipite quelquefois les autres. C H A P IT R E X I Des conseils Tout homme qu’on consulte croit toujours ses conseils dictés par l’amitié. Il le dit ; la plupart des gens le croient sur sa parole, et leur aveugle confiance ne les égare que trop souvent. Il serait cependant très facile de se détromper sur ce point, car enfin, on aime peu de gens, et l’on veut conseiller tout le monde. Où cette manie de conseiller prend-elle sa source ? Dans notre vanité. La folie de presque tout homme est de se croire sage, et beaucoup plus sage que son voisin : tout ce qui le confirme dans cette opinion lui plaît. Qui nous consulte nous est agréable : c’est un aveu d’infériorité qui nous flatte. D’ailleurs, que d’occasions l’intérêt du consultant ne nous donne-t-il pas d’étaler nos maximes, nos idées, nos sentiments, de parler de nous, d’en parler beaucoup, et d’en parler en bien ? Aussi n’est-il personne qui n’en profite. Plus occupé de l’intérêt de notre vanité que de l’intérêt du consultant, il nous quitte ordinairement, sans être instruit ni éclairé ; et nos conseils n’ont été que notre panégyrique. C’est donc, presque toujours, la vanité qui conseille. Aussi veut-on corriger tout le monde. C’est à ce sujet qu’un philosophe répondait à un de ces conseillers empressés : comment me corrigerais-je de mes défauts, puisque tu ne te corrige pas 630 De l’Esprit toi-même de l’envie de corriger ? Si c’était, en effet, l’amitié seule qui donnât des conseils, cette passion, comme toute passion vive, nous éclairerait, nous ferait connaître quand et comment l’on doit conseiller. Dans le cas de l’ignorance, nul doute, par exemple, qu’un conseil ne soit très utile. Un avocat, un médecin, un philosophe, un politique, peuvent, chacun en leur genre, donner d’excellents avis. Dans tout autre cas, le conseil est inutile ; souvent même il est ridicule ; parce qu’en général c’est toujours soi qu’on y propose pour modèle. Qu’un ambitieux consulte un homme modéré, et lui propose ses vues et ses projets : abandonnez-les, lui dira celui-ci ; ne vous exposez point à des dangers, à des chagrins sans nombre, et livrez-vous à des occupations douces. Peutêtre, lui répliquera l’ambitieux, entre des passions et des caractères différents, si j’avais encore un choix à faire, peutêtre me rendrais-je à votre avis : mais il s’agit, mes passions données, mon caractère formé, et mes habitudes prises, d’en tirer le meilleur parti possible pour mon bonheur. C’est sur ce point que je vous consulte. En vain ajouterait-il que le caractère une fois formé, il est impossible d’en changer ; que les plaisirs d’un homme modéré seraient insipides pour un ambitieux ; et que le ministre disgracié meurt d’ennui. Quelques raisons qu’il allègue, l’homme modéré lui répétera toujours : il ne faut pas être ambitieux. Il me semble entendre un médecin dire à son malade : Monsieur, n’ayez pas la fièvre. Les vieillards tiendront le même langage. Qu’un jeune homme les consulte sur la conduite qu’il doit tenir : fuyez, lui di- discours iv, chapitre xi 631 ront-ils, tout bal, tout spectacle, toute assemblée de femmes et tout amusement frivole ; occupez-vous tout entier de votre fortune ; imitez-nous. Mais, leur répliquera le jeune homme, je suis encore très sensible au plaisir ; j’aime les femmes avec fureur : comment y renoncer ? Vous sentez qu’à mon âge ce plaisir est un besoin. Quelque chose qu’il dise, un vieillard ne comprendra jamais que la jouissance d’une femme soit si nécessaire au bonheur d’un homme. Tout sentiment qu’on n’éprouve plus est un sentiment dont on n’admet point l’existence. Le vieillard ne cherche plus le plaisir, le plaisir ne le cherche plus. Les objets qui l’occupaient dans sa jeunesse se sont insensiblement éloignés de ses yeux. L’homme alors est comparable au vaisseau qui cingle en haute mer, qui perd insensiblement de vue les objets qui l’attachaient au rivage, et qui lui-même disparaît bientôt à leurs yeux. Qui considère l’ardeur avec laquelle chacun se propose pour modèle, croit voir des nageurs répandus sur un grand lac, et qui, emportés par des courants divers, lèvent la tête au-dessus de l’eau, et se crient les uns aux autres : c’est moi qu’il faut suivre, et c’est là qu’il faut aborder. Retenu lui-même par des chaînes d’airain sur un rocher, d’où il contemple leur folie : ne voyezvous pas, dit le sage, qu’entraînés par des courants contraires, vous ne pouvez aborder au même endroit ? Conseiller à un homme de dire ceci, de faire cela, c’est ordinairement ne rien dire, sinon : j’agirais de cette manière, je dirais telle chose. Aussi ce mot de Molière, Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, appliqué à l’orgueil de se donner pour exemple, est-il bien plus 632 De l’Esprit général qu’on ne l’imagine. Il n’est point de sot qui ne voulut diriger la conduite de l’homme du plus grand esprit(a). Il me semble voir le chef des Natchez1(b), qui, tous les matins, au lever de l’aurore, sort de sa cabane, et du doigt marque au Soleil son frère, la route qu’il doit tenir. Mais, dira-t-on, l’homme qu’on consulte peut sans doute se faire illusion à lui-même, attribuer à l’amitié ce qui n’est en lui que l’effet de sa vanité : mais, comment cette illusion passe-t-elle jusqu’à celui qui consulte ? Comment n’est-il pas, à cet égard, éclairé par son intérêt ? C’est qu’on croit volontiers que les autres prennent, à ce qui nous regarde, un intérêt que réellement ils n’y prennent point ; c’est que la plupart des hommes sont faibles, ne peuvent se conduire eux-mêmes, ont besoin qu’on les décide ; et qu’il est très facile, comme l’observation le prouve, de communiquer à de pareils hommes la haute opinion qu’on a de soi. Il n’en est pas ainsi d’un esprit ferme. S’il consulte, c’est qu’il ignore : il sait que, dans tout autre cas, et lorsqu’il s’agit de son propre bonheur, c’est uniquement à lui seul qu’il doit s’en rapporter. En effet, si la bonté d’un conseil dépend alors d’une connaissance exacte du sentiment et du degré de sentiment dont un homme est affecté, qui peut mieux (a) Qui n’est point écuyer ne donne point de conseil sur l’art de dompter les chevaux. Mais on n’est point si défiant en fait de morale : sans l’avoir étudiée, on s’y croit très savant, et en état de conseiller tout le monde. (b) Peuples sauvages. 1. Les Natchez, peuple amérindien qui vivait près du Mississippi. Vers 1730, ils furent réduits à l’esclavage par les Français. discours iv, chapitre xi 1. Des actions nuisibles qui le mènent au supplice (en place de Grève). 633 se conseiller que soi-même ? Si l’intérêt vif nous éclaire sur tous les objets de nos recherches, qui peut être plus éclairé que nous sur notre propre bonheur ? Qui sait si le caractère formé et les habitudes prises, chacun ne se conduit pas le mieux possible, lors même qu’il paraît le plus fou ? Tout le monde sait cette réponse d’un fameux oculiste : un paysan va le consulter ; il le trouve à table, buvant et mangeant bien. Que faire pour mes yeux ? lui dit le paysan. Vous abstenir du vin, reprend l’oculiste. Mais il me semble, reprend le paysan en s’approchant de lui, que vos yeux ne sont pas plus sains que les miens, et cependant vous buvez ? … Oui vraiment ; c’est que j’aime mieux boire que guérir. Que de gens dont le bonheur est, comme celui de cet oculiste, attaché à des passions qui doivent les plonger dans les plus grands malheurs, et qui cependant, si je l’ose dire, seraient fous de vouloir être plus sages ! Il est même des hommes, et l’expérience(c) ne l’a que trop démontré, qui sont assez malheureusement nés pour ne pouvoir être heureux que par des actions qui les mènent à la grève1. Mais, répliquera-t-on ; il est aussi des hommes qui, faute d’un sage conseil, tombent journellement dans les fautes les plus grossières : un bon conseil, sans doute, pourrait les leur faire éviter. Mais je dis qu’ils en commettraient de plus considérables encore, s’ils se livraient indistinctement aux conseils d’autrui. Qui les fuit aveuglément n’a (c) Si, comme le dit Pascal, l’habitude est une seconde et peut-être une première nature, il faut avouer que, l’habitude du crime une fois prise, on en commettra toute sa vie. 634 De l’Esprit qu’une conduite pleine d’inconséquences, ordinairement plus funeste que les excès même des passions. En s’abandonnant à son caractère, on s’épargne, au moins, les efforts inutiles qu’on fait pour y résister. Quelque forte que soit la tempête, lorsqu’on prend le vent arrière, l’on soutient sans fatigue l’impétuosité des mers : mais, si l’on veut lutter contre les vagues en prêtant le flanc à l’orage, l’on ne trouve partout qu’une mer rude et fatigante. Des conseils inconsidérés ne nous précipitent que trop souvent dans des abîmes de malheurs. Aussi devrait-on souvent se rappeler ce mot de Socrate : Puissé-je, disait ce philosophe, toujours en garde contre mes maîtres et mes amis, conserver toujours mon âme dans une situation tranquille, et n’obéir jamais qu’à la raison, la meilleure des conseillères ! Quiconque écoute la raison est non seulement sourd aux mauvais conseils, mais pèse encore à la balance du doute les conseils même de ces gens qui, respectables par leur âge, leurs dignités et leur mérite, mettent cependant trop d’importance à leurs occupations, et, comme le héros de Cervantès, ont un coin de folie auquel ils veulent tout ramener. Si les conseils sont quelquefois utiles, c’est pour se mettre en état de se mieux conseiller soi-même : s’il est prudent d’en demander, ce n’est qu’à ces gens sages(d) qui, connaissant la (d) Chaque siècle ne produit peut-être que cinq ou six hommes de cette espèce ; et cependant, en morale comme en médecine, on consulte la première bonne femme. On ne se dit pas que la morale, comme toute autre science, demande beaucoup d’étude et de médita- ▶ discours iv, chapitre xi 635 rareté et le prix d’un bon conseil, en font et doivent toujours en être avares. En effet, pour en donner d’utiles, avec quel foin ne faut-il pas approfondir le caractère d’un homme ! Quelle connaissance ne faut-il pas avoir de ses goûts, de ses inclinations, des sentiments qui l’animent, et du degré de sentiment dont il est affecté ? Quelle finesse enfin pour pressentir les fautes qu’il veut commettre avant que de s’en repentir, pour prévoir les circonstances où la fortune doit le placer, et juger, en conséquence, si tel défaut, dont on voudrait le corriger, ne se changera pas en vertu dans les places ou vraisemblablement il doit parvenir ? C’est le tableau effrayant de ces difficultés qui rend l’homme sage si réservé sur l’article des conseils. Aussi n’est-ce qu’à ceux qui n’en donnent point qu’il en faut toujours demander. Tout autre conseil doit être suspect. Mais est-il quelque signe auquel on puisse reconnaître les conseils de l’homme sage ? Oui, sans doute, il en est. Toutes les passions ont un langage différent. On peut donc, par l’énoncé des conseils, reconnaître le motif qui les donne. Dans la plupart des hommes, c’est, comme je l’ai dit plus haut, l’orgueil qui les dicte ; et les conseils de l’orgueil, toujours humiliants, ne sont presque jamais suivis. L’orgueil les donne, l’orgueil y résiste. C’est l’enclume qui repousse le marteau. L’art de les faire goûter, qui, de tous les arts, est peut-être, chez les hommes, l’art le moins perfectionné, est absolument inconnu à l’orgueil. Il ne discute point. ▶ tion. Chacun croit la savoir, parce qu’il n’est point d’école publique pour l’apprendre. 636 De l’Esprit Ses conseils sont des décisions, et ses décisions sont la preuve de son ignorance. On dispute sur ce qu’on fait, on tranche sur ce qu’on ignore. Mortels, dirait volontiers l’orgueilleux, écoutez-moi : supérieur en esprit aux autres hommes, je parle, qu’ils exécutent et croient en mes lumières ; me répliquer, c’est m’offenser. Aussi, toujours plein d’un respect profond pour lui-même, qui résiste à ses conseils est un entêté auquel il faut des flatteurs et non des amis. Superbe, lui répondrait-on, sur qui doit tomber ce reproche, si ce n’est sur toimême, qui t’emportes avec tant de violence contre ceux qui, par une déférence aveugle à tes décisions, ne flattent point ta présomption ? Apprends que c’est le vice de l’humeur qui te sauve du vice de la flatterie. D’ailleurs, que veux-tu dire par cet amour pour la flatterie, que tous les hommes se reprochent réciproquement, et dont on accuse principalement les grands et les rois ? Chacun, sans doute, hait la louange, lorsqu’il la croit fausse : l’on n’aime donc les flatteurs qu’en qualité d’admirateurs sincères. Sous ce titre, il est impossible de ne les point aimer, parce que chacun se croit louable et veut être loué. Qui dédaigne les éloges souffre du moins qu’on le loue sur ce point. Lorsqu’on déteste le flatteur, c’est qu’on le reconnaît pour tel. Dans la flatterie, ce n’est donc pas la louange, mais la fausseté qui choque. Si l’homme d’esprit paraît moins sensible aux éloges, c’est qu’il en aperçoit plus souvent la fausseté : mais qu’un flatteur adroit le loue, persiste à le louer, et mêle quelques blâmes aux éloges qu’il lui donne, l’homme d’esprit en sera tôt ou tard la dupe. De- discours iv, chapitre xi 637 puis l’artisan jusqu’aux princes, tout aime la louange, et, par conséquent, la flatterie adroite. Mais, dira-t-on, n’a-t-on pas vu des rois supporter, avec reconnaissance, les dures représentations d’un conseiller vertueux ? Oui, sans doute : mais ces princes étaient jaloux de leur gloire ; ils étaient amoureux du bien public ; leur caractère les forçait d’appeler à leur cour des hommes animés de cette même passion, c’està-dire des hommes qui ne leur donnassent que des conseils favorables aux peuples. Or, de pareils conseillers flattent un prince vertueux, du moins dans l’objet de sa passion, s’ils ne le flattent pas toujours dans les moyens qu’il prend pour la satisfaire ; une pareille liberté ne l’offense donc pas. Je dirai de plus, qu’une vérité dure peut quelquefois le flatter : c’est la morsure d’une maîtresse. Qu’un homme s’approche d’un avare, et lui dise, vous êtes un sot, vous placez mal votre argent, voilà l’emploi plus utile que vous en pouvez faire ; loin d’être révolté d’une pareille franchise, l’avare en saura gré à son auteur. En désapprouvant la conduite de l’avare, on le flatte dans ce qu’il a de plus cher, c’est-à-dire, dans l’objet de sa passion. Or, ce que je dis de l’avare peut s’appliquer au roi vertueux. À l’égard d’un prince que n’animerait point l’amour de la gloire ou du bien public, ce prince ne pourrait attirer à sa cour que des hommes qui, relativement à ses goûts, ses préjugés, ses vues, ses projets et ses plaisirs, pourraient l’éclairer sur l’objet de ses désirs : il ne serait donc environné que de ces hommes vicieux auxquels la vengeance publique donne 638 De l’Esprit le nom de flatteurs(e). Loin de lui fuiraient tous les gens vertueux. Exiger qu’il les rassemblât près de son trône, ce serait lui demander l’impossible, et vouloir un effet sans cause. Les tyrans et les grands princes doivent se décider par le même motif sur le choix de leurs amis ; ils ne diffèrent que par la passion dont ils sont animés. Tous les hommes veulent donc être loués et flattés, mais tous ne veulent pas l’être de la même manière ; et c’est uniquement en ce point qu’ils sont différents entre eux, L’orgueilleux n’est point exempt de ce désir : quelle preuve plus forte que la hauteur avec laquelle il décide, et la soumission aveugle qu’il exige ? Il n’en est pas ainsi de l’homme sage : son amour-propre ne se manifeste point d’une manière insultante ; s’il donne un conseil, il n’exige point qu’on le suive. La saine raison soupçonne toujours qu’elle n’a pas considéré un objet sous toutes ses faces. Aussi l’énoncé de ses conseils est-il toujours remarquable par quelqu’une de ces expressions de doute, propres à marquer la situation de l’âme. Telles sont ces phrases : Je crois que vous devez vous conduire de telle manière, tel est mon avis, tels sont les motifs sur lesquels je me fonde : mais n’adoptez rien sans examen, etc. C’est à cette manière de conseiller qu’on reconnaît l’homme (e) La plupart des princes, dit le poète Saadi, sont si indifférents aux bons conseils, ils ont si rarement besoin d’amis vertueux, que c’est toujours un signe de calamité publique, lorsque ces hommes vertueux paraissent à la cour. Aussi n’y sont-ils appelés qu’à l’extrémité, et dans l’instant où communément l’État est sans ressource. discours iv, chapitre xi 639 sage ; lui seul peut réussir auprès de l’homme d’esprit ; et, s’il n’a pas toujours le même succès auprès des gens médiocres, c’est que ces derniers, souvent incertains, veulent qu’on les arrache à leur irrésolution et qu’on les décide ; ils s’en fient plus à la sottise qui tranche d’un ton ferme, qu’à la sagesse qui parle en hésitant. L’amitié, qui conseille, prend à peu près le ton de la sagesse ; elle unit seulement l’expression du sentiment à celle du doute. Résiste-t-on à ses avis ? Va-t-on même jusqu’à les mépriser ? C’est alors qu’elle se fait mieux connaitre, et qu’après avoir fait ses représentations, elle s’écrie avec Pylade : Allons Seigneur, enlevons Hermione. Chaque passion a donc ses tours, ses expressions et sa manière particulière de s’exprimer : aussi l’homme qui, par une analyse exacte des phrases et des expressions dont se servent les différentes passions, donnerait le ligne auquel on peut les reconnaître, mériterait sans doute infiniment de la reconnaissance publique. C’est alors qu’on pourrait, dans le faisceau de sentiments qui produisent chaque acte de notre volonté, distinguer du moins le sentiment qui domine en nous. Jusque-là les hommes s’ignoreront eux-mêmes, et tomberont, en fait de sentiments, dans les erreurs les plus grossières. CH A PIT R E X I I Du bon sens La différence de l’esprit d’avec le bon sens est dans la cause différente qui les produit. L’un est l’effet des passions fortes, et l’autre de l’absence de ces mêmes passions. L’homme de bon sens ne tombe donc communément dans aucune de ces erreurs où nous entraînent les passions ; mais aussi ne reçoit-il aucun de ces coups de lumière qu’on ne doit qu’aux passions vives. Dans le courant de la vie, et dans les choses où, pour bien voir, il suffit de voir d’un œil indifférent, l’homme de bon sens ne se trompe point. S’agit-il de ces questions un peu compliquées, où, pour apercevoir et démêler le vrai, il faut quelque effort et quelque fatigue d’attention ? l’homme de bon sens est aveugle : privé de passions, il se trouve, en même temps privé de ce courage, de cette activité d’âme et de cette attention continue qui seules pourraient l’éclairer. Le bon sens ne suppose donc aucune invention, ni par conséquent aucun esprit : et c’est, si je l’ose dire, où le bon sens finit que l’esprit commence(a). Il ne faut cependant point en conclure que le bon sens soit si commun. Les hommes sans passions sont rares. L’esprit (a) On voit que je distingue ici l’esprit du bon sens, que l’on confond quelquefois dans l’usage ordinaire. discours iv, chapitre xii 641 juste, qui, de toutes les sortes d’esprit, est sans contredit l’espèce la plus voisine du bon sens, n’est pas lui-même exempt de passions. D’ailleurs, les sots n’en sont pas moins susceptibles que l’homme d’esprit. Si tous prétendent au bon sens, et même s’en donnent le titre ; on ne les en croit pas sur leur parole. C’est M. Diafoirus qui dit : je jugeai, par la pesanteur d’imagination de mon fils, qu’il aurait un bon jugement à venir. On manque toujours de bon sens, lorsqu’à cet égard, l’on n’a que son défaut d’esprit pour appuyer ses prétentions. Le corps politique est-il sain ? Les gens de bon sens peuvent être appelés aux grandes places, et les remplir dignement. L’État est-il attaqué de quelque maladie ? Ces mêmes gens de bon sens deviennent alors très dangereux. La médiocrité conserve les choses dans l’état où elle les trouve. Ils laissent tout aller comme il va. Leur silence dérobe les progrès du mal, et s’oppose aux remèdes efficaces qu’on y pourrait apporter. Ils ne déclarent ordinairement la maladie qu’au moment qu’elle est incurable. À l’égard de ces places secondaires où l’on n’est point chargé d’imaginer, mais d’exécuter ponctuellement, ils y sont ordinairement très propres. Les seules fautes qu’ils y commettent sont de ces fautes d’ignorance, qui, dans les petites places, sont presque toujours de peu d’importance. Quant à leur conduite particulière, elle n’est point habile, mais elle est toujours raisonnable. L’absence de passions, en interceptant toutes les lumières dont les passions sont la source, leur fait en même temps éviter toutes les erreurs où les passions précipitent. Les gens sen- 642 De l’Esprit sés sont en général plus heureux que les hommes livrés à des passions fortes : cependant l’indifférence des premiers les rend moins heureux que l’homme doux, et qui, né sensible, a, par l’âge et les réflexions, affaibli en lui cette sensibilité. Il lui reste un cœur ; et ce cœur s’ouvre encore aux faiblesses des autres ; sa sensibilité se ranime avec eux ; il jouit enfin du plaisir d’être sensible, sans en être moins heureux. Aussi, plus aimable aux yeux de tous, est-il plus aimé de ses concitoyens, qui lui savent gré de ses faiblesses. Quelque rare que soit le bon sens, les avantages qu’il procure ne sont que personnels ; ils ne s’étendent point sur l’humanité. L’homme de bon sens ne peut donc prétendre à la reconnaissance publique, ni par conséquent à la gloire. Mais la prudence, dira-t-on, qui marche à la suite du bon sens, est une vertu que toutes les nations ont intérêt d’honorer. Cette prudence, répondrai-je, si vantée et quelquefois si utile aux particuliers, n’est pas pour tout un peuple une vertu si désirable qu’on l’imagine. De tous les dons que le ciel peut verser sur une nation, le don de tous le plus funeste serait, sans contredit, la prudence, si le ciel la rendait commune à tous les citoyens. Qu’est-ce en effet que l’homme prudent ? Celui qui conserve, des maux éloignés, une image assez vive, pour qu’elle balance en lui la présence d’un plaisir qui lui serait funeste. Or supposons que la prudence descende sur toutes les têtes qui composent une nation : où trouver alors des hommes qui, pour cinq sols par jour, affrontent, dans les combats, la mort, les fatigues ou les maladies ? Quelle discours iv, chapitre xii 643 femme se présenterait à l’autel de l’hymen, s’exposerait au malaise d’une grossesse, aux dangers d’un accouchement, à l’humeur, aux contradictions d’un mari, aux chagrins enfin qu’occasionnent la mort ou la mauvaise conduite des enfants ? Quel homme, conséquent aux principes de sa religion, ne mépriserait pas l’existence fugitive des plaisirs d’ici bas ; et, tout entier au soin de son salut, ne chercherait pas, dans une vie plus austère, le moyen d’accroître la félicité promise à la sainteté ? Quel homme ne choisirait pas, en conséquence, l’état le plus parfait, celui dans lequel son salut serait le moins exposé ; ne préférerait pas la palme de la virginité aux mythes de l’amour, et n’irait pas enfin s’ensevelir dans un monastère(b) ? C’est donc à l’inconséquence que la postérité devra son existence. C’est la présence du plaisir, sa vue toute puissante, qui brave les malheurs éloignés, anéantit la prévoyance. C’est donc à l’imprudence et à la folie que le ciel attache la conservation des empires et la durée du monde. Il paraît donc qu’au moins dans la constitution actuelle de la plupart des gouvernements, la prudence n’est désirable que dans un très petit nombre de citoyens ; que la raison, synonyme du mot de bon sens et vantée par tant de gens, ne mérite que peu d’estime ; que la sagesse qu’on lui suppose (b) Lorsqu’il s’agissait en Chine de savoir si l’on permettrait aux missionnaires de prêcher librement la religion chrétienne, on dit que les lettrés, assemblés à ce sujet, n’y virent point de danger. Ils ne prévoyaient pas, disaient-ils, qu’une religion où le célibat était l’état le plus parfait pût s’étendre beaucoup. 644 De l’Esprit tient à son inaction ; et que son infaillibilité apparente n’est le plus souvent qu’une apathie. J’avouerai cependant que le titre d’homme de bon sens, usurpé par une infinité de gens, ne leur appartient certainement pas. Si l’on dit de presque tous les sots qu’ils sont gens de bon sens, il en est, à cet égard, des sots comme des filles laides qu’on cite toujours comme bonnes. On vante volontiers le mérite de ceux qui n’en ont point : on les présente sous le côté le plus avantageux, et les hommes supérieurs sous le côté le plus défavorable. Que de gens prodiguent en conséquence les plus grands éloges au bon sens qu’ils placent et doivent réellement placer au-dessus de l’esprit ! En effet, chacun voulant s’estimer préférablement aux autres, et les gens médiocres se sentant plus près du bon sens que de l’esprit, ils doivent faire peu de cas de celui-ci, le regarder comme un don futile : et de là cette phrase tant répétée par les gens médiocres : Bon sens vaut mieux qu’esprit et que génie : phrase par laquelle chacun d’eux veut insinuer qu’au fond il a plus d’esprit qu’aucun de nos hommes célèbres. CH A PIT R E X I I I Esprit de conduite L’objet commun du désir des hommes, c’est le bonheur ; et l’esprit de conduite ne devrait être, en conséquence, que l’art de se rendre heureux. Peut-être s’en serait-on formé cette idée, si le bonheur n’avait presque toujours paru moins un don de l’esprit, qu’un effet de la sagesse et de la modération de notre caractère et de nos désirs. Presque tous les hommes, fatigués par la tourmente des passions, ou languissants dans le calme de l’ennui, sont comparables, les premiers au vaisseau battu par les tempêtes du nord, et les seconds au vaisseau que le calme arrête au milieu des mers de la zone torride. À son secours, l’un appelle le calme, et l’autre les aquilons. Pour naviguer heureusement, il faut être poussé par un vent toujours égal. Mais tout ce que je pourrais dire à cet égard sur le bonheur, n’aurait aucun rapport au sujet que je traite. On n’a jusqu’à présent entendu par esprit de conduite que la sorte d’esprit propre à guider aux divers objets de fortune qu’on se propose. Dans une république telle que la république romaine, et dans tout gouvernement où le peuple est le distributeur des grâces, où les honneurs sont le prix du mérite, l’esprit de conduite n’est autre chose que le génie même et le 646 De l’Esprit grand talent. Il n’en est pas ainsi dans les gouvernements où les grâces sont dans la main de quelques hommes dont la grandeur est indépendante du bonheur public : dans ces pays, l’esprit de conduite n’est que l’art de se rendre utile ou agréable aux dispensateurs des grâces ; et c’est moins à son esprit qu’à son caractère qu’on doit communément cet avantage. La disposition la plus favorable et le don le plus nécessaire pour réussir auprès des grands, est un caractère pliable à toute sorte de caractères et de circonstances. Fûton dépourvu d’esprit, un tel caractère, aidé d’une position favorable y suffit pour faire fortune. Mais, dira-t-on, rien de plus commun que de pareils caractères : il n’est donc personne qui ne puisse faire fortune et se concilier la bienveillance d’un grand, en se faisant ou le ministre de ses plaisirs ou son espion. Aussi le hasard a-t-il grande part à la fortune des hommes. C’est le hasard qui nous fait père, époux, ami de la beauté qu’on offre et qui plaît à son protecteur ; c’est le hasard qui nous place chez un grand, au moment qu’il lui faut un espion. Quiconque est sans honneur et sans humeur, disait M. le duc d’Orléans régent, est un courtisan parfait. Conséquemment à cette définition, il faut convenir que le parfait en ce genre n’est rare qu’à l’égard de l’humeur. Mais, si les grandes fortunes sont en général l’œuvre du hasard, et si l’homme n’y contribue qu’en se prêtant aux bassesses et aux friponneries presque toujours nécessaires pour y parvenir, il faut cependant avouer que l’esprit a quelquefois part à notre élévation. Le premier, par exemple, qui, par discours iv, chapitre xiii 647 l’importunité, s’est fait un protecteur, celui qui, profitant de l’humeur hautaine d’un homme en place, s’est attiré de ces propos brusques qui déshonorent celui qui les prononce et le forcent à devenir le protecteur de l’offensé, celui-là, dis-je, a porté de l’invention et de l’esprit dans sa conduite. Il en est de même du premier qui s’est aperçu qu’il pouvait, dans la maison des gens en place, se créer la charge de plastron des plaisanteries, et vendre aux grands à tel prix le droit de le mépriser et de s’en moquer. Quiconque se sert ainsi de la vanité d’autrui pour arriver à ses fins, est doué de l’esprit de conduite. L’homme adroit en ce genre marche constamment à son intérêt, mais toujours sous l’abri de l’intérêt d’autrui. Il est très habile, s’il prend, pour arriver au but qu’il se propose, une route qui semble l’en écarter. C’est le moyen d’endormir la jalousie de ses rivaux, qui ne se réveillent qu’au moment qu’ils ne peuvent mettre obstacle à ses projets. Que de gens d’esprit, en conséquence, ont joué la folie, se sont donné des ridicules, ont affecté la plus grande médiocrité devant des supérieurs, hélas ! trop faciles à tromper par les gens vils dont le caractère se prête à cette bassesse ! Que d’hommes cependant sont, en conséquence, parvenus à la plus haute fortune, et devaient réellement y parvenir ! En effet, tous ceux que n’anime point un amour extrême pour la gloire, ne peuvent, en fait de mérite, jamais aimer que leurs inférieurs. Ce goût prend sa source dans une vanité commune à tous les hommes. Chacun veut être loué ; or, de toutes les louanges, 648 De l’Esprit la plus flatteuse, sans contredit, est celle qui nous prouve le plus évidemment notre excellence. Quelle reconnaissance ne doit-on pas à ceux qui nous découvrent des défauts qui, sans nous être nuisibles, nous assurent de notre supériorité ! De toutes les flatteries, cette flatterie est la plus adroite. À la cour même d’Alexandre, il était dangereux de paraître trop grand homme. Mon fils, fais-toi petit devant Alexandre, disait Parménion à Philotas1 : ménage lui quelquefois le plaisir de te reprendre, et souviens-toi que c’est à ton infériorité apparente que tu devras son amitié. Que d’Alexandres, en ce monde, portent une haine secrète aux talents supérieurs(a) ! L’homme médiocre est l’homme aimé. Monsieur, disait un père à son fils, vous réussissez dans le monde, et vous vous croyez un grand mérite. Pour humilier votre orgueils, sachez à quelles qualités vous devez ce succès : vous êtes né sans vices, sans vertus, sans caractère ; vos lumières sont courtes, votre esprit est borné ; que de droits, ô mon fils, vous avez à la bienveillance des hommes ! Au reste, quelque avantage que procure la médiocrité, et quelques accès qu’elle ouvre à la fortune, l’esprit, comme je l’ai dit plus haut, a quelquefois part à notre élévation : pour(a) Tout le monde sait ce trait d’un courtisan d’Emmanuel de Portugal. Il est chargé de faire une dépêche : le prince en compose une sur le même sujet, compare les dépêches, trouve celle du courtisan la meilleure ; il le lui dit. Le courtisan ne lui répond que par une profonde révérence, et court prendre congé du meilleur de ses amis : il n’y a plus rien à faire pour moi à la cour, lui dit-il ; le roi sait que j’ai plus d’esprit que lui. 1. Philotas est condamné à mort en octobre 330 av., accusé d’avoir participé à un complot contre la vie d’Alexandre. discours iv, chapitre xiii 1. Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, géographe et cartographe (1697-1782). 649 quoi donc le public n’a-t-il aucune estime pour cette sorte d’esprit ? C’est, répondrai-je, parce qu’il ignore le détail des manœuvres dont se sert l’intriguant, et ne peut, presque jamais, savoir si son élévation est l’effet, ou de ce qu’on appelle l’esprit de conduite, ou du pur hasard. D’ailleurs, le nombre des idées nécessaires pour faire fortune n’est point immense. Mais, dira-t-on, pour duper les hommes, quelle connaissance ne faut-il pas en avoir ? L’intriguant, répondrai-je, connaît parfaitement l’homme dont il a besoin, mais ne connaît point les hommes. Entre l’homme d’intrigue et le philosophe, on trouve, à cet égard, la même différence qu’entre le courrier et le géographe. Le premier sait peut-être mieux que M. Danville1 le sentier le plus court pour gagner Versailles : mais il ne connaît certainement pas la surface du globe comme ce géographe. Qu’un intriguant habile ait à parler en public, qu’on le transporte dans une assemblée de peuple, il y sera aussi gauche, aussi déplacé, aussi silencieux, que le serait auprès des grands le génie supérieur qui, jaloux de connaître l’homme de tous les siècles et de tous les pays, dédaigne la connaissance d’un certain homme en particulier. L’intriguant ne connaît donc point les hommes, et cette connaissance lui serait inutile. Son objet n’est point de plaire au public, mais à quelques gens puissants, et souvent bornés ; trop d’esprit nuirait à ce dessein. Pour plaire aux gens médiocres, il faut, en général, se prêter aux erreurs communes, se conformer aux usages, et ressembler à tout le monde. L’esprit élevé ne peut s’abaisser jusque là. Il aime mieux être la 650 De l’Esprit digue qui s’oppose au torrent, dût-il en être renversé, que le rameau léger qui flotte au gré des eaux. D’ailleurs, l’homme éclairé, avec quelque adresse qu’il se masque, ne ressemble jamais si exactement à un sot qu’un sot se ressemble à luimême. On est bien plus sûr de soi, lorsqu’on prend, que lorsqu’on feint de prendre des erreurs pour des vérités. Le nombre d’idées que suppose l’esprit de conduite, n’a donc que peu d’étendue : mais, en exigeât-il davantage, je dis que le public n’aurait encore aucune sorte d’estime pour cette sorte d’esprit. L’intriguant se fait le centre de la nature ; c’est à son intérêt seul qu’il rapporte tout ; il ne fait rien pour le bien public : s’il parvient aux grandes places, il y jouit de la considération toujours attachée au pouvoir et surtout à la crainte qu’il inspire ; mais il ne peut jamais atteindre à la réputation, qu’on doit regarder comme un don de la reconnaissance générale. J’ajouterai même que l’esprit qui le fait parvenir semble tout à coup l’abandonner lorsqu’il est parvenu. Il ne s’élève aux grandes places que pour s’y déshonorer, parce qu’en effet l’esprit d’intrigue, nécessaire pour y parvenir, n’a rien de commun avec l’esprit d’étendue, de force et de profondeur nécessaire pour les remplir dignement. D’ailleurs, l’esprit de conduite ne s’allie qu’avec une certaine bassesse de caractère, qui rend encore l’intriguant méprisable aux yeux du public. Ce n’est pas qu’on ne puisse, à beaucoup d’intrigue, unir beaucoup d’élévation d’âme. Qu’à l’exemple de Cromwell, un homme veuille monter au trône : la puissance, l’éclat de discours iv, chapitre xiii 1. « Diminutif familier de fripon. » Dictionnaire de l’Académie française, 1762. 651 la couronne, et les plaisirs attachés à l’empire, peuvent sans doute à ses yeux ennoblir la bassesse de ses menées, puisqu’ils effacent déjà l’horreur de ses crimes aux yeux de la postérité qui le place au rang des plus grands hommes : mais que, par une infinité d’intrigues, un homme cherche à s’élever à ces petits postes qui ne peuvent jamais lui mériter, s’il est cité dans l’histoire, que le nom de coquin ou de friponneau, je dis qu’un pareil homme se rend méprisable, non seulement aux yeux des gens honnêtes, mais encore à ceux des gens éclairés. Il faut être un petit homme pour désirer de petites choses. Quiconque se trouve au-dessus des besoins, sans être, par son état, porté aux premiers postes, ne peut avoir d’autre besoin que celui de la gloire, et d’autre parti à prendre, s’il est homme d’esprit, que de se montrer toujours vertueux. L’intriguant doit donc renoncer à l’estime publique. Mais, dira-t-on, il en est bien dédommagé par le bonheur attaché à la grande fortune. L’on se trompe, répondrai-je, si l’on le croit heureux. Le bonheur n’est point l’apanage des grandes places ; il dépend uniquement de l’accord heureux de notre caractère avec l’état et les circonstances dans lesquelles la fortune nous place. Il en est des hommes comme des nations ; les plus heureuses ne sont pas toujours celles qui jouent le plus grand rôle dans l’univers. Quelle nation plus fortunée que la nation suisse ! À l’exemple de ce peuple sage, l’heureux ne bouleverse point le monde par ses intrigues ; content de lui, il s’occupe peu des autres ; il ne se trouve point sur la route de l’ambitieux ; l’étude remplit une 652 De l’Esprit partie de ses journées ; il vit peu connu, et c’est l’obscurité de son bonheur qui seul en fait la sûreté. Il n’en est pas ainsi de l’intriguant : on lui vend cher les titres dont on le décore. Que n’exige point un protecteur ? Le sacrifice perpétuel de la volonté des petits est le seul hommage qui le flatte. Semblable à Saturne, à à Moloch, à Teutates, s’il l’osait, il ne voudrait être honoré que par des sacrifices humains. La peine qu’endure le protégé est un spectacle agréable au protecteur ; ce spectacle l’avertit de sa puissance ; il en conçoit une plus haute idée de lui-même. Aussi n’est-ce qu’à des attitudes gênantes que la plupart des nations ont attaché le signe du respect. Quiconque veut, par l’intrigue, s’ouvrir le chemin de la fortune, doit donc se dévouer aux humiliations. Toujours inquiet, il ne peut d’abord apercevoir le bonheur que dans la perspective d’un avenir incertain ; et c’est de l’espérance, ce rêve consolateur des hommes éveillés et malheureux, dont il peut attendre sa félicité. Lorsqu’il est parvenu, il a donc essuyé mille dégoûts. C’est pour s’en venger, qu’ordinairement dur et cruel envers les malheureux, il leur refuse son assistance, leur fait un tort de leur misère, la leur reproche, et croit, par ce reproche, faire regarder son inhumanité comme une justice, et sa fortune comme un mérite. Il ne jouit point, à la vérité, du plaisir de persuader. Comment s’assurer que la fortune d’un homme est l’effet de cette espèce d’esprit que l’on nomme esprit de conduite, surtout dans ces pays entièrement despotiques, où, du plus vil esclave, on fait un vizir, où les fortunes dépendent de la volonté du prince et d’un ca- discours iv, chapitre xiii 653 price momentané dont lui-même n’aperçoit pas toujours la cause ? Les motifs qui, dans ces cas, déterminent les sultans, sont presque toujours cachés ; les historiens ne rapportent que les motifs apparents, ils ignorent les véritables ; et c’est, à cet égard, qu’on peut, d’après M. de Fontenelle, assurer que l’histoire n’est qu’une fable convenue. Dans une comparaison de César et de Pompée, si Balzac dit, en parlant de leur fortune, L’un en est l’ouvrier, et l’autre en est l’ouvrage, il faut avouer qu’il est peu de Césars ; et que, dans les gouvernements arbitraires, le hasard est presque l’unique dieu de la fortune. Tout y dépend du moment et des circonstances dans lesquelles on se trouve placé ; et c’est, peut-être, ce qui dans l’Orient a le plus accrédité le dogme de la fatalité. Selon les musulmans, la destinée tient tout sous son empire ; elle met les rois sur le trône, les en chasse, remplit leur règne d’évènements heureux ou malheureux, et fait la félicité ou l’infortune de tous les mortels. Selon eux, la sagesse et la folie, les vices et les vertus d’un homme ne changent rien aux décrets gravés sur les tables de lumière(b). C’est pour prouver ce dogme et montrer qu’en conséquence le plus criminel n’est pas toujours le plus malheureux, et que l’un marche au supplice par la route qui mène l’autre à la fortune, que les Indiens mahométans racontent une fable assez singulière. (b) Les musulmans croient que tout ce qui doit arriver, jusqu’à la fin du monde, est écrit fur une table de lumière appelée louh, avec une plume de feu appelée calam-azer ; et l’écriture qui est dessus se nomme caza ou cadar, c’est-à-dire, la prédestination inévitable. 654 De l’Esprit Le besoin, disent-ils, assembla jadis un certain nombre d’hommes dans les déserts de la Tartarie. Privés de tout, dit l’un, nous avons droit à tout. La loi qui nous dépouilla du nécessaire pour augmenter le superflu de quelques rajas, est une loi injuste. Rompons avec l’injustice. Il n’est plus de traité où l’avantage cesse d’être réciproque. Il faut ravir à nos oppresseurs les biens qu’ils nous ont ravis. À ces mots, l’orateur se tait ; l’assemblée, en frémissant, applaudit à ce discours ; le projet est noble, on veut l’exécuter. On se divise sur les moyens. Les plus braves se lèvent les premiers. La force, disent-ils, nous a tout enlevé, c’est par la force qu’il faut tout recouvrer. Si nos rajas ont, par leurs vexations, arraché jusqu’au nécessaire au sujet même qui leur prodigue ses biens, sa vie et ses peines, pourquoi refuser à nos besoins ce que des tyrans permettent à leur injustice ? Aux confins de ces régions, les bachas1, par les présents qu’ils exigent, partagent le profit des caravanes ; ils pillent des hommes enchaînés par leur puissance et par la crainte. Moins injustes et plus braves qu’eux, attaquons des hommes armés ; que la valeur en décide : et que nos richesses soient du moins le prix d’une vertu. Nous y avons droit. Le ciel, par le don de la bravoure, désigne ceux qu’il veut arracher aux fers de la tyrannie. Que le laboureur sans force, sans courage, sème, laboure, recueille : c’est pour nous qu’il a moissonné. Ravageons, pillons les nations. Nous y consentons tous, s’écrièrent ceux qui, plus spirituels et moins hardis, craignaient de s’exposer aux dangers: mais ne devons rien à la 1.Préfet chez les Turcs. « Les préteurs et les proconsuls étaient, si j’ose me servir de ce terme, les bachas de la république », Montesquieu, L’Esprit des lois. XI, 19. discours iv, chapitre xiii 655 force, et tout à l’imposture. Recevons sans péril, des mains de la crédulité, ce que peut-être en vain nous tenterions d’arracher par la force. Revêtons-nous du nom et de l’habit de bonzes ou de brahmanes, et parcourons la terre, nous la verrons, empressée, fournir à nos besoins, et même à nos plaisirs secrets. Ce parti parut lâche et bas aux âmes fières et courageuses. Divisée d’opinion, l’assemblée se sépare. Les uns se répandent dans l’Inde, le Tibet et les confins de la Chine. Leur front est austère et leur corps macéré. Ils en imposent aux peuples, les enseignent, les persuadent, divisent les familles, font déshériter les enfants, s’en appliquent les biens. On leur cède des terrains, on y construit des temples, on y attache des revenus. Ils empruntent le bras du puissant, pour plier l’homme éclairé au joug de la superstition. Ils soumettent enfin tous les esprits, en tenant le sceptre soigneusement caché sous les haillons de la misère et les cendres de la pénitence. Pendant ce temps, leurs anciens et braves compagnons, retirés dans les déserts, surprennent les caravanes, les attaquent à main armée, les pillent, et partagent entre eux le butin. Un jour où, sans doute, le combat n’avait point tourné à leur avantage, on saisit un de ces brigands, on le conduit à la ville la plus prochaine, on dresse l’échafaud, on le mène au supplice. Il y marchait d’un pas assuré, lorsqu’il trouve sur son passage, et reconnaît, sous l’habit de brahmane, un de ceux qui s’étaient séparés de lui dans le désert. Le peuple, avec respect, entourait le brahmane, et le portait dans sa pagode. 656 De l’Esprit Le brigand s’arrête à son aspect : Dieux justes ! s’écrie-t-il ; égaux en crimes, quelle différence entre nos destinées ! Que dis-je ? égaux en crimes ! En un jour, il a, sans crainte, sans danger, sans courage, plus fait gémir de veuves et d’orphelins, plus enlevé de richesses à l’empire, que je n’en ai pillé dans le cours de ma vie. Il eut toujours deux vices plus que moi : la lâcheté et l’imposture. Cependant l’on me traite de scélérat, on l’honore comme un saint ; l’on me traîne à l’échafaud, on le porte dans sa pagode ; l’on m’empale, on l’adore. C’est ainsi que les Indiens prouvent qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce monde. CH A PIT R E X I V Des qualités exclusives de l’esprit et de l’âme Mon objet, dans les chapitres précédents, était d’attacher des idées nettes aux divers noms donnés à l’esprit. Je me propose d’examiner, dans celui-ci, s’il est des talents qui doivent s’exclure l’un l’autre. Cette question, dira-t-on, est décidée par le fait : on n’est point à la fois supérieur en plusieurs genres. Newton n’est pas compté parmi les poètes, ni Milton parmi les géomètres ; les vers de Leibniz sont mauvais. Il n’est pas même d’homme qui, dans un seul art, tel que la poésie ou la peinture, ait réussi dans tous les genres. Corneille et Racine n’ont rien fait dans le comique de comparable à Molière. Michel-Ange n’a pas composé les tableaux de l’Albane, ni l’Albane peint ceux de Jules-Romain. L’esprit des plus grands hommes paraît donc renfermé dans d’étroites limites. Oui, sans doute. Mais, répondrai-je, quelle en est la cause ? Est-ce le temps, est-ce l’esprit qui manque aux hommes, pour s’illustrer en différents genres ? La marche de l’esprit humain, dira-t-on, doit être la même dans tous les arts et toutes les sciences : toutes les opérations de l’esprit se réduisent à connaître les ressemblances et les différences qu’ont entre eux les objets divers. C’est donc par l’observation qu’on s’élève en tous les genres jusqu’aux 658 De l’Esprit idées neuves et générales qui constatent notre supériorité. Tout grand physicien, tout grand chimiste aurait donc pu devenir grand géomètre, grand astronome, grand politique, et primer enfin dans toutes les sciences. Ce fait posé, l’on conclura sans doute que c’est la trop courte durée de la vie humaine qui force les esprits supérieurs à se renfermer dans un seul genre. Il faut cependant convenir qu’il est des talents et des qualités qu’on ne possède qu’à l’exclusion de quelques autres. Parmi les hommes, les uns sont sensibles à la passion de la gloire, et ne sont susceptibles d’aucune autre espèce de passions : ceux-là peuvent exceller dans la physique, dans la jurisprudence, la géométrie, enfin dans toutes les sciences où il ne s’agit que de comparer des idées entre elles. Toute autre passion ne ferait que les distraire ou les précipiter dans des erreurs. Il est d’autres hommes susceptibles non seulement de la passion de la gloire, mais encore d’une infinité d’autres passions : ceux-là peuvent se faire un nom dans les divers genres où, pour réussir, il faut émouvoir. Tel est, par exemple, le genre dramatique. Mais, pour être peintre des passions, il faut, comme je l’ai déjà dit, les avoir vivement senties : on ignore et le langage des passions qu’on n’a point éprouvées et les sentiments qu’elles excitent en nous. Aussi l’ignorance, en ce genre, produit toujours la médiocrité. Si M. de Fontenelle eût eu à peindre les caractères de Rhadamifte, de Brutus ou de Catilina, ce grand homme serait certainement, en ce genre, resté fort au-des- discours iv, chapitre xiv 659 sous du médiocre. Ces principes établis, j’en conclus que la passion de la gloire est commune à tous les hommes qui se distinguent en quelque genre que ce soit ; puisqu’elle seule, comme je l’ai prouvé, peut nous faire supporter la fatigue de penser. Mais cette passion, selon les circonstances où la fortune nous place, peut s’unir en nous à d’autres passions. Les hommes, dans lesquels cette union se fait, n’auront jamais de grands succès, s’ils s’adonnent à l’étude d’une science telle, par exemple, que la morale, où, pour bien voir, il faut voir d’un œil attentif, mais indifférent : en ce genre, c’est l’indifférence qui tient en main la balance de la justice. Dans les contestations, ce ne sont point les parties, c’est l’indifférent qu’on prend pour juge. Quel homme, par exemple, s’il est capable d’un amour violent, saura, comme M. de Fontenelle, apprécier le crime de l’infidélité ? Dans un âge, disait ce philosophe, où j’étais le plus amoureux, ma maîtresse me quitte et prend un autre amant. Je l’apprends, je suis furieux : je vais chez elle, je l’accable de reproches ; elle m’écoute, et me dit en riant : « Fontenelle, lorsque je vous pris, c’était sans contredit le plaisir que je cherchais ; j’en trouve plus avec un autre. Est-ce au moindre plaisir que je dois donner la préférence ? Soyez juste, et répondez-moi. » Ma foi, dit Fontenelle, vous avez raison ; et, si je ne suis plus votre amant, je veux du moins rester votre ami. Une pareille réponse supposait peu d’amour dans M. de Fontenelle. Les passions ne raisonnent point si juste. 660 De l’Esprit On peut donc distinguer deux genres différents de sciences et d’arts, dont le premier suppose une âme exempte de toute autre passion que celle de la gloire ; et le second, au contraire, suppose une âme susceptible d’une infinité de passions. Il est donc des talents exclusifs. L’ignorance de cette vérité est la source de mille injustices. On désire en conséquence, dans les hommes, des qualités contradictoires ; on leur demande l’impossible : on veut que la pierre jetée reste suspendue dans les airs, et n’obéisse point à la loi de la gravitation. Qu’un homme, par exemple, tel que M. de Fontenelle, contemple sans aigreur la méchanceté des hommes, qu’il la considère comme un effet nécessaire de l’enchaînement universel, qu’il s’élève contre le crime sans haïr le criminel, on vantera sa modération : et, dans le même instant, on l’accusera, par exemple, de trop de tiédeur dans l’amitié. On ne sent pas que cette même absence de passions, à laquelle il doit la modération dont on le loue, doit le rendre moins sensible aux charmes de l’amitié. Rien de plus commun que d’exiger, dans les hommes, des qualités contradictoires. L’amour aveugle du bonheur excite en nous ce désir : on veut être toujours heureux, et par conséquent, que les mêmes objets prennent à chaque instant la forme qui nous serait la plus agréable. On a vu diverses perfections éparses dans différents objets ; on veut les trouver réunies dans un seul, et goûter à la fois mille plaisirs. Pour cet effet, on veut que le même fruit ait l’éclat du diamant, l’odeur de la rose, la faveur de la pêche, et la fraîcheur de discours iv, chapitre xiv 661 la grenade. C’est donc l’amour aveugle du bonheur, source d’une infinité de souhaits ridicules, qui nous fait désirer dans les hommes des qualités absolument inalliables. Pour détruire en nous ce germe de mille injustices, il faut nécessairement traiter ce sujet avec quelque étendue. C’est en indiquant, conformément à l’objet que je me propose, et les qualités absolument exclusives, et celles qui se trouvent trop rarement réunies dans le même homme pour que l’on soit en droit de les y désirer, qu’on peut rendre à la fois les hommes plus éclairés et plus indulgents. Un père veut qu’à de grands talents son fils joigne la conduite la plus sage. Mais sentez-vous, lui dirai-je, que vous désirez dans votre fils des qualités presque contradictoires ? Sachez que, si quelque concours singulier de circonstances les a quelquefois rassemblées dans le même homme, elles s’y réunissent très rarement ; que les grands talents supposent toujours de grandes passions ; que les grandes passions sont le germe de mille écarts ; et qu’au contraire ce qu’on appelle bonne conduite est presque toujours l’effet de l’absence des passions, et par conséquent l’apanage de la médiocrité. Il faut de grandes passions pour faire du grand en quelque genre que ce soit. Pourquoi voit-on tant de pays stériles en grands hommes ? Pourquoi tant de petits Catons, si merveilleux dans leur première jeunesse, ne sont-ils communément, dans un âge avancé, que des esprits médiocres ? Par quelle raison enfin tout est-il plein de jolis enfants et de sots hommes C’est que, dans la plupart des gouvernements, les 662 De l’Esprit citoyens ne sont pas échauffés de passions fortes. Eh bien ! je consens, dira le père, que mon fils en soit animé : il me suffit d’en pouvoir diriger l’activité vers certains objets d’étude. Mais, sentez-vous, lui répondrai-je, combien ce désir est hasardeux ? C’est vouloir qu’avec de bons yeux un homme n’aperçoive précisément que les objets que vous lui indiquerez. Avant que de former aucun plan d’éducation, il faut être d’accord avec vous-même ; et savoir ce que vous désirez le plus dans votre fils, ou de grands talents, ou de la conduite sage. Est-ce à la bonne conduite que vous donnez la préférence ? Croyez qu’un caractère passionné serait pour votre fils un don funeste, surtout chez les peuples où, par la constitution du gouvernement, les passions ne sont pas toujours dirigées vers la vertu ; étouffez donc en lui, s’il est possible, tous les germes des passions. Mais il faudra donc, répliquera le père, renoncer en même temps à l’espoir d’en faire un homme de mérite ? Oui, sans doute. Si vous ne pouvez vous y résoudre, rendez-lui des passions ; tâchez de les diriger aux choses honnêtes : mais attendez-vous à lui voir exécuter de grandes choses, et quelquefois commettre les plus grandes fautes. Rien de médiocre dans l’homme passionné ; et c’est le hasard qui détermine presque toujours ses premiers pas. Si les hommes passionnés s’illustrent dans les arts, si les sciences conservent sur eux quelque empire, et si quelquefois ils tiennent une conduite sage ; il n’en est pas ainsi de ces hommes passionnés que leur naissance, leur caractère, leurs dignités et leurs richesses appellent aux premiers postes discours iv, chapitre xiv 663 du monde. La bonne ou mauvaise conduite de ceux-ci est presque entièrement soumise à l’empire du hasard : selon les circonstances dans lesquelles il les place et le moment qu’il marque à leur naissance, leurs qualités se changent en vices ou en vertus. Le hasard en fait, à son gré, des Appius ou des Décius. Dans la tragédie de M. de Voltaire, César dit : Si je n’étais le maître des Romains je serais leur vengeur : Si je n étais César, j’aurais été Brutus. Mettez, dans le fils d’un tonnelier, de l’esprit, du courage, de la prudence et de l’activité : chez des républicains, où le mérite militaire ouvre la porte des grandeurs, vous en ferez un Thémistocle, un Marius(a) ; à Paris, vous n’en ferez qu’un Cartouche. Qu’un homme hardi, entreprenant et capable d’une résolution désespérée, naisse au moment où, ravagé par des ennemis puissants, l’État paraît sans ressource, si le succès favorise ses entreprises, c’est un demi-dieu : dans tout autre moment, ce n’est qu’un furieux ou un insensé. C’est à ces termes si différents, que nous conduisent souvent les mêmes passions. Voilà le danger auquel s’expose le (a) Lu-cong-pang, fondateur de la dynastie des Han, fut d’abord chef de voleurs ; il s’empare d’un place, s’attache au service de T-cou ; devient général des armées, défait les T-sin, se rend maître de plusieurs villes, prend le titre de roi, combat, désarme les princes révoltés contre l’empire : par sa clémence, plus que par sa valeur, il rétablit le calme dans la Chine, est reconnu empereur, et cité, dans l’histoire des Chinois, comme un de leurs princes les plus illustres. 664 De l’Esprit père, dont les enfants sont susceptibles de ces passions fortes qui si souvent changent la face du monde. C’est, dans ce cas, la convenance de leur esprit et de leur caractère avec la place qu’ils occupent, qui les fait ce qu’ils sont. Tout dépend de cette convenance. Parmi ces hommes ordinaires, qui, par des services importants, ne peuvent se rendre utiles à l’univers, se couronner de gloire, ni prétendre à l’estime générale, il n’en est aucun qui ne fût utile à ses concitoyens, et qui n’eût droit à leur reconnaissance, s’il était précisément placé dans le poste qui lui convient. C’est à ce sujet que La Fontaine a dit : Un roi prudent et sage De ses moindres sujets sait tirer quelque usage. Supposons, pour en donner un exemple, qu’il vaque une place de confiance. Il y faut nommer. Elle demande un homme sûr. Celui qu’on présente a peu d’esprit ; de plus, il est paresseux. N’importe, dirai-je au nominateur ; donnez-lui la place. La bonne conscience est souvent paresseuse : l’activité, lorsqu’elle n’est point l’effet de l’amour de la gloire, est toujours suspecte ; le fripon, toujours agité de remords et de craintes, est sans cesse en action. La vigilance, dit Rousseau, est la vertu du vice. On est prêt à disposer d’une place : elle exige de l’assiduité. Celui qu’on propose est maussade, ennuyeux, à charge à la bonne compagnie : tant mieux, l’assiduité sera la vertu de sa maussaderie. discours iv, chapitre xiv 665 Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je conclurai, de ce que j’ai dit ci-dessus, qu’un père, en exigeant qu’aux plus grands talents ses fils joignent la conduite la plus sage, demande qu’ils aient en eux le principe des écarts de conduite, et qu’ils n’en fassent aucuns. Non moins injuste envers les despotes que le père envers ses fils, dans tout l’Orient est-il un peuple qui n’exige de ses sultans, et beaucoup de vertus, et surtout beaucoup de lumières : cependant quelle demande plus injuste ? Ignorez-vous, dirait-on à ces peuples, que les lumières sont le prix de beaucoup d’études et de méditations ? L’étude et la méditation sont une peine : l’on fait donc tous ses efforts pour s’y soustraire ; l’on doit donc céder à sa paresse, si l’on n’est animé d’un motif assez puissant pour en triompher. Quel peut être ce motif ? Le désir seul de la gloire. Mais ce désir, comme je l’ai prouvé dans le troisième discours, est lui-même fondé fur le désir des plaisirs physiques, que la gloire et l’estime générale procurent. Or, si le sultan, en qualité de despote, jouit de tous les plaisirs que la gloire peut promettre aux autres hommes, le sultan est donc sans désirs : rien ne peut donc allumer en lui l’amour de la gloire : il n’a donc point de motif suffisant pour se risquer à l’ennui des affaires, et s’exposer à cette fatigue d’attention nécessaire pour s’éclairer. Exiger de lui des lumières, c’est vouloir que les fleuves remontent à leur source, et demander un effet sans cause. Toute l’histoire justifie cette vérité. Qu’on ouvre celle de la Chine : on y voit les révolutions se succéder rapidement les unes aux 666 De l’Esprit autres. Le grand homme, qui s’élève à l’empire, a pour successeurs des princes nés dans la pourpre, qui, pour s’illustrer, n’ayant point les motifs puissants de leur père, s’endorment sur le trône ; et, dès la troisième génération, la plupart en descendent sans avoir souvent à se reprocher d’autre crime que celui de la paresse. Je n’en rapporterai qu’un exemple : Lit-ching, homme d’une naissance obscure, prend les armes contre l’empereur T-cong-ching, se met à la tête des mécontents, lève une armée, marche à Pékin, et le surprend. L’impératrice et les reines s’étranglent ; l’empereur poignarde sa fille ; il se retire dans un endroit écarté de son palais : c’est la qu’avant de se donner la mort, il écrit ces paroles sur un pan de sa robe : J’ai régné dix-sept ans, je suis détrôné : et je ne vois, dans ce malheur, qu’une punition du ciel, justement irrité de mon indolence. Je ne suis cependant pas le seul coupable : les grands de ma cour le sont encore plus que moi ; ce sont eux qui, me dérobant la connaissance des affaires de l’empire. ont creusé l’abîme où je tombe. De quel front oserai-je paraître devant mes ancêtres ? Comment soutenir leurs reproches ? Ô vous ! qui me réduisez à cet état affreux, prenez mon corps, mettez-le en pièces, j’y consens ; mais épargnez mon pauvre peuple : il est innocent, et déjà assez malheureux de m’avoir eu si longtemps pour maître, Mille traits pareils, répandus dans toutes les histoires, prouvent que la mollesse commande à presque tous ceux qui naissent : armes du pouvoir arbitraire. L’atmosphère, répandu autour des trônes despotiques et des souverains qui s’y asseyent, discours iv, chapitre xiv 667 semble rempli d’une vapeur léthargique qui saisit toutes les facultés de leur âme. Aussi ne compte-t-on guère parmi les grands rois que ceux qui se frayent la route du trône, ou qui se sont longtemps instruits à l’école du malheur. On ne doit ses lumières qu’à l’intérêt qu’on a d’en acquérir. Pourquoi les petits potentats sont-ils, en général, plus habiles que les despotes les plus puissants ? C’est qu’ils ont, pour ainsi dire, encore leur fortune à faire ; c’est qu’ils ont, avec de moindres forces, à résister à des forces supérieures ; c’est qu’ils vivent dans la crainte perpétuelle de se voir dépouillés ; c’est que leur intérêt, plus étroitement lié à l’intérêt de leurs sujets, doit les éclairer sur les diverses parties de la législation. Aussi sont-ils, en général, infiniment plus occupés du soin de former des soldats, de contracter des alliances, de peupler et d’enrichir leurs provinces. Aussi pourrait-on, conséquemment à ce que je viens de dire, dresser, dans les divers empires de l’Orient, des cartes géographiques-politiques du mérite des princes. Leur intelligence, mesurée sur l’échelle de leur puissance, décroîtrait proportionnément à l’étendue, à la force de leur empire, à la difficulté d’y pénétrer, enfin à l’autorité plus ou moins absolue qu’ils auraient sur leurs sujets, c’est-à-dire, à l’intérêt plus ou moins pressant qu’ils auraient d’être éclairés. Cette table une fois calculée, et comparée à l’observation, donnerait certainement des résultats assez justes : les Soufis et les Mogols y seraient mis, par exemple, au nombre des princes les plus stupides ; parce que, sauf des circonstances singulières, ou le hasard d’une 668 De l’Esprit bonne éducation, les plus puissants d’entre les hommes en doivent communément être les moins éclairés. Exiger qu’un despote d’Orient s’occupe du bonheur de ses peuples, que, d’une main forte et d’un bras assuré, il tienne le gouvernail de l’empire , ce serait, avec le bras de Ganymède1, vouloir soulever la massue d’Hercule. Supposons qu’un Indien, fit à cet égard, quelques reproches à son sultan : de quoi te plains-tu ? lui répondrait celui-ci. As-tu pu, sans injustice, exiger que je fusse plus éclairé que toi-même sur tes propres intérêts ? Quand tu m’as revêtu du pouvoir suprême, pouvais- tu croire qu’oubliant les plaisirs pour le pénible honneur de te rendre heureux, mes successeurs et moi ne jouirions pas des avantages attachés à la toute-puissance ? Tout homme s’aime, de préférence aux autres ; tu le sais. Exiger que, sourd à la voix de ma paresse, au cri de mes passions, je les sacrifie à tes intérêts, c’est vouloir le renversement de la nature. Comment imaginer que, pouvant tout, je ne voudrais jamais que la justice ? L’homme amoureux de l’estime publique, diras-tu, use autrement de son pouvoir. J’en conviens. Mais que m’importe à moi l’estime publique et la gloire ? Est-il un plaisir accordé aux vertus et refusé à la puissance ? D’ailleurs, les hommes passionnés pour la gloire sont rares, et ce n’est pas une passion qui passe jusqu’à leurs successeurs. Il fallait le prévoir ; et sentir qu’en m’armant du pouvoir arbitraire, tu rompais le nœud d’une mutuelle dépendance qui lie le souverain au sujet, et que tu séparais mon intérêt du tien. Imprudent, qui me remets le sceptre du des- 1. D’une grande beauté le berger Ganymède est enlevé par Zeus qui en fait son amant et l’échanson des dieux. discours iv, chapitre xiv 669 potisme ; lâche, qui n’oses me l’arracher, sois à la fois puni de ton imprudence et de ta lâcheté : sache que, si tu respires, c’est que je le permets : Apprends que chaque instant de ta vie est une grâce. Vil esclave, tu nais, tu vis pour mes plaisirs. Courbé sous le poids de ta chaîne, rampe à mes pieds, languis dans la misère, meurs ; je te défends jusqu’à la plainte : telle est ma volonté. Ce que je dis des sultans peut, en partie, s’appliquer à leurs ministres : leurs lumières sont, en général, proportionnées à l’intérêt qu’ils ont d’en avoir. Dans les pays où le cri public peut les déposer, les grands talents leur sont nécessaires, ils en acquièrent. Chez les peuples, au contraire, où le public n’a ni crédit ni considération, ils se livrent à la paresse, et se contentent de l’espèce de mérite qui fait fortune à la cour , mérite absolument incompatible avec les grands talents par l’opposition qui se trouve entre l’intérêt des courtisans et l’intérêt général. Il en est, à cet égard, des ministres comme des gens de lettres. C’est une prétention ridicule de viser à la fois à la gloire et aux pensions. Avant de composer, il faut presque toujours opter entre l’estime publique et celle des courtisans. Il faut savoir que, dans la plupart des cours, et surtout dans celles de l’Orient, les hommes y sont dès l’enfance emmaillotés et gênés dans les langes du préjugé et d’une bienséance arbitraire ; que la plupart des esprits y sont noués ; qu’ils ne peuvent s’élever au grand ; que tout homme qui naît et vit habituellement près des trônes despotiques ne 670 De l’Esprit peut, à cet égard, échapper à la contagion générale, et qu’il n’a jamais que de petites idées. Aussi le vrai mérite vit-il loin des palais des rois. Il n’en approche que dans ces temps malheureux où les princes sont forcés de les appeler. Dans tout autre instant, le besoin seul pourrait attirer à la cour les gens de mérite ; et, dans cette position, il en est peu qui conservent la même force, la même élévation d’âme et d’esprit. Le besoin est trop près du crime. Il résulte, de ce que je viens de dire, que c’est exactement demander l’impossible que d’exiger de grands talents de ceux qui, par leur état et leur position, ne peuvent être animés de passions fortes. Mais, que de demandes pareilles ne fait-on pas tous les jours ? On crie contre la corruption des mœurs ; il faut, dit-on, former des hommes vertueux : et l’on veut, à la fois, que les citoyens soient échauffés de l’amour de la patrie, et qu’ils voient en silence les malheurs qu’occasionne une mauvaise législation ? On ne sent pas que c’est exiger d’un avare qu’il ne crie point au voleur, lorsqu’on enlève sa cassette. L’on n’aperçoit pas qu’en certains pays, ce qu’on appelle les gens sages, ne peuvent jamais être que des gens indifférents au bien public, et par conséquent des hommes sans vertus. C’est, comme je vais le prouver dans le chapitre suivant, avec une injustice pareille qu’on demande aux hommes des talents et des qualités que des habitudes contraires rendent, pour ainsi dire inalliables. CH A PIT R E XV De l’injustice du public à cet égard On exigera qu’un écuyer, habitué à diriger la pointe du pied vers l’oreille de son cheval, soit aussi bien tourné qu’un danseur de l’opéra : on voudra qu’un philosophe, uniquement occupé d’idées fortes et générales, écrive comme une femme du monde, ou même qu’il lui soit supérieur dans un genre tel, par exemple, que le genre épistolaire, où, pour bien écrire, il faut dire des riens d’une manière agréable. On ne sent pas que c’est demander la réunion de talents presque exclusifs ; et qu’il n’est point de femme d’esprit, comme l’expérience le prouve, qui n’ait à cet égard une grande supériorité sur les philosophes les plus célèbres. C’est avec la même injustice qu’on exige qu’un homme, qui n’a jamais lu ni étudié, et qui a passé trente ans de sa vie dans la dissipation, devienne tout à coup capable d’étude et de méditation : on devrait cependant savoir que c’est à l’habitude de la méditation qu’on doit la capacité de méditer ; que cette même capacité se perd lorsqu’on cesse d’en faire usage. En effet, qu’un homme, quoique dans l’habitude du travail et de l’application, se trouve tout à coup chargé d’une trop grande partie de l’administration, mille objets différents passeront rapidement devant lui : s’il ne peut jeter sur chaque affaire qu’un coup d’œil superficiel, 672 De l’Esprit il faut, par cette seule raison, qu’au bout d’un certain temps cet homme devienne incapable d’une longue et forte attention. Aussi n’est-on pas en droit d’exiger de l’homme en place une semblable attention. Ce n’est point à lui à percer jusqu’aux premiers principes de la morale et de la politique ; à découvrir, par exemple, jusqu’à quel degré le luxe est utile, quels changements ce luxe doit apporter dans les mœurs et les États, quelle espèce de commerce il faut le plus encourager, par quelles lois on peut, dans la même nation, concilier l’esprit de commerce avec l’esprit militaire, et la rendre à la fois riche au-dedans et redoutable au-dehors. Pour résoudre de pareils problèmes, il faut le loisir et l’habitude de méditer. Or comment penser beaucoup, quand il faut beaucoup exécuter ? On ne doit donc pas demander à l’homme en place cet esprit d’invention qui suppose de grandes méditations. Ce qu’on est en droit d’exiger de lui, c’est un esprit juste, vif, pénétrant, et qui, dans les matières débattues par les politiques et les philosophes, soit frappé du vrai, le saisisse avec force, et soit assez fertile en expédients pour porter jusqu’à l’exécution les projets qu’il adopte. C’est par cette raison qu’il doit, à ce genre d’esprit, joindre un caractère ferme, une constance à toute épreuve. Le peuple n’est pas toujours assez reconnaissant des biens que lui font les gens en place : ingrat par ignorance, il ne sait point tout ce qu’il faut de courage pour faire le bien et triompher des obstacles que l’intérêt personnel(a) met au bonheur général. Aussi le courage éclairé (a) Au moment qu’on venait de nommer un ministre, un des pre- ▶ discours iv, chapitre xv 673 par la probité est-il le principal mérite des gens en place. Vainement se flatterait-on de trouver en eux un certain fonds de connaissance ; ils ne peuvent en avoir de profondes que sur les matières qu’ils ont méditées avant que parvenir aux grands emplois : or ces matières sont nécessairement en petit nombre. Qu’on suive, pour s’en convaincre, la vie de ceux qui se destinent aux grandes places. Ils sortent à seize ou dixsept ans du collège, apprennent à monter à cheval, à faire leurs exercices ; ils passent deux ou trois ans tant dans les académies qu’aux écoles de droit. Le droit fini, ils achètent une charge. Pour remplir cette charge, il n’est pas nécessaire de s’instruire du droit des gens, du droit public, mais consacrer tout son temps à l’examen de quelques procès particuliers. Ils passent de là au gouvernement d’une province, où, surchargés par le détail journalier, et fatigués par les audiences ils n’ont pas le temps de méditer. Ils montent ensuite à des ▶ miers commis de Versailles, homme de beaucoup d’esprit, lui dit : « Vous aimez le bien, vous êtes maintenant à portée de le faire. On vous présentera mille projets utiles au public ; vous en désirerez la réussite : gardez-vous cependant de rien entreprendre, avant d’examiner si l’exécution de ces projets demande peu de fonds, peu de soins et peu de probité. Si l’argent qu’exige la réussite d’un de ces projets est considérable, les affaires qui vous surviendront ne vous permettront pas d’y appliquer les fonds nécessaires, et vous perdrez votre mise. Si le succès dépend de la vigilance et de la probité de ceux que vous emploierez, craignez qu’on ne vous force la main sur le choix des sujets : songez d’ailleurs que vous allez être entouré de fripons ; qu’il faut un coup d’œil bien sûr pour les reconnaître ; et que la première, mais en même temps la plus difficile science d’un ministre, est la science des choix. » 674 De l’Esprit places supérieures, et ne se trouvent enfin, après trente ans d’exercice, que le même fond d’idées qu’ils avaient à vingt ou vingt-deux ans. Sur quoi j’observerai que des voyages faits chez les nations voisines et dans lesquels ils compareraient les différences dans la forme du gouvernement, la législation, le génie, le commerce et les mœurs des peuples, seraient peut-être plus propres à former des hommes d’État, que l’éducation actuelle qu’on leur donne. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet. C’est par l’article des hommes de génie que je finirai ce chapitre ; parce que c’est principalement en eux qu’on désire des talents et des qualités exclusives. Deux causes également puissantes nous portent à cette injustice ; l’une, comme je l’ai dit plus haut, est l’amour aveugle de notre bonheur ; et l’autre, c’est l’envie. Qui n’a pas condamné, dans le cardinal de Richelieu, cet amour excessif de gloire qui le rendait avide de toute espèce de succès ? Qui ne s’est point moqué de l’ardeur avec laquelle, si l’on en croit Dumaurier(b) 1, il désirait la canonisation, et de l’ordre donné, en conséquence, à ses confesseurs de publier partout qu’il n’avait jamais péché mortellement ? Enfin, qui n’a point ri d’apprendre que, dans ce même instant, épris du désir d’exceller dans la poésie comme dans la politique, ce cardinal faisait demander à Corneille de lui céder le Cid ? C’était cependant à cet amour de la gloire, tant de fois condamné, qu’il devait ses grands talents pour l’adminis(b) Voyez ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Hollande, à l’article de Grotius. 1. Benjamin Aubery du Maurier, (1566-1636), ambassadeur de Louis XIII en Hollande. discours iv, chapitre xv 1. Manuel Erotikos Comnène, général byzantin, (9781020). 2. René DuguayTrouin, (16731736), corsaire malouin. 675 tration. Si depuis l’on n’a point vu de ministre prétendre à tant de sortes de gloire, c’est que nous n’avons encore qu’un cardinal de Richelieu. Vouloir concentrer, dans un seul désir, l’action des passions fortes, et s’imaginer qu’un homme vivement épris de la gloire se contente d’une seule espèce de succès, lorsqu’il croit en pouvoir obtenir en plusieurs genres, c’est vouloir qu’une terre excellente ne produise qu’une seule espèce de fruits. Quiconque aime fortement la gloire sent intérieurement que la réussite des projets politiques dépend quelquefois du hasard, et souvent de l’ineptie de ceux avec qui il traite : il en veut donc une plus personnelle. Or, sans une morgue ridicule et stupide, il ne peut dédaigner celle des lettres, à laquelle ont aspiré les plus grands princes et les plus grands héros. La plupart d’entre eux, non contents de s’immortaliser par leurs actions, ont encore voulu s’immortaliser par leurs écrits, et du moins laisser à la postérité des préceptes sur la science guerrière ou politique dans laquelle ils ont excellé. Comment ne l’eussent-ils pas voulu ? Ces grands hommes aimaient la gloire, et l’on n’en est point avide sans désirer de communiquer aux hommes des idées qui doivent nous rendre encore plus estimables à leurs yeux. Que de preuves de cette vérité répandues dans toutes les histoires ! Ce sont Xénophon, Alexandre, Hannibal, Hannon, les Scipions, César, Cicéron, Auguste, Trajan, les Antonins, Comnène1, Elizabeth, Charles-Quint, Richelieu, Montecuculi, Duguay-Trouin2, le comte de Saxe, qui, par leurs écrits, veulent éclairer le monde, en ombrageant leurs 676 De l’Esprit têtes de différentes espèces de lauriers. Si maintenant l’on ne conçoit pas comment des hommes, chargés de l’administration du monde, trouvaient encore le temps de penser et d’écrire, c’est, répondrai-je, que les affaires sont courtes, lorsqu’on ne s’égare point dans le détail, et qu’on les saisit par leurs vrais principes. Si tous les grands hommes n’ont point composé, tous ont du moins protégé l’homme illustre dans les lettres, et tous ont dû nécessairement le protéger ; parce que, amoureux de la gloire, ils savaient que ce sont les grands écrivains qui la donnent. Aussi Charles-Quint avaitil, avant Richelieu, fondé des académies : aussi vit-on le fier Attila lui-même rassembler près de lui les savants dans tous les genres ; le calife Aaron Al-Raschid en composer sa cour ; et Tamerlan établir l’académie de Samarcande. Quel accueil Trajan ne faisait-il pas au mérite ! Sous son règne, il était permis de tout dire, de tout penser, et de tout écrire ; parce que les écrivains, frappés de l’éclat de ses vertus et de ses talents, ne pouvaient être que ses panégyristes : bien différent, en cela, des Néron, des Caligula, des Domitien, qui, par la raison contraire, imposaient silence aux gens éclairés, qui, dans leurs écrits, n’eussent transmis à la postérité que la honte et les crimes de ces tyrans. J’ai fait voir, dans les exemples ci-dessus rapportés, que le même désir de gloire auquel les grands hommes doivent leur supériorité, peut, en fait d’esprit, les faire quelquefois aspirer à la monarchie universelle. Il serait sans doute possible d’unir plus de modestie aux talents : ces qualités ne sont pas discours iv, chapitre xv 677 exclusives par leur nature, mais elles le sont dans quelques hommes. Il en est de tels à qui l’on ne pourrait arracher cette orgueilleuse opinion d’eux-mêmes, sans étouffer le germe de leur esprit. C’est un défaut ; et l’envie en profite pour décréditer le mérite : elle se plaît à détailler les hommes, sûre d’y trouver toujours quelque côté défavorable, sous lequel elle peut les présenter au public. On ne se rappelle point assez souvent qu’il en est des hommes comme de leurs ouvrages, qu’il faut les juger sur leur ensemble, qu’il n’est rien de parfait sur la terre ; et que, si l’on désignait dans chaque homme, par des rubans de deux couleurs différentes, les vertus et les défauts de son esprit et de son caractère, il n’est point d’homme qui ne fût bariolé de ces deux couleurs. Les grands hommes sont comme ces mines riches, où l’or cependant se trouve toujours plus ou moins mélangé avec le plomb. Il faudrait donc que l’envieux se dît quelquefois à luimême : s’il m’était possible d’avilir cet or aux yeux du public, quel cas ferait-il de moi, qui ne suis purement qu’une mine de plomb ? Mais l’envieux sera toujours sourd à de pareils conseils. Habile à saisir les moindres défauts des hommes de génie, combien de fois ne les a-t-il pas accusés de n’être pas, dans leurs manières, aussi agréables que les hommes du monde ? Il ne veut pas se rappeler, comme je l’ai dit ci-devant, que, semblables à ces animaux qui se retirent dans les déserts, la plupart des gens de génie vivent dans le recueillement, et que c’est dans le silence de la solitude que les vérités se dévoilent à leurs yeux. Or tout homme dont le genre de vie 678 De l’Esprit le jette dans un enchaînement particulier de circonstances, et qui contemple les objets sous une face nouvelle, ne peut avoir dans l’esprit ni les qualités ni les défauts communs aux hommes ordinaires. Pourquoi le Français ressemble-t-il plus au Français qu’à l’Allemand, et beaucoup plus à l’Allemand qu’au Chinois ? C’est que ces deux nations, par l’éducation qu’on leur donne, et la ressemblance des objets qu’on leur présente, ont entre elles infiniment plus de rapport qu’elles n’en ont avec les Chinois. Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent. Vouloir qu’un homme, qui voit d’autres objets et mène une vie différente de la mienne, ait les mêmes idées que moi, c’est exiger les contradictoires, c’est demander qu’un bâton n’ait pas deux bouts. Que d’injustices de cette espèce ne fait-on pas aux hommes de génie ! Combien de fois ne les a-t-on pas accusés de sottises, dans le temps même qu’ils faisaient preuve de la plus haute sagesse ? Ce n’est pas que les gens de génie, comme le dit Aristote, n’aient souvent un coin de folie. Ils sont, par exemple, sujets à mettre trop d’importance(c) à l’art (c) Souvent ils ont pour eux une estime exclusive. Parmi ceux-là même qui ne se distinguent que dans les arts les plus frivoles, il en est qui pensent qu’en leur pays il n’y a rien de bien fait que ce qu’ils y font. Je ne puis m’empêcher de rapporter, à ce sujet, un mot assez plaisant, attribué à Marcel. Un danseur anglais fort célèbre arrive à Paris, descend chez Marcel : Je viens, lui dit-il, vous rendre un hommage que vous doivent tous les gens de notre art ; souffrez que je danse devant vous, et que je profite de vos conseils... Volontiers, lui dit Marcel. Aussitôt l’An- ▶ discours iv, chapitre xv 679 qu’ils cultivent. D’ailleurs, les grandes passions que suppose le génie peuvent quelquefois les égarer dans leur conduite : mais ce germe de leurs erreurs l’est aussi de leurs lumières. Les hommes froids, sans passions et sans talents, ne tombent pas dans les écarts de l’homme passionné. Mais il ne faut pas imaginer, comme leur vanité le veut persuader, qu’avant de prendre un parti ils en calculent, les jetons en main, les avantages et les inconvénients : il faudrait, pour cet effet, que les hommes ne fussent déterminés, dans leur conduite, que par la réflexion ; et l’expérience nous apprend qu’ils le sont toujours par le sentiment, et qu’à cet égard les gens froids sont des hommes. Pour s’en convaincre, que l’on suppose qu’un d’eux soit mordu d’un chien enragé : on l’envoie à la mer ; il se met dans une barque, on va le plonger. Il ne court aucun risque, il en est sûr ; il sait que dans ce cas, la peur est tout-à-fait déraisonnable ; il se le dit. On le plonge. La réflexion n’agit plus sur lui ; le sentiment de la crainte s’empare de son âme ; et c’est à cette crainte ridicule qu’il doit sa guérison. La réflexion est donc, dans les gens froids comme dans les autres hommes, soumise au sentiment. Si les gens froids ne sont pas sujets à des écarts aussi fréquents que l’homme passionné, c’est qu’ils ont en eux moins de principes de mouvement : ce n’est, en effet, qu’à la faiblesse de ▶ glais exécute des pas très difficiles et fait mille entrechats. Marcel le regarde, et s’écrie tout à coup : Monsieur, l’on saute dans les autres pays, et l’on ne danse qu’à Paris ; mais, hélas ! l’on n’y fait que cela de bien. Pauvre royaume ! 680 De l’Esprit leurs passions qu’ils doivent leur sagesse. Cependant quelle haute estime n’en conçoivent-ils pas d’eux-mêmes ! Quel respect ne croient-ils pas inspirer au public, qui ne les laisse jouir, dans leur petite société, du titre d’hommes sensés, et ne les cite point comme fous, que parce qu’il ne les nomme jamais. Comment peuvent-ils, sans honte, passer ainsi leur vie à l’affût des ridicules d’autrui ? S’ils en découvrent dans l’homme de génie, et que cet homme commette la faute la plus légère, fût-ce de mettre, par exemple, à trop haut prix les faveurs d’une femme, quel triomphe pour eux ! Ils en prennent droit de le mépriser. Cependant si, dans les bois, les solitudes et les dangers, la crainte a souvent, à leurs propres yeux, exagéré la grandeur du péril, pourquoi l’amour ne s’exagérerait-il pas les plaisirs, comme la frayeur s’exagère les dangers ? Ignorent-ils qu’il n’y a proprement que soi de juste appréciateur de son plaisir ; que les hommes étant animés de passions différentes, les mêmes objets ne peuvent conserver le même prix à des yeux différents ; que c’est au sentiment seul à juger le sentiment ; et que le vouloir toujours citer au tribunal d’une raison froide, c’est assembler la diète de l’Empire pour y connaître des cas de conscience ? Ils devraient sentir qu’avant de prononcer sur les passions de l’homme de génie, il faudrait, du moins, savoir quels sont les motifs qui le déterminent, c’est-à-dire, la force par laquelle il est entraîné : mais, pour cet effet, il faudrait connaître, et la puissance des passions, et le degré de courage nécessaire pour y résister. Or, tout homme qui s’arrête à cet examen discours iv, chapitre xv 681 s’aperçoit bientôt que les passions seules peuvent combattre contre les passions ; et que ces gens raisonnables, qui s’en disent vainqueurs, donnent à des goûts très faibles le nom de passions, pour se ménager les honneurs du triomphe. Dans le fait, ils ne résistent point aux passions ; mais ils leur échappent. La sagesse n’est point en eux l’effet de la lumière, mais d’une indifférence comparable à des déserts également stériles en plaisirs comme en peines. Aussi ne sont-ils point heureux. L’absence du malheur est la seule félicité dont ils jouissent, et l’espèce de raison qui les guide sur la mer de la vie humaine, ne leur en fait éviter les écueils qu’en les écartant sans cesse de l’île fortunée du plaisir. Le ciel n’arme les hommes froids que d’un bouclier pour parer, et non d’une épée pour conquérir. Que la raison nous dirige dans les actions importantes de la vie, je le veux : mais qu’on en abandonne les détails à ses goûts et à ses passions. Qui consulterait, sur tout, la raison, serait sans cesse occupé à calculer ce qu’il doit faire, et ne ferait jamais rien ; il aurait toujours sous les yeux la possibilité de tous les malheurs qui l’environnent. La peine et l’ennui journalier d’un pareil calcul seraient peut-être plus à redouter que les maux auxquels il peut nous soustraire. Au reste, quelques reproches qu’on fasse aux gens d’esprit, quelque attentive que soit l’envie à déprimer les gens de génie, à découvrir en eux de ces défauts personnels et peu importants que devrait absorber l’éclat de leur gloire, ils doivent être insensibles à de pareilles attaques, sentir que 682 De l’Esprit ce sont souvent des pièges que l’envie leur tend pour les détourner de l’étude. Qu’importe qu’on leur fasse sans cesse un crime de leurs inattentions ? Ils doivent savoir que la plupart de ces petites attentions, tant recommandées, ont été inventées pat les désœuvrés, pour en faire le travail et l’occupation de leur ennui et de leur oisiveté ; qu’il n’est point d’homme doué d’une attention suffisante pour s illustrer dans les arts et les sciences, s’il la partage en une infinité de petites attentions particulières ; que d’ailleurs cette politesse, à laquelle on donne le nom d’attention, ne procurant aucun avantage aux nations, il est de l’intérêt public qu’un savant fasse une découverte de plus et cinquante visites de moins. Je ne puis m’empêcher de rapporter à ce sujet un fait assez plaisant, arrivé, dit-on, à Paris. Un homme de lettres avait pour voisin un de ces désœuvrés, si importuns dans la société. Ce dernier, excèdé de lui-même, monte un jour chez l’homme de lettres. Celui-ci le reçoit à merveilles, s’ennuie avec lui de la manière la plus humaine, jusqu’au moment ou, las de bailler dans le même lieu, notre désœuvré court ailleurs promener son ennui. Il part : l’homme de lettres se remet au travail, oublie l’ennuyé. Quelques jours après, il est accusé de n’avoir point rendu la visite qu’il a reçue, il est taxé d’impolitesse ; il le sait ; il monte à son tour chez son ennuyé : Monsieur, lui dit-il, j’apprends que vous vous plaignez de moi : cependant, vous le savez, c’est l’ennui de vous-même qui vous a conduit chez moi. Je vous y ai reçu de mon mieux, moi qui ne m’ennuyais pas ; c’est donc vous qui m’êtes obligé, et c’est discours iv, chapitre xv 683 moi qu’on taxe d’impolitesse. Soyez vous-même juge de mes procédés, et voyez si vous devez mettre fin à des plaintes qui ne prouvent rien, sinon que je n’ai pas comme vous le besoin des visites, l’inhumanité d’ennuyer mon prochain, et l’injustice à en médire après l’avoir ennuyé. Que de gens auxquels on peut appliquer la même réponse ! Que de désœuvrés exigent, dans les hommes de mérite, des attentions et des talents incompatibles avec leurs occupations, et se surprennent à demander les contradictoires. Un homme a passé sa vie dans les négociations ; les affaires dont il s’est occupé l’ont rendu circonspect : que cet homme aille dans le monde, on veut qu’il y porte cet air de liberté que la contrainte de son état lui a fait perdre. Un autre homme est d’un caractère ouvert ; c’est par sa franchise qu’il nous a plu : on exige, que changeant tout à coup de caractère, il devienne circonspect au moment précis qu’on le désire. On veut toujours l’impossible. Il est sans doute un sel neutre qui amalgame quelquefois, dans les mêmes hommes, du moins toutes les qualités qui ne sont pas absolument contradictoires ; je sais qu’un concours singulier de circonstances peut nous plier à des habitudes opposées : mais c’est un miracle, et l’on ne doit pas compter sur les miracles. En général, on peut assurer que tout se tient dans le caractère des hommes, que les qualités y sont liées aux défauts, et qu’il est même certains vices de l’esprit attachés à certains états. Qu’un homme occupe un poste important, qu’il ait par jour cent affaires à juger, si ses jugements sont 684 De l’Esprit sans appel, s’il n’est jamais contredit, il faut qu’au bout d’un certain temps l’orgueil pénètre dans son âme, et qu’il ait la plus grande confiance en ses lumières. Il n’en sera pas ainsi, ou d’un homme dont les avis seront, par ses égaux, débattus et contredits dans un conseil, ou d’un savant qui, s’étant quelquefois trompé sur les matières qu’il a mûrement examinées, aura nécessairement contracté l’habitude de la suspension d’esprit(d) : suspension qui, fondée sur une salutaire méfiance de nos lumières, nous fait percer jusqu’à ces vérités cachées que le coup d’œil superficiel de l’orgueil aperçoit rarement. Il semble que la connaissance de la vérité soit le prix de cette sage méfiance de soi-même. L’homme qui se refuse au doute est sujet à mille erreurs : il a lui-même posé la borne de son esprit. On demandait un jour à l’un des plus savants hommes de la Perse, comment il avait acquis tant de connaissances : En demandant sans peine, répondit-il, ce que je ne savais pas. « Interrogeant un jour un philosophe, dit le poète Saadi, je le pressais de me dire de qui il avait tant appris : Des aveugles, me répondit-il, qui ne lèvent point le pied sans avoir auparavant sondé avec leur bâton le terrain sur lequel ils vont l’appuyer. » (d) Il serait peut-être à désirer qu’avant que de monter aux grandes places, les hommes destinés à les remplir composassent quelque ouvrage : ils en sentiraient mieux la difficulté de bien faire ; ils apprendraient à se méfier de leurs lumières : et, faisant aux affaires l’application de cette méfiance, ils les examineraient avec plus d’attention. discours iv, chapitre xv 685 Ce que j’ai dit sur les qualités exclusives, ou par leur nature, ou par des habitudes contraires, suffit à l’objet que je me propose. Il s’agit maintenant de montrer de quelle utilité peut être cette connaissance. La principale, c’est d’apprendre à tirer le meilleur parti possible de son esprit : et c’est la question que je vais traiter dans le chapitre suivant. CH A PIT R E XVI Méthode pour découvrir le genre d’étude auquel l’on est le plus propre Pour connaître son talent, il faut examiner et de quelle espèce d’objets le hasard et l’éducation ont principalement chargé notre mémoire, et quel degré de passion l’on a pour la gloire. C’est sur cette double combinaison qu’on peut déterminer le genre d’étude auquel on doit s’attacher. Il n’est point d’homme entièrement dépourvu de connaissances. Selon qu’on aura dans la mémoire plus de faits de physique ou d’histoire, plus d’images ou de sentiments, on aura donc plus ou moins d’aptitude à la physique, à la politique ou à la poésie. Est-ce à ce dernier art qu’un homme s’applique ? Il pourra devenir d’autant plus grand peintre en un genre que le magasin de sa mémoire sera mieux fourni des objets qui entrent dans la composition d’une certaine espèce de tableaux. Un poète naît dans ces âpres climats du nord, que d’une aile rapide traversent sans cesse les noirs ouragans ; son œil ne s’égare point dans des vallées riantes ; il ne connaît que l’éternel Hiver qui, les cheveux blanchis par les frimas, règne sur des déserts arides, les échos ne lui répètent que les hurlements des ours ; il ne voit que des neiges, des glaces amoncelées, et des sapins, aussi vieux que la terre, couvrir de leurs branchages morts les lacs qui baignent leurs discours iv, chapitre xvi 687 racines. Un autre poète naît, au contraire, sous le climat fortuné de l’Italie ; l’air y est pur ; la terre est jonchée de fleurs ; les zéphyrs agitent doucement de leur souffle la cime des forêts odorantes, il voit les ruisseaux, par mille arcs argentés, couper la verdure trop uniforme des prairies, les arts et la nature s’unir pour décorer les villes et les campagnes : tout y semble fait pour le plaisir des yeux et l’ivresse des sens. Peuton douter que, de ces deux poètes, le dernier ne trace des tableaux plus agréables, et le premier des tableaux plus fiers et plus effrayants ? Cependant ni l’un ni l’autre de ces poètes ne composeront de ces tableaux, s’ils ne sont animés d’une passion forte pour la gloire. Les objets que le hasard et l’éducation placent dans notre mémoire sont à la vérité la matière première de l’esprit ; mais cette matière y reste morte et sans action, jusqu’au moment où les passions la mettent en fermentation. C’est alors qu’elle produit un assemblage nouveau d’idées, d’images ou de sentiments, auxquels on donne le nom de génie, d’esprit ou de talent. Après avoir reconnu quel est le nombre et quelle est l’espèce des objets qu’on a déposés dans le magasin de sa mémoire, avant que de se déterminer pour aucun genre d’étude, il faut ensuite constater jusqu’à quel degré l’on est sensible à la gloire. On est sujet à se méprendre sur ce point, et l’on donne volontiers le nom de passions à de simples goûts : rien cependant, comme je l’ai déjà dit, de plus facile à distinguer. On est passionné, lorsqu’on est animé d’un seul désir, 688 De l’Esprit et que toutes nos pensées et nos actions sont subordonnées à ce désir. L’on n’a que des goûts, lorsque notre âme est partagée en une infinité de désirs à peu près égaux. Plus ces désirs sont nombreux, plus nos goûts sont modérés ; aux contraire, moins les désirs sont multipliés, plus ils se rapprochent de l’unité, et plus nos goûts sont vifs et prêts à se changer en passions. C’est donc l’unité, ou du moins la prééminence d’un désir sur tous les autres, qui constate la passion. La passion constatée, il faut en connaître la force, et pour cet effet examiner le degré d’enthousiasme qu’on a pour les grands hommes. C’est, dans la première jeunesse, une mesure assez exacte de notre amour pour la gloire. Je dis, dans la première jeunesse, parce qu’alors, plus susceptible de passions, on se livre plus volontiers à son enthousiasme. D’ailleurs l’on n’a point alors de motifs pour avilir le mérite et les talents ; on peut encore espérer de voir un jour estimer en soi ce qu’on estime dans les autres : il n’en est pas ainsi des hommes faits. Quiconque atteint un certain âge sans avoir aucun mérite, affiche toujours le mépris des talents, pour se consoler de n’en point avoir. Pour être juge du mérite, il faut le juger sans intérêt, et par conséquent n’avoir point encore éprouvé le sentiment de l’envie. L’on en est peu susceptible dans la première jeunesse : aussi les jeunes gens voient-ils les grands hommes à peu près du même œil dont la postérité les verra. Aussi faut-il, en général, renoncer à l’estime des hommes de son âge, et ne s’attendre qu’à celle des jeunes gens. C’est sur leur éloge qu’on peut apprécier à peu près son mérite, et sur discours iv, chapitre xvi 689 l’éloge qu’ils font des grands hommes, qu’on peut apprécier le leur. Si l’on n’estime jamais dans les autres que des idées analogues aux siennes, le respect qu’on a pour l’esprit est toujours proportionné à l’esprit qu’on a. L’on ne célèbre les grands hommes que lorsqu’on est soi-même fait pour l’être. Pourquoi César pleurait-il en s’arrêtant devant le buste d’Alexandre ? C’est qu’il était César. Pourquoi ne pleure-ton plus à l’aspect de ce même buste ? C’est qu’il n’est plus de César. On peut donc, sur le degré d’estime conçu pour les grands hommes, mesurer le degré de passion qu’on a pour la gloire, et se déterminer, en conséquence, sur le choix de ses études. Le choix est toujours bon, lorsqu’en quelque genre que ce soit, la force des passions est proportionnée à la difficulté de réussir : or il est d’autant plus difficile de réussir en un genre, que plus d’hommes se sont exercés dans ce même genre, et l’ont porté plus près de la perfection. Rien de plus hardi que d’entrer dans la carrière où se sont illustrés les Corneille, les Racine, les Voltaire et les Crébillon. Pour s’y distinguer, il faut être capable des plus grands efforts d’esprit, et, par conséquent, être animé de la plus forte passion pour la gloire. Qui n’est pas susceptible de cet extrême degré de passion ne doit point concourir, avec de tels rivaux, mais s’attacher à des genres d’étude dans lesquels il soit plus facile de réussir. Il en est de cette espèce : dans la physique, par exemple, il est des terrains incultes, et des matières sur lesquelles les grands génies, occupés d’abord d’objets plus intéressants, n’ont, 690 De l’Esprit pour ainsi dire, jeté qu’un coup d’œil superficiel. Dans ce genre, et dans tous les genres pareils, les découvertes et les succès sont à la portée de presque tous les esprits ; et ce sont les seuls auxquels puissent prétendre les passions faibles. Qui n’est point ivre d’amour pour la gloire doit la chercher dans les sentiers détournés, et surtout éviter les routes battues par des gens éclairés. Son mérite, comparé à celui de ces grands hommes, s’anéantirait devant le leur ; et le public prévenu lui refuserait même l’estime qu’il mérite. La réputation d’un homme faiblement passionné dépend donc de l’adresse avec laquelle il évite qu’on le compare à ceux qui, brûlant d’une plus forte passion pour la gloire, ont fait de plus grands efforts d’esprit. Par cette adresse, l’homme qui, faiblement passionné, a cependant contracté dans sa jeunesse quelque habitude du travail et de la méditation, peut quelquefois, avec très peu d’esprit, obtenir une assez grande réputation. Il paraît donc que, pour tirer le meilleur parti possible de son esprit, la principale attention qu’on doive avoir, c’est de comparer le degré de passion dont on est animé au degré de passion que suppose le genre d’étude auquel on s’attache. Quiconque est, à cet égard, exact observateur de lui-même, échappe à mille erreurs où tombent quelquefois les gens de mérite. On ne le verra point s’engager, par exemple, dans un nouveau genre d’étude au moment que l’âge ralentit en lui l’ardeur des passions. Il sentira qu’en parcourant successivement différents genres de sciences ou d’arts, il ne pourrait jamais devenir qu’un homme univer- discours iv, chapitre xvi 1. Voir page 378. 691 sellement médiocre ; que cette universalité est un écueil où la vanité conduit et fait souvent échouer les gens d’esprit ; et qu’enfin ce n’est que dans la première jeunesse qu’on est doué de cette attention infatigable qui creuse jusqu’aux premiers principes d’un art ou d’une science : vérité importante, dont l’ignorance arrête souvent le génie dans sa course, et s’oppose au progrès des sciences. Il faut, pour la saisir, se rappeler que l’amour de la gloire, comme je l’ai prouvé dans mon troisième discours1, est, dans nos cœurs, allumé par l’amour des plaisirs physiques ; que cet amour ne s’y fait jamais plus vivement sentir que dans la première jeunesse ; que c’est, par conséquent, au printemps de la vie qu’on est susceptible d’un plus violent amour pour la gloire. C’est alors qu’on sent en soi des semences enflammées de vertus et de talents. La force et la santé, qui circulent alors dans nos veines, y portent le sentiment de l’immortalité ; les années paraissent alors s’écouler avec la lenteur des siècles ; on sait, mais l’on ne sent pas qu’on doit mourir, et l’on en est d’autant plus ardent à poursuivre l’estime de la postérité. Il n’en est pas ainsi, lorsque l’âge attiédit en nous les passions. On aperçoit alors, dans le lointain, les gouffres de la mort. Les ombres du trépas, en se mêlant aux rayons de la gloire, en ternissent l’éclat. L’univers change alors de forme à nos yeux ; nous cessons d’y prendre intérêt ; il ne s’y fait plus rien d’important. Si l’on suit encore la carrière où l’amour de la gloire nous a fait d’abord entrer, c’est qu’on cède à l’habitude ; c’est que l’habitude s’est fortifiée, lorsque les passions 692 De l’Esprit se sont affaiblies. D’ailleurs, on craint l’ennui, et pour s’y soustraire, on continuera de cultiver la science dont les idées familières se combinent sans peine dans notre esprit. Mais l’on sera incapable de l’attention forte que demande un nouveau genre d’étude. A-t-on atteint l’âge de trente-cinq ans ? On ne fera point alors d’un grand géomètre un grand poète, d’un grand poète un grand chimiste, d’un grand chimiste un grand politique. Qu’à cet âge on élève un homme à quelque grande place, si les idées, dont il a déjà chargé sa mémoire, n’ont aucun rapport aux idées qu’exige la place qu’il occupe, ou cette place demandera peu d’esprit et de talent, ou cet homme la remplira mal. Parmi les magistrats, quelquefois trop concentrés dans la discussion des intérêts particuliers, en est-il aucun qui pût, avec supériorité, remplir les premières places, s’il ne faisait en secret des études profondes relatives au poste qu’il peut occuper ? L’homme qui néglige de faire ces études ne monte aux places que pour s’y déshonorer. Cet homme est-il d’un caractère entier et despotique ? Les entreprises qu’il formera seront dures, folles, et toujours préjudiciables au bien public. Est-il d’un caractère doux, ami du bien public ? Il n’osera rien entreprendre. Comment hasarderait-il quelques changements dans l’administration ? On ne marche point d’un pas ferme dans des chemins inconnus et coupés de mille précipices. La fermeté et le courage de l’esprit tiennent toujours à son étendue. L’homme fécond en moyens d’exécuter ses projets est hardi dans ses conceptions : au contraire, discours iv, chapitre xvi 693 l’homme stérile en ressources contracte nécessairement une habitude de timidité que la sottise prend souvent pour sagesse. S’il est très dangereux de toucher trop souvent à la machine du gouvernement, je sais aussi qu’il est des temps où la machine s’arrête, si l’on n’y remet de nouveaux ressorts. L’ouvrier ignorant n’ose l’entreprendre ; et la machine se détruit d’elle-même. Il n’en est pas ainsi de l’ouvrier habile ; il sait, d’une main hardie, la conserver en la réparant. Mais la sage hardiesse suppose une étude profonde de la science du gouvernement, étude fatigante, et dont on n’est capable que dans la première jeunesse, et peut-être dans les pays ou l’estime publique nous promet beaucoup d’avantages. Partout où cette estime est stérile en plaisirs, il n’y croît pas de grands talents. Le petit nombre d’hommes illustres, que le hasard d’une excellente éducation ou d’un enchaînement singulier de circonstances rend amoureux de cette estime, désertent alors leur patrie ; et cet exil volontaire en présage la ruine : semblables à ces aigles dont la fuite annonce la chute prochaine du chêne antique sur lequel ils se retiraient. J’en ai dit assez sur ce sujet. Je conclurai, des principes établis dans ce chapitre, que ce qu’on appelle esprit est en nous le produit des objets placés dans notre souvenir, et de ces mêmes objets mis en fermentation par l’amour de la gloire. Ce n’est donc, comme je l’ai déjà dit, qu’en combinant l’espèce d’objets dont le hasard et l’éducation ont chargé notre mémoire, avec le degré de passion qu’on a pour la gloire, qu’on peut réellement connaître et la force et le genre de son 694 De l’Esprit esprit. Qui s’observe scrupuleusement à cet égard se trouve à peu près dans le cas de ces chimistes habiles, qui, lorsqu’on leur montre les matières dont on a chargé le matras1, et le degré de feu qu’on lui donne, prédisent d’avance le résultat de l’opération. Sur quoi j’observerai que, s’il est un art d’exciter en nous des passions fortes, s’il y a des moyens faciles de remplir la mémoire d’un jeune homme d’une certaine espèce d’idées et d’objets, il est, en conséquence, des méthodes sûres pour former des hommes de génie. Cette connaissance de la nature de l’esprit peut donc être fort utile à ceux qu’anime le désir de s’illustrer. Elle peut leur en fournir les moyens ; leur apprendre, par exemple, à ne point éparpiller leur attention sur une infinité d’objets divers, mais à la rassembler toute entière sur les idées et les objets relatifs au genre dans lequel ils veulent exceller. Ce n’est pas qu’on doive, à cet égard, pousser trop loin le scrupule ; l’on n’est point profond en un genre, si l’on n’a fait des incursions dans tous les genres analogues au genre que l’on cultive. L’on doit même arrêter quelque temps ses regards sur les premiers principes des diverses sciences. Il est utile et de suivre la marche uniforme de l’esprit humain dans les différents genres de sciences et d’arts, et de considérer l’enchaînement universel qui lie ensemble toutes les idées des hommes. Cette étude donne plus de force et d’étendue à l’esprit ; mais il n’y faut consacrer qu’un certain temps, et porter sa principale attention sur les détails de l’art ou de la science qu’on cultive. Qui n’écoute, dans ses études, qu’une curiosité indiscrète, atteint rarement 1. « Une sorte de vase de verre à long col, dont les chimistes se servent. » Dictionnaire de l’Académie française, 1762. discours iv, chapitre xvi 695 à la gloire. Qu’un sculpteur, par exemple, soit par son goût également entraîné vers l’étude de la sculpture et de la politique, et qu’en conséquence il charge sa mémoire d’idées qui n’ont entre elles aucun rapport, je dis que ce sculpteur sera certainement moins habile et moins célèbre qu’il ne l’eût été, s’il eût toujours rempli sa mémoire d’objets analogues à l’art qu’il professe, et qu’il n’eût point réuni, pour ainsi dire, en lui deux hommes qui ne peuvent ni se communiquer leurs idées, ni causer ensemble. Au reste, cette connaissance de l’esprit, sans doute utile aux particuliers, peut l’être encore au public ; elle peut éclairer les gens en place sur la science des choix, et leur faire, en chaque genre, distinguer l’homme supérieur. Ils le reconnaîtront, premièrement, à l’espèce d’objets dont cet homme s’est occupé ; et, secondement, à la passion qu’il a pour la gloire ; passion dont la force, comme je l’ai déjà dit, est toujours proportionnée au goût qu’on a pour l’esprit, et presque toujours au mérite, de ceux qui composent notre société. Qui n’aime ni n’estime ceux qui, par des actions, ou des ouvrages, ont obtenu l’estime générale, est, à coup sûr, un homme sans mérite. Le peu d’analogie des idées d’un sot et d’un homme d’esprit, rompt entre eux toute société. En fait de mérite, c’est le signe d’anathème, que de se plaire trop dans la société des gens médiocres. Après avoir considéré l’esprit sous tant de rapports divers, je devrais, peut-être, essayer de tracer le plan d’une bonne éducation. Peut-être qu’un traité complet sur cette 696 De l’Esprit matière devrait être la conclusion de mon ouvrage. Si je me refuse à ce travail, c’est qu’en supposant même que je pusse réellement indiquer les moyens de rendre les hommes meilleurs, il est évident que, dans nos mœurs actuelles, il serait presque impossible de faire usage de ces moyens. Je me contenterai donc de jeter un coup d’œil rapide sur ce qu’on appelle l’éducation. C H A PIT R E XVI I De l’éducation L’art de former des hommes est, en tout pays, si étroitement lié à la forme du gouvernement, qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l’éducation publique, sans en faire dans la constitution même des États. L’art de l’éducation n’est autre chose que la connaissance des moyens propres à former des corps plus robustes et plus forts, des esprits plus éclairés, et des âmes plus vertueuses, Quant au premier objet de l’éducation, c’est sur les Grecs qu’il faut prendre exemple, puisqu’ils honoraient les exercices du corps, et que ces exercices faisaient même une partie de leur médecine. Quant aux moyens de rendre et les esprits plus éclairés, et les âmes plus fortes et plus vertueuses, je crois qu’ayant fait sentir et l’importance du choix des objets qu’on place dans sa mémoire, et la facilité avec laquelle on peut allumer en nous des passions fortes, et les diriger au bien général, j’ai suffisamment indiqué au lecteur éclairé le plan qu’il faudrait suivre pour perfectionner l’éducation publique. L’on est, à cet égard, trop éloigné de toute idée de réforme, pour que j’entre dans des détails, toujours ennuyeux lorsqu’ils sont inutiles. Je me contenterai de remarquer que 698 De l’Esprit l’on ne se prête pas même, en ce genre, à la réforme des abus les plus grossiers et les plus faciles à corriger. Qui doute, par exemple, que, pour valoir tout ce qu’on peut valoir, on ne dût faire de son temps la meilleure distribution possible ? Qui doute que les succès ne tiennent en partie à l’économie avec laquelle on le ménage ? Et quel homme, convaincu de cette vérité, n’aperçoit pas du premier coup d’œil les refontes qu’à cet égard l’on pourrait faire dans l’éducation publique ? L’on doit, par exemple, consacrer quelque temps à l’étude raisonnée de la langue nationale. Quoi de plus absurde que de perdre huit ou dix ans à l’étude d’une langue morte, qu’on oublie immédiatement après la sortie des classes, parce qu’elle n’est, dans le cours de la vie, de presque aucun usage ? En vain dira-t-on que, si l’on retient longtemps les jeunes gens dans les collèges, c’est moins pour qu’ils y apprennent le latin, que pour leur y faire contracter l’habitude du travail et de l’application. Mais, pour les plier à cette habitude, ne pourrait-on pas leur proposer une étude moins ingrate, moins rebutante ? Ne craint-on pas d’éteindre ou d’émousser en eux cette curiosité naturelle qui, dans la première jeunesse, nous échauffe du désir d’apprendre ? Combien ce désir ne se fortifierait-il pas, si, dans l’âge où l’on n’est point encore distrait par de grandes passions, l’on substituait, à l’insipide étude des mots celle de la physique, de l’histoire, des mathématiques, de la morale, de la poésie, etc ? L’étude des langues mortes, répliquera-t-on, remplit en partie cet objet. Elle assujettit à la nécessité de traduire discours iv, chapitre xvii 699 et d’expliquer les auteurs, elle meuble, par conséquent, la tête des jeunes gens de toutes les idées contenues dans les meilleurs ouvrages de l’antiquité. Mais, répondrai-je, est-il rien de plus ridicule que de consacrer plusieurs années à placer dans la mémoire quelques faits ou quelques idées qu’on peut, avec le secours des traductions, y graver en deux ou trois mois ? L’unique avantage qu’on puisse retirer de huit ou dix ans d’étude, c’est donc la connaissance fort incertaine de ces finesses de l’expression latine, qui se perdent dans une traduction. Je dis fort incertaine ; car enfin, quelque étude qu’un homme fasse de la langue latine, il ne la connaîtra jamais aussi parfaitement qu’il connaît sa propre langue. Or si, parmi nos savants, il en est très peu de sensibles à la beauté, à la force, à la finesse de l’expression française, peut-on imaginer qu’ils soient plus heureux, lorsqu’il s’agit d’une expression latine ? Ne peut-on pas soupçonner que leur science, à cet égard, n’est fondée que sur notre ignorance, notre crédulité et leur hardiesse ; et que, si l’on pouvait évoquer les mânes d’Horace, de Virgile et de Cicéron, les plus beaux discours de nos rhéteurs ne leur parussent écrits dans un jargon presque inintelligible ? Je ne m’arrêterai cependant pas à ce soupçon ; et je conviendrai, si on le veut, qu’au sortir de ses classes, un jeune homme est fort instruit des finesses de l’expression latine : mais, dans cette supposition même, je demanderai si l’on doit payer cette connaissance du prix de huit ou dix ans de travail ; et si, dans la première jeunesse, dans l’âge où la curiosité n’est combattue par aucune pas- 700 De l’Esprit sion, ou l’on est par conséquent plus capable d’application, ces huit ou dix années consommées dans l’étude des mots ne seraient pas mieux employées à l’étude des choses, et surtout des choses analogues au poste qu’on doit vraisemblablement remplir. Non que j’adopte les maximes trop austères de ceux qui croient qu’un jeune homme doit se borner uniquement aux études convenables à son état. L’éducation d’un jeune homme doit se prêter aux différents partis qu’il peut prendre : le génie veut être libre. Il est même des connaissances que tout citoyen doit avoir : telle est la connaissance et des principes de la morale et des lois de son pays. Tout ce que je demanderais, c’est qu’on chargeât principalement la mémoire d’un jeune homme des idées et des objets relatifs au parti qu’il doit vraisemblablement embrasser. Quoi de plus absurde que de donner exactement la même éducation à trois hommes, dont l’un doit remplir les petits emplois de la finance, et les deux autres les premières places de l’armée, de la magistrature, ou de l’administration ? Peut-on sans étonnement, les voir s’occuper des mêmes études jusqu’à seize ou dix-sept ans ; c’est-à-dire, jusqu’au moment qu’ils entrent dans le monde, et que, distraits par les plaisirs, ils deviennent souvent incapables d’application ? Quiconque examine les idées dont on charge la mémoire des jeunes gens, et compare leur éducation avec l’état qu’ils doivent remplir, la trouve aussi folle que l’eût été celle des Grecs, s’ils n’eussent donné qu’un maître de flûte à ceux discours iv, chapitre xvii 701 qu’ils envoyaient aux jeux olympiques y disputer le prix de la lutte ou de la course. Mais, dira-t-on, si l’on peut faire un bien meilleur emploi du temps consacré à l’éducation, que n’essaie-t-on de le faire ? À quelle cause attribuer l’indifférence où l’on reste à cet égard ? Pourquoi met-on, dès l’enfance, le crayon dans les mains du dessinateur ? Pourquoi place-t-on, à cet âge, les doigts du musicien sur le manche de son violon ? Pourquoi l’un et l’autre de ces artistes reçoivent-ils une éducation si convenable à l’art qu’ils doivent professer ? Et néglige-t-on si fort l’éducation des princes, des grands, et généralement de tous ceux que leur naissance appelle aux grandes places ? Ignore-t-on ce que les vertus, et surtout les lumières des grands, ont d’influence sur le bonheur ou le malheur des nations ? Pourquoi donc abandonner au hasard une partie si essentielle à l’administration ? Ce n’est pas, répondrai-je, qu’on ne trouve dans les collèges une infinité de gens éclairés, qui connaissent également et les vices de l’éducation, et les remèdes qu’on y peut apporter : mais, que peuvent-ils faire sans l’aide du gouvernement ? Or, les gouvernements doivent peu s’occuper du soin de l’éducation publique. Il ne faut pas, à cet égard, comparer les grands empires aux petites républiques. Dans les grands empires, on sent rarement le besoin pressant d’un grand homme : les grands États se soutiennent par leur propre masse. Il n’en est pas ainsi d’une république telle, par exemple, que celle de Lacédémone. 702 De l’Esprit Elle avait, avec une poignée de citoyens, à soutenir le poids énorme des armées de l’Asie. Sparte ne devait sa conservation qu’aux grands hommes qui naissaient successivement pour la défendre. Aussi, toujours occupée du soin d’en former de nouveaux, c’était sur l’éducation publique que devait se porter la principale attention du gouvernement. Dans les grands États, on est plus rarement exposé à de pareils dangers, et l’on ne prend point les mêmes précautions pour s’en garantir. Le besoin plus ou moins urgent d’une chose est, en chaque genre, l’exacte mesure des efforts d’esprit qu’on fait pour se la procurer. Mais, dira-t-on, il n’est point d’État, parmi les plus puissants, qui n’éprouve quelquefois le besoin des grands hommes. Oui, sans doute : mais ce besoin n’étant point habituel, on n’a pas soin de le prévenir. La prévoyance n’est point la vertu des grands États. Les gens en place y sont chargés de trop d’affaires, pour veiller à l’éducation publique ; et l’éducation doit être négligée. D’ailleurs, que d’obstacles l’intérêt personnel ne met-il pas, dans les grands empires, à la production des gens de génie ? On y peut, sans doute, former des hommes instruits ; rien n’empêche de profiter du premier âge, pour charger la mémoire des jeunes gens des idées et des objets relatifs aux places qu’ils peuvent occuper : mais jamais on n’y formera d’hommes de génie, parce que ces idées et ces objets sont stériles, si l’amour de la gloire ne les féconde. Pour que cet amour s’allume en nous, il faut que la gloire soit, comme l’argent, l’échange d’une infinité de plaisirs, et que les honneurs soient le prix du mérite. discours iv, chapitre xvii 703 Or l’intérêt des puissants ne leur permet pas d’en faire une aussi juste distribution ; ils ne veulent pas accoutumer le citoyen à considérer les grâces comme une dette dont ils s’acquittent envers le talent. En conséquence ils en accordent rarement au mérite : ils sentent qu’ils obtiendront d’autant plus de reconnaissance de leurs obligés que ces obligés seront moins dignes de leurs bienfait. L’injustice doit donc souvent présider à la distribution des grâces, et l’amour de la gloire s’éteindre dans tous les cœurs. Telles sont dans les grands empires les principales causes, et de la disette des grands hommes et de l’indifférence avec laquelle on les regarde, et de du peu de soin qu’on y prend de l’éducation publique. Quelque grands cependant que soient les obstacles qui, dans ces pays s’opposent à la réforme de l’éducation publique, dans les États monarchiques, tels que la plupart des États de l’Europe, ces obstacles ne sont pas insurmontables : mais ils le deviennent dans les gouvernements absolument despotiques, tels que les gouvernement orientaux. Quel moyen, en ces pays, de perfectionner l’éducation ? Il n’est point d’éducation sans objet, et l’unique qu’on puisse se proposer, c’est, comme je l’ai déjà dit, de rendre les citoyens plus forts, plus éclairés plus vertueux, et enfin plus propres à contribuer au bonheur de la société dans laquelle ils vivent. Or, dans les gouvernements arbitraires, l’opposition que les despotes croient apercevoir entre leur intérêt et l’intérêt général, ne leur permet pas d’adopter un système si conforme à l’utilité publique. Dans ces pays, il n’est donc 704 De l’Esprit point d’objet d’éducation, ni par conséquent d’éducation. En vain la réduirait-on aux seuls moyens de plaire au souverain : quelle éducation que celle dont le plan serait tracé d’après la connaissance toujours imparfaite des mœurs d’un prince, qui peut ou mourir ou changer de caractère avant la fin d’une éducation ? Ce n’est, en ces pays, qu’après avoir perfectionné l’éducation des souverains, qu’on pourrait utilement travailler à la réforme de l’éducation publique. Mais un traité sur cette matière devrait, sans doute, être précédé d’un ouvrage, encore plus difficile à faire, dans lequel on examinerait s’il est possible de lever les puissants obstacles que des intérêts personnels mettront toujours à la bonne éducation des rois. C’est un problème moral qui, dans les gouvernements arbitraires, tels que ceux de l’Orient, est, je crois, un problème insoluble. Trop jaloux de régner sous le nom de leur maître, c’est dans une ignorance honteuse et presque invincible que les vizirs retiendront toujours les sultans : ils écarteront toujours loin d’eux l’homme qui pourrait les éclairer. Or l’éducation des princes ainsi abandonnée au hasard, quel soin peut-on prendre de l’éducation des particuliers ? Un père désire l’élévation de ses fils : il sait que ni les connaissances, ni les talents, ni les vertus, ne leur ouvriront jamais le chemin de la fortune ; que les princes ne croient jamais avoir besoin d’hommes éclairés et savants : il ne demandera donc à ses fils ni connaissances, ni talents ; il sentira même confusément que, dans de pareils gouvernements, on ne peut être impunément vertueux. Tous les préceptes discours iv, chapitre xvii 705 de sa morale se réduiront donc à quelques maximes vagues, et qui, peu liées entre elles, ne peuvent donner à ses fils des idées nettes de la vertu : il craindrait, en ce genre, les préceptes trop sévères et trop précis. Il entrevoit qu’une vertu rigide nuirait à leur fortune ; et que, si deux choses, comme le dit Pythagore, rendent un homme semblable aux dieux, l’une de faire le bien public, l’autre de dire la vérité, celui qui se modèlerait sur les dieux serait, à coup sûr, maltraité par les hommes. Voilà la source de la contradiction qui se trouve entre les préceptes moraux que, même dans les pays soumis au despotisme, l’on est forcé par l’usage de donner à ses enfants, et la conduite qu’on leur prescrit. Un père leur dit, en général et en maxime : soyez vertueux. Mais il leur dit, en détail et sans le savoir : n’ajoutez nulle foi à ces maximes ; soyez un coquin timide et prudent ; et n’ayez d’honnêteté, comme le dit Molière, que ce qu’il en faut pour n’être pas pendu. Or, dans un pareil gouvernement, comment perfectionnerait-on cette partie même de l’éducation qui consiste à rendre les hommes plus fortement vertueux ? Il n’est point de père qui, sans tomber en contradiction avec lui-même, pût répondre aux arguments pressants qu’un fils vertueux pourrait lui faire à ce sujet. Pour éclaircir cette vérité par un exemple, je suppose que, sous le titre de bacha, un père destine son fils au gouvernement d’une province ; que, prêt à prendre possession de cette place, son fils lui dise : Mon père, les principes de vertu 706 De l’Esprit acquis dans mon enfance ont germé dans mon âme. Je pars pour gouverner des hommes : c’est de leur bonheur que je ferai mon unique occupation. Je ne prêterai point au riche une oreille plus favorable qu’au pauvre : sourd aux menaces du puissant oppresseur, j’écouterai toujours la plainte du faible opprimé, et la justice présidera à tous mes jugements. Ô mon fils ! Que l’enthousiasme de la vertu sied bien à la jeunesse ! Mais l’âge et la prudence vous apprendront à le modérer. Il faut, sans doute, être juste : cependant à quelles ridicules demandes n’allez-vous pas être exposé ! À combien de petites injustices ne faudra-t-il pas vous prêter ! Si vous êtes quelquefois forcé de refuser les grands, que de grâces, mon fils, doivent accompagner vos refus ! Quelque élevé que vous soyez, un mot du sultan vous fait rentrer dans le néant, et vous confond dans la foule des plus vils esclaves : la haine d’un eunuque ou d’un icoglan peut vous perdre ; songez à les ménager.... Moi ! je ménagerais l’injustice ? Non, mon père. La sublime Porte exige souvent des peuples un tribut trop onéreux ; je ne me prêterai point à ses vues. Je sais qu’un homme ne doit à l’État que proportionnément à l’intérêt qu’il doit prendre à sa conservation ; que l’infortune ne doit rien ; et que l’aisance même, qui supporte les impôts, doit ce qu’exige la sage économie, et non la prodigalité : j’éclairerai sur ce point le divan... Abandonnez ce projet, mon fils : vos représentations seraient vaines ; il faudrait toujours obéir.… Obéir ! non ; mais plutôt remettre au sultan la place dont il m’honore... Ô, mon fils ! un fol enthousiasme de vertu vous discours iv, chapitre xvii 707 égare : vous vous perdriez, et les peuples ne seraient point soulagés ; le divan nommerait à votre place un homme qui, moins humain, l’exercerait avec plus de dureté... Oui, sans doute, l’injustice se commettrait ; mais je n’en serais pas l’instrument. L’homme vertueux, chargé d’une administration, ou fait le bien, ou se retire ; l’homme plus vertueux encore, et plus sensible aux misères de ses concitoyens, s’arrache du sein des villes : c’est dans les déserts, les forêts, et jusque chez les sauvages, qu’il fuit l’aspect odieux de la tyrannie, et le spectacle trop affligeant du malheur de ses égaux. Telle est la conduite de la vertu. Je n’aurais point, dites-vous, d’imitateurs ; je l’ignore : l’ambition en secret vous en assure, et ma vertu m’en fait douter. Mais je veux qu’en effet mon exemple ne soit pas suivi : le musulman zélé qui le premier annonça la loi du divin prophète, et brava les fureurs des tyrans, prit-il garde, en marchant au supplice, s’il était suivi d’autres martyrs ? La vérité parlait à son cœur ; il lui devait un témoignage authentique, il le lui rendait. Doit-on moins à l’humanité qu’à la religion ? Et les dogmes sont-ils plus sacrés que les vertus ? Mais souffrez que je vous interroge à votre tour. Si je m’associais aux Arabes qui pillent nos caravanes, ne pourrais-je pas me dire à moi-même : soit que je vive avec ces brigands, ou que je m’en sépare, les caravanes n’en seront pas moins attaquées ; vivant avec l’Arabe, j’adoucirai ses mœurs ; je m’opposerai du moins aux cruautés inutiles qu’il exerce sur le voyageur. Je ferai mon bien sans ajouter au malheur public. Ce raisonnement est le vôtre : et, si ma nation ni 708 De l’Esprit vous-même ne pouvez l’approuver, pourquoi donc me permettre, sous le nom de bacha, ce que vous me défendez sous celui d’Arabe ? Ô mon père ! mes yeux s’ouvrent enfin ; je le vois, la vertu n’habite point les États despotiques, et l’ambition étouffe en vous le cri de l’équité. Je ne puis marcher aux grandeurs qu’en foulant aux pieds la justice. Ma vertu trahit vos espérances ; ma vertu devient odieuse ; et votre espoir trompé lui donne le nom de folie. Cependant, c’est encore à vous que je m’en rapporte ; sondez l’abîme de votre âme, et répondez-moi. Si j’immolais la justice à mes goûts, à mes plaisirs, aux caprices d’une odalisque, avec quelle force me rappelleriez-vous alors ces maximes austères de vertu apprises dans mon enfance ? Pourquoi votre zèle ardent s’attiédit-il lorsqu’il s’agit de sacrifier cette même vertu aux ordres d’un sultan ou d un vizir ? J’oserai vous l’apprendre : c’est que l’éclat de ma grandeur, prix indigne d’une lâche obéissance, doit rejaillir sur vous : alors vous méconnaissez le crime ; si vous le reconnaissiez, j’en atteste votre vérité, vous m’en feriez un devoir. On sent que, pressé par de tels raisonnements, il serait très difficile qu’un père n’aperçût pas enfin une contradiction manifeste entre les principes d’une saine morale, et la conduite qu’il prescrit à son fils. Il serait forcé de convenir qu’en désirant l’élévation de ce même fils, il a, d’une manière implicite et confuse, désiré que, tout entier aux soins de sa grandeur, ce fils y sacrifiât jusqu’à la justice. Or, dans ces gouvernements asiatiques, où, des fanges de la servitude, l’on discours iv, chapitre xvii 709 tire l’esclave qui doit commander à d’autres esclaves, ce désir doit être commun à tous les pères. Quel homme s’essayerait donc, en ces empires, à tracer le plan d’une éducation vertueuse que personne ne donnerait à ses enfants ? Quelle manie que de prétendre former des âmes magnanimes dans des pays où les hommes ne sont pas vicieux parce qu’en général ils sont méchants, mais parce que la récompense y devient le prix du crime, et la punition celui de la vertu ? Qu’espérer enfin, en ce genre, d’un peuple chez qui l’on ne peut citer comme honnêtes que les hommes prêts à le devenir, si la forme du gouvernement s’y prêtait ? Où d’ailleurs, personne n’étant animé de la passion forte du bien public, il ne peut par conséquent y avoir d’homme vraiment vertueux ? Il faut, dans les gouvernements despotiques, renoncer à l’espoir de former des hommes célèbres par leurs vertus ou par leurs talents. Il n’en est pas ainsi des États monarchiques. Dans ces États, comme je l’ai déjà dit, l’on peut sans doute tenter cette entreprise avec quelque espoir de succès : mais il faut, en même temps, convenir que l’exécution en serait d’autant plus difficile, que la constitution monarchique se rapprocherait davantage de la forme du despotisme, ou que les mœurs seraient plus corrompues. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je me contenterai de rappeler au citoyen zélé, qui voudrait former des hommes plus vertueux et plus éclairés, que tout le problème d’une excellente éducation se réduit, premièrement, à fixer, pour chacun des États différents où la fortune nous 710 De l’Esprit place, l’espèce d’objets et d’idées dont on doit charger la mémoire des jeunes gens ; et, secondement, à déterminer les moyens les plus sûrs pour allumer en eux la passion de la gloire et de l’estime. Ces deux problèmes résolus, il est certain que les grands hommes, qui maintenant sont l’ouvrage d’un concours aveugle de circonstances, deviendraient l’ouvrage du législateur ; et qu’en laissant moins à faire au hasard, une excellente éducation pourrait, dans les grands empires, infiniment multiplier et les talents et les vertus. FIN Index des nom propres A Aaron Al-Raschid, (Hârûn ar-Rachîd) : 424, 676 Abydos : 475 Achille : 279, 549 Adisson, Joseph : 219 Adonis : 541 Afrique : 29ne, 34, 108, 149nc, 151, 158, 164, 230, 235, 370, 496 Agricola : 121, 437 Al-borak : 469 Alcibiade : 32nj, 71na, 121, 165 Alcoran, le Coran : 190, 529, 607 Alexandre : 62, 66, 132, 143, 226, 248na, 257, 279, 334, 336, 340, 375, 475, 486, 511, 526, 566, 648, 675, 689 Ali : 189 Ambroise, saint : 5nc Amérique : 28nd, 29ne, 96, 108, 176, 259, 378, 463, 601, 602ng Anastase : 188 Anaxagore : 165, 531nf Andros : 473 Angleterre : 19, 29, 30nf, 112, 117, 208, 219‑220, 241, 367, 422, 429nb, 433, 454nc, 487, 498nf, 503nd Angola : 159 Antigone Gonatas : 512 Antiochos Ier, Sôter : 441 Antiochos IV Épiphane : 465 Antiochos IV, Épiphane : 465 Antiochos, de Cilicie : 331 Antonin : 421, 521, 616, 675 Archelaos, de Milet : 165 Archiloque : 513 Arginuses : 440 Aries, peuple germain : 493 Aristide, surnommé le juste : 165 Aristippe : 236ni Arménie : 201 Armide : 536 Arnaud : 279na Artaban : 74 Assyrie : 164 Astarté : 403 Astrée : 264 Athanase, saint : 250 Athènes : 32nj, 34, 90, 473, 487, 513 Athéniens : 121, 165, 219, 226, 342, 440, 512, 564 Atlant : 536 Atrides : 204 Attila : 676 Les chiffres se lisent ainsi : XX renvoie à la page du texte; XXnXX à celle des notes de bas de page. Il suffit de double-cliquer dessus pour aller à la page correspondante Pour revenir ici il faut cliquer l’icône d’Acrobat. Helvétius, De l’Esprit Auguste : 64, 90, 141, 348, 421, 514, 521, 529, 675 Augustin, saint : 74, 134, 250nc, 288, 412, 532nf Lettre aux Galates : 412 Averroès : 91, 622 Avicenne : 622 Bridaine, Jacques, missionaire : 603 Brutus : 82, 329, 410, 437, 494, 658, 663 Buckelst, Guillaume : 134 Budé : 531 Buffon : 2na Byzance : 365 B Babylone : 163nm, 487 Bacchus : 142 Bacon : 578, 591 Balzac, Jean-Louis Guez de : 431, 453, 457, 653 Bardesanes : 402nb Bayle : 168no, 257ne Beausobre, Isaac de : 236 Bellarmin, Roberto Francesco Romolo Bellarmino, jésuite : 258 Bèze, Théodore de, protestant calviniste : 203 Biron, Charles de Gontaut, duc de : 494 Boileau, Nicolas : 205, 279, 533, 587, 594na sieur Despréaux : 587 Boindin, Nicolas : 333 Bolingbroke : 432‑433 Bossuet : 556, 573 Bourdaloue, Louis, jésuite : 196‑197 Boureau-Deslandes, André-François : 425nc Bourvallais : 19 712 C Caius Duillius : 33 Caligula : 347na, 421, 676 Callicratidas : 440‑441 Camille : 138, 602 Campistron, Jean Galbert de : 556 Canada : 66 Caracalla : 421 Careri, Giovanni Francesco Gemelli : 253 Carnéade : 8nd Cartaud, François de la Vilate : 563, 573, 575 Carthage : 34, 186, 342, 442, 452, 457, 464, 475 Cartouche : 408, 565, 663 Catilina : 207, 508, 547‑548, 553, 569, 658 Caton : 73, 329‑330, 342, 410‑411, 494, 661 Cattes : 486 Cavazi, père : 158 Celtes, les : 370 Céos, île de : 165 713 Index des noms propres Cérès : 142 Cervantès : 634 César : 7nd, 45, 66, 73, 82, 90, 135, 186, 322nc, 329, 330nb, 351, 372na, 379, 398, 408, 413‑414, 425, 431, 471, 486nb, 491, 494, 498ng, 520, 528‑529, 566nh, 569, 653, 663, 675, 689 Chardin, Jean, dit le « Chevalier Chardin » : 254na, 425, 469na Charles Ier : 241, 454nc Charles XII : 62, 132, 279 Charles-Quint : 259ng, 521, 565ng, 675‑676 Chesterfield, Philip Dormer Stanhope, 4e comte de : 572 Chilon : 83, 513nd Chine : 108, 117, 141, 150, 180, 182na, 224, 234, 330, 426ne, 453, 506, 620nd, 643nb, 655, 663na, 665 Christine, la reine : 67, 248 Chrysostome, saint : 249 Cicéron : 73, 128, 163, 168no, 182, 198nc, 256nc, 331, 410, 460, 508, 595, 675, 699 Catilinaires : 508 Cincinnatus : 408 Clarke : 38na Claude, empereur : 78, 139, 167, 199, 463, 501 Cléomène III, roi de Sparte : 446 Cléopâtre : 74, 93, 550nh, 570 Clérault : 78 Cochin : 156, 162, 163nm, 201 Codrus : 90 Comnène : 675 Condé : 64, 140, 340, 346, 351, 484na Confucius : 141, 244, 520 Congo : 148na, 150nc, 159, 189nb Constantinople : 65, 188, 221, 239, 249, 250nc, 258, 422, 487, 507 Coriolan : 279 Corneille : 73, 77ng, 78‑79, 121, 126, 142, 205‑206, 208, 268, 346, 483, 484na, 525, 527, 531nf, 547, 556, 570, 591, 657, 674, 689 Cinna, acte III, scène 4 : 206 Héraclius : 73, 470nb Le Cid : 674 Rodogune : 570 Coromandel : 151 Cortés, Hernán, conquistador : 467 Crassus : 33, 333, 408, 499 Crébillon : 142, 527nb, 548, 584, 689 Catalina, I, 1 : 548 Cromwell, Oliver : 132, 322nc, 348, 372, 408, 650 Curtius, Marcus : 131, 383, 407 Cyrano de Bergerac : 114nc le Pédant joué : 114nc Cyrus : 240, 497, 512, 530ne Helvétius, De l’Esprit D D’Ancre, maréchal : 430nc D’Alembert : 78 Dalécarlie : 280 Daniel, Samuel : 550 Danville, Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville : 649 Darius : 279, 336, 529 David : 196nb, 400 de la Ferté, duchesse : 76 Decius : 407, 413, 487 Démocrite : 332, 395nk Démosthène : 332, 564 Descartes : 6nd, 36, 71, 126, 141, 237nj, 243, 296, 346, 483, 525, 560, 578 Despautère, Jean : 297 Dicéarque : 329 Diodore de Sicile : 254na Diogène, le cynique : 223nb, 236, 332 Domat, Jean : 100 Domitien : 420‑421, 437, 620, 676 Dubois, cardinal : 562 Dubos, abbé : 514 Duclos, Charles : 142, 443nb Considérations sur les mœurs de ce siècle : 142nb Duguay-Trouin, René : 675 Dunois, comte de : 341 Dupré, danseur : 351 714 E Échard, dominicain : 93 Égypte : 34, 174, 239, 251, 259, 332, 446, 487, 512, 573‑575 Énée : 624 Épaminondas : 132, 339, 398, 440 Épicure : 42, 153, 276, 304, 355, 544, 602, 613 D. L., X, 32 : 276 Lettre à Ménécée : 544 Maximes Capitales XXXVII : 153 Épiphane, saint : 209nj Épire : 454 Espagne : 29, 34, 220, 259, 497, 569, 622 Etna : 271, 541 Euclide : 300 Euler : 78 Eusèbe de Césarée : 261nj, 402nb, 539 Préparation évangélique : 261nj, 402, 539 F Fabricius : 454 Fatima : 469na Favre, Pierre-François : 201 Lettres édifiantes et curieuses sur la Cochinchine : 200‑201 Fiesque, Jean-Louis, comte de Lavagne : 569 Fléchier, Valentin Esprit : 556 715 Index des noms propres Fleury, André Hercule, abbé de : 199, 618 Folard, chevalier : 30, 340, 475, 479, 498 H Hadrien : 73, 521 Hannibal : 90, 140, 333, 444, 457, 475, 520, 530ne, 568, 675 Fontenelle : ii‑iii, 65nf, 71na, 77ng, 87nc, 105nb, 127na, 235‑237, 273, 394nk, 395nk, 484na, 551, 556, 560na, 561‑562, 576, 579, 584, 589, 653, 658‑660 Formey, Johann Heinrich Samuel : 581 Formose : 150nc, 156‑157, 162 Fra Paolo : 151ne François Ier : 515 Fréret, Nicolas : 506nf, 507nf G Galates : 412, 442 Galilée : 236, 278, 619‑620 Ganymède : 668 Gassendi : 291, 528 Gélon : 402, 442 Gênes : 34, 569 Germains, les : 59, 370, 493, 497ne, 498ng, 499, 500na, 502 Gordon, George : 436 Grégoire de Nazianze, saint : 260nh Grégoire VII, pape : 486nb Grotius : 30, 431, 674nb Guignes, Joseph de : 426ne Guillaume le Conquérant : 7nd Gymnosophistes : 257, 480 Hardy, Alexandre Le : 526 Heinsius : 73 Helvidius, consul suffect : 420 Helvidius, évêque arien : 331nc Henri IV : 309, 340, 494 Héraclite : 332 Hésiode La Théogonie, 18-19 : 541 Hiérax : 559 Hilaire, saint : 5nc Hobbes : 57na, 578 Hollande : 30nf, 34, 117, 134, 220, 457, 674 Homère : 73, 205, 216, 268, 321nc, 513nc, 529ne, 591ne Odyssée : 205 Horace : 73, 90, 130‑131, 141, 315, 406, 595, 699 L’Art poétique v. 249 : 315 Horace, opposé aux Curiaces : 130‑131 Horatius Coclès : 406 Horus : 575 Hottentots : 319na, 325 Hume : 26, 63nb, 199ne Hus, Jan : 339 Helvétius, De l’Esprit I Ikrimah : 470 Ilotes : 148 Incas : 152, 497 Indoustan : 155, 262nj Irénée, saint : 5nc, 267 Isis : 401, 559, 575 Ispahan : 221, 367 J Jaffier : 386 Jovien : 425 Julien, empereur : 64, 231 Julius Firmicus Maternus, père de l’Église : 164 Junon : 164 Justin : 5nc Juvénal : 74, 90, 597 Satires I, 79 : 597 K Kepler : 527 Kolbe, Pierre : 325 L L’Arioste : 39, 51, 113na, 148na, 291, 392, 419, 447, 511‑512, 515, 516nf, 528, 560, 564, 601, 622, 678 Roland furieux : 536 La Bletterie, Jean-Philippe-René de : 508ng La Borde, Henri de, jésuite : 231, 262nj 716 La Bruyère : 243, 555 La Fayette, Mme de la Princesse de Clèves : 197 La Fontaine : 71na, 121, 531nf, 532nf, 533, 556, 664 Le Lion s’en allant en guerre : 664 La Mothe Le Vayer, François de : 210, 215‑216 La saint Barthélémy : 261ni Labat, père : 159, 235 Lacédémone : 32nj, 34, 338, 369nb, 435, 440, 701 Laos : 159ng, 539nd, 540nd Lapons : 233 Lauzun, Antonin Nompar de Caumont, duc de : 616 Le Blanc, Vincent : 368 Le Brun : 483, 537 Le Couvreur : 51 Le Tasse : 269 Le Tellier, Michel : 454nc Leibniz : 38na, 46, 60, 429nb, 527, 561nc, 657 Nouveaux Essais : 527 Léonidas : 382nb, 406 Leuctres : 398, 443 Locke : 36, 43, 52, 73, 126, 187, 213, 219, 289na, 291, 504, 524‑525, 528, 560, 578, 601nf Lodbrok : 468 Londres : 7nd, 73, 220, 367, 573 Longuerue, abbé de : 74, 254na, 717 Index des noms propres 257nd, 591, 621nf Louis XII : 430nc, 674 Louis XIII : 430nc, 674 Louis XIV : 280nb, 430nd, 514‑515, 537 Louis XV : 86, 416, 618 Lucain : 73, 563 Lucien de Samosate : 332, 389ne, 487 Les Esclaves fugitifs : 487 Lucrèce : 90, 248, 253, 304, 355, 358 De la Nature des choses I, 101 : 253 II, 54-57 : 248 V, 925-1028 : 304 Lucullus : 132 Lully : 279na, 536 Luxembourg, maréchal de : 108 Lycurgue, de Sparte : 148, 176, 199ne, 244, 321nc, 338, 399‑400, 446, 486, 513nc, 520 M Machiavel : 74‑75, 402, 529ne, 555 Madagascar : 156ne, 172, 368na, 395nk Mahomet : 7nd, 65, 121, 132, 189‑190, 468‑471, 476, 501, 505, 528‑529, 573 Maillard, Olivier, franciscain : 202, 203ng Malabar : 162, 172, 176 Malebranche : 4na, 41, 52, 484na, 561nc Malherbe : 73, 214, 587nb, 588nb Mantinée : 440 Marathon : 342 Maréchal de Saxe : 493nc Rêveries : 493nc Marius : 341‑342, 352, 407, 450, 663 Marlborough : 67 Maroc : 139, 368, 414 Marses : 333 Martial : 341nb Épigrammes : 341 Épigrammes, I, 22. : 341 Matamba : 159 Maurier, Benjamin Aubery du : 674 Mémoires pour servir à l’histoire de la Hollande : 674nb Mazarin : 73, 454nc Mécène : 64, 386na Méduse : 394 Menot, Michel, franciscain : 196, 197nb, 202 Menzini, Benedetto : 619 Mezurado : 151nf Michel-Ange : 566, 657 Le Jugement dernier : 566 Millot, Claude-François-Xavier, jésuite : 167, 168no Milton : 269, 272, 291‑292, 321nc, 420, 657 Moéris, lac : 327 Mogol : 139, 164, 373, 437, 667 Helvétius, De l’Esprit Molière : 78, 216, 483, 484na, 525, 556, 559, 631, 657, 705 L’Avare : 216‑217 L’Amour médecin : 631, 642 Le Malade imaginaire : 640 Le Misanthrope : 73, 216 Les Femmes savantes : 216‑217 Pourceaugnac : 73 Tartufe : 216 Monomotapa : 115 Montaigne : 42, 45nd, 145, 255, 288, 291, 528, 591, 612ne Montecuculi : 136, 675 Montesquieu : 167no, 223nc, 423, 429nb, 447, 525, 554, 571, 573, 591, 627, 654 L’Esprit des lois : 168, 555, 654 Les Lettres persanes : 223nc Moscovites : 243, 502 N Nabuchodonosor : 448 Narsingue, Bisnagar : 401‑402, 606‑607 Natchez : 632 Nephté : 64, 431 Néron : 5nb, 258ne, 259, 331nc, 421, 435, 508ng, 676 Nerva : 179 Neuville, Camille de, de Villeroy : 602 Newton : 71, 74‑75, 243, 278, 524‑525, 527, 560, 600, 601nf, 609, 657 718 Nicée : 5nc Nicole, François : 137, 213, 243 Nil : 174 Ninon de l’Enclos : 51 Numance : 464, 475, 499 O Octave : 322, 386na, 407, 494, 569 Odin : 468, 501 Ogerius, Charles Ogier : 501 Omar : 189‑190, 243, 328 Origène : 5nc Orléans , duc d’, régent : 86, 220, 562, 646 Osiris : 575 Ossa : 269, 566 Ovide : 90, 549ng P Palestine : 497 Parménion : 336‑337, 648 Parthes : 486, 499 Pascal : 255, 409, 412, 484na, 633nc Les Provinciales Lettre XVIII : 412 Paul, saint : 19, 44, 201, 249nc, 531nf, 532nf, 618 Pégou : 107, 116, 156, 157ne, 158 Pélée : 549, 562 Pélion : 269, 566 Pélopidas : 321nc, 487 Périclès : 338‑339 Péripatéticiens : 36 719 Index des noms propres Péruviens : 152 Phaéton : 549ng Phénicie : 34, 403, 433, 538‑539 Philippe de Macédoine : 430, 564 Philippines : 116 Philotas : 648 Philoxène : 435 Phocion : 124, 487 Pierre le Grand : 243, 429nb, 432ne czar Pierre : 429nb, 432ne Pizarro : 259ng Platon : 41, 68, 71na, 165, 168no, 393, 398, 501, 514, 591 chimère platonicienne : 265 République : 68 Pline le Jeune : 420‑421, 463, 508 Plutarque : 336, 398, 446‑447, 460‑461, 473, 501, 513nd Comment on pourra discerner le flatteur d’avec l’ami : 461 Vie d’Alexandre : 336 Vie de Cléomène : 447 Popilius : 465 Poséidon : 559 Pyrrhus : 140, 454 Pythagore : 168no, 199ne, 461, 518, 705 Q Quinault, Philippe : 74‑75, 279na, 483, 484na, 551, 559 Quinte-Curce : 279 R Racine : 78, 142, 208, 527nb, 549, 556, 570, 587, 591, 657, 689 Andromaque : 549 Iphigénie : 591 Phèdre : 570 Ramus, Pierre de La Ramée : 516 Censure d’Aristote : 516nf Regnard, Jean-François : 556 Regulus : 90, 452‑453 Retz, cardinal de : 73, 108, 569 Rhée, Rhéa : 264 Rhodes : 34, 272, 327, 475, 499 Richelieu, cardinal de : 64, 108, 335, 346, 674‑676 Roger, Abraham : 231 Ronsard : 516 Rosny : 141 Rotrou, Jean de : 526 Rousseau : 64, 664 Rusticus : 420 S Saadi : 68, 87nb, 543ne, 616, 638ne, 684 L’empire des Roses : 543ne Sadducéens : 257 Safriens, Sufrites : 472‑473 Sagonte : 475, 499 Saint-Domingue : 29ne Saint-Évremond : 73, 280nb Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel, abbé de : 267na, 309, 395nk Helvétius, De l’Esprit Saint-Réal : 73 Salamine : 80, 342, 454 Salisbury : 498nf Salluste : 207 Samarcande : 676 Samnites : 399 Samson : 347 Sappho : 131 Scaliger : 73 Scarron Dom Japhet : 73 Scipion : 64, 135, 342, 475, 520, 530ne, 675 Scudéry, Madeleine de : 612 Scythes : 81na, 148na, 168, 248na, 389ne, 394, 457‑458 Seeland : 337na Séjan : 322, 408 Sénécion : 420 Sénégal : 306, 496 Sénèque : 5nb Sérapis : 574 Sertorius : 135, 341, 529, 569 Sextus Empiricus : 255nb Sidon : 34, 219 Smyrne : 337 Solon : 51, 168no, 199ne, 244 Spartiate : 32, 176na, 219, 382nb, 400‑401, 439, 440na, 441, 514 Sphinx : 536 Spínola, Ambrogio Doria : 132 Stace : 73 720 Staël, Mme de : 76 Stoïcien : 5nb, 44nc, 92‑93 Suétone : 435 Suisse : 19, 29, 30nf, 34, 44‑45, 151, 443 Sumatra : 188na, 254na Sybarites : 32nj, 92 Sylla : 135, 329‑330, 333, 342, 351, 408, 450, 529, 568 T Tacite : 59nb, 121, 168no, 370nc, 420‑421, 432, 437, 448, 458, 493, 497ne, 498ng, 499‑500, 502, 508ng, 587na Annales : 587na La Germanie : 458, 500 Mœurs des Germains : 59, 493, 497ne Tamerlan : 337, 497, 565, 676 Tartare : 230, 233‑234, 370, 540, 566 Terrasson, Jean : 210 Tertullien : 5nc Tessin, bataille du : 333 Thèbes : 339, 398, 487 Thébains : 339, 399 Thémiste : 260nh, 425 Thémistocle : 80, 165, 342, 454, 473, 663 Thessalonique : 5nc Thétis : 549, 562 Thomas d’Aquin : 601 Thomas Kouli kan, Nader Chah : 437 721 Index des noms propres Thrasea : 331, 420 Tibère : 408, 435, 521 Tibet : 163nl, 382, 655 Tillemont, Louis-Sébastien Le Nain de : 250 Timoléon : 455 Tonkin : 161, 323nd, 324nd, 325nd, 538 Trajan : 420‑421, 425, 448, 508, 675‑676 Tristan, François L’Hermite du Solier dit : 526 Turenne : 67, 108, 136, 140, 280nb, 346, 483 Turquie : 223, 417, 434na, 503nd V Varron : 138 Vaugelas : 587 Velleda : 500na Vendôme, Antoine de Bourbon, ou Antoine de : 340 Vendôme, César de Bourbon, duc de : 431 Venise : 34, 386 Vénitiens : 107 Vénus : 147, 163‑164, 403, 540‑541, 549 Vergier, Jacques : 556 Verney, Joseph-Guichard du : 431 Vertot, René Aubert, abbé de : 280 Vespasien : 331nc, 347, 421, 500na, 508ng Vesta : 341, 401 Villars, de : 139 Vincent le Blanc : 231na, 368na Virgile : 73‑74, 141, 268, 563, 699 Vishnou : 234, 505, 607 Voltaire : 78, 142, 199, 527nb, 573, 584, 663, 689 Le Fanatisme ou Mahomet : 573 W Walpole, Robert : 459 Wormius, Olaus : 498 Antiquités Danoises : 498nf X Xanthippe : 393 Xénocrite de Locres : 513 Xénodamos de Cythère : 513 Xénophon : 520, 675 Xerxès : 240, 440na Z Zénon d’Élée : 39 Ziad : 89nd Ziska, Jan Žižka : 339, 530ne Zwingli : 151 Index des notions A allégorie : 504‑505, 542‑543 amitié : 63, 83, 85, 355, 358, 384‑394, 395nk, 396‑397, 494, 629‑630, 632, 639, 648, 660 amour de la gloire : 125, 317, 334, 344, 408, 637, 664‑665, 674, 691, 693, 702‑703 amour de la justice : 411 amour-propre : 40‑41, 105, 462, 604, 638 analogie(s) : 63‑64, 67, 72‑74, 122, 128‑129, 277, 289‑290, 544, 695 architecte : 61, 143, 272 atomes : 355 attraction : 37, 362, 410, 601nf avarice : 21na, 63, 181, 327, 344, 354, 358‑360, 362‑363, 377, 397, 410, 467, 490, 492, 621ne avare(s)infortuné(s) : 360 avare(s) voluptueux : 359‑360 B bel usage : 108‑109, 115‑116, 118 bon ton : 108‑110, 112, 114, 118, 594, 598nc bonheur bonheur public : 136, 147, 155, 162nj, 199ne, 379, 646 brahmanes : 155, 163nm, 231, 254, 262nj, 409na, 437, 608, 655 C calcul des probabilités : 6, 37 conformité d’idées : 70, 98 conséquences nécessaires : 125 corruption : 160‑162, 164‑166, 169, 202, 342, 415, 459, 461, 539, 670 corruption politique : 160, 166 corruption religieuse : 160, 165, 169 corvées : 22nb, 23nb cyniques : 176na D décence : 85na, 116, 172, 177, 627 droit de nature : 139 E éducation : 227, 255, 276‑278, 281, 314, 382na, 452, 461, 465, 476, 478, 480, 482, 484, 511, 519, 521‑523, 529, 562, 615, 662, 668, 674, 678, 686‑687, 693, 695‑698, 700‑705, 709‑710 effet sans cause : 385, 638, 665 Les chiffres se lisent ainsi : XX renvoie à la page du texte; XXnXX à celle des notes de bas de page. Il suffit de double-cliquer dessus pour aller à la page correspondante Pour revenir ici il faut cliquer l’icône d’Acrobat. Helvétius, De l’Esprit épicurisme : 355, 358, 527 estime publique : 122, 208, 244, 252, 346, 378, 380‑381, 407, 651, 668‑669, 693 estime sentie : 72, 75, 122 estime sur parole : 70‑71, 75, 77 évidence : 6nd, 7nd, 95, 603 F flatterie : 86‑87, 137, 223, 461, 636‑637, 648 fortune : 15, 21na, 22, 24, 27nd, 43nb, 59, 122, 126, 218, 223, 299, 369, 392, 397, 412, 474, 485, 503nd, 512, 521nj, 538nc, 631, 635, 645‑649, 651‑653, 659, 667, 669, 704‑706, 709 G géométrie : 13, 72, 78, 246, 296, 300‑301, 310‑311, 474, 565nf, 582‑583, 586, 658 H hasard : iii, 13‑14, 38, 66, 78nh, 79, 99na, 125, 166, 186, 192, 241, 278, 280‑281, 300, 309‑310, 314‑315, 325, 344, 377, 379, 457, 472nd, 475, 480, 482nc, 491, 525‑526, 528‑530, 535, 646, 649, 653, 662‑663, 667, 675, 686‑687, 692‑693, 701, 704, 710 724 homme grand homme : 67, 79‑80, 121‑123, 297, 338, 393, 429nb, 433ne, 444, 506, 513nc, 519, 528, 568, 580, 598, 609‑610, 619nc, 648, 658, 666, 701 honnête homme : 65, 90, 391nf, 407, 412 hypocrite : 178‑179, 248, 388, 389ne, 392ni, 441‑442, 563 I idées idée fine : 560‑561 idée(s) générale(s) : 63nb, 103, 275, 307, 557, 560, 564 indifférentes : 53 nuisibles : 53 utiles : 53 immortalité : 5nb, 6nc, 234, 257, 327, 691 indulgence : 40, 123‑125, 137‑138, 189nc, 596 indulgent : 41, 115, 123, 661 inquisition : 236, 259, 619nc, 620, 622 intérêt général : i‑ii, 52‑53, 57, 81na, 89, 99, 139, 167‑168, 177, 221, 228, 244, 263nk, 304‑305, 410, 413‑414, 428, 466, 479, 622, 669, 703 particulier : 81na, 82, 103, 247, 266, 305, 428, 449‑451, 455, 466 725 Index des notions personnel : 53, 59‑61, 80‑81, 85, 100, 103, 177, 244, 256, 260, 304, 309, 452, 479, 617na, 672, 702 public : 59, 81‑82, 84‑85, 89, 91, 99, 102‑103, 119, 143‑144, 151, 166, 185, 209, 211, 224, 246, 412‑413, 449‑451, 455, 465, 602, 682 intolérance : 249nc, 259, 371na Ismaélites : 478, 480 J jalousie : 124, 128, 294nb, 442, 567, 603, 647 jugements : 6, 12, 14, 18, 43nb, 47, 52, 58‑59, 81, 88, 99‑100, 102, 125, 130, 132, 139, 141, 144, 196na, 242, 284, 298, 316‑317, 381, 481, 525, 584, 592, 605, 610, 683, 706 justice injuste : 23, 58‑59, 82, 85, 89nd, 98, 114, 123, 125, 133, 194, 202, 214, 221, 229, 240, 269na, 270, 301‑302, 304, 307‑309, 424, 427, 431, 520ni, 563nd, 590, 654, 665 L légitime : 89, 137, 194, 229, 242, 348nb, 425‑426 libertinage : 29ne, 42, 160, 162, 164, 173‑174, 210, 369 limite(s) : 39, 51, 212, 226, 266, 657 lois du mouvement : 60, 355 luxe : 18‑26, 27nd, 28‑35, 173‑175, 199ne, 208, 219‑220, 254, 359, 374, 392, 427, 449, 458‑459, 479, 486, 498, 544, 600, 672 M médisance : 172‑173, 515, 595, 597‑598, 621ne méthode : 12‑14, 299, 318, 519, 580, 609, 694 miracle(s) : 7nd, 65, 198‑200, 202, 324nd, 328, 469na, 683 miracles : 7nd, 65, 198‑199, 202, 324nd, 469na, 683 misère : 15, 24‑26, 30, 33, 59nb, 127, 183, 253, 268, 325nd, 361, 383, 394, 397, 421, 425, 435, 442, 454, 503nd, 652, 655, 669, 707 O observations : 2na, 38, 213, 551, 556, 560, 578na, 588‑589, 602nf opinion publique : 71, 77, 122, 307, 309 P paresse : 17, 27nd, 68, 70, 72, 75, 85, 122, 172‑173, 225‑226, 248, 255, 319, 323nd, 324nd, 341, 343, 345, 348, 350‑352, 369‑370, 407, 419, 426, 428, 480, 515ne, 522nj, 523, 589, 606, 621, 624, 664‑666, 668‑669 petits-maîtres : 98, 118 platonisme : 145, 219 postéromanie : 616, 618 préjugé(s) : 52, 73, 108, 110, 115, 121, 133, 154‑159, 184‑185, Helvétius, De l’Esprit 205‑206, 211, 216, 250‑251, 294nb, 325, 441‑442, 472, 482, 492, 496, 506, 522nj, 530, 602, 607, 637, 669 principe de non-contradiction : 577, 587, 618, 630, 658, 678, 693, 704 principes accoutumés : 255nb probabilité : 6, 7nd, 8nd, 37, 129, 307‑308 R révélation : 37, 65, 327, 537 S scholastiques : 39, 324nd séduction : 84, 91, 93, 127, 478 solitude : 76, 96, 105, 121, 514, 518, 677, 680 stoïcien(s) : 176na, 331, 564 superstition : 68, 133, 152, 156, 159, 185, 188, 190, 198ne, 199ne, 202, 327, 479, 506, 573‑575, 655 T toute-puissance : 6nd, 668 traite des nègres : 29ne, 306 U utilité publique : 84, 87‑88, 188, 305, 703 V vertu de préjugé : 154 vraie vertu : 154, 416 726