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Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire”1

2003, Critique d'art

Critique d’art Actualité internationale de la littérature critique sur l’art contemporain 22 | Automne 2003 CRITIQUE D'ART 22 Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire” Richard Leeman Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/1880 DOI : 10.4000/critiquedart.1880 ISBN : 2265-9404 ISSN : 2265-9404 Éditeur Groupement d'intérêt scientifique (GIS) Archives de la critique d’art Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2003 ISBN : 1246-8258 ISSN : 1246-8258 Référence électronique Richard Leeman, « Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire” », Critique d’art [En ligne], 22 | Automne 2003, mis en ligne le 27 février 2012, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/critiquedart/1880 ; DOI : 10.4000/critiquedart.1880 Ce document a été généré automatiquement le 30 avril 2019. Archives de la critique d’art Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire” Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire”1 Richard Leeman 1 Cette lettre de Pierre Restany à Leo Castelli datée du 27 décembre 1964 se trouve dans un dossier “Etats-Unis” que le critique a réuni sur la XXXIIe Biennale de Venise. Un autre dossier “Italie” sur cette même Biennale de Venise comprend un article d’Alain Bosquet 2 paru dans Combat le 23 juin et republié le mois suivant en regard de la réponse qu’y apporte José Pierre3, l’article de Pierre Cabanne4, celui de Michel Ragon5 ainsi que les brouillons dactylographiés formant la genèse de ses propres articles sur le sujet 6. La lettre à Leo Castelli commente en particulier les “réactions en chaîne” dues à l’attribution du grand prix de peinture de la Biennale de Venise à Rauschenberg et les « hurlements de chacals appelant à la défense de l’Occident (style Galerie de France) contre la Barbarie américaine ». Restany fait ici allusion à l’article d’Alain Bosquet dans Combat, dont le ton est extrêmement violent : le choix de Rauschenberg y est caractérisé comme une “insulte”, une “atteinte à la dignité de la création artistique”, un “acte abject et intéressé”, « un événement dégradant dont on peut se demander si l’art de l’Occident pourra se relever ». Une rhétorique à laquelle Restany apporte une réponse dans cette lettre, dans les textes qu’il publie à cette occasion, et, de manière plus générale, dans l’ensemble de son œuvre de critique. Critique d’art, 22 | Automne 2003 1 Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire” Documents extraits du “Dossier Italie”, PREST.XSIT 35 (ACA) 2 Selon Alain Bosquet, Robert Rauschenberg et le Pop art nient l’harmonie, le bon goût, l’ordre, bref « ce que l’Europe a de plus pur et de plus sacré » —ils « se moquent de l’homme », « ils nient tout langage pictural ». Le choix de Robert Rauschenberg est « une admission que la peinture peut disparaître, sans dommage, à tout jamais ». A cette réaction passionnelle, Pierre Restany oppose une analyse à la fois théorique et historique de cet « échec infligé à la peinture-peinture ». Il parle de l’art d’assemblage précisément comme d’”un troisième genre” : “ni peinture, ni sculpture, mais un troisième genre, fondamentalement irrégulier par rapport aux normes traditionnelles”7, au sein duquel les Combine Paintings de Rauschenberg constituent un “compromis héroïque” entre l’Expressionnisme abstrait et le ready-made de Marcel Duchamp8. 3 En fait, comme A. Bosquet le reconnaît un peu plus loin, « là n’est pas le problème ». Celui-ci réside dans la “trahison” énoncée dans le titre : le thème du complot. Récurrent dans le texte (“conspiration minutieusement réglée”, “campagne d’intimidation”, etc.), il croise malencontreusement celui de la “croisade financière” menée “à coups d’opérations bancaires” (l’“invasion” des “mercantis” chez P. Cabanne) ; la charge vise principalement Leo Castelli, soupçonné par la rumeur de collusion et de diverses prévarications pour l’obtention du prix. Le thème de la “colonisation aux dépens de la culture occidentale”, qui permet de confondre au passage Europe et Occident, est à mettre sur le compte (au mieux) d’un anti-américanisme que José Pierre rapportait à la “mauvaise humeur politique de l’Elysée à l’égard de la maison blanche” —un anti-américanisme d’autant plus difficile à interpréter qu’Alain Bosquet avait des liens avec les Etats-Unis. Il est vrai que les déclarations publiques d’Alan Solomon, commissaire du pavillon américain, ou du juré américain, Sam Hunter, sur la victoire de New York sur Paris n’étaient pas dénuées de provocation ; elles n’en énonçaient pas moins aussi une constatation. Critique d’art, 22 | Automne 2003 2 Pierre Restany, Venise et les “cocus de l’histoire” 4 Pierre Restany sait parfaitement que la victoire de Rauschenberg est l’aboutissement d’efforts entrepris par Leo Castelli et les Musées américains depuis la fin des années 1950 ; il le dit assez simplement : les Etats-Unis « ont su saisir l’occasion, ils ont eu l’intelligence du moment ». Au milieu du “scandale” Rauschenberg, il n’y a d’ailleurs que P. Restany pour insister sur le caractère également symptomatique de la présentation, dans le Pavillon central et international, des acquisitions récentes des grands musées européens et américains. Cette initiative —due à Giulio Carlo Argan— montrait bien, selon P. Restany, “l’évolution de la muséologie moderne” vers un rôle actif du musée, “laboratoire expérimental de l’art vivant, un centre d’information et d’échanges entre les créateurs et l’art contemporain”, particulièrement illustré en Europe par le Stedelijk Museum d’Amsterdam (malheureusement non représenté à Venise), le Moderna Museet de Stockholm, la Kunsthalle de Berne, le Museum Haus Lange de Krefeld et bien d’autres. Ce nouveau rôle des musées était encore inédit en France, tant le musée d’art moderne de la Ville de Paris et le pavillon français de Venise faisaient figure d’“ancêtre académique”, de “greffiers censeurs de l’ordre établi”9. 5 La fin du texte d’Alain Bosquet résonne comme un 18 juin : « Je lance un appel à Malraux, à Cassou, à Georges Salles, aux hommes de culture, pour qu’ils dénoncent les trahisons de Venise […] ». Il ne s’était pas aperçu qu’à Venise, Gaëtan Picon et François Mathey —les “hommes de Malraux”— avaient inauguré une exposition Dubuffet mais boudé le Pavillon français de la Biennale. Tout aussi ironiquement, comme nous l’apprend cette lettre à Leo Castelli, c’est à Pierre Restany qu’André Malraux fit, lui, appel pour le conseiller. Il avait dû lire Domus. NOTES 1. Extrait de la lettre de Pierre Restany à Leo Castelli, 27 décembre 1964 (PREST.XSEU 36/8) 2. Bosquet, Alain. “Trahison à Venise”, in Combat, 23 juin 1964 (PREST.XSIT35/40) et in Combat, 27 juillet 1964 (PREST.XSIT35/41) 3. Pierre, José. “Les Ravaudeuses contre le Pop”, in Combat, 27 juillet 1964 (PREST.XSIT35/42) 4. Cabanne, Pierre. “L’Amérique proclame la fin de l’Ecole de Paris et lance le Pop’Art pour coloniser l’Europe”, in Arts, n° 968, 24-30 juin 1964 (PREST.XSIT35/43) 5. Ragon, Michel. “L’Ecole de Paris va-t-elle démissionner”, in Arts, n° 969, 1-6 juillet 1964 (PREST.XSIT35/44) 6. “La XXXII Biennale o il trionfo del terzo genere”, in D’Ars Agency, 20 juin-20 oct. 1964, vol. 5, p. 12 ; “Les Biennales contre l’Ecole de Paris”, in La Galerie des Arts, juillet-août-sept. 1964, n ° 18, pp. 12-21 ; “La XXXII Biennale de Venezia : Biennale della irregularita”, in Domus, n° 417, août 1964 ; “Paris n’est plus roi”, in Planète, nov.-déc. 1964, pp. 152-154 ; “L’Axe Rome-New York”, in L’Europa Letteraria, juin-sept. 1964, n° 30-31-32, pp. 156-158 (PREST.XSIT35/68-131 pour les brouillons) 7. Dans les articles cités ci-dessus 8. Conversation avec l’auteur, 1997 9. “La XXXII Biennale de Venezia : Biennale della irregularita”, op. cit., pp. 27-28 Critique d’art, 22 | Automne 2003 3