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Le foyer obscur de l'évidence

2024, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg

https://doi.org/10.4000/11s7q

L’œuvre de Jean-Luc Nancy se tisse autour du concept d’existence, modifié ou plutôt explicité comme co-existence. Nancy effectue sur l’existence l’opération que Heidegger menait à propos de l’être-au-monde ; en effet, comme Heidegger pouvait dire qu’il n’y a pas d’abord un sujet, puis un monde, puis la question de savoir comment le premier accède au second, Nancy affirme, à propos du Mitsein, de l’être-avec, de la socialité au sens le plus pur et le plus éminent, qu’il n’y a pas d’abord un sujet, un moi, puis un autre moi, puis la question de savoir comment l’un accède à l’autre, et comment ils peuvent communiquer ensemble. Il faut partir de « nous », et du sens que « nous » sommes, donc d’une « analytique coexistentiale ».

Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 55 | 2024 Le partage d’une voix – Jean-Luc Nancy Le foyer obscur de l’évidence The dark focus of the obvious Édouard Mehl Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/cps/7877 DOI : 10.4000/11s7q ISSN : 2648-6334 Éditeur Presses universitaires de Strasbourg Édition imprimée Date de publication : 30 mai 2024 Pagination : 175-189 ISBN : 979-10-344-0229-8 ISSN : 1254-5740 Référence électronique Édouard Mehl, « Le foyer obscur de l’évidence », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 14 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/ cps/7877 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11s7q Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire. Le foyer obscur de l’évidence Édouard Mehl UR 2326 CRePhAC, Université de Strasbourg Le privilège m’a été donné de rencontrer Jean-Luc Nancy durant mes années de formation, vers la fin des années 1990. J’avais entrepris, sous la direction de Jean-Luc Marion, la rédaction d’une thèse portant sur des questions de contexte scientifique et littéraire de la formation de Descartes. Questions auxquelles, lors de nos premières discussions, JeanLuc Nancy m’avait immédiatement fait sentir, de manière calme, précise, et parfaitement amène, qu’il n’en percevait pas l’intérêt philosophique. Il avait entièrement raison ! et cette admonition, ajoutée à celles de mon directeur de thèse, m’a guidé et orienté pendant toutes les années ultérieures. C’était une conversation libre, de plain-pied : Jean-Luc descendait jusqu’à moi, sans condescendance. Il ne cherchait pas à me faire un cours, ni à me remettre dans le droit chemin. Il me regardait de son œil vif, malicieux, et me dit tout à trac : « Moi, ce qui m’intéresse chez Descartes, c’est l’évidence du corps ! ». Doutant si j’avais bien entendu, et si je devais prendre cette affirmation au sérieux, j’ai fait comme si je n’avais rien entendu, et nous sommes passés à autre chose. Vingt-cinq ans plus tard, un peu plus armé, je ne cesse de revenir à cette proposition, pour essayer d’en comprendre le sens profond, et les considérations qui suivent peuvent donc être placées sous le signe de cet énoncé paradoxal – paradoxal pour qui, ayant lu les Méditations, sait ou croit savoir que l’esprit humain est « mieux connu que le corps » (notior quam corpus) et que l’existence des corps, si évidente pour ceux qui ne philosophent pas, n’est précisément pas évidente du point de vue de la raison métaphysicienne. Or, après avoir longtemps travaillé à comprendre en quoi consiste ce privilège de la res cogitans, j’en suis venu à m’interroger sur le concept de corps qu’un tel privilège réclame ; autrement dit mon Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, 55 / 2024 édouard mehl attention s’est progressivement déplacée de l’ego sum et du privilège de la res cogitans, à cette res extensa sans comparaison avec laquelle l’ego ne pourrait se reconnaître un quelconque privilège. Comme il y a donc – exemplairement chez Nietzsche – une inversion du platonisme, qui donne au devenir les caractères de l’être, il y a symétriquement chez Nancy ce que l’on pourrait appeler une inversion du cartésianisme, qui consiste à donner à la res extensa le caractère d’évidence originaire que Descartes attribue à la res cogitans. Et l’on peut faire de cette inversion (Umkehrung) un fil d’Ariane pour explorer tout l’œuvre de Nancy, tant il est vrai que cette thématique – ou plutôt cette opération – est liée de manière essentielle à l’« Überwindung » (dépassement) de la métaphysique, si elle n’en constitue à elle seule l’effectuation, de telle sorte que le retour à Descartes soit aussi bien un retournement de Descartes1. L’évidence du corps, signifie d’abord, premièrement, que le corps n’est jamais mis à distance par l’opération du doute, de sorte que le rapport de la pensée au corps, et au monde des corps, serait à reconstruire après avoir été défait, suspendu ou « révoqué en doute ». Tout simplement pour cette raison qu’on ne peut suspendre que son jugement, autrement dit on ne peut suspendre ou mettre hors-circuit que la thèse qu’il y a des corps. Mais l’évidence du corps est non thétique. Pour autant, il ne s’agit pas de récuser l’idéalisme cartésien au nom d’on ne sait quel empirisme, ou d’un pur et simple rejet de tout ce qui s’apparenterait à de la métaphysique – qu’elle soit cartésienne, leibnizienne, ou autre. Dépasser la métaphysique (au sens de l’Überwindung), c’est encore en faire, et il suffit de lire des ouvrages comme Le Sens du monde ou Être singulier pluriel pour percevoir que le projet dans lequel Nancy s’est engagé au début des années 1970 constitue un prolongement et, en même temps un correctif, au projet Ceci explique la réponse, autrement assez énigmatique, que Nancy fait à Élisabeth Rigal dans l’entretien qui porte sur la relecture d’Être et temps : J.-L. Nancy, E. Rigal : Relire Être et Temps aujourd’hui ; « Analytique coexistentiale », p. 184 : « En ce sens, le corps apparaît avec l’existence, c’est-àdire chez Descartes. Le redoublement “ego sum, ego existo” le montre bien, de même que l’union substantielle, selon laquelle l’âme est douée d’une extension toute particulière qui la rend présente en chaque point du corps. Heidegger n’a pas discerné cela, il en est resté au “ego cogito”, mais c’est à partir de Descartes que nous pouvons relire Descartes en y repérant une émergence du corps toute différente de la substance étendue ». 1 174 le foyer obscur de l’évidence de l’ontologie fondamentale élaborée par Être et Temps. Toute son œuvre se tisse autour du concept d’existence, modifié ou plutôt explicité comme co-existence, et on ne saurait trouver, à ce titre, d’entreprise plus métaphysicienne que celle-ci dans la pensée française contemporaine. En un sens, Nancy effectue sur l’existence (singulière, incarnée, sexuée), qu’il faut donc préférer aux termes de Dasein, de sujet, et même de personne, l’opération que Heidegger menait à propos de l’être-au-monde ; en effet, comme Heidegger pouvait dire qu’il n’y a pas d’abord un sujet, puis un monde, puis la question de savoir comment le premier accède au second – faux problème de l’accès dans lequel la métaphysique historique se serait depuis Descartes irrémédiablement enlisée – Nancy affirme, à propos du Mitsein, de l’être-avec, de la socialité au sens le plus pur et le plus éminent, qu’il n’y a pas d’abord un sujet, un moi, puis un autre moi, puis la question de savoir comment l’un accède à l’autre, et comment ils peuvent communiquer ensemble2. Le Mitsein précède le Dasein à peu près au sens où l’on dit que l’existence précède l’essence, c’est-àdire qu’il ne s’agit pas d’une antériorité logique ou chronologique, mais d’une précédence d’origine et d’éminence3. Le préfixe « ex » de l’existence ne doit pas (ou plus) se comprendre comme celui d’une dérivation logique (comme au sens médiéval où exister pouvait signifier extra suas causas sistere) ; le ex signifie l’ex-position de l’existence, une exposition (à l’autre) qui n’est pas seconde et accidentelle, mais essentielle et constitutive. Cette compréhension de l’existence doit évidemment beaucoup à Heidegger et à la notion de la transcendance du Dasein, du Dasein comme transcendance ou Ek-sistenz4, comme constitution Par exemple M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la phénoménologie, ch. III, § 15, p. 191-216. 3 Il faudra d’autant plus prendre des précautions avec le maniement de ce doublet conceptuel essence/existence, que celui-ci n’appartient qu’à l’histoire de la métaphysique, dont la tâche essentielle de la philosophie est désormais de penser la limite. Voir J.-L. Nancy, L’Expérience de la liberté, p. 13-18. 4 M. Heidegger, idem, p. 209 : « […] le projet de monde appartient à l’être du Dasein. Avec ce projet, le Dasein est toujours déjà sorti de soi, il existe (ex-sistere), il est-au-monde ». J.-L. Nancy, L’Expérience de la liberté, op. cit., p. 18 : « Et l’ex-istence […] signifie simplement la liberté de l’être, c’est-à-dire l’infinie inessentialité de son être-fini, qui le livre à la singularité où il est “soi” ». Idem, p. 206 : « Si l’existence est sans essence, c’est qu’elle est toute dans sa décision. Elle est toute dans la décision libre de se recevoir et de se tenir elle-même comme décision ». 2 175 édouard mehl plus fondamentale et originelle que l’intentionnalité (husserlienne), à ceci près que chez Heidegger, la transcendance s’accomplit comme un In-der-Welt-sein, qui ne présuppose lui-même aucun Mitsein – du moins pas explicitement, ou pas assez explicitement, alors qu’inversement le Mitsein n’est pas le régime commun de l’existence au royaume des esprits, à la façon d’une communauté chérubinique : les sujets ne sont pas des fantômes dans la machine (du monde), mais de vrais corps. Ce qui ex-iste par excellence, c’est la res ex-tensa, à laquelle et en laquelle nous avons tous communication les uns avec les autres, ne serait-ce, d’abord et primitivement, que par le toucher. « Psyche ist ausgedehnt » aimait à répéter Nancy d’après un mot de Freud, ajoutant que « le corps est l’absolu du sens proprement exposé »5 ; on voit donc qu’il y a, dans la pensée de Nancy, une forme de contamination sémantique par le préfixe latin « ex » (existence/exposition) et allemand « aus » (Ausdehnung, Aussetzung). « Le corps n’est ni “signifiant” ni “signifié”. Il est exposant/ exposé : ausgedehnt, extension de l’effraction qu’est l’existence »6. Tous ces énoncés sont, pris comme tels, anti-cartésiens, et peuvent passer pour la réfutation de la thèse cartésienne que l’esprit n’est pas le corps et qu’il se connaît mieux que lui. Car le mot de Freud dit précisément que l’esprit ne se connaît pas, parce qu’il est le corps, sans en rien savoir (« Psyche ist ausgedehnt, weiss nicht davon… »). Derrida a parfaitement relevé le fait que la proposition nancéenne est, prise à la lettre, l’inversion du schéma dualiste cartésien : Psyché est étendue (ausgedehnt, extended). Elle est, dans son essence, de l’étendue (extensio). Elle est faite étendue, faite d’étendue. Elle est l’étendue : nom et attribut. Pour dire dans sa langue ce qui eût fait se lever Descartes hors de sa tombe, l’étendue serait l’essence, la substance ou l’attribut essentiel de telle âme répondant au nom propre de Psyché7. On ne saurait en effet imaginer rien de plus contraire à ce qu’affirme l’auteur des Méditations, quoique, à relire les Méditations dans le détail de leur procès argumentatif, on s’apercevra que cette hypothèse, ne pouvant effectivement être a priori écartée (car l’ego ne peut être assuré qu’il n’est pas un corps tant qu’il ne sait pas ce que c’est), plane sur 5 6 7 J.-L. Nancy, Corpus, p. 24. Ibid. J. Derrida, Le Toucher – Jean-Luc Nancy, p. 22. 176 le foyer obscur de l’évidence l’ensemble des Méditations et explique la distension de l’ordre des raisons, distension à cause de laquelle la preuve de la spiritualité de l’âme n’est pas donnée dans la Seconde mais seulement dans la Sixième et dernière méditation. De surcroît, la thèse de la distinction de l’âme et du corps n’est pas du tout celle de leur séparation : l’âme et le corps sont de facto inséparables dans l’expérience (qui peut affirmer qu’il a déjà pensé sans son corps ?), mais sont de jure séparables par la puissance divine, cette séparation n’impliquant aucune contradiction (elle n’aurait donc rien de miraculeux, et la vie de l’âme séparée peut bien sembler quelque chose de merveilleux, mais elle n’est pas contraire à la possibilité). Quelqu’un qui, comme Jean-Luc Nancy, a fait ses études en Sorbonne, avec pour maîtres Henri Gouhier et Ferdinand Alquié, ne peut pas ignorer des subtilités auxquelles la critique heideggerienne de Descartes ne s’est jamais arrêtée8. On dit d’ailleurs de Nancy qu’il appartient, avec Derrida, Lyotard, et quelques autres, à une mouvance dissidente, grisée par l’ontologie fondamentale, etc. C’est une apparence. Le travail de Nancy constitue une des tentatives les plus importantes et significatives pour soustraire Descartes à ce à quoi veut le contraindre Heidegger : la position ontologique d’un sujet « isolé et weltlos », c’est-à-dire un sujet exténué, sans fond, sans vie, sans rapport à rien sinon à l’en-face de la représentation. D’où le geste fondamental de réinscrire le cogito (ou, suivant ce qu’on a dit plus haut, l’hendiadyn cogito-existo) dans le présupposé ou le préalable de l’en-commun. L’évidence n’est évidente que si elle l’est non seulement pour moi mais pour tout-un-chacun. Cela même (que l’évidence rationnelle est évidence pour chacun d’entre nous, ou qu’être « objectif », comme dit Husserl, c’est avoir le sens d’être « là pour tout un chacun »9, für jedermann da) – cela même est évident, mais cette évidentialité n’est pas de même ordre ou de même nature que l’évidence objectale (liée à des natures simples, à des vérités logico-mathématiques) ; il est en effet « évident » que 2 et 2 font 4 est évident pour tout esprit, ou pour tout Sur le privilège épistémologique de la res cogitans, « notior quam corpus », voir entre autres H. Gouhier, La Pensée métaphysique de Descartes, ch. XIII-XIV, p. 363-400. 9 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 43, p. 77 : « Il appartient au sens de l’existence du monde, et en particulier, au sens du terme « nature », en tant que nature objective, d’exister pour chacun de nous, caractère toujours co-entendu chaque fois que nous parlons de réalité objective ». 8 177 édouard mehl autre moi que moi, normalement doté de la lumière naturelle, mais d’une évidence si l’on veut ontologique qui ne peut pas être appréhendée de la même façon qu’une évidence simplement logique. Citons ici un passage décisif du texte séminal de La Communauté désœuvrée (deuxième édition), auquel nous empruntons notre titre. Dans ce texte, qui est à la fois fondamental et un peu enveloppé, Nancy revient sur la question du sens de l’être, du sens d’être que l’ego sum cartésien, selon Heidegger, n’a pas, ou dont, du moins, Descartes ne se serait nullement enquis. Comme il le fera de manière beaucoup plus abrupte et fulgurante dans les premières pages d’Être singulier pluriel, Nancy répond – objecte – au diagnostic lancinant de l’époque sur la perte du sens, ou au diagnostic du nihilisme européen, que nous n’avons pas le sens, et si donc nous ne le trouvons pas, c’est parce que nous le sommes. Le sens, c’est nous – point à la ligne. Nous sommes le sens, non pas au sens d’un état de fait ou d’un contenu déterminé, non pas au sens où l’humanité serait la fin de toutes choses, et où toutes choses n’auraient précisément de sens qu’en vue de cette humanité, mais au sens où « le sens est l’élément dans lequel des significations peuvent être produites et circuler, voilà ce que nous sommes »10. On ne s’attardera pas ici sur les multiples résonances harmoniques, kantiennes, hegeliennes, et surtout husserliennes, de cette proposition, qui montrent en tout cas que Jean-Luc Nancy s’inscrit, malgré qu’il en ait, dans une tradition transcendantaliste, marquée notamment ici par l’accent sur la notion de possibilité : c’est par nous qu’il peut y avoir du sens11. Nous, ce n’est donc pas le nom d’une communauté idéale, utopique, mais un concept transcendantal : c’est le concept bien compris de la subjectivité qu’il faut réactiver par-delà les errances de la métaphysique rationnelle. Ainsi l’énonce en toute rigueur La Communauté désœuvrée : Non pas que j’« aie » le sens, ni que j’aie du sens, mais que, le sens, j’en suis, et j’y suis donc sur le mode exclusif de l’être en commun. Un ego sum, ego existo qui ne serait effectif qu’en exposant comme sa plus propre évidence le partage, la partition de cet être existant. (Mais déjà l’évidence est posée par Descartes lui-même comme J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, p. 19. Pour Husserl, voir la formule des Méditations cartésiennes, § 41, p. 132 : « Si [la subjectivité transcendantale] est l’univers du sens possible [Universum möglichen Sinnes], quelque chose d’extérieur à elle est alors précisément un non-sens ». 10 11 178 le foyer obscur de l’évidence évidence commune, partagée de tous et de chacun avant toute accession au statut d’évidence, et de pensée d’évidence – ou plutôt : ayant dans ce partage même le foyer obscur de son évidence12). Probablement faut-il avoir ici présent à l’esprit l’incipit fameux du Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »13. Énoncé faussement banal, et qui n’est précisément pas une thèse, encore moins un théorème ou un axiome, mais un point de départ endoxal. De fait le partage de la raison, du lógos, ou le partage des voix, ce partage originaire d’où le nous procède, ce partage (où il faut entendre aussi bien l’« héritage » que la « séparation ») qui institue la communauté comme telle, n’est pas lui-même fondé en raison. Que nous puissions échanger et partager des significations, que le sens circule en nous et entre nous, mieux : que nous soyons le sens en tant que nous le comprenons, et que le sens ne soit rien d’autre que « nous » qui le partageons, et qui sommes abandonnés à ce partage14 ; que nos existences, au lieu d’un enfermement solipsiste dans une incommunicabilité muette, soient réciproquement perceptibles et intelligibles, et d’une manière identique pour tous (autrement dit que mon existence soit aussi évidente pour vous que la vôtre l’est pour moi), et qu’il en soit ainsi pour toute espèce de communauté possible, voilà qui constitue un présupposé absolu et absolument évident, donc à ce titre une espèce de truisme, mais en même temps une énigme en raison de sa nature de présupposé qu’aucune théorie ne peut jamais déduire, puisqu’elle en procède elle-même. D’où l’oxymore de la formule nancéenne (« le foyer obscur de son évidence »), indiquant que l’acte philosophique proprement dit n’est pas l’épreuve nue de l’existence, mais la réflexion sur cette expérience dans la forme du langage, c’est-à-dire de la communauté. Comme Derrida l’avait luimême souligné dans son célèbre « Cogito et histoire de la folie » : « […] réfléchir et dire le Cogito, c’est […] le faire apparaître comme tel pour un autre »15. Partage édifiant et rassurant : en communiquant ainsi, nous nous assurons que nous sommes tous les mêmes, que nos rapports sont réciproques et symétriques, que vous êtes pour moi cela-même que je suis pour vous : un alter ego qui soit à la fois absolument autre que moi, J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, p. 252. R. Descartes, Discours de la méthode, AT VI, 1, 17. 14 J.-L. Nancy, Le Partage des voix, p. 82 : « Nous sommes le sens, dans le partage de nos voix ». 15 J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in : L’Écriture et la différence, p. 91. 12 13 179 édouard mehl et absolument identique, puisque nous ne concevons pas autrui comme doué d’un ego simplement ressemblant au nôtre, ou de même genre (car – faut-il le rappeler – ego n’a pas de genre), mais bien identique. Autrui est posé par moi comme le même moi que celui que je suis : c’est cette difficulté qu’affronte Husserl dans la cinquième Méditation cartésienne, du point de vue d’une phénoménologie constitutive, et que Nancy renvoie à ce « foyer obscur », comme à un chaos inaccessible à la réduction et au regard phénoménologique, pour autant qu’il n’y en a précisément aucune « idée », et que la chose se laisse seulement approcher par le biais de métaphores par définition inadéquates16. Mais la perspective de Nancy et celle de Derrida ne sont pas ici les mêmes, et sont même, par certains aspects, diamétralement opposée ; en ce sens que, chez Derrida, dire le cogito c’est « l’inscrire dans un système de déductions et de protections » ; protéger contre quoi ? contre « l’errance propre » du cogito, c’est-à-dire son indécision originelle entre raison et folie. Et il faut dire ici que la différence entre Foucault et Derrida est plus que mince : Derrida ne conteste pas que le rationalisme classique mette en œuvre une forme d’exclusion de la folie, mais cette décision, selon lui, n’est pas première et elle ne concerne pas le cogito « en son instance propre », elle ne vient qu’après-coup, lorsque, rationalisé, logicisé, et devenu « le » cogito, son énoncé est constitué en axiome et inséré dans l’ordre des raisons. Ce qu’il y a, pour Derrida, de plus originel dans le cogito, son « foyer obscur », c’est précisément cette indécision entre raison et folie au sein de la pure cogitatio. Tandis que, chez Nancy, ce « foyer obscur » n’est rien d’autre que nous, c’est-à-dire l’en-commun qui nous précède et sans lequel nos existences, encore que nous en fassions continuellement l’épreuve, n’auraient pour nous-mêmes rien Le terme d’« idée » est ici indiqué entre guillemets pour en souligner le caractère métaphorique ; voir sur ce point, et sur la lecture derridienne de Descartes, le texte essentiel de « La mythologie blanche », repris dans Marges de la philosophie, p. 247-324, ici p. 318-320. Mais plus précisément encore, c’est l’interprétation de Platon et la transcendance de l’idée du Bien, qui forment ici la trame interprétative et précisément invisible, du cogito cartésien : « Mais il faut dire aussi de l’Idée qu’elle n’a pas d’essence, car elle n’est que l’ouverture de l’horizon pour l’apparition et la détermination de toute essence. Condition invisible de l’évidence, elle perd, en sauvant la vue, la référence au voir, indiquée dans l’eidos, notion dont elle est pourtant issue, en son mystérieux foyer platonicien. L’Idée peut seulement s’entendre » (J. Derrida, L’Origine de la géométrie, p. 156, n. 2). 16 180 le foyer obscur de l’évidence d’intelligible. Encore une fois, pour le dire dans une autre langue qui ne nous est pas si étrangère que cela, Dasein n’a de sens que par le Mitsein qui en forme le tissu, et l’étoffe. Dasein est dabei-sein, être-auprès-de — et non pas auprès-de-l’étant, comme le veut Heidegger, d’une formule vague et finalement trompeuse : celui auprès de qui je me tiens comme lui auprès de moi, c’est mon prochain. En tout ceci le rapport critique à l’entreprise d’Être et Temps a servi à Nancy de guide et de fil conducteur ; Être singulier pluriel parle même de la nécessité de « réécrire » Sein und Zeit, avec toute l’ambiguïté, ou l’ambivalence qui se loge dans le terme : la réécriture répète et rature, elle supprime et conserve. Toute pensée authentiquement philosophique participe ainsi de la réécriture, qui est aussi bien appropriation identifiante que rupture dissociante. Réécrire, approfondir Sein und Zeit par une ontologie plus fondamentale de la co-existence, c’est en un sens, selon Nancy, ce que Husserl fait déjà dans les Méditations cartésiennes. Non qu’il s’agisse de revenir, sans plus et sans autre justification, du Dasein à l’ego (transcendantal), de la transcendance à l’intentionnalité, et de l’ontologie à la phénoménologie. Nancy ne lit pas Heidegger comme un phénoménologue dissident, succombant au psychologisme, mais il lit la phénoménologie comme la tentative la plus rigoureuse et la plus aboutie pour établir l’ontologie sur des fondements apodictiques17. Nancy, donc, s’appuie sur les Méditations cartésiennes, et voit dans le tournant monadologique de ces Méditations le prototype de cette réécriture selon laquelle l’égologie se voit réinscrite dans le cadre plus fondamental d’une « analytique coexistentiale ». Être singulier pluriel cite ainsi un bref et décisif extrait de l’ultime paragraphe de la cinquième des Méditations : « “L’être, premier en soi”, qui sert de fondement [vorangehende] à tout ce qu’il y a d’objectif dans le monde, c’est Sur un plan purement doxographique, la fréquentation de Derrida à la fin des années 1960, à l’époque où celui-ci était un commentateur et un exégète hors-pair de la pensée husserlienne, corrigeant les contresens de Sartre ou de Levinas sur la question de l’intersubjectivité transcendantale, a décisivement orienté Nancy dans sa lecture de Husserl. Sur l’évidence en tant que (selon Derrida) superposable à la « métaphysique de la présence », voir « La forme et le vouloir-dire », in : Marges de la philosophie, p. 206 : « […] c’est dans l’évidence du est (présent), dans l’évidence elle-même, que se propose toute la phénoménologie transcendantale considérée dans sa plus haute ambition… », ou encore, id., La Voix et le phénomène, p. 118. 17 181 édouard mehl l’intersubjectivité transcendantale, la totalité des monades qui s’unissent dans des formes différentes de communauté et de communion »18. Certes, c’est aussitôt pour s’en démarquer et ramener, un peu cavalièrement, cette transposition phénoménologique de la monadologie à une banale thèse ressortissant à la métaphysique naïve et dégénérée que Husserl précisément récuse. Je cite encore la suite et le commentaire que fait Être singulier pluriel : « l’être n’en constitue pas moins pour [Husserl] un horizon ultime, dégagé de la contingence, et en somme de l’extériorité des coexistants […] et redevenant ainsi comme un substratum, non ouvert, non disposé en soi par sa co-constitution ». De surcroît, Nancy reproche à Husserl ce qu’il reprochait aussi bien à Heidegger : là où, chez Heidegger, le Dasein précède le Mitsein, chez Husserl, la communauté, dans sa possibilité transcendantale, se fonde dans l’analyse intentionnelle de la constitution d’autrui, elle-même dérivant d’une égologie solipsiste identique à celle d’où provient l’analyse de la transcendance chosique – ce dont témoignerait le fait que l’intersubjectivité est abordée dans la Cinquième et dernière Méditation cartésienne, comme l’existence des corps n’est déduite que dans la Sixième et dernière des Meditationes de prima philosophia. « La co-existence ou communauté husserlienne reste dans le statut d’une corrélation d’ego, et l’égologie dite “solipsiste” reste la philosophie première. »19 Ce n’est pas faux : Husserl dit précisément, au même endroit que nous avons cité à l’instant : « L’ordre des disciplines philosophiques serait le suivant : d’abord l’égologie ‘‘solipsiste’’, celle de l’ego réduit à la sphère primordiale ; ensuite viendrait la phénoménologie intersubjective, fondée sur l’égologie solipsiste »20. Nancy cite donc Husserl dans le texte, mais en lui objectant ce que Husserl affirme, lui, comme constituant une évidence et une nécessité méthodologique incontournable. Chez Husserl, de fait, le fondement de la relation intersubjective et sa condition de possibilité se trouvent dans la manière dont l’autre est constitué comme signification dans l’ego transcendantal lui-même. On sait que cette thèse a suscité une pluie de contestations, de celle de Sartre (Autrui n’est pas construit, il est rencontré), à celle d’Alfred Schutz (la relation a son fondement dans le monde-de-la-vie, E. Husserl, Méditation cartésiennes, § 64, tr. fr. G. Peiffer ; E. Levinas (Hua I, 182). 19 J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, p. 65. 20 E. Husserl, Méditations cartésiennes, p. 132-133. 18 182 le foyer obscur de l’évidence et ne se déduit pas de la subjectivité : « même si l’on accepte la théorie de Husserl sur la constitution de l’Autre… on n’a encore fondé aucune communauté transcendantale, aucun Nous transcendantal »21). Notons que Schutz a énoncé, en 1957, comme une impossibilité radicale, ce que Nancy pense ou veut penser au titre du « singulier pluriel » : « Le concept d’Ego transcendantal peut-il être pensé autrement qu’au singulier ? Peut-on le “décliner” aussi au pluriel, ou bien n’est-il pas plutôt, comme disent les grammairiens latins, un singulare tantum ? »). Pour ne rien dire ici de la critique de Levinas, reprochant à la cinquième méditation, dans Totalité et infini, de faire de la relation à Autrui une modification ou une « mutation de la constitution d’objet » – critique rejetée par Derrida dans son magistral essai Violence et métaphysique22. Tentons de conclure en esquissant quelques remarques au sujet de ce radicalisme par lequel Nancy prend congé à la fois de Husserl et de Heidegger. Ce qui distingue radicalement Nancy de Husserl c’est d’abord le fait, fait plus accompli que justifié, que la thèse identifiant existence, exposition, et Ausdehnung (étendue/extension) supprime de fait la distinction entre vie psychique et vécu corporel, au risque de rendre difficile, voire impensable, le rapport de la subjectivité vivante avec le corps inanimé, inorganique, avec la pure chose matérielle. Mais l’identification supprime surtout, plus fondamentalement encore, toute dimension d’immanence de la cogitatio par rapport à la transcendance chosique, à l’extériorité des objets de la perception. Cette contestation radicale d’une sphère d’immanence de la cogitatio a peu d’exemples A. Schutz, « Le problème de l’intersubjectivité transcendantale chez Husserl », dans Husserl (Cahiers de Royaumont), p. 357 : « Comment arriver au Nous transcendantal, au fondement originaire de toute communauté ? ». La communication de Schutz est suivie d’une discussion dans laquelle intervient également la critique radicale d’Eugen Fink, qu’il vaut la peine de citer ici, car elle est également à l’origine de la problématique suivie par Nancy avec son concept de « sexistence » : « […] je crois comme vous que, lorsqu’il analyse l’expérience d’Autrui, Husserl se limite à l’Autre en tant qu’il est actuellement présent, en tant qu’il se trouve dans mon voisinage immédiat, dans mon champ propre de perception, et qu’il ne considère cet Autrui présent qu’en tant qu’il est possesseur d’un corps propre, ce qui ne le distingue pas tellement des chiens et des chats ». 22 J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », in : L’Écriture et la différence, p. 117-228. 21 183 édouard mehl en phénoménologie, et je tiens de Jean-Luc Nancy une anecdote amusante à ce sujet. Un jour, il s’est trouvé assis à côté de Michel Henry à un colloque ; Michel Henry, raconte Jean-Luc, s’est à un moment brièvement penché vers lui, et lui a murmuré à l’oreille : « Ce que vous dites est monstrueux ! ». Jean-Luc n’a pas répondu. De fait, entre l’ontologie de l’immanence pure et celle de l’existence exposée il n’y a aucune communication possible. Michel Henry ou Jean-Luc Nancy, c’est ou bien ou bien23. En un sens, quand on s’est débarrassé de toutes ces distinctions métaphysiques et scolaires (âme et corps, intérieur et extérieur, immanence et transcendance), les choses sont beaucoup plus simples : toute la discussion des phénoménologues autour du concept – éminemment problématique – d’apprésentation analogique devient superflue et n’a plus lieu d’être. L’apprésentation, pour le dire d’un mot, c’est le fait que dans toute perception, il y a ce qui est effectivement donné et perçu, et ce qui est conjointement apprésenté sans être actuellement perçu. Quand je me promène dans une rue, je dis que je vois des maisons, des immeubles, et c’est vrai : je ne perçois pas que de simples façades plates derrière lesquelles je supposerais et présumerais qu’il y a quelque chose d’autre à voir, qui constituerait la maison proprement dite. L’arrière et l’intérieur de la maison sont « apprésentés » par un acte spécifique de la Je dois à Rintaro Oda de m’avoir signalé l’occasion de cette anecdote : il s’agissait de la conférence « Déconstruction du christianisme » donnée à l’université de Montpellier en 1995 ; Michel Henry, qui y enseignait alors, mettait la dernière main à son ouvrage paru un an plus tard : C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme. Voir J.-L. Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), p. 203. Sans que l’on sache précisément sur quel point portait ce désaccord aussi catégoriquement signifié, on peut présumer que les éléments de christologie avancés dans la conclusion ont fait apparaître le caractère abyssal du différend ; de fait, Nancy inclut la vie divine et son auto-affection dans l’horizon de l’ex-istence (entendue au sens indiqué plus haut, cf. supra n. 4 : « Le Dieu-vivant est donc celui qui s’expose comme vie de l’appropriation-dépropriation portant au-delà d’elle-même » (p. 226). Henry, sans aucun doute, réagissait, car Nancy avait évoqué cette incommensurabilité et annoncé une confrontation aux thèses de l’Essence de la manifestation deux ans auparavant, dans Le Sens du monde, p. 58. Nancy y évoquait la « différance » comme « déhiscence de l’esse et de l’esse lui-même », comme une « diastole ou pli » constituant son « ek-sister », et notait au passage « qu’il n’y a là ni “se sentir” ni “se savoir” au sens d’une appropriation ni d’une révélation ». 23 184 le foyer obscur de l’évidence conscience positionnelle qui se superpose à la perception et se mélange jusqu’à ne faire quasi plus qu’un seul acte avec elle. Bien sûr il y a cette différence que dans le cas de la maison, l’apprésenté peut être progressivement présentifié : il suffit de faire le tour de l’objet, ou de rentrer dans la maison. Dans le cas d’autrui, c’est radicalement impossible. Autrui peut certes me dire ce qu’il pense. Mais la communication n’abolit pas la séparation, et comprendre ce n’est pas réduire le discours des autres ou le traduire dans mes propres concepts, c’est l’inverse : c’est réduire mes concepts et soumettre mes représentations à un autre point de vue que le mien. Il faut toutefois contester l’énoncé qui, inversant le primat de l’ego et de l’intentionnalité, se contenterait d’affirmer, contre Husserl, que l’ego se découvre dans l’autre plus qu’il ne découvre l’autre en lui. Aucune de ces deux propositions n’est vraie sans l’autre, bien qu’elles ne se recouvrent pas et ne se rejoignent pas l’une l’autre. Ceci fait d’ailleurs que la compréhension mutuelle n’annule jamais la séparation radicale des ego, et qu’elle n’annule pas le principe fondamental d’inconnaissance, premier principe de toute analytique existentiale et coexistentiale, qui est que nous savons que nous sommes (ensemble), mais nous ne savons pas qui nous sommes, et ce que « nous », concrètement, signifie, ne peut jamais accéder au régime de l’évidence apodictique. Ce foyer obscur de l’évidence résiste à toute tentative d’élucidation philosophique, et doit résister à toutes les formes d’objectivation, dictant à chacun ce qu’il est à partir de situations de fait érigées en modèles idéaux de ce que « nous » (i.e. chacun d’entre nous) aurions à être. La communauté, ce n’est pas le face-à-face de deux ego qui se regardent en chien de faïence, ou de consciences nues qui luttent pour la domination de l’autre. Comme Husserl lui-même l’a montré (en particulier dans le texte des Ideen II – mais peut-être que Spinoza ou Proust seraient ici de meilleurs guides), il n’y a pas de communication en dehors d’un monde commun, rempli d’autres et de choses auxquelles nous attribuons de la valeur, et auxquelles nous attachons un prix. Je ne perçois jamais « abstraitement, la substance de l’âme d’une personne » (Pascal), ni son existence nue : je ne perçois les autres qu’à travers un monde de choses auxquelles nous nous rapportons, et dont je présume toujours qu’Autrui perçoit comme moi l’existence et la valeur. Or cette présomption de ce que l’autre sait, désire, aime, ou qu’il a en aversion, en fonction de quoi nous éprouvons des sentiments analogues par ce 185 édouard mehl que Spinoza appelle l’imitation des affects (qui est une loi eidétique pure), cette présomption, dis-je, relève uniquement de la sphère de l’imagination. À ce titre, notre comparution les uns aux autres, qui est chez Nancy le sens propre et ultime de l’existence, a dans ses modalités concrètes quelque chose de nécessairement fantasmatique – Proust l’a mieux compris que Husserl, en affirmant que notre désir ne porte pas tant sur un être absolu que sur « ce qu’il y a dans ses yeux », ce que Deleuze commente ainsi dans son Abécédaire (« D comme Désir ») : « Je [ne] désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans cette femme » – le paysage, c’est-à-dire le monde qui lui apparaît, et que son regard tout à la fois reflète et dérobe. Comme la plupart des philosophes, Deleuze exagère : il n’est pas vrai ni exact de prétendre que l’objet du désir ne soit pas l’autre, mais son désir. C’est bien l’autre en personne que je désire, mais parce que et pour autant que, dans toute perception que j’ai de sa personne ex-posée, j’apprésente le monde qui se montre à lui, ce monde qui n’est pas le sien, ni le mien, mais ce monde qui nous hante et qui, dans cette hantise, nous lie l’un à l’autre, dans une forme d’assignation commune au mystère que « nous » sommes. Le risque est ici que cette analytique coexistentiale ne tourne à une ontologie générale de la spectralité, au sens que Derrida donne à ce terme. C’est-à-dire que le monde, les autres, et que le corps lui-même ne se dissolvent dans la spectralité de leur apparaître. Chez Jean-Luc Nancy, c’est le toucher qui conjure ce risque. Il y a plus dans le toucher que dans l’apparition pure, et il y a plus de vérité, dans le corps exposé de l’être aimé, qu’il n’y en a dans toute la philosophie. Le toucher, c’està-dire aussi bien l’amour, puisque « L’amour est le toucher de l’ouvert »24. C’est ce que l’autre Jean-Luc (Marion) appelle le phénomène érotique ou le phénomène saturé. Je leur sais gré à tous deux de m’avoir montré dès le commencement de mes études que ce royaume, anté-prédicatif, ce foyer obscur de l’évidence, qu’on l’appelle du nom de subjectivité transcendantale, de communauté, de vie, de chair, ou d’amour, n’est précisément pas l’au-delà inaccessible de la philosophie, mais son horizon et son objet le plus propre. 24 J.-L. Nancy, Corpus, p. 28. 186 le foyer obscur de l’évidence Bibliographie Derrida Jacques, « Cogito et histoire de la folie » [1964], repris dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 51-97. Derrida Jacques, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas » [1964], repris dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. Derrida Jacques, La Voix et le phénomène [1967], Paris, PUF, collection Quadrige, 2016. Derrida Jacques, « La Mythologie blanche » [1971], repris dans Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972. Derrida Jacques, Le Toucher – Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. Gouhier Henri, La Pensée métaphysique de Descartes, Paris, J. Vrin, 1962. Heidegger Martin, Les Concepts fondamentaux de la phénoménologie, tr. fr. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985. Henry Michel, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963. Henry Michel, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996. Husserl Edmund, L’Origine de la géométrie, Introduction et traduction de Jacques Derrida, Paris, PUF, 1961. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, tr. fr. G. Peiffer, E. Levinas [1931], Paris, J. Vrin, 1986. Nancy Jean-Luc, Le Partage des voix, Paris, Galilée, 1982. Nancy Jean-Luc, L’Expérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988. Nancy Jean-Luc, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, troisième édition, 1999. 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