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L'entreprise de la conviction

in La stratégie et son double. Autonomie du sujet et emprise idéologique dans l'entreprise (Eléonore Mounoud ed.), L'Harmattan, 2004

article publié dansle volume collectif La stratégie et son double. Autonomie du sujet et emprise idéologique dans l'entreprise (Eléonore Mounoud ed.), L'Harmattan, 2004 L'entreprise de la conviction Parler de management plutôt que de direction d’entreprise, c’est savoir qu’un pouvoir efficace ne consiste pas à assujettir les hommes, mais à “conduire leurs conduites”, qu’il n’est pas domination mais “gouvernementalité”, comme disait Michel Foucault. L’entreprise est un pouvoir de faire, de fabriquer un produit à vendre, qui suppose un pouvoir de faire faire, d’“agir sur des actions”. Manager une entreprise, ce ne serait pas la diriger, mais l’entraîner au sens sportif du terme. Ce serait le pouvoir de faire en sorte que les autres découvrent leur propre pouvoir de faire. Ce serait une sorte de technique à la puissance deux, exigeant à la fois un savoir de premier degré : un savoir d’expert concernant le produit lui-même, et un savoir de second degré, concernant les hommes et leurs relations. Il s’agit de conduire le groupe hors de lui-même, en avant de lui-même, au-delà de lui-même. Le présupposé étant que la vraie richesse de l’entreprise, la seule poule aux oeufs d’or, ce n’est ni le temps de travail ni la qualification du travail, mais les hommes eux-mêmes, cette ressource inépuisable et imprévisible appelé “ressources humaines”. Manager ferait donc partie de ces métiers impossibles dont parlait Freud puisqu’il combine les trois tâches que visait Freud : éduquer, gouverner, psychanalyser. Ce qui - dans les trois cas - semble impossible ou héroïque, c’est qu’il s’agit de conduire les autres à être et produire, non pas tant ce qu’on attend d’eux, mais ce qu’eux-mêmes attendent d’eux. On prétend les amener à “se réaliser”, à réaliser leurs propres “aspirations”. Or, malgré la banalité du terme, nul ne sait, justement, ce qu’il a à réaliser, ce à quoi il aspire, parce que l’aspiration, comme la respiration, semble intransitive, qu’elle semble valoir par elle-même et pour ellemême, indépendamment de ses objets. Le management veut que l’aspiration, dans son incertitude même, donne au travail son élan et son souffle. Il faut que la vie de l’entreprise absorbe la quête de soi-même qui fait l’indétermination de chacun. Et que 2 dans ce creuset de l’indécision puissent s’inventer de nouvelles idées, de nouveaux projets, de nouveaux produits. La question est de savoir si cela est possible, si on peut gouverner l’indétermination des hommes pour en faire le ressort de la richesse. Et aussi, du coup : si on peut fixer de manière stable une méthode de management pour faire naître l’instabilité nécessaire à la créativité. La stabilisation de l’instable, la formalisation de l’informe a un nom : la représentation. Je voudrais seulement montrer que le paradoxe du management - l’art de susciter une instabilité dont on veut pourtant tenir le gouvernail - que ce paradoxe est celui qui affecte la représentation elle-même : que c’est la représentation, toute représentation, qui est en soi un paradoxe. Un paradoxe cognitif et psychique. Et, puisqu’il y va de l’être même des hommes, de ce qu’ils sont ou plutôt de ce qu’ils ne sont pas, de leur indétermination foncière, on peut même parler d’un paradoxe ontologique. Car, avec la représentation, l’homme est aux prises avec l’absence. Non seulement avec l’absence de la “chose” (que la représentation veut justement rendre présente), mais avec l’absence à soi. Pour le dire dans un raccourci un peu abrupt, je crois que la nouvelle entreprise, l’entreprise “en réseau”, dans sa manière de refuser aux individus de se fixer dans quelque position que ce soit - position théorique, affective ou hiérarchique -, dans cette manière d’ancrer la circulation du capital dans la rotation des représentations, et de prôner une sorte d’excitation et de révolution permanente, je crois que dans tout cela la nouvelle entreprise engage - très profondément - l’être de désir que nous sommes, c’est-à-dire notre inadéquation à nous-mêmes. Et je ne pense pas que cette question relève de la simple “psychologie”. Je crois plutôt qu’il y a une affinité entre l’économie marchande et l’économie mentale. Et ce, parce que la vie cognitive et affective vit d’un décalage entre la mobilité de son énergie et les représentations où elle se fixe. Or c’est dans ce décalage, dans cette inquiétude des hommes que le capitalisme trouve sa meilleure “ressource”, sa “ressource humaine”. Ce qui ne veut pas dire que le capitalisme nous rend heureux, bien au contraire, puisqu’il table entièrement sur notre désarroi, sur le perpétuel hiatus qui nous sépare de nous-mêmes et nous lance en avant de nous-mêmes. Le capitalisme 3 est insatiable parce que son désir d’accumulation est sans fin. Les hommes sont insatiables, en un tout autre sens, parce que leur interrogation excède toute réponse, que leur indétermination déborde toute représentation. Reste à savoir si l’extrême mobilité de toutes les représentations que demande aujourd’hui la nouvelle entreprise ne risque pas de signer purement l’arrêt de mort de la représentation. Si rien ne peut jamais se fixer en une image - image de soi, du groupe, des objectifs -, si la structure en réseau des entreprises interdit toute table d’orientation, à commencer par la simple distinction entre l’interne et l’externe, entre ce qui relève de soi et des autres, entre ce qui appartient à l’entreprise ou lui est extérieur, on risque d’ôter à la pensée cette stabilité minimale qui lui sert à relancer son mouvement. La rigidité est certes immobilisante, mais l’extrême mobilité est démobilisante. * * * Je voudrais d’abord - ce sera le premier point - définir la représentation. Or la première difficulté est que personne n’est d’accord sur la définition de ce terme, donc sur l’existence même d’une chose telle que la “représentation”, du moins la représentation mentale. Ou encore - pour rendre le paradoxe évident - il y a des représentations de la représentation. Des conceptions concurrentes, incompatibles, dont je ne vais, bien sûr, pas faire le relevé. Mais pour donner quelques repères, disons d’abord qu’il y a à comprendre le sens du re dans le terme de re-présentation. Si le re est de répétition, la représentation mentale serait alors la réplique dans l’esprit d’un objet existant hors de lui. Elle renverrait à un original qui lui serait antérieur et extérieur. Ce qui semble le cas pour représentation politique : le représentant est bien chargé de jouer les doublures. Il est là en remplacement et en supplément de ses mandataires. Mais au niveau cognitif, cela suppose que l’esprit soit une boîte où défilent des tableaux et que ces tableaux répliquent des états de chose, censés avoir déjà une existence objective constituée avant leur saisie par l’esprit. Or il n’en est rien. C’est la représentation qui institue le représenté, et non l’inverse. Et ce, même dans le champ politique : le représentant fait l’unité symbolique du corps politique qu’il représente. De même la 4 représentation mentale donne à l’objet son identité, son sens et donc son existence. Elle n’est pas un double, mais l’original, c’est elle qui fait exister ce qu’elle semble remplacer. La représentation mentale est donc une opération instituante, une action. Cette action consiste à poser l’objet, à extraire de la continuité du flux mental une forme dans laquelle on identifie un sens. La représentation est une action thétique : elle pose ; et synthétique : elle rassemble. Se représenter, c’est rassembler une diversité éparse de “matière mentale”, la projeter hors de soi, du moins au bout de sa visée intentionnelle. On pose cet objet en face de soi : on se l’op-pose, on en fait un vis à vis. A quoi il faut ajouter que “se représenter” est un verbe pronominal : on s’adresse à soi-même les objets qu’on se représente. On se les adresse sur une scène mentale, scène qu’on a elle-même posée, avant d’y poser tout objet. L’esprit ne se représente quoi que ce soit qu’en faisant d’abord de lui-même la scène où disposer les objets représentés. La représentation est un dispositif théâtral et donc spatial, dans lequel l’esprit s’auto-représente et visualise sa propre activité. En somme, rien n’est présent à mon esprit sans que je m’en empare, le poste en face de moi et me le figure dans un diagramme. Et je ne me représente moi-même et les autres que par ce même effort d’objectivation, par cette action de rassembler, de projeter et de schématiser, qui définit la pensée. Une telle représentation de la représentation, une telle conception de l’activité de pensée me semble indipensable pour articuler la représentation et l’action. Articulation qui est le nerf de toute “entreprise”, au sens le plus large du terme. Or c’est cette conception, résolument activiste et subjectiviste de la pensée, que la critique de la représentation combat. Car non seulement il y a des représentations de la représentation, mais nombre d’entre elles font la critique de la représentation et dénoncent le contre-sens qu’elle véhicule sur l’homme, sur la place et la tâche qui lui reviennent. Pour faire bref, disons que l’erreur incriminée est de croire que l’homme est capable de s’offrir le monde dans un tableau, comme s’il ne faisait pas partie de ce monde, comme s’il se trouvait posté en dehors de lui, dans un surplomb d’où il pourrait embrasser le monde et se le représenter. Or l’homme - voilà l’argument de cette critique - n’est jamais qu’une figure de ce monde. Ses facultés appartiennent d’abord, de manière 5 anonyme et latente, à la nature elle-même, c’est-à-dire au vivant. La pensée humaine serait donc passible d’une explication naturaliste et causale, une explication objective, indépendante du sujet qui pense. Le procès de la représentation est donc celui la subjectivité et de ses fantasmes de toute-puissance. Cette critique de la représentation ne m’importe que par sa conséquence première, à savoir qu’elle rend l’idée même d’“entreprise” suspectable. Car entreprendre, initier un mouvement exige un point d’origine d’où l’impulsion est lancée, et donc un sujet. Certes, dans l’entreprise “en réseau”, la délibération, la décision et finalement la responsabilité sont impossibles à instancier, comme s’il n’y avait plus ni sujet ni auteur. Pourtant ce flottement de l’autorité a pour seule fin de laisser l’improvisation libre, preuve qu’une “entreprise” au sens propre est bien un ensemble d’initiatives. Sans sujet, il n’y a pas d’action, mais seulement des processus, des transmissions de mouvements, des métamorphoses sans début ni fin, mais rien qui ressemble à un point d’arrêt d’où s’élancer, donc pas la moindre initiative. Il est bien vrai que l’homme est d’abord un vivant, que sa perception résulte du besoin de stabiliser le flux du devenir. Mais la vraie difficulté est de savoir comment ce prélèvement du stable sur le fluent, du discret sur le continu peut aller jusqu’à la rupture. La représentation est une rupture. Elle s’interpose entre le stimulus du milieu et la réponse du vivant. Elle ôte au milieu son pouvoir immédiatement inducteur et arrête la transmission du mouvement. Elle introduit un hiatus. Parler d’émergence du processus cognitif, c’est nommer la difficulté, et non la résoudre. Car ce qui émerge, c’est, au sein même du monde, une mise à distance du monde, qui n’en est certes pas le surplomb, mais plutôt le trou. C’est cette faille, ce trou qui ôte au milieu son pouvoir d’emprise et donne au vivant son pouvoir d’entreprise. La représentation fait du vivant le sujet de ses pensées et l’origine de ses actions, elle fait de lui un “entrepreneur”. * * * Si j’ai voulu défendre la pensée en première personne, c’est que sans elle on ne comprend rien à la conviction et donc au rapport que le sujet entretient avec ses pensées. Or c’est sur la conviction que je voudrais maintenant m’interroger. C’est mon second point. 6 Un jugement n’est connu comme vrai que dans une expérience vécue de sa vérité qui s’appelle la conviction. Et cette conviction n’est pas - comme on pourrait le croire - un phénomène second, un état d’âme subjectif et annexe , extérieur à la connaissance. Elle participe au contraire à la construction du sens, à sa compréhension. Or la conviction, comme toutes les modalités de l’assentiment (doute, opinion, certitude…), reste inconcevable sans un sujet qui fasse l’expérience de la valeur de sa pensée. Et il me semble que la conviction est au centre des problèmes managériaux et plus largement de “l’esprit du capitalisme”. Comment amener les individus à se convaincre du bien-fondé de l’entreprise marchande ? Comment les amener à s’y croire à leur place et à se mobiliser ? Comment produire la conviction ? La conviction, qui accompagne les représentations, n’est pas elle-même une représentation. Je ne me représente pas ma croyance, mais l’objet de ma croyance. Ma conviction, elle, je la vis, et je la vis sous la forme d’un acte, qui n’est ni l’action mentale de se représenter un objet de pensée ni l’action motrice de le réaliser. La conviction un acte paradoxal : d’un côté elle est passive - je suis vaincu/con-vaincu -, mais de l’autre elle est active : elle s’approprie l’objet de pensée. Dans ma conviction, dans sa fermeté, j’éprouve la force de ma vie mentale et de ma vie tout court, de son orientation, de son mouvement. Que l’activité managériale soit focalisée sur l’obtention de la conviction n’a donc rien d’extraordinaire. Car si l’exercice d’autorité et la contrainte entravent l’innovation et donc l’expansion économique, il faut bien renoncer au commandement rigide et susciter l’adhésion. Mais le paradoxe, c’est que la conviction est elle-même rigide, puisqu’elle me lie et m’attache à ma représentation. On change certes de conviction, mais non sans mal. Il y a d’ailleurs des convictions inébranlables, universellement partagées et sans preuves, comme la conviction que chacun a de porter son nom, que ces deux mains sont les siennes, que la terre existe… Bien sûr toutes les convictions ne sont pas de cet ordre. Toutefois il y a une contradiction à vouloir qu’on se convainque d’une représentation et qu’on se convainque dans le même temps qu’elle est parfaitement aléatoire et qu’on doit pouvoir y renoncer sur le champ. Or c’est bien là le voeu de la stratégie d’entreprise. Les acteurs sociaux devraient se mobiliser autour de projets dont la fugacité est plutôt certaine. C’est d’ailleurs vrai de toutes les représentations qui circulent dans l’entreprise : elles semblent déjà obsolètes au moment même de leur naissance. Le 7 capital s’accroît à proportion de la rapidité de sa circulation et la péremption des représentations fait partie de l’accélération générale. C’est dire qu’on demande à la représentation deux choses absolument contraires. D’un côté : une stabilité, une modélisation qui la rend à la fois objective, transmissible et fédératrice. De l’autre côté : une plasticité, une évanescence, qui est la condition de l’improvisation. Dans tout cela, la conviction est prise dans une sorte de double bind : il faut s’employer à être tout à la fois résolu et irrésolu. Il faut se convaincre en outre qu’on peut vivre dans ce grand écart entre détermination et inconstance. L’étonnant, c’est que l’indétermination et l’inconstance sont elles-mêmes revendiquées. Il y a des raisons sociologiques à cela. Eve Chiapello et Luc Boltanski ont montré comment le capitalisme a absorbé sa “critique artiste”, comment l’incertitude est devenue un style de vie et une valeur. Reste à savoir si on peut demander à la fois l’incertitude et la conviction. Ceci engage, je le repète, non pas seulement le psychisme des individus, mais leur être, car dans l’incertitude revendiquée, c’est le droit d’ignorer qui l’on est que l’on réclame. Non pas le droit d’être ceci ou cela, mais le droit de n’être ni ceci, ni cela. Comme si on était d’autant plus convaincu d’être soi qu’on se refuse à toute identité stable. A la mobilité des représentations répondrait donc une plasticité des identités, censée être le gage d’une richesse intérieure ou du moins d’un rapport ludique à soi-même. C’est là qu’on rencontre le théâtre. Car si mes représentations se mettent à jouer une sorte de course poursuite, si je dois sans cesse changer de projet, d’interlocuteur, de statut, c’est tout bonnement moi qui perds constance et identité. Je suis cet acteur tenu d’apprendre et d’improviser en permanence un autre texte. L’acteur social serait donc pris dans le célèbre “paradoxe du comédien” qui joue d’autant mieux son texte et convainc d’autant mieux de son rôle qu’il n’a pas d’identité propre. Le comédien doit être dépourvu d’une idiosyncrasie qui risquerait de parasiter l’identité des personnages qu’il est tenu de jouer. Si l’acteur nous fascine, c’est par cet excès de plasticité, parce qu’il est en puissance tous les individus et donc aucun, pas même lui-même. Et qu’ainsi son “potentiel” - si le mot n’était pas un peu trivial - est absolument infini. L’acteur est l’indétermination faite homme. Il y a sans doute une extrême jubilation dans ce passage de l’individu au genre et dans la multiplication des possibles. La pluralité d’identités et de vies de 8 l’acteur nous fait rêver et sa disponibilité vaut aujourd’hui comme modèle de la conduite performante au sein de l’entreprise. Mais on aura oublié l’essentiel si l’on ne dit pas que cette plasticité de l’acteur n’a rien de spontané, qu’elle est le fruit d’un travail, l’objet d’un métier. Et que ce métier, du moins à en croire les grands acteurs, trouve sa ressource d’abord dans la mémoire : la mémoire de soi, des situations de la vie et aussi la mémoire de tous les textes déjà fréquentés. Ensuite ce métier exige une sorte d’étanchéité entre le privé et le public, où se constitue un espace du secret, un “quant à soi”. Enfin il s’appuie sur une discipline faite de contraintes extrêmement rigides. Mais ces conditions nécessaires à la création - la mémoire, le secret et la règle -, notre époque prétend s’en être débarrassée. Et ce au nom d’une libération qui récuse autant la coercition de la loi que l’authenticité du secret. Dans ces conditions, la “créativité”, tant prônée et rebattue, semble rester toute nominale. Il n’y a jamais rien de neuf sur le marché, tout y est pareil. Tout y a une forme unique toujours répétée : la forme bien nommée “tendance”, qui veut que le futur soit consommé au présent comme futur. Il y a donc dans le discours managérial une savante méprise sur ce que veut dire “neuf”. Il y a une méconnaissance de la nouveauté, celle qui reste neuve, inépuisable parce qu’elle est impossible à assimiler, comme par exemple la nouveauté d’une grande écriture littéraire. Le neuf, ce n’est pas ce qui fait oublier l’ancien, mais ce qui fait que l’ancien n’est jamais ancien, parce qu’on ne peut pas le métaboliser. Ceci ne m’importe que pour comprendre comment la circulation des représentations et des identités est prise en tenaille entre deux oppositions : le stable et le mobile d’une part, le nouveau et l’ancien d’autre part. Une représentation n’est pas neuve du seul fait que c’est la dernière en date, ni un homme n’est “grand” par l’oubli de ses convictions passées. Il faut même soutenir au contraire que plus on ignore l’ancien, moins il y a de nouveau. Plus l’amnésie du passé est profonde et plus sa répétition est assurée. A la manière, en quelque sorte, dont opère la névrose : c’està-dire dans la méconnaissance d’un passé qui vient se rééditer identique à lui-même dans le symptôme, même si ce symptôme change de formes et semble se renouveler. Notre économie marchande est névrotique. Sous l’apparente nouveauté des produits et des idées, elle répète l’unique forme de la “tendance”, du futur actuel. Ce dont le management ne devrait s’inquiéter que parce que la répétition est l’inscription 9 de la mort dans la vie et que cette forme vivante de la mort, cette vacuité du “pareil au même”, cette répétition, personne n’a envie d’y croire. Personne ne peut s’en convaincre, s’en réjouir et s’y investir. Là est le problème. Or il y a chez les acteurs sociaux (et aussi chez les consommateurs) le sentiment que la dite innovation est en fait la danse de mort de la répétition. Que tout est déjà métabolisé d’avance, qu’il n’y a rien d’inconnu à explorer. Et de cela, on aura beaucoup de mal à les dissuader. Le leurre, c’est donc de croire que tout mouvement est mobile et que toute représentation est statique. Alors qu’il y a aussi une immobilité du mouvement, une sorte de mouvement sur place, qui nous fait toujours répéter le même. Et qu’à l’inverse, il y a des représentations qui, sans jamais changer, ont une puissance de métamorphose, parce qu’elles sont, comme je l’ai dit, inassimilables et donc inépuisables. Une grande oeuvre est de cette nature. Or c’est cela qui la rend “excitante” et convaincante, c’est qu’elle reste inconnue. Elle relance toujours le désir de se l’approprier. C’est ce qui distingue les oeuvres des produits, en ce que les oeuvres restent en quelque sorte indigestes. C’est ce qui fait si j’ose dire leur “performance”. Mais peut-être que les bons produits ont eux-mêmes une réserve, non pas de pensée, mais d’usage, qui fait leur longévité sur leur marché. * * * Avec la question de “l’excitation”, de la représentation excitante, j’en viens donc à l’affinité entre l’économie psychique et l’économie marchande. C’est mon troisième et dernier point, il sera bref. Le produit vendable, dit-on, doit être “excitant”. “Excitantes” aussi, les stratégies à mettre en oeuvre dans l’entreprise. “Excitante”, la vie que mèneraient les acteurs sociaux dans les nouvelles entreprises. L’excitation, faut-il le rappeler, est sexuelle, rien que sexuelle. Ce qui n’est pas lui donner un objet : aucun objet, aucun corps, aucune nudité n’est en soi excitante. L’excitation est une fièvre, un feu qui ne vit au contraire que de l’ignorance de son objet. Car - poursuivons un peu les truismes - l’objet sexuel, l’objet du désir, est proprement inconnu et le restera. Si on savait ce qui nous excite dans ce qu’on désire, cela ne nous exciterait pas. Pensons à l’excitation des enfants, si étrangère aux objets dont elle semble occupée. 10 Mais l’excitation est une fièvre qui ignore non seulement son objet, mais aussi son sujet. Ce qui n’est peut-être que dire deux fois la même chose. L’excité ignore quel est cet homme inconnu, ce lui-même dont il y va dans l’objet dont il s’occupe. Il s’excite à l’appel de lui-même, de cet autre qu’il n’est pas. On retrouve là l’excitation de l’acteur, sa tension vers le personnage inconnu qu’il doit jouer et dont il n’a pas la clef. Aucun d’entre nous n’a la clef de son identité et ne sait ce qu’il doit attendre de lui-même. L’excitation, l’aspiration est intransitive. Cette ignorance de soi, cette tension vers soi est donc une aspiration à vide : je ne veux pas dire qu’elle est une aspiration vide, mais qu’elle déborde tous les objets, toutes les représentations, toutes les identités où elle se fixe pourtant. Cette tension, cette excitation est l’énergie psychique à l’état pur, pure quantité sans qualité. Ce dans quoi ce courant s’arrête (les représentations) semble donc le ralentir et l’exténuer. Pourtant ces pauses et ces arrêts sont indispensables à la circulation de l’énergie. L’excitation n’est supportable et praticable qu’à se calmer. Ce qui ne veut pas dire s’annuler (ce qui serait proprement la mort), mais se lier, se stabiliser dans des représentations et des affects. L’excitation est une quantité vouée à se faire qualité. Une tension qui, en se liant, trouve à se décharger et se fait créatrice. Vouloir l’excitation pour elle-même est un non-sens, un peu comme de vouloir l’électricité sans la chaleur ou la lumière. C’est vouloir l’angoisse (ce que personne ne veut jamais) c’est-à-dire une pure fréquentation de l’absence, sans rien où l’aspiration puisse se figurer et se fixer. A lire les descriptions de la nouvelle entreprise, on se dit pourtant que l’excitation, comme la plasticité, est devenue à elle seule la performance. La mobilité, je le répète, n’est pas en elle-même une valeur. Et demander aux acteurs sociaux de ne se fixer dans aucune représentation, aucun statut, aucune relation stable avec soi-même et autrui, ce n’est pas susciter la créativité, mais un mouvement brownien anxiogène et, qui plus est répétitif. Car il y aura quand même des représentations et des sentiments (puisqu’il faut bien vivre), mais ils auront la vacuité du gouffre qui les menace. Ils n’auront pas la profondeur qui seule, donne à la relance du mouvement une chance d’innover au lieu de répéter. Le malentendu sur la créativité est donc considérable. Car les acteurs sociaux peuvent se prendre au jeu du mouvement brownien, et penser vivre ainsi la quintessence de la vie “libérée”. Mais une vie si libérée de tout lien et de tout objet qu’elle est proprement vide. Circulons, il n’y a rien à voir, rien à voir que la circulation elle-même. 11 Je crois pourtant que la seule dimension de la conviction est la profondeur. La langue le dit : il n’y a de conviction que “profonde”. Or la profondeur ne se gagne que dans une relance entre le mouvement et le repos : la représentation stabilise le mouvement de la pensée et le calme, et l’excitation remet en mouvement la représentation et la déporte. La profondeur, c’est de déplacer la représentation en l’interrogeant. C’est de dénouer les liens de la pensée et les renouer autrement, en une sorte d’exploration en spirale. Ce qui suppose - je l’ai dit à propos de l’acteur - la mémoire : mémoire de soi, des situations et des actions. La discipline : c’est-à-dire l’effort réglé pour interroger et réviser ses représentations. Et le secret : car, même si une conviction se partage et est d’autant plus forte qu’elle est partagée, elle se forge, aussi et d’abord, dans le “quant à soi” de la pensée, ce que semble exclure l’impératif pressant de “communiquer”, c’est-à-dire (une fois de plus) de faire circuler. Ce travail en spirale de la représentation sur elle-même, cela s’appelle élaborer. La conviction se forge à ce prix. Elaborer, cela demande du temps : le temps des allers et retours entre les représentations, le temps de s’exciter et de se calmer, c’est-à-dire le temps de la pensée, de l’interprétation, que ni la vitesse de circulation de l’information ni celle du capital ne semblent supporter. Et pourtant, pour manager, pour “conduire une conduite”, il faut non seulement laisser à l’autre un champ de possibles ouvert, mais aussi lui laisser le temps d’explorer et de se convaincre de ce qu’il vise. Reste que la force du capital est d’assimiler ses critiques. Il finira donc bien par comprendre que, aussi étrange que cela soit, l’anticipation a besoin de retardement. Que c’est dans le retardement que la représentation se grossit d’une épaisseur qui la rend convaincante. La conviction est un acte qui n’est ni celui de la théorisation, ni celui de la mise en pratique. Un acte paradoxal qui est la “performance” même de la pensée, c’est-à-dire ce moment optimal où la pensée s’affirme et se soumet, où elle se rassemble en un précipité stable et devient opératoire pour l’action. Corinne Enaudeau