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Lectures du corps: de Sherlock Holmes à Kay Scarpetta

Dans Cartes sur table d'Agatha Christie, Ariadne Oliver explique l'utilisation des cadavres dans le roman à énigme. Ce qui compte le plus, c'est qu'il y ait plein de cadavres! Si l'intrigue devient un peu ennuyeuse, un peu de sang la rend plus attractive. Le corps est donc au centre du roman policier, dans son acception la plus moderne, les récits du XIX° siècle pouvant plus facilement se centrer sur des vols. Mais rapidement il fallut s'adapter au goût du public pour le macabre. Le corps devient alors une surface lisible. Il est un livre ouvert pour le détective. Mais au-delà de ce support d'analyse et d'étude, il est memento mori. Il rappelle aux enquêteurs et au lecteur leur propre mortalité. Le corps est également support de discrimination, lieu de différentiation et reflet des préjugés d'une société. La carte du corps La peau est une surface inscriptible et donc déchiffrable. Les autopsies ne faisant pas partie du corpus littéraire traditionnellement acceptable, le détective s'arrêtait souvent à cette surface dans les romans du XIX° siècle et, dans la majorité des cas, pendant la période de l'Age d'Or. Le XX° siècle voit la perforation, la pénétration de cette enveloppe. Pendant les débuts du roman policier, seul le tueur s'attaque au corps de la victime, pas le détective. Même Eric Le Vandeleur de L.T. Meade et Robert Eustace et le docteur Thorndyke de Freeman, tous deux médecins travaillant pour la police, s'arrêtent à l'extérieur du corps. C'est l'observation des vêtements, sujets à l'échange de Locard qui permet d'identifier le coupable. Les habits du cadavre ont en effet collecté des éléments provenant de l'endroit où le défunt a été assassiné (poussière, tissus, etc.) ou provenant du meurtrier. Seuls les indices collectés sur (et non dans) le cadavre sont nécessaires au bon déroulement de l'enquête. Pourtant Eric Vandeleur est le chirurgien rattaché à la police pour le district de Westminster (The Sorceress of the Strand/ La Sorcière du Strand, 1902). Dans le cas du docteur Thorndyke, ses analyses sont généralement limitées, comme le sont celles de Sherlock Holmes, à des cheveux, de la poussière et des empreintes digitales. Dans de rares cas, son compagnon, le docteur Jervis fait la remarque que : Il avait été tué d'un seul coup, par derrière, avec un instrument contendant lourd et un pied-de-biche qui se trouvait à terre à ses côtés correspondait exactement à la blessure. Le narrateur et le détective ne poussent pas l'analyse au-delà de ce que Didier Anzieu appelle l'enveloppe psychique. La peau est une barrière infranchissable tant pour les enquêteurs que pour le lecteur. En un sens, cette blessure est sans importance. Elle est un simple déclencheur de l'enquête qui fonctionne ensuite sans elle, en dehors d'elle. La peau et le message qu'elle véhicule ne sont qu'un point de départ au-delà duquel l'enquête ne se hasarde pas. La peau est vue comme une page blanche sur laquelle le danger, voire la mort, se lit. Tout comme un message sur une feuille de papier, elle est sujette à des erreurs d'interprétation…

Lectures du corps: de Sherlock Holmes à Kay Scarpetta Delphine Cingal (Maître de Conférences Paris 2) Dans Cartes sur table d’Agatha Christie, Ariadne Oliver explique l’utilisation des cadavres dans le roman à énigme. Ce qui compte le plus, c’est qu’il y ait plein de cadavres! Si l’intrigue devient un peu ennuyeuse, un peu de sang la rend plus attractive. Le corps est donc au centre du roman policier, dans son acception la plus moderne, les récits du XIX° siècle pouvant plus facilement se centrer sur des vols. Mais rapidement il fallut s’adapter au goût du public pour le macabre. Le corps devient alors une surface lisible. Il est un livre ouvert pour le détective. Mais au-delà de ce support d’analyse et d’étude, il est memento mori. Il rappelle aux enquêteurs et au lecteur leur propre mortalité. Le corps est également support de discrimination, lieu de différentiation et reflet des préjugés d’une société. La carte du corps La peau est une surface inscriptible et donc déchiffrable. Les autopsies ne faisant pas partie du corpus littéraire traditionnellement acceptable, le détective s’arrêtait souvent à cette surface dans les romans du XIX° siècle et, dans la majorité des cas, pendant la période de l’Age d’Or. Le XX° siècle voit la perforation, la pénétration de cette enveloppe. Pendant les débuts du roman policier, seul le tueur s’attaque au corps de la victime, pas le détective. Même Eric Le Vandeleur de L.T. Meade et Robert Eustace et le docteur Thorndyke de Freeman, tous deux médecins travaillant pour la police, s’arrêtent à l’extérieur du corps. C’est l’observation des vêtements, sujets à l’échange de Locard qui permet d’identifier le coupable. Les habits du cadavre ont en effet collecté des éléments provenant de l’endroit où le défunt a été assassiné (poussière, tissus, etc.) ou provenant du meurtrier. Seuls les indices collectés sur (et non dans) le cadavre sont nécessaires au bon déroulement de l’enquête. Pourtant Eric Vandeleur est le chirurgien rattaché à la police pour le district de Westminster (The Sorceress of the Strand/ La Sorcière du Strand, 1902). Dans le cas du docteur Thorndyke, ses analyses sont généralement limitées, comme le sont celles de Sherlock Holmes, à des cheveux, de la poussière et des empreintes digitales. Dans de rares cas, son compagnon, le docteur Jervis fait la remarque que : Il avait été tué d’un seul coup, par derrière, avec un instrument contendant lourd et un pied-debiche qui se trouvait à terre à ses côtés correspondait exactement à la blessure. Le narrateur et le détective ne poussent pas l’analyse au-delà de ce que Didier Anzieu appelle l’enveloppe psychique. La peau est une barrière infranchissable tant pour les enquêteurs que pour le lecteur. En un sens, cette blessure est sans importance. Elle est un simple déclencheur de l’enquête qui fonctionne ensuite sans elle, en dehors d’elle. La peau et le message qu’elle véhicule ne sont qu’un point de départ au-delà duquel l’enquête ne se hasarde pas. La peau est vue comme une page blanche sur laquelle le danger, voire la mort, se lit. Tout comme un message sur une feuille de papier, elle est sujette à des erreurs d’interprétation, comme dans le cas de James Dodd dans « Le soldat blanchi ». Mais dès que Sherlock Holmes apparaît, le message s’éclaircit et le détective peut alors résoudre l’affaire. Pour James Dodd, l’apparence physique de son camarade, Godfrey Emsworth, est celle d’un revenant. Pour la famille du jeune homme porté pour mort lors de la guerre des Boers, il s’agit d’un cas de lèpre. Pour Holmes et le médecin qui l’accompagne à la fin de la nouvelle, il ne s’agit que d’un cas d’ichtyose. Le visage de Godfrey, « un visage fantomatique, qui brillait comme du fromage blanc dans le noir », peut être sujet à des erreurs d’interprétation. Dans le cas de Sherlock Holmes, ses contacts avec les victimes de meurtres sont souvent limités et il n’a pas à résoudre seulement des homicides. Par ailleurs, il pratique l’autopsie sur corps de substitution. Ainsi dans “Peter le noir”, parvient-il à prouver l’innocence du suspect principal en tentant de transpercer le corps d’un porc avec un harpon. Il parvient alors à prouver qu’il faut une force considérable, qualité qui n’est pas le propre du coupable que la police croit tenir. Des origines du roman policier jusqu’à la seconde guerre mondiale, le contact du détective avec le cadavre demeure fort limité. Il n’était pas rare pour Lestrade de Scotland Yard de nous rendre une petite visite le soir et Sherlock Holmes se réjouissait de cela car cela lui permettait de rester en contact avec tout ce qui se passait au QG de la police. En échange des nouvelles que Lestrade nous apportait, Holmes était toujours prêt à écouter avec attention tous les détails de n’importe quelle affaire à laquelle ce policier était mêlé et pouvait, à l’occasion, sans agir activement, lui donner des détails ou lui faire des suggestions inspirées de sa vaste connaissance et expérience. Quant à Hercule Poirot, il peut même résoudre une affaire sans être sur les lieux, donc sans contact avec un éventuel cadavre. Seul avec ses « petites cellules grises », il peut, tel le Vieil Homme dans le coin de la Baronne Orczy, dénouer les liens apparemment inextricables d’une enquête. Le Vieil Homme dans le coin, au fond d’un salon de thé du Strand, nouait de manière apparemment inextricable une ficelle tandis qu’on lui exposait les faits, puis la dénouait tout en apportant une solution logique à ces problèmes. Dans trois nouvelles, il parvient ainsi à trouver le modus operandi sans être sur place. Dans le premier cas (« La disparition de Mr Davenheim »), il s’agit d’un pari avec Japp. Ensuite, cloué au lit par la grippe, il résout une affaire de meurtre (« Le Mystère de Hunter’s Lodge »). Dans le dernier cas, il se retire de l’agitation provoquée par le kidnapping du Premier ministre et se met au calme pour comprendre cet enlèvement loin de la foule qui court en tous sens, suivant les fausses pistes laissées par les criminels (« L’enlèvement du Premier Ministre »). La peau demeure donc l’enveloppe psychique décrite par Didier Anzieu. Elle enveloppe un mystère bien plus profond et inaccessible. Une fois la peau enlevée, les preuves se multiplient, mais tels les protagonistes de la « Leçon d’anatomie du Docteur Tulp », les scientifiques comprennent alors qu’il reste un ailleurs insaisissable, la vie. Nulle autopsie ne permet de saisir l’absence de cette étincelle que constituait la vie. Si bien que, dans un premier temps, le médecin légiste disparaissait en une ellipse. Il n’était plus qu’un simple bout de papier, son rapport. L’auteur escamotait ainsi enveloppe psychique, contenu mystérieux et questionnement sur l’essence de l’être au-delà de la mort. Il faut attendre des auteurs comme P.D. James pour voir l’aspect philosophique, voire théologique, des dépouilles laissées par la victime (et au-delà de son simple cadavre, les artefacts de son existence, son logement, son linge sale, etc.) Le vide laissé par la victime apparaît alors dans la privation de vie de son cadavre et par la réification de son être sous les doigts du légiste. L’épistémologie et l’ontologie pointent derrière le raisonnement pur et simple (voire simpliste) des débuts du roman policier. Le cadavre est la métonymie de l’être dans sa forme la plus complexe, la vie. C’est l’absence qu’il réfléchit qui est le sujet du questionnement philosophique derrière l’enquête scientifique. L’aporie de l’être apparaît, dans sa forme extrême, lorsque l’enquête se centre sur le légiste ou l’anthropologue judiciaire, comme c’est le cas sous la plume de Patricia Cornwell ou Kathy Reichs. Ainsi, dans Un certain goût pour la mort, Adam Dalgliesh est-il confronté au cadavre de son ami Paul Berowne, horriblement égorgé. Dans l’église où a eu lieu ce meurtre, commence alors un dialogue silencieux entre le mort et le vivant. Puis le détective doit surmonter le deuil de cette aporie et une distance psychologique et psychique se fait par rapport à l’absent. Le corps devient alors simple indice. Paradoxalement c’est donc avec son tueur que la victime a son dernier contact en tant qu’être vivant. C’est par lui qu’elle fait l’expérience de sa propre absence au monde. Dans J’étais Dora Suarez de Derek Raymond/ Robin Cook, les premiers chapitres, dont le récit est confié à un narrateur extradiégétique, sont vus du point de vue du tueur. La violence des deux meurtres, et surtout celui de Dora Suarez, est terrible. La frustration sexuelle démultiplie la violence. Les mutilations, suivies par une scène de masturbation, sont décrites comme s’il s’agissait d’une nuit de noces. La fiction britannique laisse donc généralement l’incision de la peau au tueur et escamote l’autopsie derrière un rapport scientifique. A l’opposé, deux Américaines ont choisi de montrer, en détail précisément scientifiques et assez écœurants, mais fascinants pour le lecteur, le procédé du post mortem. Kay Scarpetta et Temperance Brennan, des Charon des temps modernes L’espèce humaine est la seule qui sache qu’elle doit mourir, et elle ne le sait que par l’expérience. C’est par ce constat désabusé que Voltaire pose, dès le début de son traité sur l’homme, le problème de la perception de la mort par l’être humain. C’est donc un constat empirique : par la fréquentation de la Mort - sous forme de mourants, puis de cadavres -, nous prenons conscience de notre propre finitude. L’angoisse est alors liée à cette certitude et à l’ignorance des causes et de l’heure. « Mors certa, hora incerta. » Le décès du prochain n’est alors, pour nous, que la répétition du nôtre. Chaque cadavre est le « Jederman » ; il représente la communauté humaine dans son ensemble. La peur de ne pas disparaître âgé, dans son sommeil, et la crainte de la mort violente se portent alors sur le cadavre supplicié, sur sa représentation (d’où la fascination qu’exerce, pour le lecteur, l’approche du roman policier) ou sur ses intermédiaires (Kay Scarpetta et Temperance –dite Tempe- Brennan en l’espèce.) Par déplacement métonymique, les deux héroïnes deviennent donc des figures tutélaires de la Mort, avec toute l’angoisse et la crainte que ce phénomène peut engendrer. Elles sont le symbole de la mort, et pire encore de la mort violente. Pour les autres, elles sont comme souillées par elle. Temperance Brennan explique d’ailleurs que l’institut médico-légal de Montréal se trouve au sous-sol de la Direction de l’expertise judiciaire, sans la moindre ouverture sur l’extérieur. La relégation de la morgue loin des regards se fait en parallèle avec les tentatives de la police pour écarter Temperance Brennan et Kay Scarpetta de l’enquête, ou de ne pas prendre leurs théories en compte. Ce malaise est dû largement au fait qu’elles sont, par leur propre présence, un memento mori. Elles renvoient à ce que Philippe Ariès appelle la « Mort de moi ». Le défunt renvoie à notre propre mort, et la fréquentation quotidienne par Kay et Temperance des cadavres rappelle à leurs interlocuteurs leur décès futur, ou pire encore la possibilité qu’a chacun d’entre nous d’être assassiné et que son corps soit soumis à une inspection minutieuse, détaillée, à un découpage systématique. Le Dit médiéval des trois morts et des trois vifs avait pour conclusion « Itel com tu es itel fui. » C’est exactement ce que ressentent les personnes qui travaillent avec ces deux femmes, ainsi que les lecteurs. Dans Totem et Tabou, Freud décrivait les « deux tabous du totémisme » : le meurtre et l’inceste. Inceste que Freud associe à la figure féminine de la mère. Meurtre du père. Dans le cas des romans de Patricia Cornwell et de Kathy Reichs, ce sont deux figures féminines qui totémisent le meurtre. Leur statut est toutefois différent. Kay Scarpetta est l’image de la non-fécondité. Ses relations personnelles s’achèvent systématiquement en échec (divorce, trahisons et deux meurtres.) Elle joue le rôle de mère auprès de sa nièce, Lucy Farinelli, mais elle n’en est pas la génitrice. Ce constat est d’ailleurs répété de manière douloureuse pour Lucy et Kay à travers l’œuvre de Patricia Cornwell. La mère de Lucy, Dorothy, est présente en creux dans ces romans, par son absence blessante, par son inaptitude, par son inconscience. La relation entre Lucy et Kay, menacée par la présence d’une génitrice réelle, est toujours sur le fil du rasoir car elles sont très proches et craignent toujours une séparation, voire un changement de sentiment. Mais il est clair que Kay joue le rôle de modèle et de refuge affectif réel pour sa nièce. Au contraire, Temperance est mère. Sa fille est étudiante. Par ailleurs, elle garde d’excellentes relations avec son ex-époux. Elle lui confie même son chat Birdie quand elle part pour le Québec, ce qui lui vaut systématiquement un commentaire amusé de son ancien conjoint sur le fait que Birdie peut ainsi se rendre compte qu’ils n’ont pas divorcé à cause de lui, ce qui lui évitera un traumatisme et une culpabilité indus. Birdie est donc, en ce sens, un second enfant pour Temperance. Les relations du docteur Brennan avec les hommes et avec sa fille sont vécues sur le mode de la sérénité et de la complicité. Toutefois, outre leurs rapports personnels avec leur famille, Kay Scarpetta et Temperance Brennan semblent entretenir des contacts privilégiés, presque affectifs, avec leurs patients. Leurs gestes pleins de tendresse, associés à une attitude empreinte de respect envers les morts, les dotent d’un aspect quasi-maternel. Il s’agit d’un rôle traditionnel, poussé à son extrême : la figure maternelle associée à la souffrance, à la maladie, au sacrifice. La mère veillant sur son enfant malade. Temperance Brennan et Kay Scarpetta sont donc dédoublées dans ce rôle féminin : elles sont à la fois des mères (ou des substituts maternels dans le cas de Kay Scarpetta), présentes dans la formation intellectuelle et personnelle de leur fille ou de leur nièce, et des piétas, des mères douloureuses. Dans Combustion (Point of Origin), Kay Scarpetta décrit l’autopsie de Claire Rawley : chacun des gestes de la praticienne est un acte caressant et doux (le terme « doucement »/ « gently » est d’ailleurs répété.) Pourtant, par la nature même de l’acte, au milieu de cette scène de tendresse, l’horreur surgit à travers la description froide et détachée des gestes du légiste. Les détails demeurent atroces. Après plusieurs minutes d’un lavage constant à l’eau chaude, je commençai lentement et doucement à ôter le verre cassé épais du visage de la femme morte; la peau se distendant et se déformant tandis que je le faisais, la rendant de plus en plus horrible à regarder. Fielding et moimême travaillâmes en silence un certain temps, en déposant doucement les éclats de verre déformé par la chaleur dans un tube en plastique. Cela nous prit environ une heure et lorsque nous eûmes fini, l’odeur était encore plus forte. Ce qui restait de cette pauvre femme semblait plus petit et misérable, et les dégâts à sa tête encore plus frappants (…) Le bas de son visage était de l’os très blanc, à peine reconnaissable comme crâne humain, mâchoire ouverte, dents tombantes. La plus grande partie des oreilles était partie, mais à partir des yeux, la chair était cuite et si remarquablement conservée que je pouvais voir le duvet blond le long de sa ligne de cheveux. Le front était intact, quoique légèrement griffé par l’opération pour enlever le verre, si bien qu’il n’était plus lisse. Si elle avait eu des rides, je ne pouvais plus les voir désormais. Ici, l’horreur naît du va-et-vient entre les références aux divers éléments qui constituaient l’être humain mort, simples pièces à conviction, objet d’étude médicale, en dehors de toute unité (« bone »/ « os », « skull »/ « crâne », « jaws »/ « mâchoire », « teeth »/ « dents »…), et les termes liés à une personne vivante (« wrinkles »/ « rides ») ou aux sentiments que la perte de cet être provoque chez le narrateur (« horrible », « pitiful and small »/ « petit et misérable »). Dans leur travail, Kay Scarpetta et Temperance Brennan tentent de jongler entre deux extrêmes : utiliser la victime comme source d’information, comme indice, et, dans le même temps, lui conserver toute sa dignité. Face à sa nièce, Lucy, qui parlait avec détachement des autopsies auxquelles elle avait assisté, Kay laisse exploser sa colère, d’autant plus qu’elle imagine les mêmes plaisanteries dans la bouche des scientifiques et des enquêteurs face au cadavre de son amant, Benton Wesley (The Last Precinct/ Dossier Benton 67-68) Temperance Brennan prône le même respect de la victime, mais comprend que dans certains cas certaines personnes ont besoin de faire de l’humour noir pour pouvoir se détacher de l’horreur de la mort, et de la mort violente en particulier. Toutefois, elle n’a aucune patience lorsque Luc Claudel, après l’identification d’Isabelle Gagnon, semble éprouver la même excitation qu’un chien qui se lance en chasse. Pour elle, cette attitude est bien plus déplacée que des blagues de carabins. (Déjà Dead, 40) Ces deux femmes partagent donc un respect, voire une tendresse, pour les morts qui passent entre leurs mains. Au centre de ces romans policiers pleins de détails absolument atroces, la tragédie surgit de cette figure de mater dolorosa ou de veuve émouvante. Science et maïeutique Mais la légiste semble également renverser le rôle traditionnel de la femme : elle ne donne pas la vie, elle accouche des morts. Elle les fait engendrer d’un témoignage, de la vérité. Elle fait parler des êtres autrement sans voix. Le cadavre, en tant que texte dont le sens est unique, mais qui ne propose pas d’interprétation, est source potentielle d’erreurs. Le détective est de plus en plus conduit à pénétrer l’intimité du corps, à l’analyser dans ses moindres détails. Kay Scarpetta et Temperance Brennan insistent constamment sur la nécessité d'examiner le cadavre, centimètre par centimètre. Le détective amateur fait donc place au spécialiste, au policier ou, ici, au médecin légiste ou à l’expert scientifique. Au lieu de jeter un voile pudique sur la découverte du corps, sur sa position exacte, son apparence physique, l’auteur contemporain de romans policiers entre dans les détails. Il désacralise le cadavre en lui enlevant son mystère à la seule fin de le faire parler. Le cadavre devient un témoin de moins en moins muet. Au-delà de la mort, il dénonce son meurtrier en sacrifiant, au cours de ce processus, sa nature première d’être humain. Cette possibilité de récit fait par un mort permet alors aux auteurs de polars de renverser le statut traditionnel du cadavre (simple objet, point de départ d’une enquête) et d’en faire le narrateur idéal, détenteur d’une vérité qu’il exprime dans une langue que les scientifiques seuls peuvent déchiffrer. Le scientifique, tant dans son laboratoire que dans un tribunal, est alors le porte-parole de la victime. Il est la voix de la souffrance, éventuellement il dénonce le meurtrier. Kay Scarpetta et Temperance Brennan jouent donc un rôle de guides, d’intermédiaires entre les vivants et leurs proches qui viennent de décéder. Elles sont des Caron modernes qui font traverser le Styx aux âmes des défunts. La première tâche qu’elles s’assignent alors est de donner un nom à leurs patients. Dans Cadavre X/ Black Notice, il est particulièrement pénible à Kay Scarpetta de ne pas savoir qui est l’homme découvert dans le conteneur d’un bateau en provenance d’Europe. L’un des aspects les plus cruels de mon travail était que les restes inconnus étaient appelés “Le torse”, “la femme de la malle” ou “Superman”. C’étaient des noms qui volaient l’identité de la personne et de tout ce qu’elle avait été ou fait sur terre aussi sûrement que sa mort l’avait fait. Je considérais que c’était une défaite personnelle et douloureuse lorsque je ne pouvais identifier une personne qui m’était confiée. Ce souci est également constant pour Temperance Brennan lorsqu’elle déclare, au début de Déjà Dead : Au moins je pourrais donner un nom à cette victime. La mort anonyme ne serait pas un outrage de plus qu’elle aurait à souffrir. Le rôle principal de l’anthropologue judiciaire est de désigner, de mettre un nom sur un corps. Luc Claudel est conscient que Temperance Brennan a pu participer à l’arrestation de Léo Fortier et c’est par l’acte de nommer la victime qu’elle y est parvenu puisque Grace Damas, l’une des femmes assassinées, avait été la maîtresse de Fortier. Le lien entre tueur et victime est alors apparent et les mailles du filet se resserrent. Claudel écrit alors à Temperance Brennan : Vous avez raison. Nul ne devrait mourir dans l’anonymat. Grâce à vous, ce ne fut pas le cas pour ces femmes. Grâce à vous, Leo Fortier a fini de tuer. Dans Voyage fatal, ce rôle d’identification prend une dimension plus forte encore dans la mesure où Temperance doit participer aux recherches autour d’une catastrophe aérienne. Les enquêteurs doivent alors tenter de mettre un nom sur les restes des passagers, souvent disséminés et carbonisés, et expliquer les causes de l’accident. La tâche est ardue et ne s’achève que lorsque chaque voyageur sur la liste est retrouvé. Temperance Brennan replace également le cadavre au cœur d’une histoire et de l’Histoire. Dans Death Du Jour/ Passage mortel, elle est chargée de retrouver et d’identifier le corps d’Elisabeth Nicolet, une religieuse sur le point d’être béatifiée pour son rôle courageux lors d’une épidémie de variole en 1885 : Elisabeth Nicolet avait milité pour une campagne de vaccination et pour des mesures prophylactiques. Elle avait été jusqu’à demander à son évêque de fermer les églises afin d’éviter les rassemblements, source de contagion, mais s’était heurtée à un refus catégorique. Au cours de ses analyses, Temperance Brennan comprend qu’elle a devant elle les restes d’une métisse, non ceux d’une blanche, alors qu’Eugénie et Alain Nicolet, ses parents, étaient des Québécois caucasiens. Elle se lance dans une véritable enquête à travers le XIX° siècle et finit par découvrir que, lors d’une tournée en Europe, l’actrice Eugénie Nicolet avait eu une liaison avec un théologien de couleur, Abo Gabassa, qui faisait, en Angleterre et en France, une série de conférences dénonçant l’esclavage en Amérique et suggérant, comme alternative, le « commerce légitime » avec les pays africains. Elisabeth avait été confiée très jeune à des religieuses afin d’éviter le scandale. Temperance Brennan peut ainsi replacer Elisabeth Nicolet au sein d’un débat douloureux au XIX° siècle et au cœur des luttes mondiales contemporaines contre l’intolérance. Ce rôle de désigner et de nommer les cadavres est particulièrement évident dans Une mort sans nom où Kay n’a de cesse de trouver le patronyme de la femme assassinée en plein Central Park. Le nom de code de « Janes » (pour « Jane Doe »), attribué par le lieutenant Pete Marino, lui paraît insuffisant. Cela devient pour elle une véritable mission sacrée de trouver le véritable patronyme de la jeune femme. Le hasard veut que la victime soit en fait Rachel Jayne Gault, la sœur jumelle du tueur en série Temple Brooks Gault, et que sa famille l’ait toujours appelée Jayne. À la fin de l’enquête, le passage de Jayne vers un véritable repos éternel se fait d’ailleurs symboliquement par le passage de l’Hudson, à défaut du Styx antique, à bord d’un vieux ferry rouillé. Kay Scarpetta-Caron accompagne alors Jayne dans son dernier rite de passage à travers le fleuve, vers une tombe auprès de ses parents, et son véritable nom sera inscrit sur la pierre tombale. Il n’est alors pas étonnant que Kay Scarpetta et Temperance Brennan prennent certaines enquêtes tellement à cœur qu’elles refusent de s’arrêter avant que l’assassin ne soit découvert. Dans Mortelles décisions, Temperance se fait ainsi la promesse d’aider à faire arrêter le tueur de la petite Emily Anne Toussaint, neuf ans, tuée d’une balle perdue lors d’un règlement de comptes entre deux bandes rivales. Plus tard, elle n’a de cesse d’identifier une adolescente hydrocéphale dont les restes ont été découverts sur les lieux d’un double meurtre. Le légiste ou le scientifique mis au service de l’enquête est également le porte-parole du mort, la voix d’outre-tombe. Kay Scarpetta exprime ce rôle dans un oxymore douloureux : “La morgue peut être étonnamment bruyante. Les morts réclament à corps et à cris.” Patricia Cornwell multiplie ainsi les images de la parole, liées à des corps massacrés. Lorsque Jaime Berger et Kay Scarpetta se rendent au domicile de Diane Bray, la narratrice file cette métaphore : Le sang de Diane Bray criait en flaques et en gouttes, en éclats et en frottements. Il racontait qui avait fait le coup, comment et parfois pourquoi. Par leur savoir scientifique, le légiste et l’anthropologue judiciaire peuvent donc servir de relais à une bouche qui s’est fermée à jamais. C’est le témoignage de ces experts qui rend à la victime son droit de témoigner. L’expert juridique a donc envers les défunts une responsabilité tant professionnelle que morale. Il doit tout faire pour que leur voix puisse être entendue, lors de l’enquête et pendant le procès. Il replace également les morts au cœur de leur histoire. Son rôle est également de rendre aux familles les restes de leurs proches, afin qu’elles puissent faire leur travail de deuil. Kay Scarpetta et Temperance Brennan poussent à son extrême leur rôle de porte-parole du mort. Elles tendent à vouloir jouer les justiciers, se rendant sur un terrain qui n’est pas leur juridiction propre, commettant plusieurs erreurs tactiques et mettant leur vie en danger. Memento mori L’enquête policière, qu’elle soit centrée sur le cadavre ou sur les divers artefacts que la victime laisse derrière elle, est un constant memento mori. Le cadavre représente “The skull beneath the skin” pour citer T.S. Eliot, repris dans le titre de l’un des romans de P.D. James (titre original de L’Ile des morts). Le détective et le lecteur sont sans cesse renvoyés à leurs propres limites. Le roman policier est l’écho du célèbre sermon de John Donne Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. Les biens du défunt sont le symbole d’une vie en creux, d’une vie qui a fui. Ils sont les artefacts symboles de la vie et dont l’absence d’utilisateur rend encore plus présente la douleur de la mort pour les proches. Dans Une certaine justice, Kate Miskin et Adam Dalgliesh se penchent sur les reliques de la vie de Venetia Aldridge : Un plus petit sac à fermeture éclair contenait le maquillage de Venetia Aldridge, une petite bouteille de crème hydratante, un boîtier de poudre, un seul tube de rouge à lèvres. Kate dit : « Peu, mais cher. » Dalgliesh reconnut dans sa voix ce qu’il avait si souvent lui-même ressenti. C’étaient les quelques reliques de la vie quotidienne qui était le plus douloureux des memento mori. La lecture du corps est donc à la fois une traduction de ce qui est là (le cadavre, les indices) et de ce qui n’est plus. Corps mort, corps vivant : le corps dans la société Cette étude est le point de départ d’une analyse plus complète sur le corps en général dans la littérature policière. Ce travail en devenir se penchera davantage sur le corps comme créateur de lien social ou perturbateur de ce lien social. Ainsi, pour annoncer des développements à venir, il serait intéressant de se pencher sur une erreur d’interprétation face à un cadavre. Simisola de Ruth Rendell propose un exemple frappant où l’inspecteur Wexford se retrouve confronté à son propre racisme lorsqu’il annonce au docteur Akande qu’il a découvert le cadavre de sa fille. Melanie Akande est noire, le cadavre est noir. L’identification est vite faite. Elle est pourtant erronée. La colère de la mère de Melanie est alors compréhensible. Elle traite Wexford de « sale raciste comme tous les autres. À venir chez nous, condescendant, vous le grand homme blanc, s’abaissant jusqu’à notre niveau, si magnanime, si plein d’humanisme ! » Mais la critique la plus terrible est celle que Wexford s’adresse à lui-même: Le pire à ses yeux, c’était qu’il s’était rendu compte qu’il se trompait sur lui-même. Il s’était trompé à cause d’un préjugé, de racisme, en partant d’un principe qu’il n’aurait pas adopté si la disparue avait été blanche et le cadavre de même. Dans ce cas, il aurait pensé qu’on avait probablement retrouvé la disparue, mais il aurait fait bien plus de vérifications rigoureuses de l’apparence, des chiffres avant de convoquer les parents pour une identification. Le corps est alors reflet des préjugés et des idées d’une époque. La manière de traiter le corps, vivant ou mort, est le signe d’une civilisation particulière comme le montre l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? » présentée au Musée du Quai Branly en 2007. Le meurtre et son corollaire, le cadavre, sont la réflexion des mécanismes d’inclusion et d’exclusion de la société dans son ensemble. Références Bibliographiques : Corpus étudié Conan Doyle, Sir Arthur. Sherlock Holmes : The Complete Illustrated Novels. Chancellor Press, 1990. Conan Doyle, Sir Arthur. Sherlock Holmes : The Complete Illustrated Short Stories. 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