LE MOUVEMENT
MASCULINISTE AU QUÉBEC
L’antiféminisme démasqué
Également parus dans la collection Observatoire de l’antiféminisme
Les femmes de droite, Andrea Dworkin, traduction de Martin Dufresne et Michele Briand,
préface de Christine Delphy, postface de Frédérick Gagnon, 2012.
Retour sur un attentat antiféministe : École Polytechnique de Montréal, 6 décembre 1989,
sous la direction de Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Lyne Kurtzman et
Dominique Payette, 2010.
La collection Observatoire de l’antiféminisme est dirigée par Francis Dupuis-Déri.
L’Observatoire de l’antiféminisme est rattaché est rattaché au Groupe interdisciplinaire de
recherche sur l’antiféminisme (GIRAF) de l’Institut de recherches et d’études féministes
de l’Université du Québec à Montréal.
Sous la direction de
MÉLISSA BLAIS et FRANCIS DUPUIS-DÉRI
LE MOUVEMENT
MASCULINISTE AU QUÉBEC
L’antiféminisme démasqué
Nouvelle édition
les éditions du remue-ménage
Couverture : Tutti Frutti
Infographie : Claude Bergeron
Révision : Rachel Bédard, Élise Bergeron et Thomas Déri
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales
du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Vedette principale au titre :
Le mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué
Édition revue et augmentée.
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-89091-512-1
1. Mouvement masculiniste – Québec (Province). 2. Antiféminisme - Québec
(Province). I. Blais, Mélissa, 1978- . II. Dupuis-Déri, Francis, 1966- .
HQ1090.7.C2M68 2015
305.3209714
C2015-940594-7
ISBN (pdf) 978-2-89091-513-8
ISBN (epub) 978-2-89091-514-5
© Les Éditions du remue-ménage
Dépôt légal : deuxième trimestre 2015
Édition originale 2008
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Les Éditions du remue-ménage
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Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du
Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Table des matières
Avertissement .............................................................................................
9
Introduction à la nouvelle édition :
discours et actions masculinistes .............................................................
Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri
11
Le « masculinisme » : une histoire politique du mot.............................. 43
Francis Dupuis-Déri
« Liberté, fraternité, masculinité » : les discours
masculinistes contemporains du Québec et la perception
des femmes dans la France révolutionnaire........................................... 69
Ève-Marie Lampron
Un terreau antiféministe ........................................................................... 91
Diane Lamoureux
Marc Lépine : héros ou martyr ? Le masculinisme et
la tuerie de l’École polytechnique............................................................ 109
Mélissa Blais
Le discours masculiniste sur les violences faites
aux femmes : une entreprise de banalisation de la
domination masculine ............................................................................... 129
Louise Brossard
Cyberviolence : le discours masculiniste sur les femmes ..................... 147
Mathieu Jobin
Les féministes, les réseaux sociaux et le masculinisme :
guide de survie dans un no woman’s land................................................ 163
Sarah Labarre
L’homophobie sournoise dans l’idéal masculin
des masculinistes........................................................................................ 183
Janik Bastien Charlebois
Le chant des vautours : de la récupération du suicide
des hommes par les antiféministes.......................................................... 201
Francis Dupuis-Déri
L’influence du masculinisme auprès de l’État : le débat
autour de la réforme du Conseil du statut de la femme....................... 235
Karine Foucault
L’activisme juridique, le divorce et la garde des enfants :
backlash sur les gains essentiels du mouvement féministe ................... 251
Josianne Lavoie
Lorsque des actions masculinistes ciblent des féministes .................... 267
Émilie Saint-Pierre
Le mouvement des femmes du Québec face à la montée
de l’antiféminisme : affirmation et renouveau ....................................... 283
Marie-Ève Surprenant
Conclusion
Le masculinisme comme mécanisme de contrôle des femmes............ 295
Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri
Annexe — Suggestions de lectures pour poursuivre la réflexion ....... 313
Notes biographiques.................................................................................. 315
Remerciements ........................................................................................... 319
Avertissement
La première édition de cet ouvrage collectif est parue en 2008. Cette réédition propose deux nouveaux chapitres : le premier porte sur l’histoire du
mot « masculinisme » et le second traite de l’antiféminisme dans les
réseaux sociaux (un phénomène qui n’en était qu’à ses débuts en 2008).
L’introduction a été entièrement revue et mise à jour ; la conclusion,
augmentée. Fait intéressant : la parution de la première édition de cet
ouvrage avait provoqué un tir de barrage antiféministe et masculiniste
dans les médias. Cette énergie déployée pour critiquer le livre a même
donné l’occasion de situations cocasses, des animateurs invitant des masculinistes mentionnés dans l’ouvrage à réagir et à le critiquer de manière
plus ou moins virulente (par exemple, Yvon Dallaire invité à la radio et à
la télévision). Benoît Dutrizac a consacré toute une émission sur les ondes
de 98,5 FM, le 10 mai 2008, à la critique de cet ouvrage. Il a rejoint par téléphone Georges-Hébert Germain, alors en République dominicaine, parce
que l’ouvrage rappelait en introduction qu’Hélène Pedneault l’avait identifié comme un des premiers masculinistes au Québec. Germain a déclaré,
candidement : « [j]e trouve que ces gens-là qui réfléchissent dans cette
espèce de mouvance féministe, très souvent arrivent avec des prémisses
qu’ils nous imposent, des prémisses qui n’ont pas été documentées, qui
n’ont pas été travaillées, il n’y a pas de recherche. Je trouve que c’est d’une
futilité et d’une frivolité absolues. Mais je n’ai pas lu le livre et je ne le lirai
pas non plus, ce n’est pas le genre de chose qui m’intéresse vraiment »
(nous soulignons).
Par ailleurs, des féministes ayant écrit sur le mouvement « masculiniste » au cours des dernières années ont été la cible de poursuites judiciaires. Il semble qu’il y ait là une stratégie d’intimidation. Nous nous
attendons malheureusement à de pareilles attaques. Pour éviter les équivoques et, si possible, de perdre notre temps dans des procédures judiciaires pénibles, nous précisons d’entrée de jeu que cet ouvrage traite
9
Le mouvement masculiniste au Québec
d’un mouvement politique réel, conscient de lui-même, que nous appelons « masculinisme », même si certains de ses participants préfèrent
s’identifier par d’autres étiquettes.
Tous les éléments de ce mouvement n’ont pas en partage des idées
identiques et ne sont pas tous responsables des actions que mènent leurs
alliés et camarades de lutte. Dans tous les cas, il n’en reste pas moins que
nous sommes en présence d’un vaste mouvement social, fonctionnant en
réseau et composé de plusieurs acteurs individuels et collectifs et qui,
même s’ils agissent souvent de manière autonome, partagent néanmoins
un cadre d’analyse général, poursuivent des objectifs sensiblement similaires et ont des intérêts communs, intérêts qui rejoignent souvent ceux
de tous les hommes.
Quand, dans cet ouvrage, nous analysons le mouvement masculiniste et discutons de faits, gestes et paroles attribués au mouvement en
tant que mouvement, il est évident que des groupes ou des individus
peuvent ne pas y être explicitement associés ni en être responsables. De la
même manière, toutes les féministes ne peuvent être tenues responsables
de chaque fait, geste et parole provenant du mouvement féministe. Cela
n’empêche pas qu’il est possible de parler du mouvement féministe
comme d’un ensemble (la même chose est vraie pour tous les mouvements sociaux : mouvement étudiant, pacifiste, écologiste, nationaliste,
etc.).
Dans la mesure du possible et lorsque nécessaire, les groupes ou
individus du mouvement masculiniste seront identifiés le plus précisément possible pour éviter les amalgames abusifs, ou au contraire seront
traités de manière anonyme pour éviter de provoquer d’éventuelles
poursuites judiciaires. Nous déplorons d’ailleurs le recours aux tribunaux contre les auteures qui produisent des textes d’analyse sur le mouvement masculiniste, car cette approche mine les débats publics et nuit à
leur intelligibilité.
Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri
10
Introduction à la nouvelle édition :
discours et actions masculinistes
Aujourd’hui, en Occident, on retrouve en majorité ou parfois uniquement
des hommes à la direction des États et des grandes villes, des entreprises
publiques et privées, des institutions universitaires et religieuses, et
même des organisations criminelles comme la mafia et les gangs de rue.
Les hommes sont en général plus riches que les femmes, occupent des
emplois plus prestigieux et disposent de plus de temps libre. À l’inverse,
on retrouve en majorité des femmes dans les emplois mal rémunérés et
elles consacrent encore plus de temps que les hommes aux tâches (non
salariées) domestiques et parentales. Les femmes sont la cible de la violence la plus brutale entre les sexes, soit dans leurs relations intimes, soit
dans l’industrie de la pornographie et de la prostitution. Dans certains
secteurs, les avancées des femmes sont freinées, quand il ne s’agit pas de
reculs. Au Québec, par exemple, l’Assemblée nationale comptait 33 % de
femmes députées en 2012 (un record historique) pour n’atteindre que
26 % après l’élection du gouvernement du Parti libéral du Québec (PLQ)
en 2013. Ce nouveau gouvernement compte moins de femmes ministres
que le précédent gouvernement du même parti et les ministères qu’elles
dirigent sont moins importants. Enfin, le tarif des garderies a été augmenté (ce qui nuit plus spécifiquement aux mères), les sages-femmes
exclues des conseils d’administration des centres intégrés de santé tandis
que les politiques d’austérité budgétaire affectent avant tout la fonction
publique, qui compte une majorité de femmes1. L’année 2014 a été marquée par des milliers de dénonciations publiques de femmes qui ont été
1. Brigitte Breton, « Couillard et les femmes », Le Soleil, 26 décembre 2014
[www.lapresse.ca/le-soleil/opinions/editoriaux/201412/25/01-4830982-couillard-etles-femmes.php].
11
Le mouvement masculiniste au Québec
agressées sexuellement2, sans oublier les mobilisations contre le refus du
gouvernement canadien de réaliser une enquête publique à propos des
1 500 femmes autochtones disparues ou assassinées3. Malgré ces faits,
l’élite politique du Québec a déclaré en chœur, à l’occasion de débats sur
la laïcité, que l’égalité entre les sexes est une valeur fondamentale du
Québec. À cela, l’historienne Micheline Dumont a réagi en expliquant que
les femmes des 350 dernières années ne s’en sont guère aperçues.
[…] Égalité acquise ? […] Je suis très contente de l’apprendre. On
peut donc s’attendre à ce que, désormais, tout le monde se mobilise
pour enrayer la violence conjugale, pour améliorer le salaire des milliers de femmes qui travaillent au salaire minimum et dans des
conditions précaires ; nous cesserons de ne parler que des 66 % de
jeunes femmes qui étudient la médecine et les médecins arrêteront
de se lamenter sur la féminisation de leur profession. Savez-vous
quelle est l’occupation où se retrouve le plus grand nombre de
femmes ? Secrétaire ! Il y a plus de 100 000 secrétaires au Québec.
Connaissez-vous les conditions salariales des secrétaires ? Et si l’on
ajoutait les caissières, les préposées aux bénéficiaires, les serveuses
de restaurant, les coiffeuses, etc., toutes ensemble (et on frise le million de personnes), elles n’arrivent pas à gagner le salaire de
quelques présidents de banque4.
Au-delà du discours qui prétend que l’égalité entre les sexes est une
valeur fondamentale du Québec, le discours de « l’égalité-déjà-là5 » et
celui plus agressif du « féminisme-qui-est-allé-trop-loin » sont bien intégrés dans l’espace public et chez certains députés6. Ces discours donnent
de la consistance à l’idée que les hommes vont mal et qu’ils vivent une
crise d’identité. Ce mythe est notamment porté par des livres à succès
2. « Des milliers d’agressions dénoncées en quelques heures », Métro (Montréal), 6 novembre
2014 [http://journalmetro.com/actualites/national/623274/des-milliers-dagressionsdenoncees-en-quelques-heures/].
3. Emmanuelle Walter, Sœurs volées : Enquête sur un féminicide au Canada, Montréal, Lux,
2014.
4. Micheline Dumont, « Le foulard et l’égalité », lettre au Devoir, reprise dans Pas d’histoire,
les femmes !, Montréal, Remue-ménage, 2013, p. 176.
5. Christine Delphy, « Retrouver l’élan du féminisme », Le Monde diplomatique, mai 2004,
p. 24-25.
6. Presse canadienne, « Le député caquiste André Spénard est forcé de s’excuser : égalité
hommes-femmes », Le Devoir, 23 février 2015, p. A2.
12
Introduction à la nouvelle édition
comme The end of men : voici venu le temps des femmes, d’abord publié en
anglais en 2012 puis en français en 2013. Au Québec, l’éditorialiste Mario
Roy, de La Presse, a profité du passage de son auteure à Toronto pour lui
consacrer un éditorial dans lequel il affirme que les hommes sont maintenant « obsolètes » et que les valeurs qui seraient féminines dominent la
société : « l’intériorité, l’empathie, le subjectif, la conservation, la prudence7 ». Mario Roy ressasse ici des stéréotypes sexistes, sans compter
qu’il est difficile de démontrer que ces valeurs sont aujourd’hui dominantes. Trois jours plus tard, La Presse publie une lettre ouverte d’un professeur de l’Université McGill qui remercie l’éditorialiste pour son texte et
affirme que les femmes se sont arrogées le « droit de déshumaniser les
hommes » victimes d’« injustices structurelles8 ». L’année suivante, soit le
21 avril 2014, une autre lettre ouverte dans La Presse avance que les
femmes au Québec bénéficient de trop d’avantages face aux hommes. À
preuve, les hommes n’ont pas de Conseil de statut de l’homme (équivalent au Conseil du statut de la femme). L’auteur ajoute que les femmes
seraient plus nombreuses que les hommes à l’université. C’est bien vrai
dans certaines facultés, mais son analyse fait fi des inégalités persistantes
sur le marché du travail, en plus de taire que ce sont encore les hommes
qui occupent à l’université la très grande majorité des postes de professeurs et de direction9.
Bref, on laisse entendre que la crise de la masculinité aurait une cause :
les femmes et surtout les féministes, qui domineraient la société, alors que
les hommes, déchus, seraient relégués dans des rôles méprisables. Fait
curieux, des discours au sujet d’une prétendue féminisation de la société
et de crises de la masculinité se font entendre en Occident depuis… le
XVIe siècle ! Le discours de la crise de la masculinité et son corollaire, la
féminisation des sociétés, est très prégnant à l’époque de la Révolution
française (voir le chapitre d’Ève-Marie Lampron) et à la fin du XIXe siècle,
7. Mario Roy, « Obsolète », La Presse, 2 novembre 2013 [www.lapresse.ca/debats/
editoriaux/mario-roy/201311/01/01-4706327-obsolete.php]. Mario Roy signe régulièrement dans La Presse des éditoriaux à saveur masculiniste : « L’autre violence » (20 juin
2012), « L’homme-phallus » (27 janvier 2010), « La petite noirceur » (29 mars 2010). Il
avait même consacré un éditorial critique (« Les masculinistes… et les autres », 11 mai
2008) à la première édition de ce livre.
8. Richard Shearmur, « Et les hommes ? », La Presse, 5 novembre 2013
[http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201311/04/01-4707157-et-leshommes.php].
9. Éric Lengellé, « L’égalité, “Yes Ma’am !” », La Presse, 21 avril 2014
[http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201404/18/01-4758990-legalite-yesmaam.php].
13
Le mouvement masculiniste au Québec
alors que les femmes n’ont pas le droit d’être élues ou de voter, que les
métiers les plus prestigieux leur sont interdits et qu’elles tombent sous
l’autorité de leur mari dès le mariage10. Aujourd’hui, il est possible de
trouver des textes qui affirment qu’il y a une crise de la masculinité un
peu partout en Occident (et en Russie postsoviétique), mais aussi en
Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne.
Bref, l’homme serait en crise partout sur une Terre féminisée. Ce discours
est à ce point récurrent dans le temps et dans l’espace qu’il convient de le
recevoir avec un certain scepticisme. Il relève en fait d’un jeu rhétorique
ayant pour but de stigmatiser les femmes qui menacent de s’émanciper,
même dans des contextes historiques et géographiques où celles-ci
avaient très peu de droits11.
Depuis le début des années 2000, ce discours s’exprime ou est repris
un peu partout. Les chaînes de télévision diffusent des documentaires et
des émissions spéciales au sujet de la prétendue crise de la masculinité.
Des lettres paraissent dans les journaux, tandis que des activistes déguisés en superhéros grimpent sur des ponts pour y déployer des banderoles
frappées du slogan « Papa t’aime ! ». Des partisans de la « cause des
hommes » engagent également des poursuites judiciaires contre des professeures, des militantes et des journalistes féministes. Sur Internet, on
appelle les hommes à se mobiliser. On y dénonce et insulte les féministes.
Certains revendiquent même une Journée internationale de l’homme12.
La situation est si grave pour les hommes, à en croire le psychologue et
sexologue Yvon Dallaire, que « nulle part il ne reste de territoire qui ne
10. Pour la France, voir : Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle,
1871-1914, Paris, Payot, 2001 ; voir aussi Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine,
Paris, Odile Jacob, 1992, p. 24-41.
11. Pour une réflexion sur le caractère transnational de ce phénomène, voir : Hélène Palma,
« La percée de la mouvance masculiniste en Occident », Sisyphe, 5 mai 2008
[http://sisyphe.org/spip.php?article2941]. Voir le film documentaire In nomine patris
(2005), réalisé par Myriam Tonelotto et Marc Hansmann [https://vimeo.com/
84220143]. Pour une analyse du discours de la crise de la masculinité, voir : Francis
Dupuis-Déri, « Le discours de la “crise de la masculinité” comme refus de l’égalité entre
les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe », Recherches féministes, vol. 25, no 1,
2012, p. 89-109.
12. « Journée internationale de l’homme », Wikipedia [http://fr.wikipedia.org/wiki/
Journée_internationale_de_l’homme]. Pour le Québec, voir : www.journeeinter
nationaledelhommequebec.ca.
14
Introduction à la nouvelle édition
soit pas envahi par les femmes, sauf peut-être la collecte des vidanges13 ».
Une telle affirmation ne fait pas figure d’exception. Serge Ferrand laisse
entendre que « [c]omme territoire masculin, il n’y a plus grand chose. Les
femmes ont des gyms pour femmes seulement, des clubs féministes, et
des tas de programmes adaptés à leurs besoins... et on trouve ça normal.
Mais, nous, il nous reste quoi ? Les clubs de danseuses et les urinoirs14 ! »
André Gélinas insiste : « Un des premiers exploits du mouvement féministe a été, sans conteste, la fermeture des tavernes pour la seule raison
qu’elles étaient inaccessibles aux femmes. [...] En tuant les tavernes on a
tué un symbole, on a émasculé le Québécois15. »
Ces déclarations en apparence farfelues ne sont pas énoncées par des
individus excentriques et isolés. Yvon Dallaire a présidé le congrès Paroles
d’hommes à l’Université de Montréal, publié plusieurs ouvrages au
Québec et en France et il est régulièrement interviewé dans les médias de
masse, dont des magazines féminins et la chaîne publique de RadioCanada. Serge Ferrand est un documentariste dont l’un des films sur la
condition masculine a été diffusé à la télévision de Radio-Canada et il est
l’auteur de plusieurs livres (publiés par la maison d’édition d’Yvon
Dallaire, Option santé) et de la bande dessinée Les vaginocrates. André
Gélinas a été professeur en science politique à l’Université Laval, directeur des études à l’École nationale d’administration publique du Québec
et directeur de recherche au ministère de la Justice. Il est l’un des fondateurs du magazine électronique Homme d’aujourd’hui et l’auteur des livres
(il est vrai à tirages confidentiels) L’équité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au Québec, L’égalité de fait entre les femmes et
les hommes : un piège à cons et La discrimination positive – privilèges aux
femmes, injustices envers les hommes. Ces hommes d’influence s’affolent
devant certaines transformations culturelles, politiques, économiques et
sociales. Ils oublient toutefois d’admettre l’évidence, soit que le pouvoir
réel se situe dans des lieux encore contrôlés en grande majorité par des
hommes. Contrairement à la rumeur, les ressources publiques et privées
13. Yvon Dallaire, Homme et fier de l’être, Québec, Option santé, 2001, p. 29. Fait intéressant :
ce livre a été réédité en 2015 sous le titre Homme et toujours fier de l’être. Cette nouvelle
édition propose trois pages de critique du présent livre, mais seul un des codirecteurs
de l’ouvrage, soit Francis Dupuis-Déri, est mentionné et ciblé. Mélissa Blais est
curieusement invisible !
14. Serge Ferrand, Papa, à quoi sers-tu ? On a tous besoin d’un père, Québec, Option santé,
2003, p. 27.
15. André Gélinas, L’équité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au
Québec, Montréal, Varia, 2002, p. 138-139.
15
Le mouvement masculiniste au Québec
pour personnes en difficulté ne sont pas destinées qu’aux femmes. Les
hommes ont accès, comme les femmes, aux divers services publics et privés comme les hôpitaux, les cliniques de santé et les lignes d’aide téléphonique. Les hommes ont en général plus aisément accès à des services
d’aide privés, comme des psychologues, puisqu’ils ont plus d’argent que
les femmes et des emplois bonifiés de meilleurs avantages sociaux. Enfin,
il existe des ressources pour hommes seulement, comme des maisons
d’hébergement pour toxicomanes ou itinérants ou pour pères séparés et
des centres pour hommes violents.
De plus, des campagnes de prévention et d’aide portent une attention
particulière aux besoins des hommes, dont celles sur le suicide (voir le
chapitre de Francis Dupuis-Déri à ce sujet). Nos chantres de la cause des
hommes oublient également de mentionner le très grand nombre d’institutions de socialisation et de solidarité dont disposent ceux-ci, comme les
équipes sportives et autres fraternités, ainsi que des organismes tels que
le Réseau Hommes Québec où les participants peuvent discuter de masculinité et recevoir de l’information au sujet de leurs droits en situation
de divorce.
Qu’est-ce que le masculinisme ?
Le discours alarmiste sur la situation des hommes relève d’un mouvement appelé ici le « masculinisme », qui a su attirer l’attention des médias
et se déployer habilement dans l’espace public (voir, en annexe, quelques
références bibliographiques d’études sur le masculinisme). Le masculinisme est avant tout une forme particulière d’antiféminisme. Cela dit, il
n’y a pas de consensus quant à l’appellation à donner à ce mouvement
des hommes (voir le chapitre de Francis Dupuis-Déri sur l’histoire du mot
« masculinisme »). Certains rejettent l’étiquette de « masculiniste », lui
préférant celles d’« hoministe » ou d’« humaniste »16.
Comme il semble impossible de trouver une étiquette acceptée par
toutes et tous pour désigner ce phénomène, nous retiendrons ici le terme
général de « masculinisme » pour nommer ce mouvement social. Pour
plusieurs, le masculinisme ne constitue pas un véritable mouvement
social, et ne serait composé que d’un ensemble disparate et non structuré
16. Voir Jean-Philippe Trottier, Le grand mensonge du féminisme ou Le silence sur la triple castration de l’homme québécois, Montréal, Michel Brûlé, 2007, p. 171 et Yvon Dallaire, op. cit.,
p. 21.
16
Introduction à la nouvelle édition
d’individus peu sérieux, plutôt isolés et marginaux, et même psychologiquement déséquilibrés, à qui il ne faudrait pas accorder trop d’attention.
Pourtant, cette mouvance est transnationale, puisque ses représentants
reprennent les même discours et les mêmes pratiques au-delà des frontières. Les militants de la « cause des hommes » se reconnaissent mutuellement comme participants engagés dans la même lutte par delà leur
enracinement territorial.
Le masculinisme englobe un ensemble d’individus et de groupes qui
œuvrent à la fois pour contrer le féminisme et pour promouvoir le pouvoir des hommes. Il s’exprime à plusieurs voix dans des livres, des sites
Internet (voir le chapitre de Mathieu Jobin) et les réseaux sociaux (voir le
chapitre de Sarah Labarre). Des militants et des intellectuels publient des
textes dans les médias, déposent des mémoires en commission parlementaire, organisent des colloques et réalisent des documentaires sur la
« condition masculine ». Le mouvement compte ainsi des intellectuels17
en qui il se reconnaît, et surtout des militants qui pratiquent le lobbying
auprès des ministères et des politiciens ou mènent des actions directes
symboliques ou de perturbation. Les thèses de ce mouvement sont non
seulement défendues dans les médias, dans des films grand public, mais
aussi de plus en plus dans les départements universitaires de psychologie, de travail social et de sexologie18. En bref, cette mouvance constitue ce
qu’il est convenu d’appeler un mouvement social, et apparaît en ce sens
comme une force politique qui s’oppose au féminisme. Il existe une
grande diversité de mouvements sociaux, dont le mouvement féministe,
étudiant, écologiste et pacifiste. Il y a des mouvements sociaux progressistes et d’autres plutôt conservateurs ou réactionnaires, comme le mouvement néonazi. En fait, ce n’est pas la légitimité de la cause qui définit un
mouvement social, mais ses diverses composantes.
Sept composantes sont nécessaires pour qu’il soit possible de parler
d’un mouvement social : il doit y avoir (1) des militants ou militantes qui
forment (2) des organisations (comités, associations, réseaux, journaux,
17. À noter que nous utiliserons uniquement le masculin pour parler des acteurs du mouvement masculiniste, considérant la forte majorité d’hommes qui le constitue, et ce,
même si quelques femmes (Denise Bombardier, par exemple) et groupes de femmes
(l’Association des secondes épouses et conjointes du Québec, par exemple) adoptent le
discours masculiniste.
18. Il serait intéressant de mener des recherches pour mieux saisir ce phénomène. Voir
« L’insidieuse infiltration du masculinisme en travail social », site Hyènes en jupons,
26 février 2015 [http://hyenesenjupons.com/2015/02/26/linsidieuse-infiltration-dumasculinisme-en-travail-social/].
17
Le mouvement masculiniste au Québec
etc.) et qui affirment (3) représenter une identité collective (comme les
femmes, les étudiants, les hommes) et (4) défendre une cause commune,
qui peut changer au fil du temps. Ces militantes ou militants s’engagent
également en politique (5) sur le mode du conflit, s’opposant à des
adversaires et adoptant (6) une posture protestataire, voire perturbatrice,
(7) en vue d’influer sur les rapports sociaux, soit pour changer le système
social, ou pour le préserver « devant ce qui menace de le dégrader19 ».
Dans ce dernier cas, le mouvement social est réactionnaire, plutôt que
progressiste. Ainsi entendu, le masculinisme est bel et bien un mouvement social dont les membres partagent des idées et valeurs communes,
malgré des visées tactiques disparates et une certaine hétérogénéité
interne qui s’incarne dans diverses tendances plus ou moins agressives.
Le masculinisme est une des formes que prend l’antiféminisme20. Le masculinisme récupère à son profit l’analyse et le mode d’organisation des
féministes pour en renverser le sens : l’analyse des rapports sociaux de
sexe cherche maintenant à identifier les hommes comme victimes des
femmes dominantes, la notion de matriarcat remplace celle de patriarcat,
et les hommes sont appelés à se joindre à des groupes d’hommes qui ressemblent aux groupes de prise de conscience mis sur pied par les féministes dans les années 1960 et 1970. Comme les féministes, les
masculinistes proposent aux hommes de (re)développer leur capacité
d’action et leur pouvoir, qu’ils auraient perdus au profit des femmes. Cela
dit, le chercheur québécois Jean-Claude St-Amant, de l’Université Laval
(Québec), explique : « Oui, il y a des discriminations sur la base de la classe
sociale où des hommes sont aussi victimes, mais ils ne le sont pas en tant
qu’hommes. Donc à partir de concepts détournés de leur sens, les “masculinistes” se sont donné une légitimité, en disant par exemple, il y a du
“féminisme”, pourquoi pas du “masculinisme”, il y a une condition féminine, donc il doit y avoir une condition masculine21. » En d’autres termes,
ce mouvement ne porte pas, comme le féminisme, un projet de justice et
d’égalité.
Les porte-parole du masculinisme manœuvrent le plus souvent pour
éviter d’apparaître ouvertement antiféministes. Jocelyn Elise Crowley,
19. Lilian Mathieu, Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Paris, Textuel, 2004,
p. 17-25 ; Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Montréal, Hurtubise HMH,
1997 (3e éd.), p. 505-512.
20. Même si ces catégories ne sont pas toujours mutuellement exclusives, il existe aussi un
antiféminisme religieux, un antiféminisme nationaliste, un antiféminisme libéralindividualiste, etc.
21. « “Masculinisme”. Petit historique » (arte.tv/fr).
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Remerciements
Nous aimerions d’abord remercier les auteures et l’auteur qui ont accepté
de collaborer à ce projet. Nous tenons à saluer leur implication, leur disponibilité et leur désir de participer avec nous à cet effort de réflexion et
d’analyse critique des expressions du discours et des actions du mouvement masculiniste. Nous les remercions de prendre la parole dans ce
contexte de ressac... Merci également à Rachel Bédard et Élise Bergeron
des Éditions du remue-ménage d’avoir accepté d’accueillir ce projet et d’y
travailler. Nous désirons aussi remercier chaleureusement Thomas Déri
pour ses lectures attentives du manuscrit. Merci à l’équipe légale de
Ouellet, Nadon et associéEs pour leurs recommandations juridiques.
Finalement, merci à toutes ces féministes connues et inconnues qui militent pour améliorer les conditions d’existence de toutes les femmes.
MB et FDD