AURÉLIE
Nisi
Loin de former un ensemble homogène, la Chine est composée
de différentes cultures, de langues, de croyances et d’écrits
distincts. Cette diversité est le produit de l’histoire ; la civilisation chinoise s’est effectivement forgée dans un véritable creuset
de populations à partir de l’époque antique, période où apparaît
ce que l’on appellera plus tard le taoïsme et le confucianisme.
Le sud-ouest de la Chine se distingue des autres régions par
son hétérogénéité culturelle. Il rassemble des ethnies de groupes
linguistiques différents, et notamment les Tibéto-Birmans —
les Nosu, Lisu, Lahu, Naxi, Bai, et aussi les Sani dont je vais
parler ici.
Avant 1950, ils étaient indistinctement désignés dans les
anciens ouvrages chinois et dans la langue courante par le
terme péjoratif lolo 1 (
) qui signifie « barbare, sauvage » 2,
et dont la graphie comporte typiquement la clé du chien ( ),
présente par ailleurs dans de nombreux autres exoethnonymes
han. Les Han distinguaient parfois les « sauvages » Man ( ),
Lolo insoumis, c’est-à-dire indépendants, des barbares Yi ( ),
Lolo soumis, c’est-à-dire sous domination chinoise. À l’avènement de la République populaire de Chine, les autorités chinoises ont recommandé, sur la suggestion de Mao Zedong dit-on,
que la dénomination Yi écrite ainsi ( ), qui signifie étrangers,
« barbares », soit remplacée par son homophone Yi ( ) qui ne
comporte plus aucune connotation injurieuse. Cet homophone
a pour signification première « vase rituel en bronze » : yi qi
(
) également dit zun yi (
). Dans la langue courante, yi
signifie « règles fixées » (yiding de faze
) 3. Si cette nouvelle appellation donnée par les instances dirigeantes han est
plus neutre que la précédente de par sa graphie et son sens, elle
désigne les mêmes populations qu’autrefois.
Ateliers, 24 (2001) : 125-173.
NÉVOT
, l’écriture des Nipa
1. J’emploie l’alphabet phonétique chinois, le pinyin, pour transcrire les termes chinois, et une
transcription personnelle, proche
de la phonétique chinoise, pour
les termes ni.
2. Huit anciennes appellations
sont recensées, telles que « Lolo
de la plaine », « Lolo secs »,
« Lolo coupeurs de têtes », « Lolo
noirs » « Lolo blancs », « Lolo
inflexibles », « Lolo à grosses
têtes » et « Lolo semant du riz »
(cf. LU 1994 : 22). D’après William
Dessaint et Avanoudo Ngwama,
la substitution de « n » par « l »
n’étant pas rare en chinois, lolo
serait une déformation de nono, le
redoublement de no (ou nae, noir
en nosu et en lisu), un élément
essentiel de l’endoethnonyme des
Nosu. Les auteurs font en outre
remarquer qu’en nosu et lisu, la
dernière fille est appelée Milo et le
dernier fils Zalo, d’où « Lolo »,
terme d’affection réservé au dernier-né, garçon ou fille (cf. DESSAINT 1994 : 37).
3. Dictionnaire Ci Hai 1989 :
1203.
126
AURÉLIE NÉVOT
A n n i n g R.
Y a l o n g R.
SICHUAN
Zhaojue
•
• Xichang
L I A N G S H A N
Zhaotong
•
• Weining
GUIZHOU
Jin
sha
R.
•
Dali
• Wuding
Chuxiong
•
• Kunming
• Lunan
YUNNAN
0
1 — Répartition ethnique
des Yi dans les provinces du Guizhou, du Sichuan et du Yunnan
(d’après Harrell 1995 : 64).
50
100 km
CARTE
VIETNAM
De fait, la nationalité yi, yizu
, regroupe les « Lolos soumis » d’avant la Révolution. Sous ce terme générique yizu,
l’identité des groupes rassemblés demeure toujours indéfinie. Le
classement officiel chinois reconnaît pourtant que les Yi sont
divisés en plusieurs branches (zhixi
), dispersées sur les
rebords des hauts plateaux du Yunnan, du Guizhou et au sud
du bassin du Sichuan, sur les « Grandes Montagnes fraîches»,
Daliangshan. La branche sani (sani zhi
) est située dans le
district de Lunan, à une centaine de kilomètres à l’est de
L'ÉCRITURE DES NIPA
Kunming, capitale provinciale du Yunnan. Ils se nomment euxmêmes Nipa, « peuple ni » : pa ( ) ni ( ). Je préfère donc ici ce
terme aux exoethnonymes han : yizu, « nationalité yi », et sani
ren (
), « les gens sani » 4.
Les Nipa sont au nombre de soixante mille environ. Peuple
d’agriculteurs et d’éleveurs, ils se reconnaissent un ancêtre
mythique commun ; les villages du clan ni se subdivisent en
lignages dont l’alliance est régie par la règle d’exogamie. La
société ni a une particularité importante. De tradition orale, elle
possède néanmoins une écriture propre qui diffère de l’écriture
chinoise et qui est exclusivement réservée à la sphère religieuse
(ill. 1). Les caractères ni, nisi
, sont l’apanage des bimo, les
chamanes des Nipa 5. Devins, guérisseurs, exorcistes, ils organisent également l’ensemble des rituels par lesquels ils s’adressent
aux esprits 6 en psalmodiant leurs textes manuscrits.
Nous nous intéresserons ici au caractère rituel de l’écriture ni
et à ses modes de transmission. Nous verrons quelles sont ses
affinités avec la tradition chamanique taoïste, et à quel point les
populations de Chine partagent un fonds culturel commun
avant d’en venir, plus largement, à la définition classique du
chamanisme dans une perspective anthropologique. Nous verrons ensuite comment depuis 1949, dans le but de contrôler la
société ni en pleine reviviscence et de l’assimiler à la nationalité
yi, le gouvernement chinois adopte une attitude ambiguë à
l’égard de l’écriture des bimo, tantôt en niant son existence, tantôt en la réhabilitant, mais toujours en la manipulant, l’instrumentalisant et la dénaturant.
En effet, un bimo est attaché à un village, ses écrits lui appartiennent intimement, personne d’autre que lui n’est autorisé à
les lire. Or, il existe un projet de vulgarisation, de normalisation,
et notamment d’uniformisation des caractères dits « yi » qui se
manifeste notamment par la diffusion de livres rituels en « écriture officielle ni » auprès des bimo. Les autorités chinoises cherchent ainsi à décomposer la triade « écrit-bimo-territoire », et à
imposer l’idée d’une culture yi à laquelle les Nipa appartiendraient mais qui ne fait pourtant pas sens pour eux.
Bien que leur savoir soit d’ordinaire réservé aux hommes, les
bimo m’ont autorisée à leur poser des questions et à copier leurs
manuscrits. J’ai entretenu de très bonnes relations avec les bimo
du village de Lava 7 et plus particulièrement avec Bimo Li,
âgé de quarante-huit ans. Il paraissait heureux de voir une
127
4. Jusque dans les années 1970,
l’appellation Lolo demeurait très
répandue. À l’école, les petits Han
n’hésitaient pas à en affubler les
Nipa et ces derniers de me relater
de mémorables bagarres d’écoliers. Le terme Lolo est d’ailleurs
parfois encore usité, quoi qu’en
disent les officiels.
5. Le bimo n’est pas le seul médiateur entre les Nipa et les esprits.
La shima a le pouvoir de contacter
les esprits et de les voir. Elle ne
maîtrise pas l’écriture et son savoir
n’est pas héréditaire : il est provoqué par une maladie. Guérisseuse,
la shima a pour fonction de rappeler l’esprit qui a quitté le corps
d’une personne malade.
6. Les Nipa croient en l’existence
d’esprits (de la terre, de la montagne, de l’eau, du feu, etc.).
7. Ava en ni écrit, Lava dans la
langue locale, est le village ni le
plus important bien que relativement isolé : il regroupe environ
deux mille Nipa. Il est situé à une
quarantaine de kilomètres de
Lunan, à trois kilomètres de la
route reliant Lunan à Yabashan.
Si Lava est connu pour ses shima,
il compte aussi un nombre de bimo
relativement important : huit au
total, parmi lesquels trois apprentis qui apprennent depuis peu
l’écriture ni.
128
8. Le rituel Mizhi est accompli
chaque année, durant le premier
mois de l’hiver. Les Nipa sacrifient à Mizhisema, l’esprit Mizhi,
un mouton ou un porc. En
échange, l’esprit assure les reproductions humaine, animale et
végétale et protège le territoire
contre tous les maux. Mizhi permet aux Nipa de « passer
l’année », il est en ce sens le nouvel an ni.
9. Outre les mythes de création,
l’un des mythes fondateurs de la
société ni est le mythe d’Ashima,
très populaire chez les Nipa. Il
relate l’histoire d’une jeune fille,
Ashima, qui refuse de se soumettre aux règles d’alliances régies
par l’exogamie et la virilocalité, et
se transforme en pierre. Lors des
rituels de naissance ou de
mariage, le mythe est lu ou
raconté par le bimo; au cours des
veillées ou des mariages, la
légende est également contée ou
chantée. Ce récit est à la base de
l’échange des femmes, il fixe les
règles de mariage et établit la prohibition de l’inceste (cf. NÉVOT
1999). Il est par conséquent au
fondement de la société ni.
10. Village situé dans la région du
Guishan, dans la direction opposée à Lava en partant de Lunan.
AURÉLIE NÉVOT
étrangère « venue de si loin » s’intéresser à sa culture et à son
savoir et fut étonné de me voir griffonner quelques caractères
ni. J’ai également eu des contacts avec des officiels de Lunan et
des chercheurs de l’Institut des nationalités de Kunming. J’ai
ainsi recueilli deux types d’écrits qui seront examinés dans cet
article :
– les livres manuscrits des bimo tels que le livre rituel Mizhi 8
de Lava, étudié au côté de Bimo Li, et le mythe d’Ashima 9 de
Bantian 10. Il sera également fait référence aux neuf versions
écrites du mythe d’Ashima collectées par les autorités de Lunan
au début des années cinquante et soixante auprès de différents
bimo, traduites en chinois et publiées par Li Zanxu en 1986 ;
– les livres « officiels » : depuis les années 1980, le service des
affaires religieuses du bureau des nationalités de Lunan publie
des livres en écriture ni, ce qui va à l’encontre de leur utilisation
traditionnelle, le bimo ayant seul l’usage des manuscrits écrits de
sa main lors d’activités rituelles. Un bimo, que je qualifie d’« officiel » pour le différencier des bimo « traditionnels », est d’ailleurs
le chef de ce service. Ses instructions viennent directement de
Pékin. Il a pour mission de mettre par écrit des livres rituels ni
brûlés ou confisqués pendant la Révolution culturelle, car ils
sont aujourd’hui reconnus par les autorités comme faisant
partie du « patrimoine » chinois. Cette mainmise sur les textes
rituels par le gouvernement n’est pas propre aux Nipa. Les
écrits taoïstes, qui appartiennent également au « patrimoine
national » selon les instances dirigeantes, sont eux aussi réécrits
puis donnés aux officiants par l’intermédiaire, dans ce cas, de
l’Association taoïste, l’organe officiel.
Ces nouvelles directives politiques à l’égard des écrits religieux ont engendré, dans le contexte ni, la publication du
dictionnaire yi-han, paru à Lunan en 1984, à la suite d’une
collecte organisée auprès des bimo et, plus récemment, des
ouvrages bilingues, en écritures chinoise et ni officielle, c’est-àdire en caractères ni inventoriés dans ce dictionnaire, sont
publiés. Par exemple, le recueil de « chants et poèmes Mizhi »
du linguiste ni An Zeming, publié en 1996 par l’Institut
des nationalités de Kunming en collaboration avec le bureau
des nationalités de Lunan, est la traduction en chinois et la
copie en écriture ni officielle de manuscrits provenant de différents villages ni. Il fut vendu avec le dictionnaire lors du
rassemblement des bimo à la fête officielle Mizhi organisée par
L'ÉCRITURE DES NIPA
les autorités locales en décembre 1999. Toujours intéressés par
les textes rituels de confrères qu’ils ne sont d’ordinaire pas autorisés à lire, les bimo en furent évidemment les principaux acquéreurs. Nous verrons les effets de cette double transmission de
l’écrit par les voies officielle et traditionnelle et notamment
comment, dans ce contexte, un bimo de Lava a entrepris de restaurer la tradition écrite de son village.
129
ILL . 1 — Texte rituel Mizhi de
Lava.
130
AURÉLIE NÉVOT
L ’ É C R I T U R E DA N S L A T R A D I T I O N N I
1. Le bimo
Le bimo et son village
11. Pour les Yi du Sichuan, pi-mu
signifie « homme sacré » (
);
bien que bimo n’ait pas la même
signification pour les Nipa, la
fonction du spécialiste est identique dans les deux régions car il
est le « chef intellectuel de la
tribu » (cf. YOUNG 1935 : 40).
12. À propos des fashi, cf. SCHIPPER 1982 : 71.
13. Le linguiste An Zeming, l’ethnologue Liu Yaohan qui a fait de
nombreuses recherches sur les Yi
du sud Yunnan notamment.
14. Je n’en connais pas la raison.
Chez les Nipa, l’écrit est aux mains d’un seul spécialiste, le
bimo
. En ni, bi , signifie « lire » ou « étudier ». Plus largement, bi est également employé pour dire « psalmodier des
prières ». Mo
regroupe les sens de « vieux » ou de « maître ».
Dans le livre rituel Mizhi, il signifie aussi « offrande sacrificielle ». Le terme bimo recouvrirait donc l’idée de « maître des
prières », « maître de la lecture », ou encore « maître de
l’étude » 11.
Le bimo intervient à tous les stades de la vie d’un Nipa et il
officie aux rituels annuels et domestiques, l’étendue de son pouvoir et de son savoir est grand. Ses activités rappellent, en partie, celles des fashi (
), les maîtres taoïstes 12.
Autrefois, le bimo était le spécialiste religieux et le ministre
d’un territoire : il devait y assurer l’ordre en gérant l’équilibre
de la société et en rendant la justice. Les Nipa accordaient une
autorité et une efficacité à sa parole et à ses écrits, il était pour
ainsi dire l’homme de raison des villages : en cas de troubles, il
prenait conseil auprès des esprits, et ses commandements
étaient ceux d’un chef. Son rôle politique lui permettait également de présider au partage communautaire des récoltes. Selon
les chercheurs de l’Institut des nationalités de Kunming 13, les
bimo furent jadis expulsés de la résidence des mitsemo
,
chefs territoriaux qui avaient des droits sur la terre 14. Dès lors,
ils auraient perdu leurs pouvoirs politiques en conservant toutefois leur savoir écrit et leurs activités religieuses.
Bien qu’il n’ait aucune autorité dogmatique, le bimo possède
néanmoins un statut particulier chez les Nipa. À leurs yeux, il
est « celui qui mange mieux » : il reçoit en effet de la nourriture
en échange de son activité rituelle ; sa présence est par ailleurs
très souvent sollicitée lors des fêtes de naissance et de mariage et
il est de la sorte souvent invité à partager un repas. Les Nipa
nourrissent peut-être le bimo comme on accomplit un rituel,
répondant dans ce cas à un devoir tacite.
L'ÉCRITURE DES NIPA
Le bimo est également le « pilier » du village qu’il ne peut
d’ordinaire pas quitter. Les Nipa disent en effet que « le médecin peut quitter le village, mais le bimo n’en sort pas ». Chaque
village a donc son ou ses bimo qui, en d’autres termes, sont associés à un territoire ou à un groupe. Ainsi, les huit bimo du village
de Lava ont officié ensemble au cours du rituel au dieu du sol,
accompli au deuxième mois lunaire. Chacun d’entre eux s’est
rendu tour à tour dans une des huit directions 15 et s’est adressé
à l’un des huit esprits concerné afin de réclamer sa protection.
Cela montre tout d’abord le lien qui existe entre les bimo et le
village, les huit bimo encerclant pour ainsi dire les lieux afin d’en
assurer la sécurité. Cela révèle ensuite que les bimo du même
territoire sont autorisés à coopérer alors qu’une certaine rivalité
existe entre ceux de localités différentes. Cela suggère enfin que
les maîtres de l’écrit devraient être « idéalement » au nombre de
huit au sein d’un même village, et qu’à une direction devrait
correspondre un bimo. La majorité des territoires ni sont loin de
répondre à ce critère. Effectivement, les maîtres de l’écrit se font
rares aujourd’hui, ils sont quatre-vingt-dix environ pour tout le
pays ni, et les villages sans bimo sont nombreux. Aussi les nouvelles conditions sociales des Nipa obligent-elles les spécialistes
religieux à outrepasser les anciennes règles : leur appartenance
à un lieu est moins marquée que par le passé — et ce d’autant
plus que leur rôle politique a officiellement disparu —, et ils
sont désormais autorisés à se déplacer et à organiser des rituels
de toutes sortes dans les villages extérieurs, où il n’y a plus de
bimo. L’étude des rituels Mizhi 16 et au dieu du sol suggère toutefois qu’il y a encore concordance entre un certain pouvoir politique villageois et la maîtrise rituelle d’un site. L’ancienne association du bimo au politique et au territoire, si elle s’est modifiée,
n’a donc pas totalement disparu ; dans ce cas, le processus de
séparation entre le religieux et le profane n’est pas achevé 17.
Le bimo, gardien des traditions
Lorsqu’il procède à une lecture rituelle de ses manuscrits, le
bimo communique avec les esprits ; il assure aussi la transmission
des traditions écrites ni.
Sorte d’exégèse et de réflexion sur la perpétuation des coutumes, les introductions plus ou moins longues (de douze à
trente vers selon les cas) des mythes d’Ashima 18 n’expliquent pas
131
15. Nord, sud, est, ouest, nord-est,
nord-ouest, sud-ouest et sud-est.
16. Concurremment à son rôle
essentiel, assurer la fécondité de la
communauté, le rituel Mizhi est
aussi territorial et fédérateur. « La
religion n’est point en Chine une
fonction différenciée de l’activité
sociale », faisait remarquer Marcel GRANET (1934 : 586).
17. Nous verrons dans la partie
consacrée au remaniement de
l’écriture bimo par la République
populaire de Chine que le lien
entre écrits, territoire et rituels,
autrement dit entre écrits, politique et religieux est nié par le
gouvernement. Les orientations
politiques actuelles des autorités
de Pékin tendent à déstructurer la
société des Nipa. Au sujet du lien
entre fonctions religieuses et politiques des chamanes chez les
Mandchous, cf. STARY 1993 : 229.
18. Sauf ceux des villages de
Duanheicun et de Weize (cf. LI
1986 : 206). Les mythes d’Ashima
écrits sont rares, nombre d’entre
eux furent brûlés lors de la Révolution culturelle (Cf. infra).
132
19. Manuscrit non daté et conservé par Bimo Jin Guoju, dont
le contenu est très proche de la
version de référence que j’ai étudiée auparavant (NÉVOT 1999 ;
cf. aussi LI 1986 : 257).
20. LI 1986 : 223.
21. LI 1986 : 340.
22. Mythe de référence en écriture ni provenant du village de
Bantian traduit en annexe de mon
article de DEA.
23. LI 1986 : 340
24. Ibid.
AURÉLIE NÉVOT
l’origine des traditions mais soulignent l’importance de leur
transmission. Dans un texte du village de Haiyi 19, le discours est
fort explicite : « Si l’on n’étudie pas les manuscrits des anciens,
les jeunes ne sauront rien. Maintenant, les jeunes écoutent
l’histoire que le vieux leur raconte. Quand à leur tour ils seront
vieux, ils en parleront aux autres. Il faut donc bien écouter. »
« Vieux », laoren, est souvent employé dans les textes chinois
pour parler des bimo, mo signifiant « vieux » ou « maître », nous
l’avons vu. Dans ce cas, l’emploi du terme « maître » dans la
traduction chinoise eût été plus conforme au texte original.
Toujours à Haiyi, dans un manuscrit 20 collecté en 1964, on
peut lire : « Les descendants de ceux qui n’étudient pas les
chants [c’est-à-dire les psalmodies] de leurs ancêtres seront
incapables de les chanter à leur tour. » Une autre version dit
encore 21 : « écoutez bien pour le transmettre aux générations
futures. » Pour s’assurer une écoute attentive de la part de
l’auditoire, il semblerait qu’il faille chanter, et bien chanter, car
« ceux qui sont bien habillés, on aime les regarder, ceux qui
chantent bien, on aime les écouter » 22. Plus qu’un simple exercice oral et artistique, plus qu’un plaisir esthétique autorisé à
l’auditoire, la psalmodie est donc aussi la condition sine qua non
d’une bonne transmission. Il ne faudrait pourtant pas privilégier
l’utilité de la psalmodie pour faciliter la transmission des mythes
aux dépens d’autres raisons cultuelles. Dans tous les cas, le
chant est associé à la prise de contact des bimo avec les esprits.
Outre le fait de se rapporter explicitement aux traditions
pour valider la transmission de l’histoire d’Ashima, le récit se
réfère aussi aux ancêtres et souligne que le mythe doit perdurer
au travers des âges. « Cette histoire est identique à celle que nos
ancêtres nous ont enseignée, de paroles en paroles, d’écoute en
écoute. [...] Si nous n’étudions pas le savoir des anciens, nos
descendants ne connaîtront pas le passé. Il faut demander aux
descendants d’étudier afin que le savoir des anciens se transmette de génération en génération. » 23 Le devoir du bimo est
donc de transmettre le savoir des ancêtres au moyen de l’écrit.
« Pourquoi les Qona [exoethnonyme ni pour désigner les Yi
blancs] dansent et pourquoi les Azhe [population voisine des
Nipa] manient le couteau avec dextérité, on ne le sait pas » 24,
pourtant, le devoir de transmission de ces coutumes demeure.
Le bimo est donc pour ainsi dire le gardien de la tradition et le
garant de la transmission écrite ; il est non seulement l’intermé-
L'ÉCRITURE DES NIPA
diaire entre les hommes et les esprits mais également, si l’on
s’en tient aux textes ni, entre les générations de Nipa.
Consulter les maîtres de l’écrit et apprendre leur écriture
rituelle me sont donc apparus comme indispensables pour avoir
accès à la mythologie, aux livres et par conséquent aux rituels 25
des Nipa. Pourtant, cela pouvait poser problème, les maîtres de
l’écrit ne transmettant leur savoir et leur pratique qu’à des
hommes et selon des règles de lignage précises.
Le choix d’un disciple
La charge est en effet héréditaire et se transmet en ligne
patrilinéaire, telle est en tout cas la théorie officielle du linguiste
An Zeming et du bimo officiel. Le principe de primogéniture,
quant à lui, ne fait pas loi. J’ai pour ma part constaté que
l’enseignement d’oncle maternel à neveu utérin est courant,
voire plus fréquent que de père en fils 26. Le neveu utérin étant
le gendre préférentiel chez les Nipa, sa position privilégiée
oriente probablement le choix du bimo 27.
Parmi les personnes susceptibles de suivre son enseignement,
le bimo sélectionne un candidat d’après ses « aptitudes » à
l’apprentissage et la motivation du disciple est un facteur déterminant. Mon statut d’étrangère, mon enthousiasme et mon intérêt pour la culture ni m’ont sans doute permis d’avoir accès à
un savoir auquel une femme n’a d’ordinaire pas droit.
Non seulement les prédispositions du futur bimo, son goût
pour le travail, ses qualités personnelles sont prépondérantes,
mais parfois également son horoscope. La consultation des
astres, l’étude de l’animal héraldique correspondant à l’année,
au jour et à l’heure de la naissance du disciple ne constituent
plus aujourd’hui une étape indispensable à la sélection d’un
apprenti, et l’horoscope n’est pas forcément étudié par le
maître. S’il l’est cependant, il guide ou conforte le bimo dans son
choix. Si les conclusions s’avèrent favorables et si un heureux
présage est annoncé, le maître de l’écrit considère qu’un
« esprit » 28 a choisi cet homme plutôt qu’un autre pour en faire
son disciple. Selon sa position dans l’ordre de l’univers,
l’apprenti est « traversé » par l’essence de l’ordre céleste comme
pour les maîtres taoïstes 29, et ce d’autant plus que les mythes
révèlent l’origine céleste des bimo, on le verra. Un mythe yi provenant du district de Honghe, dans le sud-ouest du Yunnan,
133
25. « Livre rituel » est presque
une redondance dans la culture ni
car l’écriture est rituelle.
26. Au Sichuan, le savoir ne se
transmet pas exclusivement de
père en fils, mais l’instruction
d’oncle à neveu n’est pas reconnue. Cf. BAMO 1999.
27. De nombreux éléments de la
culture ni montrent que la lignée
maternelle est importante dans
cette société. Tout d’abord, le
mariage préférentiel est celui d’un
homme avec la fille de son oncle
maternel. Les tombes ni sont particulières en ce sens que les époux
y reposent l’un à côté de l’autre, la
lignée paternelle n’étant jamais
séparée de la lignée maternelle.
Est-ce à mettre en relation avec le
couple originel des Nipa, frère et
sœur consanguins? Ajoutons que
le mythe d’Ashima révèle que
dans « la pensée ni », l’épouse est
la « sœur » de l’époux, les jeunes
femmes ni s’identifiant à la « pauvre Ashima » désirant épouser son
frère. L’inceste est certes interdit,
les relations consanguines ne permettent pas de s’allier, mais les
propos des Nipa et l’étude des différents mythes d’Ashima montrent
qu’il y a « confusion » entre époux
et frère, épouse et sœur dans la
culture ni (cf. NÉVOT 1999).
28. J’ignore de quel esprit il s’agit.
Est-ce Gezi, l’esprit du ciel qui est
à l’origine des caractères ni? Estce l’esprit Bimo, Bimosema, composé en réalité de douze esprits (cf.
infra)? En consultant les astres, le
maître bimo cherche-t-il tout simplement à voir si l’horoscope de
son apprenti a quelques affinités
avec le sien, si les deux sont
« compatibles », comme on le fait
chez les Han?
29. SCHIPPER 1982 : 102.
134
AURÉLIE NÉVOT
raconte en outre que l’apparition puis la diffusion de l’écrit ont
permis aux bimo d’apprendre aux gens à distinguer le bien du
mal, le mythe sur l’origine de l’écriture pose les fondements de
la morale 30. En ce sens, le bimo est le représentant des instances
divines et de la norme universelle 31.
L’enseignement de l’écrit
30. Cf. Nisuduojie 1995 : 124.
31. Bimo Li ne m’a jamais demandé ma date de naissance ni
n’a consulté les astres à mon sujet.
Il ne m’a d’ailleurs jamais proposé
de devenir bimo et je n’ai jamais
déclaré le vouloir, cette fonction
étant réservée aux hommes.
32. Âgé de quarante-six ans. Il
suit la formation de bimo depuis un
an.
33. Bimo Li a réécrit le livre Mizhi
en son entier (certains passages
avaient été transmis oralement
depuis la Révolution culturelle et
n’avaient jamais été recopiés). J’en
parlerai plus précisément par la
suite.
34. Les personnes « touchées par
la couleur blanche », c’est-à-dire
endeuillées, ne peuvent participer
à certaines parties du rituel Mizhi.
De même les villageois qui ont
subi un deuil ou perdu un animal
domestique au cours de l’année
écoulée ne peuvent y assister. Le
bimo officiant doit être ro , ce qui
signifie « propre » et que nous
pourrions traduire par « pur ».
35. Selon mon hypothèse, le rituel
Mizhi (durant lequel le bimo sacrifie un animal sur une pierre représentant un tigre) et le rituel au
tigre (dieu du sol) sont liés.
L’accès au monde des esprits se fait au terme d’une longue
initiation. Le soir, après son travail aux champs, le bimo se
consacre à l’instruction de son disciple ; il l’exerce à la lecture et
à l’écriture par la copie des livres. Étudier, c’est donc copier, et
la maîtrise de l’écrit, qui nécessite deux à huit ans, fait le bimo.
Lors de mon apprentissage auprès de Bimo Li, son disciple 32
suivait avec assiduité nos conversations ; il s’exerçait à la lecture
de la nouvelle version du livre Mizhi 33 écrite par Bimo Li pendant que son maître la traduisait en chinois local à mon intention et glosait certains passages. Il m’a dit apprendre tout
comme moi le rôle de certaines séquences du rituel au cours de
nos après-midi et de nos veillées studieuses auprès du maître.
En plus d’écouter attentivement, l’apprenti doit observer le
déroulement des rituels, la pratique étant inséparable du savoir.
Fort d’une certaine expérience, il peut remplacer son maître et
l’accompagner dans ses lectures. J’ai effectivement constaté que,
au cours du rituel Mizhi où Bimo Li ne pouvait officier du fait
d’un deuil récent 34, son disciple prit sa place. Les deux s’associèrent par ailleurs lors du rituel au dieu du sol accompli le
deuxième mois lunaire : les officiants n’étant dans ce cas pas
soumis à l’interdit du « blanc », c’est-à-dire du deuil, Bimo Li a
pu légitimement reprendre le rôle d’officiant. Son disciple a
néanmoins lu une partie du livre : sa participation est obligatoire car le bimo officiant pendant Mizhi doit lire impérativement le livre rituel pendant le culte au dieu du sol 35. Un lien
particulier s’établit donc entre l’enseignant et l’élève, qui peuvent se substituer l’un à l’autre et « partager » une lecture.
Maître et disciple forment un unique intermédiaire avec les
esprits, ils sont étroitement unis dans leurs tâches rituelles et le
demeureront toute leur vie. Effectivement, aucun rituel particulier ne marque la fin de l’apprentissage du disciple, il n’y a pas
de rite d’intronisation comme pour les maîtres taoïstes. Il
demeure élève et poursuit sa formation jusqu’au décès de son
L'ÉCRITURE DES NIPA
maître ; il continue à lui demander conseil bien qu’il exerce son
savoir et sa pratique. Bimo Li souligne en outre qu’un disciple
se fait appeler bimo lorsqu’il a atteint un âge avancé. En effet,
bien qu’il ne soit pas rituellement investi de son pouvoir ni de sa
nouvelle autorité au décès de son maître, c’est à ce moment
précis qu’il s’inscrit dans la « lignée céleste ». Aîné de la lignée
bimo, l’apprenti acquiert de fait un nouveau statut, il devient à
son tour véritablement « bimo » et en a le titre.
Malgré la commutation possible entre maître et disciple, la
voix du maître fait autorité. La hiérarchie est très respectée. Le
disciple de Bimo Li s’est permis de répondre à mes questions
lors du rituel Mizhi où il officiait car son maître était absent. En
temps normal, il préférait me conseiller de m’adresser à son, ou
plutôt à « notre », maître. L’apprenti s’efface donc devant
le « bimo enseignant » bien qu’ils soient intimement liés dans la
pratique. Les bimo ne portent d’ailleurs pas tous le même titre :
les Nipa distinguent les « vieux » ou « grands » bimo, que je
qualifierai d’« experts », de leurs successeurs, et préfèrent généralement avoir recours aux services des premiers. Ils sont les
plus capables, disent les villageois, et leur savoir leur paraît plus
vaste. Les Nipa considèrent donc que l’expérience du maître
légitime sa fonction, et si une cérémonie importante a lieu
(rituel annuel, décès), il est préférable qu’elle soit dirigée par un
« grand bimo » du village.
Actuellement, des Nipa de tous âges (de vingt à quarantecinq ans) sont des disciples bimo. La politique de répression et
d’assimilation menée par le gouvernement au cours du vingtième siècle, les autodafés de livres pendant la Révolution culturelle, ont marqué des coupures dans la diffusion de la pensée ni.
Ainsi, la transmission du savoir des bimo a connu des ruptures et
des questions restent aujourd’hui sans réponse. Généralement,
les plus vieux bimo savent lire et écrire. À ceux qui maîtrisent
néanmoins mal les textes rituels, les Nipa ne donneront pas le
titre de « grands bimo ». Malgré leur âge avancé, leur pouvoir
religieux, lié à l’écrit nous le verrons, est effectivement moindre
que celui de leurs confrères plus experts. Les plus jeunes ont
souvent une moins bonne maîtrise du savoir : dans certains
villages comme à Shangpucao, le savoir est partiel, un vieux
bimo, non reconnu comme « grand bimo », enseigne la lecture à
son fils qui ne sait toutefois pas écrire. À Lava, les disciples
savent lire et écrire. Certains bimo, capables de mieux gloser que
135
136
36. Bimo Li a eu deux maîtres
bimo, ce qui est peu commun : son
oncle maternel décédé centenaire
en 1986 et son beau-père. Son
épouse a un statut particulier, elle
est très respectée et sa parole est
très influente : fille du bimo professeur de son époux, elle n’hésite
pas à critiquer le travail de ce dernier, ses caractères. Ainsi, elle a
suggéré à Bimo Li de « s’appliquer » pour dessiner le tableau des
douze bimosema (cf. infra).
AURÉLIE NÉVOT
d’autres, sont considérés comme les détenteurs du savoir. Ils se
démarquent de leurs confrères : par exemple, Bimo Li écrit
beaucoup, il cherche à parfaire son savoir auprès des grands
bimo du village et transmet à son tour ses connaissances.
Curieusement, il garde un manuscrit Mizhi datant du début
du siècle qui a appartenu à l’un de ses maîtres 36 décédé, chose
d’ordinaire impossible car la tradition exige que les livres d’un
bimo soient brûlés à sa mort afin de l’accompagner dans l’autre
monde. Le lien entre maître et disciple se perpétue donc à
travers ce livre que la famille du défunt désire, quant à elle,
brûler, comme le veut l’usage. Bien que Bimo Li ait copié ce
manuscrit lors de sa formation auprès de son maître et de fait
n’en ait plus une réelle utilité, il s’y oppose et, ce faisant, ne
respecte pas la tradition.
Il ne m’a cependant pas autorisée à recopier le texte de son
maître. Dans ce cas précis, il ne transgresse pas les règles de
transmission, bien au contraire. Comme j’étudie moi-même
auprès de Bimo Li, je ne peux avoir accès qu’aux manuscrits
écrits de sa main. Copier ceux de son maître ne respecterait pas
l’ordre généalogique des bimo et me placerait dans une position
intermédiaire entre deux générations, chose impossible. En
n’utilisant pas l’ancien manuscrit lors du rituel Mizhi mais le
sien propre, Bimo Li respecte de surcroît le lien très personnel
entre un bimo et ses manuscrits. Il n’est donc pas en cela « iconoclaste ». Il cherche seulement, dit-il, à préserver l’ancien
manuscrit et en aucun cas à nuire à son maître dans l’autre
monde, et cela malgré les inquiétudes de la famille. Il attache
beaucoup d’importance à sa culture et regrette de ne pouvoir
avoir accès aux livres confisqués depuis les années cinquante
par les autorités locales. Cet attachement particulier à un vieux
manuscrit se référant au rituel le plus important des Nipa révèle
avant tout son souci de préserver la tradition ni. Comment vit-il
réellement ce refus, c’est-à-dire comment parvient-il paradoxalement à concilier transgression des règles et respect des usages,
je l’ignore. En fait, face à l’emprise de plus en plus importante
du gouvernement chinois sur les manuscrits ni, maître Li
accorde peut-être un nouveau rôle aux bimo, celui de gardiens
des manuscrits de cet « autre temps » où la transmission se
faisait uniquement par le copiage rituel et non pas également
par la publication de textes par les voies officielles. Bimo Li
désire peut-être préserver des versions écrites qu’il juge encore
L'ÉCRITURE DES NIPA
relativement protégées de l’influence étatique. Ce faisant, il sauvegarde un lien d’écriture entre lui et son maître-ancêtre.
La reprise du rituel Mizhi par les autorités locales avec l’émission d’un livre « officiel » a motivé le travail de réécriture du
livre rituel de Lava par Bimo Li et sa volonté d’y inclure les
parties aujourd’hui diffusées oralement. Ma présence, mes nombreuses questions et nos longues conversations au sujet de la
manipulation de l’écrit par le gouvernement, l’ont aussi incité à
faire des recherches sur un savoir qui ne s’est pas transmis pendant de nombreuses années en allant poser des questions aux
vieux du village, aux « grands bimo » 37 de Lava.
Les trois dernières strophes du livre Mizhi de Bimo Li m’intègrent d’ailleurs dans le processus de transmission : la date et
mon nom (en ni) sont indiqués ; il est également spécifié que le
manuscrit a été écrit à mon intention et dans sa forme complète. Bimo Li ne se nomme pas et ne signe pas ; l’idée de propriété n’est pas pertinente ici puisqu’elle est implicite dans cette
tradition. Le maître et ses livres ne font effectivement qu’un :
chaque bimo a ses manuscrits qu’il ne prête pas et qui l’accompagnent tout au long de sa vie et même dans la mort. Je notais
précédemment que Bimo Li sauvegarde un « lien d’écriture »
avec son maître décédé par le biais d’un ancien manuscrit ; ici, il
crée avec moi un « lien d’écriture » en me nommant dans son
propre manuscrit. On peut d’ailleurs s’en étonner car, d’ordinaire, seuls les noms des ancêtres bimo trouvent leur place dans
les écrits.
Bimo Li m’a demandé de faire des photocopies de sa nouvelle
version du livre Mizhi ; il en a donné une à son apprenti, qui
avait par ailleurs copié la version précédente du texte Mizhi de
son maître, et m’en a également remis une. Il m’a donc bien
transmis son écrit mais pas par la « copie rituelle », comme
l’exige la tradition. En ce sens, je n’ai pas à proprement parler
le statut de disciple bimo et ce d’autant plus que l’on ne m’a pas
enseigné la pratique rituelle. Néanmoins, Bimo Li me considère
comme son élève, particulier sans doute, et je l’appelle
« maître ». Bien avant moi, le missionnaire catholique Vial 38
suivit un apprentissage auprès des bimo dont il copia, il y a cent
ans, les livres et écrivit des catéchismes en écriture ni sous
l’égide de ses maîtres ; sa fonction religieuse parmi les Nipa et sa
pratique courante de l’écrit lui conférèrent probablement le
statut de bimo. Il reste très célèbre chez les Nipa pour lesquels il
137
37. J’ai notamment eu d’excellents contacts avec le grand bimo
Bi Fenglin. Nos entretiens furent
toutefois peu nombreux, Bi Fenglin étant très sollicité par le bimo
officiel de Lunan en vue de la
publication d’un livre à l’Institut
des minorités de Kunming sous
l’égide du linguiste An Zeming.
Cette coopération a été très critiquée par les villageois et le directeur de l’école de Lava (frère aîné
de Bimo Li) qui tenta de raisonner
le vieux Bimo Bi (âgé de soixantedix-huit ans) et s’offusqua : « “Ils”
volent ton savoir et n’écrivent
même pas ton nom sur la page de
couverture, d’autres préfèrent s’attribuer ton rôle. » Parce que publiés, les livres de Bi ne sont plus
alors une propriété exclusive et
secrète; ses confrères y ont accès.
Qu’adviendra-t-il à la mort du
grand bimo? Brûler ses manuscrits
originaux suffira-t-il à transmettre
son pouvoir et son savoir dans
l’autre monde ? Que dire des
publications? S’il en est l’auteur
réel, ne devraient-elles pas toutes
le suivre également à sa mort ?
38. Cf. NÉVOT 1997.
138
AURÉLIE NÉVOT
n’y a pas, en soi, d’exclusion des étrangers de cette activité et il
n’est pas incohérent de penser trouver des bimo en Occident.
Remarquons enfin que Bimo Li garde deux autres exemplaires photocopiés de son livre Mizhi en plus de la version
manuscrite. Le livre original est utilisé pendant le rituel, l’une
des deux photocopies servira au cas où, me dit-il, la version
manuscrite disparaîtrait. Bimo Li a toujours à l’esprit les persécutions des instances dirigeantes han. Le dernier exemplaire est
quant à lui montré aux autres bimo du village. Ce faisant, on
pourrait croire qu’il se démarque une nouvelle fois de la tradition car seul un « bimo enseignant » est autorisé à transmettre
ses écrits. En réalité, son but n’est pas ici de s’assigner ce rôle
mais plutôt de partager le fruit de son travail de réécriture avec
ceux qui y ont collaboré et qui lui ont notamment permis de
retranscrire certains passages du livre Mizhi qu’il ne connaissait
pas. En somme, on a ici l’occasion d’observer la tradition d’écriture ni en pleine évolution. La diffusion de photocopies d’un
livre rituel Mizhi unique à tous les bimo par les autorités locales,
lors d’un rassemblement officiel, ne fut certainement pas sans
influencer Bimo Li dans sa façon de procéder 39.
2. Une écriture rituelle
Les bimo écrivent sur des feuilles de papier — autrefois de soie
— qu’ils lient et enroulent ; les manuscrits sont ensuite recouverts d’un tissu de coton noir ou d’une toile de chanvre offert
par les villageois en contrepartie de leurs activités rituelles. Ils
sont recopiés à la main, de gauche à droite et de haut en bas.
Chez les Nipa, l’écriture des bimo rassemble environ mille
deux cents caractères. Il n’y a pas d’alphabet. À un caractère est
associé une seule prononciation, mais un phonème peut correspondre à plusieurs caractères qui sont, pour certains, figuratifs.
Je retiendrai en guise d’exemple, la lune , le soleil , l’homme
, le cheval , la gauche , la droite . À la différence de
l’écriture chinoise, il n’y a pas de caractères sans partie phonétique, ni de caractères non figuratifs.
39. Cf. infra.
40. Différents mythes sur l’origine
des bimo du Sichuan coexistent
(cf. YOUNG 1935 : 14).
Le mythe d’origine de l’écriture ni
Comme me l’ont expliqué le bimo de Zhaihei et An Zeming,
les mythes d’origine du monde et du peuple ni 40 racontent
L'ÉCRITURE DES NIPA
qu’une inondation précéda la naissance du monde actuel. Gezi,
le « maître » du ciel 41, l’esprit le plus puissant du panthéon ni,
aurait dépêché trois bimo 42 sur terre pour arrêter la crue. Ils
quittèrent le ciel, chacun d’entre eux chevauchant un buffle
roux au cou duquel était attaché un livre. Au contact du monde
terrestre inondé, les manuscrits s’imbibèrent d’eau. À la décrue,
les bimo posèrent les livres sur des feuilles de chêne afin de les
faire sécher ; ce faisant, la moitié de chaque livre resta collée sur
les feuilles. C’est pourquoi aujourd’hui, lorsqu’un bimo lit un
livre, il doit tout d’abord planter sur le lieu du rituel une
branche de chêne qui représente, dit-on, l’autre moitié du
livre 43. Un autre mythe 44 des Yi de Honghe, dans le sud-ouest
du Yunnan, rapporte que six esprits ont créé les caractères
d’écriture des bimo et que le premier maître de la lecture, d’origine terrestre, les a appris à leur côté, au ciel, avant de retourner éduquer ses disciples, créer et maintenir l’ordre social. Ici,
seuls les caractères ont une origine céleste. Le bimo est devenu
maître de la lecture au ciel mais il est d’origine terrestre. Quoi
qu’il en soit, dans les deux mythes, les écrits ont une origine
céleste et le bimo est délégué sur terre par l’esprit du ciel dans le
premier mythe, par les six esprits célestes créateurs des caractères d’écriture dans le second.
Chez les Nipa, l’écriture émane des esprits, elle est le lien
entre les dieux et les hommes, et à ce titre elle est uniquement
rituelle. De même, l’écriture chinoise qui a une fonction rituelle
a d’abord été un moyen de communication entre les hommes et
les dieux avant d’être utilisé par les hommes entre eux.
Dans les écrits taoïstes, l’idéogramme est un symbole représentant le nom d’une chose, d’un phénomène ; il est une création spontanée de l’univers, une essence, une énergie cosmique 45. Les caractères sont avant tout la matière première, la
force vive du cosmos qui précède la création du monde. Les
souffles primordiaux, qi, se manifestent sous la forme d’« écrits
réels », zhenwen, dont les premiers signes visibles sont les montagnes et les fleuves. Sandrine Chenivesse fait donc remarquer
que dans la pensée chinoise, l’image devance le site 46. Pour les
Nipa, « l’image » devance l’ordre social. Les bimo accordent
manifestement un pouvoir à l’écrit, et, comme chez les taoïstes,
la copie des manuscrits de maître à disciple n’a pas pour unique
fonction de faciliter la mémorisation d’un discours rituel 47, elle
permet aussi de transmettre un pouvoir particulier 48. D’ailleurs,
139
41. Les livres bimo y font référence
lors du rituel Mizhi.
42. Le chiffre 3 est récurrent dans
les mythes ni, comme dans celui
d’Ashima.
43. Ces moitiés de livres préservées font penser à la structure des
talismans chinois (fu ). J’aborderai plus loin le sujet.
44. Nisuduojie 1995 : 124.
45. SCHIPPER 1982 : 85.
46. CHENIVESSE 1996 : 64.
47. Chez les Amérindiens cuna,
les chamanes utilisent des dessins
comme technique de mémorisation. En dépit de la transmission
de leur savoir de « maître » à
« élève », les dessins diffèrent d’un
chamane à l’autre. Il n’y a pas de
différences individuelles mais des
différences de style. Les informations des chamanes cuna sont distribuées entre le texte oral et le
texte pictographique dans le
double but de les préserver par
mnémotechnie et de les cacher
aux regards indiscrets des non-initiés (cf. SEVERI 1980 : 65). Bien
que l’écriture bimo assure la transmission du savoir en servant de
support à la mémoire, le bimo est
autorisé à réélaborer le texte de
son maître (cf. infra, La flexibilité
de l’écriture).
48. Au sujet des fashi, cf. BAPTANDIER BERTHIER 1994 : 60. La
copie des textes taoïstes permet la
transmission du savoir des maîtres
taoïstes aux apprentis fashi et leur
confère des pouvoirs.
140
AURÉLIE NÉVOT
bien que Bimo Li connaisse des livres rituels par cœur, il ne s’en
sépare pas même s’il ne les ouvre pas. Leur présence accompagne tous les actes rituels du bimo et en assure l’efficacité.
Les mots secrets des bimo
Les caractères d’écriture ni ne sont accessibles et ne sont
compris que par les spécialistes bimo, la psalmodie des manuscrits est, quant à elle, peu intelligible par les Nipa ; il y a effectivement des différences entre le parler vernaculaire et l’écrit.
L’évolution plus rapide de la langue orale par rapport à la
langue écrite est une raison invoquée par le bimo officiel pour
expliquer ce décalage ; les manuscrits ont préservé certains
termes ou expressions n’appartenant plus à la langue orale
actuelle, glose-t-il. Dans le dictionnaire yi-han, qui constitue un
écrit officiel, distinction est également faite entre les caractères
« anciens » et « actuels ». En réalité, sous l’adjectif « ancien » il
faudrait lire « secret », ésotérisme de l’écriture ni que le gouvernement ne saurait mettre en exergue. Effectivement, les bimo
emploient des termes qu’ils sont seuls à comprendre. Par
exemple, lors du rituel Mizhi — et seulement dans ce contexte
—, ne , terme secret réservé aux bimo et compris uniquement
par eux et les esprits, est employé à la place de vé , « porc » en
langue ni. Ce faisant, les maîtres de l’écrit cultivent une relation
« exclusive » avec les dieux par l’intermédiaire de ces mots efficaces. L’observation du rituel montre d’ailleurs que les participants prêtent fort peu attention à la parole du bimo, sachant
qu’elle ne s’adresse pas à eux et que leur écoute n’influe en rien
sur son efficacité. Dans certains passages cependant, le mot
« porc » est écrit en « langue vernaculaire » afin, me dit Bimo
Li, de le rendre compréhensible aux participants. Il semblerait
donc que certains paragraphes soient audibles uniquement par
les esprits et d’autres par les villageois également. Cette bipartition du discours bimo et de l’écriture ni vers les esprits et les
hommes reflète les particularités du maître de l’écrit, intermédiaire entre deux mondes. L’écriture ni semble donc être un
métalangage, comme l’écriture chinoise.
La territorialité de l’écriture
D’un village à l’autre, l’écriture n’est pas totalement identique, bien qu’elle soit très proche. Le rassemblement d’une
L'ÉCRITURE DES NIPA
141
soixantaine de bimo, organisé par les autorités locales en
décembre 1999, et la lecture commune d’un texte officiel ont
effectivement montré que si les bimo partagent à peu près le
même corpus, ils ne maîtrisent pas tous les mêmes caractères.
Bimo Li a dû « traduire » de la sorte certains des caractères du
livre Mizhi officiel en caractères de Lava ; les bimo de Beidacun,
village situé à une dizaine de kilomètres de Lava, ont fait de
même en remplaçant les graphies qui leur étaient inconnues par
celles propres à leur territoire. L’origine villageoise des bimo est
donc perceptible par l’utilisation de caractères spécifiques et par
des différences de graphies d’un lieu à l’autre. Aujourd’hui, les
variétés territoriales de l’écriture demeurent préservées par les
maîtres de la lecture malgré l’uniformisation de l’écriture yi
promue officiellement par le gouvernement 49.
L’étude du phonème p’o, qui signifie « être humain » et des
six graphies qui lui correspondent révèle que l’écriture rituelle
sert de marqueur du territoire. En effet, les bimo d’un même village ayant une écriture spécifique qui leur permet de se différencier des autres, les six graphies pour « être humain » ( , ,
, , , ), correspondent à des territoires différents. Par
définition, elles sont donc les endonymes de villages ni distincts.
Leur prononciation étant par ailleurs identique, seul l’écrit
distingue les endonymes des Nipa. En somme, l’écriture sert à
distinguer une communauté ni des « autres » communautés qui
regroupent aussi des p’o, des « humains », mais pas tout à fait
identiques. La « différence » ou l’altérité entre Nipa s’exprimerait donc uniquement par l’écrit et par l’intermédiaire des bimo.
3. Les manuscrits bimo et leur classification
Les bimo ont en leur possession de nombreux livres qui renvoient chacun à un type de rituel précis. Certains sont réservés
à Mizhi, d’autres aux funérailles ou à des rituels domestiques.
Si le mythe d’Ashima est lié aux cultes accomplis avant la naissance d’un premier enfant dans un couple, les manuscrits ne
sont pas tous réservés à des activités rituelles. Les généalogies
ou encore les mythes de création, devenus aujourd’hui très
rares 50, en sont des exemples. Ils « contiennent » plutôt la
mémoire de la société ni. Ching-chi Young 51 classe ainsi les
manuscrits « lolo » en vingt-trois groupes (sacrifice aux dieux,
49. Voir la seconde partie de l’article.
50. J’ai trouvé à Lava un court
texte mythologique sur xivu, l’arbre utilisé pour purifier animal et
participant au rituel Mizhi. An
Zeming m’a montré un ancien
manuscrit du mythe d’Ashima
provenant de son village natal,
Bantian, au Guishan.
51. YOUNG 1935 : 49.
142
AURÉLIE NÉVOT
remerciement aux dieux, prière, offrande, mariage, naissance,
généalogie...).
Le livre Mizhi ne contient pas de commentaire, il n’est pas
une exégèse, il s’attache à rendre efficace la pratique rituelle. Il
est divisé en parties correspondant aux diverses séquences
rituelles. En plus du chapitre consacré au sacrifice, des paragraphes sont réservés à des activités spécifiques, l’un expliquant
pourquoi il faut pénétrer dans le bois sacré, pourquoi il faut
« laver », c’est-à-dire purifier, l’animal sacrificiel et les officiants,
un autre permet au bimo de s’adresser aux esprits. Tout le parcours géographique accompli lors du rituel est contenu dans le
livre, du début à la fin, de la construction des « portes » purificatrices avant de pénétrer dans le bois jusqu’à l’offrande sacrificielle.
Au regard de ces « partitions rituelles », je propose de diviser
les manuscrits des bimo en trois catégories. La classification des
écrits taoïstes faite par Kristofer Schipper 52 me semble transposable dans le contexte ni : aussi, je distinguerai les registres
cultuels qui consignent et expliquent les éléments du rite (pourquoi sacrifier un mouton blanc ? un porc ? pourquoi entrer dans
le bois sacré lors de Mizhi ?...), les textes descriptifs qui fixent
l’action cultuelle (« nous sacrifions le mouton en offrande à
Mizhi ») et les textes récitatifs (textes qui évoquent la cosmogonie ni, les généalogies).
Un bimo utilise parfois le même livre dans des contextes rituels
différents en n’en lisant que certains passages adaptés à la situation. Lors du culte au dieu du sol, par exemple, le bimo officiant
a utilisé le livre Mizhi ; si cette double utilisation met en question
le lien entre le culte fédérateur Mizhi et le rituel au dieu du sol,
elle montre aussi que le bimo doit savoir découper les séquences
du rituel spécifique au fur et à mesure de la lecture. Pour le
guider dans ce découpage rituel, une graphie spéciale est employée. Ainsi, le caractère tche , qui est vide de sens, est utilisé
pour désigner soit l’animal sacrificiel, soit l’animal héraldique
correspondant à l’année où le rituel est accompli. Il permet au
bimo de repérer dans le texte l’endroit où il doit dire « porc »,
« mouton » ou « coq » selon le sacrifice concerné dans le premier cas, où il doit dire « dragon », « tigre », etc., dans le
second. L’écriture des bimo s’adapte au lieu et au temps de
l’action, elle actualise la parole de l’officiant.
52. SCHIPPER 1982 : 45.
L'ÉCRITURE DES NIPA
143
Oralité et écriture
Dans certains lieux comme Zhaihei et Shangpucao, les livres
rituels sont très rares. Le manuscrit Mizhi de Shangpucao a été
« emprunté » par les autorités locales, m’a-t-on dit, celui de
Zhaihei aurait « disparu ». Les bimo de ces villages ont conservé
un seul livre, utilisé lors des funérailles. En dehors de ce rituel,
ils officient de mémoire. En effet, ils n’ont pas recopié les livres
rituels qui furent brûlés pendant la Révolution culturelle bien
que les autorités locales tolèrent le retour des pratiques
cultuelles depuis les années quatre-vingt. De plus, en raison des
interdictions qui ont pesé sur leur tradition, les bimo de ces
villages ne maîtrisent plus très bien l’écrit. Peut-être ne sont-ils
plus capables de réécrire les livres rituels, ou peut-être ne
l’osent-ils pas. Bimo Li m’a par exemple demandé de ne pas
montrer la nouvelle version complète du livre Mizhi qu’il m’a
donnée : comme les livres de son maître furent autrefois interdits, il craignait que son manuscrit ne fût à son tour confisqué
par les autorités aujourd’hui préoccupées par la réécriture des
textes rituels ni en version officielle. Les persécutions et autodafés sont encore très présents dans les esprits.
Par ailleurs, il existe une certaine forme de coexistence de
l’oral et de l’écrit. Ainsi, certaines formules rituelles ne sont
jamais consignées. Elles restent « dans le cœur », disent les bimo.
Elles sont très courtes, dit Bimo Li, il est facile de les retenir
sans passer par l’écrit. En ce sens, elles rappellent les formules
secrètes des fashi 53. J’ai montré que l’écriture non seulement
favorise la mémorisation, mais qu’elle est performative. Les
formules orales ont également une efficacité, elles sont performatives. En effet, pendant le rituel Mizhi, le bimo a récité une
formule particulière en versant de l’eau sur le dos de l’animal
pour le purifier (ill. 2). Il en a dit une autre en versant de l’alcool au pied des branches d’arbre croisées qui symbolisent une
porte, passage entre les mondes impur et pur. Les formules ne
sont ni murmurées ni psalmodiées. Elles me semblent rendre
efficaces des épisodes du rituel où le bimo associe la parole à
l’acte. Elles sont des sortes d’ordres qui se situent dans le temps
de l’action, contrairement à la lecture, plus discursive, qui prend
place dans le temps différé. En effet, le bimo agit (par exemple, il
construit une porte purificatrice, il sacrifie un animal), puis il lit
le chapitre du manuscrit qui actualise l’action.
53. BAPTANDIER BERTHIER 1994 :
60.
144
AURÉLIE NÉVOT
ILL . 2 — Le bimo purifie l’animal sacrificiel en récitant une formule secrète.
Page de droite :
3 — Le tableau talismanique
de Lava.
ILL .
En somme, les paroles du bimo, qu’elles soient lues ou récitées,
sont performatives et le savoir des bimo, qu’il se transmette par
écrit ou par oral, est réservé à des initiés et demeure secret.
Le tableau talismanique de Lava
54. Cela rappelle le rôle du
tableau talismanique dit de l’attelage de l’Empereur de Jade étudié
par Brigitte BAPTANDIER BERTHIER (1994).
À ma connaissance, seuls les bimo de Lava accomplissent le
rituel suivant : ils dessinent un tableau d’écriture destiné à protéger une maison 54 et ses habitants, lesquels viennent en demander l’exécution à l’occasion du nouvel an ou en cas d’événements malheureux (décès, maladie, mauvaise récolte, morts
d’animaux). Le bimo choisit alors un jour faste pour accomplir le
rituel. Notons tout d’abord que les dessins sont tous quasiment
identiques bien qu’exécutés par des bimo différents. Aussi leur
transmission se fait-elle « à l’identique », à l’inverse de la transmission de l’écrit, nous le verrons.
Le tableau (ill. 3) est dessiné sur une grande feuille de papier
blanc ou sur un morceau de tissu rouge. L’utilisation de papier
s’expliquerait uniquement par son coût moindre comparé au
tissu m’a expliqué Bimo Li, et sa couleur blanche n’évoque pas
la mort ici. Le rouge est, quant à lui, une couleur faste, de bon
augure, comme partout en Chine.
L'ÉCRITURE DES NIPA
Le tableau est composé de deux parties : sur la partie supérieure sont représentés les douze bimosema, les esprits bimo, qui
ne personnifient pas les patriarches bimo mais les esprits qui
accompagnent le maître de la lecture et l’aident dans sa
pratique rituelle. Le bimo donne corps à « ses » esprits en les
dessinant. Ils sont en propre les esprits du bimo a spécifié Bimo
Li, et il leur assigne un rôle. Le tableau est destiné à rendre efficaces leurs actes prophylactiques ou exorcistes. Le bimo délègue
donc des pouvoirs aux douze esprits investis d’une mission.
Aussi peut-on parler de tableau talismanique 55.
Ces bimosema symbolisent par ailleurs les douze mois de l’année. Ils sont scindés en deux groupes. Les six premiers bimosema
145
55. Les bimo ne possèdent pas de
talismans comme les maîtres
taoïstes pour lesquels les talismans
sont considérés comme les esprits
incorporés par le chamane. Bien
que le rituel d’écriture accompli
par les bimo soit moins complexe
que celui des fashi, ses caractéristiques en sont proches : les fashi
donnent également corps aux
divinités, « l’écriture crée littéralement des personnages » (cf. BAPTANDIER BERTHIER 1994 : 60, 67).
146
AURÉLIE NÉVOT
portent des noms masculins et sont placés au-dessus des six
autres qui portent, eux, des noms féminins. Cette division de
l’année en masculin et féminin rappelle la vision chinoise de
l’année scindée en deux moitiés et, notamment, la répartition
en deux groupes des signes cycliques qui lui sont associés et qui
sont divinisés dans le taoïsme.
Bimo Li m’a appris que les esprits bimo vont par couples
sexués et que chaque esprit dessiné est double : il a son pendant
masculin, non figuré, s’il est féminin, et inversement. Sur le
tableau qu’il a dessiné à mon intention, il lui a donc semblé
nécessaire, d’un point de vue pédagogique, d’ajouter aux douze
esprits figurés les noms de leur double. Ainsi, le dessin qu’il m’a
transmis est particulier et plus complet. La transmission de l’écrit
confère à l’apprenti des pouvoirs, nous le notions auparavant ;
ici, en exécutant le tableau, le maître fait directement appel à
ses esprits qu’il « donne » à son disciple par l’intermédiaire du
dessin. Ce faisant, il m’a peut-être transmis aussi un pouvoir.
Dans la partie inférieure du tableau est dessiné tout ce qui
symbolise la vie d’un Nipa (maison, récoltes, bœufs, charrue,
basse-cour, arbres) et d’un villageois de Lava en particulier, avec
des poissons dans un lac. Lava est en effet entouré de petits lacs
qui permettent à certains habitants de vivre de la pisciculture.
Tout ce que les bimosema ont pour tâche de protéger est donc
représenté. Notons que le rôle prophylactique des esprits bimo
rappelle celui des esprits Mizhi, protecteurs du village, des
hommes, des récoltes et des animaux. Bimo Li a d’ailleurs souligné que Mizhisema, l’esprit Mizhi, est accompagné des douze
esprits bimo lors du rituel Mizhi.
Autrefois, le maître de l’écrit devait réciter quelques formules
rituelles en accrochant le tableau au mur de la maison. Aujourd’hui, cet épisode du rituel a disparu. Que l’intronisation soit
faite par la famille ou par le bimo importe peu ; dans les deux
cas, le tableau d’écriture est efficace. Les Nipa ne le lisent pas
puisqu’ils ne maîtrisent pas l’écrit et ils n’y prêtent d’ailleurs pas
attention. De la sorte, l’usage fait du tableau par les Nipa est
identique à celui qu’en font les patients du fashi, sa seule fonction est d’être là pour protéger la maison et ses habitants. Il est
bénéfique et efficace, voilà tout. En échange du tableau, la
famille offre à l’officiant une mesure de riz, de la viande, une
bouteille d’alcool et de l’argent. Donner au bimo équivaut à donner aux esprits bimo. Remercier l’un, c’est remercier les autres.
L'ÉCRITURE DES NIPA
147
Une écriture chamanique
Anthony Jackson émet une hypothèse intéressante sur l’origine de l’écriture des Lolo 56. Les dongba (chamanes naxi) seraient
nés de la rencontre de chamanes autochtones avec des moines
bön, expulsés vers les Marches tibétaines après la diffusion du
bouddhisme. Dès lors — l’auteur ne précise pas quand —, une
forme particulière de chamanisme se serait développée : un
chamanisme sans transe qui utilise des textes écrits par les spécialistes des rituels. En rapprochant les manuscrits naxi des
écrits lolo d’une part et les bimo des dongba d’autre part, Jackson
donne la même origine au chamanisme lolo sans transe. Je ne
suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer que les écrits des
bimo sont proches des écrits bön. La gageure serait de rechercher si l’écriture des bimo a une origine géographique ou extraethnique. Ce sont avant tout les discours des Nipa, des bimo, du
bimo officiel et des autorités locales han sur l’origine de l’écriture
bimo qui m’intéressent.
Pour Nguen Van Huy 57, l’importance de la lecture, l’immobilité de l’officiant et l’absence de transe sont caractéristiques
d’une forme rudimentaire de chamanisme. Je ne pense pas qu’il
y ait des formes « rudimentaires » ou « classiques » de chamanisme. Les bimo participent du chamanisme en organisant des
rituels au cours desquels ils communiquent avec les esprits,
guérissent et exorcisent. En ce sens, on peut dire que les bimo
sont les chamanes des Nipa. Leur écriture rituelle est donc une
« écriture chamanique ». Son étude et celle des pratiques qui
l’accompagnent font d’ailleurs apparaître que les caractéristiques de l’écriture ni et la fonction du bimo sont proches de
celles d’autres chamanes chinois qui n’entrent pas non plus en
transe et utilisent un écrit : les fashi. Ainsi, la tradition ni est
voisine de la tradition chamanique taoïste.
La définition du chamanisme, selon laquelle seuls les officiants qui communiquent avec les esprits (oralement) en entrant
en transe seraient des chamanes, est à mon sens trop restrictive.
Les autres modes de contact avec les divinités qui incluent
l’écrit mais pas la transe sont, selon cette définition, soit jugés
« rudimentaires » soit exclus du chamanisme. Une telle définition n’est donc pas satisfaisante, il existe simplement des formes
de chamanismes avec ou sans transe, avec ou sans écriture.
En outre, d’après Roberte Hamayon 58, c’est bien parce que le
56. JACKSON 1979 : 74.
57. NGUEN 1995 : 314.
58. HAMAYON 1993 : 204-205.
148
AURÉLIE NÉVOT
chamanisme affiche un « refus délibéré du dogmatisme » qu’il
rejetterait l’utilisation de l’écrit. Or, le chamanisme bimo induit
l’emploi d’une écriture ésotérique, les bimo accomplissent des
rituels avec des manuscrits pour support à leur action cultuelle,
certes, mais cela n’implique nullement qu’ils diffusent un dogme
ni qu’aucune création personnelle ne leur soit autorisée dans la
pratique ou dans la copie. Au contraire, l’écriture ni n’est pas
« inerte », le maître innove et réélabore les manuscrits, elle est
de surcroît efficace. La flexibilité de cette écriture est caractéristique de la culture des Nipa et favorise les différences d’écriture
entre villages, et aussi entre bimo d’un même village.
4. La flexibilité de l’écriture ni
La réélaboration des écrits
59. Je n’ai pas retrouvé de textes
écrits d’Ashima à Lava. Actuellement, chaque territoire préserve
sa version de l’histoire mais nombreux sont les villages sans bimo où
le savoir écrit a disparu et où
seules les versions orales du mythe
subsistent, racontées par les anciens du village. Sans doute faut-il
expliquer la disparition des textes
mythologiques par les nombreuses
collectes effectuées par les ethnologues chinois depuis 1949. J’évoquerai plus loin cette mainmise
sur le mythe écrit.
60. GOODY et GANDAH 1980 : 48.
L’étude du mythe d’Ashima révèle que différentes versions de
l’histoire coexistent à l’écrit et à l’oral, et que chaque territoire
marque sa particularité dans le récit, si petite qu’elle puisse
apparaître lors de la narration. Bien que la comparaison des
versions manuscrites dévoile que la trame est régulière et que le
sens du récit demeure intact, les écrits varient. À un village,
voire à un bimo, correspond une version, et ces différences territoriales me paraissent liées aux différentes lignées bimo du pays
des Nipa, qui cultivaient chacune leur propre version d’Ashima,
de génération en génération 59.
Là où la version écrite du mythe n’existe plus, la liberté des
conteurs est plus grande et la variabilité du mythe est plus forte.
Ainsi, il existe des variantes spécifiquement féminines où la
chanteuse s’identifie à l’héroïne. Dans les villages où les écrits
sont encore nombreux, la forme orale du mythe est plus proche
des versions écrites (longueur, vers, enchaînement des thèmes)
que les versions orales des villages où les formes écrites n’existent pas, ou plus. Comme le font remarquer Jack Goody 60 et
Roberte Hamayon, lorsqu’il y a écriture ou lorsque la récitation
se fait d’après un original écrit, on dispose d’un modèle auquel
chaque individu, récitant ou auditeur, peut se référer. Chez les
Nipa, il n’y a pourtant ni apprentissage ni transmission à l’identique bien que les motifs soient plus fixes à l’écrit qu’à l’oral :
« une » version standard n’existe pas ; l’écrit sert de référent
pour les versions orales et écrites sans toutefois en figer la forme
L'ÉCRITURE DES NIPA
et le contenu. Les Nipa n’adoptent pas une logique qui consisterait à consulter les manuscrits pour vérifier la conformité de
leurs chants et de leurs contes, même s’ils sont issus du même
village.
Effectivement, les bimo d’un même territoire ne possèdent pas
des manuscrits totalement identiques. Par exemple, les composantes de la cellule parentale de l’héroïne Ashima ne sont pas
identiques dans les différents textes provenant de Haiyi. Dans
un ancien manuscrit et dans celui de Bimo Jin Guoku recueilli
en 1963 lors de la collecte officielle, Ashima et Ahei sont frère et
sœur uniques du foyer ; dans un autre livre du même village,
Ashima a deux frères aînés. Outre les erreurs probables, une
certaine « liberté » est donc concédée à celui qui copie. À
rebours, cela ne signifie nullement que les écrits soient une
recréation totalement libre qu’aucun ordre ne viendrait régler.
Les séquences et la trame du récit étant reproduites d’une version écrite à l’autre, les différences sont codifiées. C’est que la
mise par écrit et le copiage ont ici une valeur très particulière
qui n’est pas celle de tout écrit, ils transmettent un pouvoir. À
mon sens, il faut expliquer la variabilité plus faible des récits
écrits qu’oraux non seulement par leurs modes de transmission
distincts mais également par le rôle religieux et la fonction
rituelle accordés aux premiers et pas aux seconds. En effet, les
manuscrits permettent aux bimo de communiquer avec les
esprits par le biais de l’écriture qui est en soi efficace. Modifier
le contenu du texte ou bouleverser la trame du récit entraîne un
changement dans la relation entre le bimo et l’esprit, et une
diminution de l’efficacité rituelle.
En somme, les thèses de Jack Goody et de Roberte Hamayon
ne se vérifient pas dans le contexte ni car l’écriture n’est pas une
écriture ordinaire et les écrits appartiennent aux seuls spécialistes qui sont, par ailleurs, maîtres de les modifier en conservant leur efficacité. La réélaboration du livre Mizhi par Bimo Li
conforte mon propos car elle montre comment, après s’être
approprié le savoir de ses maîtres, un bimo est autorisé à le personnaliser.
La réélaboration du livre Mizhi de Lava
De janvier à mars 2000, Bimo Li a donc réécrit le « Livre
Mizhi d’Ava », Ava mizhi m’si
(ill. 4). Il avait à sa
149
150
AURÉLIE NÉVOT
ILL . 4 — Le bimo lit le livre
rituel Mizhi avant le sacrifice.
disposition les livres copiés sur ceux de son oncle maternel et
sur ceux du père de sa femme, lui-même bimo ; ainsi que le
dictionnaire yi-han et le livre Mizhi officiel distribué par les
autorités locales. Il a principalement utilisé ses propres copies de
manuscrits pour en réélaborer certains passages, des titres ou
encore des phrases. Pour transposer par écrit certaines formules
secrètes que les bimo ne lisent d’ordinaire jamais, et les
séquences rituelles qui étaient uniquement transmises oralement
depuis la Révolution culturelle et la disparition des livres, Bimo
Li a parfois eu recours au dictionnaire. La double organisation
de la transmission, par écrit et par oral, favorise indubitablement la variabilité. Soulignons qu’en mettant par écrit des
L'ÉCRITURE DES NIPA
formules secrètes, Bimo Li leur enlève justement leur caractère
strictement oral et donc « secret » et modifie la tradition.
Enfin, le maître de l’écrit s’est inspiré de la forme du livre
officiel et non du fond (ce ne sont pas les caractères de Lava ni
les mêmes séquences rituelles qui figurent dans celui-ci, m’a-t-il
dit) : ainsi, cette nouvelle version du livre Mizhi de Lava comprend une table des matières où les titres des différentes parties
sont consignés et paginés. Le maître de l’écriture a donc donné
un nouvel aspect au manuscrit tout en en préservant le contenu
et l’écriture spécifique. Ce travail de réécriture l’a également
amené à consulter les manuscrits Mizhi d’autres villages contenus dans l’ouvrage d’An Zeming. Il ne les a pas pris pour
modèles mais comme points de comparaison, il a noté les schémas rituels proches et parallèlement les différences d’écritures.
Cela l’a incité à préserver l’écriture de Lava et l’ordre des
séquences rituelles de son village tout en personnalisant son
manuscrit. Ces deux termes paraissent paradoxaux, comment la
personnalisation d’un écrit assure-t-elle la préservation du récit ?
Comme pour le mythe d’Ashima, le sens du rituel demeure
nonobstant les différentes versions manuscrites correspondantes,
les différences de style de chaque bimo n’impliquent pas la transformation de la pratique rituelle et ne la dénaturent pas.
En observant la transmission dans la diachronie, on constate
que Bimo Li transmet à son disciple un manuscrit différent de
celui dont il a lui-même hérité. Le livre Mizhi utilisé par l’apprenti a été copié sur le manuscrit du maître, mais pas sur la
copie du maître de ce dernier. En d’autres termes, l’apprenti
bimo a pris pour modèle un manuscrit du Bimo Li, personnalisé,
proche des textes de référence sans leur être identique. Il est à
son tour autorisé à improviser à partir du texte de son maître et,
par conséquent, à participer de la multiplication des variantes.
Pour ce faire, il devra néanmoins avoir acquis un certain statut.
De son savoir et de sa maîtrise de l’écrit dépendra en effet sa
production personnelle de manuscrits.
L’évolution des écrits et des graphies
Les transformations des écrits dépendent de la capacité d’improvisation du bimo mais pas seulement. En effet, les changements sociaux et écologiques obligent aussi les maîtres de l’écrit
à modifier les séquences rituelles de leurs manuscrits. Ainsi, les
151
152
61. Pour plus de détails, cf. NÉVOT
1997.
62. À ce sujet, cf. RAISON-JOURDE
1991.
63. C’est ce que suggère ChingChi Young.
AURÉLIE NÉVOT
bois situés aux alentours de Lava ayant été dévastés dans les
années cinquante, les villageois n’accomplissent plus la chasse
rituelle pendant Mizhi. Bien que le passage s’y référant ait été
préservé par Bimo Li sur un cahier, il a été logiquement exclu
du rituel. Mais dans le livre Mizhi réécrit en son entier, Bimo Li
l’a réinséré.
La faculté d’adaptation de l’écriture à l’environnement social
est en outre manifeste dans la réalisation de catéchismes par le
missionnaire Vial et les bimo au début du siècle dernier. Les bimo
ont interprété le dogme catholique pour en donner une autre
version, ni, en intégrant certains termes inventés par le prêtre 61.
Cela dénote aussi la capacité de la tradition ni d’intégrer dans
sa « pensée » quelque chose de nouveau et de l’insérer dans ce
qui est le support de sa tradition : l’écrit. Cela montre enfin, s’il
en était besoin, qu’un peuple peut assimiler des éléments étrangers à sa culture tout en restant différent. Les religions sont
perméables, elles peuvent être influencées par d’autres courants
qu’elles peuvent influencer à leur tour 62.
Les graphies varient également. Et si elles le font, c’est que la
tradition ni autorise une certaine liberté dans la réécriture 63.
L’évolution de la transcription des caractères est, de fait, une
caractéristique notable de l’écriture ni. Aujourd’hui, les bimo
distinguent les anciens caractères d’écriture des plus récents. Par
exemple, les caractères pe , et pi
sont devenus rares ; on ne
les trouve plus que dans les anciens manuscrits ou dans les
villages, comme Lava, qui conservent précieusement les caractères du passé. L’écriture ni est donc évolutive. En dehors des
erreurs de copiage et de l’existence de caractères secrets, comment comprendre la disparition, la transformation voire l’apparition de certains caractères ? Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’invention, la stylisation de certains caractères
favorise l’évolution de l’écrit. Par exemple, Bimo Li écrit le
caractère , copié sur le livre de son maître, ainsi . Et c’est
ce dernier qui servira de modèle à son disciple. Les écrits diffèrent donc, bien que provenant de la même lignée bimo. L’étude
des mythes d’Ashima et des manuscrits Mizhi montre qu’ils sont
en éternel mouvement et n’ont pas de forme fixe.
L’écrit est le vecteur de transmission des traditions et, corrélativement, l’un des supports de la mémoire de la société ni par le
biais exclusif de son maître, le bimo. En ce sens, les bimo, qui
étaient autrefois des chefs, exercent peut-être encore aujour-
L'ÉCRITURE DES NIPA
153
d’hui un certain contrôle sur la communauté des Nipa. Leur
écrit n’est pourtant pas utilisé comme « moyen de contrôle » au
sens où l’entend Jack Goody 64, c’est-à-dire par les instances
gouvernantes. Si tel est pourtant le cas, ce sont les instances
dirigeantes chinoises qui jouent ce rôle et non les bimo. Elles
manipulent effectivement les écrits ni depuis 1949 dans un but
idéologique. L’écriture ni étant celle d’un seul spécialiste, qui
plus est religieux, elles ont d’ailleurs adopté une attitude ambiguë
par rapport aux caractères ni, tantôt en niant leur existence,
tantôt en les réhabilitant.
D E L A N É G AT I O N À L A R É H A B I L I TAT I O N D E L ’ É C R I T
DE 1949 À NOS JOURS
Avec l’avènement du régime communiste de Pékin en 1949,
la définition stalinienne de nation —une langue, un territoire, un
stade de l’économie, un caractère psychologique — fut reprise
par le gouvernement chinois. Mao désira toutefois adapter le
marxisme aux réalités chinoises et un projet spécifique fut développé concernant les nationalités minoritaires.
L’article 50 du programme de 1949 prévoit en effet d’intégrer
les ethnies à la cause révolutionnaire, de les adapter et de les
introduire au monde socialiste afin de mener une politique commune sur l’ensemble du territoire et d’aboutir à la création de la
nation chinoise, dont le groupe dominant est, selon cette idéologie, celui des Han 65. Il se veut également un programme « civilisateur » marqué par le rejet des traditions « féodales », au sens
marxiste du terme, et des « superstitions », vestiges d’un état
social et économique proclamé dépassé. Dans l’esprit de Mao, il
était cependant nécessaire de concilier passé et présent pour
accéder à l’État socialiste : la transformation ne pouvait se faire
qu’en utilisant et en « préservant » les traditions du peuple
chinois. C’est l’idée de « mettre l’ancien au service du présent »,
Guweijinyong 66
, qui a influencé les orientations idéologiques du gouvernement de Pékin, pour lequel les nationalités
minoritaires doivent être insérées dans le mouvement prédéterminé de la révolution marxiste. Leurs cultures étant en voie
d’extinction, l’une des priorités du gouvernement chinois est de
« folkloriser » les cultures des « nationalités » pour permettre
l’édification nationale.
64. GOODY 1986.
65. L’emploi du terme Han par la
RPC fait explicitement référence
au peuple de la dynastie des Han
(de –206 à –221) par opposition
aux « peuples barbares » des frontières de l’empire.
66. HEGEL 1984 : 198.
154
AURÉLIE NÉVOT
Chez les Nipa, cela se traduit par de constantes manipulations et dénaturations de l’écriture rituelle des bimo de 1949 à
nos jours. Les moyens employés par les instances dirigeantes
pour y parvenir diffèrent toutefois selon la période considérée. Il
convient de distinguer la période des années cinquante à
soixante-dix, où l’existence d’une écriture chez les Nipa est niée,
de celle des années quatre-vingt et surtout quatre-vingt-dix, où
l’écriture est au contraire réhabilitée et même promue.
67. Ce faisant, la RPC renoue
avec la méthode chinoise antique
employée sous les Qin pour unifier la Chine au deuxième siècle
avant notre ère. Les lettrés avaient
pour habitude d’exprimer des
idées nouvelles au moyen de formules anciennes. Cf. MASPERO et
BALAZS 1967 : 54.
68. WANG 1955 : 185.
69. Ibid. : 181.
70. L’habitude chinoise des collectes est millénaire. L’organisation chinoise à l’époque de Qin
Shi huangdi (-221/-206) reposait
sur des collectes organisées par les
autorités impériales qui portaient
sur tous les domaines (musique,
chanson, religion, fêtes, mariages...) et supposaient une mise en
ordre du territoire et du cosmos.
Connaître les coutumes chinoises
permettait à l’empereur de consolider son autorité en symbolisant
par sa seule personne les diversités
culturelles de son vaste empire ;
cela facilitait en outre la mise en
place de nouvelles institutions.
Une communication était par
conséquent constamment établie
entre le peuple et l’empereur,
lequel restituait au peuple des
règlements et des lois issus indirectement des éléments recueillis. Les
collectes étaient donc intimement
liées à la fondation du pouvoir
politique fort et unificateur de
l’empereur (cf. KALTENMARK
1979 : 19-52). Mais si l’hétérogénéité culturelle était alors concevable, il n’en est pas de même
dans les conceptions idéologiques
communistes.
1. Négation de l’écrit : l’exemple du mythe d’Ashima
La version chinoise de 1953
Comme si l’on était dans une urgence historique et sociale,
de grandes collectes furent organisées au début des années
cinquante avec pour ambition première de construire une littérature au service du parti 67. C’est dans ce contexte qu’apparut
en 1949 la revue « La Littérature du peuple », Minwenxue
,
où fut publiée, en 1953, la version standard du mythe d’Ashima,
recueillie de la sorte dans la région du Guishan, pays des Nipa.
Si la fonction première de cette publication était de « montrer
que la Chine possède une riche littérature multinationale » 68,
elle s’avéra être aussi un acte politique et l’exécution directe des
instructions de 1949.
D’après la version chinoise officielle publiée en 1953 et les
commentaires qui suivirent en 1955, l’histoire d’Ashima appartiendrait exclusivement à la littérature orale, c’est-à-dire à la
littérature « populaire ». Elle y est effectivement qualifiée de
« poème narratif » ou encore de « ballade chantée » 69. Ces
deux désignations trouvent leur justification dans le fait que
l’histoire est dans certains cas déclamée, et dans d’autres cas
chantée. La « légende d’Ashima » fut donc classée par les autorités parmi les « spectacles populaires », quyi, qui regroupent
divers arts oraux (conte, ballade, dialogue comique). Le but de
leur collecte était non seulement de mieux connaître les masses
populaires et le prolétariat chinois, mais également de maîtriser
les productions culturelles et d’éduquer les masses, comme du
temps du tribut 70. Le gouvernement impérial attachait notamment beaucoup d’importance aux chants populaires, susceptibles d’exprimer les ressentiments du peuple, pour les réécrire
155
L'ÉCRITURE DES NIPA
selon les normes orthodoxes. Bien que Mao ait voulu marquer
une rupture entre la Chine communiste et les stades sociaux
antérieurs, c’est-à-dire, selon cette idéologie, la Chine « féodale », il reprit des coutumes chinoises et des procédés politiques
connus depuis l’antiquité pour édifier l’État communiste. On ne
renie pas si facilement une imprégnation culturelle millénaire.
Dans les commentaires sur la légende d’Ashima, on peut lire
également que « la chanson peut être entendue en tous lieux et
que les vieillards la chantent aux plus jeunes » 71. Il n’est pas dit
si ces chants sont exécutés en des occasions précises ni dans quel
but ils sont déclamés. On ne fait donc évidemment pas référence aux rituels de naissance et de mariage au cours desquels
l’histoire d’Ashima est contée ou chantée. Le terme « mythe »
n’est d’ailleurs jamais employé ; il est délaissé au profit de
termes plus neutres tels que « chants », « ballades », « légendes ». En outre, il ne pouvait être écrit que ces « vieillards » sont
des bimo et qu’ils lisent des textes rituels puisque, avant cette
publication et cette traduction et « malgré sa popularité, la ballade d’Ashima ne faisait l’objet d’aucun texte écrit » 72. L’auteur
décontextualise donc totalement le récit en niant sa forme écrite
qui est pourtant connue des officiels locaux. En effet, les publications récentes des versions d’Ashima originales collectées en
1953 et 1963 montrent que non seulement des versions orales
furent retranscrites en chinois mais que des versions issues de
manuscrits bimo furent également traduites ; nul n’ignorait donc
l’existence de l’écrit chez les Nipa. La longueur du mythe, les
détails, les séquences, les thèmes narratifs suggèrent de surcroît
que la version officielle proposée en 1953 est sans doute issue de
versions écrites.
En somme, d’après les textes chinois, écriture, rituels et spécialistes religieux sont inexistants. Seul le caractère poétique et
lyrique de l’histoire est souligné. Or, c’est avant tout de
l’échange des femmes tel qu’il est pratiqué dans la société ni
qu’il est question dans le récit et ce n’est évidemment pas son
caractère prosodique qui lui confère un sens mais le contenu des
dialogues entre Hairi et Geluriming, les « preneurs de femme »,
ainsi que les échanges amoureux entre Ashima et son frère.
Leur étude permet de comprendre que le mythe d’Ashima établit la prohibition de l’inceste.
La qualité de mythe et la forme écrite de l’histoire d’Ashima
furent reniées par les officiels pour deux raisons principales. La
71. WANG 1955 : 181.
72. Ibid. : 185.
156
73. Chinese Literature 1955 : 12.
74. J’ai montré ailleurs (NÉVOT
1999) que, contrairement aux
textes originaux, dans la version
chinoise, l’héroïne est libre
d’épouser l’homme de son choix
et ses parents ne refusent pas de la
marier à un homme d’un autre
lignage. Cette lecture chinoise du
mythe s’inscrit dans la loi sur le
mariage promulguée en 1950 : loi
fort réformatrice et révolutionnaire, qui valide la liberté du
mariage, supprime les mariages
arrangés, interdit les mariages
entre enfants et les pratiques
« féodales » d’échanges de cadeau. Le récit chinois est donc
focalisé sur l’opposition entre
riche et pauvre et sur le mariage
forcé plus que sur le fait de donner une fille ou de la garder au
foyer. Dans la version chinoise, les
Nipa manifesteraient leur intégration à la mouvance révolutionnaire à travers Ashima bien que
« l’histoire fût probablement une
légende à l’origine ». Une nouvelle fois, cette remarque révèle
que l’ignorance de la portée culturelle du texte est feinte au profit
d’une réactualisation de la « légende ». Cette transformation du
contenu du mythe s’inscrit très
délibérément dans le processus de
construction de l’État socialiste.
AURÉLIE NÉVOT
première tient au caractère rituel de l’écrit dans la société ni :
pour un État qui prône l’athéisme, nier l’écrit des Nipa permet
d’évacuer la sphère religieuse et les bimo ; c’est aussi nier les traditions ni. La seconde raison s’inscrit dans un contexte non plus
religieux mais politique : ne pas reconnaître l’existence de
manuscrits ni et dater la première mise par écrit du mythe en
1953, lors de la publication chinoise, c’est aussi démontrer la
supériorité des Han, comme guides idéologiques des minorités,
qui inculquent l’écriture nationale à ces populations illettrées.
Réduire la culture populaire des Nipa au domaine de l’oralité,
c’est montrer son infériorité par rapport aux Han, civilisation
de l’écrit par excellence. Dans ce contexte, la dichotomie entre
oral et écrit est empreinte d’un jugement de valeur.
Ces dénis s’accompagnent de transformations et de nouvelles
dénaturations non plus dans la forme mais dans le fond de l’histoire.
Quand un fait social traditionnel des Nipa est évoqué dans le
texte, il est modifié par les instances gouvernementales. Tel est
le cas pour la « maison commune ». Le récit chinois dit 73 que,
dès l’âge de douze ans et jusqu’à leur mariage, les Nipa vivent
« dans des maisons séparées », l’une étant réservée aux filles,
l’autre aux garçons. En réalité, il n’y a qu’une maison « commune » aux deux sexes, lieu de rencontre où les jeunes gens
viennent se séduire mutuellement, où les alliances se créent.
Dans la version chinoise, le plus étonnant est d’avoir spécifié
l’existence d’une « maison » dans laquelle Ashima se rendait,
chaque soir. En effet, dans les écrits ni, il n’est guère fait référence aux sorties nocturnes de la belle Ashima qui, très courtisée, n’en demeurait pas moins auprès de ses parents, lesquels
refusaient de la marier. Les comportements des personnages
font sens dans les versions ni car ils symbolisent le refus
d’échanger les femmes chez les Nipa et participent, plus largement, de la relation incestueuse entre Ashima et son frère.
En travestissant ainsi le récit, les autorités effacent donc son
sens implicite et nient la structure sociale des Nipa. Elles prêtent
de surcroît un autre sens à l’histoire qui relate, toujours d’après
la version officielle, le refus d’Ashima d’épouser un riche propriétaire terrien. Ce faisant, l’idéologie communiste dénonce le
mariage arrangé, « tradition féodale » par excellence. Ainsi,
Ashima campe le personnage d’une jeune révolutionnaire dans
la version chinoise 74.
L'ÉCRITURE DES NIPA
La version cinématographique de 1979
En 1979, une nouvelle version fut proposée, en un lieu et sous
une forme spécifiques : le film d’Ashima de la Forêt de pierre,
Shilin. Pour les Nipa et ceux de Lava en particulier, cette version
ne correspond pas à l’histoire d’Ashima de la tradition ni. La
folklorisation du mythe y est effectivement pratiquée à une
autre échelle qu’en 1953.
Une première modification concerne l’endroit où prend place
l’histoire, lequel est transposé d’Azhodi (dans les versions originales et dans la version chinoise de 1953) à la Forêt de pierre,
haut lieu du tourisme du Yunnan 75.
La seconde transformation concerne la relation d’Ashima et
de son frère Ahei. La trame du film est davantage focalisée sur
une « love story » inspirée de la relation amoureuse du frère et
de la sœur, dont la séparation finale, dans les manuscrits ni,
énonce implicitement l’interdit de l’inceste. Cependant, la
version officielle de 1979 ne peut évidemment pas relater une
histoire incestueuse ; en conséquence, les héros deviennent des
amants non consanguins. La fin de l’histoire reste toutefois
identique à celles des versions écrites, Ashima et Ahei ne peuvent pas se marier. Le film se mue, de fait, en tragédie romantique.
C’est ainsi que cette nouvelle version chinoise sert non seulement la cause politique en dénonçant, comme pour celle de
1953, la lutte contre les mariages arrangés, mais également
l’économie du site touristique de la Forêt de pierre où cette
« émouvante » histoire est désormais située, et où le film est
d’ailleurs projeté.
En somme, les versions chinoises effacent le contenu implicite
des textes ni, à savoir l’interdit de l’inceste. La façon dont l’histoire d’Ashima est traitée reflète l’attitude équivoque des autorités par rapport aux manifestations propres à la culture des populations. Elles admettent la popularité de la légende tout en niant
sa valeur rituelle et de mythe et en promouvant des versions
dénaturées 76. La tendance officielle oscille donc entre la répression, le désir de supprimer certains aspects du mythe en le réduisant à une poésie lyrique 77 ou à un film tragico-romantique, et
le souci de préserver une littérature et une cinématographie
« morales et populaires » à condition de les contrôler 78. Le
157
75. Les touristes viennent pour la
plupart y admirer la « pierre
d’Ashima », caractéristique par sa
forme qui rappelle celle du « chapeau d’Ashima », coiffe traditionnelle des jeunes femmes ni.
D’après la version chinoise du
mythe qui contrevient à la version
ni, la forêt de pierre est le tombeau de la belle Ashima. En réalité, le site du mythe se trouve à
Azhodi, dans la région du Guishan, au nord de Lunan, tandis
que Shilin se trouve à l’est. L’économie du site repose entièrement
sur la légende : les objets vendus,
le circuit dans Shilin s’y réfèrent.
76. Notons que la légende de la
troisième sœur Liu, Liu Sanjie,
connue des « nationalités » du
Guangdong et du Guangxi (l’auteur de l’article ne spécifie pas
quelles sont ces populations : LOH
1984 : 165-176), a subi des transformations analogues à celle du
mythe d’Ashima. La légende
relate la transformation en pierre
d’une jeune femme et d’un jeune
homme qui acquièrent ainsi l’immortalité au sommet d’une montagne. La ressemblance avec le
mythe d’Ashima est frappante.
Dès 1961, la version chinoise
raconte que Liu Sanjie s’oppose
au mariage arrangé en choisissant
elle-même son compagnon. La
version chinoise valorise l’éducation de Liu, son ardeur au travail
et la lutte des classes. Dans le film
réalisé en1970, l’héroïne est poursuivie par son propriétaire terrien.
L’histoire d’amour de Liu Sanjie
s’est transformée en une comédie
d’éducation et de lutte des classes.
Il faudrait probablement étudier
dans le détail la légende de Liu
Sanjie avant de la réduire à une
simple love story. Dans le cas du
mythe officiel d’Ashima, amour,
éducation et lutte des classes sont
également imbriqués.
77. Malgré les changements survenus dans la version chinoise, le
texte de 1953 retient néanmoins
des éléments importants du mythe
158
AURÉLIE NÉVOT
mythe d’Ashima est un instrument idéologique aux mains des
instances dirigeantes. Il le demeure aujourd’hui malgré la réhabilitation de l’écrit.
2. La réhabilitation de l’écrit
Au cours des décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les
réformes autorisant le retour aux pratiques cultuelles se sont
multipliées, favorisant chez les Nipa la reviviscence de l’écriture
et des croyances officiellement classifiées comme « animistes » ;
pour certains d’entre eux, elles ont également permis le retour
des cultes dits « liturgiques » (bouddhistes et chrétiens notamment). On constate un assouplissement du dogme politique. On
voit conjointement se multiplier les collectes de données chez les
Nipa et notamment les travaux sur l’écriture des bimo. Le développement des monographies chinoises, des « études sur les
nationalités », minzu xue
, et des « études linguistiques sur
les nationalités », minzu yuwen xue
, va dans ce sens.
Plutôt que de rechercher une meilleure connaissance de la
culture ni, ces recherches visent en réalité, dans le cadre de
l’édification de la « civilisation nationale » 79, à manipuler tout
d’abord les textes ni afin de légitimer l’appartenance des Nipa à
la nationalité yi, puis à transformer les caractères d’écriture des
bimo pour homogénéiser la culture yi et créer l’identité yi qui
n’existe pas.
Traduction et réécriture des textes ni : les Nipa sont des Yi
version ni : la transformation
finale d’Ashima en pierre puis en
écho causée par le « dieu de
l’eau ». La notion de double,
récurrente dans la pensée ni,
demeure donc dans la version chinoise où le côté « superstitieux »
du récit n’est en conséquence pas
totalement éludé.
78. Cf. PIMPANEAU 1978 : 102.
79. TREBINJAC 2000 : 40.
80. Son contenu est très proche de
la version de référence que j’ai utilisée dans un article précédent
(NÉVOT 1999).
Examinons tout d’abord les travaux d’ethnologues et de linguistes chinois. La traduction d’un ancien manuscrit du mythe
d’Ashima en versions chinoise et ni 80 est parue en 1985. Cette
relative « tolérance » politique et la prise en compte de l’écrit ni
par les instances dirigeantes chinoises n’impliquent pas une
reconnaissance des spécificités culturelles des Nipa, du rôle des
bimo ou de la « pensée rituelle ni ». Elle n’exclut évidemment
pas la politique d’assimilation promue par le gouvernement.
Bien au contraire, car dans cette traduction la dénomination
Nipa n’apparaît jamais, elle est immanquablement traduite par
Yizu, comme dans tous les autres ouvrages sur les Nipa. Le
terme bimo est lui aussi inexistant. L’explication donnée à la
L'ÉCRITURE DES NIPA
publication en 1985 de la légende en version ni est la mise en
valeur des « écrits des nationalités minoritaires », en l’occurrence ceux des Yi. La réhabilitation des versions écrites du
mythe d’Ashima est donc politiquement connotée.
Les recherches chinoises intitulées « Histoire des Yi » se multiplient également et il convient encore une fois d’avoir une
opinion critique dans ce domaine. En effet, les généalogies et les
mythes de création rassemblés comme appartenant aux Yi et
utilisés comme tels par les historiens, racontent en réalité l’histoire de différents groupes 81. Cet exoethnonyme actuel est le
prolongement des anciennes désignations lolo ou yi qu’on appliquait sans les distinguer, à divers groupes tibéto-birmans. Les Yi
ne sauraient donc parler d’eux-mêmes 82 et par conséquent,
une « Histoire des Yi » ne fait pas sens. C’est uniquement du
point de vue politique des observateurs chinois qui manipulent
les textes que les Yi sont considérés comme descendant d’un
ancêtre commun, note Stevan Harrell 83.
La question de l’identité des Nipa est donc en jeu ici. Effectivement, en chinois, les Nipa se disent sanizu, « nationalité sani »,
et n’emploient pas le terme yizu, « nationalité yi ». Ils disent
Nipa pour parler d’eux-mêmes et ne considèrent pas appartenir
aux groupes azhe, axi, autres branches yi, ni être proches des Yi
du Daliangshan. Une étude attentive des écrits révèle d’ailleurs
que les manuscrits ni parlent bien des Nipa : le livre Mizhi, les
mythes de création, les mythes d’Ashima contiennent le terme
Nipa, « Gens ni », tandis que le terme yi ne s’y trouve évidemment pas. En outre, la comparaison des textes ni avec les
manuscrits d’autres branches yi montre que les caractères
d’écritures, les mythes et les cultes, s’ils sont parfois proches, ne
sont néanmoins pas identiques d’une région à l’autre.
Les Nipa désirent que leur identité propre soit reconnue alors
que les instances dirigeantes ont pour ambition première de
faire disparaître l’hétérogénéité de la nationalité minoritaire yi
et de gommer les identités particulières à chaque branche.
Ainsi, la branche sani est généralement perçue comme une
sorte d’ersatz des Yi du Daliangshan par les autorités locales.
Cette confusion est notamment manifeste dans les spectacles
organisés dans la Forêt de pierre ou lors du rituel Mizhi officiel :
dans le premier cas, les danseurs sont habillés comme les Yi du
Daliangshan ; dans le second, les bimo portent le costume des
pimo du Daliangshan (avec un turban enroulé sur la tête). En
159
81. Au début du vingtième siècle,
le missionnaire Vial manipula
également l’histoire des Nipa pour
la rendre conforme à son idéologie. Il utilisa les généalogies et les
mythes de création contenus dans
les livres des bimo ni afin de prouver l’universalité du dogme catholique. Il considérait notamment
pouvoir retrouver la parole du
dieu chrétien dans les manuscrits
ni.
82. Cf. HARRELL 1995 : 66 et HAN
1993 : 30. Selon Candyn Han, la
nationalité yi est numériquement
importante (six millions d’individus) car elle est constituée de plusieurs groupes ethniques qui
vivaient dans les mêmes régions.
83. HARRELL 1995 : 66.
160
AURÉLIE NÉVOT
outre, si les musiques jouées lors de ces grandes manifestations
sont parfois ni, elles proviennent majoritairement de la province
du Sichuan et appartiennent plus précisément aux Yi du
Daliangshan.
Pour aboutir à l’homogénéisation des Yi, les autorités locales
projettent également de créer une langue unique et, comble de
la manipulation, de normaliser une écriture yi puis de l’enseigner dans les écoles.
Homogénéiser la nationalité minoritaire yi par le biais de l’écriture bimo
Depuis 1995, des articles parus dans la revue Yunnan minzu
yuwen xue, « Études linguistiques sur les nationalités du Yunnan»,
concernent les langues et les écrits yi, et leur enseignement dans
les écoles. L’auteur, Zhang Qiren, déplore que les Yi ne puissent
pas communiquer entre eux. Il ajoute que la multiplicité des
parlers et des écrits des branches yi freine le développement des
échanges et par conséquent la participation des populations à
l’essor économique. Le but avoué de l’uniformisation et de la
vulgarisation du yi par son enseignement à tous les Yi, quels que
soient leur sexe et leur âge, est donc d’assurer leur « développement » 84. Or l’écriture yi qui servirait à cette uniformisation est
propre aux chamanes bimo et s’adresse uniquement aux esprits ;
elle n’est en aucun cas un outil de communication employé
pour faciliter les échanges commerciaux mais un lien entre les
hommes et les dieux. Zhang Qiren donne donc à l’écriture des
bimo un rôle qu’elle n’a d’ordinaire pas en vue d’instituer
un écrit qui transformerait des groupes ethniques différents en
un peuple homogène. On se rend bien compte de l’aberration
de cette politique par rapport à la culture ni.
Cette manipulation de l’écriture entraîne surtout une séparation du religieux et du profane et la disparition des bimo et de
leur tradition. L’écriture appartient aux bimo, eux-mêmes liés
à un territoire. L’uniformiser et l’enseigner lui font perdre
ses caractéristiques territoriales, la dénaturent en niant ses
caractères rituels, ses modes de transmission spécifiques et sa
flexibilité.
84. Dans la plupart des écrits chinois, la culture yi est qualifiée
d’arriérée.
85. ZHANG 1998 : 48-49.
Méthodes d’uniformisation de l’écriture
Zhang Qiren 85 dénombre six grands dialectes yi et plus de
quarante parlers locaux. Il distingue de surcroît six écritures :
L'ÉCRITURE DES NIPA
celles des Yi du Daliangshan, du Guizhou, du Dianbei (Yunnan
du Nord) et du Diannan (Yunnan du Sud), de Lunan et de
Luoping 86.
Dès 1987, le gouvernement a décidé de sélectionner des
caractères pour instaurer une écriture yi standard, commune
aux six « régions d’écriture ». En 1992, un « Groupe de travail
sur les écritures yi des quatre provinces » s’est réuni et une
équipe de « Recherche sur l’unification de l’écriture yi » s’est
constituée à Kunming. De leurs travaux sont nés un Dictionnaire
des caractères yi et un ouvrage intitulé Collecte de caractères yi.
Les points de vue des chercheurs chinois sont divergents sur
la méthode à employer pour aboutir à un écrit unique : un
premier projet prône l’uniformisation du sens d’un caractère
quelle que soit sa prononciation ; un deuxième accorde plus
d’importance à l’homogénéisation de la prononciation et cela
quel que soit le caractère correspondant. Pour Zhang Qiren,
cette méthode induirait un nombre trop important de graphies
et compliquerait la démarche. Il suggère la standardisation des
caractères, en d’autres termes, la diminution de leur nombre.
Afin de faciliter la popularisation de l’écriture yi, il préconise
notamment de faire correspondre une prononciation et un sens
uniques à une graphie. Cette méthode est conforme à celle de la
bureaucratie communiste qui a imposé à partir de 1949 une
écriture chinoise simplifiée et a établi une prononciation unique
pour un caractère d’écriture par l’intermédiaire de l’alphabet
phonétique chinois, le pinyin, commun à toutes les provinces,
indépendamment des écritures ou des parlers locaux. Ici, le
contexte est toutefois différent car contrairement à l’écriture
chinoise, l’écriture des bimo est uniquement religieuse.
Pour parvenir à la simplification des écritures des branches yi,
Zhang Qiren conseille de poursuivre le travail débuté dans les
années cinquante en multipliant les collectes de chansons, ballades, contes et surtout de livres anciens afin d’y découvrir les
composantes identiques de la langue et l’écriture yi 87. Il considère effectivement que les manuscrits yi anciens sont généralement semblables. En revanche, il fait remarquer qu’actuellement, dans les différentes régions yi, on ne trouve pas de
caractères aux graphies identiques (il cite l’exemple du caractère pour « eau », écrit différemment selon les régions). Il pense
donc trouver des caractères communs aux quatre territoires
dans ces livres anciens, y retrouver en somme leurs racines.
161
86. Distinctions identiques à celles
exposées par ZHANG 1998 : 29.
87. La méthode conseillée par
ZHANG est conforme à celle de la
bureaucratie communiste, ellemême proche de celles autrefois
utilisées pour unifier l’Empire par
la création, notamment, de bureaux qui dépendent du Conseil
d’État et du ministère des Armées
et qui sont chargés de recueillir
des informations sur les peuples de
Chine (portant sur la musique, les
chansons, la religion...).
162
AURÉLIE NÉVOT
Pour lui, les écrits actuels ne seraient plus que des vestiges d’un
stade social dépassé, des survivances, des éléments du folklore,
point de vue promu par le gouvernement. On retrouve ici la
thèse des historiens chinois selon laquelle les Yi seraient tous
issus d’un même clan et auraient tous une même origine, cellelà même dont parlent les fameux mythes et généalogies yi. Il
existerait donc un âge originel où les manuscrits yi auraient
utilisé la même écriture, laquelle se serait diversifiée par la suite.
En conséquence, pour les instances dirigeantes, uniformiser
l’écriture yi, c’est lui faire recouvrer sa forme originelle. C’est
aussi lui faire perdre ses caractéristiques territoriales et c’est
donc bien de dénaturation qu’il s’agit.
L’enseignement de l’écriture des bimo à l’école
88. BEAUCLAIR 1970 : 35.
89. Depuis les années soixantedix, les efforts des linguistes chinois se sont concentrés sur la réforme de l’écriture chinoise. Les
mots d’ordre sont « simplicité »
(jianmingxing) et « pratique liée à
la réalité » (shiyong lianxi shiji).
Cf. PEYRAUBE 1977 : 185-211.
90. ZHANG 1997 : 13-15.
Dès les années cinquante, les instances dirigeantes chinoises
ont promu la popularisation d’une langue yi unique dans les
écoles primaires du Sichuan et du Yunnan 88. À cette période,
l’existence de l’écriture rituelle des bimo était niée (l’étude du
mythe d’Ashima le montre) et c’est sans doute pourquoi les
autorités locales ont préféré enseigner cette langue yi officielle
en utilisant l’alphabet latin. Je ne sais pas si cette directive fut
réellement appliquée sur le terrain.
Après la Révolution culturelle, les orientations politiques du
gouvernement concernant l’écriture des bimo et l’éducation ont
changé 89. Depuis 1995, des comptes rendus expliquant le bienfondé de l’enseignement aux enfants — et même aux adultes —
de la langue et de l’écriture yi, cette fois-ci en caractères d’écriture bimo unifiée, sont publiés en même temps que les articles
évoquant les projets d’unification de la langue et de l’écriture yi.
On doit notamment à Zhang Qiren un rapport d’enquête 90, ce
qui est très révélateur de la relation faite entre l’unification de la
langue et de l’écrit et sa propagation par l’intermédiaire des
programmes scolaires.
Le « retard » de l’éducation des Yi, leur mauvais niveau en
chinois sont mis en exergue parallèlement à leur culture et leur
économie « arriérées », termes péjoratifs présents dans les
articles sur l’unification de l’écrit. Deux raisons sont données
pour expliquer l’illettrisme des Yi : les élèves ne comprennent
pas le chinois et l’éducation leur est inadaptée ; les familles ont
trop peu d’argent pour scolariser leurs enfants et ont besoin
d’eux comme main-d’œuvre. Pour Zhang, le problème le plus
L'ÉCRITURE DES NIPA
sérieux est celui de l’enseignement en chinois. En 1991, au vu
des résultats positifs recueillis dans les villages yi de Honghe où
l’enseignement se fait par oral et par écrit en yi et en chinois —
nombre croissant d’enfants scolarisés, bon niveau de chinois
atteint plus rapidement que dans les classes où le chinois est seul
utilisé —, les autorités ont décidé d’ouvrir une école dans ce
district où l’enseignement serait dispensé dans les deux langues
et les deux écritures.
Les enseignants suivent un apprentissage particulier et
apprennent « l’écriture et la langue yi », c’est-à-dire celles nées
de l’uniformisation officielle. Zhang Qiren rapporte les propos
des villageois : « Nous n’avons encore jamais entendu parler
d’enseigner notre yi (écrit et langue) à l’école, le gouvernement
est vraiment bien, nos enfants peuvent non seulement étudier le
chinois à l’école mais aussi le yiwen (l’écriture yi), c’est la
meilleure des choses. » Bien entendu, ces paroles sont à resituer
dans le contexte politique. Les recherches en linguistique, en
ethnologie ou en histoire sont au service du régime, nous l’avons
vu, et les écrits qui s’y rapportent font le plus souvent œuvre de
propagande. Il est donc peu probable que les Yi tiennent de tels
propos et louent les pratiques gouvernementales. N’ayant pas
rencontré les Yi de Honghe, je ne sais pas si leurs chefs ou leurs
bimo eux-mêmes perçoivent le danger qui menace leur culture
par la manipulation et la dénaturation des textes chamaniques
et s’ils acceptent que l’écriture des bimo soit enseignée à l’ensemble des Yi.
Le programme scolaire débute par l’étude de la langue et de
l’écriture yi officielles et se poursuit par celle de la langue et de
l’écriture chinoises. C’est à condition de suivre cet ordre que les
Yi sauront parler chinois, disent les linguistes. Ils remarquent en
outre que par la mise en correspondance d’un terme yi à son
synonyme chinois, les élèves éprouvent plus d’intérêt pour
l’école car l’enseignement a enfin un sens pour eux. Zhang
Qiren souligne en outre que « les élèves aident les villageois à
comprendre les caractères yi » et à écrire des « lettres en yi ». Il
ajoute que les officiels yi du village de Limishan utilisent le yi en
plus du chinois. On ne peut que s’étonner d’une popularisation
aussi rapide et de telles utilisations de l’écrit. En fait, l’auteur
met en valeur, dans son article, la communication entre personnes au moyen de l’écrit sans indiquer toutefois à quelles fins
ces lettres sont écrites ni par qui elles sont lues. Évidemment, le
163
164
91. À cette époque, les Occidentaux considéraient que seules les
cultures de l’écrit étaient « civilisées », par opposition à celles de
l’oral, qualifiées de « sauvages ».
Le missionnaire Vial fut suspecté
par les autorités ecclésiastiques de
vouloir faire « une Église dans
l’Église » et de réactualiser la querelle des rites. Cf. NÉVOT 1997.
AURÉLIE NÉVOT
terme bimo n’apparaît jamais, et la qualité rituelle de l’écriture
n’est par ailleurs jamais soulignée.
L’enseignement en langue maternelle, c’est-à-dire dans la
langue de la branche yi locale, faciliterait sans doute la compréhension des enfants à l’école. En revanche, l’apprentissage de
la langue officielle yi et de l’écriture yi correspondante n’est pas
plus compréhensible par les enfants yi que les caractères
chinois, ils ne facilitent donc pas forcément leur scolarisation.
En milieu han, les conditions d’enseignement sont assez semblables. En effet, les élèves parlent généralement une langue
maternelle locale qui diffère du guoyu, la langue nationale, dans
laquelle on enseigne à l’école. Ce déséquilibre existe donc à peu
près partout pour les enfants han comme pour les enfants yi, à
la différence près que ces derniers doivent apprendre une
langue yi officielle qui n’existe pas et qui est, par définition, artificielle, ainsi qu’une une écriture rituelle à laquelle ils n’ont
traditionnellement pas droit.
Chez les Nipa, l’enseignement de l’écrit débuta au début du
vingtième siècle sous l’impulsion du missionnaire Vial. Celui-ci,
qui entretenait de très mauvaises relations avec les Han et les
autorités de l’époque, haïssait la « civilisation chinoise », c’est-àdire han, qu’il qualifiait d’« anticléricale ». Il accusait notamment les caractères chinois, et donc les livres chinois, d’être à
l’origine du désintérêt des Han pour le christianisme. Pour
donner à la culture ni le statut de « civilisation » par opposition
à la « civilisation chinoise » 91, Vial misa donc sur l’enseignement de l’écriture des bimo à tous les Nipa, indépendamment de
leur sexe et de leur âge. Il avait évidemment pour but, comme
les instances dirigeantes chinoises actuelles, de faire disparaître
ce qu’il appelait les « superstitions » des Nipa et plus précisément des bimo, de promouvoir le dogme catholique et d’aboutir
à une culture ni chrétienne.
À la mort du prêtre en 1917, l’enseignement s’est poursuivi
mais avec moins d’ardeur qu’autrefois, pour s’arrêter à l’avènement de la République populaire de Chine. Trente ans plus
tard, les autorités de Lunan ont tenté d’enseigner l’écriture des
bimo ni aux enfants. Je ne sais pas quelle en est la raison ni pourquoi cette expérience se solda d’ailleurs par un échec. Depuis,
chez les Nipa, seule la langue nationale est enseignée. L’utilisation de la langue ni complémentairement au chinois est encore
officiellement interdite. Certains instituteurs m’ont toutefois
L'ÉCRITURE DES NIPA
165
avoué y avoir recours pour permettre aux enfants d’accéder au
savoir. L’enseignement de l’écriture ni n’est, quant à lui, pas du
tout envisagé puisqu’il est réservé aux disciples bimo. Néanmoins, si les résultats du double enseignement yi-han chez les Yi
de Honghe sont satisfaisants, les instances dirigeantes n’hésiteront sans doute pas à l’étendre au nord du Yunnan ; sans doute
attribueront-elles également à l’écriture des bimo ni une fonction
de communication entre les hommes au détriment de sa fonction rituelle et chamanique.
Pour le moment, les autorités n’adoptent pas les mêmes
stratégies selon les « branches » considérées. Si dans le sud
du Yunnan, l’école paraît être, à leurs yeux, le moyen le plus
efficace pour diffuser une écriture officielle et commune chez
les Yi de Honghe, chez les Nipa, l’uniformisation de l’écriture
ni semble être une étape précédant l’unification de l’écriture yi.
La diffusion d’une écriture ni, officielle, se fait par l’intermédiaire du rituel Mizhi, en pleine reviviscence et au contenu identitaire fort ; le lien entre écriture, bimo et rituel est donc reconnu.
Si la dénaturation de l’écriture semble moins frappante dans ce
cas que chez les Yi du sud-ouest du Yunnan, elle existe néanmoins et entraîne là aussi la destruction de la triade bimo-écritterritoire.
L’homogénéisation de l’écriture ni
La résurgence locale et spontanée du rituel Mizhi dans les
villages ni depuis les années quatre-vingt et l’importance qu’il
recouvre aujourd’hui après trente années d’interdiction ont
incité les autorités de Lunan à organiser pour la première fois
« le rituel Mizhi » au Laoguishan 92, en décembre 1999.
Tous les bimo ni ont été conviés. Tous n’ont pas participé. Sur
les quatre-vingt-dix bimo officiellement recensés, une soixantaine
d’entre eux se sont déplacés. J’ai remarqué que les bimo de Lava
et de Shangpucao qui ont, eux, officié cette même année pendant le rituel Mizhi de leur village respectif n’y sont pas allés. À
cela plusieurs raisons. Tout d’abord, le bimo officiant ne peut
d’ordinaire pas quitter son village ni exercer aucune autre activité à l’extérieur au cours des quelques jours suivant les sacrifices Mizhi ; le rituel officiel étant organisé en même temps que
les rituels Mizhi des villages du Guishan, le bimo de Shangpucao
a donc envoyé son fils qui maîtrise uniquement la lecture des
92. Montagne la plus haute du
pays ni; selon les ethnologues chinois, elle serait la « montagne
sacrée » des Nipa. Tous les bimo
ne partagent pas ce point de vue.
Le rituel Mizhi est accompli dans
chaque village ni par un bimo du
territoire. Le Laoguishan n’est pas
un village mais un lieu désert ;
aucun rituel Mizhi, fédérateur et
lié au dieu du sol, n’y avait jamais
eu lieu puisqu’il ne regroupe
aucune communauté ni. Chez les
Nipa, il n’y par ailleurs pas un
rituel Mizhi mais des rituels Mizhi
qui ne sont pas tous organisés à la
même date du calendrier lunaire,
et dont les séquences rituelles et la
longueur diffèrent d’un village à
l’autre. Comme je ne m’intéresse
pas ici au rituel Mizhi en particulier mais à l’écriture, je ne développerai pas plus avant la manipulation du rituel par les autorités
locales.
166
AURÉLIE NÉVOT
caractères et n’est pas considéré comme bimo. Bimo Li, quant à
lui, officia pendant le culte Mizhi officiel en dépit de l’interdit
rituel pour cause de deuil récent qui le frappait et qui l’empêcha, rappelons-le, de participer au rituel villageois de Lava.
Ces deux exemples sont révélateurs de la légèreté avec
laquelle les bimo ont traité le rituel du Laoguishan : « une falsification », m’a déclaré Bimo Li, qui était conscient de son caractère artificiel. En effet, le rituel officiel fut organisé hors des
frontières villageoises, en un lieu non habité, avec pour ambition d’être commun à tous les Nipa, indépendamment de leur
village d’origine. Or, le rituel Mizhi, qui n’est d’ailleurs pas
accompli à la même date du calendrier lunaire pour tous les
Nipa, est associé à un territoire particulier et permet d’assurer
la protection de ses seuls habitants. Malgré la séparation en
cours du religieux et du profane dans la société ni et en dépit de
la disparition du rôle politique du chamane bimo, le rituel Mizhi
demeure probablement lié à la direction politique 93 d’un village.
Le rituel officiel est, quant à lui, dépossédé de ses caractères
territorial, fédérateur et politique.
En fait, le regroupement des bimo de villages différents, chose
d’ordinaire impensable car une certaine concurrence existe
entre eux, a été l’occasion de festoyer et de parader devant les
télévisions et le public, plus que d’accomplir un acte religieux.
Cette participation leur a assuré une reconnaissance officielle et
leur a en outre permis de promouvoir leurs activités religieuses.
Diffusion d’un livre unique Mizhi et d’un livre unique des funérailles
93. L’ingestion de la viande sacrificielle, les rituels de chasse et de
lutte évoquent l’acquisition et la
répartition de pouvoirs au sein
d’une communauté.
94. Chargés d’organiser les festivités officielles des Sani : la fête des
Torches (fête annuelle commune
aux Tibéto-Birmans Yi, Bai...) et,
depuis 1999, Mizhi, qui est propre
aux Nipa.
95. Informations données par le
bimo officiel que j’ai d’ailleurs
observé pendant la réalisation du
livre Mizhi officiel.
À chacun des bimo présents a été remis un document photocopié d’une cinquantaine de pages. La première partie est consacrée au « livre Mizhi » ainsi intitulé par les officiels de Lunan 94.
La première page, écrite en chinois, cite les personnes ayant
participé à sa réalisation. Suit une longue partie consacrée
exclusivement au sacrifice Mizhi, subdivisée en dix séquences.
Les textes Mizhi recueillis par le linguiste An Zeming 95 et recopiés en « écriture officielle » des Nipa, c’est-à-dire en cette écriture ni uniformisée qui ne tient pas compte des particularités de
chaque village, ont servi de modèle à sa réalisation. Lors du
rituel du Laoguishan, les bimo ont donc lu « en chœur » des
séquences rituelles provenant de villages différents, et hors des
frontières de ces villages. On peut donc s’interroger sur la
croyance en l’efficacité d’une lecture à voix multiples d’un livre
L'ÉCRITURE DES NIPA
167
impersonnel et délocalisé, par des bimo qui ont vu leur fonction
de maître de l’écriture réduite à celle de simple lecteur. Enfin,
les dernières pages du livre Mizhi officiel rassemblent les chants
interprétés pour l’occasion par les bimo à leur arrivée sur le site,
avant le déjeuner et à leur départ. Or, généralement, les maîtres
de la lecture ne chantent pas au cours du rituel Mizhi, ils psalmodient uniquement le texte.
La seconde partie du document photocopié est un livre des
funérailles provenant du village de Zhaihei, et réécrit par le bimo
officiel qui en est originaire. D’après les bimo de Lava, cette version provient en réalité de leur village et a été copiée sur le livre
de leur grand bimo qui vit à Lunan. Ils ont ouvertement accusé
le bimo officiel de plagiat 96. S’ils ne lui ont toutefois pas fait part
de leur mécontentement, c’est que ce dernier est au service du
gouvernement et qu’ils s’en méfient. En fait, c’est l’appropriation d’un texte de Lava par un bimo de Zhaihei et donc le nonrespect de l’appartenance territoriale d’un écrit qu’ils dénonçaient, le lien entre bimo, écrit et territoire devant être maintenu.
Cette copie du livre des funérailles révèle également que le bimo
officiel cherche la reconnaissance de ses « confrères » en s’assignant le rôle de « maître-enseignant » : il transmet un livre écrit
de sa main et qui mentionne son nom en ni sur la page de couverture. Or, je l’ai dit plus haut, un livre bimo ne peut être signé
ou porter le nom de son possesseur puisque la consubstantialité
du bimo et de ses manuscrits suffit à son identification et à son
efficacité rituelle. Les bimo de Lava ont ouvertement ri de cela.
Enfin, l’association faite entre le livre des funérailles et le livre
Mizhi lors du rituel est étrange dans la mesure où les autorités
ont associé rituels de fécondité et de mort. Même si Mizhi
assure la vitalité au village et repousse la mort, ce lien, dans le
contexte ni, ne fait pas sens, le « blanc » du deuil est interdit
lors du rituel. Les autorités locales ont donc dénaturé les textes
en les décontextualisant et en leur donnant un caractère unique.
Les écrits officiels et leur devenir chez les bimo
Les chamanes continueront-ils à organiser le rituel Mizhi
villageois ? Se résoudront-ils à cette sorte de profanation de leur
écriture rituelle ? L’instauration d’un rituel Mizhi officiel commun à tous les Nipa en dehors des frontières villageoises et la
diffusion d’un seul livre Mizhi et d’un seul livre des funérailles
aux bimo donneront probablement naissance à des phénomènes
96. Le bimo officiel s’est inventé un
père bimo. Les bimo de Lava n’ont
pas hésité à fortement le critiquer
et à rire de sa pratique, à imiter sa
diction et son chant rituel pour
s’en moquer.
168
AURÉLIE NÉVOT
nouveaux. Les bimo m’ont toutefois fait savoir qu’ils sont obligés
d’accomplir leur rituel Mizhi au sein de leur communauté pour
assurer la protection des êtres vivants. À leurs yeux, le rituel
officiel ne signifie rien, il n’est pas efficace.
J’ai montré que la tradition facilite la flexibilité de l’écriture
ni et que, par conséquent, une écriture commune à tous les bimo
serait en désaccord avec ses modes de transmission. La transmission par voie officielle se faisant par la duplication à l’identique et non par la copie ritualisée, ainsi que par la diffusion
d’un livre unique pour chaque rituel, il n’y aurait dès lors plus
de transmission de bimo en bimo. On en constate déjà les effets
sur la tradition ni : Bimo Li a en effet transmis un texte rituel
photocopié et donc « figé » à son disciple, qui s’en est d’ailleurs
servi lors du rituel au dieu du sol.
Il n’est pourtant pas certain que les bimo abandonnent la
copie rituelle et laissent volontiers tomber leurs livres en désuétude pour ne garder que ceux qui sont diffusés par les autorités.
La diffusion d’un « modèle » de livre Mizhi et d’un « modèle »
de livre des funérailles officiels n’implique pas pour autant leur
utilisation au village, ni leur préservation par les bimo, puisque la
tradition en autorise la réélaboration. Il est donc possible que
les bimo les réécrivent (avec quels caractères ?) ou, tel Bimo Li,
qu’ils les réservent au seul rituel officiel. La réécriture personnelle que ce dernier a faite du manuscrit Mizhi de Lava est
d’ailleurs, selon moi, une réaction à la politique d’assimilation
du gouvernement. Rappelons qu’elle induit, paradoxalement,
des bouleversements dans la tradition ni par la mise par écrit de
formules d’ordinaire orales et secrètes. Cependant, les bimo
n’ont pas tous la capacité de réélaborer l’écrit. En effet, la majorité d’entre eux, s’ils réussissent à préserver leur livre des funérailles, n’ont plus que leur seule mémoire pour support du
rituel. Dans ce contexte, l’introduction de l’écriture ni et de la
version Mizhi officielle sera sans doute favorisée.
La prise en main du rituel par le gouvernement instaure un
type particulier de culte, en conformité par sa forme et son
contenu avec l’« orthodoxie » d’État. Sous prétexte de reconnaissance des écritures ni et par conséquent, des cultes ni, le
gouvernement tend en réalité à appauvrir et à contrôler la tradition ni, en somme à déstructurer la société ni. Dans le même
temps, certains bimo réagissent aux assauts des autorités. Les
prohibitions de la Révolution culturelle et les manipulations
169
L'ÉCRITURE DES NIPA
actuelles de l’écrit entraînent un sursaut « traditionaliste » chez
les Nipa qui désirent aujourd’hui affirmer leur identité en
jouant sur une double scène : celle proposée par les autorités et
celle de leurs villages, à l’abri du regard des officiels.
*
L’étude de l’écriture ni permet de mieux connaître une tradition chamanique particulière proche par ailleurs de la tradition
chamanique taoïste, et d’entrevoir comment le savoir des bimo se
pense et se transmet. Elle révèle notamment le lien au territoire
et le caractère ésotérique de l’écriture ni par l’utilisation de
graphies spécifiques et de mots secrets. Elle montre aussi quelles
sont les techniques employées par le gouvernement pour folkloriser les traditions et déstructurer la société ni en dissociant le
religieux dit « superstitieux », du social, « laïque », en décomposant la triade écrit-bimo-territoire. En somme, la réécriture des
manuscrits par les bimo puis par le gouvernement pose une
question identitaire : les Nipa répondent à l’idéologie communiste en restaurant leur tradition écrite et donc religieuse ; parallèlement, leur identité est « gommée » — le terme ni étant
effacé et remplacé par yi —, et manipulée par les autorités qui
désirent faire des Nipa des Yi. Fortement sollicités puisque
maîtres de l’écriture et garants de la tradition, ballottés entre
leur tradition et la « nouvelle tradition » habilement mise en
place par le gouvernement, les bimo collaborent et résistent.
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