L’éthique dans la formation des ingénieurs en quête d’institutionnalisation
Christelle Didier
Colloque UPEC
Depuis trente ans, un corpus de formation à l’éthique professionnelle destiné aux ingénieurs
se s’est développé dans divers pays du monde : de nombreux manuels de cours ont vus le jour
surtout aux Etats-Unis où plusieurs des plus connus en sont à leur 4eme édition révisée et
augmentée parfois, une vingtaine voire une trentaine d’années après la première édition.
Une communauté de chercheurs s’est constituée avec ses colloques, ses séminaires,
ses ouvrages collectifs, ses revues spécialisées comme Sciences and Engineering
Ethics.
Des centaines d’articles ont été publiés dans des revues académiques reconnues
consacrées à la formation des ingénieurs comme le Journal of Engineering Education,
publié aux USA, l’International Journal of Engineering Education, publié en Irlande,
le European Journal of Engineering Education, qui est le journal de la Société
Européenne pour la Formation des Ingénieurs, la SEFI, basé en Belgique et qui va
fêter ses 40 ans à Leuven en septembre prochain.
On trouve aussi des papiers sur la formation éthique des ingénieurs dans des revues
consacrées à l’éthique comme Science Technology and Human Values, Professional
Ethics, Business and Professional ethics, ou encore Ethical Perspective.
Enfin, on en trouve dans des revues destinées aux professionnels comme IEEE
Technology&Society Magazine qui est publié par l’association d’ingénieurs la plus
importante au monde en nombre d’adhérents, I3E l’Institute of Electrical and
Electronics Engineers (395 000 membres répartis dans 150 pays)…
Je pourrais aussi citer les nombreux ouvrages collectifs issus de colloques publiés la
plupart du temps par des équipes pluridisciplinaires. Il existe même des collections
dans des maisons d’éditions reconnues qui cible cette thématique, comme la collection
« Philosophy Of Technology and Engineering » chez Springer ou « Engineering
Studies » aux presses du MIT.
Pourtant aujourd’hui encore, 18 ans après avoir donné mon premier cours d’éthique en tronc
commun à l’Ecole des Mines de Douai, où je suis allée ensuite pendant 15 ans, quand
j’explique que je travaille en éthique de l’ingénierie, que je m’intéresse à l’éthique des
ingénieurs et que c’est cela que j’enseigne quand j’enseigne, je rencontre beaucoup
d’étonnement chez mes interlocuteurs français.
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Mais, avant de parler de formation à l’éthique des futurs ingénieurs français, de l’évolution de
cette préoccupation au cœur des écoles, et de son institutionnalisation difficile il me paraît
important d’évoquer :
la place de la réflexion éthique sur le métier qu’exercent les ingénieurs dans le
champ plus vaste de la réflexion contemporain en éthique professionnelle ET
la place de l’éthique dans la profession.
DANS LA RECHERCHE
Partout dans le monde, la réflexion éthique appliquée à la profession des ingénieurs est
beaucoup plus récente que celle concernant d'autres professions (en particulier les professions
médicales qui concernent un certain nombre de chercheurs présents aujourd’hui). Si le terme
« bioéthique » et les expressions « éthique médicale » et « éthique biomédicale » sont connues
de tous ici, même de ceux qui s’intéressent à la formation de professionnels se situant dans
d’autres univers, même si les définitions données par des non spécialistes pourraient être en
partie erronées, je suis moins sûr que l’existence même d’une expression désignant le champ
de recherche, d’enseignement et de quête de repères pour des praticiens aille de soi pour tous
quand il s’agit de s’intéresser aux ingénieurs, et ce, même pour celles et ceux qui s’intéressent
à cette activité même pour celles et ceux qui enseignent dans des écoles d’ingénieurs.
En France, l'association de la réflexion éthique à la pratique du métier d'ingénieur est une
préoccupation récente, perçue encore avec un certain étonnement. Certains chercheurs (pas
uniquement en France d’ailleurs) s'interrogent sur les fondements et les méthodes de ce
champ de recherche. D'autres doutent que l’activité professionnelle des ingénieurs puisse
susciter un questionnement éthique spécifique. Pourtant, ici comme ailleurs, personne ne
semble s’étonner que des philosophes, des spécialistes de l’éthique et autres chercheurs en
sciences humaines et sociales interrogent certains aspects du développement des techniques.
Que l’on parle des controverses qui entourent l’utilisation des OGM, que l’on revienne sur la
crise de la vache folle, que l’on évoque les débats de société sur les déchets nucléaires, voire
le programme nucléaire dans son ensemble, les nanotechnologies, les antennes relais, la rfid,
de toute évidence, le développement technique ne suscite pas que des questions scientifiques.
Les technologies présentent cette particularité d’être des « expérimentations sociales », pour
reprendre l’expression de Martin & Shinzinger, c’est-à-dire que ce sont des activités
présentant le caractère incertain des expériences de laboratoire, mais elles se déroulent non
pas dans un laboratoire, mais dans le monde social réel. Le développement des technologies
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engage donc des options politiques et éthiques, sans que cela soit contesté. Or, l’ensemble des
technologies qui prennent place et interviennent dans notre univers social est difficilement
imaginable en l'absence du groupe professionnel des ingénieurs. Qu’ils le veuillent ou non,
ces derniers sont mêlés collectivement à leur conception et à leur fabrication, à leur diffusion
dans le monde ainsi qu'à leur contrôle, parfois même à leur disparition.
Voilà donc deux faits établis :
le développement des technologies suscite des questions éthiques, et
les ingénieurs contribuent de façon nécessaire à l'existence et au déploiement de ces
techniques.
Pourtant, de façon étonnante, la confrontation de ces deux constats conduit à des positions
diamétralement opposées sur l'intérêt qu’il y aurait à les relier. Pour certains, cette
confrontation oblige à interroger moralement la pratique du métier d'ingénieur. C’est le cas de
Michael Davis (1998), de Carl Mitcham (1994) de Martin & Schinzinger (1983) par exemple.
Pour d'autres, les enjeux éthiques des techniques ne concernent ni les ingénieurs, ni leur
déontologie. C’est l’avis d’Armin Grunwald (2000) par exemple. Pour d’autres encore,
comme le philosophe John Ladd, les codes constituent même une erreur morale (Ladd, 1980).
Néanmoins au-delà des désaccords présentés ici, l’évidence qui ressort est que nul ne pourra
se contenter d’une position de principe pour convaincre ses opposants de la pertinence ou de
l’absence de pertinence d’un champ spécifique d’éthique sectorielle pour la profession
d’ingénieur, ou le domaine d’activité des ingénieurs.
Que les ingénieurs soient de fait concernés par les enjeux éthiques et politiques des techniques
ou qu’on pense qu’ils devraient l’être, qu’ils soient considérés comme responsables ou même
coupable de certaines dérives du développement des technologies, il y a là matière à
d’intéressant débats auxquels inviter de futurs ingénieurs dans le cadre de leur formation
professionnelle et pour lesquels les outils qu’offrent les sciences humaines et sociales pour
comprendre le monde peuvent constituer des points d’appui fondamentaux. Il y a surtout
matière à ouvrir un champ de réflexion.
Donc beaucoup de gens trouvent étonnant qu’on puisse s’intéresser à l’éthique des ingénieurs,
et moi je m’étonne que cela les étonne. Pourquoi la recherche en éthique appliqué à la
profession d’ingénieur a-t-elle du mal à émerger en France. Une des réponses est liée au statut
de l’éthique vis-à-vis des disciplines universitaires… Il est à noter aussi que de nombreux
auteurs engineering ethics sont des ingénieurs, des enseignants aussi…
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DANS LES MILIEUX PROFESSIONNELS
Depuis le début des années 1980, il existe donc un champ académique de recherche à
dimension internationale qui se reconnait sous l’appellation « Engineering Ethics » au sein
duquel se publient des articles ancrés dans diverses disciplines et souvent au croisement de
plusieurs d’entre elles. Mais depuis bien plus longtemps, depuis plus d’un siècle, il existe
aussi des documents professionnels qui relèvent du « genre normatif », plutôt que réflexif. Je
m’appuie ici sur la définition donné par Laurent Neyret et Nadège Reboul Maupin (2009) qui
distingue le genre normatif du registres de l'obligatoire, d’un côté, et de celui du déclaratoire,
de l’autre. En anglais on utilise pour désigner l’ensemble de ces textes l’expression
« Engineering Ethics ».
Le premier « code of ethics » a été publié en 1910 en Grande Bretagne par l’Institute of Civil
Engineer. Il a été suivi très vite par de nombreux autres textes, publiés surtout aux Etats-Unis.
Dans le monde Francophone, le texte le plus ancien à ma connaissance vient du Québec, il a
été promulgué en 1924 par la Corporation des ingénieurs professionnels de la province de
Québec, qui était alors section Québécoise de L’institut canadien des ingénieurs. La
Corporation est devenue l’Ordre des ingénieurs du Québec en 1974. Une des particularités du
cas Québécois et plus largement du cas des canadien est que dès la création d’une association
professionnelles d’ingénieurs à la fin du XIXe siècle, la pratique de la profession était
restreinte aux seuls membres de cette associations. Il existe dans d’autres pays des codes de
déontologies. En France, un « code de déontologie » a été promulgué en 1996 par le Conseil
des Ingénieurs et Scientifiques de France. Il a été entièrement réécrit en 2001 et a même
changé de nom pour s’appeler aujourd’hui « Charte d’éthique des ingénieurs ». En
Allemagne, un texte a été adopté par le VDI en 2000. Le code de la fédération européenne des
associations nationales d’ingénieurs FEANI date de 1995. Dans les années 1990, la
Fédération Mondiale des Organisations d’Ingénieurs, proche de l’ONU a proposé un guide
d’accompagnement à la rédaction de code. Plusieurs codes américains dont les premières
versions datent des années 1910 ont fait l’objet de plusieurs révisions dont les dernières dans
les années 2000, en 2006 pour l’IEEE par exemple.
Que penser de ces documents qui à de rares exception n’ont pas de valeur juridique ? Il m’est
arrivée de vouloir les utiliser en cours lors de mes premières expériences d’enseignement de
l’éthique et de constater que ce « genre » était difficilement compréhensible pour mes
étudiants.
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Ceci dit, ces documents ne vont pas forcément de soi même dans les pays où il est plus
habituels de les trouver. Selon Heinz Lughenbiel, philosophe spécialiste de la question, les
codes d’éthique sont surtout nécessaires pour une profession émergeante, une activité en voie
de professionnalisation, en quête de la reconnaissance due aux professions, ce n’est qui n’est
plus le cas des ingénieurs aujourd’hui, selon lui. Mais l’auteur pointe trois insatisfactions : il
regrette que les professionnels ne consultent pas les codes d’éthique, que les
recommandations qu’on y trouve soient parfois en conflit, et pense que la fonction coercitive
qu’est sensé avoir un code est contradictoire avec la revendication d’autonomie des
« professionnels ». C’est peut-être oublier un peu vite que les codes d’éthique dans le contexte
américains ont surtout une fonction symbolique. Stephen Unger, un ingénieur et enseignant
très actif au sein de l’association IEEE et auteur d’un ouvrage majeur dans le domaine de
l’éthique réédité plusieurs fois depuis les années 1980, les codes constituent une occasion
pour les membres d’une profession d’affirmer collectivement leurs responsabilités et de
contribuent à créer un environnement où le comportement éthique devient la norme, les codes
peuvent parfois servir de guide dans des situations spécifiques. Stephen Unger pense aussi
que le processus qui consiste à créer, réviser les codes est très profitable pour la profession.
Les codes peuvent être utilisés comme outil éducatif en suscitant des discussions. Enfin, ils
indiquent au reste du monde que la profession prend la question au sérieux. Stephen Unger
s’intéresse moins que Heinz Lughenbiehl à la fonction de régulation des codes, à leur
efficacité à encadrer la pratique des ingénieurs individuellement, qu’au signe qu’ils
représentent, au processus collectif de leur production. Certes les professionnels consultent
pas ou rarement les codes, mais certains professionnels auront pris le temps de les écrire de se
mettre d’accord pour les écrire. Certes certains articles des codes sont parfois en contraction
parce qu’ils ne sont pas rédigé par des juristes, mais ils peuvent ainsi susciter des discussions.
Certes le pouvoir de coercition théorique des codes et contradictoire avec un idéal
d’autonomie, mais est-ce là le problème : les codes peuvent inspirer et accompagner plus
sanctionner, inviter à prendre des responsabilités plus que revendiquer un modèle
d’autonomie professionnel peu compatible avec le statut de salariés de la grande majorité des
ingénieurs.
En tout cas, le fait que l’existence de normes éthiques relève selon les régions du monde
d’une évidence comme au Québec, d’une coutume bien ancrée même si elle est de peu
d’impact comme aux Etats-Unis ou d’un impensable fait partie du contexte de
l’institutionnalisation de la formation éthique.
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QUESTION E VOCABULAIRE ET DE CHAMP
Dans mes premiers travaux de recherche, j’avais choisi de ne pas traduire en français
l’expression « Engineering Ethics » que j’avais découverte dans la littérature Etats-Unienne.
C’est d’ailleurs ce que j’ai fait jusqu’alors dans mon intervention. Je trouvais qu’il était
difficile de le faire d’une façon qui me convienne tout à fait.
Cette expression désignait-elle des normes de la bonne pratique d’un groupe
professionnelle bien identifié, et donc une sorte de déontologie ? Mais pouvait-on
parler de déontologie s’il n’existait pas de texte de référence ayant une valeur
juridique ? Les juristes français n’allaient pas être d’accord ?
Cette expression désignait-elle un champ de réflexion de type philosophique
concernant un groupe de personnes exerçant le même métier ? Mais les ingénieurs
exerçaient-ils vraiment le même métier ? Pouvait-on parler à leur sujet de
« profession » ?
Les questions étaient nombreuses et j’ai tenté d’y répondre dans divers de mes travaux, en
particulier dans « Profession Ethics without a Profession » en 2010, où j’ai défendu l’idée que
l’on pouvait parler d’éthique « professionnelle » sans être tenu à définir les contours d’une
profession de façon indiscutable. Il suffisait de renoncer à s’appuyer sur les définitions des
professions proposées par les fonctionnalistes pour les distinguer des occupations depuis
Alexander Carr Sanders et Talcott Parsons et d’autres contemporains comme Michael Davis
qui est un grand spécialiste contemporains de l’éthique des ingénieurs à Chicago,
J’ai donc choisi pendant longtemps de garder l’expression anglaise pour décrire une réalité
qui de toute façon n’avait pas vraiment d’équivalent dans notre territoire. Quand j’ai étudié le
cas du Québec, j’ai commencé à adopter la terminologie de mes collègues Québécois, Jean
Racine, Marcel Légault et Luc Begin.
Dans certains contexte d’usage de l’expression anglaise « engineering ethics », ces
derniers parlent de « déontologie des ingénieurs » (il faut dire que dans ce contexte
le code a force de loi et qu’il est obligatoire d’y adhérer pour pouvoir travailler
comme ingénieur dans la Province).
Dans d’autres contextes, les Québécois parlent pour ce que les Etats-uniens
appellent « Engineering Ethics » d’« éthique de l’ingénierie ». Cette dernière
expression désigne le sous-champ de l’éthique appliquée qui se préoccupe de
l’« ingénierie ».
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Là encore, avec ce mot « ingénierie », en traversant l’Atlantique pour revenir dans la vieille
Europe, et plus précisément en France, des questions se posent. Tandis que les Québécois sont
d’accord pour considérer que le « génie » et l’ « ingénierie » sont des mots qui désignent ce
que font les ingénieurs et leur secteur d’activité professionnelle, ces mots n’ont pas la même
signification exactement chez nous et dans notre langue, c’est-à-dire en français de France.
Chez nous le médecin a étudié la médecine (certain disent même faire sa médecine) et
travaille dans la médecine, « fait » de la médecine. En revanche, chez nous, l’ingénieur a
étudié dans une grande école d’ingénieurs. Il travaille dans l’industrie ou, plutôt en entreprise.
Il rêve d’être manager. Il est très souvent cadre… tout en faisant savoir qu’il a fait une école
d’ingénieur… Au Québec, l’ingénieur aura fait ses études en génie ou en ingénierie dans une
faculté du génie. A la sortie de l’université il cherchera un travail en ingénierie.
Alors évidemment certain diront très vite qu’on ne peut absolument pas comparer les
ingénieurs français aux ingénieurs diplômés dans d’autres pays. C’est vrai pour partie, mais
cette partie de la vérité est-elle suffisamment importante pour en déduire qu’il n’est pas
possible de penser les enjeux éthiques de l’ingénierie à l’échelle autre que nationale, et aussi
que ces problèmes de définition nous empêchent de penser les enjeux d’une éthique qui
concerne les ingénieurs en France ? N’y a-t-il pas plus en commun qu’en différence, vue de
plus loin, entre des ingénieurs Québécois et des ingénieurs français. N’y a-t-il pas plus de
proximité de culture et de contexte d’exercice du métier entre deux ingénieurs de deux pays
différent qu’entre un ingénieur et un médecin d’un même pays ?
Et quand on lit la définition que propose l’encyclopédie canadienne en ligne, n’y reconnait-on
pas une définition de ce que font les ingénieurs un peu partout dans le monde : « L'ingénierie,
au sens le plus large, est toute activité qui résout des problèmes techniques par la science et
les mathématiques. L'ingénieur moderne conçoit, construit et fabrique la plupart des
dispositifs, des systèmes et des structures qui caractérisent notre civilisation technique.
L'ingénierie touche pratiquement toutes les activités humaines de la société industrielle, des
ordinateurs, des véhicules spatiaux, des lasers et des communications par satellites aux
constructions, routes, ports, systèmes d'égouts en passant par l'emballage alimentaire et la
fabrication du papier. »
Tout ça pour dire que depuis quelques années et surtout depuis qu’un équivalent des
rhétoriques d’une part, et des recherches nord-américaines d’autre part, existent en France,
j’ai choisi de traduire engineering ethics soit par « déontologie des ingénieurs », même si
c’est pour évoquer un texte qui n’a pas force de loi (et quitte à m’attirer les foudres de
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juristes), et j’ai choisi de parler d’« éthique de l’ingénierie » lorsqu’il s’agit d’évoquer les
enjeux éthiques liés à la pratique des métiers que l’on s’attend à voir exercer plutôt par des
ingénieurs que par des médecins ou des plombiers. Je dis cela avec une pointe d’humour car à
force d’avoir entendu tant d’ingénieurs ou de formateurs me dire, « mais vous savez, Madame
il y a tellement d’ingénieurs différents que l’on ne peut pas enfermer leur pratiques dans une
simple définition », j’ai décidé à un moment d’en ai fait un objectif de recherche.
J’ai adopté pour cela deux types d’entrées bien différentes. Par une entrée épistémologique,
j’ai tenté de produire ma propre définition de l’ingénierie à partir de caractéristiques qui me
semblaient commune à de nombreux types d’activité d’ingénieurs. L’idée n’était pas de
produire une définition essentialiste mais plutôt une sorte d’idéal type combinant des
caractéristiques propres aux activités de nombreux ingénieurs et d’autres partagées avec
d’autres types professionnels.
Une caractéristique partagée avec d’autres cadres d’entreprise est la complexité des
organisations humaines où elle s’exerce. Sa nature est hybride : inextricablement
technique, économique, sociale et politique.
Une caractéristique partagée avec certains autres cadres est l’importance potentielle
des impacts de l’activité du point de vue social et environnemental et l’impossible
certitude des effets de l’action. Le caractère risqué de l’ingénierie
Une caractéristique spécifique particulièrement importante est l’activité de conception
qui est au cœur de nombreuses activités d’ingénieur, ce processus par lequel des
objectifs ou des fonctions prennent forme dans des plans de réalisation d’un objet,
d’un système ou d’un service ayant pour visée d’atteindre l’objectif ou d’effectuer
cette fonction. C’est le caractère innovant, créatif inhérent à toute proposition de
réponses ou de solutions
L’idée était aussi de pouvoir parler des enjeux éthiques de la pratique des ingénieurs à partir
des caractéristiques de la pratique que je dégageais ainsi plutôt qu’en partant comme certains
collègues américains d’une évidence qui ne me convenait pas. Cette évidence, c’est que les
ingénieurs constituent une « profession » au sens fonctionnaliste du terme et qu’une
profession est caractérisée par l’existence d’une formation poussée nécessaire pour y accéder
et d’associations professionnelles qui sont dotées de code d’éthique. C’est le recours à cette
façon de concevoir le monde professionnel qui explique le style très particulier de certains
cours dit « d’éthique » aux Etats-Unis, que nous devrions plutôt appeler cours de déontologie.
Ces cours consistent à se familiariser aux codes de déontologie des principales associations
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professionnelles et d’étudier la façon d’appliquer les articles de ces codes dans des situations
typiques singulières. Au Québec, de tels cours font partie de l’examen professionnel qui
permet d’entrer dans l’Ordre, qui peut être préparé ans le cadre de la formation universitaire
mais vise très clairement à inculquer des règles qui ont force de loi. La bonne connaissance
de textes qui régissent la profession est d’autant plus importante que la violation du « code de
déontologie » peut conduire à la radiation de l’ordre. Ceci dit l’existence d’un ordre des
ingénieurs n’a pas empêché la profession d’être au cœur de scandales énormes ces dernières
années.
Donc, oubliant un moment les grands idéaux professionnels, les codes de déontologie, la
culture corporatiste avec ses vertus et ses vices, c’est ainsi outillée de ma nouvelle définition
de l’ingénierie que j’ai tenté de dégager des questions éthiques saillantes, des questions
relevant de l’éthique de l’ingénierie. « Il y a tellement d’ingénieur qu’il est difficile de parler
d’éthique de l’ingénierie de façon satisfaisante pour tous », me dit-on. C’est peut-être vrai.
Mais, ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut y renoncer.
Puisque l’ingénierie est caractérisée par la complexité des organisations om elle
s’exerce, un problème éthique sera comment penser la possibilité d’une responsabilité
individuelle. Un ingénieur est aujourd’hui dans un projet, demain ce sera peut-être un
autre ingénieur. Dans 10 ans, il sera peut-être dans une autre entreprise. Les impacts
de ce projet ne seront peut-être visibles que dans 30 ans. Qui se sent tenu de rendre des
comptes ?
En ce qui concerne la question de l’irréversibilité, des risques, la question est : qui doit
être appelé à la table pour parler de l’acceptabilité des risques ? L’ingénieur a sa
parole à dire, mais il n’y a pas que lui, comment dialoguer avec d’autres porteurs
d’une parole importante : usagers, bénéficiaires, les « patients », c’est-à-dire ceux qui
pâtissent des effets des décisions des ingénieurs ? Comment dialoguer malgré
d’asymétrie de savoir et de maîtrise du vocabulaire, du jargon ?
En ce qui concerne le point central, c’est-à-dire le design dans le sens « acte de
conception », la question est « A quel moment la question éthique doit-elle et peut-elle
être posée dans le processus d’innovation ? » Que signifie pas trop tôt, pas trop tard ?
Si la question éthique arrive quand tout est pensé, va-t-elle permettre de modifier quoi
que ce soit ? Si elle arrive trop tôt, c’est peut-être à un moment où il n’est pas possible
pour l’entreprise de divulguer la confidentialité de certains ses projets ?
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Ces quelques questions nées d’une tentative de définition conceptuelle de l’ingénierie peuvent
susciter l’indifférence chez certains ingénieurs sont le métier serait par trop singulier, car
« vous savez, Madame il y a tellement d’ingénieurs différents que l’on ne peut pas enfermer
leur pratiques dans une simple définition ».
J’ai dit tout à l’heure que j’ai tenté de répondre à cette objection de deux façons. La seconde
façon de cerner de plus près cette profession si difficile à définir du fait de sa diversité a été
statistique. Certes, « avec un diplôme d’ingénieur on peut presque tout faire dans la vie » :
c’est en tout cas ce qui est dit à tant de lycéens pas trop mauvais en sciences et en
mathématiques qui disent ne pas savoir quoi faire dans la vie, et surtout quoi étudier après le
baccalauréat. Mais s’ils peuvent tout faire, on les retrouve malgré tout à faire des choses qui
présentent des traits communs : selon les statistiques produites régulièrement par les CNISF,
les ingénieurs travaillent dans une écrasante majorité comme cadre dans des grandes
entreprises à caractère industriel dans des fonctions plutôt techniques. Et même si les
étudiants et leurs enseignants aiment mieux insister sur la dimension managériale de leur
profession, la majorité des ingénieurs diplômés français n’encadrent personne et quand ils
exercent une fonction hiérarchique s’est le plus souvent sur des équipes de petite taille. On
peut donc donner si on le veut des cours d’éthique des affaires aux futurs ingénieurs, comme
on peut leur donner des cours d’éthique des finances ou des cours de bioéthique mais
pourquoi pas envisager de proposer des cours d’« éthique de l’ingénierie ».
Est-ce parce que les étudiants n’ont pas plus envie que cela de devenir ingénieurs ?
Est-ce parce qu’ils se projettent quitter très vite la technique pour occuper des postes de
management ? Un peu plus vite que dans la réalité, comme la montré dans ses travaux Paul
Bouffartigue.
Et si l’idée que l’on puisse parler d’éthique professionnelle dans une école d’ingénieur
posait problème en France car cela supposait que l’on se réfère à une profession, donc à
la profession d’ingénieur, or cela ne va pas de soi.
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DANS LA FORMATION
En France, donc, l'association de la réflexion éthique à la pratique du métier d'ingénieur est
une préoccupation récente, balbutiante, et surtout elle est encore perçue avec un certain
étonnement, voire même un certain scepticisme, dans les milieux de la formation. Certains
directeurs d’école, directeur d’étude ou enseignant, responsable des humanités, des SHS, de la
FH, se demandent s’il faut inclure de l’éthique dans le programme. Certains le font depuis
quelques années selon des modalités très diverses, de nombreux acteurs de la formation n’y
pensent même pas.
Combien prennent le temps (ou on les moyens) de s’interrogent sur les objectifs visés par un
tel projet de formation ? Combien s’interrogent sur les moyens pédagogiques à mettre en
place, les contenus, les modes d’évaluation à préférer, le type de rapport à l’apprentissage de
la pratique, la relation avec les praticiens ? Combien publient les résultats d’expérimentations
pédagogiques dans ce champ de l’éthique ? Ils sont peu nombreux dans notre pays. Comment
expliquer cela ?
Je ne peux pas m’empêcher de citer ici un extrait de l’allocution d’ouverture du congrès de la
conférence des grandes écoles, dédiée en 1996 au thème des « Humanités ». Jacques Lévy
directeur de l'Ecole des mines de Paris, et Président de la CGE à l’époque justifiait ainsi le
choix du thème : « Apprendre à être un homme parmi les hommes, parmi tous les hommes est
une question à laquelle les religions apportent une réponse (pas forcément la même, bien sûr
!). Dans notre pays laïc et républicain, si les établissements publics ne peuvent s'en
désintéresser, ils doivent trouver leur place avec diplomatie. ».
En revenant sur ces propos, il y a lieu de se demander si le malentendu ne vient pas d’une
difficulté à discerner la différence entre faire la morale et enseigner l’éthique
professionnelle et si cette difficulté de positionnement ne présente pas des traits spécifiques
dans notre culture nationale. Mais dans ces cas-là, on devrait trouver une réticence aussi forte
au développement de cours d’éthique dans les formations médicales. Or, je ne suis pas sure
que ce soit le cas. Je me permets de rappeler aussi que lors d’un précédent Congrès de la
Conférence des Grandes Ecoles de 1991 dont le thème fédérateur était « l’innovation
pédagogique et le développement de la personnalité », on pouvait lire dans les conclusions
qu’« il [était] évidemment impensable d’effectuer des « cours d’éthique » mais que par
ailleurs, il était impossible d’ignorer pour autant cette demande latente ».
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Voilà donc quelques éléments du contexte pédagogique français qu’il convient de garder
à l’esprit… La demande est latente, la réponse est délicate à apporter. Et la position de la
Commission des Titres difficile à lire
En France, l’exercice de la profession d’ingénieur n’est pas réglementé. En effet, il n’existe
pas d’équivalent à l’Ordre des médecins ou à celui des architectes pour la profession
d’ingénieur. Ensuite, le port du titre d’« ingénieur » est libre. En effet, seul le titre
d’« ingénieur diplômé de (suivi du nom de l’école) » est protégé par la loi du 10 juillet 1934.
En revanche, les écoles doivent, pour être autorisées à délivrer un diplôme d’ingénieurs,
recevoir une habilitation de la Commission des titres d’ingénieurs, qui été mise en place par la
loi de 1934. Ce n’est donc pas la pratique qui fait l’objet d’une réglementation, mais les
formations dont la qualité doit jugée suffisante par la CTI.
Par sa mission d’habilitation des écoles privées, de conseil auprès du Ministère de l’Education
Nationale pour l’habilitation des écoles publiques et d’une façon générale de contrôle des
formation, celle-ci constitue donc un élément central du système de formation des ingénieurs
français. Ainsi, ses critères d’habilitation – et leur évolution - peuvent apparaître comme des
indicateurs de l’évolution de la profession elle-même. Par ailleurs, les définitions de
l’ingénieur données par la CTI constituent aussi un indicateur intéressant. Ainsi, tandis qu’en
1934 l’ingénieur était décrit comme « l’intermédiaire intelligent entre les ressources de la
nature et l’application que l’homme en fait pour être exploitées au profit de tous en général »,
la définition de 1955 évoquait explicitement la dimension économique du travail de
l’ingénieur en précisant que son but est « d’améliorer la rentabilité ». En 1970, la CTI
définissait l’ingénieur comme « celui qui joint à une instruction générale de base, déjà
développée, une formation particulière dans le domaine des techniques conduisant à un état
d’esprit qui confère l’aptitude à concevoir, diriger, prévoir, organiser une œuvre concrète de
construction et de production matérielle ».
En parallèle des définitions, ce sont aussi les contenus de formation qui ont évolué donnant de
plus en plus de place aux disciplines non techniques. Ce fut d’abord le tour de l’économie et
de la gestion, puis des langues étrangères, plus récemment de la gestion des ressources
humaines. Ces enseignements complémentaires aux sciences de l'ingénieur, présents d'une
façon ou d'une autre dans toutes les écoles sont les témoins d'une adaptation de la formation à
l'évolution du métier, aux attentes des futurs employeurs ainsi qu'à celles de la société dans
son ensemble. Beaucoup plus récemment encore que les sciences économiques et les langues
étrangères, qui ont été les premiers sujets non techniques être introduit dans les programmes,
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on a vu apparaître à la fin du 20e siècle des cours abordant des questions relatives à l’éthique,
aux enjeux éthiques des techniques et/ou de la profession.
Comme la plupart des sujets nouveaux, celui-ci a d’abord été introduit par quelques écoles
pionnières avant d’être proposé à toutes les autres à travers les recommandations de la CTI.
Ainsi, dans ses critères rendus publics pour la première fois, en 1995, par un document
intitulé alors « doctrine de la CTI », il était écrit que la Commission attendait des écoles
d’ingénieurs qu’elles dispensent « en plus d'en plus des connaissances scientifiques et
techniques, une formation générale composée de langues étrangères, de sciences
économiques, sociales et humaines et d’une approche concrète des problèmes de
communication, ainsi qu'une une ouverture à l’éthique des ingénieurs ». Mais il convient
de souligner que si le souhait que les élèves ingénieurs soient davantage conscients des
questions éthiques que pose leur pratique professionnelle était affirmé clairement, il n’en était
pas de même des contenus des cours. En effet, aucune précision n’était apportée à ce sujet,
pas plus sur les objectifs à atteindre que sur le profil des enseignants devant s’en charger. Il
est à noter que la version publiée en 1998, il s’agissait d’une ouverture à « réflexion éthique
sur le métier d’ingénieur ». Dans la révision de la « doctrine de la CTI » diffusée en mars
2001, sous une appellation nouvelle, « Références et orientation », il n’était plus alors
question « d’ouverture à la réflexion éthique sur le métier d’ingénieur » mais plus
généralement « d’ouverture à la réflexion éthique ». Cette modification dans les mots
choisis est peut-être involontaire, mais on peut l’interpréter comme une évolution d’une
approche déontologique vers une visée plus large ou encore d’une approche de type
professionnel vers un contenu de formation générale moins directement lié au métier à venir.
Cependant si la CTI a donné une légitimité à « l’éthique » dans les formations d’ingénieurs,
aucun consensus n’a émergé sur sa place, son statut, celui des enseignants et la recherche.
Rien non plus n’a été explicité quant aux raisons de vouloir faire entrer « de l’éthique » dans
les écoles d’ingénieurs. Dans la version de 2012, le terme éthique apparaît dans l’objectif
suivant : « assimilation de la culture d’entreprise et la compréhension du contexte
économique, sociale, humain, environnemental, éthique, philosophique… permettant
notamment de s’intégrer dans un groupe et de la diriger efficacement » (2012), un grand flou
entoure l’éthique depuis son inscription dans les textes qui a pourtant conduit beaucoup
d’écoles à inventer une réponse singulière.
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QUELQUES ELEMENTS POUR UNE CONCLUSION
Les difficultés propres à l’éthique comme champ de recherche
Articulation de l’éthique professionnelle avec les SHS / morale !!!
Déjà difficile de faire carrière comme professeur de SHS en école d’ingénieur
Ethique en école d’ingénieur !!
La difficulté symbolique plus que pratique de tracer les contours de la profession
Le désir de ne plus être ingénieur
L’absence de vocation à devenir ingénieur
Un certain rejet de la technique
L’absence de référence déontologique pour la profession
La faiblesse des débats sur l’éthique professionnelle dans la profession
La faiblesse de l’organisation professionnelle, son manque de représentativité
Déontologie comme impensable
Le discours flou de la CTI
Ethique de l’ingénieur
Ethique lié au métier d’ingénieur
Ethique
Invisible dans les débats sur les SHS
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