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SOC3060-10 A2016 SÉANCES 9 et 10/ NOTES RÉCAPITULATIVES

SOC3060-10 A2016/ SÉANCES 9 et 10 NOTES RÉCAPITULATIVES © Michel Ratté, ne pas reproduire. *À cause des séances annulées cette session, nous avons convenu de laisser tomber la séance sur Alfred Schutz (la séance 9), mais son texte au programme de lecture offrira un complément pertinent à notre incursion dans les études post coloniales à la séance 11. Vous deviez avoir lu le texte de Raymond Williams avant la séance 9 ( la présente séance). En complément de lecture je vous invite à lire le texte en ligne sur Gramsci et Bourdieu http://www.contretemps.eu/domination-culturellequand-gramsci-rencontre-bourdieu/ Je vous invite, sans obligation, d'ici la séance 10, à prendre connaissance de mon texte critique (Ratté, 2016a) à l'égard de l'ouvrage de Du Gay et al., 2013, ouvrage qui se veut une introduction à la perspective des Cultural Studies par le biais de l'analyse du phénomène du Walkman : https://www.academia.edu/27794338/Peuton_se_passer_d_une_description_de_l_exp%C3%A9rience_de_la_musique_%C3%A9cout %C3%A9e_avec_un_baladeur_pour_l_%C3%A9valuer_comme_pratique_culturelle_revu_augment%C3%A9_08_2016 Le contenu de la séance 12 ( sur l'école de Francfort) est fusionnée avec celui des présentes séances 9 et 10. La culture hégémonique , la résistance culturelle et la réiication de la culture : des Cultural Studies et de l'École de Francfort INTRODUCTION Le champ des Cultural Studies (ci-après CS) est d'une importance incontournable depuis les années 1960. Il a d'abord été celui d'une sociologie néomarxiste soucieuse de faire l'ethnographie de la culture ouvrière anglaise, entre autres ain d'en exposer une forme de ténacité ayant des ressorts subvertissant l'usage des produits culturels de consommation de masse. Les CS ont évidemment été extraordinairement productives dans le contexte inouï des « trente glorieuses » (1945-1975) qui est venu avec l’émergence massive d'un marché de jeunes consommateurs culturels et d'expressions contre-culturelles multiples. Le champ des thèmes des CS n'a cessé de s'étendre depuis l’origine en même temps que s'y soient greffées des perspectives épistémologiques nouvelles, entre autres celles impulsées par l' «empowerment» communautaire et identitaire de personnes ayant des caractéristiques et des pratiques culturelles taboues les forçant à l'esseulement dans le secret. Les Gay Studies, les Lesbian Studies et les Trans Studies sont des exemples éloquents de retours rélexifs de ces communautés sur elles-mêmes contribuant à leur renforcement. On ne peut manquer de mentionner l'émergence massive des Postcolonial Studies qui viennent également avec leur propre perspective épistémologique critique marquant au fer rouge la prétendue connaissance occidentale des cultures des peuples extraoccidentaux que l'Occident capitaliste impérialiste avait assujettis. Aujourd'hui cependant j'aimerais consacrer la séance aux origines historiques et, sur le plan théorique, au il conducteur néomarxiste des premières CS. Après des considérations historiques sur les origines des CS ainsi que la présentation des igures inspiratrices et inaugurales des fondements théoriques des CS (1), je vais aborder l'importance de l'héritage gramscien dans le néomarxisme des CS, c’est-à-dire l'importance des concepts d'hégémonie et d'intellectuel organique (2). J'aborderai aussi la question de la notion de « réiication de la culture » de l'École de Francfort dans une perspective critique constructive qui vient parfaire celle des CS tout en conservant, en provenance de la tradition de l’école de Francfort, l’indication et l’ébauche d’analyse d’une certaine strate de l’expérience qui sont à mon avis un complément nécessaire aux CS(3). On trouve dans les présentes notes également des allusions et des références à des analyses de pratiques culturelles particulières . Elles ont la fonction d'indiquer comment, pour moi, cette constellation théorique à 2 moments (résistance à la culture hégémonique ; réiication de la culture) est exigée sans pourtant constituer ensemble un programme complet et exhaustif ain de comprendre et évaluer la valeur émancipatrice ou non de ces pratiques. En annexe, on trouvera un exposé succinct de mon trajet intellectuel et une mise en contexte de mes recherches sur la question du jazz, recherches qui visent à déinir une igure particulière de pratique culturelle populaire au sein des CS, une igure encore à penser. 1- Généalogie historique des CS 1.1 Du mouvement Culture and Society (19e siècle) au CS (à partir des années 1950) On peut enraciner la possibilité de l'émergence des CS dans un certain humanisme romantique bourgeois anglais du 19e siècle (Mattelart et Neveu, 2008 et Williams, 1961). Il produit une critique culturelle des effets sur la société — autant sur la bourgeoisie montante que sur la classe ouvrière toujours plus miséreuse — du développement inouï du capitalisme industriel anglais. L'Angleterre qui connaît le plus intensif développement industriel d'Europe est aux prises avec des catastrophes sociales et environnementales. Cela choque une bourgeoisie idéaliste qui au nom de l' « intérêt général » exprime dès la première moitié du 19e siècle son inquiétude et ses solutions devant la situation dans un mouvement intellectuel connu sous le nom : Culture and Society. Thomas Carlyle dans les années 1840 est très inluencé par le romantisme allemand, entre autres par l'esprit politique culturaliste germanique qui transpire chez les grands écrivains et philosophes (Goethe et Fichte), un esprit dont nous avons éclairé, pour notre part, les facteurs sociopolitiques d'émergence à partir de Norbert Elias (cf. Séance 2). On se rappellera comment la culture est comprise chez les Allemands comme un facteur d’unité nationale, contre le régime prussien aristocratique francophile qu'ils subissent. La culture nationale s'inscrit par ailleurs dans une conception de l'internationalité médiatisée par l'idée du concert des cultures du monde qui donne lieu à l'idée de comprendre les cultures des nations à travers le projet de les reconnaître pour leur contribution nécessairement unique aux « littératures du monde » — Weltlitteratur (Goethe). Dans le cas de l'Angleterre, l'appel à la « prise de conscience culturelle » des Thomas Carlyle se fait contre la possibilité d'une aggravation de la crise sociale due au développent industriel « fragmentant l'expérience » et « mécanisant la vie ». On notera ici que la compréhension de la crise ne semble pas mener ces romantiques à la reconnaissance de l'effective et sanglante contradiction des intérêts de classe dans le capitalisme au moment où cela est plus vrai que jamais. Une chose est sûre, les classes ouvrières anglaises sont déjà collectivement mobilisées à travers les unions syndicales qui n'ont été reconnues qu'en 1829 et il est dificile de ne pas penser que l'appel à la compréhension de l'unité organique de la société par les intellectuels de Culture and Society traduit une crainte de l'autonomisation de la « raison de classe » des masses ouvrières. Parmi les intellectuels romantiques cependant cette crainte ne donne pas naissance au même projet. Là où certains dans l'esprit de Carlyle croient que c'est la fréquentation par les ouvriers d'une certaine littérature anglaise sélectionnée pour ses valeurs édiiantes. On sera surpris aujourd'hui d'apprendre que d’autres, comme Matthew Arnold (circa 1870), rencontre une grande résistance devant l'idée d'une prise en charge publique de l'éducation des enfants (à l'exemple de la France) comme condition pour l'émergence d'un sentiment d'appartenance national et la reconnaissance de la chose publique. Mais une autre crainte hante Arnold, une crainte qui est susceptible de provoquer une crise au sein même de la bourgeoisie. Arnold a constaté avec inquiétude qu'en Amérique l'enrichissement relatif d'une partie de la classe populaire sans éducation, dans une société d'individualiste faisait émerger une classe de nouveaux riches qui n'entendent rien à la « grandeur » et à la richesse de la culture de l'esprit qui sont des conditions pour être un citoyen éclairé. C'est donc à la crainte de l'émergence d'une « middle class » « philistine » comme il l'appelle que l'on doit la réception plus favorable de son idée de rendre disponibles des formations sur la littérature anglaise dans les écoles de métiers pour adulte. Les hommes de culture dans les écoles de métier seront les « meilleurs apôtres de l'égalité » tout en polissant les caractères. C'est par cette voie que l'on réussira, pense Arnold, à intégrer à la société de tous, la classe ouvrière. Cela dit, ce programme ne sera pas mis en œuvre avant l'entre-deux-guerres. Cela nécessitera un corps de professeurs de littérature humaniste qui nécessairement devait avoir une « vocation solide » pour devenir les missionnaires du pays ouvrier. On ne sera pas surpris que parmi ceux-ci, la sensibilité politique était plutôt à gauche et il n'en fallait pas plus pour que leur « vocation » les ait constitués en camarades naturels de la classe ouvrière qui incitent celle-ci à une autoreconnaissance qui doit se parfaire au sein de l'autocritique. En un mot une initiative publique parfaitement condescendante à l'égard de la classe ouvrière a mis les professeurs d’anglais sur la pente naturelle qui devait les mener à s'interroger sur leur statut, et il n'est absolument pas étonnant que la igure de l' »intellectuel organique » de Gramsci se soit imposée dans la question de l'articulation du politique et de l'épistémologique au sein des CS — on y revient très bientôt. Les CS sont le produit de pères fondateurs qui ont été de ces professeurs de littérature dans les écoles de formation pour adultes des classes populaires. 1.2 Trois penseurs dont les œuvres ont une valeur orientatrice pour les CS Edward P. Thompson est à la in des années 1950 une igure importante du marxisme anglais. Il fera œuvre d'historien marxiste originale pour la mémoire de la classe ouvrière anglaise depuis de 18 es siècles (Thompson, 1963). Il examinera de près comment la vie culturelle de la classe ouvrière a sa spéciicité irréductiblement liée à sa manière d'être solidarisée par sa condition de classe. Si une révolution anti-capitaliste était possible, elle ne pourrait pas faire sans la considération des atouts des modes culturelles de solidarisation. L'entreprise de Thompson inscrite dans un marxisme anti-stalinien et son travail historien jumelé à son activisme l’éloigne aussi des tendances à l’autonomisation de la théorie, tendances inhérentes aux CS (Thompson 1978). Cependant, son inluence sur celle-ci est indéniable. Son apport à la question des ressorts culturels dans la genèse de la conscience de classe est essentiel. Les déterminations économico-matérielles objectives sont peut-être des facteurs structurant les possibilités ultimes de renversement du capitalisme, mais l'expression et les énergies des classes dominées sont changeantes (re : la démobilisation des classes ouvrières dans la société des trente glorieuse par exemple) et conditionne les dispositions culturelles et l'ambitus géopolitiques où des opportunités critiques peuvent être saisies. Richard Hoggart pour sa part a fait œuvre d'ethnographe dans une étude incontournable parmi les textes fondateurs des études culturelles. )Son ouvrage sur les usages des mass-medias au sein de la classe ouvrière dans les années 1950 (Hoggart, 1970) montre non seulement combien la culture des milieux urbains ouvriers est marquée par une inertie foncière, mais il constate que les classes populaires font un usage cohérent des mass-medias en regard de leur intérêt. Elles ne sont pas assujetties à la puissance d'invention de « miracles technologique » —comme la télévision — des corporations productrices de bien de consommation de masse. Il s’agit d'un point de vue qui comme on le verra plus tard est diamétralement opposé à celui des Adorno et Horkheimer de l'École de Francfort. Le livre de Hoggart donne le coup d'envoi d'une approche anthropologique de la culture populaire qui méthodologiquement cherche à débusquer la diversité des pratiques culturelles qui incorporent les marchandises culturelles. Raymond Williams est le théoricien qui présente la somme de connaissances la plus exhaustive qui soit orientée vers la constitution d'une perspective spéciique sur le plan politique et épistémologique pour les CS. Il a consacré beaucoup de travail à la reconstruction historique de l'impact idéologique majeur de la croissance des publics avec l'avènement de la presse populaire dans le monde occidental (Williams, 1961). C'est aussi à lui que l'on doit la reconstruction du développement de la notion de culture dans l'idéologie bourgeoise comme réponse à la révolution industrielle et ses effets sociaux et politiques (Williams, 1963). En 1976 est paru son Keywords qui devait accompagner l'ouvrage de 1963 (Williams, 1983). En lieu et place d'un lexique, Williams nous offre dans cet ouvrage l'histoire culturelle (et non seulement linguistique) d'une centaine de mots clés qui sont chargés d'ambiguïtés qui trahissent l'enjeu des luttes idéologiques qui les ont investies. Pour Williams, le rapport de la bourgeoisie à la culture populaire fait état d'une instabilité idéologique qui est une chance pour sa politisation d'un point de vue marxiste. Il n'y a pas de doute que Williams a étudié les principales voies de la pensée postmarxiste et s'est positionnée à leur égard. Cependant puisque l'on ne peut espérer aucune exhaustivité ici, j'ai choisi de n'aborder que les éléments de gramscisme chez Williams 1 2- Les concepts gramsciens d' « hégémonie » et d' « intellectuel organique » qui sont centraux dans les CS 1Je réserve pour d'autres lieux le commentaire des éléments d'anthropologie que Raymond Williams voudrait voir constituer la base d'une théorie historique de la pratique sociale des classes populaires (cf. Williams, 2010). Le concept gramscien d'idéologie hégémonique a pour prémisse la théorie marxiste du conlit des classes sociales, conlit engendré par la forme de la reproduction capitaliste de la société. Le problème que pose selon Gramsci la description marxienne de la dynamique du processus de reproduction capitaliste est de tenir pour acquis que l'exacerbation des contradictions des intérêts de classes et la pente fatale sur laquelle est la contradiction même du système capitaliste sauraient engendrer et réunir les conditions matérielles pour l'effondrement du capitalisme et son dépassement révolutionnaire. La conscience de classe de la classe ouvrière coïnciderait en quelque sorte, avec l'aide du penseur éclairé, avec un savoir de l'opportunité qu'offre une telle conjoncture. Pour le reste, les croyances et le sens commun des classes ouvrières ne sont pas moins « idéologiques » que la pensée complexe et rafinée de la bourgeoisie. Dans le cas de la bourgeoisie, le caractère idéologique de son autocompréhension se manifeste dans le fait d'être aveugle, dans le pire des cas, au caractère d'intérêt de classe de ses projets politiques, juridiques et économiques qui ont des prétentions universalistes contredit par leurs effets réels. À divers degrés ce caractère de « fausse conscience », disait-on, serait le propre de tout ce qui relève des croyances, de la connaissance et de l'expression culturelle de la bourgeoisie. Le vrai sens de ce massif idéologique ne pourrait être compris réellement que d'un point de vue généalogique : toute la culture, l'esprit, descend de condition de possibilité matérielle et la liberté expressive que l'on pense y trouver est dans le meilleur des cas contingente et impuissante à sortir de son arbitraire idéaliste, dans le pire des cas, elle a une valeur compensatoire qui a la vertu de masquer expressément le réel contradictoire. Gramsci est insatisfait de la compréhension marxienne qui fait de l'idéologie un épiphénomène nommé « superstructure » à comprendre seulement d'un point de vue généalogique. Pour Gramsci, avec son concept d'idéologie hégémonique, il s'agit à la fois de montrer comment les élites bourgeoises sont capables d'un esprit stratégique appliqué spéciiquement à la manipulation de la conscience que la classe ouvrière a d'elle-même, dans le but spéciique de la faire consentir à des idées particulières don veut imprégner le sens commun et qui de ce fait deviennent des idées évidentes pourtant rationnellement incompatibles avec l'intérêt de classe des ouvriers. Si cela existe, c'est bien parce que la classe ouvrière ne peut pas être dupée par les utopies universalistes bourgeoises qui font l'objet d'une institutionnalisation. L'idéologie hégémonique a la forme qu'elle a précisément parce que la bourgeoisie reconnaît une autonomie dangereuse à la raison de la culture ouvrière . C'est là le motif d'un travail spéciique d'imprégnation du sens commun par ses idées dont le caractère raisonnable, désirable est distillé dans le quotidien. Gramsci a pris très au sérieux l'avènement de la presse populaire comme moyen d'inluencer le sens commun des classes populaires. Il a cependant compris que le consentement visé par ces moyens — qui se traduit en termes marxistes en un projet de faire disparaître idéologiquement la conscience des différences de classe — supposait un travail adaptatif continu à l'affut de la différence résiduelle entre la culture ouvrière effective et la représentation qu'en fournit la presse de masse par ex. Cela montre en réalité que l'idéologie hégémonique est un dispositif représentationnel pour lequel rien n'est déinitivement acquis et qui doit donc incorporer en lui continuellement des éléments de la différence toujours changeante de la culture populaire en la faisant apparaître comme intégré à la représentation générale de la société. Pour Gramsci et Raymond Williams, cela montre clairement que la conscience de classe est théoriquement un levier pour une possible résistance à l'idéologie hégémonique. L'eficacité de celle-ci, puisqu'elle est soumise à une nécessité d'adaptation offre toujours la possibilité d'un contrecoup. Mais encore, en vertu de cette possibilité, Gramsci croit que ce qu'il appelle l' « intellectuel organique » peut avoir la fonction politique de faire accoucher les communautés ouvrières d'une autocompréhension cohérente par sa raison propre qui pourra constituer un discours contrehégémonique, c'est-à-dire une expression de classe qui est à la mesure des moyens pris pour l'aliéner. L'intellectuel organique pour une telle tâche doit avoir l'habitus de la culture ouvrière, il ne peut donc qu'en provenir. Raymond Williams dans ce cadre gramscien ajoute que ce discours contre-hégémonique doit embrasser la culture comme une totalité où la culture ouvrière et plus largement populaire doit assumer son histoire. De ce fait, on ne manquera pas de constater l'importance d'habitus fondamentaux des classes populaires qui forment ensemble d'authentiques « ways of life », des cultures plénières qui se caractérise par une inertie foncière qui doit prendre un caractère positif dans l'autocompréhension de classe. De manière conséquente, Raymond Williams conçoit en quelque sorte le programme des CS comme une entreprise d'études interdisciplinaires coordonnées par une perspective sociologique sur la culture qui oriente le travail de compréhension des cultures populaires sur le chemin d'une pratique politique. Ce sont les CS elles-mêmes qui réalisent la fonction de l'intellectuel organique. Et c'est aussi pour cette raison que le renvoi du travail d'analyse, linguistique, anthropologique, sémiotique, historique, etc. sous les auspices coordonnateurs de la sociologie de la culture au sens de Williams, ne peut pas être institutionnalisé au sein de la discipline de la sociologie dans les milieux académicouniversitaires(Williams, 1995). La sociologie de Williams est certainement para-académique et elle se veut idéalement contre-institutionnelle ; les CS sont censées récupérer critiquement ce qui est utile pour elles-mêmes dans les disciplines des sciences sociales et humaines. L'esprit gramscien est aussi prolongé dans les CS quand l'on constate que diverses pratiques culturelles qui les intéressent sont l'oeuvre de gens participant pleinement à la vie de ces pratiques. 3. Sur le concept de réiication de la culture d'Adorno et Horkheimer et la critique dont ceux-ci font l'objet dans les CS Il existe un large consensus des intellectuels participant au mouvement des CS selon lequel le constat sans appel de la « réiication de la culture » posé par les Adorno et consorts est abusif en plus d'être exposé d'une manière qui trahit les habitus élitistes des auteurs qui posent un tel diagnostic. C'est certainement ce que l'on est porté à croire quand on voit un Adorno qui tout en admettant la in imminente de l'art ne voit cependant les traces de son « authentique agonie » que dans la production d'artistes de la tradition savante bourgeoise (Adorno, 1962 et 1976). Les produits de la « culture de masse » et leur consommation ne seraient à comprendre que comme des expressions régressives qui ne peuvent, au mieux, qu'avoir une valeur prémonitoire du nonsens à venir (Adorno, 2010, 209 sq.). En dépit de tout cela, il y a des éléments d'analyse de ce que Adorno appelle de manière provocatrice la régression de l'audition musicale qui sont loin d'être impertinents. Je voudrais exposer ici la valeur heuristique de certains éléments d' analyses adorniennes de la musique et de sa reproduction phonographique (cf. Adorno, 2010, 57 sq. . D’abord, disons que ces éléments d'analyses sont alignés sur la thèse selon laquelle la notion marxienne de fétichisation de la marchandise expose le processus de désubjectivisation du produit du travail humain à partir du moment où il circule entre les humains par la médiation de l'abstraction de la valeur d'échange. La transformation de la matière par le travail vivant qui est la source de la valeur des objets qui circulent entre les humains à titre de marchandises se trouverait à disparaître dans le fétichisme de la marchandise. Pour le cas précis des produits culturels relève de l’art, leur expressivité subjective, dans le devenir marchandise, est quelque chose qui a des effets en retour qui vont plus loin que le masquage du travail vivant et c’est ainsi que l'idée radicale de l’émergence de l'horizon de possibilité d'une réiication intégrale de la culture, d’un devenir chose, d’une désubjectivisation, d’une abolition du sens ancré dans la subjectivité humaine qui constitue les expressions humaines, est légitimé. Ce serait dans la transformation inaperçue des conditions de l'expérience des masses consommatrices de produit culturel que cela serait le plus évident. 3.1 Nuances nécessaires Certains intellectuels de la constellation des CS n'hésitent pas à assumer une thèse de la sorte. C'est le cas de I. Chambers (cf. dans Du Gay et al., 141-143 et Ratté 2016a) qui, dans l'esprit de Walter Benjamin, lui-même inspirateur de Adorno, a proposé une analyse critique radicale de ce qu'augure l'usage du Walkman ( du iPod aujourd'hui) en afirmant la possibilité d'une transformation en profondeur de l'expérience spatio-temporelle des individus, transformation déjà sensible dans les interférences asociales que les utilisateurs de Walkman feraient subir à au caractère socionormatif de la mobilité piétonnière urbaine largement ritualisée. L'expérience du Walkman dans la déambulation urbaine est comprise par Chambers comme une expérience pouvant participer à la déconstruction de l'espace public par l'importation en son sein d'un habitus irréductiblement privé (l'écoute intime de la musique). Mais dans un esprit d'ouverture post hoggartien qui fusionne avec celui de Benjamin, il ne peut exclure la possibilité que l'usage de cet appareil soit une opportunité de résistance individuelle à l'égard de l'environnement sonore agressant des milieux urbains. J'ai proposé un commentaire critique de l'analyse de Chambers autant que de la critique qu'il subit de la part de ses collègues (cf. Du Gay et al., 102-109). Elle a une certaine exhaustivité surtout en ce qu'elle se prolonge dans des analyses de l'expérience du Walkman et d'autres expériences ain d'exposer que la possibilité de faire une critique de la transformation en profondeur des expériences par la médiation des produits de consommation culturelle dépendait non seulement d'un travail ethnographique sur les pratiques diverses qui impliquent le Walkman, mais une minutie particulière dans l'examen — phénoménologique — de l'articulation des dispositions subjectives constituants l'expérience fondamentale qui rend possible toute pratique sociale impliquant le Walkman (Ratté, 2016a) Je crois justement qu'Adorno a des choses pertinentes à faire valoir sur l'effet de l'avènement de l'enregistrement sonore. Une d'entre elles est que les contingences techniques qui viennent avec la mise en marché de la musique enregistrée ont un effet substantiel sur l'écoute de la musique et la possibilité que cette écoute perde sa sensibilité à l'horizon de sens ouvert par la musique de la modernité. Les limites des surfaces d'impressions des phonogrammes pour que ces derniers soient des objets-marchandises facilement distribuables et manipulables ont contraint grandement la durée continue de musique pouvant être reproduite sur les phonogrammes. Adorno relève l’impact immédiat que cela a sur la formalisation de la musique. Les musiques dites populaires, très modulaires, sont d'emblée plus souples et leur adaptation à l'enregistrement consiste en des reconigurations que ses genres peuvent encore subir. La musique du romantisme tardif où des mouvements de symphonie peuvent faire jusqu'à plus de 30 minutes ne sied pas du tout à une reproduction enregistrée qui ne va pas au-delà de 10 minutes par exemple. Il y a eu plusieurs stratégies pour rendre disponible la musique savante occidentale de longue durée sur phonogramme. Est apparue par exemple la technique du Fade out/Fade in devenue le marqueur sémiotique de la nécessité d'une suspension de l'écoute pour changer de phonogramme. Mais cela n’a pas empêché les limites de durée des phonogrammes d’avoir une inluence importante sur les choix et les rationalisations de la diffusion commerciale de l'enregistrement de musiques savantes. En réalité adviendront des critères de qualité formelle musicale des pièces susceptibles d'être d’intérêt pour leur utilisation dans le marché de la musique enregistrée. Ces critères ne seront pas différents de ceux qui président à la production des musiques diverses conçues spécialement pour leur circulation sur phonogramme. On a fait des sélections du répertoire savant en fonction de tels critères qui les ont constitués immédiatement en « greatest hits ». L'appartenance de ces pièces à des suites de mouvement dans une œuvre d’ampleur disparaissait ; toute musique savante rendue populaire devait avoir une forme limpide ; elle était particulièrement saillante quand elle avait la forme de chanson populaire à tout le moins on devait pouvoir y trouver un air. Pour un Adorno le phénomène massif de la transformation de la musique populaire par le biais de l'industrie de l'enregistrement est corrélatif de la transformation de l’habitus de l’écoute musicale. Cependant l'avènement éventuel de la possibilité technique de l'écoute intégrale de longues œuvres n'a pas d'effet inverse. On ne verra pas apparaître une production de musique longue durée qui serait une émanation de la musique qui a coévolué avec la technologie d'enregistrement, musique pouvant devenir une marchandise de masse ; on ne verra pas non plus une « redécouverte » de l'expérience de la musique savante occidentale de longue durée. Les contraintes technologiques de la première phase de la mise en marché de la musique enregistrée vont disparaître comme contrainte technique, mais leurs effets expressifs et la sensibilité à ceux-ci deviendront prépondérant pour la conception de toute musique. Encore aujourd'hui le format des chansons à succès, tous genres confondus, ne dure la plupart du temps qu'entre 3m20s et 4m20s., ce qui correspond au format des « 45 tours » des années 1960. Adorno avait aussi fait remarquer le rapport particulier que la répétition de l’écoute de ces musiques engendrait. Une espèce d'enthousiasme pour la reconnaissance spontanée qui entraine immédiatement l'expérience vers des états de conscience appartenant à l'expérience souvenue de son écoute, expérience se confondant avec l'écoute réelle du fait réel de la perdurance de la musique dans l'ici maintenant. C'est précisément cette saturation de l'expérience réelle de la musique par son souvenir¿évidemment en soi une nouvelle expérience de la musique — qui fragilise toute forme de rapport à la musique qui ne solliciterait pas la reconnaissance et gagnerait sa pertinence dans le fait de prendre son temps. 3.2 Critique nécessaire de la question de la « standardisation » de la marchandise culturelle selon l'école de Francfort : une réfutation économiste On aura remarqué que je n'ai pas dit que de manière générale les contraintes technologiques faisaient partie d'un plan de standardisation des contenus des produits culturels comme si les producteurs avaient l'intention explicite, comme c'est souvent le cas dans la littérature de iction dystopique, d'aliéner l'espèce humaine par une production sérielle standardisée, tendant à l'uniformité, sous prétexte que cela serait l'aboutissement optimal de la rationalité capitaliste. Adorno a une bonne intuition en indiquant qu'il y a des contingences lourdes ( ici technologiques) qui peuvent avoir des effets déstructurant de pratiques culturelles dont les éventuelles disparitions sont dues à une transformation en profondeur des possibilités d'expériences — le caractère inintelligible de la musique de longue durée issue de la tradition savante occidentale. Mais qu'Adorno ait pensé qu'une uniformisation, voulue comme telle, de la musique était un fait inhérent à la rationalisation capitaliste de la teneur des marchandises culturelles, cela ne se vériie pas. La seule manière par laquelle une homogénéisation des produits de consommation culturelle de masse semble possible est par le pouvoir inancier des producteurs d'accaparer les ondes des médias, etc., et cela ne révèle que l'intention d'occuper le plus de place avec UN produit — ce qui ne se fait pas sans être remarqué, voire sans être condamné et fuit par les consommateurs de produits culturels dans les démocraties occidentales d'après-guerre. En réalité , la rationalité des producteurs de marchandises culturelles doit faire avec le fait majeur de l'impossibilité de savoir si ce qu'ils veulent mettre sur le marché aura la faveur du public(cf. Straw, 2002). Car les motivations des consommateurs pour le choix ou le rejet d'un produit culturel ne se comprennent pas rationnellement pour lui-même. On objectera le fait que le sociologue qui étudie les proils de consommation culturelle est en mesure faire état de constellations typiques de produits choisis ou rejetés par les consommateurs. Mais ce travail ne peut pas permettre de comprendre les jugements qui président aux décisions qui mènent à chaque acte de consommation. Je répète en outre que les motivations quiconduisent au choix des consommateurs ne sont pas susceptibles d'une rationalisation stable chez les consommateurs eux-mêmes. On peut cesser d'être idèle autant parce que le dernier produit d'un artiste est similaire au précédent et que l'on aurait souhaité qu'il soit différent que parce que son dernier produit est différent et l’on aurait souhaité qu'il soit similaire au précédent. Les idélités par principe sont donc fragiles, et ce sera d'autant vrai qu'elles ne sont pas accompagnées d'un volume quantitatif de idèles très appréciable, ce qui est le cas que pour une inime partie des artistes et producteurs qui embarquent dans l'aventure. Un autre facteur structurant de la rationalité des producteurs qui est conséquent avec le précédent est que chaque production est un pari où le producteur mise tout d'un coup . Il n'y a pas d'étape de préproduction où l'on pourrait aller « tester » de manière utile un prototype comme c’est le cas pour une grande quantité de produits de consommation pour lequel les producteurs idélisent une clientèle ou en trouve une nouvelle à partir de l'amélioration de leur produit en fonction d'une « demande hypothétique » traduite des enquêtes auprès des clients et des non-clients. On peut d'ailleurs penser que la fonction des produits dérivés promouvant des artistes est de permettre aux investisseurs de sentir si un artiste a encore la cote ain d'évaluer l'opportunité de réinvestir dans une production. Car on le sait : ce n'est pas parce qu'un premier disque a marché il y a un an qu'un deuxième marchera dans les mois qui viennent. Bref, tout cela nous mène à devoir prendre en considération que les producteurs qui veulent exister dans l'économie de la production culturelle — et qui prennent des risques sur de nouveaux artistes, producteurs qui sont la majorité —, le font nécessairement en appliquant le principe de la mitigation des risques : ils ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier ;ils investissent dans des productions qui, à leurs yeux on des qualités différentes, sont diversiiés — cela peut être le cas dans un seul sous-genre, mais parfois en produisant dans artistes de genres différents. Soit, la logique de mitigation du risque et la rationalisation rétroactivement du producteur engendre une diversité des produits culturels. Cependant elle n'est pas d'abord le résultat de sa nécessaire ouverture sur les prétentions expressives des artistes. On ne peut pas simplement penser que c,est une chance pour les artistes aspirant à un rayonnement d'être coopté sans reste par un producteur. Celui-ci, règle générale, présente sa propre idée de ce que doit être la musique de l'artiste pour entrer dans son écurie. Il est particulièrement étonnant de voir par ailleurs que beaucoup de milieux musicaux sous-culturels réseautés internationalement font preuve pour leur part d’une immense capacité de diversiication intensive spontanément classiicatrice (le métal par ex.). Cela reste à étudier. BIBLIOGRAPHIE Theodor W. ADORNO et Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison ( (1944), trad. Eliane Kaufholz, Gallimard, 1974. Theodor W. ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique (1948), trad. Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Gallimard, 1962. Theodor W. ADORNO, Gustav Mahler : une physionomie musicale (1960), trad. Jean-Louis Leleu et Theo Leydenbach, Minuit, 1976. Theodor W. ADORNO, Current of Music. Éléments pour une théorie de la radio, Paris/Québec, Éd. de la Maison des sciences de l'homme/Les Presses de l'Université Laval, 2010. I. 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Raymond WILLIAMS, Culture and Society, 1780-1950, Harmondsworth, Penguin Books, 1963. Raymond WILLIAMS, Keywords. A Vocabulary of Culture and Society, London, Fontana Press, 1983. ANNEXE Excursus sur mon trajet intellectuel et mes recherches concernant le jazz La compréhension des contre-cultures comme phénomène de résistance sémiotique contre la culture hégémonique (cf. à ce sujet par exemple Dick Hebdige, Subculture. La signiication du style (1979) , dans H. Glevarec, E. Macé et Éric Maigret, Cultural Studies. Anthologie. , Paris, A. Collin, 2008, pp.107-122.) ne peut pas constituer le cadre théorique pour rendre compte d es cultures artistique d'origine populaire marginalisée qui ne sont pas inaugurées et ne se reproduisent pas dans la réaction par rapport à la culture hégémonique. Je pense au jazz moderne dans la postérité duquel mon travail artistique s'est inscrit depuis 1984. J'ai écrit un ouvrage ((Ratté 1999) consacré principalement à défendre une thèse ambitieuse et originale sur la spéciicité de l’expressivité de la musique en tant qu’art de la modernité ain d’asseoir une forme particulière d’analyse formelle de la musique qui s’appuie en partie sur la conception de la « musique informelle » de T. W. Adorno. L’essai n’est pas en reste quant aux considérations sociologiques qui permettent de faire de cette thèse ambitieuse quelque chose de plus qu’une thèse spéculative originale, mais bien un programme d’analyse sociocritique de différents états des musiques de notre temps (savantes occidentales, populaires occidentales, de diffusion de masse et contre-culturelle). L’ouvrage a connu une réception relativement élargie pour une étude aussi spécialisée de philosophie et de sociologie de la musique. Il culminait dans une phénoménologie de la musique improvisée collective d’origine populaire comme contribution explicitant de manière inattendue le fait que l’on y trouve un dépassement des contradictions résiduelles de la théorie de la musique informelle d’Adorno. Il ne s’agissait pas de répéter l’évidence qu’Adorno avait été injuste à l’égard du jazz, mais de montrer que certaines formes du jazz peuvent être décrites de manière non triviale comme des expressions de la formalisation de la musique informelle. Elles ne consistent pas à coïncider par hasard avec l’idée adornienne d’informalité — en présumant de manière condescendante que cela est une chance qui sauve le jazz de ses origines populaires. Ô ironie, elles peuvent en fait être comprises comme des formes qui sont concrètement en train de réaliser ce qui n’est demeuré qu’à l’état d’idéal normatif d’informalité chez Adorno. J’expose comment une nécessité interne de la formalisation de la musique improvisée dépasse de fait ce qui ne demeure que promesse chez Adorno, au sortir de son travail d’analyse dialectique et critique de l’accumulation des innovations techniques et matérielles de la composition musicale moderne savante occidentale jusque dans les années 1950. On aura compris que cela est aussi une contribution intellectuelle à un débat compréhensif et sociologiquement informé sur la question de la musique ain de s’extirper du cadre idéologique qui a accompagné et contribué à la « crise de l’art contemporain » depuis les années 1980. On ne sera pas surpris d’apprendre que dans le champ de la musique savante, le coup de force qu’imposait le néolibéralisme conservateur et populiste mettant en cause le mécénat public n’a pas mené à une solidarisation et, au lieu de la recherche d’une position proprement politique, les querelles intestines, elles-mêmes traduites dans celle de la confrontation bavarde des discours moderniste et postmoderniste en particulier, se sont chargées de reconduire sous une forme spéciique les termes du problème posé de manière démagogique par les idéologues qui attaquaient le mécénat public. Il est notable que l’expression principale de l’esprit postmoderniste en musique ait été le retour au tonalisme qui était inséparable d’une réconciliation avec la musique dite « populaire ». J’ai, pour ma part, défendu la nécessité d’une interprétation approfondie des formes de la musique populaire, au-delà de la reconnaissance par la citation dans les formes musicales savantes. L’ambiguïté d’une telle esthétisation de l’ouverture d’esprit au populaire (qui était plutôt souvent qu’autrement une ouverture aux produits de diffusion de masse) dans le monde de la musique savante a fait en sorte que personne ne pouvait y voir un geste d’autonomie contre l’attaque néolibérale conservatrice, cette attaque qui se faisait sur la base de la présomption que les préférences de la majorité (silencieuse comme toujours) qui valaient comme la vérité, s’exprimaient dans les états du marché de masse des objets culturels. Il demeurerait donc toujours dans cette « in des grands récits » qui optent pour la citation attendrie de la musique « populaire », un parfum de condescendance à son égard qui ne saurait tromper les populistes voulant en inir avec le mécénat public. Je considérais et je considère toujours qu’il faut faire d’une part une critique frontale du coup de force conservateur par le rappel des gains historiques pour une société démocratique que représentent les institutions publiques qui soutiennent l’art 2 et, d’autre part, faire s’effondrer les présumées évidences du sens commun idéologique assis par les néolibéraux conservateurs sur l’état du marché de la culture. Au premier chef, il fallait, comme le prônent les études culturelles de l’École de Birmingham (les Cultural Studies) rendre compte des pratiques effectives de consommation et de production musicale populaire. Si l’École de Birmingham a mis l’accent sur la diversité des formes d’appropriation des marchandises culturelles et sur les pratiques contre-culturelles post-1945, sans nier l’importance de ces phénomènes, je travaillais plutôt dans l’esprit radical démocratique de la deuxième École de Francfort. Celle-ci souhaitait la « luidiication rationnelle » des institutions, pour parler comme A. Wellmer, par les ressources rationnelles propres des pratiques populaires. C’est dans cet esprit que j’ai proposé mon interprétation originale de l’improvisation comme matrice pour la compréhension du jazz moderne afro-américain. La marginalisation des artistes de jazz à partir des années 1940 n’est que supericiellement une automarginalisation contre-culturelle. Il est indéniable cependant que cette marginalité a été l’occasion d’une sorte de rationalisation de la musique improvisée qui ne dit pas son nom pour diverses raisons évidentes relatives à l’anomie sociale que subissent les artistes afro-américains et d’une autre manière, les artistes blancs issus de la classe populaire qui les rejoignent. Je défends l’idée que le jazz moderne montre bien une montée en rélexion et en autonomisation de l’esprit du genre musical lui-même, une rélexion dont le il conducteur devient la mise en forme musicale comme telle. À ce titre, cette musique n’est pas simplement admissible à une reconnaissance qui dans l’esprit humaniste et démocratique lui ferait une place parmi la diversité de ce qui constitue le trésor de l’humanité. Elle n’est pas non plus seulement à reconnaître par souci de justice comme expression identitaire d’une minorité sociale victimisée . Elle comporte ce qu’il faut pour exiger un élargissement de l’autocompréhension de la musique occidentale elle-même, parce qu’elle en fait partie. 2 cf. 1) Ratté, Michel. « De la confusion entre la reconnaissance et de la compréhension de la musique », Etc Montréal, n° 48,1999, 21-25 ; 2) Ratté, Michel. « Improvisation as Form », première publication intégrale en anglais dans Open Space (New York), # 25, printemps 2004 , trad. Tim Hodgkinson et Yves Charuest, de « Réinterpréter la musique improvisée : l'improvisation comme forme » (1996), 202-237; 3) Ratté, Michel. «Le statut socio-institutionnel de la musique savante », dans Circuit, vol. 6, n°2, printemps 1996, 25-29, et vol. 8, n° 1, printemps 1997, 71-76 ; 4) Ratté, Michel, Yves Charuest, Pierre Béland, Martin Thibodeau et François Dugré. «Vente de feu de la musique contemporaine chez les intellectuels médiatiques », d’abord publié en partie sous le titre « La musique adoucit les mœurs », dans Voir de Québec, 25-31 mai 1995 et sous le titre « En avant la musique », dans Voir de Montréal, 8-14 juin 1995. Première version intégrale dans Circuit, vol. 7, n° 1, 1996, 63-65.