Olivier Cousin
Centre Emile Durkheim (UMR 5116)
Université Bordeaux Segalen
3 ter place de la Victoire
33076 Bordeaux Cedex
Le retour du travail
In Etre curieux en sociologie
Bernard Francq, Philippe Scieur (dir.)
ULC, Presse universitaire de Louvain, 2014, p187/201
Le chercheur s’intéressant au travail dans les années 2000 se confronte à un sentiment
étrange. Son objet s’étiole, perd assurément de sa superbe, et domine alors l’impression d’un
âge d’or qui s’éloigne résolument, laissant la place à la nostalgie. Le travail qui était un des
piliers de la sociologie, qui prétendait dire ce qu’étaient les sociétés et les guider, qui était au
cœur des débats et des luttes sociales et politiques depuis la fin du XIXème siècle, paraît
subitement s’effacer pour devenir un objet parmi d’autres pour les sociologues, et ne plus être
en mesure de jouer le rôle de chef d’orchestre pour nos sociétés. Le travail se marginalise et
se banalise. Il se marginalise parce qu’il n’apparaît plus comme le socle des sociétés, capable
de les orienter et de les définir, comme ce fût en particulier le cas tout au long des trente
glorieuses dans les pays occidentaux. Il se banalise, parce qu’il devient un champ d’étude et
d’analyse n’étant ni plus important ni moins intéressant qu’un autre mais qui peinerait à se
renouveler. Alors que la sociologie de l’éducation, de l’immigration, ou de la ville,
connaissent à cette même période un regain d’intérêt et renouvellent leurs problématiques,
alors qu’émergent de nouveaux objets, tel le genre, capables d’irriguer l’ensemble du regard
porté par les sciences sociales ; le travail, lui, rentre dans le rang.
S’intéresser au travail oblige à prendre en compte cet effacement et à l’interroger, au
risque de céder à la nostalgie. Affirmer le retour du travail suppose de prendre au sérieux les
changements brièvement évoqués tout en revendiquant une autre forme de centralité du
travail. De sociétal il devient individuel. Plus précisément, si le travail cesse de modeler les
sociétés et n’apparaît plus suffisamment puissant et fédérateur pour les définir, il n’en reste
pas moins un des vecteurs majeur de l’intégration et des constructions des identités. Le travail
s’est moins effacé qu’il n’a connu un glissement, cédant partiellement sa place quant à sa
1
capacité de guider les sociétés, tout en concourant à forger les individus et à servir de base
dans les processus de subjectivation. Bien que plus modeste, il n’a pas perdu son pouvoir et sa
capacité d’être pour les individus un point de repère central.
AFFAIBLISSEMENT DU TRAVAIL
Tout au long des trente glorieuses, le travail a occupé une place centrale dans les
sociétés occidentales et bien au-delà puisqu’il tracera une frontière séparant plus ou moins
nettement deux mondes : les sociétés industrielles, désignées aussi comme développées ; les
sociétés pré industrielles, parfois qualifiées de sous développées et amenées à devenir en
« voie de développement ». Le travail définit donc des types de sociétés et les organise,
comme il structure les hiérarchies sociales et les rapports sociaux. Il produit la société et ses
catégories et, au plus fort de la civilisation industrielle, il paraît naturel de lire l’ensemble du
monde social et les conduites des individus à travers le prisme du travail. Son évidence est
telle qu’aborder les questions du travail revient à traiter des grands problèmes du devenir
social et du vivre ensemble, et la sociologie en l’érigeant comme un de ces objets majeurs ne
prétend pas aborder un aspect de la vie sociale mais au contraire affirme englober l’ensemble
des questions sociales1.
La fin des années 1970 marque une rupture et un effacement relatif du travail. Les
changements de dénomination des sociétés en sont un des signes les plus explicites. Cette
période marque la sortie de la société industrielle et le passage vers la société de
consommation, ou post industrielle, soit autant de signes mettant à distance le travail et le
ramenant à une place plus modeste voire secondaire. Plusieurs grands phénomènes sociaux
marquent les sociétés et contribuent à affaiblir le travail : l’installation durable dans un
chômage de masse dans la plus part des grands pays industrialisés, la désindustrialisation de
ces mêmes sociétés, le déclin des mouvements ouvriers comme pivot de la scène sociale et
politique, le déclin de l’idée de progrès et la méfiance qu’il suscite désormais… La crise de la
sidérurgie en Wallonie dans les années 1980 n’affecte pas seulement un bassin d’emploi, elle
signe la mort, politique, culturelle et identitaire de toute une région2. Le travail s’efface
d’autant plus qu’à cette même période, avec les politiques de déréglementation financières,
1. Deux ouvrages récents rendant compte de l’histoire de la sociologie du travail en France insistent sur cet
aspect, A. Borzeix, G. Rot, Genèse d’une discipline, naissance d’une revue : sociologie du travail, Nanterre,
Presse Universitaire de Paris Ouest, 2010 ; L. Tanguy, La sociologie du travail en France. Enquête sur le travail
des sociologues, 1950-1990, Paris, La Découverte, 2011.
2. B. Francq, D. Lapeyronnie, Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, Editions Ciaco, 1990.
2
l’économie se dissocie du travail au sens où il n’a plus le monopole de la création de la
richesse et se trouve concurrencé, voire, supplanté par le jeu de la spéculation financière.
Alors qu’il était à la source de la création de la valeur, il en est désormais en partie écarté au
point que l’économie contemporaine détruit le travail, en particulier au sein des vielles nations
qu’il avait naguère contribué à ériger. Le cercle vertueux, où les progrès techniques étaient à
la fois destructeurs d’emplois et créateurs de nouveaux métiers permettant d’aboutir à un
équilibre, se brise.
Objet naturel et central pour la sociologie, le travail va, là aussi, céder la place à
d’autres objets qui parfois vont venir le supplanter et contester sa capacité à expliquer le
social. Comme l’avaient théorisé Alain Touraine puis Daniel Bell, l’économie, le social et le
politique se séparent, deviennent des sphères autonomes et chacune travaille indépendamment
des autres la société3. A bien des égards, les masses média et, aujourd’hui l’Internet et ses
usages, semblent avoir une capacité de transformation de la société bien plus grande que le
travail. Plus généralement, c’est aussi dans l’ensemble des représentations et des débats que le
travail cède du terrain. L’immigration, la sécurité, les identités culturelles, l’Europe et la
question de ces frontières naturelles, ou la question de l’islam, sont autant de thèmes au cœur
des débats dans les sociétés européennes, organisant les nouvelles divisions politiques, dans
lesquels le travail n’occupe qu’une place marginale.
Dans un autre registre, les échanges tendus, rapportés ci-dessous, entre militants
gauchistes et activistes féministes au début des années 1970 paraissent appartenir à un autre
monde. Les premiers défendaient l’idée que la question des femmes n’était qu’un sous
chapitre de la question ouvrière et de la lutte des classes et que la libération des femmes
n’adviendrait que par la libération des forces productives. Mettre fin au capitalisme, donc à
l’exploitation des travailleurs par les propriétaires des moyens de production, c’est mettre par
la même occasion et mécaniquement fin à toutes les formes de domination. « Les femmes ne
sont pas opprimées par les hommes mais par les bourgeois », lançaient les militants lors des
débats avec les féministes. Ce à quoi Monique Wittig répondra : « Je me bats contre le
patriarcat, et le patriarcat m’opprime plus que le capitalisme4 », marquant ainsi la rupture
avec une vision du travail totalisante.
Au cours des années 1990, plusieurs ouvrages, empruntant autant à la philosophie qu’à
la sociologie et s’inscrivant dans la continuité des analyses proposées par Hanna Arendt,
3. D. Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 ; A. Touraine, La société
Postindustrielle, Paris, Denoel, 1969.
4. H. Hamon, P. Rotman, Génération 2, Les années de poudre, Paris, Seuil, 1988.
3
mettent en exergue la mise à distance nécessaire avec le travail et en appellent plus ou moins
directement à nous défaire des liens de dépendance à son égard. André Gorz, Dominique
Méda, Jeremy Rifkin et plus récemment Matthew Crawford, nous invitent à reconsidérer la
place accordée au travail et à nous défaire des utopies qu’il prétend porter5. Le travail, à
divers titres, conduit à une impasse et les auteurs pointent l’illusion qu’il y aurait à vouloir
continuer à en faire le cœur de nos identités individuelles et collectives et à définir les sociétés
par rapport à un objet qui n’est plus porteur de progrès mais, au contraire, de rétrécissement et
d’enfermement. Loin de nous libérer et de nous humaniser comme Marx le suggérait, il nous
emprisonne et nous rend dépendant au point de nous placer dans une « servitude volontaire »
à travers les promesses de dépassement de soi. La critique portée par la « fin du travail » nous
invite donc à nous détacher du travail et le fait sortir de l’historicité, au sens où le travail n’est
plus le moteur de la société, et finalement laisse entendre que la société n’a plus besoin du
travail.
CHANGEMENT DE REGARD
Ni l’affaiblissement du travail, ni la critique de la fin du travail ne signifient sa
disparition. Par contre, ces approches obligent à repenser et à comprendre ce qu’il fait aux
individus et plus généralement aux sociétés. Ils engagent à réinterroger le lien entretenu avec
le travail.
Le rapport ambivalent entre la sociologie et son objet mérite d’être souligné.
Paradoxalement, alors que d’un côté le travail s’efface et s’affaiblit, qu’il perd de sa
centralité, d’un autre il sort de sa sphère traditionnelle au point de ne plus connaître de limite.
Le travail est partout. Longtemps contenu dans le domaine industriel, et parfois réduit au seul
travail d’atelier avec comme figure de proue l’ouvrier, le travail s’étend désormais à toutes les
sphères de la vie sociale. Rien n’échappe au travail au sens où tout peut s’analyser sous le
prisme du travail. Il est impossible d’établir une liste des objets observés à partir du travail
tant le spectre est large et les possibilités infinies. Il suffit d’évoquer le cas de l’Ecole dans
lequel la sociologie du travail y a gagné sa place au côté d’une sociologie de la mobilité
sociale et des inégalités, ou d’une sociologie de la socialisation par exemple. Introduire le
travail à l’école c’est changer le regard sur l’institution et les acteurs qui l’animent. Les
5. M. B. Crawford, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2009 ;
H. Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris Calmann-Lévy, 1983 ; A. Gorz, Misère du présent.
Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997 ; D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier,
1995 ; J. Rifkin, La fin du travail, Paris, La Découverte, 1995.
4
analyses portent tout autant sur ce que font les élèves, au point qu’il est d’usage de parler du
métier d’élève, que les enseignants, les chefs d’établissements et plus généralement
l’ensemble du personnel éducatif. Ce sont les activités et les manières de les réaliser qui
retiennent l’attention, les stratégies des acteurs, leurs ruses et les contraintes qu’ils subissent,
les savoirs faire et les compétences mobilisées. L’observation du travail à l’Ecole ne diffère
pas fondamentalement de celle réalisée dans les ateliers. Les mêmes constats peuvent être
faits à propos de la justice, de la police, de la politique ou de la culture.
Il existe une véritable explosion des enquêtes empiriques sur le travail, touchant aussi
bien les employés que les cadres, les professions libérales que les salariés déqualifiés, les
services ou la fonction publique… Ces études peuvent donner l’impression d’un extrême
éparpillement et contribuer ainsi à l’émiettement du travail, d’autant plus que l’ethnographie
et les références à l’interactionnisme symbolique sont très fréquentes. La montée en généralité
paraît plus difficile et plus incertaine, laissant planer un sentiment ambigu et paradoxal
puisque les lectures du monde social à partir du travail ne cessent de s’étendre sans pour
autant prétendre rendre compte de la totalité de ce même monde social. La sociologie du
travail n’est plus une sociologie générale comme elle souhaitait l’être après la seconde guerre
mondiale.
Ce constat n’est que partiellement vrai. D’une part, parce que la diversité des objets et
des observations n’en montrent pas moins qu’il existe une tendance à l’uniformisation des
modes d’organisation du travail. Le travail est traversé et commandé par un principe général
s’articulant autour de la gestion des flux et des aléas, de la place accordée au client comme
ordonnateur du travail, du souci de parvenir à combiner la production de masse et la
satisfaction de la singularité en offrant du sur-mesure. Ce principe de la réactivité et de la
flexibilité des personnes et des outils, s’appuie sur un ensemble de dispositifs, comme le
travail en projet, le reporting, ou la gestion des compétences, et s’organise autour de quelques
grands modèles managériaux comme le management par les objectifs, l’individualisation des
rémunérations et des gestions de carrière, ou encore l’exaltation de la performance. Le travail
combine ainsi contrainte et autonomie, et les nouvelles formes d’organisation du travail
s’imposent principalement comme un mode de dépassement du modèle taylorien jugé
dorénavant comme obsolète et contre productif6. Si les enquêtes élargissent considérablement
les objets sur lesquels elles portent leur regard, et si les références méthodologiques sont elles
aussi multiples, il n’empêche que le travail garde une certaine unité. Il ne s’est pas éparpillé
6. L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; N. Dodier, Les hommes et
les machines, Paris, Métailié, 1995.
5
au sens où chaque univers, chaque secteur ou chaque activité seraient en tant que tels
spécifiques et uniques, singuliers au point qu’il ne soit plus possible de parler du travail.
D’autre part, parce qu’il existe une lecture plus générale, irriguant un grand nombre de
travaux, qui à partir des nouvelles formes d’organisation du travail propose un
renouvellement de la critique du travail. L’hypothèse d’une nouvelle forme de manipulation
et d’aliénation prédomine. Le travail se montre sous un jour complexe et trompeur. D’un côté,
il promeut et promet l’autonomie, la réalisation de soi, la créativité et finalement apparaît
comme étant le lieu de l’épanouissement personnel. D’un autre, il exige l’obligation de
s’investir, de concourir et de se dépasser, au nom de l’excellence et de la compétition,
générant épuisement, stress et souffrance. Qu’il se déroule au guichet ou derrière les caisses
enregistreuses des supermarchés, qu’il concerne les employés ou les cadres, le travail met
sous pression les salariés, accroît les niveaux d’exigence sur les délais, la qualité, ou la
production à atteindre, les met en compétition et laisse planer l’incertitude quant à
l’évaluation du travail par l’introduction de l’individualisation des rémunérations. La portée
générale de cette critique consiste à pointer les illusions et les ruses du travail conduisant à
une perte de soi pour les individus qui s’y abandonnent ou s’y résignent sous la contrainte de
la peur du chômage et du déclassement7.
L’autonomie n’est qu’illusoire puisqu’elle n’est que concédée afin d’accroitre la
réactivité des salariés pour maintenir la continuité du flux, c’est-à-dire le rythme de
production des biens et des services. Certes elle accroît la capacité d’action des individus,
mais non pas pour faire autrement et valoriser les savoirs faire, mais pour parer aux aléas et
aux contradictions de l’organisation du travail. L’épanouissement de soi n’est aussi que
duperie puisque la logique du « gagnant/gagnant » vantée par la rhétorique managériale
repose sur une injonction paradoxale : plus l’individu réussit, plus sa dépendance au travail
augmente. Plus il s’identifie à l’entreprise, plus il en devient dépendant. Ainsi, gagner mène à
sa perte. La ruse tient à ce qu’à travers cette promesse de réalisation de soi, c’est moins
l’organisation du travail qui pousse les individus à s’engager et à s’investir que les individus
eux-mêmes qui se plongent à corps perdu dans le travail, au risque de s’y abîmer et de s’y
épuiser. C’est pourquoi, écrit Vincent de Gaulejac, on assiste à une « aliénation puissance
deux, puisque c’est le sujet lui-même qui en devient le principal moteur ». On retrouve dans
7. Y. Clot, Le travail sans l’homme, Paris, La découverte, 1995 ; C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Seuil,
1998 ; J-P. Durand, La chaine invisible, Paris, Seuil 2004 ; V. de Gaulejac, La société malade de sa gestion,
Paris, Seuil, 2005.
6
ces lectures le pessimisme de Georges Friedmann lorsqu’il estime que le bilan humain du
travail à la chaine aboutit à une déspiritualisation et à une déshumanisation du travail8.
C’est moins la centralité du travail, comme élément structurant des sociétés, qui est ici
mise en avant, que les dangers du travail contemporain et ses ruses qui détruisent les individus
bien plus qu’ils ne les aident à se construire. Cette synthèse possible d’un grand nombre
d’analyses du travail dénonçant les rhétoriques managériales et les manipulations qu’elles
engendrent, conduit à se méfier du travail. Certes, il n’existe pas d’unité méthodologique et
théorique dans l’abondante littérature consacrée au travail, mais il n’empêche qu’une certaine
tonalité domine, plus ou moins fortement exprimée, mettant le travail à distance car
générateur de ce que Richard Senett appelle « l’érosion du caractère »9. Le travail
contemporain menace l’individu et cela d’autant plus qu’il en devient dépendant, n’ayant plus
d’autres ressources et d’autres supports pour s’affirmer et s’autonomiser. L’extension des
regards portés sur le travail et le renouvellement des manières de l’appréhender
s’accompagnent d’une forme de désenchantement de l’objet, puisque les dégâts ne sont que
très rarement porteurs de mobilisation et de contestation. C’est donc une autre forme de
centralité qui serait alors proposée, mais inverse de la précédente, puisque le travail
deviendrait destructeur des liens sociaux et des identités.
LE TRAVAIL COMME ÉPREUVE
Un autre constat est envisageable et consiste à reformuler le principe de totalité tel
qu’il a été pensé avec le travail. S’il est appréhendé comme un tout, comme un bloc
homogène, cohérent, capable à la fois de définir ce que sont les individus et les sociétés,
incontestablement il est en retrait. Sauf à faire l’hypothèse qu’il existe par ailleurs un principe
général de domination, c’est-à-dire une correspondance logique et cohérente des structures
sociales capable d’organiser l’ensemble des pratiques sociales10. Mais, s’il est appréhendé
comme un objet complexe avec lequel nous entretenons des relations ambigües, souvent
paradoxales et contradictoires, qui organise nos pratiques sans pour autant les commander,
alors il est possible de faire l’hypothèse qu’il garde malgré tout une place centrale pour nos
sociétés et ses individus11.
8. G. Friedmann, « Esquisse d’une psycho-sociologie du travail à la chaîne », [1941], in Ignace Meyerson et al.,
Le travail et les techniques, Paris, PUF, 1948, pp. 127-144 ; Où va le travail humain ?, Paris, Gallimard, 1963.
9. R. Sennett, Le travail sans qualité, Paris, Albin Michel, 2000.
10. D. Martuccelli, Dominations ordinaires, Paris, Balland, 2001.
11. M. Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard 2007.
7
Signalons d’abord, et depuis de nombreuses années, que dans les grandes enquêtes
européennes interrogeant les individus sur les valeurs auxquelles ils accordent de
l’importance, le travail occupe toujours une des premières places. Il arrive après la famille
lorsqu’il s’agit de dire qui l’on est ; les motifs de satisfaction l’emportent toujours quand les
salariés, toutes catégories confondues, jugent leur travail ; et une écrasante majorité d’entre
eux déclarent que le travail est très important12. Dans ces enquêtes, les salariés français se
démarquent systématiquement, exprimant un plus grand attachement au travail et,
contrairement à certaines idées reçues, ce lien ne diminue pas lorsque les jeunes répondent,
bien au contraire : 91% des Français plébiscitent l’intérêt du travail, 96% quand ce sont les
jeunes13. Associer le travail au bonheur ne relève donc pas d’un slogan au relent Vichyste,
mais d’une réalité contemporaine dans laquelle les salariés se reconnaissent14.
Or, cette appréciation globalement positive du travail, n’exclut pas un regard critique
et l’expression d’une distance à son sujet. Y accorder de l’importance ne signifie pas adhérer
au travail tel qu’il se déploie, l’inverse étant la situation la plus courante. Si, par exemple, les
salariés français déclarent leur attachement au travail ils sont aussi parmi ceux qui expriment
les critiques les plus vives et en dénoncent bien des aspects. Le paradoxe n’est qu’apparent et
signale au contraire les nouveaux modes de rapport au travail qui n’est que très
exceptionnellement appréhendé comme un ensemble homogène et cohérent. C’est pourquoi,
maintenir l’hypothèse de la centralité du travail reste possible, moins pour les sociétés que
pour les individus, à condition de voir qu’elle n’est pas donnée. Elle est le résultat d’un travail
des acteurs qui, lorsqu’ils font face au travail, sont en réalité face à plusieurs dimensions de
nature différente15. Ils se confrontent à plusieurs épreuves renvoyant aux multiples aspects du
travail qu’ils combinent différemment selon leurs ressources, leurs parcours, mais aussi les
types d’organisation du travail et de secteurs dans lesquels ils sont pris. Trois dimensions
reviennent régulièrement.
La première s’exprime dans la demande de travail. La dimension instrumentale reste
prédominante dans le désir du travail et d’avoir un travail. Cette dimension apparaît souvent
12. C. Baudelot, M. Gollac, M. Gurgand, « Hommes et femmes au travail : des satisfactions comparables en
dépit de situations inégales », DARES, Premières synthèses, septembre, n° 35.2, 1999 ; H. Garner, D. Méda, Cl.
Senik, « La place du travail dans l’identité », DARES, Documents d’études, janvier, n° 92, 2005 ; ; H. Riffault,
J.-F. Tchernia, « Les européens et le travail : un rapport plus personnel », Futuribles, n°277, juillet-aout 2002, p.
63-77.
13. D. Méda, Travail : la révolution nécessaire, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2010
14. C. Baudelot, M. Gollac, Travailler pour être heureux, Paris, Fayard, 2003.
15. F. Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1991 ; D. Martuccelli, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand
Colin, 2006.
8
comme la part la plus vile, parce que vénale, du rapport au travail en l’associant à un mal
nécessaire. Résumé dans la formule « métro-boulot-dodo », il devient synonyme d’extériorité,
d’hétéronomie, et plus généralement source d’exploitation. Ne désirer un travail que pour le
salaire ou le statut qu’il procure, c’est le réduire à sa part la plus pauvre, celle que l’on ne
concède que très rarement et par dépit. Toute la noblesse du travail semble ainsi disparaître.
Pourtant, réduire la dimension instrumentale à ce seul aspect revient à occulter la place qu’il
occupe dans la possibilité des individus d’être et de se définir comme autonomes et
indépendants. Comme l’a souligné Robert Castel, le travail est un support à l’existence des
individus, il leur garantit la propriété de soi et assure ainsi la possibilité d’être autonome16.
Par le travail, l’individu acquiert son indépendance. Il s’est libéré des tutelles et des rapports
de dépendance qui l’assignaient à une place définie par l’ordre et la tradition. Avoir un travail
et un revenu a aussi longtemps été la condition d’accéder à la citoyenneté. Aujourd’hui, ces
aspects demeurent essentiels. Avoir un travail, « se placer », marque, en particulier en France,
l’importance accordée à l’emploi comme signe de l’entrée dans la vie adulte, c’est-à-dire dans
la capacité à se prendre en charge17. Avoir un travail permet d’échapper aux diverses formes
de charité, publiques comme privées, laïques comme confessionnelles, qui placent toujours
les bénéficiaires dans des rapports de dépendance et de culpabilité.
Cette dimension nous rappelle aussi que le travail est au cœur des liens de solidarité au
sein des sociétés occidentales et à la base des modèles d’Etats-providence. Le lien social et
l’idée de faire société s’articulent encore avec le travail. De ce point de vue, il participe
toujours du principe de la solidarité organique caractérisant les sociétés contemporaines, où
les individus sont à la fois des sujets autonomes et des êtres liés entre eux par une chaine de
dépendance. Le désir de travail, exprimé dans cette dimension instrumentale, n’est donc pas
seulement la manifestation d’un rapport cynique et consumériste au travail, c’est aussi
l’expression d’une demande d’intégration sociale. Et c’est bien parce que le travail, en tant
qu’emploi et source de richesse, est menacé, parce qu’il devient un bien rare et que les
modèles d’Etats-providence sont à leur tour fragilisés, qu’il existe des risques de
désaffiliation. Ainsi, si le travail n’est plus suffisant pour construire les sociétés, à l’inverse
son effacement érode très largement le socle sur lesquelles elles s’appuient et porte atteinte à
leur équilibre.
16. R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 ; R. Castel, C. Haroche, Propriété
privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.
17. Cécile Van de Velde, Devenir adulte, Paris, PUF, 2008
9
La deuxième dimension renvoie à l’affirmation de l’utilité sociale du travail. Sa
division sociale et technique, exacerbée par le taylorisme et prolongée aujourd’hui par la
sous-traitance et les délocalisations, conduit bien souvent à réduire le travail à l’exécution
d’une tâche et à perdre de vue sa finalité. Il est même fréquent que les salariés n’y aient pas
accès et ne voient qu’au loin le produit fini, une fois mis sur le marché, ou bien que de
manière virtuelle, à partir des schémas et des calendriers qui leur sont soumis. La
dématérialisation du travail ne peut que renforcer cet éloignement à l’égard de la production
des biens ou des services, aggravant ainsi le rapport d’étrangeté au travail que pointait déjà
Marx avec l’apparition des premières manufactures. Quel sens peut avoir le travail quand il se
réduit à ne saisir que les éléments permettant d’ouvrir un dossier ? ; Quand le manœuvre ne
participe qu’aux phases de démolition sur un chantier ? ; Quand le technicien ne fait que de la
saisie ? ; Ou que l’ouvrier ne participe qu’à l’emboutissage des tôles ? L’ingénieur n’est pas
nécessairement mieux loti et sa vision d’ensemble du travail est en réalité au moins aussi
théorique que pratique.
Cependant, ce regard n’est juste que lorsqu’il se tient éloigné du travail et l’observe du
point de vue de son organisation formelle. La vision aristocratique du travail opposant
l’œuvre comme le summum de la création humaine, au travail comme un acte éphémère et
contingent, trouve ici une de ces limites car elle ne l’aborde que d’un point de vue normatif.
Dans sa réalisation, il est souvent plus complexe. Le découpage des tâches n’exclut pas
l’inscription des acteurs dans un système de réseaux complexes. Il existe une « solidarité
technique », matérialisée par la logique du flux, générateur de lien social entre des acteurs
pouvant être physiquement éloignés mais rapprochés par les objets techniques qui eux sont
nécessairement dans une relation d’interdépendance18. Dit autrement, les salariés savent à
quoi sert leur travail et où viennent se placer les pièces ou les dossiers sur lesquels ils
interviennent. Leur action est certes limitée mais leur travail s’inscrit dans une chaine
d’interdépendance dont ils savent qu’ils en sont un des rouages. C’est d’ailleurs bien souvent
quand la chaine se bloque, à leur propre niveau ou en amont, que la conscience d’appartenir
au réseau se rappelle à eux. Ils savent également qu’ils peuvent contribuer à fluidifier la
circulation du travail, ou au contraire participer à l’entraver, et ainsi à faire reconnaître leur
place et leur utilité dans la production des biens et des services.
L’utilité sociale du travail n’est pas seulement le sentiment de parvenir à se réinscrire
dans le déroulement du processus de production. C’est aussi un moyen de lier les besoins
18. N. Dodier, op. cit.
10
subjectifs et aux besoins d’autrui, de se sentir utile aux autres et de ne pas être simplement un
pion dans un rouage abstrait et complexe. Il s’exprime souvent de manière inattendue et à
propos des petits riens qui pour l’observateur peuvent paraître anecdotiques mais qui
acquièrent une dimension symbolique forte pour les intéressés. Un exemple, tiré d’une
situation dans laquelle le travail apparaît aux premiers abords avilissant et particulièrement
segmenté, en donne un aperçu. Dans les centres d’appel, le champ d’action des salariés
chargés de réceptionner les appels s’arrête à la constitution du dossier dans lequel ils
inscrivent, selon un rituel parfaitement codifié, les informations de base permettant
d’identifier la personne et les raisons de son appel. Au caractère limité, répétitif et
contraignant du travail, qu’aucun salarié ne nie, s’ajoute la valorisation de l’idée de pouvoir
rendre service. Dans cette perspective, le travail n’est plus commandé par l’application des
consignes mais par la relation qui se noue entre les salariés et les clients. La relation
appartient au salarié, elle est le fruit de son propre travail et non pas uniquement le résultat de
l’application de procédures qui la rendent, au contraire, froide et distante. Elle s’écarte
d’ailleurs bien souvent du travail, quand les échanges portent sur la météo ou la famille. Ce
sont toujours des moments furtifs, mais qui offrent des échappatoires au contrôle et à la
tyrannie de l’horloge imposant un délai aux conversations19.
Enfin, une troisième dimension évoque la valorisation du caractère expressif du travail
revendiqué comme forme d’affirmation de soi. On l’a vu, cette dimension n’est pas sans
ambigüité et s’accompagne d’une forte instrumentalisation de la part des organisations. Le
désir de réussir, de s’engager, de faire valoir ses compétences et son talent, d’être reconnu
comme un individu singulier, comporte toujours une part de manipulation puisque l’entreprise
prétend être à la fois le lieu de l’expression de cette dimension et s’en sert comme l’un de ses
ressorts essentiels pour assurer sa compétitivité). Le désir d’en faire le moyen de la réalisation
de soi sonne alors comme un slogan, au mieux un peu vide, au pire naïf, soulignant la faible
distance critique que nous aurions dorénavant avec le travail, indiquant en définitive notre lien
de dépendance.
La mise en garde d’Hanna Arendt dans le prologue à la Condition de l’homme
moderne, illustre a contrario la place et la portée du travail. « Ce que nous avons devant nous
c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule
19. O. Cousin, « Les ambivalences du travail. Les salariés peu qualifiés dans les centres d’appels », Sociologie
du travail, n°44, 2002, pp. 499-520. Des observation similaires existent à propos des caissières de
supermarchés : P. Alonzo, « Les rapports au travail et à l’emploi des caissières de la grande distribution. Des
petites stratégies pour une grande vertu ». Travail et emploi, n°76, p. 37–51, 1997 ; S. Bernard, Travail et
automatisation des services. La fin des caissières ?, Toulouse, Octarès, 2012.
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activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire »20. Si l’auteure le regrette, force est
de constater qu’il joue effectivement un rôle singulier dans la construction et la représentation
de soi. Or, brandir la souffrance ou l’aliénation comme seule réalité du travail revient à
masquer son autre versant, plus subjectif, qui se construit dans le rapport à soi, aux autres et à
l’objet. L’organisation du travail n’est pas tout le travail, elle ne serait capter l’intégralité de
son contenu et le sens que les salariés lui donnent. Une part irréductible, qui n’appartient qu’à
celui qui l’exécute, perdure avec l’idée du travail bien fait, du geste maîtrisé, ou plus
simplement avec la satisfaction d’y parvenir malgré l’organisation du travail. Ramener le
travail aux seules conditions de travail induit une confusion entre rapport de travail et rapport
au travail, entre organisation du processus et contenu du travail, et revient à sous-estimer ce
que les salariés retirent de leur activité. Le travail, parce qu’il n’est rarement constitué que
d’un seul bloc, est ambivalent et procure aussi du plaisir21. Les salariés l’expriment d’ailleurs
régulièrement quand ils déclarent dans une même phrase qu’ils peuvent aimer ce qu’ils font
sans pour autant être satisfaits des conditions dans lesquelles ils doivent le réaliser. Ils
peuvent être fiers de leur travail mais pas de ce qui en est fait. Tout le travail n’est pas que
plaisir et satisfaction, mais ne retenir que la proposition inverse revient à n’en avoir qu’une
vue partielle au prétexte de vouloir rendre compte de sa totalité. En ce sens, il garde une part
de sa dimension hégélienne où pour les salariés le travail est un moyen d’accéder à leur
propre humanité à travers ce qu’ils accomplissent. Car, bien souvent, sans eux le travail ne
parvient à exister.
Bien entendu, l’intensité de cette dimension expressive varie selon la nature du travail,
le statut des salariés, leurs parcours, et les modes d’organisation du travail. Mais là encore, il
paraît réducteur de vouloir la reconnaître aux uns, les plus dotés, et la refuser aux autres, les
plus dominés. Car rares sont aujourd’hui les acteurs pour lesquels le travail se réduit à une
seule et unique tâche. Et même dans ces situations, la revendication du travail bien fait et la
satisfaction d’en avoir la maîtrise trouvent matière à s’exprimer parce qu’il demeure une place
pour un ethos de la virtuosité se manifestant par une dextérité qui n’appartient qu’à
l’individu22. Le travail repose donc sur un engagement de soi, dont il ne faut jamais oublier
qu’il sert l’entreprise mais aussi celui qui l’investit. Cet engagement casse la routine et permet
de se libérer des contraintes les plus visibles. C’est sur cette base que les acteurs reprennent
20. H. Arendt, op. cit., p38.
21. J -P. Durand, « Combien y a-t-il de souffrances au travail ? », Sociologie du travail, 42, 2000, p. 313-322.
22. N. Dodier, 1995, op. cit.
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aussi partiellement la main sur le travail, et participent à la régulation conjointe des règles23.
Dans l’accomplissement du travail, le plus souvent, l’acteur fait preuve d’initiative au sens où
il sort du cadre circonscrit par l’organisation du travail. L’initiative est donc la part
irréductible que l’organisation du travail ne peut pas confisquer24. Finalement, rien n’illustre
mieux cette dimension que lorsque les ouvriers venant de perdre leur travail témoignent.
Après la fermeture d’une usine, ils rappellent leurs conditions de travail et la pénibilité des
tâches, mais ils affirment aussi toute leur fierté de ce qu’ils produit. C’est donc tout ce qui
leur est nié qui est revendiqué. La fermeture d’une usine rappelle qu’il ne s’agit pas seulement
d’une perte d’emploi, mais aussi d’une perte de soi, pour ceux qui la faisaient vivre. Les
ouvriers défendent évidemment un emploi et un pouvoir d’achat, mais aussi leur dignité25.
*
*
*
Le travail ne cesse d’occuper une place centrale pour les individus, il participe à leur
intégration sociale, à la construction du lien social et de l’image de soi. Trois dimensions
structurantes pour les individus et dont ils ne cessent de rappeler l’importance quand le travail
devient un bien rare, incertain et fragile. Trois dimensions sur lesquelles les individus
s’appuient et qui participent à leur construction. Mais le travail n’en a plus le monopole, il
n’est plus pensé comme l’unique ou le principal socle de l’individu. C’est pourquoi, sans
s’effacer, il compose avec d’autres registres avec lesquels il opère une symbiose, ou au
contraire entre en concurrence, ou bien encore à propos desquels l’individu dresse une
barrière étanche scindant vie personnelle et vie professionnelle. Longtemps, par exemple, la
catégorie socio-professionnelle était perçue comme une variable suffisamment puissante pour
rendre compte des identités, des goûts et des modes de vie. Depuis l’affaiblissement de la
société industrielle, elle devient une variable parmi d’autres, ayant encore une forte capacité
prédictive ou explicative, toujours nécessaire mais plus suffisante. Le travail se banalise,
devenant au même titre que les identités culturelles ou sexuelles, un élément participant de la
construction des individus.
La
banalisation
apparaît
d’autant
plus
grande
que
dans
les
processus
d’individualisation, ce sont moins les déterminants structuraux qui s’imposent aux individus
que ces derniers qui les arrangent et s’en accommodent. Dit autrement, la force du travail
23. J -D. Raynaud, Les règles du jeu, Paris, Armand Colin, 1997.
24. D. Martuccelli, 2001, op. cit.
25. D. Linhart, B. Rist, E. Durand, Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville Saint-Agne, Eres, 2002.
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paraît moindre parce que les trois dimensions se présentent comme des épreuves
indépendantes n’ayant pas nécessairement de lien et encore moins de hiérarchie. Dans une
vision idéale et idéalisée, le rapport au travail devrait résulter de la combinaison des trois
dimensions qui s’alimentent : l’individu ne se construit au travail qu’à partir du moment où il
peut revendiquer un emploi lui garantissant un statut et des perspectives d’évolution ; où il a
une conscience claire de son rôle et de sa place et que celle-ci est reconnue et valorisée ; et
qu’il puisse être fier de ce qu’il fait et avoir le sentiment que son travail participe de(à ?) son
épanouissement. L’observation des situations concrètes de travail conduit à modérer cette
représentation et à accorder au travail un rôle plus modeste dans la mesure où ces trois
dimensions ne s’accordent pas nécessairement. Etre fier de son travail ne suppose pas une
stabilité de l’emploi. Ainsi, le rapport au travail acquiert des sens différents selon les
individus, leurs parcours, leurs ressources, leurs histoires ou leurs trajectoires. La dimension
instrumentale occupe une place importante, dans une période de crise de l’emploi et pour les
jeunes en quête d’autonomie. Elle peut être suffisante, d’autant plus qu’à côté du travail,
d’autres registres servent d’appui à la construction de soi. L’utilité sociale peut aussi être
suffisante et donner au travail tout son sens quand, par ailleurs, il n’est pas perçu comme
véritablement épanouissant, ou qu’il ne permet pas de sortir de la précarité.
Le travail continue de forger les individus mais certainement pas de manière univoque
et uniforme. C’est pourquoi il joue un rôle central, à condition de ne pas entendre cette
proposition comme synonyme de déterminant. C’est moins la situation qui définit le rapport
au travail que les individus qui tentent de combiner les différents aspects l’organisant. Cette
combinaison s’appuie aussi sur des éléments indépendants du travail lui- même, comme les
identités culturelles.
Joue-t-il toujours un rôle prédominant à l’égard des sociétés ? Incontestablement, il
n’en est plus le cœur. Certes il reste un des moteurs de la croissance, mais n’est plus un enjeu
de société. Il ne la commande plus. Les crises identitaires des sociétés occidentales, en
particulier européennes, paraissent bien plus importantes et insurmontables que la crise de
l’emploi. Le travail apparaît comme un problème technique, quand les identités redéfinissent
les civilisations26. En Belgique, en Espagne ou en France, on manifeste contre les fermetures
d’usine, les délocalisations et les pertes de pouvoir d’achat, mais c’est autour des questions
définissant les périmètres de la Nation, les identités culturelles et régionales ou à propos de
l’homoparentalité que les sociétés se déchirent.
26. Le succès du livre de S. Huntington et les débats qu’il a suscité en est une des illustrations : Le choc des
civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
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La place du travail devient sensiblement différente. S’il ne joue plus le rôle de moteur,
il reste un des lieux d’observation des transformations du monde social, en particulier parce
que c’est bien souvent au travail et dans le travail que les questions de société se posent et
sont traitées. Certes, tout ne s’y joue pas, mais c’est bien dans ce contexte particulier de la vie
sociale que la question des inégalités entre les hommes et les femmes est principalement prise
en charge. Alors qu’en France le système politique est parvenu à s’affranchir de toutes les
contraintes et les sanctions, le monde du travail est, lui, soumis à des règles strictes et sous
surveillance de la société qui se montre à son égard bien plus exigeante qu’elle ne l’est vis-àvis des partis politiques. C’est aussi dans le cadre du travail que les enjeux écologiques
trouvent leurs traductions les plus significatives, par l’imposition de normes, de règles et de
procédures qui pèsent sur l’organisation du travail à travers les enjeux des labels de
certification. Un constat similaire s’impose à propos des luttes contre les discriminations où le
travail retient bien plus l’attention que le logement par exemple27. Pour ne prendre que ces
trois cas, il apparaît que le non respect des exigences sociales au regard des inégalités, de
l’écologie ou des discriminations sont plus scandaleuses quand le travail est en cause que
lorsqu’un autre secteur de la vie sociale est en jeu.
Le lien entre travail et société s’inverse. Il commande moins les sociétés que celles-ci
n’imposent au travail les questions qui les traversent par ailleurs. Preuve qu’il demeure encore
un des leviers de transformation des sociétés et qu’elles en ont encore besoin.
27. Entre 2005 et 2011, période d’existence de la Haute autorité de la lutte contre les discriminations et pour
l’égalité (HALDE), sur les quatre « Etudes et recherches » publiées et consacrées à l’analyse de situation
concrètes, trois portent sur le travail et l’emploi.
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