Clio. Femmes, Genre, Histoire
18 | 2003
Mixité et coéducation
Le retour des classes
Françoise Navailh
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/clio/621
DOI : 10.4000/clio.621
ISSN : 1777-5299
Éditeur
Belin
Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2003
Pagination : 203-208
ISBN : 2-85816-706-0
ISSN : 1252-7017
Référence électronique
Françoise Navailh, « Le retour des classes », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 18 | 2003, mis
en ligne le 11 octobre 2006, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/clio/621 ;
DOI : 10.4000/clio.621
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Le retour des classes
Le retour des classes
Françoise Navailh
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Que voyons-nous ? De joyeux enfants reprennent le chemin de l’école dans une rue
spacieuse et ordonnée, mélange d’innocence et d’allégresse. Bien sûr, cette photographie
– spontanée ou posée, peu importe – enjolive la réalité de l’URSS à ce moment donné de
son histoire. Pourtant, par ses éléments constitutifs, les écoliers et le cadre, elle donne
des indications intéressantes sur l’état de l’Union. Nous sommes à Moscou vers 1956.
L’URSS vient de franchir une étape décisive après le XXe Congrès du Parti Communiste, où
les excès du stalinisme ont été dénoncés. Le pouvoir tente un retour aux normes
léninistes, au projet initial, tout en relançant la société vers l’idéal communiste. En avant
vers le passé ! Ce tiraillement caractéristique entre hier et lendemain qui chante se lit ici.
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L’image idyllique cherche à prouver l’existence d’un lieu serein où il fait bon vivre et
étudier, d’un royaume dont les enfants seraient les rois. Parmi ses réussites les plus
éclatantes, le régime soviétique cite volontiers l’alphabétisation rapide d’un pays à 80%
illettré en 1917 et la parfaite égalité entre les deux sexes. L’école participe de ces deux
bilans présentés comme entièrement positifs. De fait, la législation mise en place dès 1918
bouleverse la situation de la femme dans tous les domaines : famille, travail, santé, vie
publique. La femme soviétique est à l’extrême avant-garde du monde civilisé. L’école
s’inscrit aussi dans ce vaste programme radical.
Moscou - Guide illustré
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(éditions en langues étrangères, Moscou, 1956, 295 p., p. 179)
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Le 31 mai 1918, un décret promulgue coéducation et mixité. Garçons et filles doivent
recevoir le même enseignement. Les intrépides pionniers des années 20 veulent disloquer
l’ancien et expérimenter le nouveau. On vise
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alors une école unique et laïque, polytechnique, théorique et pratique, décentralisée,
autogérée en incluant élèves, enseignants et personnel de service, respectueuse des
multiples cultures de l’immense Etat fédéral, la sixième partie du monde comme on disait
alors. Mais dans un pays ruiné en pleine convulsion, tout part à hue et à dia. L’utopie
marxiste se révèle invivable au quotidien.
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La reprise en mains – ô combien fermes par Staline – restructure ce chantier contrasté.
La Constitution de 1936 repositionne la femme comme travailleuse de force et gardienne
du foyer avec donc une double charge. L’éducation est aussi remise au pas dans le
contenu et la forme. Conséquence logique, les uniformes sont réintroduits vers 1935, du
CP à la Terminale. Ils reprennent, à quelques détails près, les uniformes en usage dans la
Russie tsariste. La mixité est supprimée en 1943. Même si la mesure ne peut être
appliquée dans les nombreuses écoles rurales et que le programme reste identique pour
toutes et tous, c’est un rude coup porté aux avancées sociales de la première décennie.
Avec tout l’arsenal juridique instauré dans les années 1930 contre les citoyens soviétiques
et les femmes en particulier, et un décorum emprunté à l’ancien régime, jusqu’aux
épaulettes des officiers, la révolution bolchevique fait un sacré bond en arrière.
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Dès la mort de Staline en mars 1953, les mesures les plus impopulaires sont supprimées.
Ainsi l’avortement est de nouveau autorisé, le divorce simplifié et la mixité rétablie en
septembre 1953. Néanmoins beaucoup de dispositions rétrogrades restent en place et un
conservatisme certain perdure.
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La photo montre un groupe mixte, certes, mais les fillettes portent l’uniforme « tsarostalinien ». Elles sont identiques de la tête aux pieds. Cet uniforme reste en vigueur jusqu’
en 1990. Les garçons présentent, eux, des tenues plus disparates, de bonne facture
cependant, voire élégantes. Ils sont plus individualisés, plus affranchis. Enfin, il y a quatre
fillettes pour trois garçons. Hasard ou non, le cliché exprime le grand hiatus entre les
deux sexes, les différences de traitement et d’attitudes. Pour des raisons historiques, les
hommes sont une denrée déficitaire en URSS. Les guerres et la répression stalinienne ont
fait leur œuvre. Enfants, ils sont d’autant plus choyés et cajolés par les parents, parfois
des femmes seules, que les adultes sont rudoyés par le pouvoir. En effet, les gamins
ouvrent la marche hardiment ; les gamines sont en retrait, modestes et sérieuses. Volens
nolens, les femmes doivent assurer la survie des familles quand les hommes manquent,
répondre présentes à chaque instant. Plus dociles, plus normatives aussi et soumises à
l’ordre, les femmes sont en URSS le vecteur des valeurs établies, le pilier des standards
moraux et politiques d’une société rigide. Progressivement, l’école différencie certaines
matières pour mieux préparer les filles à leur rôle de mère au détriment d’une éventuelle
carrière. Liberté, Égalité, Maternité. Submergées par leurs tâches ménagères, les femmes
se retirent en grande partie des postes à responsabilité. Mais le credo de la libération de la
femme, de son égalité totale, reste intangible. D’où d’ailleurs la phrase provocante des
féministes russes dans les années 1980 : « Nous avons trop d’égalité ! ».
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Les années 1930 ont inculqué de force une hiérarchie très stricte avec un respect assez
fort au pouvoir pyramidal et aux savoirs. Un rituel immuable s’est alors établi qui s’est
maintenu jusqu’à la fin : la rentrée des classes est un grand jour solennel, une fête, avec
les bouquets de fleurs offerts à l’enseignante (80% du corps professoral, contre à peine
30% de directrices d’école, car il y a peu de femmes dans les instances dirigeantes quelles
qu’elles soient). Dans la réalité, le climat scolaire se détériore fortement à partir des
années 1960 : chahuts, laxisme, violence. Pour les reportages officiels et les visiteurs
pressés, la façade continue de se dresser, formidable, impressionnante. Le prestige de
L’URSS est encore renforcé par les spoutniks et les cosmonautes.
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Malgré la récente déstalinisation, la photo illustre un des plus fameux slogans d’avantguerre : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ». Ces enfants
proprets aux joues rebondies contrastent avec les bandes rigolardes et dépenaillées ou les
élèves austères et politisés des années 1920. Ici, les jeunes semblent vivre dans un monde
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harmonieux fait d’adultes attentifs et de salles lumineuses. Comme on le disait en 1935,
« Merci à notre cher Staline pour notre enfance heureuse ». L’image d’Épinal d’une
enfance insouciante et préservée demeure. Quid de la loi de mai 1941 qui abaissait la
responsabilité pénale à 14 ans ? De la loi d’avril 1935 qui permettait d’appliquer la peine
de mort dès 12 ans pour certains délits en RSFSR ? Des locaux désuets, des classes
surpeuplées dans les banlieues et les provinces ou au contraire des écoles spéciales
élitistes, réservées aux rejetons de la nomenklatura ?
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Le physique des enfants ne reflète pas non plus la très grande diversité ethnique de
l’URSS. À l’instar des États-Unis qui pendant longtemps n’ont voulu s’identifier qu’aux
blancs anglo-saxons, l’URSS offre un visage européen et slave, en accentuant de facto et de
jure la suprématie russe sur l’empire : les Russes sont les premiers parmi les égaux, selon
la formule orwellienne. Toute la réalité dérangeante du Caucase et surtout de l’Asie
Centrale est gommée. Or là, le système scolaire et la promotion de la femme connaissent
un échec patent, les deux étant liés : déscolarisation précoce, mariages nubiles,
polygamie, emplois subalternes. En parler est avouer l’impuissance du système. Une
grande souffrance est occultée.
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Écolières et écoliers avancent sur un large trottoir dans un quartier central de Moscou,
sur fond d’architecture carrée. Ce cadre traduit la norme que le pouvoir entend donner
au paysage urbain soviétique : ordonnancé, imposant, monumental dans une savant
dosage minéral et végétal. Sur ordre de Staline, Moscou est détruite et rebâtie afin de
devenir la Cité modèle de l’avenir radieux. La photographie ne dit rien des immeubles
vieillots, des baraques et des taudis où s’entasse une population mal nourrie et mal vêtue,
de la misère des campagnes et de ses kolkhoziens loqueteux, de la détresse des orphelins,
des jeunes délinquants marginalisés, ces besprizorniki qui resurgissent à chaque
catastrophe politico-économique. La presse étrangère actuelle capture en priorité ces
adolescents à l’abandon, image inversée du paradis factice d’avant mais tout aussi
réductrice. Le désordre généralisé d’aujourd’hui remplace l’ordre idéal d’hier.
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La photo de 1956 illustre ce que le pouvoir voulait montrer de lui-même des années 1930
à 1990, soit durant un bon demi-siècle. Cet instant espère figer le temps, en niant les
évolutions incontrôlables et les contradictions insurmontables, mais aussi présenter ce
que serait L’URSS une fois les difficultés surmontées. Tentative naïve de forcer le cours
des choses en mixant passé et futur : la photo ment aux spectateurs et le pouvoir se ment.
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Comme on le sait, les faits sont têtus. Depuis ce lointain matin de septembre 1956, l’URSS
s’est décomposée et recomposée en Russie. Les coûteuses écoles privées se multiplient
tandis que le secteur public périclite. La prostitution croît et s’exporte. La rue n’est plus
seulement le chemin de l’école et redevient un lieu alternatif pour les jeunes à la dérive
(cf. le film Lilya 4 ever du Suédois L. Moodysson, 2002). Le niveau de vie se dégrade et le
fossé se creuse entre les classes sociales. La situation rappelle parfois le capitalisme
sauvage d’avant la Révolution d’Octobre 1917. En somme, le XXe siècle russo-soviétique
est allé du chaos au chaos, avec quelques pauses rafraîchissantes saisies par un objectif
forcément subjectif.
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