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Qui a peur de la théorie queer?

2018, Presses de Sciences Po

Après l’adoption du mariage pour tous, les mouvements réactionnaires ont orchestré une vaste campagne contre la théorie du genre, dangereuse propagande venue tout droit des campus américains ! Bruno Perreau démontre que cette campagne s’attaque en réalité à la théorie queer, elle-même largement inspirée de textes français. Il propose, à partir de ce paradoxe, une enquête sur les liens entre identité, communauté et nation, aux antipodes du républicanisme ambiant. L’ouvrage présente les nombreuses facettes de la réponse à la théorie queer en France, de la Manif pour tous au militantisme gay, lesbien et trans, en passant par les séminaires de recherche, l’émergence de nouveaux médias, les politiques de traduction, le rôle des partis politiques ainsi que les débats autour du nationalisme et de l’intersectionnalité.

Qui a peur de la théorie queer ? Domaine Genre Dirigé par Janine Mossuz-Lavau et Hélène Périvier Syndiquées Défendre les intérêts des femmes au travail Cécile Guillaume (2018) La Sexualité en prison de femmes Myriam Joël (2017) Les Défis de la République Genre, territoires, citoyenneté Bruno Perreau et Joan W. Scott (dir.) (2017) Les Non-frères au pays de l’égalité Réjane Sénac (2017) Violences conjugales Du combat féministe à la cause publique Pauline Delage (2017) Qui a peur de la théorie queer ? Bruno Perreau Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours de la Bibliothèque de Sciences Po) Qui a peur de la théorie queer ? / Bruno Perreau. – Paris : Presses de Sciences Po, 2018. Queer Theory : The French Response by Bruno Perreau, published in English by Stanford University Press. Copyright © 2016 by the Board of Trustees of the Leland Stanford Junior University. All rights reserved. This translation is published by arrangement with Stanford University Press, www.sup.org ISBN ISBN ISBN ISBN papier 978-2-7246-2245-4 pdf web 978-2-7246-2246-1 epub 978-2-7246-2247-8 xml 978-2-7246-2248-5 RAMEAU : – Théorie queer – Homosexualité : Aspect politique : France : 1990-.... – Homosexuels : Mariage : Aspect politique : France – Études sur le genre : France DEWEY : – 306.766 : Homosexualité – 323.3 : Droits civils et politiques d’autres groupes sociaux La loi de 1957 sur la propriété intellectuelle interdit expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit (seule la photocopie à usage privé du copiste est autorisée). Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris). © Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2018. Préface à l’édition française Ce livre est une réponse directe aux nombreuses questions qui m’ont été posées par mes collègues américain.es à propos des manifestations contre la loi dite du mariage pour tous en France. Il trouve toutefois son origine plus en amont lorsque, jeune chercheur en science politique à la Sorbonne, je consacrais mes premières recherches aux usages réactionnaires de la théorie sociale et juridique. Nombre d’intellectuel.les, parmi lesquel.les l’historien du droit Pierre Legendre, les sociologues Irène Théry et Nathalie Heinich, l’anthropologue Françoise Héritier, les psychanalystes Caroline Eliacheff et Jean-Pierre Winter, les juristes Philippe Malaurie, Jean Carbonnier et Catherine Labrusse-Riou, pour n’en citer que quelques-un.es1, s’étaient prononcé.es en des termes très durs – et souvent injurieux – contre le pacte civil de solidarité (pacs). Pour préserver un ordre anthropologique immuable dont le droit serait le dépositaire, les un.es invoquèrent une butée de la pensée ; les autres annoncèrent la fin de la civilisation et le retour de la barbarie. Ces anathèmes permirent au gouvernement Jospin de justifier sa décision de ne pas ouvrir la filiation conjointe aux couples homosexuels. J’avais donc, sous mes yeux, alors que commençait à peine ma carrière universitaire, un exemple frappant de la force politique de la théorie, ou, plus exactement, de l’idée de théorie. De 1999 à 2004, je participais au séminaire « Sociologie des homosexualités », dirigé par Françoise Gaspard et Didier Eribon à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ce séminaire fut un des principaux lieux de traduction de la théorie queer en France. Y furent invité.es un grand nombre de chercheur.euses américain.es : Judith Butler, David Halperin, Michael Lucey, Elisabeth Ladenson, Sharon Marcus, Leo Bersani, Carolyn Dinshaw, etc. Bien qu’attirant un large public, le séminaire fut pris en tenaille entre deux types d’opposition. Il fut d’abord accusé de militantisme : minoritaire par son objet, le séminaire ne pouvait être que partiel et partial. Tel fut l’argument avancé par le député 1. Voir l’édifiant bréviaire homophobe établi par Daniel Borrillo et Pierre Lascoumes dans Amours égales ? Le Pacs, les homosexuels et la gauche, Paris, La Découverte, 2002, p. 127-138. 6 Qui a peur de la théorie queer ? communiste Maxime Gremetz lors d’une question à Claude Allègre, ministre en charge de la Recherche2. À l’inverse, plusieurs militant.es et étudiant.es queers reprochèrent au séminaire de faire perdre toute force subversive aux questions LGBTI (lesbiennes, gays, bi, trans et intersexes). Arguant d’une contradiction insurmontable entre pratiques minoritaires et institution, ils.elles tentèrent de perturber le déroulement des séances. Leur mobilisation laissait entrevoir une fascination paradoxale pour la théorie, jugée absolument émancipatrice ou absolument assujétissante selon les lieux et les formes de sa production. Je ne fus donc guère surpris, près d’une décennie plus tard, de retrouver ces deux types de réaction sur le front du mariage pour tous. Les opposant.es les plus traditionalistes s’attaquèrent à « la théorie du genre », expression par laquelle ils.elles désignèrent, plus ou moins confusément, l’usage que la théorie queer réserve à la notion de genre. Ils.elles ciblèrent plus particulièrement les analyses de la performativité proposées par la philosophe Judith Butler dans son livre Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity (paru aux États-Unis en 1990 et traduit en français par Cynthia Kraus en 2005 sous le titre Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité). Contre-nature, la théorisation queer du genre mettrait en péril la structure familiale et son principe généalogique et, partant, la nation tout entière. Portée par des minorités agissantes, elle tenterait d’imposer une nouvelle vision du monde à la majorité silencieuse en convertissant à leur cause – si ce n’est à leur désir – les esprits les plus fragiles, au premier rang desquels les enfants. Dans ce contexte, la défense de la notion de genre fut délicate et largement paradoxale : nombre de chercheur.euses durent rappeler que les études de genre constituaient un champ de recherche complexe, qui n’était en rien gouverné par une théorie unifiée. Mais, à force de mettre en avant le pragmatisme des recherches et des programmes d’enseignement sur le genre, l’idée de théorisation critique finit par être reléguée au second plan3. Or, la théorie critique est non seulement l’un des secteurs les plus vivaces des études de genre, mais elle est aussi une ressource vitale pour les minorités. 2. Sur la genèse de ce séminaire, voir Françoise Gaspard, « “Les homosexualités” : un “objet” de recherche légitime ? », dans Bruno Perreau (dir.), Le Choix de l’homosexualité. Recherches inédites sur la question gay et lesbienne, Paris, EPEL, 2007, p. 235-241. 3. Bruno Perreau, « Genre : ne renonçons pas à la théorie ! », Libération, 20 octobre 2016. Préface à l’édition française 7 L’« histoire du présent » que je retrace ici s’entrelace à ma propre trajectoire. Lorsque j’analyse le fantasme d’invasion américaine que suscite la théorie queer en France, j’interroge aussi l’imaginaire qui conditionne ma présence aux États-Unis. Mon livre est donc marqué par l’intempestif : il est l’analyse du retour de textes français en France par un auteur qui a suivi le chemin inverse. Je me dois, à ce titre, de préciser le sens de mes prises de position publiques sur la réforme du mariage pour tous. À l’automne 2012 et au printemps 2013, j’ai publié dans la presse française et américaine plusieurs tribunes qui expliquaient les raisons de mon soutien au projet de loi, tout en précisant pourquoi sa portée restait trop limitée. J’ai toutefois systématiquement refusé de participer à des débats où, en vertu de la règle du débat contradictoire (dont il faut rappeler qu’elle est, aujourd’hui, déterminée par les exigences de la société du spectacle), il m’était demandé de répondre à des personnes dont les slogans et interventions publiques avaient été marqué.es, à un degré ou à un autre, par l’homophobie, le racisme et/ou l’antisémitisme. Participer à ces débats m’aurait conduit à admettre une équivalence implicite entre leurs opinions et les travaux qui, dans le champ du droit, de la sociologie ou de l’histoire, démontraient le bien-fondé du principe d’égalité. C’est la raison pour laquelle j’ai signé, en août 2014, la pétition qui appelait à ne pas participer aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, consacrés aux « rebelles » et inaugurés par le philosophe Marcel Gauchet4. Rédacteur en chef de la revue Le Débat, Marcel Gauchet venait de faire paraître un numéro spécial sur le mariage pour tous où les homosexuel.les étaient décrit.es comme des pervers.es et leurs enfants comparés à du maïs transgénique5. Convaincu qu’il existe des conditions démocratiques minimales au débat, j’ai donc tenté de peser sur la discussion publique dans d’autres espaces et sous des formes qui me permettaient de remplacer la question de savoir s’il était légitime ou non de se marier et d’adopter conjointement des enfants quelle que soit son orientation sexuelle, par une série de questions sur la culture du mariage, sur sa fonction métaphorique en politique ou sur son rôle dans la reproduction sociale. C’est également l’un des objectifs du présent ouvrage. 4. « Pourquoi il faut boycotter les Rendez-vous de l’histoire : un appel collectif », Libération, 6 août 2014. 5. Le Débat, 180 (3), 2014. Pour plus de détails, voir le chapitre 4 du présent ouvrage. 8 Qui a peur de la théorie queer ? Qui a peur de la théorie queer ? a d’abord été publié aux ÉtatsUnis sous le titre Queer Theory : The French Response (Stanford University Press, 2016). Cette version originale répondait à deux objectifs : introduire, auprès d’un public non francophone, les grands débats hexagonaux en matière de genre et de sexualité et analyser le rôle des fantasmes épistémologiques transnationaux dans la fabrique du sentiment d’appartenance nationale. Remanié et actualisé pour sa présente publication en France, l’ouvrage se focalise désormais davantage sur le second objectif. Il cherche à analyser les fictions qui alimentent le sentiment d’appartenance et, partant, informent les représentations et théories de la communauté. C’est la raison pour laquelle le titre Qui a peur de la théorie queer ? a été retenu. Dans la pièce d’Edward Albee, Who’s Afraid of Virginia Woolf ? (Qui a peur de Virginia Woolf ?), c’est la fiction qui guide les personnages principaux. Vies inventées, crimes et enfants imaginaires, toutes ces fables les précèdent et les dépassent. Ils n’ont d’autre choix que de les jouer jusqu’à l’ivresse. C’est ainsi que Martha peut annoncer à George, dans une scène d’anthologie campée au cinéma par Elizabeth Taylor et Richard Burton : « Je te le jure... si tu existais je demanderais le divorce... » Ici, le « qui » n’est pas à comprendre au sens le plus étroit, à savoir quelles personnes ou quelles écoles de pensée seraient effrayées par les thèses de la théorie queer. Je ne cherche pas – y compris lorsque ma critique est vive – à dénoncer tel.le ou tel.le, mais bien à comprendre quelles fictions sont en train de se jouer. Il s’agit donc d’un « qui » sans autre sujet que des incarnations fugaces, parcellaires et traversées de contradictions. Ce que j’interroge, ce sont les fantasmes de transmission, de contamination, de corruption, de mondialisation, de trahison, d’indifférenciation, de radicalité ou bien encore de théâtralité. Ces fictions guident les interactions sociales et donnent aux institutions leur capacité d’action : elles orientent discours et politiques publiques et leur fournissent leurs modes de justification. C’est ce que Foucault appelait une « réalité de transaction6 », des façons de penser qui deviennent façons d’agir, des idées qui produisent des effets réels. Repenser l’appartenance implique ainsi de résister aux mouvements réactionnaires mais aussi de se jouer des fictions qu’ils jouent. Mon analyse de la théorie queer est donc, de ce point de vue, assez queer. 6. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004, p. 301. Préface à l’édition française 9 S’il est difficile de nommer toutes celles et tous ceux qui ont contribué à l’écriture d’un livre, celui-ci n’aurait toutefois jamais été possible sans le soutien sans faille du Massachusetts Institute of Technology depuis près de huit ans, et plus particulièrement la School of Humanities, Arts and Social Sciences, le département de Global Studies and Languages et le French Initiatives Endowment Fund. Je suis particulièrement reconnaissant envers Cynthia Reed, John Reed, Melissa Nobles, Deborah Fitzgerald, Ian Condry, Jeffrey Ravel, Elizabeth Garrels, Elizabeth Wood, William Uricchio, Shigeru Miyagawa, Emma Teng, Jing Wang, Sally Haslanger, Graham Jones, Malick Ghachem, Paloma Duong, Bettina Stoetzer, Paul Roquet, Edward B. Turk, Isabelle de Courtivron, Marie-Hélène Huet, Catherine Clark, Gilberte Furstenberg, Cathy Culot, Leanna Rezvani, Sabine Levet, Jane Dunphy, Ellen Crocker, Elouise Evee-Jones, Lisa Hickler, Joyce Roberge, Joseph Borkowski et Olga Opojevici. Ce livre a été écrit depuis le Stanford Humanities Center. L’accueil que j’y ai reçu pendant un an a été en tout point exceptionnel. Je tiens à remercier très chaleureusement ses équipes, en particulier Caroline Winterer, Roland Hsu et Robert Barrick. Les échanges noués avec tous les autres fellows ont également beaucoup enrichi mes analyses. Qu’ils.elles en soient tous ici remercié.es. J’exprime toute ma gratitude envers Jesus College, Cambridge, qui, pendant près de trois ans, m’a accueilli régulièrement en son sein en tant que research associate. Ma reconnaissance échoit plus spécifiquement à Véronique Mottier et à James Clackson. Ma présence à Cambridge avait été initiée par l’attribution d’une Newton Fellowship par la British Academy. Je remercie chaleureusement toutes ses équipes. Le Center for European Studies de Harvard où je suis nonresident faculty est un lieu d’échange critique particulièrement appréciable. Je remercie plus spécialement Laura Frader, Kathrin Zippel et Hilary Silver. J’ai la chance de travailler régulièrement avec de formidables collègues par-delà mes institutions d’appartenance : leurs analyses sont à l’origine de bon nombre de mes questions de recherche. Je veux tout d’abord remercier Natacha Chetcuti-Osorovitz, qui a travaillé avec moi à la réalisation des entretiens et à la collecte des archives. Notre compagnonnage intellectuel m’est depuis toujours infiniment précieux. Je tiens également à adresser des remerciements particuliers à David Paternotte, Joan W. Scott, Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber, Judith Butler, George Chauncey, 10 Qui a peur de la théorie queer ? Jean Zaganiaris, Daniel Borrillo, Marianne Blidon, Todd Shepard, Camille Robcis, Sandrine Sanos, Sara Garbagnioli, Judith Surkis, Odile Cazenave, Adrian Daub, Denis Provencher, Alice Kaplan, Cécile Alduy, Christy Wampole, Annabel Kim, Bill Burgwinkle, Kendall Thomas, Jacqueline Stevens, Bernard Harcourt, Emmanuelle Saada, Shanny Peer, Konstantinos Eleftheriadis, Éléonore Lépinard, Cynthia Colmellere, Édouard Louis, Geoffroy de Lagasnerie, Benjamin Boudou et Astrid von Busekist. Certaines des analyses que je développe dans le chapitre premier ont été l’objet d’une publication partielle, sous le titre « The Power of Theory. Same-Sex Marriage, Education, and Gender Panic in France », dans l’ouvrage dirigé par Carlos A. Ball, After Marriage Equality (New York University Press, 2015). Je le remercie d’avoir accepté que je poursuive ici ce que j’avais commencé à étudier sous ses auspices. Les réflexions que je propose dans le présent ouvrage sont nées de deux projets. Le premier prit la forme d’un colloque organisé à l’Université Paris III par Natacha Chetcuti-Osorovitz et Luca Greco. Intitulé « Le genre à l’épreuve des dispositifs de pouvoir, de langage et de catégorisation sociale », ce colloque a été l’objet d’une publication en 2012, sous le titre La Face cachée du genre : langage et pouvoir des normes. Ma contribution explorait les limites de l’entreprise de « queerisation » et plaidait pour une politique minoritaire. Le second projet à l’origine de Qui a peur de la théorie queer ? fut un numéro spécial de la revue Multitudes, paru en 2011 et intitulé « Du commun au comme-un ». À l’invitation d’Yves Citton, j’y proposais un court article qui analysait la « communauté inavouable » de Maurice Blanchot à la lumière des travaux de Michel Foucault et de l’œuvre de Marguerite Duras. Je reprends, dans le chapitre 4, plusieurs paragraphes que j’avais développés dans le cadre de ces deux collaborations. J’adresse des remerciements très particuliers à mes éditrices, Emily-Jane Cohen à Stanford University Press et Julie Gazier aux Presses de Sciences Po, ainsi qu’aux responsables du domaine « Genre » des Presses de Sciences Po, Janine Mossuz-Lavau et Hélène Périvier. Leur indéfectible soutien est un encouragement au travail de déconstruction du débat public en France et aux États-Unis. Ma famille et mes amis ont appris à jouer des multiples traductions culturelles que requiert ma présence outre-atlantique. Qu’il me soit permis de nommer Michèle Perreau-Bonnet, Jean-Baptiste Perrin, Franck Delaire et Olympio Perrimond. Leur soutien m’est essentiel. Préface à l’édition française 11 Les entretiens semi-directifs réalisés dans le cadre de la préparation de ce livre ont été conduits par Natacha Chetcuti-Osorovitz ou par moi, en la présence des interviewé.es ou par Skype. Je tiens à remercier très chaleureusement celles et ceux qui ont bien voulu répondre à nos questions et/ou nous transmettre leurs archives. Je pense en particulier à Stéphanie Kunert, Vincent He-Say, Pascale Molinier, Rosa Deluxe, Paola Bacchetta, Nelly Quemener, Marion Perrin, Maxime Cervulle, Marie (Marche des Tordues), Marco Dell’Omodarme, Luca Greco, Arnaud Alessandrin, Bronwyn Winter, Judith Butler, Christine Delphy, Emilie Jouvet, Élisabeth Lebovici, Éric Fassin, David Halperin, Françoise Picq, Jean-Yves Le Talec, Gianfranco Rebucini, Jean Jean (La Croisière), João Gabriell, Karine Espineira, Liliane Kandel, Lucas Morin, Clément Lacoin, Lolla Zappi, Jean Allouch, Vincent Bourseul, Sandra Boehringer, Romain Seuzaret, Ghislain de Salins, Laurie Laufer, Michel Feher, Gerard Koskovich, Christian de Leusse, Aurélien Davennes. Enfin, ce livre n’aurait jamais vu le jour si, en 1999, je n’avais pas découvert les Réflexions sur la question gay, livre que je n’ai non seulement plus jamais refermé, mais qui m’a permis d’en ouvrir tant d’autres. Les analyses que je développe ici prolongent et, je l’espère, rendent hommage au travail pionnier que Didier Eribon entreprend à chacune de ses publications. C’est donc à lui que les pages qui suivent sont dédiées. Introduction D urant l’hiver 2012-2013, des centaines de milliers de personnes manifestèrent dans les rues des grandes villes françaises contre l’ouverture du mariage et de l’adoption conjointe aux couples homosexuels. L’ampleur de cette mobilisation n’a pas manqué de surprendre à l’étranger : comment la France, si libérale en matière de mœurs, pouvait-elle connaître une telle résistance aux droits des lesbiennes et des gays1 ? La mobilisation de groupes réactionnaires dans l’espace public n’est pas rare dans les démocraties européennes. La France n’échappe pas à la règle : elle a connu d’importantes manifestations à l’occasion du vote de la loi sur l’avortement (1975), sur l’école libre (1984) et sur le pacs (1999). Toutefois, l’écho médiatique des manifestations contre le mariage pour tous a été sans égal. Le gouvernement socialiste a même reculé à plusieurs reprises face à ces mobilisations : pour apaiser les manifestant.es qui continuaient à occuper l’espace public après la promulgation de la loi Taubira sur le mariage2, il préféra retirer certaines autres réformes emblématiques en matière de genre et de sexualité, comme la mise en place de dispositifs scolaires d’éducation à l’égalité ou la création d’un statut juridique pour les beaux-parents. 1. Olga Khazan, « Why Did It Take France this Long to Allow Gay Marriage ? », The Washington Post, 12 février 2013 ; Alexander Stille, « An Anti-Gay-Marriage Tea Party, French Style ? », The New Yorker, 18 mars 2014. 2. « Manif pour tous : “Nous reviendrons !” », Libération, 5 octobre 2014. 14 Qui a peur de la théorie queer ? Or, les manifestant.es ne se contentèrent pas de dénoncer les méfaits de la loi Taubira ; ils soutinrent que sa cause était à trouver dans la « théorie du genre », une idéologie venue tout droit des ÉtatsUnis. Par « théorie du genre », ils désignèrent une certaine approche critique du genre née dans le sillage de la théorie queer. Cette dernière était en effet apparue aux États-Unis au tournant des années 1990, dans un contexte marqué par le militantisme homosexuel contre le sida et par l’émergence de mouvements de femmes migrantes et de personnes trans. La théorie queer recouvre aujourd’hui un ensemble de textes très disparates qui interrogent la performativité des catégories de genre et les rapports de pouvoir que celles-ci engendrent. La philosophe Judith Butler est l’une des représentantes les plus éminentes et les plus reconnues de ce courant3. Soutenu.es par le Vatican, les opposant.es à la loi Taubira virent dans les programmes d’éducation à l’égalité entre les sexes une nouvelle preuve de l’empire de la « théorie du genre ». Celle-ci dissimulerait une véritable propagande pour l’homosexualité qui pervertirait la jeunesse et, ce faisant, détruirait la nation française elle-même. Qu’il s’agisse du mariage, de la filiation ou de l’école, ce qu’ils.elles redoutaient, c’est bien que les lesbiennes et les gays aient, littéralement, trouvé les moyens de se reproduire. Qui a peur de la théorie queer ? présente les nombreuses facettes de la réponse à la théorie queer en France, du travail militant aux séminaires de recherche, en passant par l’émergence de médias queers et par la mise en place de politiques de traduction. Il apporte ainsi un nouvel éclairage aux événements récents autour du mariage pour tous : considérer que la théorie queer menace la France, c’est oublier que ce sont des auteur.es français.es qui ont, pour une très large part, inspiré la théorie queer. Cet ouvrage est donc, d’une certaine façon, une enquête sur le fanstasme du retour de la French Theory en France par l’entremise de la théorie queer et des polémiques sur le mariage et la filiation. Il offre ainsi une réflexion sur la façon dont les ÉtatsUnis et la France sont imaginés et comment une certaine « idée » des échanges transatlantiques structure la politique contemporaine en matière de genre et de sexualité. 3. Sur la façon dont la théorie queer et les travaux de Judith Butler ont été érigés comme le « point d’achèvement » de la « théorie du genre », voir Sara Garbagnoli et Massimo Prearo, La Croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Paris, Textuel, 2017, p. 50-58. Introduction 15 Je m’attache dans ces pages à démontrer que le fantasme d’invasion américaine est un des principaux véhicules à travers lesquels s’exprime la peur de la propagation de l’homosexualité en France. Indifférente à la différence des sexes, la « théorie du genre » fabriquerait une société transgenre où l’hétérosexualité serait contrainte d’abdiquer son hégémonie et où l’homosexualité ne serait plus contenue par rien d’autre qu’elle-même. Cette fable épistémologique comporte deux dimensions indissociables, verticale et horizontale en quelque sorte : une fixation sur la transmission de l’homosexualité aux enfants et le refus de penser la communauté à partir du retour critique sur l’identité que peuvent accomplir les minorités sexuelles. Il s’agit, dans les deux cas, d’éviter la contamination des modes traditionnels d’appartenance à la nation. De ce point de vue, le mariage pour tous a ouvert une nouvelle ère juridique mais n’a pas transformé la logique immunitaire qui travaille l’identité nationale. J’analyse ici les transformations du sentiment d’appartenance nationale et j’engage, sur cette base, une déconstruction des nouvelles théories de la communauté. Réfutant le cosmopolitisme des unes et le culturalisme des autres, je propose une théorie politique minoritaire qui considère que la critique permanente des normes est fondatrice de la citoyenneté et que le sentiment d’appartenance naît de sa propre contestation. Mariage : une question de genre Après son adoption par l’Assemblée nationale le 23 avril 2013, la loi Taubira fut examinée par le Conseil constitutionnel qui l’estima conforme à la Constitution4. Elle fut promulguée par le président de la République le 17 mai 2013. Quelques jours plus tard, la presse annonçait la célébration du « premier mariage gay » en France5. Il ne s’agissait pourtant pas du premier mariage homosexuel. Le 5 juin 2004, Noël Mamère, maire écologiste de Bègles, avait déjà célébré le mariage de deux hommes. Ce mariage faisait suite à la pétition initiée par les sociologues Didier Eribon et Françoise Gaspard, par l’avocate Caroline Mécary et par le juriste Daniel 4. Conseil constitutionnel, décision 2013-669, 17 mai 2013. 5. « Premier mariage gay : Montpellier, une ville sous pression », Le Figaro, 29 mai 2013 ; « Le premier mariage homosexuel de France célébré à Montpellier », Le Monde, 29 mai 2013. 16 Qui a peur de la théorie queer ? Borrillo à l’issue d’une séance du séminaire « Sociologie des homosexualités », dirigé par Françoise Gaspard et Didier Eribon à l’EHESS, et animé pour l’occasion par Daniel Borrillo6. Dans un contexte marqué d’un côté par la célébration de mariages homosexuels par le maire de San Francisco, Gavin Newsom, et de l’autre par une violente attaque homophobe dans le nord de la France (où un homme avait été gravement brûlé par ses agresseurs), le « Manifeste pour l’égalité des droits » appelait les maires de France à réagir en célébrant à leur tour des mariages homosexuels. Publié dans Le Monde du 17 mars 2004, le manifeste recueillit le soutien d’intellectuel.les et artistes, parmi lesquels Jacques Derrida, Paul Veyne et Jane Birkin ainsi que quelques élu.es, dont Noël Mamère. C’est donc tout naturellement que ce dernier mit à exécution son engagement lorsque deux hommes se présentèrent à lui afin de se marier. Ce mariage fut condamné par le gouvernement, à travers la voix du ministre de l’Intérieur, Dominique de Villepin, qui suspendit Noël Mamère de ses fonctions pour un mois. Après pourvoi devant les juridictions civiles, le mariage fut annulé par le tribunal de grande instance de Bordeaux (27 juillet 2004), par la cour d’appel (19 avril 2005), puis, en dernière instance, par la Cour de cassation (13 mars 2007). Les tribunaux estimèrent que seules deux personnes de sexe différent à l’état civil pouvaient contracter le mariage. L’appel étant suspensif, le mariage de Bègles resta néanmoins valide pendant près d’une année. Le Parti socialiste condamna l’initiative de Noël Mamère au nom du respect de la légalité, mais, pour la première fois, décida de s’engager à ouvrir le mariage aux couples homosexuels, dans un contexte européen où d’autres partis socialistes (en Belgique et en Espagne) avaient déjà réformé le mariage ou s’apprêtaient à le faire7. Dans une déclaration du 11 janvier 2004, le bureau national du Parti socialiste français renvoya toutefois la question de l’homoparentalité à des débats ultérieurs, dans le droit fil de sa position, très réservée sur le sujet, au moment des débats sur le pacs. Le débat public autour du mariage, jusqu’alors centré sur l’orientation sexuelle, se doubla très vite d’une dimension genrée. 6. Didier Eribon, Sur cet instant fragile... Carnets. Janvier-août 2004, Paris, Fayard, 2004, p. 59-81. 7. David Paternotte a également démontré l’importance des échanges militants en Europe, dans un contexte d’européanisation du droit ; David Paternotte, Revendiquer le « mariage gay » : Belgique, France, Espagne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011. Introduction 17 En 2005, deux femmes transsexuelles, dont une seule avait changé d’état civil, se présentèrent devant le maire de leur commune afin de se marier. Les attendus du tribunal de grande instance de Bordeaux ayant précisé qu’il fallait être un homme et une femme à l’état civil pour pouvoir se marier, Camille Barré et Monica Leon s’estimèrent dans leur bon droit pour demander à être unies par le mariage. Patrick Ollier, le maire de leur commune, refusa de publier les bans du mariage, empêchant ainsi sa célébration. Après pourvoi contre cette décision, le tribunal de grande instance de Nanterre considéra que le mariage de Camille et de Monica était contraire au droit car elles souhaitaient s’unir « en tant que femmes ». Le procureur de la République, Bernard Pagès, estima même que « l’objectif premier n’est pas véritablement le mariage au sens où on l’entend, il est étranger à celui de se comporter comme mari et femme8 ». La cour d’appel de Versailles confirma cette décision par un arrêt du 8 juillet 2005 : elle considéra que Camille et Monica cherchaient à détourner la loi pour des raisons militantes et que le droit ne devait pas céder à ce type de requête9. Cette jurisprudence démontre que la question du mariage a été d’emblée articulée à celle du genre (« en tant que », « se comporter comme »). Si les mouvements de lutte contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels purent, quelques années plus tard, accuser la « théorie du genre » d’être à l’origine de la loi Taubira, c’est parce qu’ils faisaient écho à une conception genrée du mariage, profondément enracinée dans le droit et déjà très présente dans le débat public. L’épisode du mariage de Bègles ainsi que la décision du tribunal de grande instance de Nanterre rappellent que l’égalité des droits entre homosexuel.les et hétérosexuel.les n’a avancé qu’à petits pas en France. De nouvelles inégalités ont même été introduites dans l’acte même de reconnaissance juridique des lesbiennes et des gays. Ainsi, la loi Taubira maintient non seulement d’importantes discriminations légales entre couples mariés hétérosexuels et couples mariés homosexuels mais elle en crée indirectement de nouvelles. Il n’existe pas, par exemple, de présomption automatique de parenté au sein des couples homosexuels mariés, ce qui oblige à 8. « Mariage trans-travesti : le procureur s’oppose », Le Nouvel Observateur, 31 mai 2005. 9. Sur la production de la sphère juridique en interface avec le débat public, voir Edward Schiappa, « Defining Marriage in California : An Analysis of Public and Technical Argument », Argumentation and Advocacy, 48 (4), 2012, p. 216-230. 18 Qui a peur de la théorie queer ? l’adoption de l’enfant biologique de l’époux ou de l’épouse. Dans le cas d’un enfant biologique issu d’une procréation médicalement assistée (PMA) effectuée à l’étranger, certains tribunaux ont refusé de prononcer l’adoption, arguant d’un détournement de la loi de bioéthique de 1994 qui, en France, réserve la PMA aux couples hétérosexuels en situation d’infertilité médicale10. La Cour de cassation dut intervenir et juger que la PMA à l’étranger ne s’opposait pas au prononcé de l’adoption11. Il n’en demeure pas moins qu’en cas de décès du parent biologique avant le prononcé de l’adoption, l’enfant devient orphelin, situation impossible au sein d’un couple hétérosexuel marié. C’est également un arrêt de la Cour de cassation12 qui vint mettre un terme à l’interdiction faite à un ressortissant marocain installé en France de se marier avec son compagnon, lui-même citoyen français. La France est en effet signataire de conventions bilatérales avec onze pays (Maroc, Tunisie, Algérie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Kosovo, Slovénie, Pologne, Laos et Cambodge), conventions qui reconnaissent le droit matrimonial du pays d’origine pour leurs ressortissant.es étranger.es vivant sur le sol français13. La circulaire ministérielle du 29 mai 2013, qui précise les conditions d’application de la loi Taubira, confirma ces dispositions conventionnelles et, par conséquent, l’interdiction de fait de certains mariages homosexuels binationaux. La Cour de cassation a rappelé que la convention du 10 août 1981 qui lie la France au Maroc prévoit une réserve à sa propre application : que les dispositions juridiques d’un État ne s’opposent pas à l’ordre public de l’autre. En l’occurrence, les juges ont estimé que la mise en œuvre de la loi Taubira serait menacée par l’application de la convention franco-marocaine. Ils ont donc écarté l’interprétation restrictive du mariage que le gouvernement français avait défendue dans sa circulaire du 29 mai 2013. Les juges de cassation ont toutefois précisé que leur arrêt était assorti de deux conditions : que les ressortissant.es étranger.es résident en France et que leur pays d’origine, sans reconnaître le mariage pour les couples homosexuels, ne le prohibe pas explicitement. 10. Tribunal de grande instance de Versailles, 13/00168, 29 avril 2014. 11. Cour de cassation, avis no 15011, 22 septembre 2014. 12. Cour de cassation, arrêt no 96, 28 janvier 2015. 13. Voir Malick W. Ghachem, « Accommodating Empire : Comparing French and American Paths to the Legalization of Gay Marriage », Southern California Law Review, 88 (3), mars 2015, p. 529-532. Introduction 19 S’ajoute enfin, aux discriminations liées au mariage, la liste de celles qui auraient pu cesser à l’occasion du vote de la loi Taubira, mais qui ont été finalement maintenues : l’interdiction de la PMA pour les couples de femmes et les célibataires, l’interdiction de la gestation pour autrui (GPA) – interdiction qui concerne plus particulièrement les gays – et la médicalisation du changement d’état civil des personnes transsexuelles. C’est seulement par un amendement parlementaire, adopté le 12 juillet 2016, que le changement de sexe biologique a cessé d’être une condition du changement d’état civil. Celui-ci doit cependant être prononcé par un juge sur la base d’une réunion suffisante de faits (plutôt que par simple déclaration devant un officier d’état civil)14. L’inscription du mariage au calendrier politique a donc refermé ce que la jurisprudence avait difficilement tenté de contenir : la mise en question de l’attelage sexe/genre produit par l’institution du mariage15. Enfin, il est intéressant de noter que le préambule du projet de loi sur le mariage pour tous soutenait l’ouverture du mariage aux couples homosexuels au nom d’une logique d’extension des droits depuis le pacs mais ne faisait aucune mention des principes d’égalité, de liberté et de dignité16. La loi sur le mariage pour tous ne constitue donc pas un point d’aboutissement pour les lesbiennes, les gays et les personnes transsexuelles, mais plutôt une forme de concession à certains de leurs combats, comme le fut, par le passé, le pacs, adopté après de nombreuses années de lobbying des associations homosexuelles et de lutte contre le sida. De ce point de vue, il n’existe pas de rupture nette entre l’avant et l’après-mariage homosexuel en France. La réflexion que je me propose de conduire ici consiste donc en une analyse critique de l’« histoire du présent ». Le rapport au temps est lui-même objet d’importants conflits normatifs : là où les opposant.es au mariage 14. La Cour de cassation a par ailleurs fermé la porte à la possibilité de reconnaître un sexe neutre à l’état civil. Elle a estimé que « la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur », Cour de cassation, première chambre civile, arrêt no 531 du 4 mai 2017. 15. En se plaçant sous la seule bannière de la reconnaissance de l’amour, les principaux arguments en faveur du mariage gay aux États-Unis ont eux aussi contribué à refermer cette possibilité ; Paisley Currah, « Queer Theory, Lesbian and Gay Rights, and Transsexual Marriages », dans Mark Blasius (ed.), Sexual Identities. Queer Politics, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2001, p. 192. 16. « Projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe », Assemblée nationale, 7 novembre 2012. 20 Qui a peur de la théorie queer ? pour tous voyaient dans cette réforme un dangereux commencement, les défenseur.es de l’égalité des droits la concevaient comme une étape. Les conservateurs et conservatrices de gauche espéraient, de leur côté, que la loi leur permette d’en terminer une bonne fois pour toutes avec les revendications des lesbiennes et des gays. Penser le rapport au temps et dépasser ainsi la mythologie de l’avancée des droits est un enjeu politique essentiel. Ce travail critique est d’autant plus nécessaire que les cultures LGBTI se sont elles-mêmes constituées de manière intempestive17. Certes, le droit établit-il des scansions. La loi permet de reconnaître et de sécuriser de nombreuses familles homosexuelles dans leur rapport au nom, au patrimoine, à la santé, etc. Sa marque est donc réelle et importante. Le rapport des personnes LGBTI au droit s’est luimême modifié, notamment leur recours plus fréquent à la jurisprudence. Mais les catégories de pensée qui articulent sexualité et citoyenneté se sont-elles pour autant profondément transformées ? Je soutiens que, malgré les réformes du droit, la pensée straight, c’est-à-dire un mode de pensée fondé sur la réification de la différence des sexes18, continue de servir de totem politique en France et que les représentations majoritaires de la citoyenneté sont tout aussi opérantes aujourd’hui qu’avant le mariage pour tous. C’est d’ailleurs pour éviter que ces représentations ne changent que les opposant.es à la loi Taubira se sont mobilisé.es. Au fond, la célébration de mariages homosexuels n’est pas l’enjeu principal de leurs luttes. Même les plus farouches n’ont jamais cherché à perturber des cérémonies de mariage. Leur mobilisation porte avant tout sur l’idée de mariage et sur la différence des sexes comme vecteur de sens. Depuis la révolte étudiante de Mai 68, les mouvements réactionnaires dénoncent le relativisme moral de la société postmoderne. La société contemporaine serait rongée par son refus de la tradition et par son nihilisme. Ce discours traverse non seulement l’ensemble de l’échiquier politique mais aussi les catégories 17. Ainsi, l’âge social des personnes LGBTI diffère souvent de leur âge biologique en l’absence d’enfants ou parce que l’accession à la parenté est plus tardive. La temporalité du coming out déplace également le moment du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Les relations intergénérationnelles (sexuelles, amoureuses et amicales) transforment aussi les temporalités dans lesquelles vivent les minorités sexuelles ; voir Jack Halberstam, In a Queer Time & Place. Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York (N. Y.), New York University Press, 2005. 18. Monique Wittig, La Pensée straight (1992), Paris, Balland, 2001. Introduction 21 sociales, professionnelles, géographiques, etc. Il s’agit de l’expression d’un lieu commun, largement relayé dans les médias de masse, où nombre d’essayistes dénoncent à longueur de journée la superficialité du système éducatif19, l’impolitesse de la jeunesse et même le rire20. La sexualité est l’un des principaux ressorts de cette réaction morale, comme l’atteste la destruction, en octobre 2014, d’une œuvre de Paul McCarthy par des militant.es hostiles à la « théorie du genre ». Ne supportant pas l’idée qu’au beau milieu de la place Vendôme une œuvre d’art en forme de sapin puisse évoquer un sex-toy, ils.elles saccagèrent l’œuvre de McCarthy et s’en prirent physiquement à l’artiste21. Si ces militant.es se pensent investi.es d’un rôle de sauveur dans une société corrompue par ses élites et sous l’empire de minorités agissantes, leur croisade révèle aussi une forme de fascination pour la sexualité elle-même, fascination qui caractérise plus largement l’attachement à l’ordre22. Ce n’est donc pas un hasard si la reconnaissance juridique de l’homosexualité est l’objet de nombreux fantasmes et crispations morales. Les mouvements réactionnaires soutiennent qu’hétérosexualité et homosexualité ne sont pas des comportements moralement équivalents et ne sauraient être considérés par le droit comme tels. L’extension croissante des droits des minorités sexuelles les place donc en porte-à-faux. Se sentant lésés dans leurs convictions, ils prétendent désormais occuper une position de dominés et réclament que leur vision du monde soit reconnue. En d’autres termes, ces mouvements réactionnaires s’approprient l’idée de relativisme moral (tout en continuant à la critiquer lorsqu’il s’agit des cultures LGBTI) et se présentent comme les victimes majoritaires d’un système qui serait désormais pensé pour les minorités. Au nom de la neutralité 19. Michel Onfray, « Aujourd’hui à l’école, on apprend le tri des déchets ou la théorie du genre », L’Express, 12 septembre 2014. 20. Alain Finkielkraut, « Le rire contemporain est une forme d’incivilité », Du fil à retordre (blog), 2 mai 2010, http://blog.lefigaro.fr/le-fol/2010/05/finkielkraut-le-rire-contemporain-est-une-forme-dincivilite.html ; Todd Shepard a étudié les premiers pas, durant les années 1970, de ces théories réactionnaires aux prises avec « l’érotisme de la différence algérienne » puis avec l’émergence de mouvements féministes et LGBTI aux États-Unis : Todd Shepard, Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne (1962-1969), trad. Clément Baude, Paris, Payot, 2017, p. 256-258. 21. Éric Loret, « Place Vendôme : Paul McCarthy Unplugged », Libération, 19 octobre 2014. 22. Jean Laplanche a bien montré comment la sexualité est un rapport de sens, puisqu’elle connecte l’expérience sensible et l’institution ; Jean Laplanche, La Sexualité humaine. Biologisme et biologie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 83. 22 Qui a peur de la théorie queer ? de traitement de tout.e citoyen.ne, ils cherchent à placer leurs combats sur un plan d’équivalence avec les combats pour les droits LGBTI. L’on comprend mieux alors pourquoi il leur importe tant d’accréditer l’idée selon laquelle les droits LGBTI seraient l’effet d’une théorie. En procédant de la sorte, c’est leur propre doctrine qu’ils cherchent à légitimer. Théorie contre théorie, le combat devient plus avantageux. Cette apparente symétrie gomme la divergence fondamentale des luttes : l’une s’efforce de promouvoir l’égalité de traitement quelle que soit l’orientation sexuelle ; l’autre défend le maintien des inégalités. La référence aux États-Unis n’en est alors que plus habile : la patrie de Lincoln étant marquée par de grandes disparités économiques, raciales et sociales, s’y opposer peut laisser penser que l’inégalité n’est pas le moteur du refus du mariage pour tous. Les mouvements réactionnaires mobilisés contre la loi Taubira renforcent ainsi près de deux siècles de méfiance et de fascination vis-à-vis des États-Unis23. Échos transatlantiques Pour examiner le miroir états-unien, je propose d’appliquer aux échanges transatlantiques la notion d’écho-fantasme, à partir de laquelle l’historienne Joan W. Scott interroge la fabrique de la tradition. Joan W. Scott montre que les fantasmes du passé contribuent à fixer les catégories du présent. En introduisant l’idée d’écho, elle soutient que ce rapport d’identité transhistorique est illusoire car il néglige non seulement les oscillations de sens qui affectent les catégories au fil du temps, mais aussi les mécanismes complexes et instables d’identification aux catégories24. À partir de la notion proposée par Joan W. Scott, je souhaite montrer que les échanges transatlantiques sont faits de fantasmes culturels qui ont pour effet, si ce n’est pour fonction, d’effacer la source qui les a produits. C’est ainsi que la French Theory devient américaine lorsqu’elle revient en France. Je m’efforce donc de recontextualiser ces échanges et, ce faisant, de les repolitiser. Ce que j’analyse est la fabrique de l’idée même de théorie queer. Par quels mécanismes des thèses et méthodes très 23. Denis Lacorne, Jacques Rupnik et Marie-France Toinet (eds), The Rise and Fall of Anti-Americanism : A Century of French Perception, New York (N. Y.), St. Martin’s Press, 1990. 24. Édouard Glissant parle de « variances » dans le rapport à la catégorie, variances qui, solidairement, construisent une totalité. C’est ce qu’il appelle les « échos-monde » ; Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 107-108. Introduction 23 disparates sont-elles réunies sous une même bannière ? Que permet cette opération et qui y participe ? Lorsque j’utilise le terme de théorie queer, je désigne une démarche intellectuelle aux significations multiples et variables. L’usage du singulier n’indique aucune adhésion de ma part à l’idée d’un corpus théorique cohérent. Il y aurait d’ailleurs quelque chose de particulièrement ironique à croire que peuvent être rassemblés sous une étiquette singulière des travaux qui démontrent justement l’incertitude de tout processus de définition. Le même constat est possible lorsque je fais référence à la French Theory. Si, au cours des années 1970 et 1980, nombre d’intellectuel.les français.es devinrent les figures de proue de la pensée critique aux États-Unis, c’est parce qu’ils.elles offraient une résistance théorique au dogme néolibéral qui touchait alors de plein fouet les universités américaines. Déconstruisant les normes sociales inscrites dans le langage même, ces intellectuel.les furent rapidement désigné.es comme les représentant.es de la French Theory : parmi eux.elles, Michel Foucault, Jacques Derrida, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Julia Kristeva, Jean Baudrillard, etc. Or, le qualificatif de French Theory dissimule des désaccords majeurs entre ces auteur.es (outre des analyses de qualité très variable). S’il fut autant utilisé, c’est parce qu’il produisait de l’identité nationale : en rassemblant des auteur.es de nationalité française sous un même label, la French Theory permit aux universitaires américain.es d’alimenter une réflexion critique sur la culture américaine elle-même. Or, c’est précisément pour questionner le rapport aux catégories d’analyse que Joan W. Scott propose de penser ensemble fantasme et écho dans la formation des identités culturelles : « Ces termes [fantasme et écho] correspondent à la répétition d’un son imaginaire, mais aussi, possiblement, à une répétition imaginée. Dans les deux cas, la répétition n’est pas exacte puisqu’un écho est la reproduction infidèle d’un son premier. Le fantasme évoque des jeux de l’esprit qui sont créatifs et pas toujours rationnels. Aussi importe-t-il peu, me semble-t-il, de savoir si l’écho en question existe réellement, ou s’il est imaginé. Les identifications rétrospectives sont, après tout, des répétitions imaginaires en même temps que la répétition de ressemblances imaginées25. » Joan Scott souligne l’immanence de la fabrique des identités. L’écho-fantasme n’est pas un imaginaire, 25. Joan W. Scott, « Écho-fantasme : l’histoire et la construction de l’identité » (2001), dans Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, trad. Claude ServanSchreiber, Paris, Fayard, 2009, p. 134. 24 Qui a peur de la théorie queer ? extérieur à l’individu. Il est la scène même sur laquelle se fabrique l’identité (par empathie, analogie, opposition, etc.). En d’autres termes, le fantasme culturel s’invente un point de référence (ici la théorie queer américaine), s’y amarre et, par la force du récit, efface les traces mêmes de cette production. C’est en cela que le fantasme fait écho : tel un son maintes fois diffracté, il devient impossible à localiser précisément. L’original ne peut plus être distingué de ses multiples réverbérations. Ainsi, lorsque la catégorie queer voyage de part et d’autre de l’Atlantique, elle conserve le même énoncé mais son sens, littéralement, s’altère. Non qu’il perde de sa force ni même ne disparaisse, mais il joue alors sur un autre mode, à l’image d’une altération apportée à une partition musicale26. Ce sont ces altérations que j’étudie ici. Je ne cherche pas à m’approcher au plus près d’une source, voire d’une vérité queer, exercice aporétique par définition. Je veux au contraire donner à voir les nombreuses modulations de la théorie queer et, à travers elles, comment sexualité, nation et communauté sont conceptuellement et politiquement arrimées. Cette approche introduit un décollement critique dans l’étude de la fabrique des identités puisqu’elle considère que tant les identités que les processus d’identification varient. Elle ajoute donc une dimension supplémentaire aux théories de l’intersectionnalité qui, aujourd’hui, peinent à fonctionner sans point fixe. Mon travail se distingue également de deux approches traditionnelles en matière d’analyse culturelle transnationale : d’une part, la sociologie de la circulation ; d’autre part, les théories de la souveraineté. Si j’interroge bel et bien les trajectoires des personnes et les institutions qui ont joué un rôle dans la présence de la théorie queer en France, j’analyse avant tout le rôle de la sexualité dans les récits, officiels et ordinaires, sur l’identité. Mon travail se situe donc en creux des analyses de l’anthropologue Mary Douglas sur la façon dont l’institution confère l’identité : Mary Douglas démontre que les opérations de classement permettent aux individus d’économiser leur énergie en s’en remettant à des fictions déjà disponibles27. J’explore ici la façon dont l’invocation de la théorie queer permet à des routines politiques de devenir opératoires. Si ce mécanisme varie évidemment selon les dispositions sociales et les positions de chacun.e dans les champs 26. Bernard Sève, L’Altération musicale, Paris, Seuil, 2002. 27. Mary Douglas, « Comment les institutions font les classifications », dans Comment pensent les institutions (1986), trad. Anne Abeillé, Paris, La Découverte, 1999, p. 107-117. Introduction 25 politique, académique ou artistique, il ne s’y réduit pas. Je n’opte donc pas pour une sociologie des répertoires culturels28 mais pour une archéologie des discours. Je privilégie une approche plus hétérodoxe qui cherche à résister tant à l’hyperspécialisation de la sociologie comparée29 qu’à la façon dont les théories de la réception et de la circulation internationale des idées tendent à réifier la notion même de culture30. Une archéologie de la transmission Parce qu’elle considère que les discours qui définissent la notion de culture sont le lieu même des rapports de pouvoir, mon approche archéologique est d’inspiration foucaldienne. Pour Foucault, l’archéologie est un « jeu de mots31 » puisqu’elle ne vise pas à dévoiler une structure (archè) mais les conditions de possibilité de la croyance en cette structure, en d’autres termes les « pratiques discursives intermédiaires entre les mots et choses32 ». Là où l’analyse généalogique déploie une enquête historique de surface concentrée sur la discontinuité des événements, l’analyse archéologique interroge les régularités discursives. La rhétorique anticommunautariste en France a par exemple traversé tant le camp des manifestant.es hostiles au mariage pour tous que celui de la gauche de gouvernement. Le travail archéologique consiste à resituer de tels discours et à en déconstruire les mécanismes. Il diffère également des théories de la souveraineté, qui abordent les échanges culturels à partir d’une définition abstraite de l’autorité territoriale. Ces théories, qui tendent à renforcer l’idée selon laquelle chaque pays ferait exception, font obstacle à l’analyse des formes culturelles hybrides33. Elles font par ailleurs de la 28. Michèle Lamont et Laurent Thévenot (eds), Rethinking Comparative Cultural Sociology : Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 29. Étienne Ollion, « De la sociologie en Amérique : éléments pour une sociologie de la sociologie étasunienne contemporaine », Sociologie, 2 (3), 2011, p. 277-294. 30. Cornelia Möser a dénoncé cette réification et proposé une théorie des voyages culturels basée sur l’œuvre d’Edward Said, The Word, the Text, and the Critic ; Cornelia Möser, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2013, p. 6 et s. 31. Michel Foucault, « La naissance d’un monde », dans Dits et Écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 814. 32. Michel Foucault, « Michel Foucault explique son dernier livre », ibid. 33. Peter H. Schuck et James Q. Wilson (eds), Understanding America : The Anatomy of an Exceptional Nation, New York (N. Y.), Public Affairs, 2009. 26 Qui a peur de la théorie queer ? frontière un préalable à toute analyse, alors même qu’il s’agit de l’interroger. Se pose alors une question en filigrane : qu’est-ce que l’espace transatlantique ? Les recherches les plus récentes sur les mouvements anti-genre montrent très bien leur dimension transnationale34. Ce qui m’intéresse ici n’est pas d’ériger la France en exception politique. Simplement, le différend sur la « théorie du genre » en France est venu résonner avec des débats déjà existants sur le statut de la production universitaire dans les espaces politiques, militants et artistiques en interface avec les ÉtatsUnis. Cette question trouve un écho particulier après l’élection de Donald Trump, qui atteste une redéfinition de la relation entre discours public et autorité politique. Le fantasme d’américanisation de la France ne se résume pas à la peur de perdre sa souveraineté extérieure. Je démontre, dans les pages qui suivent, que l’idée d’invasion culturelle étrangère répond directement au fantasme de l’ennemi.e de l’intérieur qui se multiplie sans contrôle. Cette idée a directement partie liée à celle de propagation de l’homosexualité ellemême, laquelle superpose de nombreuses strates discursives : la contamination (qui combine pathologies psychique et physiologique), la corruption (la destruction de l’ordre naturel par des pratiques païennes), l’indifférenciation (l’androgynie et la transsexualité) et la conversion (l’enrôlement dans un groupe militant sur le modèle de la conversion religieuse). J’analyse ces différents registres et leurs multiples croisements, de même que leurs incompatibilités. Je montre que le fantasme de transmission de l’homosexualité est, aujourd’hui encore, formateur pour l’idée républicaine en France, comme il le fut tout au long du XXe siècle. À la suite du travail de George Mosse35, des historien.nes ont interrogé les liens entre homosexualité et régime politique. Florence Tamagne a étudié la montée des nationalismes en Europe à partir des scandales sexuels durant l’entre-deux-guerres36. Shari Benstock a examiné les liaisons 34. Roman Kuhar et David Paternotte (eds), Anti-Gender Campaigns in Europe. Mobilizing Against Equality, Londres, Rowman & Littlefield, 2017. 35. George L. Mosse, Nationalism and Sexuality. Respectability and Abnormal Sexuality in Modern Europe, New York (N. Y.), Howard Fertig, 1985. 36. Florence Tamagne, « Le “crime du Palace” : homosexualité, médias et politique dans la France des années 30 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 53 (4), décembre 2006, p. 128-149. Introduction 27 dangereuses de certains salons lesbiens de la rive gauche avec les ligues d’extrême droite37. Je soutiens qu’un des mécanismes à partir desquels la nation française s’est solidifiée est le fantasme d’une société secrète homosexuelle, régie par ses propres règles, ses propres références culturelles, son propre langage, autant de formes qui permettent, par contraste, de définir le citoyen idéal. La peur de l’homosexualité et de sa transmission, telle qu’elle s’est exprimée lors des manifestations contre le mariage pour tous, ne se résume donc pas à une aversion individuelle. Elle est le fruit d’un discours collectif, dont l’expression est aujourd’hui feutrée mais qui n’en reste pas moins puissant. Malgré les importantes transformations du droit en France depuis la dépénalisation de l’homosexualité en 1982, persiste l’idée selon laquelle les modes de vie qu’inventent les lesbiennes et les gays représentent un danger pour la République car ces modes de vie seraient plus difficiles à contrôler par les moyens habituels du pouvoir d’État. Les lesbiennes et les gays, qui au gré de leur parcours développent des attaches affectives multiples (leurs familles d’origine, les pairs auprès desquels ils.elles apprennent une autre culture, les réseaux affectifs et sexuels, etc.), pourraient déstabiliser la « psychologie citoyenne38 », psychologie dont dépend le sentiment d’appartenance nationale. C’est à partir de cette analyse du fantasme de la transmission de l’homosexualité et de la déloyauté envers la patrie que j’articule la réponse à la théorie queer et la question du sentiment d’appartenance. Fin de l'extrait. 37. Shari Benstock, « Paris Lesbianism and the Politics of the Reaction, 1900-1940 », dans Martin Duberman, Martha Vicinus et George Chauncey (eds), Hidden from History. Reclaiming the Gay and Lesbian Past, New York (N. Y.), Meridian, 1989, p. 332-346. 38. Leo Bersani, Homos. Repenser l’identité (1995), trad. Christian Marouby, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 79.
Qui a peur de la théorie queer ? Table des matières Préface à l’édition française Introduction Chapitre 1 – Spectres du genre « Écologie humaine » et « théorie du genre » Des manifestations de rue traditionnelles Un mouvement hétéroclite Un mouvement confessionnel Un mouvement réactionnaire Un mouvement politisé L’universalisme majoritaire L’économie politique du mariage pour tous Enfance et sacralisation du corps Les fantasmes de la « théorie américaine » Le monstre minoritaire Pourquoi l’école ? La politique par l’émotion Trump et l’empire du ventre Chapitre 2 – Pratique de la théorie Le mauvais genre de la théorie queer Queer « sans le savoir » Clivages intellectuels Le divertissement queer Queertopies Les enfants de la théorie queer : Les Tordues Les enfants de la théorie queer : la Queer Week de Sciences Po 5 13 35 40 50 55 60 64 68 73 76 79 84 90 94 98 103 109 113 118 123 137 142 151 159 314 Qui a peur de la théorie queer ? Chapitre 3 – Mondialisations queers Le renouveau du nationalisme Les impasses de l’homonationalisme Les queers et l’empire L’intersection ne suffit pas La théorie queer : radicale et normative Hospitalité 165 169 178 184 199 206 210 L’enchaînement du sujet 215 219 232 246 251 257 262 267 273 279 Conclusion 285 Sélection bibliographique 295 Chapitre 4 – Politiques minoritaires Le fantasme de la trahison L’anticommunautarisme et ses expert.es Différence des sexes et théâtralité queer Proliférer Transmettre Persévérer Le commun des mortel.les L’irréel du présent