Le Vésuve : démesures d’une « catastrophe annoncée »
Gugg Giovanni
Université de Naples
associé au LAPCOS
giovanni.gugg@gmail.com
I. D'innombrables démesures
Au Sud de l’Italie, au centre de la grande aire métropolitaine de Naples, le risque
volcanique du Vésuve est souvent pris comme modèle d’un équilibre fragile entre
l’homme et l’environnement, mais surtout comme exemple de l’ « indifférence » et de l’
« impréparation » des citoyens à l’égard du danger. Le risque du Vésuve est accompagné
de certaines certitudes (on sait bien où l’éruption aura lieu) aussi bien que de quelques
indéterminations (on ne sait pas quand cela adviendra et on ne peut qu’imaginer comment
cela se déroulera exactement). Le risque, selon l’approche holistique, est donc le produit
de la relation entre la probabilité de survenue de la catastrophe (la dangerosité), la
propension à l’endommagement (la vulnérabilité, qui, par exemple, dépend de la manière
dont les habitations ont été construites) (Oliver-Smith 2004) et la gravité du dommage
subi par les personnes et par les biens qui sont potentiellement impliqués (la valeur
exposée qui renvoie à la sphère culturelle). L’évaluation du risque prend souvent la forme
de l’équation suivante, que l’on peut trouver sur le site-web de la Protection Civile
italienne1:
Risque = Dangerosité x Vulnérabilité x Valeur Exposée2
Au-delà des estimations strictement démographiques et économiques, cette dernière
valeur est la plus gênante : elle est clairement la plus difficile à expliciter à cause de ses
implications sociales, historiques et psychologiques. L’évaluation prétendument
mathématique du risque est utile pour donner une idée approximative des dangers
possibles qui pèsent sur un territoire et sur une population, mais elle entre en conflit avec
des limites empiriques particulières dues à l’incapacité de chiffrer certains facteurs.
Cependant, il y a des prévisions assez précises, comme celle de Willis Research Network
– société d’analyse de l’un des plus importants courtiers d’assurances au niveau mondial
– qui, en 2010, a évalué les dommages de la prochaine éruption du volcan napolitain :
« 8 000 victimes, 13 000 blessés graves et des dommages totaux pour plus de 24 milliards
de dollars » (Spence et al. 2010). Ce calcul se fonde sur un scénario très probable, mais
non certain, fourni par les volcanologues, c'est-à-dire une éruption similaire à celle de
L’origine détaillée de l’équation est donnée à la page-web « Description risque volcanique »:
http://www.protezionecivile.gov.it/jcms/it/descrizione_vulcanico.wp (consultée le 15 janvier 2016).
2
Le volcanologue Giuseppe Luongo explique que, dans le cas du Vésuve, « le résultat du produit (le risque)
atteint des valeurs élevées parce qu’il y a deux facteurs (la vulnérabilité et la valeur exposée) qui sont
élevés, aussi pour une valeur contenue de la dangerosité » (Ongarello, 2009 : 30, 31).
1
1631. Cette éruption du XVIIe siècle a libéré moins d’énergie que la plus célèbre éruption
plinienne de l’an 79, raison pour laquelle elle est appelée sub-plinienne, mais a tout de
même provoqué la mort de quatre mille personnes et d’importants dommages. Selon
l’Observatoire du Vésuve, il s’agit du scénario le plus vraisemblable et il est, donc, celui
sur lequel le Gouvernement italien s'est basé pour réaliser un plan spécifique d’urgence
nationale par l’intermédiaire de la Protection Civile en 1995. En 2013 et en 2015, les
dernières mises à jour du plan ont redessiné le périmètre de la « zone rouge » et de la
« zone jaune » : la première est celle où le risque est le plus grand et à laquelle
appartiennent vingt-quatre communes (on en comptait dix-huit auparavant) ; la deuxième
est la plus sujette à des retombées pyroclastiques – cendres et lapilli (petites pierres) – qui
s’accumulent sur les toits en provoquant des effondrements et des dommages très graves.
En particulier, la zone « rouge » ne suit plus les limites administratives des municipalités
qui en font partie, mais une ligne de retombée des cendres qui a été calculée par la
scientifique Lucia Gurioli (Gurioli et al. 2010). Ainsi, seulement un petit nombre de
communes se trouve entièrement dans la « zone rouge », c'est-à-dire que seulement une
fraction de la population est dans la région à risque majeur. Néanmoins, on ne sait pas
combien d’habitants séjournent aujourd’hui à l’intérieur de ce périmètre et personne ne
peut dire précisément combien de personnes il faudra évacuer en cas d’alerte.
D’après certains chercheurs (Mastrolorenzo et al. 2006), il est probable qu’il y aura une
éruption plus violente que celles de Pompéi (79 ap. J.C.) ou d’Avellino (3780 av. J.C.),
alors ils affirment que le plan d’urgence actuel (qui est le plus important jamais réalisé)
devrait être revu sur la base de scénarios plus catastrophiques et impliquer jusqu’à deux
millions de personnes.
À côté de cela, il existe des représentations médiatiques dans lesquelles le « cas du
Vésuve » est abordé en termes éblouissants et alarmistes. Les « expert systems »
(Giddens 2006) font référence à la dangerosité du volcan en donnant beaucoup de détails
sur les effets de la lave, des cendres et des lahars (coulées de boue d’origine volcanique),
soulignent l’inadéquation des infrastructures et du plan d’urgence et suggèrent souvent
l’idée de l’inconscience et de l’irrationalité des citoyens et des institutions. Si on ignore
l’énorme quantité de documentaires et de reportages à ce sujet et si on considère
seulement la production sur support papier, les exemples abondent. Dans la presse
scientifique, la revue Nature publie en 2011 un article dans lequel le Vésuve est défini
comme « une véritable bombe à retardement d’Europe » :
Le Vésuve est l’un des volcans les plus dangereux du monde – mais les scientifiques et les
autorités civiles ne s’accordent pas sur les modalités de préparation à une prochaine éruption.
(Barnes 2011 : 140-141)
Dans la presse de vulgarisation scientifique également, le magazine National Geographic
par exemple souligne l’inéluctabilité d’une future éruption :
[Pour la Protection Civile c’est] un important pari. Contre le destin, contre le temps, contre
les limites de la science. Contre la panique et son contraire qui est très dangereux, à savoir
l’indifférence. Et bien entendu contre le Vésuve, le volcan le plus connu et potentiellement
mortel du monde, inactif depuis 60 ans, mais qui rentrera forcément en activité à un moment
ou un autre. Le pari est d’être en mesure de prévoir l’éruption et d’évacuer l’une des zones
d’Europe où la densité de population est la plus élevée.3
À cela, il faut ajouter un énorme volume d’informations diffusé dans les journaux
nationaux généralistes, qui reprennent souvent de manière simplifiée les questions
soulevées dans des articles spécialisés. Dans ces textes, le Vésuve est décrit comme
« un monstre endormi », comme « une poudrière », comme « le problème le plus
important que nous avons », comme « le volcan le plus dangereux du monde ».4
De plus, il ne faut pas oublier les résultats de quelques recherches scientifiques
récentes qui sont présentés d’une manière particulièrement éclatante :
Des nuages ardents sont émis par le Vésuve à plus de 15 kilomètres. Une nouvelle étude de
quatre scientifiques italiens : Naples et Castellammare dans la zone à haut risque. 5
Et c’est l’apocalypse que Naples attend. […] Les Champs Phlégréens sont, exactement
comme le Vésuve, en haut de la liste des volcans les plus dangereux du monde, rédigée par
des comités scientifiques internationaux depuis des années, dans l’indifférence la plus totale
des autorités italiennes et des millions de citoyens qui vivent sur ou à proximité des
poudrières prêtes à exploser.6
« La prochaine éruption du Vésuve commencera par une explosion », a expliqué le géologue
Mottana dans un discours à l’Académie des Lyncéens, et l’évacuation pourrait se faire en
quelques heures au maximum à cause d’un manque de voies de fuite. « Il faut qu’on dise – a
ajouté le scientifique – qu’un demi-million de personnes habitent au pied du Vésuve et sont
destinées en grande partie à mourir ».7
Et il ne faut pas oublier les titres plus ou moins apocalyptiques des webjournaux
locaux à la recherche d’audience, largement partagés à l’aide des médias sociaux :
« Le Vésuve, un million de personnes à risque : la zone rouge s’élargit ».
« Le Vésuve : l’alarme se déclenche et elle vient du Japon ».
« Alarme des États-Unis : “Le Vésuve explosera et causera la mort d’environ un million de
personnes en 15 minutes”».
« Les dangers du Vésuve apparaissent à la télévision nationale (RAI), les experts italiens
affirment qu’il ne laissera aucune chance de salut ».
« Le Vésuve prêt à exploser : à qui peut-on vraiment faire confiance ? ».8
Les médias déplorent souvent l’absence d’une vraie « culture du risque » et d’une
préparation adéquate de la population à une éventuelle éruption. Parfois, ils font
3
M. Gravino, « Vesuvio, la scommessa », National Geographic, 1 février 2009.
Respectivement, Repubblica (13 novembre 2009 et 30 juin 1998), Corriere della Sera (28 avril 2010),
L'Unità (28 avril 2010).
5
A. Lomonaco, « Dal Vesuvio nubi ardenti a oltre 15 km. », Corriere del Mezzogiorno, 18 juin 2010.
6
C. Maltese, « Ecco l'apocalisse che aspetta Napoli », Repubblica, 15 juin 2010.
7
Rédactionnel, « Vulcani d'Italia, dal Lazio ai giganti sottomarini : "Pericolo sottovalutato dagli
amministratori" », Il Mattino, 22 juin 2012.
8
Titres parus, respectivement, dans les webjournaux suivants : Rete News 24 (28 juin 2013), Corso Italia
News (5 septembre 2013), Il Fatto Vesuviano (25 novembre 2013 et 3 décembre 2013), Positano News (10
janvier 2014). Je ne cite pas volontairement les sources les plus conspirationnistes et fournisseuses
d’informations contrefaisantes.
4
référence, de façon plus ou moins explicite, à une prétendue « indifférence » de la
population et des politiques à l’égard de ce problème, car « seuls quelques-uns s’arrêtent
et examinent le gigantesque réservoir de roche en fusion qui couve sous leurs pieds ».9
En effet, le « battage médiatique » sur le sujet permet d’informer constamment la
population locale, d’une manière ou d’une autre, du risque lié aux manifestations
volcaniques. Par conséquent, il faut se poser la question de savoir pourquoi la réaction
n’est pas (ou n’apparaît pas comme) celle « rationnelle » que les experts souhaitent. D'un
autre côté, on pourrait s'interroger sur les précautions que, sans aide politique et
institutionnelle, la population pourrait prendre de façon concrète : devraient-ils
commencer spontanément une diaspora ? Devraient-ils élargir les routes de leur propre
initiative afin de pouvoir s’échapper plus facilement en cas d’alerte ? Ou devraient-ils
donner un kit de survie en vente sur internet à leur famille ? Comme le montrent les
sciences sociales – et comme l’indique mon ethnographie – on a diffusé plutôt une image
stéréotypée, insensible et fataliste, des personnes vivant autour du Vésuve : la rationalité
est fortement sociale, c’est-à-dire que les groupes humains choisissent les risques à
craindre et décident surtout à quel point est sûr ce qu’ils considèrent (en ce moment)
« assez » sûr pour eux, en raison de leurs connaissances et convictions. Mais sur les plans
politique et médiatique, celui qui a le pouvoir d’établir cet « assez » est aussi capable
d’appeler ignorants, voire illogiques, ceux qui ne s’alignent pas.
II. Le double effet de la démesure
L’élaboration sociale du risque est le point de rencontre de différentes perspectives et
sensibilités, c’est-à-dire que l’évaluation du risque n’est pas indépendante du contexte,
mais elle se définit dans le cadre des confrontations publiques. Pour comprendre « quels
types de risques sont acceptables pour quel type de personnes » (Douglas et Wildavsky,
1982 : 4), un anthropologue doit nécessairement prendre en compte plusieurs paramètres
tels que la politisation du risque, le comportement collectif, la moralité et son rapport à la
politique, la connaissance (y compris celle scientifique) et son ambiguïté. À cela il faut
rajouter la compréhension de la façon dont les gens prennent des décisions,
l'identification de ceux qui sont reconnus comme les responsables et les raisons à cela,
ainsi que l’exclusion sociale et la victimisation.
Comme on vient de le voir, le débat public sur le risque du Vésuve est, à l’heure actuelle,
déterminé par trois catégories d'acteurs principales, qui, même si elles sont souvent
imbriquées, présentent des divergences à propos du langage et – en particulier dans leur
domaine spécifique – une multitude de visions qui sont parfois en désaccord. Ce sont : la
« voix » technique et scientifique (L’Observatoire du Vésuve, l’université, les
scientifiques indépendants, la Protection civile), celle politico-institutionnelle (la
République et les ministères, le Parc national, la région, les communes) et, enfin, celle
médiatique (la presse au niveau local, national et international et dans sa multitude de
formes telles que les journaux, la télévision, le web et les réseaux sociaux).
9
S. S. Hall, « Vesuvio, l'eruzione che verrà », National Geographic , 30 septembre 2007.
Selon Pierre Bourdieu, le manque d’une objectivité absolue ouvre la porte à une
« négociation » entre agents à l’intérieur d’un champ, c’est-à-dire à la comparaison entre
les rapports de force différents déterminant, en fin de compte, le développement d’un
point de vue dominant (Bourdieu, 1997 : 36). Mais dans l’enchevêtrement des « vérités »
que j’ai expliqué ci-dessus, le rôle crucial est joué par les médias, ou comme le dit
Bourdieu, par l’incidence du journalisme sur les autres secteurs (Bourdieu, 2010 : 85).
Dans le cas de l’analyse du risque, où la transmission des résultats scientifiques ou des
choix administratifs au « grand public » acquiert une dimension politique importante, les
médias gèrent l’accès au savoir scientifique des non-spécialistes.
Cette « médiation » est à l’origine de plusieurs nuances de signification, qui s’ajoutent à
la multitude des voix existantes sur le sujet et qui, en même temps, sont bien diversifiées
entre eux. Cela permet l’émergence de nombreuses visions du même problème, ou encore
d'interprétations divergentes qui entraînent souvent à l’opposition entre rationalité
« scientifique » et « populaire ».
Ce processus est amplifié par le fait qu’il y a une grande différence entre les données
recueillies par les experts et l’expérience que les profanes ont connue : comme cela a été
confirmé par Ingold et Kurttila à propos des habitants des régions arctiques de Laponie,
le climat des météorologues est un phénomène enregistré, alors que le temps des Saami
est un phénomène vérifié (Ingold et Kurttila, 2001 : 187). Donc, pour la gestion des
risques, il faut également tenir compte du « savoir » des savants et du « non-savoir »
collectif, à tel point qu’il est inutile de faire la différence entre le risque et sa
« définition » sociale (Beck, 2008 : 54).
Comme je l’ai indiqué au premier paragraphe de cette contribution, la prochaine éruption
du Vésuve est accompagnée de chiffres qui sont complètement insaisissables : suivant les
sources et la clameur que l’on veut susciter, les morts de cette « catastrophe annoncée »
s’échelonnent de quelques milliers à un million, et on estime que le plan d’urgence
devrait impliquer de sept cent mille à deux ou trois millions de personnes. Le Vésuve est
sans aucun doute un cas de proportion inédite, et pourtant, l’accent placé sur des chiffres
éclatants ne fait que ramener ces informations vers un plan abstrait et purement
conceptuel. Alessandro Dal Lago observe que ces énormités provoquent l’indifférence et
l’aphasie, parce que leur « représentativité » devient impossible et intervient une limite
cognitive (Dal Lago, 2012 : 157).
Sur la base de l’ethnographie que j’ai effectuée dans une commune de la « zone rouge »
entre 2010 et 2012, la démesure du risque du Vésuve produit un double résultat :
l'incommensurabilité et l’incrédulité. Les deux effets sont des « stratégies de coping »
telles que définies en psychologie sociale mais que, en anthropologie, je préfère indiquer
comme un « procès de scotomisation ». Brièvement, il s’agit de deux modalités
spécifiques d’une élaboration culturelle complexe par laquelle, en choisissant de
dissimuler de façon plus ou moins involontaire certains éléments du discours public sur le
risque, les habitants du Vésuve se défendent des conséquences potentielles de l’anxiété
qu’il peut produire dans leurs vies (Gugg, 2013 : 199 et suiv.; Gugg, 2017).
Tout d’abord, la démesure montre que le risque du Vésuve est totalement
incommensurable au niveau social, c’est-à-dire qu'il est difficile de le penser et de le
définir et, en conséquence, de le limiter et contrôler, notamment du point de vue mental :
Les institutions ne savent pas quoi faire! Je suis allé personnellement à la Protection civile
récupérer un certain nombre de documents, mais ça ils ne le savent pas. S’ils l'ignorent,
comment les citoyens peuvent-ils savoir ? [Entretien avec un homme de 31 ans, 5 février
2011]
Même le plan [d’urgence] envisageait que l'on parte en Ombrie en bus. Mais nous ne
disposons vraiment d’aucune indication à propos. [Entretien avec un homme de 90 ans, 14
mars 2011]
On perçoit difficilement les scénarios de catastrophe élaborés par les volcanologues et par
les experts de early warning (système d’alerte) et cela conduit certains à se montrer
sceptiques quant aux capacités techniques et organisationnelles adoptées par le
gouvernement pour faire face à une telle menace. Les dimensions hyperboliques de la
catastrophe annoncée rendent sa perception actuelle indéfinissable : entre ces chiffres
(très différents les uns des autres, mais toujours énormes) et l’expérience personnelle de
ceux qui habitent les lieux à risque, il n’y a absolument aucun rapport direct, à tel point
que même ceux qui se souviennent de la dernière éruption de 1944 – que les scientifiques
considèrent comme « modeste » – ne sont pas capables de « voir » de manière réaliste les
limites du danger. Pour que le risque puisse être pensé, il lui faut un horizon circonscrit.
Mais quand la catastrophe n’est que « représentée » par de grands chiffres, de banales
statistiques ou de simples probabilités, elle est quelque chose de vide et abstrait.
L'apocalypse redoutée, même quand elle est représentée de manière « réaliste » à la
télévision ou au cinéma, est totalement insensée : elle n'a pas de sens car on ne peut la
rapprocher ni de quelque chose dont on a déjà expérience, ni de quelque chose que l’on
maîtrise :
Je veux bien « National Geographic », la frénésie des journaux télévisés et de la presse à
sensations, « Voyager » et « Misteri » [deux émissions télévisées italiennes] : je ne perçois
pas le risque du Vésuve. Je ne sens pas le danger du volcan, mais plutôt de l’homme du
Vésuve! C’est de lui que je me méfie. [Entretien avec un homme de 43 ans, 14 janvier 2011]
Il n’est pas facile de déterminer si la démesure réside dans l’ampleur du risque ou plutôt
dans le ton avec lequel il est communiqué à la population, mais le résultat concret est que
ce genre de discours public produit une « opacité » : l’hécatombe de la prochaine
éruption, proposée par les titres et les vidéos, est complètement invisible pour ceux qui ne
sont pas impliqués (et, à notre époque, les habitants des alentours du Vésuve n'ont encore
été de fait impliqués dans aucun cataclysme). Un nombre ne représente pas un visage où
l’on peut se refléter, et peu importe à quel point il fait référence à un scénario de grandes
souffrances : c’est un non-fait, un non-événement, un vide.
Le deuxième effet de la démesure, étroitement lié au premier, est que le risque du Vésuve
est incroyable, c’est-à-dire qu’il n’est pas crédible car il n’est pas « véritablement »
imaginable. Même s’il est présenté d’une manière rigoureuse et s'il est basé sur une
approche scientifique solide, le discours sur le risque – surtout quand il revêt un caractère
« apocalyptique » – génère scepticisme et déception car il se heurte à l’incapacité sociale
et individuelle de croire à la destruction « définitive » Comme Gunther Anders l’affirme,
l’homme « ne prend pas en considération sa propre mort, il ne peut pas le faire ; il
l’éloigne tout seul » (Anders, 2010 : 263). Si on reproduit un mécanisme reposant
seulement sur l’émotion, qui n’a aucun intérêt à atteindre un niveau de conscience, le
discours public qui propose un « risque démesuré » a des retombées sociales peu
banales : à travers la « spectacularisation » de l’information (en particulier lors de
nouvelles études volcanologiques ou lors de déclarations d’un important personnage
scientifique), il produit audiences et trafic web en peu de temps, mais il n’arrive pas à
s’enraciner dans la collectivité à moyen et long terme et, surtout, il ne devient pas
« politique ».
Ces nouvelles arrivent tout d’un coup... « Tu sais, l’article a été publié dans le journal », ou
« La télévision a diffusé le documentaire sur... ». Et on n’entend que ça pendant quelques
temps. On parle, on parle, on parle... C’est tout ! Mais à la fin on sait bien qu’on a juste
soulevé la question, ou bien on parle pour ne rien dire. [Entretien avec une femme de 50 ans,
12 mars 2011]
Il y a des moments comme celui du séisme de L’Aquila, ou de n’importe quel genre de
catastrophe, où des rumeurs persistent... c’est-à-dire des moments où on reprend à discuter de
l’activité du volcan... les journaux et la télévision en font mention. Pendant quelques jours on
parle du « danger du Vésuve » et après c’est le retour à une vie normale, au quotidien.
[Entretien avec un homme de 32 ans, 22 janvier 2011]
Ce genre de « compassion sans compréhension » (compassion without understanding)
(Keane, 1997 : 15) réapparaît de façon cyclique avec chaque nouveau titre de journal
éclatant, et bouleverse temporairement les habitants de la zone à risque, qui engorgent les
lignes téléphoniques de l’Observatoire du Vésuve, ou se plongent dans le web à la
recherche de n’importe quel avis prétendument scientifique. Ensuite elle s’éteint en
silence, s’enfonce dans son parcours karstique habituel, qui, toutefois, ressurgira
ponctuellement avec le prochain « avertissement ». Il ne s’agit pas du syndrome du
« garçon qui criait au loup » (Cry Wolf Effect) (Atwood et Major, 1988 ; Roulston et
Smith, 2004), qui, selon les experts de early warning, arriverait à la suite de faux signaux
d’alerte répétés et induirait la population à perdre confiance dans les institutions chargées
de s’occuper de l’émergence (Santoianni, 2007). Il s'agit plutôt d'une forme
d’accoutumance : le grand nombre d’informations substantiellement équivalentes
devient, en quelque sorte, un bruit de fond, quelque chose dont on sent l’écho lointain,
mais qui ne touche personne et, s’il le fait, ne dure qu’un temps.
Le Vésuve est resté éteint pendant des siècles, pourquoi ça devrait arriver à moi une autre
fois? Peut-être qu’il restera encore éteint pendant des siècles. En plus, je peux sortir de chez
moi et me faire écraser par une voiture, il peut m’arriver n’importe quoi. [Entretien avec un
homme de 80 ans, 2 avril 2011]
Il ne me fait pas peur, je suis le fils du Vésuve : si le volcan entre en éruption, je monterai au
sommet du four [la personne interrogée est un boulanger] et je regarderai la lave qui descend,
je n’ai pas peur. [Entretien avec un homme de 48 ans, 13 mai 2011]
Ce comportement rappelle celui des habitants des grandes villes du XIXe siècle dont parle
Georg Simmel dans son célèbre essai sur l’expérience urbaine : assaillis par trop de
stimuli, ils ne réagissent pas mais, en revanche, adoptent une « attitude blasée » (Simmel,
1979). Il n’est pas question d’indifférence, mais de détachement, à savoir une sorte de
neutralisation, ou de scotomisation, qui permet de chasser l’angoisse de la dissolution (ou
même seulement son éventualité), et d’éviter la « crise de la présence » dont parle
Ernesto de Martino (de Martino, 2008).
III. À la recherche d’une mesure
Mary Douglas souligne que les individus « transmettent toujours aux institutions dans
lesquelles ils vivent l’aspect significatif de leur processus décisionnel » (Douglas, 1996 :
63), cela veut dire que les gens ont tendance à leur faire confiance, parfois avec des
résultats désastreux, comme l’a montré Antonello Ciccozzi dans son expertise
anthropologique pour le procès de L’Aquila contre la Commission des Risques Naturels
Majeurs (Commissione Grandi Rischi italienne) (Ciccozzi, 2013). Mais que se passe-t-il
quand le style et les contenus des discours sur le risque de la part des institutions politiques et administratives, des sciences et pour la prévention ou l’information produisent un état d’apathie profonde ?
En 1995, on a identifié pour la première fois des zones à risque autour du volcan : il
s’agit des zones « rouge », « jaune » et « bleue », qui seront ensuite redéfinies dans les
années 2013-2015. Dans les mêmes circonstances, un premier Plan d’urgence national
reformulé pour la zone du Vésuve a été élaboré : il sera ensuite révisé et actualisé à
plusieurs reprises. À partir de cette « institutionnalisation du risque du Vésuve » (Gugg,
2013 : 29-43), la relation entre la population et le volcan commence à s’ouvrir également
aux voies judiciaires. En effet, la complexité du discours concernant la menace actuelle
du volcan est assez souvent abordée dans des contextes qui ne sont pas vraiment
scientifiques ou politiques, tels que les tribunaux. Les acteurs impliqués dans ces procès
et les modalités selon lesquelles ils ont lieu, peuvent varier très largement, et pourtant,
dans l’ensemble, ils semblent être orientés à dissoudre la confusion qui circule autour du
volcan napolitain. Autrement dit, ils semblent viser à « quantifier » l’incommensurable et
incroyable piège que le représente Vésuve.
Même si la confiance dans le savoir scientifique est assez élevée au niveau local, pour la
plupart des gens interrogés lors de mon travail d’ethnographie, la science n’a
apparemment aucune vision unanime du problème : en effet, les volcanologues
interprètent différemment le fonctionnement du Vésuve, ce qui a des conséquences
notables sur le plan pratique : la ville de Naples, par exemple, doit-t-elle faire partie de la
zone à haut risque ? Et si oui, de quelle manière cela affecte les travaux pour réaliser le
métro ou un hôpital ? Plus dur encore est le rapport avec la politique, qui apparaît
totalement incohérente : bien que les administrateurs pensent être « conscients » du
risque, ils proposent des solutions souvent sans coordination entre eux ou
contradictoires : faut-il plus ou moins de béton pour augmenter la sécurité ? Le Parc
National du Vésuve représente une limite ou une opportunité ? Enfin, les médias n'ont
pas non plus réduit la confusion de la collectivité, et – sans tenir compte des titres
tapageurs qu’on a vus auparavant – ils présentent souvent la situation de façon ambiguë,
comme lorsqu’ils écrivent que le Vésuve est bien sûr le volcan le plus dangereux du
monde, mais pour atténuer la panique, ils ajoutent qu’il est aussi le plus surveillé (ce qui
n’est ni une erreur, ni une contradiction, mais qui, dans le rapport quotidien avec le
territoire, est source d’une certaine désorientation). C’est dans ce cadre que la « vérité »
judiciaire apparaît supérieure et définitive, unique et incontestable par rapport aux autres ;
c’est pour cela qu'il ne s'agit pas d’une coïncidence si, durant la dernière décennie, on
compte plusieurs procédés de nature différente : plus d’une fois les individus, les comités
des citoyens, les collectivités locales et nationales, et même celles supranationales, ont
été impliqués (comme partie lésée ou accusée) dans de différents types de procès pour
des questions concernant le volcan, auprès de juridictions civiles, pénales, administratives
et internationales aussi.
À cet égard, le cas lancé par douze habitants de la « zone rouge » est particulièrement
représentatif. Ce sont tous des militants du Parti radical italien qui, en 2012, ont poursuivi
l’Italie devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme de Strasbourg car, en ne
garantissant pas la sûreté des résidents de la zone à risque élevé, elle n’assurait pas
pleinement la sauvegarde de leur droit à la vie. Pendant le débat en cour pénale 10, les
requérants se sont définis comme des « victimes », « car ils encourent un risque concret
dû à la proximité de leur résidence avec le volcan » (CEDH : 8) accentué par le fait que
malgré les mesures déjà adoptées au niveau national, aucun plan de sécurité détaillé
indiquant les voies de fuite en cas d’accident (éruption ou tremblements de terre) n’a été
adopté jusqu’à présent. [Il y a] également l’absence de toute information concernant le
comportement à tenir en cas d’urgence. En outre, aucun système d’alarme ni des simulations
d’états d’urgence n’aurait été mis en place et les habitants ne disposeraient pas de refuges où
se mettre à l’abri en cas de nécessité. (CEDH : 2)
Pour sa part, le gouvernement italien
a fourni des informations détaillées concernant l’adoption et la mise à jour d’un plan
d’urgence (« le Plan Vésuve »), et l’ensemble des mesures prises au niveau national et local
afin de mitiger les risques dérivant d’un éventuel évènement volcanique. (CEDH : 3)
Les juges de la Cour ont rendu leur décision le 16 avril 2015, en déclarant irrecevable la
requête des vésuviens, sous prétexte que pour être considérés comme des « victimes »,
certaines violations
doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en
pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. (CEDH : 9)
Au-delà du résultat, les efforts déployés par les douze militants radicaux s’ouvrent à des
analyses et à des interprétations sur l’élaboration du risque et le rapport avec les
institutions particulièrement significatives, pour le discours proposé dans ces pages. En
recueillant une fructueuse notion de Mary Douglas, pour rééquilibrer une situation
perturbée par une calamité, les sociétés mettent en œuvre le processus dit de blaming,
c’est-à-dire un dispositif symbolique qui donne du sens au mal, donc qui permet
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Les citations suivantes sont prises de la « Décision » émise le 16 avril 2015 par la Quatrième Section de
la Cour Européenne des Droits de l'Homme au sujet de la Requête n° 9713/13 proposée par Rodolfo
Viviani et alii contre l'Italie.
d’imputer la responsabilité. Comme le suggère le processus que je viens de présenter
brièvement, ainsi que d’autres présents dans la région napolitaine et vésuvienne, un tel
mécanisme culturel a lieu en l’absence de catastrophe, c’est-à-dire quand l’événement
néfaste ne représente qu’une menace potentielle, telle que celle du Vésuve. Dans ce cas,
le blaming ne concerne pas un mécanisme d’attribution de responsabilité des événements
qui ne se sont pas encore produits, mais une revendication, une forme d’apport de la
« raison » (une invitation à la prise de responsabilité) adressé aux institutions ayant des
obligations de protection collective par rapport à des dangers spécifiques. Ici, le risque est
considéré comme un discours essentiellement moral et politique, comme une construction
sociale qui se dégage d’un débat culturel parmi des visions, des savoirs, des priorités et
des urgences différents, auxquels seul un jugement du tribunal semble donner forme et
permettre de se concrétiser. Si l’on prend l’exemple du recours devant la Cour
Européenne des Droits de l'Homme, on remarque que, contrairement au blaming
« traditionnel », on n’est pas forcément à la recherche d’un coupable (notamment parce
qu’il manque le casus sinistri), mais on cherche à attribuer une responsabilité, car on veut
que les institutions prennent acte, plus efficacement, de leur rôle d’entités responsables de
la sécurité des citoyens. Par conséquent, on veut que les institutions « donnent une
mesure » à la démesure à laquelle les citoyens sont soumis.
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