Sahel : soubassements d’un désastre
Alain Antil
Dans Politique étrangère 2019/3 (Automne),
(Automne) pages 89 à 98
Éditions Institut français des relations internationales
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ISSN 0032-342X
DOI 10.3917/pe.193.0089
Par Alain Antil
Alain Antil est directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri.
Économies atones peu créatrices d’emplois, croissances démographiques
vigoureuses, aides internationales souvent considérées comme des rentes,
appareils de sécurité incapables de sécuriser les espaces nationaux, et
surtout de protéger les populations : les États du Sahel sont-ils en train de
perdre la main sur leurs propres espaces intérieurs ? La déroute des systèmes militaires, judiciaires et éducatifs n’autorise que peu d’optimisme sur
l’avenir de ces pays, et de l’insécurité qui y grandit.
CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ?
Sahel : soubassements d’un désastre
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politique étrangère
Au premier semestre 2019, l’exécutif français demandait au Quai d’Orsay,
au ministère des Armées et à l’Agence française de développement (AFD)
de travailler sur des scénarios d’évolution de la bande sahélo-saharienne
(BSS), et d’envisager de nouvelles approches, tant la dégradation de la
situation y semblait rapide. Un regard sur la cartographie dynamique
des actes violents suffit1 en effet à se convaincre d’une aggravation des
problèmes.
En premier lieu, les zones touchées par les violences sont en nette extension, et le nombre d’attaques et de victimes s’est accru fortement en 2018,
avec un premier semestre 2019 qui prolonge ces tendances. La palette
des violences s’est aussi enrichie : actes terroristes certes, mais également
conflits entre groupes armés, entre milices d’autodéfense, violences de certaines forces de sécurité2 (FDS) contre des populations civiles...
Au premier trimestre 2019, des massacres de villages ont par ailleurs
commencé à rythmer le centre du Mali et le nord du Burkina Faso. Début
janvier, au nord du Burkina, suite à une attaque d’éleveurs peulh sur la
1. Voir notamment le travail de The Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) ou encore de
MENASTREAM.
2. Armées malienne, tchadienne et burkinabè surtout.
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Certes, les marges de progression des armées nationales, en particulier
malienne et burkinabè, sont importantes, et, mieux équipées et aguerries,
elles pourront sans doute à l’avenir mieux répondre aux défis sécuritaires.
D’ailleurs, le Tchad et la Mauritanie, avec des moyens équivalents, présentent de meilleurs résultats quant à la protection de leur territoire. Mais
aujourd’hui, force est de constater les grandes difficultés des appareils
sécuritaires.
De plus, l’horizon reste globalement sombre, tant les tendances fondamentales de la zone demeurent préoccupantes. L’explosion démographique n’est pas un problème dans l’absolu mais de facto elle accentue
tous les problèmes, à commencer par les besoins de services de base des
populations, déjà difficilement couverts. Les économies nationales sont
des économies de rentes, caractérisées par une importante prédation des
élites. Un nombre restreint de produits sont exportés ; d’où l’exposition de
chaque économie nationale, de chaque budget, aux évolutions aléatoires
3. Yirgou est une localité située dans le département de Barsalogho, dans la province de Sanmatenga
de la région Centre-Nord.
4. Beaucoup au Burkina Faso attribuent ces expéditions punitives aux milices mossi koglweogo.
Interrogé en juin 2019 à Ouagadougou sur cette accusation, un des leaders nationaux des koglweogo
assure avoir effectué une enquête après les massacres, et affirme que les expéditions punitives ont été
menées par toutes les populations et pas seulement par les milices. Le « Rapport de la situation Yirgou
dans la commune de Barsalogho », a été remis par lui aux autorités.
5. Contesté par certaines associations, qui recensent plus de 200 morts.
6. Cercle de Bankass, région de Mopti.
7. Qui se définit comme appartenant aux groupes de chasseurs traditionnels (dozos ou donzos) de cette
communauté.
8. Appelé parfois à tort Front de libération du Macina (FLM), appellation qui a toujours été rejetée par son
leader Hamadoun Kouffa. Celui-ci se déclare au contraire lié à Ansar Dine, et le mouvement a d’ailleurs
rejoint le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM).
9. OCHA affirme en juin 2019 que le nombre de déplacés (au Niger, Burkina Faso et Mali) a très fortement
augmenté en un an, et qu’il est désormais de 4,2 millions de personnes pour l’ensemble du Sahel (nord du
Nigeria et du Cameroun compris) ; voir le communiqué de presse de l’ONU : « Urgence humanitaire sans
précédent dans le Sahel », 27 juin 2019.
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localité de Yirgou3 qui avait occasionné plusieurs morts dont celle du chef
de village, des expéditions punitives menées par des populations mossi4
auraient fait près d’une cinquantaine de morts selon le bilan officiel5.
En mars 2019, dans le village d’Ogossagou6, au centre du Mali, plus de
160 victimes civiles étaient tuées lors d’une attaque d’hommes à motos,
présumés liés au groupe d’auto-défense dogon Dan Nan Ambassagou7.
Ces derniers accusaient les communautés peulh de la zone, dont celle
du village d’Ogossagou, d’attaquer des villages dogon, appuyées par
les « terroristes » de la Katiba Macina8. Conséquence de ces événements :
le nombre de déplacés internes et de réfugiés continue de progresser
rapidement9.
Cette complexion économique produit des marchés de l’emploi particulièrement atones, dont les capacités à créer de bons emplois ne couvrent
pas 10 % des entrants annuels. Dans des pays où l’âge médian de la
population est particulièrement bas (entre 15 et 17 ans selon les pays du
G5 Sahel), les économies ne pourront pas profiter du dividende démographique, et l’état des marchés de l’emploi est une mécanique infernale et
menaçante de frustration pour la jeunesse.
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des cours mondiaux des dits produits. La baisse du cours du pétrole brut
depuis 2014 a ainsi cruellement impacté le Tchad10.
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Les États s’appuient sur des bases fiscales étroites, et dépendent structurellement de l’aide extérieure pour mettre en place leurs politiques, voire
simplement pour le traitement de leurs fonctionnaires. Lorsque le boom
minier ou pétrolier leur permet temporairement d’échapper à cette réalité,
les largesses budgétaires ne sont pas forcément utilisées pour mettre les
pays sur les rails du développement ou de la diversification économique.
Pour la Mauritanie, Moussa Fall, président du Mouvement pour le changement démocratique (MDC), pointe, dans un document non publié intitulé 2008-2018. Une décennie perdue11, le mésusage des ressources issues du
boom minier, notamment au profit d’infrastructures de prestige, ou de la
très discutable priorisation des investissements.
Les élites, ou tout du moins une partie d’entre elles, considèrent l’aide
comme une rente et, plutôt que de d’ordonnancer les aides et les coopérations de développement en accord avec les plans
de développement nationaux, préfèrent les rece- La présence même
voir de manière désordonnée, sans cohérence de l’État se détricote
avec les politiques sectorielles nationales, afin
qu’un maximum de flux de financements puissent être captés. Ainsi
– on y reviendra –, c’est la présence même de l’État qui se détricote.
Enfin, l’absence de sursaut de ces élites est peut-être l’élément le plus
inquiétant. On aurait pu espérer qu’au Mali par exemple, après la défaite
de l’armée en 2012 et la rapide dégradation de la situation au Centre,
s’instaure une autre gouvernance ; que des lignes rouges s’imposent
contre les pratiques de corruption, de népotisme et de clientélisme qui
avaient mené à la catastrophe. Or, le cours politique semble s’écouler
paisiblement à Bamako, sans changement majeur, alors que plus de
10. Voir notamment A. Bazzara, « Tchad : ce pays au bord de la crise de nerfs », Le Point, 20 décembre
2016.
11. M. Fall, 2008-2018. Une décennie perdue, 28 juillet 2018, disponible sur : <www.chezvlane.com.>
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Sahel : soubassements d’un désastre
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la moitié du territoire national est aujourd’hui contrôlée par d’autres
acteurs que l’État. Cette incapacité à intégrer les leçons d’une triste
décennie constitue sans doute la plus grande faute de ces élites contre le
devenir national.
Des appareils sécuritaires débordés
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L’État islamique au Grand Sahara (EIGS), héritier en partie du Mouvement
pour l’unicité du djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), est fortement
implanté dans une zone à cheval sur les territoires malien et nigérien
compris dans un quadrilatère ayant comme angles les localités d’Ansongo,
Ménaka (Mali), Abala et Tillabéry (Niger). Pendant l’année 201812, une
opération militaire de nettoyage de la zone a été menée conjointement par
l’armée nigérienne, l’armée française (Barkhane), et deux groupes armés
maliens (le MSA13 et le GATIA14). Cette alliance de circonstance a été justifiée, côtés nigérien et français, par le fait que l’armée malienne n’était pas
présente sur la partie malienne de la zone d’opération, et qu’il fallait donc
bien s’appuyer sur des partenaires de ce pays. Ces deux groupes armés,
associés pour l’occasion, ont un recrutement communautaire15. En participant à cette opération « anti-terroriste », les membres du MSA réglaient
leurs comptes avec une communauté16 avec laquelle ils étaient en compétition violente17 depuis plusieurs décennies pour l’utilisation de ressources
naturelles (eau, pâturages, parcours de transhumance, chaume).
Au Burkina Faso, l’émergence rapide des groupes d’autodéfense koglweogo depuis 201318, sur plus de la moitié du territoire19, témoigne de la
faillite des forces de défense et de sécurité du pays. Ce sont des groupes
12. B. Sangaré, « Sahel : Le recours aux milices locales pour lutter contre le terrorisme envenime les
conflits communautaires », Justiceinfo.net, 25 mai 2018, entretien avec Yvan Guichaoua et Dougoukolo
Alpha Ba-Konaré.
13. Mouvement pour le salut de l’Azawad.
14. Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés.
15. Essentiellement touaregs, à majorité daoussahak pour le premier et imghad pour le deuxième.
16. De nombreux membre de l’EIGS dans la zone sont issus de la communauté peulh.
17. Voir C. Grémont, « Dans le piège des offres de violence. Concurrences, protections et représailles
dans la région de Ménaka (Nord-Mali, 2000-2018) », Hérodote, n° 172, 2019.
18. Samir Abdoul Karim Ouédraogo, l’un des leaders nationaux, date l’initiative à 2013, dans un entretien
réalisé à Ouagadougou en juin 2019.
19. Plus précisément dans les régions Nord, Centre-Ouest, Centre-Nord, Plateau Central, Centre,
Centre-Sud, Centre-Est et Est.
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Tout le monde fait semblant de croire que les appareils sécuritaires, et par
extension les États, gouvernent leurs territoires. Mais cet idéal-type est
devenu, dans certains pays sahéliens, très éloigné de la réalité vécue par
les populations. Quelques exemples peuvent illustrer ce hiatus.
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de vigilants qui, sur la base du volontariat populaire, assurent des services de sécurité aux populations (arrestation de voleurs de bétails,
de coupeurs de routes, de délinquants), et même un service de justice,
puisque ces organisations lèvent des amendes, emprisonnent, appliquent
des châtiments corporels. Les wisbé20 pallient l’absence de l’État21 ou sa
défaillance. Non reconnus officiellement par cet État, ces entités maillent
le territoire, et s’installent désormais dans certains quartiers périphériques de la capitale Ouagadougou (quartiers Nioko ou de Zongo par
exemple). Dans ce cas précis, l’État ne peut évidemment pas invoquer à
sa décharge le caractère éloigné de ces espaces, ou le manque de moyens.
Cette présence éclaire de manière crue le fait que l’État burkinabé ne
peut assurer seul la lutte contre la criminalité organisée et le vol dans sa
propre capitale.
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En 2018 des terroristes22 ont réussi à faire exploser une voiture dans
l’enceinte de l’État-major général des armées, au cœur de la capitale
burkinabè et du dispositif sécuritaire national. Quelques mois plus
tard, le 29 juin l’attaque du QG de la Force conjointe du G5 Sahel23, à
Sévaré (centre du Mali), par le même groupe, venait également souligner la fragilité du dispositif militaire régional. Un rapport de l’International Crisis Group24 pointe les faiblesses de l’armée burkinabè :
démantèlement de la meilleure unité – le Régiment de sécurité présidentielle (RSP25), trop lié à la personne de l’ancien président Blaise
Compaoré ; clivage entre des officiers plus jeunes, une partie de la
troupe et des officiers plus anciens, jugés par les premiers comme
ayant beaucoup profité du régime Compaoré ; déséquilibre au niveau
de l’encadrement, avec une profusion de lieutenants-colonels et un
déficit de sous-officiers ainsi que d’officiers chargés de l’organisation
logistique de l’armée ; faiblesse du renseignement… Au total, on a
affaire à un appareil sécuritaire à la fois étique et miné par de multiples
clivages, qui devra rapidement monter en gamme pour reprendre pied
sur l’ensemble du territoire.
20. Pluriel de wigba (membre d’un koglweogo).
21. Les auteurs du dossier de La Libre Belgique intitulé « Koglweogo. Miroir d’une faillite d’État » affirment
qu’en 2018, 4400 koglweogo étaient constitués d’au moins 20 personnes par structure. Par comparaison,
l’armée et la gendarmerie cumulent 11 000 hommes. Sur ce mouvement, voir également R. Da Cunha
Dupuy et T. Quidelleur : « Mouvement d’autodéfense au Burkina Faso. Diffusion et structuration des
groupes Koglweogo », Noria, 15 novembre 2018.
22. Revendiqué le 3 mars par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM).
23. « Mali : le QG de la force du G5 Sahel frappé par un attentat-suicide », RFI, 29 juin 2018.
24. « Nord du Burkina Faso : ce que cache le Jihad », International Crisis Group, rapport n° 254, 12 octobre
2017, p. 14.
25. Ce sont des éléments de cette unité qui ont brièvement renversé le pouvoir civil en 2015.
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Sahel : soubassements d’un désastre
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L’armée nigérienne a rencontré, au premier semestre 2019, quelques
difficultés à l’ouest du pays, perdant des soldats par dizaines, et cela en
dépit d’un engagement très conséquent dans cette zone depuis le début de
l’année 2018. Au sud-est du pays, les forces de défense et de sécurité n’ont
réussi à endiguer (partiellement) l’impact de Boko Haram/Islamic State’s
West Africa Province (ISWAP) qu’avec une poliLes armées ne tique de déplacement forcé des villages frontaliers,
représentent pas la de fermeture de la frontière, et de limitation drasdiversité des pays tique des circulations à moto, mesures qui ont été
vécues par les populations locales (notamment chez
les Kanouri), comme une punition collective. Les autorités nigériennes ont
en revanche réussi pour le moment à conserver le calme dans l’immense
région d’Agadez, par une véritable politique d’indirect rule, de régulation
des tensions entre populations locales et d’association de très nombreux
conseillers issus de cette zone à la présidence et dans les ministères29.
D’autres problèmes structurels des appareils de sécurité expliquent leur
difficulté à protéger véritablement les populations. Dans la plupart des
pays du G5, les effectifs des armées ne sont pas représentatifs de la diversité régionale ou ethnique de leur pays. Au Mali et au Burkina Faso par
exemple, les armées sont parfois déployées dans des parties de territoires
où elles se retrouvent comme en territoire étranger, où n’est pas parlée la
langue nationale.
26. « Tchad : sortir de la confrontation à Miski », International Crisis Group, rapport n° 274, 17 mai 2019.
27. T. Dietrich, « Alexandre Benalla, pour tout l’or du Tchad », Libération, 21 janvier 2019.
28. « L’armée française bombarde une colonne de rebelles pour éviter la déstabilisation du Tchad », Le
Monde, 6 février 2019.
29. M. Pellerin, « La frontière Niger-Libye : sécuriser sans stabiliser ? » Notes de l’Ifri, Ifri, novembre 2018,
disponible sur : <www.ifri.org>.
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Au Tchad, encore récemment présenté comme le maillon fort de la sécurité au Sahel, l’armée a donné ces derniers mois d’inquiétants signes de faiblesse. Ainsi, à la fin de l’année 2018, le comité d’autodéfense de Miski, fort
d’un millier d’hommes, a tenu tête à l’une des meilleures unités de l’armée
tchadienne, dirigée par l’un des fils d’Idriss Déby Itno26. Derrière cette opération qualifiée par le pouvoir d’« anti-terroriste », se cachait en vérité la
volonté du régime Déby de chasser les orpailleurs de la zone pour pouvoir
attribuer des permis de prospection à des entreprises « amies ». Selon plusieurs sources au Tchad, cela aurait même été l’objet de la curieuse visite
d’Alexandre Benalla à Idriss Déby en décembre 201827. En février 2019, ce
sont les avions français qui ont stoppé une colonne de pickups de l’Union
des forces de la résistance (UFR), groupe armé tchadien opposé au régime,
qui tentaient une incursion depuis le territoire libyen28.
CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ?
Loin de protéger les populations, les armées peuvent parfois exercer des
violences contre elles. Dans le nord du Burkina Faso, l’armée s’est, selon
Human Rights Watch30, rendue coupable d’exactions sur des populations
civiles dans des villages d’où elle estimait que venaient des terroristes.
Au Mali, des membres des forces de défense et de sécurité ont participé à
la mise en place, dans les décennies 1970 et 1980 de filières d’exportation
d’animaux volés dans la zone d’Ansongo Ménaka. Un haut fonctionnaire
nigérien31 nous affirmait même que cette manière de vivre « sur les populations » dans certaines marges des territoires pouvait être considérée comme
appartenant à l’habitus des « corps habillés ». Selon lui, au Niger, il était
tacitement accepté que des personnels nommés dans des lieux reculés et
inconfortables puissent augmenter leur solde en volant ou en rackettant :
« D’ailleurs, dans les zones peules du nord de Tillabéry, on apprend aux
enfants, dès le plus jeune âge, à fuir dès qu’ils voient un uniforme32… »
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À l’est du Burkina Faso, ce sont les agents des eaux et forêts qui sont
les représentants de l’État les plus détestés des populations. Au nom de
la politique de protection de l’environnement mise en place ces dernières
décennies, les populations des zones protégées ont été expulsées de terres
riches en ressources de pêche et de chasse pourtant exploitées par leurs
ancêtres. Devenus braconniers sur leurs propres terres, ces populations
sont souvent harcelées et frappées d’amendes par les agents de l’État.
Des États qui perdent la main
À l’image de forces de défense et de sécurité souvent incapables de protéger les populations et l’ensemble des territoires, même en s’appuyant sur
des groupes armés et des partenaires étrangers, les États présentent un
déficit dans tous les aspects de leurs tâches régaliennes.
Les systèmes judiciaires sont généralement très influencés politiquement, et très corrompus. En juillet 2019, l’ambassadeur de la République
fédérale d’Allemagne à Bamako, interrogé par des médias locaux, affirmait
qu’en raison de la corruption du système judiciaire, il ne pouvait conseiller
à des entreprises allemandes d’investir dans le pays33. L’appareil judiciaire
est particulièrement défaillant en matière de régulation des conflits fonciers, urbains et ruraux. Le système de droit moderne (tribunaux, cabinets
30. « “Nous avons retrouvé leurs corps plus tard ce jour-là.” Atrocités commises par les islamistes armés
et par les forces de sécurité dans la région du Sahel au Burkina Faso », Human Rights Watch, 22 mars
2019.
31. Lors d’un entretien réalisé à Niamey en mars 2019.
32. Ibid.
33. H. Fotso, « Mali : l’Allemagne dénonce l’état corrompu de la justice », Deutsche Welle, 15 juillet 2019.
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Sahel : soubassements d’un désastre
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Dans les espaces ruraux, la gestion du foncier se fait souvent de manière
hybride, articulant des éléments des systèmes traditionnels et des logiques
de l’État et de ses déclinaisons locales. Un rapport sur la zone de Mopti
souligne que « bien qu’ils soient souvent présentés comme contradictoires,
la cohabitation entre les mécanismes traditionnels et modernes de gestion
des conflits est une préoccupation déjà partagée par de nombreux acteurs,
y compris l’État malien. […] Mais leur articulation présente plusieurs défis
et limites. L’un des principaux défis relève de la non-précision, pour les
acteurs du système judiciaire, des dispositions traditionnelles spécifiques
à chaque localité34 qui devraient être reconnues ou valorisées.35 » Face à la
corruption et à l’illisibilité du droit par les populations, les salafistes-djihadistes imposent la charia avec d’autant plus de facilité que les règles en
sont connues, et qu’elles sont appliquées certes durement mais de manière
non corrompue.
Autrefois dans les interstices, aujourd’hui dans les béances des systèmes judiciaires, des salafistes-djihadistes s’installent, s’imposent dans
une sorte de gouvernance partagée dans les divers espaces. Dans certaines
zones du Nord-Mali, ce sont eux qui lèvent l’impôt. Dans la région de
Kidal, il faut leur payer une taxe spéciale pour avoir accès à des ressources
en eau ou conduire son troupeau dans les pâturages36. Ailleurs, ils se sont
substitués aux forces de sécurité pour racketter/protéger la circulation
de marchandises ; dans certaines parties du centre du Mali et du nord du
Burkina Faso, ils sont les protecteurs de populations peulh abandonnées
par les États et parfois harcelées par des milices d’autres communautés
secrètement soutenues par les États centraux. Ils sécurisent des zones
d’orpaillage à l’est du Burkina Faso. Dans ce même pays, ils aident des
populations du Sud-Est à reconquérir des terres qui leur ont été retirées
par les autorités, comme expliqué plus haut, en attaquant ou chassant les
agents des eaux et forêts. Dans d’autres espaces sahéliens, ils perçoivent
la zakât. En bien des endroits, les forces de sécurité ne pouvant, compte
tenu des superficies et des distances, sécuriser toutes les localités à la fois,
34. Les systèmes de régulation foncière sont en effet très variables d’un lieu à l’autre.
35. « Portraits croisés Mopti. Analyse locale des dynamiques de conflit et de résilience dans la zone de
Koro-Bankass », Interpeace, 28 juin 2017.
36. Témoignage d’un chercheur spécialiste des sociétés tamasheq lors d’une réunion organisée par
Promediation, « Réunion de chercheurs et d’experts sur les mobilités transfrontalières au Sahel-Maghreb »,
9-10 juillet 2019, Paris.
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d’avocats...) s’efface à mesure que l’on s’éloigne des espaces urbains, au
profit des droits coutumiers. Loin de se compléter harmonieusement, ces
différents référentiels juridiques se parasitent, ce qui, conjugué à la corruption de ce secteur, rend la justice illisible pour les populations.
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Ce que les pays sahéliens ont perdu sur le régalien, ils ne le récupèreront
malheureusement pas de la main gauche de l’État, tout du moins pas en
perpétuant les mêmes pratiques. Partout au Sahel, les systèmes éducatifs
publics sont dans un état préoccupant. En 2017, une évaluation de
56 444 enseignants contractuels37 nigériens révélait
la faiblesse de leur niveau : un tiers d’entre eux seu- Des systèmes
lement obtenait la moyenne. Cette évaluation éducatifs dans un
révèle la faillite de tout un système : comment des état préoccupant
enseignants mal formés pourraient-ils délivrer un
enseignement de qualité à une partie (elle-même minoritaire) des enfants
nigériens38 ? Alors même que la désorganisation du ministère de l’Éducation39 est telle qu’il avoue lui-même salarier 3 000 enseignants dont il ne
retrouve pas la trace40 ?
CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ?
les terroristes se retirent à l’arrivée d’une opération pour revenir lorsque
celle-ci s’achève : déjà partagée dans l'espace, la gouvernance est partagée
également dans le temps. Dans le sud-est du Niger, on peut même parler
d’une gouvernance du jour et d’une gouvernance de la nuit, les forces
armées n’ayant pas pour habitude de sortir une fois la nuit tombée…
L’anthropologue Céline Lesourd41 démonte dans un article implacable
les errements des politiques éducatives mauritaniennes, qui aboutissent à
aggraver très fortement les inégalités en sacrifiant l’enseignement public
et en régulant de manière ponctuelle et arbitraire un système éducatif
privé anarchique, qui s’affranchit parfois des programmes nationaux.
Particularité mauritanienne, cet affaissement éducatif se double d’une
dimension presque carnavalesque : « […] le calendrier de ladite année
consacrée connait des soubresauts mensuels pour le moins difficiles : en
juin, le scandale des fuites “massives” et la réorganisation de certaines
épreuves du baccalauréat défraient la chronique. En juillet, les résultats du
baccalauréat tombés à 7,6 % d’admis ravivent les inquiétudes des parents
et des élèves. En août, le gouvernement confirme la mise en vente des
terrains abritant les premières écoles publiques de la Mauritanie indépendante. En septembre, la fermeture de 80 établissements privés jugés “non
conformes” désorganise la rentrée et scandalise les parents. En octobre,
37. « Seuls 33 % des enseignants ont obtenu une note supérieure à 10/20 à l’issue d’une évaluation
nationale », Niamey et les deux jours, 16 août 2017.
38. M. Maurel, « Face à la déscolarisation, le Niger mise sur l’enseignement en langues locales »,
Le Monde Afrique, 2 février 2018.
39. Le nom officiel est : ministère de l’Éducation nationale, de l’Alphabétisation, de la Promotion des
Langues nationales et de l’Éducation civique.
40. « Niger : 7 millions d’euros payés par an à des enseignants fictifs », Jeune Afrique, 9 avril 2017.
41. C. Lesourd, « “2015, année de l’enseignement” ? », L’Année du Maghreb, n° 13, 2015, p. 241-258.
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Sahel : soubassements d’un désastre
politique étrangère 3:2019
les écoles privées qui dispensent un programme “étranger” sont fermées
subitement pour, officiellement, leur non-respect du calendrier scolaire
mauritanien42 ».
Dans une contribution très pessimiste à un colloque sur l’enseignement
supérieur malien, Joseph Brunet-Jailly43 pointe les renoncements politiques
des décideurs maliens vis-à-vis de leur université, entre autres : ne pas
soutenir l’effort de formation des enseignants en poste en améliorant leur
traitement, supprimer le mémoire en quatrième année du fait de l’incapacité
d’un nombre grandissant d’étudiants à écrire dans un français correct.
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Les questions sécuritaires au Sahel – et en premier lieu le hiatus croissant entre la faiblesse des forces de sécurité et l’ampleur des problèmes
qu’elles sont supposées traiter – ne sont que la partie la plus visible d’un
décrochage plus général des États sur leurs propres territoires. Les partenaires des pays sahéliens, dans une sorte de farce macabre, doivent soutenir les structures étatiques de pays sahéliens pourtant largement à l’origine
des multiples problèmes qui sous-tendent la violence qui les ravage. Un
sursaut des élites étatiques sahéliennes, joint à un discours de vérité et
d’exigence de leurs partenaires de sécurité et de développement – à l’image
de celui, cité, de l’ambassadeur allemand à Bamako –, pourraient seuls
permettre d’échapper à ce cercle vicieux.
Mots clés
Sahel
États sahéliens
Terrorisme
Aide internationale
42. Ibid.
43. J. Brunet-Jailly, « Des “remèdes de cheval” pour tenter de sauver l’enseignement supérieur au Mali »,
communication à la Concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur au Mali, Bamako,
7-9 avril 2014.
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Les politiques éducatives, au-delà même de leurs objectifs et de leurs
résultats, constituent un indicateur généralement fiable du futur que se
préparent les pays. Au Sahel, à la différence d’autres pays d’Afrique subsaharienne qui ont décidé d’investir dans ce secteur, ce que prédit l’indicateur est assez effrayant.