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Sahel : soubassements d’un désastre

2019, Politique étrangère

Dans Politique étrangère Politique étrangère 2019/3 (Automne) 2019/3 (Automne), pages 89 à 98 Éditions Institut français des relations internationales Institut français des relations internationales

Sahel : soubassements d’un désastre Alain Antil Dans Politique étrangère 2019/3 (Automne), (Automne) pages 89 à 98 Éditions Institut français des relations internationales © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2019-3-page-89.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Institut français des relations internationales. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) ISSN 0032-342X DOI 10.3917/pe.193.0089 Par Alain Antil Alain Antil est directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. Économies atones peu créatrices d’emplois, croissances démographiques vigoureuses, aides internationales souvent considérées comme des rentes, appareils de sécurité incapables de sécuriser les espaces nationaux, et surtout de protéger les populations : les États du Sahel sont-ils en train de perdre la main sur leurs propres espaces intérieurs ? La déroute des systèmes militaires, judiciaires et éducatifs n’autorise que peu d’optimisme sur l’avenir de ces pays, et de l’insécurité qui y grandit. CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ? Sahel : soubassements d’un désastre © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) politique étrangère Au premier semestre 2019, l’exécutif français demandait au Quai d’Orsay, au ministère des Armées et à l’Agence française de développement (AFD) de travailler sur des scénarios d’évolution de la bande sahélo-saharienne (BSS), et d’envisager de nouvelles approches, tant la dégradation de la situation y semblait rapide. Un regard sur la cartographie dynamique des actes violents suffit1 en effet à se convaincre d’une aggravation des problèmes. En premier lieu, les zones touchées par les violences sont en nette extension, et le nombre d’attaques et de victimes s’est accru fortement en 2018, avec un premier semestre 2019 qui prolonge ces tendances. La palette des violences s’est aussi enrichie : actes terroristes certes, mais également conflits entre groupes armés, entre milices d’autodéfense, violences de certaines forces de sécurité2 (FDS) contre des populations civiles... Au premier trimestre 2019, des massacres de villages ont par ailleurs commencé à rythmer le centre du Mali et le nord du Burkina Faso. Début janvier, au nord du Burkina, suite à une attaque d’éleveurs peulh sur la 1. Voir notamment le travail de The Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) ou encore de MENASTREAM. 2. Armées malienne, tchadienne et burkinabè surtout. 89 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) politique étrangère 3:2019 politique étrangère 3:2019 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Certes, les marges de progression des armées nationales, en particulier malienne et burkinabè, sont importantes, et, mieux équipées et aguerries, elles pourront sans doute à l’avenir mieux répondre aux défis sécuritaires. D’ailleurs, le Tchad et la Mauritanie, avec des moyens équivalents, présentent de meilleurs résultats quant à la protection de leur territoire. Mais aujourd’hui, force est de constater les grandes difficultés des appareils sécuritaires. De plus, l’horizon reste globalement sombre, tant les tendances fondamentales de la zone demeurent préoccupantes. L’explosion démographique n’est pas un problème dans l’absolu mais de facto elle accentue tous les problèmes, à commencer par les besoins de services de base des populations, déjà difficilement couverts. Les économies nationales sont des économies de rentes, caractérisées par une importante prédation des élites. Un nombre restreint de produits sont exportés ; d’où l’exposition de chaque économie nationale, de chaque budget, aux évolutions aléatoires 3. Yirgou est une localité située dans le département de Barsalogho, dans la province de Sanmatenga de la région Centre-Nord. 4. Beaucoup au Burkina Faso attribuent ces expéditions punitives aux milices mossi koglweogo. Interrogé en juin 2019 à Ouagadougou sur cette accusation, un des leaders nationaux des koglweogo assure avoir effectué une enquête après les massacres, et affirme que les expéditions punitives ont été menées par toutes les populations et pas seulement par les milices. Le « Rapport de la situation Yirgou dans la commune de Barsalogho », a été remis par lui aux autorités. 5. Contesté par certaines associations, qui recensent plus de 200 morts. 6. Cercle de Bankass, région de Mopti. 7. Qui se définit comme appartenant aux groupes de chasseurs traditionnels (dozos ou donzos) de cette communauté. 8. Appelé parfois à tort Front de libération du Macina (FLM), appellation qui a toujours été rejetée par son leader Hamadoun Kouffa. Celui-ci se déclare au contraire lié à Ansar Dine, et le mouvement a d’ailleurs rejoint le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). 9. OCHA affirme en juin 2019 que le nombre de déplacés (au Niger, Burkina Faso et Mali) a très fortement augmenté en un an, et qu’il est désormais de 4,2 millions de personnes pour l’ensemble du Sahel (nord du Nigeria et du Cameroun compris) ; voir le communiqué de presse de l’ONU : « Urgence humanitaire sans précédent dans le Sahel », 27 juin 2019. 90 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) localité de Yirgou3 qui avait occasionné plusieurs morts dont celle du chef de village, des expéditions punitives menées par des populations mossi4 auraient fait près d’une cinquantaine de morts selon le bilan officiel5. En mars 2019, dans le village d’Ogossagou6, au centre du Mali, plus de 160 victimes civiles étaient tuées lors d’une attaque d’hommes à motos, présumés liés au groupe d’auto-défense dogon Dan Nan Ambassagou7. Ces derniers accusaient les communautés peulh de la zone, dont celle du village d’Ogossagou, d’attaquer des villages dogon, appuyées par les « terroristes » de la Katiba Macina8. Conséquence de ces événements : le nombre de déplacés internes et de réfugiés continue de progresser rapidement9. Cette complexion économique produit des marchés de l’emploi particulièrement atones, dont les capacités à créer de bons emplois ne couvrent pas 10 % des entrants annuels. Dans des pays où l’âge médian de la population est particulièrement bas (entre 15 et 17 ans selon les pays du G5 Sahel), les économies ne pourront pas profiter du dividende démographique, et l’état des marchés de l’emploi est une mécanique infernale et menaçante de frustration pour la jeunesse. CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ? des cours mondiaux des dits produits. La baisse du cours du pétrole brut depuis 2014 a ainsi cruellement impacté le Tchad10. © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Les États s’appuient sur des bases fiscales étroites, et dépendent structurellement de l’aide extérieure pour mettre en place leurs politiques, voire simplement pour le traitement de leurs fonctionnaires. Lorsque le boom minier ou pétrolier leur permet temporairement d’échapper à cette réalité, les largesses budgétaires ne sont pas forcément utilisées pour mettre les pays sur les rails du développement ou de la diversification économique. Pour la Mauritanie, Moussa Fall, président du Mouvement pour le changement démocratique (MDC), pointe, dans un document non publié intitulé 2008-2018. Une décennie perdue11, le mésusage des ressources issues du boom minier, notamment au profit d’infrastructures de prestige, ou de la très discutable priorisation des investissements. Les élites, ou tout du moins une partie d’entre elles, considèrent l’aide comme une rente et, plutôt que de d’ordonnancer les aides et les coopérations de développement en accord avec les plans de développement nationaux, préfèrent les rece- La présence même voir de manière désordonnée, sans cohérence de l’État se détricote avec les politiques sectorielles nationales, afin qu’un maximum de flux de financements puissent être captés. Ainsi – on y reviendra –, c’est la présence même de l’État qui se détricote. Enfin, l’absence de sursaut de ces élites est peut-être l’élément le plus inquiétant. On aurait pu espérer qu’au Mali par exemple, après la défaite de l’armée en 2012 et la rapide dégradation de la situation au Centre, s’instaure une autre gouvernance ; que des lignes rouges s’imposent contre les pratiques de corruption, de népotisme et de clientélisme qui avaient mené à la catastrophe. Or, le cours politique semble s’écouler paisiblement à Bamako, sans changement majeur, alors que plus de 10. Voir notamment A. Bazzara, « Tchad : ce pays au bord de la crise de nerfs », Le Point, 20 décembre 2016. 11. M. Fall, 2008-2018. Une décennie perdue, 28 juillet 2018, disponible sur : <www.chezvlane.com.> 91 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Sahel : soubassements d’un désastre politique étrangère 3:2019 la moitié du territoire national est aujourd’hui contrôlée par d’autres acteurs que l’État. Cette incapacité à intégrer les leçons d’une triste décennie constitue sans doute la plus grande faute de ces élites contre le devenir national. Des appareils sécuritaires débordés © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) L’État islamique au Grand Sahara (EIGS), héritier en partie du Mouvement pour l’unicité du djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), est fortement implanté dans une zone à cheval sur les territoires malien et nigérien compris dans un quadrilatère ayant comme angles les localités d’Ansongo, Ménaka (Mali), Abala et Tillabéry (Niger). Pendant l’année 201812, une opération militaire de nettoyage de la zone a été menée conjointement par l’armée nigérienne, l’armée française (Barkhane), et deux groupes armés maliens (le MSA13 et le GATIA14). Cette alliance de circonstance a été justifiée, côtés nigérien et français, par le fait que l’armée malienne n’était pas présente sur la partie malienne de la zone d’opération, et qu’il fallait donc bien s’appuyer sur des partenaires de ce pays. Ces deux groupes armés, associés pour l’occasion, ont un recrutement communautaire15. En participant à cette opération « anti-terroriste », les membres du MSA réglaient leurs comptes avec une communauté16 avec laquelle ils étaient en compétition violente17 depuis plusieurs décennies pour l’utilisation de ressources naturelles (eau, pâturages, parcours de transhumance, chaume). Au Burkina Faso, l’émergence rapide des groupes d’autodéfense koglweogo depuis 201318, sur plus de la moitié du territoire19, témoigne de la faillite des forces de défense et de sécurité du pays. Ce sont des groupes 12. B. Sangaré, « Sahel : Le recours aux milices locales pour lutter contre le terrorisme envenime les conflits communautaires », Justiceinfo.net, 25 mai 2018, entretien avec Yvan Guichaoua et Dougoukolo Alpha Ba-Konaré. 13. Mouvement pour le salut de l’Azawad. 14. Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés. 15. Essentiellement touaregs, à majorité daoussahak pour le premier et imghad pour le deuxième. 16. De nombreux membre de l’EIGS dans la zone sont issus de la communauté peulh. 17. Voir C. Grémont, « Dans le piège des offres de violence. Concurrences, protections et représailles dans la région de Ménaka (Nord-Mali, 2000-2018) », Hérodote, n° 172, 2019. 18. Samir Abdoul Karim Ouédraogo, l’un des leaders nationaux, date l’initiative à 2013, dans un entretien réalisé à Ouagadougou en juin 2019. 19. Plus précisément dans les régions Nord, Centre-Ouest, Centre-Nord, Plateau Central, Centre, Centre-Sud, Centre-Est et Est. 92 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Tout le monde fait semblant de croire que les appareils sécuritaires, et par extension les États, gouvernent leurs territoires. Mais cet idéal-type est devenu, dans certains pays sahéliens, très éloigné de la réalité vécue par les populations. Quelques exemples peuvent illustrer ce hiatus. CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ? de vigilants qui, sur la base du volontariat populaire, assurent des services de sécurité aux populations (arrestation de voleurs de bétails, de coupeurs de routes, de délinquants), et même un service de justice, puisque ces organisations lèvent des amendes, emprisonnent, appliquent des châtiments corporels. Les wisbé20 pallient l’absence de l’État21 ou sa défaillance. Non reconnus officiellement par cet État, ces entités maillent le territoire, et s’installent désormais dans certains quartiers périphériques de la capitale Ouagadougou (quartiers Nioko ou de Zongo par exemple). Dans ce cas précis, l’État ne peut évidemment pas invoquer à sa décharge le caractère éloigné de ces espaces, ou le manque de moyens. Cette présence éclaire de manière crue le fait que l’État burkinabé ne peut assurer seul la lutte contre la criminalité organisée et le vol dans sa propre capitale. © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) En 2018 des terroristes22 ont réussi à faire exploser une voiture dans l’enceinte de l’État-major général des armées, au cœur de la capitale burkinabè et du dispositif sécuritaire national. Quelques mois plus tard, le 29 juin l’attaque du QG de la Force conjointe du G5 Sahel23, à Sévaré (centre du Mali), par le même groupe, venait également souligner la fragilité du dispositif militaire régional. Un rapport de l’International Crisis Group24 pointe les faiblesses de l’armée burkinabè : démantèlement de la meilleure unité – le Régiment de sécurité présidentielle (RSP25), trop lié à la personne de l’ancien président Blaise Compaoré ; clivage entre des officiers plus jeunes, une partie de la troupe et des officiers plus anciens, jugés par les premiers comme ayant beaucoup profité du régime Compaoré ; déséquilibre au niveau de l’encadrement, avec une profusion de lieutenants-colonels et un déficit de sous-officiers ainsi que d’officiers chargés de l’organisation logistique de l’armée ; faiblesse du renseignement… Au total, on a affaire à un appareil sécuritaire à la fois étique et miné par de multiples clivages, qui devra rapidement monter en gamme pour reprendre pied sur l’ensemble du territoire. 20. Pluriel de wigba (membre d’un koglweogo). 21. Les auteurs du dossier de La Libre Belgique intitulé « Koglweogo. Miroir d’une faillite d’État » affirment qu’en 2018, 4400 koglweogo étaient constitués d’au moins 20 personnes par structure. Par comparaison, l’armée et la gendarmerie cumulent 11 000 hommes. Sur ce mouvement, voir également R. Da Cunha Dupuy et T. Quidelleur : « Mouvement d’autodéfense au Burkina Faso. Diffusion et structuration des groupes Koglweogo », Noria, 15 novembre 2018. 22. Revendiqué le 3 mars par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). 23. « Mali : le QG de la force du G5 Sahel frappé par un attentat-suicide », RFI, 29 juin 2018. 24. « Nord du Burkina Faso : ce que cache le Jihad », International Crisis Group, rapport n° 254, 12 octobre 2017, p. 14. 25. Ce sont des éléments de cette unité qui ont brièvement renversé le pouvoir civil en 2015. 93 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Sahel : soubassements d’un désastre politique étrangère 3:2019 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) L’armée nigérienne a rencontré, au premier semestre 2019, quelques difficultés à l’ouest du pays, perdant des soldats par dizaines, et cela en dépit d’un engagement très conséquent dans cette zone depuis le début de l’année 2018. Au sud-est du pays, les forces de défense et de sécurité n’ont réussi à endiguer (partiellement) l’impact de Boko Haram/Islamic State’s West Africa Province (ISWAP) qu’avec une poliLes armées ne tique de déplacement forcé des villages frontaliers, représentent pas la de fermeture de la frontière, et de limitation drasdiversité des pays tique des circulations à moto, mesures qui ont été vécues par les populations locales (notamment chez les Kanouri), comme une punition collective. Les autorités nigériennes ont en revanche réussi pour le moment à conserver le calme dans l’immense région d’Agadez, par une véritable politique d’indirect rule, de régulation des tensions entre populations locales et d’association de très nombreux conseillers issus de cette zone à la présidence et dans les ministères29. D’autres problèmes structurels des appareils de sécurité expliquent leur difficulté à protéger véritablement les populations. Dans la plupart des pays du G5, les effectifs des armées ne sont pas représentatifs de la diversité régionale ou ethnique de leur pays. Au Mali et au Burkina Faso par exemple, les armées sont parfois déployées dans des parties de territoires où elles se retrouvent comme en territoire étranger, où n’est pas parlée la langue nationale. 26. « Tchad : sortir de la confrontation à Miski », International Crisis Group, rapport n° 274, 17 mai 2019. 27. T. Dietrich, « Alexandre Benalla, pour tout l’or du Tchad », Libération, 21 janvier 2019. 28. « L’armée française bombarde une colonne de rebelles pour éviter la déstabilisation du Tchad », Le Monde, 6 février 2019. 29. M. Pellerin, « La frontière Niger-Libye : sécuriser sans stabiliser ? » Notes de l’Ifri, Ifri, novembre 2018, disponible sur : <www.ifri.org>. 94 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Au Tchad, encore récemment présenté comme le maillon fort de la sécurité au Sahel, l’armée a donné ces derniers mois d’inquiétants signes de faiblesse. Ainsi, à la fin de l’année 2018, le comité d’autodéfense de Miski, fort d’un millier d’hommes, a tenu tête à l’une des meilleures unités de l’armée tchadienne, dirigée par l’un des fils d’Idriss Déby Itno26. Derrière cette opération qualifiée par le pouvoir d’« anti-terroriste », se cachait en vérité la volonté du régime Déby de chasser les orpailleurs de la zone pour pouvoir attribuer des permis de prospection à des entreprises « amies ». Selon plusieurs sources au Tchad, cela aurait même été l’objet de la curieuse visite d’Alexandre Benalla à Idriss Déby en décembre 201827. En février 2019, ce sont les avions français qui ont stoppé une colonne de pickups de l’Union des forces de la résistance (UFR), groupe armé tchadien opposé au régime, qui tentaient une incursion depuis le territoire libyen28. CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ? Loin de protéger les populations, les armées peuvent parfois exercer des violences contre elles. Dans le nord du Burkina Faso, l’armée s’est, selon Human Rights Watch30, rendue coupable d’exactions sur des populations civiles dans des villages d’où elle estimait que venaient des terroristes. Au Mali, des membres des forces de défense et de sécurité ont participé à la mise en place, dans les décennies 1970 et 1980 de filières d’exportation d’animaux volés dans la zone d’Ansongo Ménaka. Un haut fonctionnaire nigérien31 nous affirmait même que cette manière de vivre « sur les populations » dans certaines marges des territoires pouvait être considérée comme appartenant à l’habitus des « corps habillés ». Selon lui, au Niger, il était tacitement accepté que des personnels nommés dans des lieux reculés et inconfortables puissent augmenter leur solde en volant ou en rackettant : « D’ailleurs, dans les zones peules du nord de Tillabéry, on apprend aux enfants, dès le plus jeune âge, à fuir dès qu’ils voient un uniforme32… » © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) À l’est du Burkina Faso, ce sont les agents des eaux et forêts qui sont les représentants de l’État les plus détestés des populations. Au nom de la politique de protection de l’environnement mise en place ces dernières décennies, les populations des zones protégées ont été expulsées de terres riches en ressources de pêche et de chasse pourtant exploitées par leurs ancêtres. Devenus braconniers sur leurs propres terres, ces populations sont souvent harcelées et frappées d’amendes par les agents de l’État. Des États qui perdent la main À l’image de forces de défense et de sécurité souvent incapables de protéger les populations et l’ensemble des territoires, même en s’appuyant sur des groupes armés et des partenaires étrangers, les États présentent un déficit dans tous les aspects de leurs tâches régaliennes. Les systèmes judiciaires sont généralement très influencés politiquement, et très corrompus. En juillet 2019, l’ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne à Bamako, interrogé par des médias locaux, affirmait qu’en raison de la corruption du système judiciaire, il ne pouvait conseiller à des entreprises allemandes d’investir dans le pays33. L’appareil judiciaire est particulièrement défaillant en matière de régulation des conflits fonciers, urbains et ruraux. Le système de droit moderne (tribunaux, cabinets 30. « “Nous avons retrouvé leurs corps plus tard ce jour-là.” Atrocités commises par les islamistes armés et par les forces de sécurité dans la région du Sahel au Burkina Faso », Human Rights Watch, 22 mars 2019. 31. Lors d’un entretien réalisé à Niamey en mars 2019. 32. Ibid. 33. H. Fotso, « Mali : l’Allemagne dénonce l’état corrompu de la justice », Deutsche Welle, 15 juillet 2019. 95 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Sahel : soubassements d’un désastre politique étrangère 3:2019 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Dans les espaces ruraux, la gestion du foncier se fait souvent de manière hybride, articulant des éléments des systèmes traditionnels et des logiques de l’État et de ses déclinaisons locales. Un rapport sur la zone de Mopti souligne que « bien qu’ils soient souvent présentés comme contradictoires, la cohabitation entre les mécanismes traditionnels et modernes de gestion des conflits est une préoccupation déjà partagée par de nombreux acteurs, y compris l’État malien. […] Mais leur articulation présente plusieurs défis et limites. L’un des principaux défis relève de la non-précision, pour les acteurs du système judiciaire, des dispositions traditionnelles spécifiques à chaque localité34 qui devraient être reconnues ou valorisées.35 » Face à la corruption et à l’illisibilité du droit par les populations, les salafistes-djihadistes imposent la charia avec d’autant plus de facilité que les règles en sont connues, et qu’elles sont appliquées certes durement mais de manière non corrompue. Autrefois dans les interstices, aujourd’hui dans les béances des systèmes judiciaires, des salafistes-djihadistes s’installent, s’imposent dans une sorte de gouvernance partagée dans les divers espaces. Dans certaines zones du Nord-Mali, ce sont eux qui lèvent l’impôt. Dans la région de Kidal, il faut leur payer une taxe spéciale pour avoir accès à des ressources en eau ou conduire son troupeau dans les pâturages36. Ailleurs, ils se sont substitués aux forces de sécurité pour racketter/protéger la circulation de marchandises ; dans certaines parties du centre du Mali et du nord du Burkina Faso, ils sont les protecteurs de populations peulh abandonnées par les États et parfois harcelées par des milices d’autres communautés secrètement soutenues par les États centraux. Ils sécurisent des zones d’orpaillage à l’est du Burkina Faso. Dans ce même pays, ils aident des populations du Sud-Est à reconquérir des terres qui leur ont été retirées par les autorités, comme expliqué plus haut, en attaquant ou chassant les agents des eaux et forêts. Dans d’autres espaces sahéliens, ils perçoivent la zakât. En bien des endroits, les forces de sécurité ne pouvant, compte tenu des superficies et des distances, sécuriser toutes les localités à la fois, 34. Les systèmes de régulation foncière sont en effet très variables d’un lieu à l’autre. 35. « Portraits croisés Mopti. Analyse locale des dynamiques de conflit et de résilience dans la zone de Koro-Bankass », Interpeace, 28 juin 2017. 36. Témoignage d’un chercheur spécialiste des sociétés tamasheq lors d’une réunion organisée par Promediation, « Réunion de chercheurs et d’experts sur les mobilités transfrontalières au Sahel-Maghreb », 9-10 juillet 2019, Paris. 96 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) d’avocats...) s’efface à mesure que l’on s’éloigne des espaces urbains, au profit des droits coutumiers. Loin de se compléter harmonieusement, ces différents référentiels juridiques se parasitent, ce qui, conjugué à la corruption de ce secteur, rend la justice illisible pour les populations. © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Ce que les pays sahéliens ont perdu sur le régalien, ils ne le récupèreront malheureusement pas de la main gauche de l’État, tout du moins pas en perpétuant les mêmes pratiques. Partout au Sahel, les systèmes éducatifs publics sont dans un état préoccupant. En 2017, une évaluation de 56 444 enseignants contractuels37 nigériens révélait la faiblesse de leur niveau : un tiers d’entre eux seu- Des systèmes lement obtenait la moyenne. Cette évaluation éducatifs dans un révèle la faillite de tout un système : comment des état préoccupant enseignants mal formés pourraient-ils délivrer un enseignement de qualité à une partie (elle-même minoritaire) des enfants nigériens38 ? Alors même que la désorganisation du ministère de l’Éducation39 est telle qu’il avoue lui-même salarier 3 000 enseignants dont il ne retrouve pas la trace40 ? CONTRECHAMPS | PEUT-ON STABILISER LE SAHEL ? les terroristes se retirent à l’arrivée d’une opération pour revenir lorsque celle-ci s’achève : déjà partagée dans l'espace, la gouvernance est partagée également dans le temps. Dans le sud-est du Niger, on peut même parler d’une gouvernance du jour et d’une gouvernance de la nuit, les forces armées n’ayant pas pour habitude de sortir une fois la nuit tombée… L’anthropologue Céline Lesourd41 démonte dans un article implacable les errements des politiques éducatives mauritaniennes, qui aboutissent à aggraver très fortement les inégalités en sacrifiant l’enseignement public et en régulant de manière ponctuelle et arbitraire un système éducatif privé anarchique, qui s’affranchit parfois des programmes nationaux. Particularité mauritanienne, cet affaissement éducatif se double d’une dimension presque carnavalesque : « […] le calendrier de ladite année consacrée connait des soubresauts mensuels pour le moins difficiles : en juin, le scandale des fuites “massives” et la réorganisation de certaines épreuves du baccalauréat défraient la chronique. En juillet, les résultats du baccalauréat tombés à 7,6 % d’admis ravivent les inquiétudes des parents et des élèves. En août, le gouvernement confirme la mise en vente des terrains abritant les premières écoles publiques de la Mauritanie indépendante. En septembre, la fermeture de 80 établissements privés jugés “non conformes” désorganise la rentrée et scandalise les parents. En octobre, 37. « Seuls 33 % des enseignants ont obtenu une note supérieure à 10/20 à l’issue d’une évaluation nationale », Niamey et les deux jours, 16 août 2017. 38. M. Maurel, « Face à la déscolarisation, le Niger mise sur l’enseignement en langues locales », Le Monde Afrique, 2 février 2018. 39. Le nom officiel est : ministère de l’Éducation nationale, de l’Alphabétisation, de la Promotion des Langues nationales et de l’Éducation civique. 40. « Niger : 7 millions d’euros payés par an à des enseignants fictifs », Jeune Afrique, 9 avril 2017. 41. C. Lesourd, « “2015, année de l’enseignement” ? », L’Année du Maghreb, n° 13, 2015, p. 241-258. 97 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Sahel : soubassements d’un désastre politique étrangère 3:2019 les écoles privées qui dispensent un programme “étranger” sont fermées subitement pour, officiellement, leur non-respect du calendrier scolaire mauritanien42 ». Dans une contribution très pessimiste à un colloque sur l’enseignement supérieur malien, Joseph Brunet-Jailly43 pointe les renoncements politiques des décideurs maliens vis-à-vis de leur université, entre autres : ne pas soutenir l’effort de formation des enseignants en poste en améliorant leur traitement, supprimer le mémoire en quatrième année du fait de l’incapacité d’un nombre grandissant d’étudiants à écrire dans un français correct. © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) *** Les questions sécuritaires au Sahel – et en premier lieu le hiatus croissant entre la faiblesse des forces de sécurité et l’ampleur des problèmes qu’elles sont supposées traiter – ne sont que la partie la plus visible d’un décrochage plus général des États sur leurs propres territoires. Les partenaires des pays sahéliens, dans une sorte de farce macabre, doivent soutenir les structures étatiques de pays sahéliens pourtant largement à l’origine des multiples problèmes qui sous-tendent la violence qui les ravage. Un sursaut des élites étatiques sahéliennes, joint à un discours de vérité et d’exigence de leurs partenaires de sécurité et de développement – à l’image de celui, cité, de l’ambassadeur allemand à Bamako –, pourraient seuls permettre d’échapper à ce cercle vicieux. Mots clés Sahel États sahéliens Terrorisme Aide internationale 42. Ibid. 43. J. Brunet-Jailly, « Des “remèdes de cheval” pour tenter de sauver l’enseignement supérieur au Mali », communication à la Concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur au Mali, Bamako, 7-9 avril 2014. 98 © Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.147.166.34) Les politiques éducatives, au-delà même de leurs objectifs et de leurs résultats, constituent un indicateur généralement fiable du futur que se préparent les pays. Au Sahel, à la différence d’autres pays d’Afrique subsaharienne qui ont décidé d’investir dans ce secteur, ce que prédit l’indicateur est assez effrayant.