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Les Barbelés: une traversée de la douleur

2018, Jeu

Analyse féministe du dernier texte de l'autrice québécoise Annick Lefebvre, présenté à La Colline Théâtre National (Paris) à l'automne 2017, dans une mise en scène d'Alexia Bürger, avec Marie-Ève Milot.

Document généré le 12 juin 2018 13:09 Jeu Les Barbelés : une traversée de la douleur Marie-Claude Garneau Dans la tête de Christian Lapointe Numéro 167, 2018 URI : id.erudit.org/iderudit/88203ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Garneau, M. (2018). Les Barbelés : une traversée de la douleur. Jeu, (167), 72–75. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 2018 d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politiquedutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org 72 | AILLEURS JEU 167 Les Barbelés : une traversée de la douleur Marie-Claude Garneau Après avoir assisté à la création du texte Les Barbelés d’Annick Lefebvre à La Colline – théâtre national à Paris, en novembre 2017, l’auteure rend compte de la puissance de l’œuvre et de l’accueil parisien. La pièce ouvrira la saison du Théâtre de Quat’Sous en septembre 2018. Les Barbelés d’Annick Lefebvre, mis en scène par Alexia Bürger (coproduction Théâtre de Quat’Sous et la Colline – théâtre national), présenté à la Colline, en novembre et en décembre 2017. Sur la photo : Marie-Ève Milot. © Simon Gosselin JEU 167 AILLEURS | 73 D ans l’écriture d’Annick Lefebvre, le surgissement de la parole et l’accumulation d’idées caractérisent les « enquêtes de l’intime », dont les personnages, guidés par leur tropplein de mots, vomissent leurs questions et leurs critiques à la face du monde. Les Barbelés, sa toute dernière création, ne déroge pas à ces règles. Seule en scène, l’actrice Marie-Ève Milot porte cette histoire, celle d’un « individu aux barbelés » à qui il ne reste plus qu’une heure avant que ces dits barbelés ne lui obstruent la bouche pour toujours. En effet, la pièce a pour prémisse l’idée selon laquelle chaque être humain naîtrait avec des ils barbelés au fond de l’estomac. Ceux-ci peuvent éventuellement se mettre à pousser dans le corps de la personne, jusqu’à ce qu’un jour ils atteignent la bouche et l’empêchent complètement de s’ouvrir. Divisé en trois parties, le texte de Lefebvre nous entraîne dans la dernière heure de cet individu, qui a décidé de tout dire, tout ce qu’il/elle a accumulé au il des années, ce contre quoi il/elle en a, avant d’être condamné/e. DE L’IMPORTANCE DE LA FICTION Dans un décor de cuisine éclatée, conçu par Geneviève Lizotte, entre des murs arrachés où les divers éléments semblent sur le point de faillir, la vie est suspendue. Une ambiance sonore angoissante signée Nancy Tobin nourrit l’état de déséquilibre dans lequel se trouve l’individu aux barbelés, un état d’apesanteur troublée où il ne semble pas y avoir d’issue. Plus que jamais auparavant, la dramaturgie d’Annick Lefebvre nous amène sur le territoire de la iction. Un territoire que la metteure en scène, Alexia Bürger, a su savamment s’approprier. Ici, les barbelés ne sont pas que métaphore pour évoquer tous les mots, toutes les critiques et tous les non-dits refoulés. Ces fameux morceaux de métal, dont la montée dans le corps inira par être fatale, forment le socle d’une solide situation dramatique. Ils nous paraissent bien réels, grimpant à l’intérieur du corps de l’interprète, provoquant des douleurs de plus en plus dificiles à supporter, des douleurs qui, en s’accroissant, inluencent le discours porté par l’individu aux barbelés. Toute la critique sociale émise par le personnage s’en trouve renforcée, une fois la convention de cette violence physique acceptée. Au centre de cette traversée de la douleur, naviguant entre le politique et l’imaginaire, Marie-Ève Milot impressionne par un travail d’interprétation bouleversant. La mise en scène de Bürger éclaire la synergie qui s’opère entre le corps tout en spasmes, le débordement des mots, l’incompréhension et la colère du personnage. La relation entre cette parole-leuve et ce corps rigidiié par la poussée des barbelés forme une étrange adéquation et donne un ancrage physique à la langue de Lefebvre. La précision du travail de Bürger se révèle dans cet espace où la iction fait sens, et ce, dans tous les pans de la scène, à travers l’interprétation de Milot, bien sûr, mais aussi dans le décor de Lizotte et l’ambiance sonore créée par Tobin. Si le discours réussit à faire œuvre, c’est bien parce que Bürger travaille la « révélation du sens à travers un masquage du sens1 », c’est-à-dire qu’elle codiie le discours social proposé par Lefebvre pour en extraire la iction. C’est dans le soufle court, les pas lents et lourds, dans le geste angoissant de peler encore et encore des pamplemousses, dans le désordre semé dans la cuisine que se dégage la douleur physique de l’individu aux barbelés et que s’exprime, aussi, sa rage contre les systèmes d’oppression. 1. Muriel Plana, Théâtre et politique : pour un théâtre politique contemporain, Paris, Éditions Orizons, 2015, p. 57. 74 | AILLEURS JEU 167 Les Barbelés d’Annick Lefebvre, mis en scène par Alexia Bürger (coproduction Théâtre de Quat’Sous et la Colline – théâtre national), présenté à la Colline, à Paris, en novembre et en décembre 2017. Sur la photo : Marie-Ève Milot. © Simon Gosselin GENRE ET RADICALITÉ Ce rapport au corps nous amène à traiter de ce choix, dans le texte, de ne pas octroyer un genre en particulier à l’individu aux barbelés, ou encore à toute autre personne dont il/elle fait mention. Lors d’une discussion devant public en compagnie de Wajdi Mouawad, directeur artistique de la Colline – théâtre national, au terme de la représentation du 28 novembre 2017, Milot a souligné qu’être en mesure de ne pas lire les codes associés traditionnellement aux genres masculin et féminin permet de détourner les a priori les concernant. « Là est la liberté », a renchéri l’actrice. Le spectacle ne tombe pas dans l’essentialisme souvent associé aux textes féminins et se révèle ainsi plus politique grâce à ce basculement hors des normes du genre. Il s’agit d’un enjeu important soulevé par le texte. La metteure en scène, en choisissant de conserver tels quels les choix de langage préconisés par Lefebvre, politise la mise à l’épreuve du corps de l’interprète dans sa relation avec l’écriture. De plus, d’un point de vue spectatoriel, ne pas genrer le texte permet d’ouvrir le sens de l’interprétation. Les expériences de l’individu aux barbelés nous semblent ancrées dans une réalité matérielle et non pas une nature, une réalité dont les expériences sont multiples et diverses. Lorsque le personnage dit, par exemple, « mon conjoint/ma conjointe » ou encore « que ma pensée pense aussi à elles/que ma pensée pense aussi à eux2 », l’horizon des 2. Annick Lefebvre, Les Barbelés, Montréal, Dramaturges Éditeurs, 2017, p. 36-37. JEU 167 AILLEURS | 75 côté radical de la pièce lors de la discussion d’après-spectacle. Je me suis (naïvement ?) demandé de quelle radicalité il était question : où se situait-elle exactement, puisqu’il me semble que ce terme est galvaudé la plupart du temps… Radical, ce choix de ne pas genrer le personnage ? Radical, de mettre en scène la propension à dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, dans un lot de paroles pratiquement ininterrompu ? Radical, l’usage en sol français de cette langue québécoise, la nôtre, qui semble encore faire rigoler un certain public ? S’il en est une, radicalité, dans Les Barbelés, elle se trouve peutêtre dans cette manière qu’a Bürger de rendre vivante, littéralement, « l’enquête de l’intime » de Lefebvre, de la faire s’incarner dans la douleur du corps. Radicale est peutêtre cette œuvre dans sa façon qu’elle a d’être critique et dialogique3, dans sa capacité à déployer à la fois une rélexion sociale et un imaginaire singulier, de raconter, tout aussi bêtement que cela puisse paraître, une histoire. possibles est non seulement plus vaste pour le personnage mais aussi pour les spectateurs et les spectatrices. Les Barbelés, à cet égard, reste une proposition mouvante, dans la mesure où le public peut aussi se l’approprier pour réléchir, où le potentiel de décloisonnement et de décentrement génère d’autres univers que la traditionnelle réalité hétéronormée. Le soir où j’ai assisté à la représentation des Barbelés, certaines spectatrices ont évoqué le Outre ces questions, il se dégageait une vive impression de joie et d’admiration venant du public, qui semblait avoir été renversé par la pièce. Plusieurs critiques parisiens se sont également déplacés, de même que des groupes de jeunes, qui, eux aussi, paraissaient marqués par le spectacle. Au moment où était présenté Les Barbelés à 3. Le critique et le dialogique seraient des caractéristiques d’un nouveau théâtre politique. Voir Muriel Plana ( op. cit. ). Les Barbelés d’Annick Lefebvre, mis en scène par Alexia Bürger (coproduction Théâtre de Quat’Sous et la Colline – théâtre national), présenté à la Colline, à Paris, en novembre et en décembre 2017. Sur la photo : Marie-Ève Milot. © Simon Gosselin Paris, l’adaptation belge de J’accuse, elle, prenait l’afiche à Bruxelles, pendant que son auteure travaillait déjà à une seconde adaptation, cette fois-ci française, de ces cinq monologues de femmes. Si on ne peut sous-estimer l’importance et la force de ce texte acclamé au Québec, Les Barbelés nous transportent sur une voie différente. La collaboration avec Bürger et Milot y est certainement pour quelque chose ; l’équilibre qui se crée entre le texte dramatique, le travail d’interprétation et les choix de mise en scène fait en sorte que toute la violence de cette histoire nous happe de plein fouet. La dramaturgie de Lefebvre pose la question du droit de parole, de celui de se taire aussi et des conséquences qui peuvent y être associées. Est-ce qu’on a le droit de fermer sa gueule ? demande Annick Lefebvre avec Les Barbelés. Et si on refuse, que se passe-t-il ? C’est parfois dans une ultime parole que se défait la douleur et que se retrouve la liberté, celle qui apaise les maux et les mots. • Marie-Claude Garneau est auteure et doctorante en lettres françaises à l’Université d’Ottawa. La dramaturgie féministe, la théorie politique, les études culturelles et la sociocritique sont au cœur de ses travaux de recherche.