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Jeu
Les Barbelés : une traversée de la douleur
Marie-Claude Garneau
Dans la tête de Christian Lapointe
Numéro 167, 2018
URI : id.erudit.org/iderudit/88203ac
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Éditeur(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.
ISSN 0382-0335 (imprimé)
1923-2578 (numérique)
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Citer cet article
Garneau, M. (2018). Les Barbelés : une traversée de la douleur.
Jeu, (167), 72–75.
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Les Barbelés : une
traversée de la douleur
Marie-Claude Garneau
Après avoir assisté à la création du
texte Les Barbelés d’Annick Lefebvre à
La Colline – théâtre national à Paris, en
novembre 2017, l’auteure rend compte
de la puissance de l’œuvre et de l’accueil
parisien. La pièce ouvrira la saison du
Théâtre de Quat’Sous en septembre 2018.
Les Barbelés d’Annick Lefebvre, mis en scène par Alexia Bürger (coproduction
Théâtre de Quat’Sous et la Colline – théâtre national), présenté à la Colline, en
novembre et en décembre 2017. Sur la photo : Marie-Ève Milot. © Simon Gosselin
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D
ans l’écriture d’Annick Lefebvre,
le surgissement de la parole et
l’accumulation d’idées caractérisent les « enquêtes de l’intime »,
dont les personnages, guidés par leur tropplein de mots, vomissent leurs questions
et leurs critiques à la face du monde. Les
Barbelés, sa toute dernière création, ne déroge
pas à ces règles. Seule en scène, l’actrice
Marie-Ève Milot porte cette histoire, celle
d’un « individu aux barbelés » à qui il ne reste
plus qu’une heure avant que ces dits barbelés
ne lui obstruent la bouche pour toujours. En
effet, la pièce a pour prémisse l’idée selon
laquelle chaque être humain naîtrait avec des
ils barbelés au fond de l’estomac. Ceux-ci
peuvent éventuellement se mettre à pousser
dans le corps de la personne, jusqu’à ce qu’un
jour ils atteignent la bouche et l’empêchent
complètement de s’ouvrir. Divisé en trois
parties, le texte de Lefebvre nous entraîne
dans la dernière heure de cet individu, qui
a décidé de tout dire, tout ce qu’il/elle a
accumulé au il des années, ce contre quoi
il/elle en a, avant d’être condamné/e.
DE L’IMPORTANCE DE LA FICTION
Dans un décor de cuisine éclatée, conçu par
Geneviève Lizotte, entre des murs arrachés
où les divers éléments semblent sur le point
de faillir, la vie est suspendue. Une ambiance
sonore angoissante signée Nancy Tobin
nourrit l’état de déséquilibre dans lequel
se trouve l’individu aux barbelés, un état
d’apesanteur troublée où il ne semble pas y
avoir d’issue. Plus que jamais auparavant, la
dramaturgie d’Annick Lefebvre nous amène
sur le territoire de la iction. Un territoire
que la metteure en scène, Alexia Bürger, a
su savamment s’approprier. Ici, les barbelés
ne sont pas que métaphore pour évoquer
tous les mots, toutes les critiques et tous les
non-dits refoulés. Ces fameux morceaux de
métal, dont la montée dans le corps inira
par être fatale, forment le socle d’une solide
situation dramatique. Ils nous paraissent
bien réels, grimpant à l’intérieur du corps de
l’interprète, provoquant des douleurs de plus
en plus dificiles à supporter, des douleurs
qui, en s’accroissant, inluencent le discours
porté par l’individu aux barbelés. Toute la
critique sociale émise par le personnage s’en
trouve renforcée, une fois la convention de
cette violence physique acceptée.
Au centre de cette traversée de la douleur,
naviguant entre le politique et l’imaginaire,
Marie-Ève Milot impressionne par un
travail d’interprétation bouleversant. La
mise en scène de Bürger éclaire la synergie
qui s’opère entre le corps tout en spasmes, le
débordement des mots, l’incompréhension
et la colère du personnage. La relation entre
cette parole-leuve et ce corps rigidiié par
la poussée des barbelés forme une étrange
adéquation et donne un ancrage physique à
la langue de Lefebvre. La précision du travail
de Bürger se révèle dans cet espace où la
iction fait sens, et ce, dans tous les pans de
la scène, à travers l’interprétation de Milot,
bien sûr, mais aussi dans le décor de Lizotte
et l’ambiance sonore créée par Tobin. Si le
discours réussit à faire œuvre, c’est bien
parce que Bürger travaille la « révélation
du sens à travers un masquage du sens1 »,
c’est-à-dire qu’elle codiie le discours social
proposé par Lefebvre pour en extraire la
iction. C’est dans le soufle court, les pas
lents et lourds, dans le geste angoissant de
peler encore et encore des pamplemousses,
dans le désordre semé dans la cuisine que
se dégage la douleur physique de l’individu
aux barbelés et que s’exprime, aussi, sa rage
contre les systèmes d’oppression.
1. Muriel Plana, Théâtre et politique : pour un théâtre politique
contemporain, Paris, Éditions Orizons, 2015, p. 57.
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Les Barbelés d’Annick Lefebvre, mis en scène par Alexia Bürger (coproduction
Théâtre de Quat’Sous et la Colline – théâtre national), présenté à la Colline, à Paris,
en novembre et en décembre 2017. Sur la photo : Marie-Ève Milot. © Simon Gosselin
GENRE ET RADICALITÉ
Ce rapport au corps nous amène à traiter de
ce choix, dans le texte, de ne pas octroyer un
genre en particulier à l’individu aux barbelés,
ou encore à toute autre personne dont il/elle
fait mention. Lors d’une discussion devant
public en compagnie de Wajdi Mouawad,
directeur artistique de la Colline – théâtre
national, au terme de la représentation du
28 novembre 2017, Milot a souligné qu’être
en mesure de ne pas lire les codes associés
traditionnellement aux genres masculin et
féminin permet de détourner les a priori les
concernant. « Là est la liberté », a renchéri
l’actrice. Le spectacle ne tombe pas dans
l’essentialisme souvent associé aux textes
féminins et se révèle ainsi plus politique grâce
à ce basculement hors des normes du genre.
Il s’agit d’un enjeu important soulevé par le
texte. La metteure en scène, en choisissant
de conserver tels quels les choix de langage
préconisés par Lefebvre, politise la mise à
l’épreuve du corps de l’interprète dans sa
relation avec l’écriture. De plus, d’un point de
vue spectatoriel, ne pas genrer le texte permet
d’ouvrir le sens de l’interprétation. Les
expériences de l’individu aux barbelés nous
semblent ancrées dans une réalité matérielle
et non pas une nature, une réalité dont
les expériences sont multiples et diverses.
Lorsque le personnage dit, par exemple,
« mon conjoint/ma conjointe » ou encore
« que ma pensée pense aussi à elles/que ma
pensée pense aussi à eux2 », l’horizon des
2. Annick Lefebvre, Les Barbelés, Montréal, Dramaturges Éditeurs,
2017, p. 36-37.
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côté radical de la pièce lors de la discussion
d’après-spectacle. Je me suis (naïvement ?)
demandé de quelle radicalité il était
question : où se situait-elle exactement,
puisqu’il me semble que ce terme est galvaudé la plupart du temps… Radical, ce
choix de ne pas genrer le personnage ?
Radical, de mettre en scène la propension à
dire tout haut ce que tout le monde pense
tout bas, dans un lot de paroles pratiquement ininterrompu ? Radical, l’usage
en sol français de cette langue québécoise,
la nôtre, qui semble encore faire rigoler un
certain public ? S’il en est une, radicalité,
dans Les Barbelés, elle se trouve peutêtre dans cette manière qu’a Bürger de
rendre vivante, littéralement, « l’enquête de
l’intime » de Lefebvre, de la faire s’incarner
dans la douleur du corps. Radicale est peutêtre cette œuvre dans sa façon qu’elle a d’être
critique et dialogique3, dans sa capacité à
déployer à la fois une rélexion sociale et
un imaginaire singulier, de raconter, tout
aussi bêtement que cela puisse paraître,
une histoire.
possibles est non seulement plus vaste pour le
personnage mais aussi pour les spectateurs et
les spectatrices. Les Barbelés, à cet égard, reste
une proposition mouvante, dans la mesure
où le public peut aussi se l’approprier pour
réléchir, où le potentiel de décloisonnement
et de décentrement génère d’autres univers
que la traditionnelle réalité hétéronormée.
Le soir où j’ai assisté à la représentation des
Barbelés, certaines spectatrices ont évoqué le
Outre ces questions, il se dégageait une
vive impression de joie et d’admiration
venant du public, qui semblait avoir été
renversé par la pièce. Plusieurs critiques
parisiens se sont également déplacés, de
même que des groupes de jeunes, qui, eux
aussi, paraissaient marqués par le spectacle.
Au moment où était présenté Les Barbelés à
3. Le critique et le dialogique seraient des caractéristiques d’un
nouveau théâtre politique. Voir Muriel Plana ( op. cit. ).
Les Barbelés d’Annick Lefebvre, mis en scène par
Alexia Bürger (coproduction Théâtre de Quat’Sous et
la Colline – théâtre national), présenté à la Colline,
à Paris, en novembre et en décembre 2017. Sur la
photo : Marie-Ève Milot. © Simon Gosselin
Paris, l’adaptation belge de J’accuse, elle,
prenait l’afiche à Bruxelles, pendant que
son auteure travaillait déjà à une seconde
adaptation, cette fois-ci française, de ces
cinq monologues de femmes. Si on ne peut
sous-estimer l’importance et la force de
ce texte acclamé au Québec, Les Barbelés
nous transportent sur une voie différente.
La collaboration avec Bürger et Milot y est
certainement pour quelque chose ; l’équilibre
qui se crée entre le texte dramatique, le
travail d’interprétation et les choix de mise
en scène fait en sorte que toute la violence
de cette histoire nous happe de plein fouet.
La dramaturgie de Lefebvre pose la question
du droit de parole, de celui de se taire aussi
et des conséquences qui peuvent y être
associées. Est-ce qu’on a le droit de fermer sa
gueule ? demande Annick Lefebvre avec Les
Barbelés. Et si on refuse, que se passe-t-il ?
C’est parfois dans une ultime parole que se
défait la douleur et que se retrouve la liberté,
celle qui apaise les maux et les mots. •
Marie-Claude Garneau est auteure
et doctorante en lettres françaises à
l’Université d’Ottawa. La dramaturgie
féministe, la théorie politique, les
études culturelles et la sociocritique
sont au cœur de ses travaux de
recherche.