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La lettre contre l'image.

Pourquoi y a-t-il des livres sans images ?.

1 La lettre contre l’image. F. Jacquesson Version 6b Note éditoriale à la fin. Il existe deux types de livre. L’un est le « livre sans images », qui a réputation de sérieux, et une aura intellectuelle certaine. L’autre est le « livre avec images », où souvent les images ont un rôle plus important que de simplement « illustrer l’histoire ». Le modèle du « livre sans image » intellectuel remonte au moins à Platon : il suppose que le livre n’est que la transcription d’un dialogue, d’un exposé, d’une conférence. Quand la référence est le discours, l’image est absente. Toutefois, il existe aussi une importante tradition, tout aussi ancienne, du « livre à images », dont l’histoire est très riche et passionnante. Je vais d’abord examiner la question des figures « magiques » qui interviennent comme des imagesécritures à la Renaissance. Ensuite, en passant par les symboles qui désignent les planètes et les constellations depuis l’Antiquité grecque, nous allons voir qu’elles forment une zone de passage entre « écriture magique » et « écriture scientifique ». Après quoi nous parcourrons quelques moments clefs des symboles qui sont devenus indispensables dans les sciences : les lettres dans les schémas géométriques, les signes pour le calcul, le développement de la géométrie analytique. Pour conclure, je reviendrai sur l’étrange tabou qui continue de peser sur ce qui n’est pas « des mots faits de lettres », et la distinction des deux types de livre. 1. Mathématiques contre grimoires 1.1. Alberti et les messages secrets 1.2. En dépit de nos avertissements 2. Les alphabets magiques 2.1. Les alphabets de Jean Trithème 2.2. Les signatures des anges 3. Symboles des astres entre magie et science 4. L’Illustration scientifique 4.1. Alchimie et chimie 4.2. Graphismes archimédiens 4.3. Sinus et cosinus : bataille de la ligne et du plan 4.4. La Géométrie analytique 5. Des livres sans images ? 5.1. L’image tabou 5.2. La fiction du livre qui parle 5.3. Le vrai récit n’a pas d’images 6. Conclusion Note éditoriale 2 1. Mathématiques contre grimoires 1.1. Alberti et les messages secrets En Europe occidentale, le premier traité connu de cryptographie est celui du célèbre humaniste italien Leon Battista Alberti (1404-1472). Ce De componendis cifris (‘La composition des messages chiffrés’) a été rédigé entre 1461 et 1467. Alberti raconte au début de son petit traité – quelques pages seulement – que l’idée lui en a été donnée par son vieil ami Leonardo Dati alors que celui-ci était encore responsable de la ‘messagerie’ du pape1. Après Alberti, d’autres traités ont suivi, dans la même veine, dont celui Cicco Simonetta en 1474, puis d’autres savants italiens. La technique du « codage des messages » avait été longtemps une spécialité arabe. Al-Kindi, au IXe siècle, semble avoir formulé le premier que l’observation de la fréquence des signes permet de savoir quels signes correspondent à quelles lettres. En effet, si vous remplacez les lettres de l’alphabet A B C D E F G etc. par autant de signes (d’autres lettres, chiffres, ou images de votre choix), l’analyse de la fréquence des signes ou groupements de signes permettra rapidement de trouver à quelles lettres vos signes de substitution correspondent, surtout si l’on sait dans quelle langue vous avez écrit au départ. Dans un message simple de ce genre, si l’on s’aperçoit par exemple que le signe Ψ est le plus fréquent, il y a de fortes chances pour que ce Ψ vaille pour E qui est dans les textes français (et dans d’autres langues) la lettre la plus fréquente. L’encyclopédie d’Al-Qalqashandi (1355-1418), en Egypte, contient une section sur le cryptage sous l’autorité d’un savant du XIVe siècle, Al-Durayhim (1312-1361). Certaines finesses pouvaient troubler le décodeur. David Kahn2 a attiré l’attention sur Simeone de Crema (ainsi nommé dans le ms. où son nom apparaît), correspondant de la cour des Gonzague à Mantoue vers 1400, qui a jugé utile de proposer 4 codages distincts pour chacune des lettres A E O U, ce qui manifeste une prise de conscience claire du problème des fréquences. La méthode d’Alberti permet d’éviter le décodage par calcul des fréquences en changeant la règle de transposition au cours du message. Il suffit de convenir d’un signe qui indique, à un moment donné, (par exemple) que la correspondance « A est noté B », est remplacée par la correspondance « A est noté F », et ainsi autant de fois qu’on veut pendant le message. Le message une fois codé devient impénétrable à l’analyse statistique. Ces méthodes d’analyse, et toutes les méthodes de cryptage qui cherchent à les mener à l’impasse, sont en somme des méthodes mathématiques, et cela jusqu’à nos jours. Il est superflu de donner à votre message la forme d’un grimoire, avec des écritures bizarres et pittoresques : le fait que ce grimoire soit composé de signes distincts le rend aussi transparent à l’analyste que s’il était composé de lettres ordinaires. Autrement dit : l’analyse mathématique rend tous les alphabets bizarres parfaitement inutiles. C’est bon pour amuser les enfants ; ou les grands enfants. Voir Nella Bianchi Bensimon ‘Le De Componendis cifris de Leon Battista Alberti’, dans Bernard Darbord & Agnes Delage (dirs.) Le Partage du secret. Cultures du dévoilement et de l’occultation en Europe. Armand Colin, 2013. Traduction française : ‘De Componendis cifris’, trad. fr. de Martine Furno, dans Francesco Furlan (dir.), 2000, Leon Battista Alberti, Congrès international de Paris II, Paris, Vrin, p. 705-725. Le manuscrit BNF latin 8754, qui contient le texte d’Alberti, est consultable sur Gallica. 2 David Kahn, 1996 (1re ed. 1967), The Codebreakers, p. 107. Sa source est Aloys Meister, Die Anfänge der modernen diplomatischen Geheimsschrift, Paderborn, 1902, p. 41. 1 3 1.2. En dépit de nos avertissements Deux exemples de messages codés illustrent le débat du « chiffre » et de « l’alphabet ». Les auteurs anglophones aiment montrer que Marie Stuart a eu la tête tranchée (1587) parce que son codage était désuet. Comment mieux illustrer la nécessité d’être à la page ? Ci-contre, le code « de Marie Stuart »3. Simon Singh, dans son Histoire des codes secrets4, après avoir raconté l’épisode où il donne un portrait peu flatteur de l’expert de décodage, Thomas Philippes, assure que5 : Le chiffre de Marie Stuart démontre clairement qu’un chiffre faible peut être plus dangereux que pas de chiffrement du tout. Quoique que le code employé par Mary ait comporté des caractères distincts des lettres ordinaires (évoquant les signes supplémentaires fournis par les polices de caractères courantes), il n’était pas simplet. Aux 23 lettres codées se joignaient plusieurs signes sans valeur destinés à tromper le décodeur et, comme on faisait alors, une trentaine de signes valant chacun un mot fréquent. En outre, la valeur de l’anecdote est beaucoup réduite si, comme il semble, l’abominable Walsingham, ministre de la police d’Elisabeth, avait lui-même ordonné à Philippes de concevoir ce code, qu’on avait passé ensuite aux conspirateurs aux moyen du lot ordinaire d’agents doubles. L’autre exemple est celui que décrit Marcello Simonetta, dans L’Enigme Montefeltro.6 Dans ce livre qui essaie de tenir le milieu entre un livre d’histoire (c’en est un) et un roman policier, vient un moment majeur dans son récit de la conjuration des Pazzi7. Ce moment est celui de la lettre écrite en 1478 par le duc d’Urbino, Federico di Montefeltro - lettre retrouvée par l’auteur dans des archives privées à Urbino, et qu’il a déchiffrée. Les correspondances diplomatiques de la Renaissance italienne attirent Simon Singh, op. cit., p. 62. Il existe une abondante « littérature » sur ce sujet politique, puisqu’il oppose, encore aujourd’hui, catholiques et protestants dans l’Angleterre de l’Après Henry VIII. Le compte rendu officiel du procès se trouve dans T.B. Howell, 1816, Complete Collection of State Trials and Proceedings for High Treason, vol. 1. col. 1174 (https://books.google.fr/books?id=AVdTAAAAcAAJ ). On peut y voir la transcription des lettres que s’échangeaient, selon ce document, la reine Mary et Babington : certaines sont longues – et le décodage devait prendre du temps. Plusieurs points sont obscurs dans cette affaire, comme la question de savoir si Mary passait elle-même des heures, assise à l’écritoire et plume en main, pour déchiffrer ces pages. 4 Simon Singh, 1999, Histoire des codes secrets, J.C. Lattès, coll. Livre de Poche. Le titre anglais est The Code Book. Le sous-titre dans l’édition française est ’De L’Egypte des pharaons à l’ordinateur quantique’. Il est probable que cet absurde ‘ordinateur quantique’ joue le rôle d’une formule magique pour attirer le client. L’essentiel de l’ouvrage est consacré au XXe siècle. La 1re édition anglaise (1999) proposait un concours à difficulté graduée assorti d’un prix de 10.000 livres sterling. 5 Op. cit. p. 65-66. 6 Marcello Simonetta, 2018, L’Enigme Montefeltro, Albin Michel. Traduit de l’italien (2008) par Ida Giordano. 7 Le groupe des conjurés tua Julien de Medici et faillit abattre Laurent le Magnifique, son frère. 3 4 depuis longtemps les érudits, qui y trouvent à la fois un jeu excitant et une source sérieuse d’informations8. Paolo Preto fait un point sur la question dans son livre, I Servizi segreti di Venezia.9 Un message de 1478. Le lieu et la date en bas sont « en clair ».10 En analysant les fréquences, l’auteur a d’abord identifié un certain nombre de correspondances entre signes et lettres, mais butait (comme dans le cas de Mary Stuart) sur des signes qui signifiaient des mots entiers, notamment ceux des personnages impliqués. Ceux-ci ont été retrouvés dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane11, dans le fonds des documents concernant la ville d’Urbino. D’après Marcello Simonetta, le code n’a pas été déchiffré en son temps, et les lettres entre ces grands personnages d’Italie – du moins certaines – sont arrivées sans avoir été lues dans l’intervalle, alors que le système de chiffrage est très analogue à celui des lettres entre Babington et Mary Stuart. Il est vrai qu’un siècle sépare les deux correspondances. Mais toute cette discussion de Simonetta ne touche à aucun moment les signes utilisés. C’est seulement grâce aux images qu’il donne dans son livre que nous découvrons que les signes utilisés ne sont pas des lettres ou chiffres ordinaires. Quand on regarde les signes utilisés dans l’un et l’autre cas, l’anglais et l’italien, on peut faire le même constat : ce sont des signes simples, analogues à des lettres ou des chiffres ordinaires, tout en étant distincts le plus souvent. Cette simplicité répondait à la nécessité de tracer rapidement les signes, et de ne pas les confondre entre eux. En somme, nous sommes exactement confrontés aux exigences d’un alphabet ordinaire « en clair ». Il ne s’agit pas de produire des effets impressionnants à l’aide de graphies spectaculaires ou étranges. 2. Les alphabets magiques 2.1. Les alphabets de Jean Trithème Toutefois, les « écritures étranges » sont toujours à la mode – même si les études à leur sujet sont peu nombreuses. Chacun sait que J.R.R. Tolkien avait inventé des écritures « runicoïdes » qui lui semblaient C’était le cas d’Aloys Meister, qui publia en 1896 dans le Historisches Jahrbuch son article ‘Zur Kenntnis der Venetianischen Chiffrenwesens’, et fait référence aux travaux de Paul Friedmann, Les Dépêches de Giovanni Michiel, ambassadeur de Venise. Venise, 1869, et de Luigi Pasini. 9 Paolo Preto, I servizi segreti di Venezia. Spionaggio e controspionaggio ai tempi della Serenissima, Il Saggiatore, 2010 (1994). 10 Source : Marcello Simonetta, op. cit. Partie de l’ill. 11, p. 107. 11 Urb. lat. 998 Cifrario di Federico II di Montefeltro, duca d’Urbino. Les documents ont été exposés par Marcello Simonetta dans une exposition en 2007. 8 5 adaptées à ses romans12 ; elles ont eu un grand succès. Les taggeurs tracent sur les murs des inscriptions impénétrables au mortel ordinaire, et cela fait l’essentiel de leur charme13. A la même époque que les écritures dont nous avons parlé, un moine allemand, Jean Trithème14 écrivit vers 1508 une Polygraphia, qui décrit un certain nombre de techniques de substitutions entre lettres. Mais il ajoute 14 exemples d’alphabets bizarres. L’ouvrage, d’abord publié à Bâle en latin en 1518, a été traduit en français par Gabriel de Collange et publié en 1620. On peut le lire sur Gallica15. Voici le 4e alphabet. Dans chaque cas, je vais ajouter la version du même alphabet selon l’édition latine de la Polygraphia. Cet essai portant aussi bien sur les images, il me semble intéressant que le lecteur puisse comparer les deux versions. Version de l’édition française Version de l’édition latine 12 Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Cirth A l’angle de la place Maurice-Quentin et de la rue des Petits Carreaux, Paris Ier. Photo du 30 déc. 2018. 14 Johannes Trithemius 1462-1516 ; son nom exact est Iohannes Heidenberg von Trittenheim. 15 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5833371s.r=Trith%C3%A8me.langFR Le texte latin est un peu différent. Il est disponible à https://books.google.fr/books?id=yppWAAAAcAAJ pour l’édition de 1613. 13 6 Cet Otfrid, que Trithème cite souvent, et qu’il est le premier à citer, est le moine Otfrid de Wissemburg, qui composa entre 850 et 870 un Liber euangeliorum theotisce – un récit & commentaire des évangiles en haut-allemand16. Il existe quatre manuscrits de cette œuvre majeure du haut Moyen âge germanique. Trithème redécouvrit dans la bibliothèque de Wissemburg le premier de ces manuscrits, aujourd’hui conservé à Vienne. C’est sur la couverture de ce manuscrit que figure le labyrinthe circulaire qui est devenu chez les spécialistes le type dit « labyrinthe d’Otfrid »17. L’intérieur du livre ne possède que trois illustrations, l’entrée à Jérusalem, la Cène et la Crucifixion. Je ne crois pas qu’y figure l’alphabet dont parle Trithème. La plupart (mais pas tous, comme on va voir) des alphabets reproduits par Trithème comportent 24 signes : les 23 lettres latines (nos 26 lettres moins j, v, w) et l’esperluette & ; certains signes se retrouvent dans plusieurs de ces alphabets bizarres18. Voici les 3e et 7e. Alphabet « de Doracus ». Version de l’édition française Version de l’édition latine Dans un recueil sur l’histoire des Francs, le De origine gentis Francorum compendium, Trithème disait avoir compilé deux historiens anciens, Hunibaldus et Wastaldus19. C’est là qu’on trouve mention d’un Doracus qui, selon Hunibald, devint illustre vers l’an 150 EC. Mais le Compendium n’inclut pas cet alphabet. C’est une harmonie (c’est-à-dire un récit synthétique tiré des quatre évangiles), rédigée en vers. Voir Alfred Jolivet et Fernand Mossé, Manuel de l’allemand du Moyen Âge, p. 249-50. 17 Ce labyrinthe est surtout célèbre pour être antérieur aux labyrinthes du même type qu’on trouve ou trouvait dans les cathédrales comme Amiens, Reims, Chartres, ou celui du mur d’entrée de la cathédrale de Lucques. Il est sur le même principe : une seule voie, sans impasses, malgré ses nombreux replis même à la case centrale. 18 Voir ‘L’Alphabet et le problème de l’écriture’ https://www.academia.edu/27545332/ 19 Ce Compendium fut imprimé à Mayence en 1515, puis avec les œuvres historiques de Trithème à Francfort en 1606. 16 7 Alphabet « d’Honorius ». Version de l’édition française Version de l’édition latine Honorius de Thèbes est l’auteur supposé du Liber juratus Honorii, dont la première attestation certaine se trouve dans les actes du procès d’Olivier Pépin, de Mende, en 1347. On confond parfois cet ouvrage, divisé en 93 chapitres20, avec un autre traité plus célèbre, le Grimoire du pape Honorius, ou la Clavicula Salomonis. 2.2. Les signatures des anges Beaucoup de ces traités proposent des formules pour conjurer des anges ou des démons. En ce sens, ce sont des traités de « magie pratique ». Depuis les études de Frances Yates, comme son Giordano Bruno et la tradition hermétique (1964 en anglais)21, qui prend son point de départ dans les traductions de Marsile Ficin, le sujet est redevenu fréquentable, et l’on peut consulter par exemple le livre22 d’Owen Davies, Grimoires. A History of Magic Books, qui est une histoire sociale des livres de magie, ou le recueil de Claude Lecouteux, Le Livre des grimoires.23 L’idée qu’on peut « capter des puissances », par des formules parlées ou des images dessinées, n’est pas nouvelle, mais ce qui nous intéresse ici est moins la vaste question des charmes & amulettes que la présence des images dans les livres et leur relation avec l’écriture. La formule magique prononcée 20 Edition critique par Gösta Hedegård, 2002, Liber iuratus Honorii, A Critical Edition of the Latin Version of the Sworn Book of Honorius. Studia Latina Stockholmiensia, 48. Almqvist & Wiksell. 21 Frances Yates, 1964, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Routledge & Kegan Paul. Trad. Fr. Par Marc Roland, Ed. Dervy, 2013, 1988. En français, on trouve trois articles de Frances Yates sur ce sujet sous le titre de Science et tradition hermétique, traduit de l’anglais par Boris Donné, Allia, 2018. Il est aussi question de cela dans son livre le plus célèbre The Art of Memory (1966) traduit en français L’Art de la mémoire (1975) pour Gallimard par Daniel Arasse. 22 Owen Davies, 2010 (2009), Grimoires, A History of Magic Books, Oxford University Press. 23 Claude Lecouteux, Le Livre des grimoires, Imago, 2008 (2002). Ce livre se présente, avec des introductions générale et thématiques, comme une série d’extraits traduits. Les illustrations sont beaucoup plus nombreuses que dans le livre d’Owen Davies. 8 doit mimer une phrase réelle mais, puisqu’elle s’adresse à des personnages compris comme « au-delà de notre réalité », elle doit authentifier son message par la différence d’avec une langue connue, ou même plausible. La formule dessinée a les mêmes exigences. Elle doit évoquer une écriture, mais de loin. Pour évoquer une écriture, elle doit être tracée car cela implique (doigt, calame, stylet, crayon – peu importe) de se distinguer de la tache. Il est décisif d’indiquer le caractère délibéré du tracé, ce que parfois sa complication souligne. Quoique que la comparaison avec le sceau revienne souvent, la comparaison avec une signature est plus pertinente. De même que la formule prononcée ne doit jamais pouvoir être confondue avec un bruit, ni avec un cri, de même la signature magique n’est jamais un gribouillis ni un pâté. Parmi divers exemples dont on pourrait faire la typologie graphique, j’ai choisi les « signatures des anges » qu’on trouve, de façon relativement stable, dans toute une série d’écrits « occultes » à partir du XVIe siècle. Lynn Thorndike pensait24, à bon droit certainement, que l’Heptameron attribué au médecin Petrus Abanus ou Petro de Abano (1250-1316) n’est pas de lui, mais plus tardif. On en trouve des éditions jusqu’au XVIIIe siècle, comme pour l’image ci-dessus, provenant d’un livre de 178825 dont la page de titre porte Les Œuvres magiques de Henri-Corneille Agrippa, par Pierre d’Aban, latin et français, avec des secrets occultes. Le texte latin explique26, par exemple à propos de Raphaël, que c’est l’ange du jour de Mercure (on reconnaît le caducée) et que le logogriphe en longueur est son sceau, sigillum. Le « sceau de Raphaël » se retrouve par exemple dans la Mafteaḥ Shlomoh (XVIIIe siècle) en hébreu, éditée par Hermann Gollancz27, ci-dessous. On reconnaît le symbole de Raphaël dans la 4e figure en partant du haut. Quoique le dessin ressemble à une sorte de broche à manivelle emmanchée sur une pompe, le fait intéressant est qu’il est la 24 Lynn Thorndike, A History of Magic and of Experimental Science, vol. II, p. 874 sqq. 1923, Columbia University Press. Ch. LXX: Peter of Abano. L’ouvrage est sur archive.org. 25 Pierre d’Abano (attr.), 1788, Œuvres magiques de Henri-Corneille Agrippa, Liège. L’ouvrage est sur Gallica : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31095532k 26 Consultable sur un site qui donne aussi une traduction anglaise et des comparaisons : http://www.esotericarchives.com/solomon/heptamer.htm 27 Hermann Gollancz, Sepher Maphteaḥ Shelomoh (Book of the Key of Solomon), An Exact Facsimile of an Original Book of Magic in Hebrew, 1914, Oxford University Press. Sur Archive.org l’image est p. 35a. Voir Claudia Rohrbacher-Sticker, Mafteaḥ Shelomoh : A New Acquisition of the British Library, Jewish Studies Quaterly Vol. 1 N°3 (1993/94), 263-70. L’auteur y indique les articles de G. Scholem qui ont mené ce dernier à la conviction d’une origine italienne du texte hébraïque. 9 composition de diverses figures simples, assez souvent symétriques. D’autres signatures montrent un goût plus prononcé pour une asymétrie par rapport à la ligne-support centrale. La 3e figure, celle de l’ange propre au mardi, Samaël, ressemble davantage à une signature, ou d’ailleurs à une clef. Un troisième exemple est le suivant. Louis Delatte a publié en 1957 un manuel d’exorcisme grec28, qu’il avait trouvé au Mont Athos en 1939 : le manuscrit Θ 20 de la Lavra, un des couvents de l’Athos. Ce manuscrit, du début du XVIIIe siècle, ne comporte aucun dessin. Delatte avait cependant comparé son texte avec celui d’un autre manuscrit, le Philotheou 186, daté XVII/XVIIIe siècle. Ce manuscrit avait entre-temps disparu, mais il avait été copié et publié par un savant russe, Alexandre Ivanovitch Almazov, qui en avait publié le texte à Odessa en 190129. C’est ce manuscrit disparu, et non le Lavra Θ 20, qui comportait les quatre « sceaux » (le texte grec dit sphragis) qu’on trouve parfois reproduits. J’ai choisi ci-dessus celui de Raphaël, selon le dessin d’A. I. Almazov. Ces dessins répondent bien à leur fonction : ils « figurent » des écritures, mais évoquent la ligature d’une signature plutôt que des suites de lettres distinctes, et parviennent à tenir une voie moyenne entre écriture et dessin. Il est intéressant de les comparer avec les monogrammes médiévaux qui sont probablement une de leurs sources. Ces signatures officielles ou monogrammes30 étaient propres aux grands personnages, comme ci-contre sur l’un des deux piliers d’Acre, au fond de la Piazzetta à Venise, qui proviennent de l’ancienne église de SaintPolyeucte, qu’Anicia Juliana avait fait construire en 524-27 à Constantinople31. Mais alors que ces monogrammes sont de véritables « tampons » ou « sceaux », assemblages officiels de lettres assez superposées et simplifiées (ici on pense pouvoir « lire » ΑΓΙΟΣ ΠΟΛΥΕΥΚΤΟΣ ‘saint Polyeucte’) pour fournir finalement un véritable cryptogramme32, les « signatures des esprits » comme les « invocations monogrammatiques » sont plus allongées, plus linéaires, s’efforcent de ressembler davantage à un mot écrit au long de la ligne. Le « monogramme » est vraiment de l’écriture transformée en dessin ; la « signature » cherche à préserver l’écriture dans le dessin lui-même. Louis Delatte, ‘Un office byzantin d’exorcisme (manuscrit de la Lavra du Mont Athos Θ 20)’, Mémoires de la Classe des lettres de l’Académie Royale de Belgique, 2e série, tome LII, 1957. 29 Delatte (p. 5, note 3) renvoie à : Almazov, Rituel du possédé (en russe), dans Lietopis historiko-filolog. Obchtchestva, IX, byz. otd., VI (Odessa, 1901), p. 61 ss. Ma collègue Sylvie Archaimbault, que je remercie beaucoup, a trouvé pour moi en ligne la publication originale d’Almazov : Чин над бесноватым (Памятник греческой писмености XVII в.) Одесса, 1901. On peut la trouver par la page Wikipedia russe dédiée à A.I. Almazov. 30 Voir dans le livre de Béatrice Fraenkel, La Signature. Genèse d’un signe (Gallimard, 1992), ce qu’elle dit du monogramme (p. 76 ss.) et sa deuxième partie ‘La signature entre la lettre et l’image’. 31 Richard Krautheimer, Early Christian and Byzantine Architecture, revised by Richard Krautheimer and Slobodan Ćurčić. Yale University Press, 1986, p. 219 ssq, avec photographies. 32 Les premiers conservés semblent être du Ve siècle EC. Voir par exemple le recueil ancien de Charles Demengeot, Dictionnaire du chiffre monogramme, 1881 (sur Gallica). Voir particulièrement les « invocations monogrammatiques » reproduites pour Hugues Capet, p. 23 et ensuite. 28 10 3. Symboles des astres entre magie et science Contrairement aux « sectateurs du calcul », comme les mathématiciens arabes ou Leon Battista Alberti, pour qui le codage n’a pas à s’embarrasser de signes « cabalistiques », voici des gens qui croyaient que les créatures étranges réclamaient des signes étranges. De même qu’on avait, depuis l’Antiquité alexandrine, dit-on33, attribué aux planètes et aux constellations du zodiaque des signes spéciaux (voir plus loin), de même avait-on trouvé normal d’attribuer des symboles du même genre aux créatures majeures du ciel ou de l’enfer. Ces symboles n’ont jamais été des lettres, qui comme les phonèmes sont en principe indifférentes à la signification de ce qu’elles notent : un même A peut être employé pour des milliers de mots. Au contraire, les symboles des planètes ou des démons sont des symboles qui ne désignent qu’un objet, même s’il est susceptible d’être interprété dans des contextes distincts. On peut, dans certains cas, trouver dans les attributs des dieux antiques l’origine des signes qui ont fini par les symboliser, comme le caducée pour le signe ☿ de Mercure34. Pour les constellations du zodiaque, les signes actuels sont normalisés (et sur-normalisés par les polices de caractère), car il a existé des variantes – dont l’extension n’est pas la même pour chacun des douze signes. Auguste Bouché-Leclercq, dans son ouvrage fondateur sur l’astrologie grecque, renvoyait avec un dédain plus ou moins authentique ce sujet aux paléographes, mais il citait Omont, lequel signalait que Du Cange (1610-1688) avait retrouvé une page de la main d’Ange Politien (1454-1494) – un vrai roman !35 Liste des douze symboles, de la main d’Ange Politien Le signe pour le Bélier et le Taureau sont aussi transparents « étymologiquement » que le signe pour la lettre hébraïque aleph, qui avait été autrefois le dessin d’une tête de bœuf (le mot aleph signifie ‘bœuf’). Il n’y a pas toujours rupture absolue, au plan de l’histoire graphique, entre le « monde des lettres » et le « monde des images ». Certaines imagettes qui représentaient les objets sont devenues des lettres, en même temps que le nom de l’objet, par acrophonie, a donné un son que la lettre symbolisait. Dans les alphabets sémitiques du Proche-Orient, la lettre A provient, retournée, de l’imagette ou symbole de la tête du bœuf parce que le mot aleph (‘boeuf’ dans les langues de cette 36 région) commence par le son A . De même le symbole pour beth ‘la maison’ a-t-il été utilisé pour le son B. Et c’est de ces deux mots que vient notre mot alphabet, parce que ce sont les deux premières lettres de la série. Mais ces questions d’histoire, qui intéressent les historiens, n’ont plus d’importance au moment d’utiliser l’alphabet. On pourrait dire que l’alphabet ne fonctionne bien que si l’on oublie 33 Franz Cumont, art. Zodiacus, dans Daremberg & Saglio, p. 1046b, note 3. Cette explication se trouve déjà dans le De occulta philosophia de Corneille Agrippa, II, 52. 35 Auguste Bouché-Leclercq, L’Astrologie grecque, 1899, p. XX. Henri Omont, 1894, ‘Abréviations grecques copiées par Ange Politien et publiées dans le Glossaire grec de Du Cange’, Revue des études grecques, VII, 81-88. La page d’Ange Politien se trouve dans un manuscrit de Du Cange, BNF français 9467 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9060837r/f58.item 36 Je simplifie. Voir Joseph Cohen, 1997, L’Ecriture hébraïque, Ed. du Cosmogone. Marc-Alain Ouaknin, 1997, Mystères de l’alphabet, Assouline. 34 11 l’imagette et son histoire, au profit de la lettre et de sa fonction. Pour voir la lettre, il faut oublier l’image. Mais si l’on n’oublie pas l’image, elle revient. C’est ce qu’on voit dans un manuscrit latin du Xe siècle, où l’on trouve un chapitre de Bède le Vénérable sur la ‘Position et le cours des sept planètes’ : les imagettes ci-contre illustrent, dans l’ordre, Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil au centre, Vénus, Mercure et la Lune37. Avec les signes des démons et surtout avec leur « signatures », les symboles avaient pour but de s’identifier aux puissances qu’il s’agissait de conjurer : les anges ou les démons sont insaisissables, mais leur identité s’incarne dans leur figuration, semi-écrite et semi-dessinée. C’est précisément là qu’est la magie. Pour les signes des planètes ou du zodiaque, cela dépend de l’emploi. On peut imaginer que pour l’alchimiste d’autrefois, comme lorsque le Docteur Faust évoquait les démons et les puissances infernales, ces signes pouvaient s’identifier aux puissances convoquées, de même que les « formules magiques » contraignaient ces puissances. Mais le registre d’emploi est plus vaste. Employés par l’ethnologue quand il dresse ses schémas généalogiques, ou par le biologiste quand il classe des papillons ou des crapauds, les signes ♂ et ♀ ne signifient pas ‘Mars’ et ‘Vénus’ mais ‘mâle’ et ‘femelle’. Pour l’astronome, les mêmes signes signifient ‘Mars’ et ‘Vénus’, mais il s’agit de planètes, pas de divinités. On peut voir dans ces symboles les abréviations de mots ordinaires, mais cette perspective est insuffisante parce qu’elle néglige le caractère structurant du contexte d’emploi. Pour le biologiste, les symboles ♂ et ♀ forment une paire contrastive, et la référence à Mars et Vénus n’est pas significative (elle est intéressante pour l’historien, mais pas fonctionnelle). Pour l’astronome qui emploie ces signes, le contraste n’est plus entre deux, mais entre cinq symboles si c’est un historien de l’astronomie qui s’occupe des époques antérieures à la découverte d’Uranus (1781), Neptune (1846) ou Pluton (1930, reclassifié en 2006). Je peux écrire, si j’y tiens et que j’écris en tout petit, ‘homme’ et ‘femme’ à chaque fois dans l’arbre généalogique. Mais les mots ‘homme’ et ‘femme’ ont de nombreuses significations, qui dépassent leur emploi dans un arbre généalogique : certains de ces emplois forment un contraste, mais d’autres non puisque ‘homme’ a aussi le sens de ‘être humain’ ; et si j’écris ‘mari’ je prends parti en décidant que c’est l’institution qui fait les enfants. Mars et Vénus peuvent désigner les planètes ou des divinités, et ces dernières dans des perspectives variées, lorsqu’il s’y trouve des connotations qui expliquent l’emploi du couple de divinités comme symbole d’une paire sexuée. Il est douteux qu’aucun mot d’aucune langue humaine soit protégé contre cette pluralité ou variabilité de la signification, puisque les contextes où l’on peut employer les mots peuvent varier, et donc, habitude aidant, donner à ces mots des « colorations » particulières. On ne peut pas protéger les mots contre l’usage que chacun peut en faire. En revanche, des symboles comme ♂ et ♀ ne sont pas des mots. Les voir comme des substituts de mots manque une part décisive de ce que l’image permet. Le symbole, généralement impliqué dans un système, fonctionnalise la notion. Les « signes graphiques » ont un statut complexe, entre images et parole : d’un côté ils ont un sens, une signification ; de l’autre ils ont une fonction dans un système 37 BU Strasbourg, Manuscrit 0-326, f. 122r. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10224563x/f127.item 12 le plus souvent réduit à un petit nombre d’unités. Cela les rend très différents des mots. On peut d’un côté les tirer vers la magie : ils s’y prêtent très bien. Mais on peut les tirer vers la science : ils s’y prêtent tout autant. Quand Paolo Rossi et Frances Yates ont cherché à montrer que les « deux côtés » ont formé pendant plusieurs siècles un foyer unique en Europe, ils ont trouvé d’abondants exemples chez de grands personnages de ce qui nous paraît aujourd’hui une « ambiguïté ». Paolo Rossi avait commencé par un ouvrage sur Francis Bacon38. Frances Yates a consacré un livre à Giordano Bruno39. Ils ont tous deux évoqué Kepler, et Newton40 lui-même. 4. L’illustration scientifique 4.1. Alchimie chimie Dans l’introduction à sa Collection des anciens alchimistes grecs, Marcellin Berthelot écrivait41 : « Les alchimistes avaient, comme les chimistes de nos jours, des notations et des nomenclatures particulières : ces notations étaient construites, en partie du moins, d’après des méthodes précises et qui rappellent même, à certains égards, nos conventions actuelles. La difficulté que présente la lecture des vieux textes alchimiques, qui remontent jusqu’au temps de l’Egypte romaine et des Antonins, résulte souvent du peu d’intelligence que nos avons de ces notations. Elles sont cependant nécessaires à connaître, pour ceux qui veulent faire des recherches sur les doctrines et les pratiques de la Chimie, de la Médecine, de la Pharmacie, 38 Paolo Rossi, 1957, Francesco Bacone. Dalla magia alla scienza. Frances Yates, 1964, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. Trad. en fr. (1988) par Marc Rolland, Giordano Bruno et la Tradition hermétique. 40 Sur Newton, voir Marco Panza, 2003, Newton, Les Belles Lettres. 41 Marcellin Berthelot et Charles-Emile Ruelle, 1887, Collection des anciens alchimistes grecs (CAAG), tome I, p. 92-93. (sur Gallica). 39 13 de la Métallurgie et de la Minéralogie, dans l’antiquité et au moyen âge. C’est ce qui m’a engagé à les reproduire ici42.(…) Les symboles des métaux sont purement figuratifs : ce sont les mêmes que ceux des planètes, auxquels les métaux étaient respectivement dédiés par les Babyloniens. » L’image ci-contre est une partie de la planche 1 de l’ouvrage de Berthelot, où il reproduit une partie de la liste du manuscrit de Venise43. Le signe en forme de manche à air en haut est pour l’or et le soleil ; en forme de lune (à g. ligne 8, à dr. ligne 2), c’est l’argent ; tout en bas (à g. ligne 21) on reconnait le signe de Arès/Mars : c’est le fer : le « h » (à dr. ligne 3 et 10) est Kronos/Saturne et le plomb. Le signe de Hermès/Mercure (à dr. ligne 7 et 14) est aussi l’étain, etc. Un autre aspect intéressant de cette liste, très fidèle à l’original, est l’existence de signes composés. Dans la 2e colonne après le blanc, on a successivement quatre mots composés avec molybdo- ‘plomb’ ; ensuite, ligne 14, le signe pour Hermès/Mercure kassiteros ‘étain’ puis quatre dérivés ou composés sur ce mot. Le premier, kassiterou gē, porte un petit rond en bas, comme le symbole de la ligne 10, molybdou gē (et comme, colonne de gauche, la lune de la ligne 9 : argyrou gē) : il s’agit à chaque fois de ‘terre d’étain’, ‘terre de plomb’, ‘terre d’argent’. Le symbole composé correspond donc à un mot composé, et surtout à un objet analysé comme composé. On pourrait faire des observations analogues avec d’autres symboles. Berthelot avait donc raison de souligner que ces « notations » étaient construites de façon précise. Un détail du manuscrit Marcianus Gr. Z. 299, fol. 35v. Les symboles sont bien visibles. La planche I, reproduite en partie ici, est p. 104 ; la suite sur la pl. II p. 108. Dans la ligne qui suit celle que j’ai citée, il écrit que le seul qui ait voulu les faire connaître est Du Cange, dans son Glossaire du grec au moyen âge. Il critique cette liste, tout en observant qu’il n’était pas facile de la faire, ni de la reproduire, d’autant, ajoute-t-il, que « le plus vieux et le plus beau manuscrit qui existe, celui de Saint-Marc à Venise (fin du Xe ou commencement du XIe siècle) ne paraît pas avoir été connu de Du Cange. » 43 Sur le manuscrit véritable, visible en ligne, la liste de gauche et le début de celle de droite sont sur le folio 6r, la suite est sur 6v et la liste continue jusque 7v (pl. II). Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Gr. Z. 299. Sur ce manuscrit, voir Henri-Dominique Saffrey, 1995, Histoire et description du manuscrit alchimique de Venise Marcianus graecus 299, in Didier Kahn & Sylvain Matton (dirs.), Alchimie : art, histoire et mythes. Actes du 1er colloque international de la Société d’Etudes de l’Histoire de l’Alchimie (Collège de France, 14-16 mars 1991), S.E.H.A. & Archè, pp. 1-10. Cet article étudie les interversions qui se sont produites à diverses époques de la constitution du manuscrit, et produit une table rectifiée du contenu. Le manuscrit est consultable en ligne à : http://www.internetculturale.it/it/16/search/detail?id=oai%3A193.206.197.121%3A18%3AVE0049%3ACSTOR. 240.9949&mode=all&teca=marciana 42 14 4.2. Graphismes archimédiens Un point important, dans la découverte du palimpseste d’Archimède, est qu’il contient des schémas. Le fameux palimpseste a été identifié en 1906 par Johann Ludwig Heiberg, spécialiste d’Archimède, d’abord d’après le catalogue des manuscrits qui s’étaient trouvés au patriarcat grec de Jérusalem - catalogue publié en 1899 par Kerameus Papadopoulos, car la bibliothèque du patriarcat avait été transportée au Metokhion du Saint-Sépulcre, à Constantinople. Le ms. 355 du catalogue était un palimpseste et Papadopoulos avait inclus dans sa notice quelques lignes du texte sous-jacent. Ce sont ces lignes qui avaient attiré l’attention de Heiberg à Copenhague. Il se rendit à Constantinople à plusieurs reprises et photographia le manuscrit. Ce manuscrit fut ensuite perdu, vendu ou volé. Il réapparait dans une vente à Londres en 1998, et l’acquéreur américain a confié le manuscrit au Walters Art Museum, à Baltimore, pour étude. Le texte « du dessus » a été copié en 1229, et le texte « du dessous », du Xe siècle, comprend entre autres sept traités d’Archimède, dont trois n’étaient pas connus en grec – parmi lesquels se trouve le fameux traité des Corps flottants, celui qui contient le « principe d’Archimède », selon lequel tout corps plongé dans l’eau est repoussé vers le haut par une force égale au poids d’eau du volume immergé. Car il faut savoir que lorsque nous avons appris ce principe divertissant au collège ou au lycée, il n’était connu que par des traductions latines. L’image ci-dessus44, qui est un détail d’une des pages du manuscrit, après un traitement utile, montre bien les schémas inclus. Le texte est en deux colonnes, et ici la 2e est interrompue par les schémas, dont on voit clairement qu’ils portent des lettres. Ces lettres se retrouvent dans le texte, qui est très difficile à comprendre sans les schémas. Il existait un autre manuscrit grec ancien d’Archimède (le codex A de la liste de Heiberg), rédigé au IXe siècle à Constantinople. On suit la trace de ce manuscrit jusqu’à la fin du XVIe siècle, quand il disparaît45. Mais Source de l’image entière : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:ArPalimTyp2.jpg Voir Archimède. Œuvres, vol. 1. Texte établi et traduit par Charles Mugler. Les Belles Lettres, 2015 (1970), p. XXIII sqq. 44 45 15 sa célébrité l’avait fait plusieurs fois copier à la Renaissance, et l’une de ces copies se trouve dans le BNF grec 2360+236146. Là aussi, de nombreux croquis apparaissent, dont les points principaux sont marqués de lettres grecques. Très souvent, le texte d’Archimède indique clairement qu’il commente une figure. Ainsi, au début du Traité de la sphère et du cylindre : Qu’un polygone, ci-dessous, soit circonscrit à un cercle. Je dis que le périmètre du polygone est plus grand que le périmètre du cercle. Dans toutes les éditions on voit alors apparaître un schéma avec les lettres grecques Α Β Γ Δ Ε Ζ Η Θ Κ Λ (I’iota ‘I’ qui devrait figurer entre Θ et Κ est absent). Ces lettres sont disposées non pas dans l’ordre « des aiguilles d’une montre » mais dans l’ordre qu’on dira plus tard « trigonométrique »47. Sur le schéma du manuscrit, que je reprends à mon tour ci-dessus48, on voit que les lettres sont postées alternativement soit aux cinq pointes du pentagone circonscrit (dans le texte du traité, Archimède ne précise pas le nombre des côtés, il dit ‘polygone’), soit aux points où le pentagone touche le cercle. Dans la suite de son texte, Archimède utilise toutes ces lettres et elles seules dans sa démonstration : son exemple est donc bien un pentagone. Dans le manuscrit d’où j’ai copié le schéma, il se trouve en bas de page. On voit qu’il a été dessiné avant qu’on n’écrive le texte parce que, dans que celui-ci, les dernières lignes sont plus courtes pour serrer le côté du dessin. Ceci se vérifie dans de nombreux cas. La transmission des illustrations scientifiques des textes de l’Antiquité pose des problèmes particuliers. Un bon exemple est celui de Vitruve, le spécialiste romain du Ier siècle AEC qui a écrit un De Architectura. Le texte fait référence explicitement à 9 ou 10 dessins49. La 1re fois (Arch. 1, 6, 12), l’auteur dit qu’il a placé à la fin du rouleau (on écrivait alors sur des rouleaux, non sur des pages de livre) formas sive, ut Graeci dicunt, σχήματα, duo ‘deux représentations ou schémas, comme disent les Grecs’. Il s’agit d’une rose des vents et d’un plan type d’orientation des rues dans une ville. Quelques manuscrits donnent une rose des vents, mais elle a pu être ajoutée plus tard. Pour les autres cas, les illustrations sont absentes ou ont dû être ajoutées postérieurement. Bref, il n’existe pas de tradition manuscrite des figures comme il y en a une du texte – mais il est vrai que tous les manuscrits connus descendent d’un exemplaire perdu, probablement copié au VIIIe siècle. Déjà Aristote, trois siècles plus tôt, faisait dans un de ses écrits (Météoriques 2, 6) mention d’une rose des vents et ajoutait explicitement qu’il fallait se reporter au schéma d’accompagnement : Il faut, pour leur position, en même temps que le texte regarder ce qui est dessiné au-dessous (ἅμα τοὺς λόγους ἐκ τῆς ὑπογραφῆς θεωρεῖν). On a donc dessiné (γέγραπται), pour plus de clarté, le cercle de l’horizon… Mais aucun manuscrit des Météoriques, l’ouvrage d’Aristote sur les phénomènes célestes, ne transmet de schéma. La même chose est vraie d’Euclide, mais nous savons que les éditions antiques d’Euclide comportaient des schémas, car l’une des premières trouvailles de Grenfell & Hunt dans la ville d’Oxyrrhynchos, fut un fragment de papyrus avec un texte d’Euclide accompagné d’un schéma50. 46 Une photographie médiocre du manuscrit se trouve sur Gallica. Dans les Opera d’Archimède (éd. Geschauff) de 1544, les lettres vont dans le sens « des aiguilles ». 48 C’est une copie, un peu améliorée, d’un détail de ce que Gallica donne pour le ms. BNF grec 2360, à la page concernée. 49 Vitruve, De l’Architecture, texte établi, traduit et commenté par Philippe Fleury, Les Belles Lettres, C.U.F., 1990, vol. 1, p. LXII sqq. 50 Voir http://www.math.ubc.ca/~cass/Euclid/papyrus/papyrus.html qui donne aussi des références utiles. 47 16 Euclide, Eléments 2, 5. Datation : début du IIe siècle EC. 4.3. Sinus et cosinus : bataille de la ligne et du plan Les graphiques, les tableaux, les « graphes » comme on dit aussi, sont-ils des images ? On surprendrait beaucoup de mathématiciens, physiciens, géomètres, astronomes etc. en le disant. Car pour beaucoup de gens, les images doivent « représenter quelque chose », un objet. Les livres sur les plantes ont des images, mais pas les livres sur les planètes ! L’emploi des lettres dans les dessins des géomètres, comme on a vu ci-dessus avec Archimède et Euclide, semble aussi « domestiquer l’image » : la ramener au statut de schéma, l’intégrer dans le texte. Pourtant dans les livres, jusqu’à nos jours, le statut du « schéma » reste ambigu, comme le manifestent les mises en page, qui tantôt intègrent le schéma dans la colonne et donc dans la page, tantôt le repoussent dans la marge, dans la zone dévolue aux commentaires et aux gloses. Du point de vue technique aussi, jusqu’à nos jours, les schémas sont un problème : les logiciels de traitement de texte, justement, ne les « traitent » pas. Une part importante du regard que nous portons sur les sciences, sur la distinction entre « science fondamentale » et « science appliquée », et aussi bien sur la différence entre science et littérature, passe par l’aspect d’une page – sans que nous nous en rendions toujours compte. Un éditeur aimable m’avait un jour proposé de faire un « beau livre » sur un thème que j’avais, de mon côté, proposé. Mais voilà que je voulais y introduire un tableau avec des nombres ! Quelle horreur ! « Nous, nous faisons des beaux livres », me dit la responsable. Les schémas ou tableaux de nombres seraient donc laids par nature ? Plus exactement, ils ne conviennent pas au concept du « beau livre », qui est tout à fait réceptif aux illustrations, même pleine page et en couleur. Mais des schémas, des tableaux avec des colonnes et des lignes ! Non. Un certain nombre de « figures » dont nous avons parlé, les schémas de géométrie ou d’astronomie, les tableaux d’éphémérides ou de coordonnées géographiques, intègrent des lettres ou des chiffres, ou les deux. Les figures qui intègrent des séries coordonnées de symboles (et qui sont souvent aussi des schémas géométriques ou des tableaux à double entrée) possèdent un statut analogue. Certaines autres figures sont ambiguës, parce qu’elles montrent à la fois des dessins « figuratifs » et des chiffres ou lettres ou symboles, ainsi souvent des images des constellations par exemple. L’accent peut varier : certaines images de constellations représentent par exemple une ourse très reconnaissable, et les étoiles sont comme dissimulées dans la fourrure ; parfois c’est l’inverse : les étoiles dominent l’image, et la figure de la constellation n’apparaît que par une silhouette assez indistincte. On aimerait être assuré de l’étymologie vivante du mot sinus, le sinus des géomètres, celui qui se complète de cosinus, ou de tangente et cotangente. Le mot semble venir de l’Inde, où le sanscrit jīva- 17 signifie ‘corde d’arc’, pour lequel Monnier-Williams51 renvoie au Sūryasiddhānta II, 57. Il existe un accord assez solide sur le fait que cet ouvrage d’astronomie, composé d’abord vers 400, est influencé par le système mis au point par l’astronome grec Hipparque, dont justement le principe des tables de « cordes » se retrouvent dans le traité indien. Otto Neugebauer écrivait52 : Il y a de nombreux indices nets d’un contact direct de l’astronomie indienne avec la tradition hellénistique, par exemple l’usage des épicycles, ou de tables de cordes que les Indiens ont transformés en tables de sinus. Le même mélange d’arc écliptiques et de cercles de déclinaison se trouve chez Hipparque et chez les premiers Siddhāntas (ce que Burgess [dans sa traduction] appelle ‘longitude polaire’ et ‘latitude polaire’). L’sage systématique du système sexagésimal est commun à l’astronomie mésopotamienne et à la grecque. Le mot indien est passé53 en arabe, rencontrant un mot qui y signifiait ‘poche’, sous la forme jayb ‘sinus’, et Gérard de Crémone, peut-être le plus grand traducteur de l’arabe au latin au XIIe siècle, a traduit54 ce mot arabe par sinus, dont le sens premier en latin est ‘une courbe’ ou ‘une poche’. C’est là du moins le résultat de l’érudition philologique. On remarque parfois, aujourd’hui, que nous n’avons plus les tables d’Hipparque, dont on sait qu’elles étaient construites différemment de celles d’Āryabhaṭa en Inde, et qu’en conséquence il faut voir avec prudence l’idée de l’influence grecque55. Le sujet touche notre enquête, parce qu’un sinus (le rapport entre deux longueurs dans un triangle rectangle : pour un des deux angles non droits, le rapport entre le côté opposé à l’angle et l’hypoténuse. Dans le schéma56 = o/h) transforme un aspect d’une figure géométrique en un nombre. Les rapports trigonométriques sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, une revanche du nombre et de la lettre sur l’image. La ligne reprend le pas sur le plan ! 4.4. La géométrie analytique On pourrait voir de la même façon l’entreprise de la géométrie analytique, bien plus tard. En effet, le principe la géométrie analytique est de représenter les objets par des équations ou des inéquations. Une première étape historique, semble-t-il, a été le développement par François Viète (1540-1603) – qui par ailleurs fut un temps le déchiffreur attitré des codes secrets pour le roi de France – de l’algèbre moderne. En 1591, il publie In Artem analyticem isogoge ‘Introduction à la méthode analytique’, où il montre qu’en faisant emploi de lettres (au lieu de chiffres), on peut introduire des variables, et qu’il 51 Page 422c. Otto Neugebauer, 1957², The Exact Sciences in Antiquity, Brown, p. 186. Voir aussi John North, Cosmos. An Illustrated History of Astronomy and Cosmology, 2008, University of Chicago Press, p. 178 ss. 53 Le TLFi renvoie à A. Schirmer, Wortschatz der Mathematik, à la fin du tome 14 (1912) de Zeitschrif für deutsche Wortforschung, p. 67 : https://archive.org/details/zeitschriftfrdeu14berluoft/page/66 54 Le renseignement est donné par Schirmer, qui renvoie à deux auteurs (1) Moritz Cantor, 1894, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, qui en parle p. 693 dans sa 2e ed. (en ligne archive.org) mais en attribuant à Platon de Tivoli un De motu (ou : scientia) stellarum, traduction d’un ouvrage du mathématicien Albategnus, ou plus correctement Muḥammad Al-Battānī, composé avant 918. (2) Dans son article, Zur Geschichte des ‘Sinus’, Zeitschrift für Mathematik und Physik, 40/2 (1895), p. 126-28. (en ligne), J. Ruska reprend toute l’affaire de façon savante et passionnante, à la fin de quoi il explique que Platon de Tivoli a traduit par chorda mais Gérard de Crémonde par sinus, si l’on suit M. Koppe, Die Behandlung der Logarithmen und der Sinus, Programm des Andreas-Gymnasium, 1893, p. 32 – lequel serait donc le premier à avoir proposé Gérard de Crémone. 55 Voir https://en.wikipedia.org/wiki/%C4%80ryabha%E1%B9%ADa%27s_sine_table 56 Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sinus_(math%C3%A9matiques) 52 18 est possible de faire des calculs sur des quantités inconnues, mais dont établit les rapports entre elles57. L’Isagoge de Viète fait 18 pages en tout mais, si l’on ôte le titre et la divertissante introduction, le texte ne fait que onze pages. Cependant, il a réussi à expliquer58 comment on pouvait utiliser des signes comme +, -, =, la valeur des chiffres en exposant comme 2, 3 etc. pour ‘carré’, ‘cube’ etc., le signe / pour indiquer un rapport, et donc quelle forme concrète donner à des équations ; comment utiliser des lettres, et pourquoi. La fin du petit ouvrage évoque en effet la possibilité de déduire la proportion des côtés d’un triangle quand l’angle est donné (la trigonométrie) mais aussi que les courbes sont des sommes d’angles, et qu’elles sont réductibles au calcul59. Une seconde étape est symbolisée par l’œuvre de Descartes. Les historiens indiquent l’importance de Marino Ghetaldi, un mathématicien de Raguse (auj. Dubrovnik) et élève de Viète. Correspondant de Clavius, de Galilée et d’autres mathématiciens ou physiciens d’Europe, il semble avoir souffert de son « enfermement » à Raguse, où il est mort en 1626. En 1637, Descartes publie sa Géométrie,60 où il classe les équations par degré et montre que l’algèbre et la géométrie sont une même chose. Ce qu’on appellera les « repères cartésiens », avec abcisses et ordonnées, permettent d’associer des tracés à des couples de nombres. Mais il semble que ce soit Pierre de Fermat, dans un texte publié en 1636 (après sa mort), qui ait le premier systématiquement utilisé ce qu’on appelle aujourd’hui les « coordonnées » d’un point. Au début de sa Géométrie, où l’on voit de nombreux schémas, Descartes indique, après avoir donnée quelques exemples61 : Mais souvent on n’a pas besoin de tracer ainsi ces lignes sur le papier, et il suffit de les désigner par quelques lettres, chacune par une seule. Comme pour ajouter la ligne BD à GH, je nomme l’une a et l’autre b, et écris a + b ; et a – b pour soustraire b d’a ; et a b pour les multiplier l’une par l’autre : et a / b pour diviser a par b ; et aa ou a² pour multiplier a par soi-même. Cela l’amène à préciser quelques lignes plus loin : Où il est à remarquer que par a3 ou b3 ou semblables, je ne conçois ordinairement que des lignes toutes simples, encore que pour me servir des noms usités en l’algèbre, je les nomme des carrés ou des cubes etc. 5. Des livres sans images ? 5.1. L’image tabou Il est remarquable que des livres, manuscrits ou imprimés, puissent être sans images. Rien n’empêche (surtout quand il s’agit de manuscrits) d’y ajouter des symboles, signes, dessins, croquis ou schémas, cartes ou figures, qui souvent rendent le propos plus compréhensible et plus agréable. On le voit très bien depuis que les techniques d’édition ont transformé les guides touristiques. Il est curieux qu’on s’en prive. Mais justement : ils sont… touristiques, donc suspects aux savants ! Même un livre comme celui de Georg Luck, Arcana Mundi. Magic and the Occult in the Greek and Roman Worlds, qui est un Les spécialistes de l’histoire des mathématiques montrent que l’emploi des lettres pour les calculs est repérable dans plusieurs travaux de l’époque, ou un peu antérieurs. Ils semblent d’accord pour attribuer à Viète l’ambition de donner toute son ampleur au procédé. 58 Texte de 1591 sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k108865t?rk=42918;4 59 L’ouvrage de Viète est en latin, avec de nombreux mots grecs. Il existe une traduction en français, publiée en 1868 par Frédéric Ritter. Disponible sur google books. 60 La Géométrie de Descartes fut publiée en français. Une traduction latine a été réalisée par Van Schooten, un mathématicien hollandais, en 1649, permettant l’accès de l’ouvrage à un public plus large. 61 Pour vérifier comment Descartes a fait imprimer ces symboles, on peut se reporter à l’édition de 1637 sur Gallica. Les passages cités sont pages 298-99. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86069594?rk=64378;0 57 19 classique62, est totalement dépourvu d’images. Il est vrai que Luck veut explicitement nous présenter ‘A collection of ancient texts’. Mais ces textes antiques étaient-ils vraiment dépourvus d’images ? Pourquoi s’interdit-on les images ? Pourquoi les enlève-t-on, quand il y en avait ? Comme nous l’avons vu plus haut, les textes alchimiques (à cause des métaux) et astrologiques (à cause des planètes) utilisaient fréquemment des petits symboles spéciaux, qui sont vite devenus « monnaie courante ». Mais les éditions actuelles de ces textes anciens – en dépit de toutes les règles passées et présentes de la philologie – les enlèvent pour les remplacer par des mots qui ne sont pas dans les textes. Dans sa savante édition du texte de Zosime de Panopolis, « l’un des plus grands représentants de l’alchimie grecque [antique] », Michèle Mertens ajoute incidemment à la fin de son introduction de 170 pages63 : La plupart des noms des substances sont représentés dans les manuscrits par des symboles alchimiques dont on trouvera l’interprétation dans le répertoire du CMAG, tome VIII64. Sauf difficulté particulière, j’ai transcrit ces symboles en toute lettre sans en faire mention dans l’apparat critique. En clair : elle a enlevé tous les symboles qui étaient dans le texte d’origine ; elle ne dit pas pourquoi. Plus récemment, dans sa belle édition des fragments d’un des premiers alchimistes antiques connus, le « Pseudo-Démocrite », Matteo Martelli a fait de même65, mais il a admis les symboles dans son apparat critique. De sorte que la liste des symboles, qu’il donne soigneusement à la fin de son édition66, apparaît bizarrement comme « les symboles qui se trouvent dans l’apparat critique ». C’est absurde, puisque si ces symboles se trouvent là, c’est parce qu’ils sont dans les manuscrits ! Ces savants auteurs font exactement comme si courait une sorte de tabou sur les images, ou même sur les symboles qui ne sont pas tout à fait des lettres ou des chiffres. Ce qui n’est pas « texte » au sens le plus étroit leur semble charlatanesque et doit être prohibé, ou du moins relégué en bas de page. Michèle Mertens, qui dit du mal de l’édition ancienne de Berthelot et Ruelle67 (elle a peut-être bien raison), en reproduit les illustrations, et cette fois sans critique – mais elle ne les introduit pas là où elles devraient être (c’est-à-dire avec le texte qui les commente) : seulement en fin de volume, en appendice. Il ne faudrait pas croire qu’elles ont une valeur égale… On en reste stupéfait. Barbara Obrist publia68 en 2004 sa Cosmologie médiévale. Textes et images, où elle discute cette relation entre un texte très dépendant des images, et des images qui ont une tradition passionnante, parfois plus ancienne que les textes qui les utilisent. Elle écrit dans sa conclusion69 : Mais le domaine le plus négligé reste celui des représentations picturales qui accompagnent les textes cosmologiques antiques. Cette négligence est d’autant plus surprenante que [il ne fait aucun doute que] la conceptualisation géométrique de la sphère céleste entreprise pour la première fois 62 Georg Luck, 2006 (1re éd. 1985), Arcana Mundi. Magic and the Occult in the Greek and Roman Worlds. A Collection of Texts. John Hopkins University Press. 63 Les Alchimistes grecs, tome IV, 1re partie : Zosime de Panopolis, Mémoires authentiques. Texte établi et traduit par Michèle Mertens. Les Belles Lettres, 1995, p. CLXXI-XII. 64 Il s’agit du Catalogue des Manuscrits Alchimiques Grecs (CMAG), publié en 8 volumes par divers savants entre 1924 et 1932. Le volume VIII (1932), sous la responsabilité de C.O. Zuretti, concerne les Alchemistica signa, les ‘symboles alchimiques’. 65 Matteo Martelli, 2013, The Four Books of Pseudo-Democritus, SHAC. 66 Op. cit. S268-69, où il compare les symboles utilisés dans les quatre manuscrits majeurs. 67 Zosime de Panopolis, édition citée, p. CVI-IX. 68 Barbara Obrist, 2004, La Cosmologie médiévale. Textes et images, I : Les Fondements antiques. Firenze, Sismel. Avec de très nombreuses illustrations. 69 Op . cit. p. 311. 20 dans la Grèce antique soit intrinsèquement liée à sa représentation visuelle. La sphère céleste a été représentée sous forme de modèles mécaniques et sous forme de figures. Ces figures, d’abord tracées dans le sable, ont été ensuite reproduites sur des supports durables en vue de la transmission écrite des hypothèses astronomiques et de leurs démonstrations. On pourrait penser qu’un événement aussi marquant que l’introduction de la figure géométrique dotée de lettres, ainsi que ses évolutions ultérieures, auraient dû provoquer de multiples études. Or elles sont de date récente (en particulier R. Netz). C’est au fond la tradition du Warburg Institue, celle qu’illustrèrent des savants de première grandeur comme Erwin Panofsky, Friedrich ‘Fritz’ Saxl, Ernst Gombrich, Frances Yates et d’autres encore, à commencer par Aby Warburg, sur qui Gombrich publia70 cette magnifique biographie intellectuelle qui n’en est pas moins enrichie par 172 illustrations. Qu’est-ce qui a produit, dans la culture européenne, cet effarant tabou contre l’image ? 5.2. La fiction du livre qui parle L’idée du livre « sans image » est qu’il est la stricte transcription d’un discours. Il « figure » l’oralité transposée. Un livre sans images est donc le résultat d’une fiction et poursuit la tradition ancienne, et elle-même bien curieuse, du dialogue littéraire : Platon nous fait croire que nous « entendons » Socrate parler avec ses amis et, pour rendre la chose crédible, il nous décrit parfois brièvement le décor. A vrai dire, la plupart du temps, le dialogue commence sur le vif, et nous avons quelques indications rapides sur les lieux et le moment. Plus rarement, quelqu’un raconte le dialogue qui va être le centre du livre, sans que le lecteur y « assiste » directement71. Dans le cas du Phèdre, un cas presque unique à vrai dire, Socrate rencontre Phèdre qui va, sur le conseil d’un médecin, faire sur la route sa promenade du matin : la conversation s’engage, et Phèdre promet de raconter à Socrate la substance d’un entretien auquel il a assisté mais, à ce moment-là, les deux amis s’interrompent pour trouver un endroit agréable où s’asseoir, et c’est là qu’intervient le fameux platane au bord de l’Ilissos. Généralement, les décors de Platon sont seulement esquissés en trois traits, et sont « en ville ». Mais cette fois-ci, on a une description presque rurale qui a enchanté des générations de lecteurs : une rare fenêtre en couleur dans un monde en noir et blanc. A sa suite, Cicéron a essayé de faire de même dans les Tusculanes, qui sont censées rapporter des conversations, ou plutôt des conférences72, qui auraient eu lieu avec un auditoire d’amis dans sa maison de Tusculum, tout près de l’actuelle Frascati, près de Rome. Il est fort possible que Cicéron ait abordé avec des amis les sujets dont il « parle » dans les Tusculanes mais, dans le livre, il s’agit d’une mise en scène. Il en va de même pour les dialogues de Platon : il est bien possible que Socrate et ses amis aient abordé les sujets en question, mais quand Platon nous les raconte, souvent de seconde main (ou oreille) comme dans le Phédon où un certain Echécrate interroge Phédon sur ce qui s’est dit au moment de la mort de Socrate, il est bien difficile de croire que c’est exactement cela qui s’est dit. Et c’est encore plus difficile, à vrai dire, dans la République où le Ernst Gombrich, 2015, Aby Warburg, une biographie intellectuelle. Suivie d’une étude sur l’histoire de la bibliothèque de Warburg, par F. Saxl. Klincksieck. Trad. de l’anglais (1970) par Lucien d’Azay. 71 Au tout début du Banquet, un certain Glaucon arrête en ville Apollodore, pour lui demander de raconter le fameux banquet ; Glaucon en a eu vent par un certain Phénix. Apollodore explique alors à Glaucon que cet épisode remonte à plusieurs années, avant que lui-même ne s’attache à Socrate, et qu’il en a eu le récit par un certain Aristodème, qui doit être aussi la source de Phénix ; mais Socrate, questionné sur certains points, a confirmé le récit d’Aristodème. A la demande répétée de Glaucon, Apollodore raconte finalement l’épisode du banquet « dans l’ordre où Aristodème me les a racontées ». 72 Il dit : scholas, ut Graeci appellant ‘des cours, comme disent les Grecs’, Tusculanes I, 5 (§ 9). 70 21 personnage qui dit « je » est justement Socrate, qui de notoriété publique n’a jamais rien écrit sauf une chanson. L’ombre de décor qui court minimalement au long de ces « dialogues » nous désigne ce qui est romanesque. Car le « saut » entre cette littérature de dialogue soi-disant rapportés, et le récit, c’est l’invention de la 3e voix : le récit anonyme qui dresse par derrière les dialogues le théâtre où ils prennent place. Dès les romans grecs antiques73, et en fait bien avant eux, il existe une « 3e voix » qui n’est pas une voix d’acteur, mais d’écrivain, pour « peindre » le contexte, les circonstances. C’est justement cette voix qui est absente des dialogues de Platon. Ainsi, Eugène Sue commence les Mystères de Paris (1842) par une déclaration aussi ferme qu’une expertise : Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. Et un autre auteur commençait ainsi le roman français le plus célèbre de tous (1844) : Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde signala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples. Ces déclarations anonymes, complaisamment neutres, nous apparaissent à bon droit maintenant comme la preuve même de la fiction. Car nous savons que deux pages plus loin, dans les deux cas, vont commencer des dialogues que personne ne peut avoir retenus par cœur. Les romans grecs de l’Antiquité utilisaient exactement la même technique : tous commencent sur un récit qui, parfois brutalement, parfois avec une grande subtilité, nous donne les repères, temps, lieux, personnages, contexte – mais ce contexte est le cœur de la fiction. Plusieurs ouvrages d’histoire, suivant une tendance dont Ivan Jablonka cherche à faire comprendre le poids74, veulent mettre en évidence, inversement, ce qu’on peut tirer de la mise en scène. En effet, il existe un débat ancien autour du récit historique, ce qui le constitue ; Arnaldo Momigliano a écrit sur ce sujet des essais remarquables. Les auteurs anciens incluaient dans le récit historique des discours ou dialogues, comme autant de garanties d’authenticité. Nous avons cru ensuite qu’au contraire, ces invraisemblables citations ruinaient la vraisemblance de l’histoire rapportée, et que le récit sérieux, crédible, ne pouvait pas être personnel (ou bien dans les notes). Le centre du débat est dans le statut des trois « personnes ». Pour Platon, les dialogues sont la bonne façon de raconter l’histoire. Non seulement parce qu’on peut y écouter (= y lire) Socrate pratiquer une « maïeutique » qui n’est possible que dans l’échange vivant ; mais parce que la parole est la seule vérité incontestable, le sceau de l’authentique. Mais d’un autre côté les historiens et les romanciers (dont Homère) ne pouvaient « raconter » qu’en incorporant ces dialogues dans le tissu d’un récit qui rendait aux personnages du drame des moments où ils ne parlaient pas, mais couraient, dormaient, pensaient, ignoraient ; et où subrepticement s’installait un auteur qui, sachant de toute évidence ce que pensait monsieur A, savait que monsieur B ne le savait pas. Aussi longtemps que le sceau de l’authentique est de refuser la « 3e personne », le récit n’est fait que de paroles. Le livre qu’on lit est alors supposé nous restituer ces paroles. Et il est clair qu’il n’y a pas de place, là, pour des images. Plus grave : si le livre de Vérité est celui qui rapporte des paroles, alors toute vérité est parole - et tout ce qui est graphique est faux. Alors, l’image est le symbole même de la fausseté. Voir ‘Le Narrateur, vu de son point de vue’ https://www.academia.edu/27317530/Le_Narrateur Ivan Jablonka, 2014, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle. 73 74 22 5.3. Le vrai récit n’a pas d’images Une anecdote personnelle. Lorsque j’ai publié dans le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, en 2006, un article sur l’histoire des langues Boro-Garo du Nord-Est de l’Inde, j’y ai joint quatre schémascartes et deux photographies. Je dois à la bienveillance d’Alain Lemaréchal, qui dirigeait alors la publication du BSLP, d’avoir pu le faire : ce périodique existe depuis 1869, mais je crois que mon article était le premier à inclure des photos – et je ne suis pas sûr qu’il y en ait eu beaucoup d’autres depuis. Je constate, y compris parfois chez des collègues anthropologues, une réticence ou un agacement devant les images. Cette réticence oscille entre diverses justifications. Il y a d’un côté l’argument religieux ou moral : la vulgarité attribuée aux images, qu’on soupçonne au fond de « toucher les sens » au lieu d’exciter l’intellect. Et de l’autre côté, la crainte moins avouable (car elle concerne les soucis de carrière) de passer pour un « journaliste » en convoquant des images, bref, de se discréditer comme « savant ». Encore de nos jours, très souvent, perdure l’Effet Platon : l’idéal serait de pouvoir tout expliquer avec des mots, du haut de la chaire ; le recours aux images a quelque chose – au mieux - d’une facilité. Au pire, d’un amateurisme dégradant. Mosaïque de l’ancienne synagogue dite de Beit-Alpha (5 ou 6e siècle EC). On y voit les figures du zodiaque avec leur nom, mais pas les symboles.75 Je viens d’évoquer Platon, mais on pourrait penser tout autant au sort qu’on a fait à certains interdits bibliques, qu’il est peutêtre opportun de revisiter sous cet angle. Dans certaines façons d’islam, comme dans certaines façons de judaïsme, on a cru comprendre que le texte biblique interdisait les images. Les commentaires sur la question sont anciens, proliférants, embarrassés jusqu’à nos jours. Dans les querelles qui ressurgissent aujourd’hui, il faut rappeler que l’islam a varié plus qu’on ne croit sur le supposé interdit76. Et l’on sait que les fouilles de nombreuses synagogues anciennes ont livré des sols de mosaïques figuratifs77. Il faut instamment rappeler que dans chacune des trois mouvances, on trouve de nombreux artistes qui ont plus ou moins contourné le fameux interdit, ou l’ont affronté directement, comme fit Chagall78. On peut aimer à la fois les tapis géométriques et les photos de famille. Rappelons brièvement l’essentiel. La formulation la plus connue est dans le Décalogue (Exode 20 :35a)79 : 75 Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Synagogue_de_Beth_Alpha François Boespflug, 2013, Le Prophète de l’islam en images : un sujet tabou ? Montrouge Bayard. 77 Pierre Prigent, 1991, L’Image dans le judaïsme. Du IIe au VIe siècle. Labor et Fides. 78 C’est encore le sujet du roman de Chaïm Potok, My Name is Asher Lev, 1972. 79 Traduction Dhorme, in Coll. De la Pléiade. Le texte se retrouve en Deutéronome 5, 7-9. Sur l’importance des choses écrites et des livres dans la Bible, voir ‘La Bible, les livres au long du livre’ à https://www.academia.edu/28772252/La_Bible_les_livres_au_long_du_Livre 76 23 Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne te feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant eux et tu ne les serviras pas. Il est clair que ces énoncés peuvent avoir une interprétation « stricte » ou une « large ». On peut se concentrer sur la sentence « Tu ne feras pas d’idole ni aucune image… », en voyant en somme l’interdiction totale des images comme une façon plus sûre de ne pas risquer l’idolâtrie. On peut voir les énoncés dans leur ensemble, et constater que l’interdit porte en fait seulement sur ces images dont on fait des idoles, donc non pas sur les images elles-mêmes mais sur le rôle qu’on leur donne. Le fait que l’énoncé « ni aucune image… » soit suivi par « tu ne te prosterneras pas devant eux » laisse penser que ce qui est visé est les idoles, c’est-à-dire les représentations de figures auxquelles on rendrait un culte – pas les représentations en général. En tout cas, c’est cette interprétation « large » dont témoignent les pavements de mosaïque d’autrefois, et les représentations courantes d’hommes et d’animaux qu’on trouve dans plusieurs régions musulmanes. Dans cette dernière interprétation, l’interdit de la représentation porte uniquement sur l’image de Dieu, qu’on jugera plus tard de toute façon impossible par nature. Ce qui est troublant, en Europe, c’est que ce vieux problème semble toujours à fleur de peau. Car le judaïsme ou l’islam ne sont pas seuls concernés. On le voit aussi dans certaines façons de christianisme où le noir-et-banc paraît moins indécent que les couleurs80, et comme l’écrit Yoko Tawada à propos des pays protestants qu’elle connaît bien : « Renoncer aux couleurs fait partie intégrante de la fierté du Nord réformé ».81 Le respect fidèle du « texte », de la « Parole », se mettre « à l’écoute de la Parole », sont des constantes de la rhétorique chrétienne à chaque fois qu’elle veut se réformer, retourner aux sources. La Bible, et même le Nouveau Testament, sont emplis de nombreux récits à la 3e personne et même dans les Evangiles où les propos de Jésus sont souvent rapportés, ils ne sont qu’au sein d’un tissu biographique où le récit anonyme domine clairement l’action. Malgré tout, ce qui ressort pour le croyant est « la Parole », où il finit par inclure tout l’appareil qui l’entoure. La 3e personne est niée, pour ne plus laisser en face de soi qu’un dialogue, le seul qui puisse – semble-t-il – faire office de vérité. Ce qui est intéressant pour nous, ce n’est pas le débat d’exégèse. C’est l’idée constamment réactivée (qu’on cite ou non ce texte pour se justifier) que la 3e personne est un risque qu’on prend au-delà du contact personnel ; et que l’image se profile dès qu’on quitte la souveraineté supposée du dialogue. L’image est un risque : on risque d’y croire. L’image introduit une sorte de bulle dangereuse dans le tissu d’un propos. Elle n’en a ni le rythme, ni les accents, ni le filé - rien. Nous sommes loin d’avoir fait le tour de cette zone douloureuse de l’imaginaire social. 6. Conclusion « Le vrai texte (le texte sérieux, le texte fiable) n’a pas d’images ; son modèle sous-jacent est le récit oral. » Cette phrase ne reflète pas ce que je crois, mais une opinion que je cherche à décrire parce qu’il me semble qu’on la retrouve persistante à travers différentes cultures, et elle joue un rôle clef en Europe occidentale. Michel Pastoureau, 2008, Noir. Histoire d’une couleur, Seuil. Voir le chapitre ‘La Couleur en noir et blanc’, p. 119 et suivantes. 81 Yoko Tawada, 2012, Journal des jours tremblants. Après Fukushima. Traduit de l’allemand par Bernard Banoun. Verdier. Page 39. 80 24 Cela ne signifie pas que tous les textes aient été vus de cette façon. Plusieurs œuvres82 ont traversé le mur de verre entre Antiquité et haut Moyen âge avec des images : Virgile avec les deux anciens manuscrits du Vatican, l’Iliade avec le manuscrit de la Bibliothèque Ambrosienne, la Bible latine ou syriaque, des évangiles en grec ou en syriaque, et il faut citer pour le VIe siècle le Dioscoride de Vienne et la tradition illustrée83 de la Topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès, ‘l’homme qui navigua vers l’Inde’. Ce sont du moins les exemples les plus célèbres. Pour les œuvres dites scientifiques, nous avons vu plus haut que plusieurs œuvres d’astronomie ou de mathématiques, ou d’architecture et de sciences dites mécaniques, impliquaient des illustrations, schémas et croquis souvent très élaborés, dont la tradition a existé, même si elle a été perdue à un moment donné. Un cas particulièrement intéressant est celui du manuscrit de Dioscoride conservé à Vienne, qui est du tout début du VIe siècle et est dédié à Anicia Juliana : cette femme qui fit construire l’église de Saint-Polyeucte dont deux piliers aboutirent à Venise. Le fol. 5v du manuscrit de Vienne représente Dioscoride à droite en train d’écrire et, devant lui, un homme assis qui peint une mandragore d’après nature : il tourne la tête vers une femme qui tient à la main la racine au naturel. Voir ci-dessus84. Les illustrations des plantes sont pleine page et en couleur, un cas à peu près unique, et la plupart ont leur nom en grec, transcrit aussi plus tard en arabe et en hébreu. Un autre manuscrit de Dioscoride, conservé à la BNF, le Parisinus grec 2179, date de la fin du VIIIe siècle85. Les plantes n’y sont pas représentées en pleine page, mais les images sont aussi annotées, en latin et en arabe. Un tel manuscrit n’aurait guère de sens sans les images. Mais cette conclusion est-elle parfaitement justifiée ? Peut-être acceptons-nous volontiers cette idée parce qu’encore aujourd’hui nos flores sont illustrées, et souvent par des dessins. Nous attendons aussi d’un récit de voyage, par exemple, qu’il soit accompagné de dessins ou de cartes – mais cette fois c’était beaucoup moins vrai autrefois, même pour les nombreux récits de pèlerinage. Nos idées sur ce qui doit (ou devrait) être illustré changent. 82 Voir le petit album de Kurt Weitzmann, Manuscrits gréco-romains et paléochrétiens, Chêne, 1977, traduction française de Michel Courtois. 83 Il existe trois mss. de cet ouvrage, un Vaticanus du IXe siècle, et un Sinaiticus et un Laurentianus du XIe siècle. L’étude de l’illustration permet de la faire remonter à l’original perdu. Voir l’édition par Wanda Wolska-Conus de Cosmas Indicopleustès, la Topographie chrétienne, Cerf, coll. Sources chrétiennes, 1968. Et du même auteur l’étude La Topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès. Théologie et science au VIe siècle, PUF, 1962. 84 Source de l’image : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/3a/Autorenbild_%28Wiener_Dioskurides%29.jpg 85 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b525002505?rk=21459;2 25 Une biographie est une sorte de voyage : pourquoi attendons-nous moins d’images dans les biographies ? Ce qui semble récurrent, jusqu’à nos jours et c’est pourquoi cela nous touche, c’est la différence entre deux classes de livres. Sans prétendre leur donner des étiquettes exactes, nous aurions d’un côté les « livres sans images », qui paraissent plus profonds, plus sérieux. Leur modèle implicite, nous l’avons vu, est la conversation sérieuse. C’est ce que traduit l’absence d’images : tout est dans les propos. Nous sommes supposés lire comme si nous entendions. De l’autre côté, nous aurions les « livres documents ». Qu’il s’agisse d’histoire, de sciences, de divertissement, l’illustration n’y crée pas de perturbation, au contraire elle s’invite volontiers. Ces livres-là ne sont pas conçus comme des « livres parlés » mais d’emblée comme des « livres écrits », et même dessinés. On peut y varier les écritures, les formats, les couleurs, y trouver des images de différentes factures. Mais cette double destinée nous amène aussi à revoir nos classifications. D’un côté : la philosophie, ou une conception des sciences du discours qui inclut les mathématiques et plusieurs formes de la physique ou de l’astronomie, voire de l’économie. De l’autre : les sciences expérimentales, celles qui ont besoin de voir des objets : les sciences naturelles, la géographie, les sciences des matériaux et des industries comme des artisans, et les arts. La frontière ne passe pas où l’on croyait. Vincennes, le 31 décembre 2018 Version 6 (refondue) : 11 janv. 2019 Note éditoriale. Merci d’abord à ma collègue Sylvie Archaimbault, spécialiste de linguistique slave, ainsi qu’à madame Hélène Cuvigny, spécialiste des papyrus grecs. Les lecteurs les plus fidèles auront vu, avec fatigue, que cet essai est passé par plusieurs formes successives. Il a été difficile à terminer, mais est une expérience d’autant plus précieuse. Il me fait toucher du doigt, mieux qu’auparavant, l’ambiguïté de ce qu’on appelle « vulgarisation ». Vulgariser, c’est rendre accessible en termes simplifiés un ensemble de faits admis par la communauté scientifique. La vulgarisation traduit la volonté des spécialistes d’une discipline de ne pas rester enfermés dans leur spécialité et même d’expliquer pourquoi ils sont utiles ! Ici ce n’est pas cela, puisqu’il s’agit de rendre compte d’une recherche en cours. C’est, à mon sens, ce qui distingue clairement le chercheur du professeur (qui peuvent bien sûr se retrouver dans une même personne). Le professeur prend soin d’expliquer ce qui est vrai, avec les précautions nécessaires. Le chercheur suit son idée, et essaie de la formuler avec le plus de clarté possible, avec les éléments de preuve ou de réflexion qui sont ceux de sa recherche en cours. Le thème de cet essai, en un sens n’est pas nouveau pour moi. Mes soucis de chercheur vont souvent aux textes, à leur logique, et aussi aux images et à la capacité qu’elles ont parfois de raconter ou accompagner des histoires. Ce qui était nouveau ici, c’est l’attention portée non pas aux images d’un côté, et aux textes de l’autre, mais à l’incursion profonde des images dans les textes. Je me suis rendu compte que, s’il existe bien entendu une vaste et ancienne discussion sur les signes et les symboles – transformée assez souvent en disciplines universitaires -, il existe en revanche peu de choses sur le sujet abordé ici : les images au cœur des textes. Et j’ai essayé de montrer pourquoi.