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Le triple transfert chamanique

Il s'agit d'un texte présenté à une journée d'étude sur l'art paléolithique organisée par le laboratoire TRACE de l'UT2J.

1/11 Raphaël Künstler Le triple transfert chamanique Texte de l'exposé présenté durant la journée Cham-ni-misme, le 14 avril 2019 organisée par Clément Birouste et Camille Bourdier, Département d'archéologie et de préhistoire de UT2J Mon objectif est ici de défendre la thèse sceptique suivante : toute proposition attribuant aux humains préhistoriques des pratiques chamaniques est vouée à demeurer éternellement une hypothèse. Autrement dit : si quelqu'un attribue aux humains préhistoriques des pratiques chamaniques, il imagine ces pratiques, mais il ne les connaît pas. Cela étant posé, je dois immédiatement restreindre la portée de mon propos : il est souvent arrivé que les philosophes déclarent qu'une question est scientifiquement inconnaissable, et que les scientifiques, quelques années, décennies ou siècles après, inventent des procédures d'établissement de la preuve auxquels les philosophes n'avaient pas pensé. Qu'il s'agisse de la structure géocentrique ou héliocentrique du système solaire, de la structure atomique ou continue de la matière, de l'origine des langues, de l'existence ou de l'inexistence des représentations mentales, les philosophes ont souvent joué les prophètes de malheur. Ils démontrèrent que l'enquête sur ces questions était définitivement paralysée, jusqu'au moment où les scientifiques prouvèrent par le mouvement que les philosophes avaient tort, qu'ils avaient manqué d'imagination et d'inventivité. Je défends donc ma thèse sceptique concernant le chamanisme préhistorique avec la conscience, et même l'espoir, 2/11 que l'histoire me donnera probablement tort. Et même l'histoire très immédiate, puisque je m'attends à ce que toutes les interventions qui vont suivre réfutent mon propos. En somme, je suis donc sceptique à propos de ma thèse sceptique. Je la soutiendrai ici néanamoins, car il me semble qu'un des rôles de la philosophie est de provoquer, de provoquer la réflexion et la discussion. L'argument que je vais proposer en faveur de mon scepticisme consiste à soutenir que le concept de chamanisme préhistorique résulte d'un triple transfert, c'est-à-dire d'une triple changement de main. Et que chacun de ces passages derelai ajoute à l'incertitude de l'objet transmis. 1. Les trois transferts Pour distinguer ces trois transferts, il faut indiquer quel est le territoire initial du concept — ou plutôt du mot — « chamanisme ». Comme vous le savez toutes et tous, le concept — ou plutôt le mot — « Shaman » pousse dans certaines sociétés sibériennes, en particulier les Toungousses. Il sert à y désigner un membre du groupe qui se livre à des activités qui l'y singularise. L'usage de ce terme semble donc analogue à cette famille de termes par lesquels nous désignons des statuts sociaux, des professions1. Par exemple, le mot « trader » n'a aucun sens en dehors d'une société où existent des pratiques financières et boursières. Le mot « chair » ne signifie rien là où la pratique des colloques universitaires n'existe pas. Le premier transfert du terme a lieu quand les ethnographes, en 1. Il faut encore prouver que « Saman » n'est, pour les Toungousses, ni un nom propre, ni un terme de parenté. 3/11 l'occurrence un certain Avakum Petrovitch en 1672 ou, plus récemment, un certain Charles Stepanov, ont décrit les pratiques associées avec l'existence du Saman (aussi bien ce que fait le Saman que l'attitude à son égard du reste de la société). Dans la bouche de l'ethnologue, le terme « Shaman » ne désigne plus un membre de la communauté à laquelle lui-même appartient, mais une énigme, une réalité exotique, mystérieuse, inquiétante et attirante 2. Il est est intégré par l'ethnographe à sa langue d'origine pour révéler aux membres de la société dont il vient l'existence de pratique lontaines, etranges et peut-être barbares. Avec le travail de Petrovitch, « Shaman » n'est plus un mot de la langue Toungousse, mais un mot de la langue russe. Malgré leur identité matérielle apparente, le mot « shaman » en Toungousse et le mot « chaman » russe sont en réalité des signifiant distincts. Dans la bouche de l'ethnographe, le terme n'est plus prononcé prononcé à la manière Toungousse, il n'est plus utilisé enchâssé dans des phrases en Toungousse, et il est associé à une transcription par l'alphabet cyrillique ou romain. Le second transfert a eu lieu quand le mot « Chaman » n'est plus employé par l'ethnographe, mais par l'anthropologue. Par anthropologue, j'entends, à la suite de Dan Sperber, un théoricien cherchant à rassembler les données ethnographique pour en dégager des universaux3. Au cours de ce transfert, la morphologie du terme se modifie, par suffixation. Son sens se modifie, 2. L'ethnologue va en sibérie pour accomplir une activité n'ayant de sens qu'à l'intérieur de sa propre culture. Comme Robinson qui amène l'Angleterre sur son île déserte, l'ethnologue, même au fin fond de la Sibérie, interagit avec les « indigènes » du point de vue de sa propre culture. De ce point de vue, l'observation participante est une illusion. 3. Sperber, Le savoir des anthropologues. Il faut alors opposer deux anthropologies. Une anthropologie de la théorisation qui, pour singer les sciences de la nature, cherche à universaliser des concepts, et une anthropologie de la traduction et de l'analogie, qui s'arrête au travail de l'etchnographe : parvenir à décrire une culture dans l'idiome d'une autre culture. 4/11 puisqu'il désigne une pratique théoriquement universalisable : on passe alors de Shaman à shamanisme. Cette universalisabilité est non seulement théorique, mais pratique : on peut, à la suite de Carlos Castaneda, importer le shamanisme dans une culture où elle n'existe pas si on y devine l'existence d'un marché. Le troisième transfert quand la préhistoire reprend le terme à l'anthropologie. Comme l'anthropologue a universalisé le terme, il est ensuite possible de l'appliquer à de nouveaux domaines. On peut alors imaginer, outre le chamanisme préhistorique, d'autres applications encore : le chamanisme pédiatrique, esthétique, théologique, extraterrestrologique, voire même ethologique. Le terme « shaman » donc est pris aux Toungousse par l'ethnographe, pris à l'etchnographe par l'antrhopologue, et pris à l'anthropologue par le préhistorien. Je vais à présent étudier les incertitudes qu'occasionne chacun de ces transferts. 2. Le transfert du contexte Toungousse au contexte ethnographique Imaginons qu'un ethnologue Toungousse ait pour terrain la France et pour sujet d'étude les pratiques honorifiques en France. Il apprendrait avec intérêt qu'il arrive aux français de se fait ce qu'ils nomment des « bras d'honneur ». Il croira probablement les décorations honorifiques sont, en France, des bras. Et cherchera à observer un rituel où un français se voit décerner un bras d'honneur. Il cherchera donc à connaître indexicalement ce quoi on parle quand on parle de bras d'honneur. Il constatera qu'il s'agit d'un terme désignant un 5/11 geste, analogue aux termes « hocher de la tête », « cligner de l'oeil », etc. Imaginons que nous entendions prononcer le mot « chamanisme » et que, nous décidions d'aller enquêter chez les Toungousses pour savoir de quoi il s'agit. Il nous faudrait noter toutes les situations où le mot chaman est employé. En particulier, seraient particulièrement instructives les situations où des Toungousses nous montreraient l'un des leurs en s'écriant « Shaman » ! On pourrait même nous livrer des test en désignant des individus et en nous écriant : « shaman ! » Celles et ceux qui connaissent un peu la philosophie analytique auront reconnu ici une version modifiée de la célèbre expérience de pensée dite de traduction radicale, imaginée par Quine dans Le mot et la chose. Une traduction radicale est « la traduction de la langue d'un peuple resté jusqu'ici sans contact avec notre civilisation »4. Tout ce sur quoi nous pouvons nous appuyer alors, ce sont les comportements directement observables — linguistiques ou non — et leurs contextes. Les locutions qui s'imposeront d'abord et le plus sûrement à l'attention du traducteur, seront de brefs commentaires d'actualité ''chevillés'' à des événements présents qui se produisent sous les yeux du linguististe et de son informateur indigène. Un lapin détale dans la garenne à proximité ; l'indigène dit « Gavagai », et le linguiste note dans ses tablettes le mot « Lapin » en face de Gavagai » ou peutêtre « Tiens un lapin », à titre de traduction provisoire sujette à être testées dans des occurrences ultérieures. Selon Quine, et je simplifie son analyse, il serait impossible dans une telle situation de savoir si le mot « Gavagaï » doit être traduit pas « lapin » « tiens voici un lapin » « oh c'est joli », « j'ai la sensation de voir un lapin », « et si on cuisinet un civet ce soir ? » 4. Quine, MC, p. 60. 6/11 De la même manière, l'observation directe de l'objet du mot « shaman » en a, au cours de l'histoire, justifié de multiples traductions : personne interagissant avec le diable (selon Thevet), « manan de magicien qui converse avec les démons » selon Petrovitch, jongleur, imposteur, prêtre, malade mental, psychanalyste, voyageur entre des réalités parallèles, spécialiste des drogues psychadéliques, scientifique, prophète pour les sociétés désécularisées. 3. Transfert du contexte ethnographique au contexte anthropologique Pour examiner la seconde incertitude, je supposerai à présent que la première opération de transfert a réussi. Je m'appuie (assez librement) sur l'argument que développe Dan Sperber dans l'article « Ethnographie interprétative et anthropologie théorique ». Son arguement est que, si l'ethnographe a bien fait son travail d'élucidation, l'antrhopologue ne peut pas faire le sien. De même qu'on forme le nom d'une science en la suffixant par « logie » son objet d'étude, on forme un concept abstrait en le suffisant par « isme »5. Le terme « chamananisme » est ainsi la formulation occidentalisée d'un terme sibérien. ces deux pratiques de suffixation étant difficilement dissociables. Ce faisant, on a transformé un terme immanent — un quasi-nom propre, seulement dénotatif — en un terme transcendant — connotatif, conceptuel, associé à une liste suffisante de conditions nécessaires. Cette transformation permet de se demander si l'on ne trouverait pas des pratiques analogues dans d'autres cultures que la culture sibérienne. La question est alors de savoir 5. On peut désigner ces pratique comme relevant du « ismisme ». 7/11 quelles sont les observations qui sont nécessaires pour pouvoir légitimenet qualifier une conduite de chamanique. On pourrait objecter qu'on peut proposer une description purement observationnelle, et donc facilement universalisable du chamanisme, ce que l'anthropologue américain Clifford Geertz nommait une desription fine. Par exemple, on aurait affaire à une pratique chamanique partout où on observe une pratique au cours de laquelle le prêtre ou les participants imitent des animaux. Pourquoi pas. Mais ce qu'on désignerait par là ne serait certainement pas du chamanisme, si on entend pas là la pratique sibérienne à l'origine de ce nom. Car le terme « chamane » chez les sibérien ne désigne pas seulement une pratique, mais, comme toutes les pratiques humaines, une pratique dotée de sens. Elle doit donc faire l'objet de ce que Geertz nomme une « description épaisse ». Pour expliquer l'opposition avec un exemple, dire de quelqu'un qu'il a fait un clin d'oeil, c'est se livrer à une description épaisse, dire qu'une seule des paupières d'un individu s'est rapidement baissées et relevée, c'est en faire une description mince. Si on estime que le concept de chamanisme est épais, désigner comme chamanique n'importe quelle pratique qui a le même aspect que celle des Sibériens reviendrait à postuler qu'elle a nécessairement le même sens, et donc raisonner par analogie. Ce serait comme si je postulais que l'association de sons qui forment le son complexe « librairie » avait nécessairement le même sens dans toutes les langues du monde. On pourrait objecter que, en réalité, l'alphabet phonétique montrer que le mot n'est pas prononcé de la même manière dans deux langues différentes. Mon exemple ne fonctionnerait 8/11 que pour le cas d'un Français à praticulièrement rétif à l'accent britannique et qui voudrait effectivement dire deux chose différents par « librairie » quand il dit « I go to the librairy » et « Je vais à la librairie ». Prenons pluôt le mot « rendez-vous ». S'il est dit par un américain particulièrement douté pour l'accent français, il désigne un rendez-vous amoureux. Si donc donc un américain me dit qu'il me donne « rendez-vous » et que je crois qu'il veut simplement me faire la ville par amitié, il risque d'y avoir matière à quiproquos. Plus profondément, il semble extrêmement naïf de croire qu'il est possible de tracer un signe d'équivalence de sens entre deux pratiques culturelles, en raison du holisme culturel. Le holisme culturel est la thèse selon laquelle les signifiants culturels n'ont de sens que les uns par rapport aux autres. Pour illustrer cette thèse, revenons à notre ethnographe toungousse. Il aurait remarqué que le geste désigné comme bras d'honneur est souvent associé à une émission vocale à l'impératif où le locuteur décrit un acte sexuel qu'il accomplirait sur son interlocuteur. Tout content de sa traduction, l''ethnographe Toungousse comprendrait que le geste du bras d'honneur est la manière qu'on les français de se proposer des prestations sexuelles 6. Il appliquerait alors sa découverte effectuant ce geste affectueux à toute femme qui aurait suscité son admiration. L'erreur de notre Toungousse est de ne pas avoir pris en compte que le sens d'un geste soit être rapporté à d'autres pratiques culturelles pour être compris. 6. Il pourrait confirmer son hypothèse par le fait que les français aiment le poisson et que ces propositions sexuelles sont souvent offertes après l'énoncé admiratif et enflamé de la phrase : « oh, il m'a fait une queue de poisson ». 9/11 Il devrait comprendre que, dans l'esprit français, certains actes sexuels sont plutôt associé à l'idée de domination qu'à celle d'amour ou de plaisir7. Il s'ensuit que le concept de bras-de-l'honneur-isme — au sens de geste d'offre d'une prestation sexuelle — n'aurait plus rien à voir avec la pratique française du bras d'honneur. Le concept de bras d'honneur est si lié à son contexte d'usage qu'il est impossible de parler ailleurs d'un bras d'honneur. Je vous laisse appliquer ce raisonnement au chamanisme. 4. Le transfert du contexe anthropologique au contexte préhistorique À partir de maintenant, je présupposerai que le concept de chamanisme est anthropologiquement légitime, pour me demander s'il peut être préhistoriquement légitime. Tandis que l'anthropologue s'appuie sur des descriptions éthnographiques reposant sur une description directe des comportement, le préhistorien ne dispose pas d'une telle source. Par conséquent, pour appliquer le concept de chamanisme en préhistoire, il faut prouver deux faits : A] Qu'il y a eu des conduites ressemblant aux pratiques chamaniques dans le passé. B] Que ces pratiques avaient le même sens que les pratiques chamaniques. Le préhistoriens doit donc se livrer à deux opérations : 1) Inférer à des conduites à partir de leurs traces 2) Inférence au sens à partir des conduites8. Comme on ne voit pas quelles traces peuvent laisser des pratiques 7. Il faut alors comprendre que la sodomie est un acte que, en France, on considère comme un acte de victoire sur l'adversaire. De la même manière que certains rituels cannibales consistent à humilier l'adversaire, à en faire sa chose. — Notre ethnologue devrait alors s'étonner de ce que, après chaque victoire, militaire ou sportive, les vainqueurs ne se livrent pas sytématiquement à ce genre de cérémonie sur les vaincus. 8. Inférence ethnographique. 10/11 chamaniques, qui mettent en jeu des matières dégradables, cela paraît difficile. Pour reprendre un argument analogue à ceux que développe LeroiGourhan dans Les religions de la préhistoire, même si on découvrait par exemple des ramures de rennes, il faudrait distinguer la ramure d'un renne mort de mort naturelle, d'un renne qui a servi de repas ou de source peau, etc. Cependant, comme l'indique la présentation de cette journée d'étude, une autre inférence est peut-être possible. Les peintures rupestres nous fournissent des indications sur l'imaginaire des humains préhistoriques. On pourrait alors imaginer deux autres types d'inférences qui ont pour point de départ les peintures rupestres ou pariétales : 3) Inférence des représentations pariétales à une vision du monde chamanique. On court circuite alors les pratiques9. Un quatrième type de cas est celui des peintures qui représentent les conduites, comme l'homme au totem à l'oiseau à Lascaux. 4) Inférence de la représentation de la pratique à l'occurrence de ces pratiques. Chacune de ces inférences étant risquée, on peut chercher un autre source dans le comparatisme, lequel permet de contourner toutes ces difficultés. (1) L'homme ethnologique est homme préhistorique. (2) On peut observer et interroger l'homme ethnologique. —————————————————————————————— On peut donc observer et interroger l'homme préhistorique. L'identification de l'homme ethnologique et de l'homme préhistorique trouve une nouvelle vigueur à l'heure actuelle, avec les progrès de la neurologie. Mais 9. C'est la démarche de Leroi-Gourhan. 11/11 si elle élève notre représentation des humains paléolithiques en l'éloignant de celle des primates , elle rabaisse celle des sociétés différentes de la nôtre en réactivant la théorie évolutionniste. On s'appuie alors sur la représentation selon laquelle pendant que « nous » (pas seulement l'Occident, mais les sociétés bâtisseuses de civilisations : les Maya, la Chine, le Japon, l'Inde...) aurions progressé, « eux » seraient restés à un stade que nous avons depuis lontemps dépassé. Conclusion J'espère ne pas vous avoir convaincu, et que les discussion et les présentations qui suivront me prouveront combien j'ai tort.